Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, à huis clos, de M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED, ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique)              2

 Audition, à huis clos, de M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE, ministère des armées) 12

– Présences en réunion................................33

 

 


Mercredi
15 février 2023

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 12

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Mercredi 15 février 2023

La séance est ouverte à 15 heures 40

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

La commission procède, à huis clos, à l’audition de M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED, ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous recevons M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières.

Monsieur le directeur, avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Florian Colas prête serment.)

M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières. La DNRED a une double appartenance. C’est, d’une part, un service à compétence nationale de la direction générale des douanes et des droits indirects, ce qui me conduit à rapporter directement à la directrice générale, qui fait elle-même rapport au ministre des comptes publics. D’autre part, le service est membre du premier cercle de la communauté nationale du renseignement. La DNRED est le seul service du premier cercle dans cette situation hybride.

Notre mission est strictement circonscrite à la lutte contre la grande fraude douanière. Nous pouvons déployer l’ensemble des capacités de renseignement nationales prévues par les textes, particulièrement le code de la sécurité intérieure, et la plénitude des pouvoirs de renseignement d’un service du premier cercle, mais sous le contrôle, par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), des finalités de la mise en œuvre de ces pouvoirs, qui doit donc être restreinte à la prévention de la fraude et de la criminalité douanières. Nous sommes également un service d’entrave, qui peut donc avoir une activité de renseignement comme une activité contentieuse par le lancement de procédures spéciales d’enquête sur la base du code des douanes ; leurs conclusions figurent ensuite dans des dossiers de procédure transmis à la justice.

La notion d’ingérence ne figure pas en tant que telle, comme délit ou comme crime, dans le code des douanes. Nous pouvons combattre des phénomènes criminels ou frauduleux qui révèlent une forme d’ingérence étrangère ou des liens avec l’étranger, comme il est naturel pour une administration des douanes, à ce titre administration de la frontière et des flux transfrontaliers. Nous observons presque systématiquement des liens avec l’étranger dans nos actions, mais sans que ces phénomènes aient nécessairement une dimension étatique ; les cas de ce type sont minoritaires.

Nous pourrions être amenés à mettre au jour des phénomènes se rapportant à l’ingérence étrangère entendue au sens large dans cinq domaines, le premier étant le contrôle des exportations et le transfert de technologie. La législation encadre les exportations des biens dits à double usage, matériel militaire et matériel pouvant être détourné à des fins militaires ou, par extension, à des fins répressives. Entrent également dans ce champ les éléments du contrôle des investissements étrangers en France. Exporter une technologie en contradiction avec les termes d’un accord d’investissement étranger ou exporter des biens à double usage sans licence ou en contravention avec les textes sont des fraudes douanières caractérisées par plusieurs articles du code des douanes, dont l’article 459.

Le deuxième ensemble est celui des sanctions internationales. Avant l’édiction de sanctions très étoffées à l’encontre de la Russie dans le contexte du conflit russo-ukrainien, les sanctions internationales décidées par l’Union européenne  et donc la France visaient pour l’essentiel des personnalités des régimes iranien et birman. Mais le train de sanctions adopté en 2014 après l’annexion de la Crimée par la Russie a été considérablement renforcé depuis un an, si bien que la mise en œuvre des sanctions et la lutte contre leur contournement ont pris une très forte ampleur dans notre activité. Le champ de ces sanctions, extrêmement vaste, comprend d’une part le gel des avoirs – comptes bancaires, biens immobiliers et autres biens matériels – qui frappe des personnes physiques ou des personnes morales, d’autre part les restrictions d’exportations et d’importations dans un grand nombre de secteurs économiques. Dans ce cadre, le contrôle des exportations va donc bien au-delà des transferts de technologie et des biens à double usage ; il entre dans les compétences de la DNRED d’assurer l’application de ces sanctions et de contrer les mécanismes de contournement que peuvent utiliser des personnalités proches de certains régimes ou des entreprises appartenant par exemple à la base industrielle de défense des pays considérés. Nous pouvons aussi être amenés à travailler sur le contournement du gel des avoirs servant au financement du terrorisme.

L’ingérence étrangère peut se constater dans un troisième domaine, les flux financiers illicites. Tracfin se focalise sur les flux scripturaux entre institutions et intermédiaires financiers. L’administration des douanes, en contrôlant les flux financiers physiques – argent liquide, métaux précieux, bijoux… –, peut constater des manquements aux obligations déclaratives et des flux qui deviennent du blanchiment au sens douanier du terme s’ils sont le produit d’une activité frauduleuse et criminelle.

Le quatrième champ d’intérêt pour votre commission est celui des préjudices économiques portés à l’économie française et européenne par la non-application de la fiscalité européenne sur les importations, et la fraude à la TVA qui lui est généralement adjacente. Ces agissements induisent une distorsion de concurrence entre les produits importés et les productions françaises ou européennes. L’administration des douanes est aussi compétente pour réprimer les atteintes à la propriété intellectuelle, contrefaçons et atteintes aux marques.

Le cinquième domaine d’intervention, connexe au précédent, est le préjudice de nature fiscale, qui porte atteinte aux intérêts financiers européens – les droits de douane sur les importations sont des ressources propres de l’Union européenne – ou au budget de l’État, que la TVA associée à ces importations alimente.

La DNRED parle de lutte contre les prédations davantage que de lutte contre les ingérences. Pour que nous intervenions, il doit toujours y avoir un flux financier, un flux de marchandises ou de technologies, une atteinte à la propriété intellectuelle matérialisant une infraction douanière objective.

Dans le questionnaire préparatoire que m’ont adressé vos services, vous me demandez quels secteurs économiques sont les plus vulnérables, les types d’entreprises particulièrement visées et le rôle joué par certains pays ou certaines diasporas dans les fraudes que nous constatons. J’évoquerai un pays qui se trouve à de multiples égards dans une situation singulière : la Chine, dont la stratégie consiste à maîtriser l’intégralité de la chaîne logistique de son appareil exportateur, depuis la production industrielle dans l’usine chinoise jusqu’à la livraison aux consommateurs français, en s’appuyant sur des transporteurs maritimes et aériens, des infrastructures portuaires, des entrepositaires sur le sol européen, des fournisseurs de logiciels pour gérer la logistique de ces flux, des fournisseurs d’interfaces pour les commandes en ligne. La Chine est le seul pays au monde dont la stratégie exportatrice est à ce point intégratrice. Du fait de l’organisation même de cette chaîne entièrement maîtrisée, il nous est très difficile de démontrer et de démanteler les fraudes qui peuvent s’y produire. Les secteurs qui nous paraissent particulièrement vulnérables et auxquels nous sommes très attentifs sont ceux de la logistique au sens large : logistique portuaire et aéroportuaire, et aussi entreprises de transport et entrepositaires, toutes branches extrêmement denses en emplois sur lesquelles, dans un souci de souveraineté économique, il nous semble nécessaire d’exercer une certaine maîtrise.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vos services ont-ils observé une mutation de la prédation ? À la seule recherche d’optimisation économique maximale dans l’intérêt unilatéral de l’État en question, avez-vous vu succéder une menace hybride, caractérisée aussi par un agenda de prédation politique ou géopolitique ?

M. Florian Colas. Il est très compliqué de répondre à cette question parce que nous ne pouvons que très rarement remonter la chaîne jusqu’à l’intention et la décision politiques dans le pays considéré. Dans l’immense majorité des dossiers sur lesquels nous intervenons, nous ne voyons pas de liens directs avec un État, mais parfois ces liens sont matérialisés, sous toutes sortes de formes : par exemple, de grands acteurs publics ou de grandes institutions publiques d’un pays étranger sont au capital d’une entreprise qui commet une infraction, ou interviennent dans le schéma frauduleux. Cela ne permet pas en soi de matérialiser une stratégie volontaire de prédation ; toutefois, il ne s’agit manifestement pas d’une opération d’optimisation conduite par un acteur privé, si bien que le doute est permis, d’autant que nous constatons sur ce plan des schémas systématiques, industriels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’entendez-vous par « industriels » ?

M. Florian Colas. Le principal schéma observé aujourd’hui permet de vendre directement à la clientèle française ou européenne, par le biais du commerce en ligne, des produits à un prix inférieur de 20 à 30 % à celui de produits européens similaires, parce que les entreprises considérées ne prévoient à aucun moment de payer ni TVA ni droits de douane. Ce schéma est rendu possible par le système logistique. Prenons pour exemple un appareil photo. À sa sortie d’usine, il est emballé et placé dans un petit colis qui se fondra dans le flux de millions de petits colis dirigés vers la France. La valeur déclarée ne sera pas la valeur réelle du bien ; l’objet déclaré lui-même sera ou ne sera pas un appareil photo. Dans la chaîne intégrée, une série d’acteurs logistiques assurent l’acheminement performant de l’objet tout en rendant impossible le traçage de l’expéditeur initial, de sorte que si jamais l’appareil photo vient à être contrôlé par l’administration des douanes dans le flux des petits colis ou dans un entrepôt, il sera extrêmement difficile de savoir par qui il a été originellement expédié. Il faudra ouvrir le colis et reconstituer, très difficilement, sa valeur réelle pour démontrer l’écart avec la valeur déclarée. Si je parle de schéma industriel, c’est parce que ce type de fraude n’est pas le fait spontané d’individus. Des sociétés logistiques se sont manifestement spécialisées dans l’alimentation de ce type de flux. Lutter contre ces phénomènes est aujourd’hui une des grandes priorités assignées à notre service par le ministre des comptes publics Gabriel Attal.

Très fréquemment, dans notre activité relative au contrôle des exportations et des transferts de technologie, les fraudes douanières que nous détectons s’insèrent dans un système visant à se procurer des biens ou des technologies françaises ou d’autres pays occidentaux en transitant par la France, pour alimenter des programmes d’armement, de renseignement, spatiaux, etc. Il nous faut démêler l’écheveau d’un grand nombre d’intermédiaires financiers qu’il n’est pas toujours possible de rattacher clairement à un État, mais qui visent à créer une chaîne pour alimenter des programmes portés par des institutions étatiques.

Pour ce qui est du contournement de l’application des sanctions, on se trouve face à des cas divers, personnes physiques cherchant simplement à faire sortir de l’argent pour gérer leur patrimoine et institutions étatiques qui tentent de maintenir des flux économiques ou financiers avec des acteurs à l’extérieur de leurs frontières.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mis à part ceux qui cherchent à maintenir leur niveau de vie par des fraudes à la petite semaine, quels types de personnes physiques cherchent à contourner les sanctions ? Avez-vous connaissance de personnalités politiques, de hauts fonctionnaires ou assimilés, de personnes exerçant des responsabilités dans de grandes entreprises telles que Total ou Renault qui ont des liens avec la Russie, de personnalités liées au régime russe en France, qui s’organiseraient pour contourner les sanctions décidées par la France et ses alliés contre le régime russe ?

M. Florian Colas. La liste des personnes et des entités sous sanctions établie par l’Union européenne est définie et publique, et nous nous focalisons sur le contrôle de l’application des sanctions qui les concernent. Dans ce cadre, il nous arrive de détecter des personnes sous sanctions, résidant en France ou en Europe, dont les fonds ont été gelés et qui cherchent à faire venir de l’argent liquide pour assurer leur subsistance et maintenir leur train de vie. Une personne dont les avoirs sont gelés n’est pas expropriée mais elle ne peut jouir de ses biens ni de ses fonds au-delà du strict nécessaire. Or les personnes sanctionnées sont habituées à un niveau de vie tel qu’elles ne s’en contentent pas toujours et peuvent tenter de faire venir des dizaines ou des centaines de milliers d’euros en argent liquide. En de tels cas, les flux sont liés à une personne donnée, qui peut aussi chercher à dissimuler une propriété ou à organiser des transferts de propriété pour pouvoir continuer à jouir d’un bien ou du produit de sa location, en s’efforçant d’opacifier la structure de détention de certains biens pour recréer la fluidité que le régime de sanctions a figée.

Nous nous intéressons avant tout aux personnes sanctionnées, mais aussi aux intermédiaires qui les aident à transférer des fonds, se rendant de ce fait complices d’un contournement de sanctions. Nous n’observons pas une grande masse d’infractions de ce genre. Et il arrive que, parfois sans le savoir, des intermédiaires permettent une transaction, par exemple immobilière, sur un bien gelé. C’est répréhensible et cela entraîne la notification d’une infraction, mais je ne suis pas certain que cela entre exactement dans le champ de votre question. De façon plus marginale, dans des proportions extrêmement faibles, nous avons repéré des personnes essayant d’emporter des fonds à l’étranger. Ce n’est pas sur ce type de phénomène que le service a réalisé le plus de constatations – mais ce n’est sans doute pas celui sur lequel il s’est principalement concentré.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous cerné des schémas de contournement de sanctions par de grandes entreprises, Total par exemple ? Dans une interview, M. Leclerc a évoqué la nécessité de s’assurer que les produits pétroliers vendus en France ne proviennent pas de Russie ou d’acteurs liés au régime russe, parlant d’enquêtes que devaient réaliser les entreprises françaises pour établir l’origine du pétrole. Cela relève-t-il de vos services ?

M. Florian Colas. Cela ne fait en tout cas écho à aucun dossier du service. L’hypothèse d’entreprises françaises qui maintiendraient sciemment des relations économiques illégales avec des États sous sanctions en organisant à cette fin un circuit frauduleux ne peut être totalement exclue, mais on observe en réalité peu de schémas aussi simples et visibles.

De tels circuits s’organisent parfois avec des entreprises de bonne foi : une entreprise française voit arriver un nouveau client, ne présentant en apparence aucun lien avec le pays sanctionné, ayant pris soin de créer une ou plusieurs sociétés intermédiaires, dans un ou plusieurs pays tiers ne constituant pas des juridictions à risque, mais travaillant avec des intermédiaires financiers installés, eux, dans des juridictions dites non coopératives, assurant l’opacité de la chaîne transactionnelle. Ce cadre, mis en place par l’État sanctionné pour maintenir son flux d’approvisionnement, est conçu de sorte que le fournisseur ne puisse identifier le destinataire final du bien ou de la prestation. L’entreprise française n’est donc pas forcément consciente de cette manœuvre, dont elle est, d’une certaine manière, la victime. A-t-elle réalisé toutes les vérifications voulues pour s’assurer que son client n’était pas, de près ou de loin, lié à des intérêts étrangers ? Jusqu’où ces vérifications doivent-elles aller ? Tout cela est très nouveau pour tout le monde. Aujourd’hui, nous alertons les entreprises sur le fait que, tout en étant de bonne foi, elles peuvent être victimes de schémas frauduleux de ce type qui entraînent non seulement un préjudice considérable pour leur réputation à l’étranger et en France mais aussi, évidemment, la notification d’une infraction et des sanctions sous le coup de la législation nationale. De plus, elles peuvent s’exposer à l’étranger, en raison par exemple de l’extraterritorialité de la législation américaine, à des risques sans commune mesure avec les ceux qu’elles peuvent affronter au regard de la législation française. Nous nous attachons à les sensibiliser à ces questions.

Quant au contrôle de l’origine réelle du pétrole, il s’agit naturellement d’une affaire complexe. Les schémas possibles de contournement de l’embargo sur les exportations sont multiples et les contrer demande un travail considérable. On a connaissance de transbordements en haute mer, mais le pétrole brut russe peut aussi être exporté vers un pays intermédiaire pour raffinage, le pétrole raffiné étant ensuite réexporté muni du label d’origine d’un pays tiers qui n’est pas sous sanctions. Contrôler cette chaîne suppose un contrôle documentaire portant non seulement sur le pays de provenance immédiate mais sur l’ensemble des pays par où le pétrole est passé depuis l’origine. L’alternative est le contrôle sur échantillon, mais cela suppose une capacité très poussée d’analyse et d’identification des gisements de pétrole russe au regard du pétrole issu de gisements d’autres pays.

L’application de régimes de sanctions entraîne, comme dans tous les domaines de lutte contre la fraude, une course permanente entre mesures et contre-mesures qui exige, si l’on souhaite des sanctions effectives, d’être mobile pour réagir aux contre-mesures des infracteurs. Nous sommes dans cette phase. Les sanctions sont nouvelles, les contre-mesures le sont également, et les réponses que nous pouvons y apporter doivent s’adapter.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le pétrole étant l’arme économique majeure de la Russie en Europe, avez-vous eu des moyens pour faire appliquer l’embargo sur les exportations et vous êtes-vous organisés pour cela ou ce chantier reste-t-il à mener ?

M. Florian Colas. À mon sens, la réponse la plus puissante en cette matière est la responsabilisation de tous les acteurs de la chaîne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma question est : la DNRED a-t-elle été dotée de moyens nouveaux, humains et peut-être réglementaires, pour faire appliquer les nouvelles sanctions, notamment sur le pétrole et le gaz ? Je suis spécialiste de l’énergie, je connais ces flux et je sais combien les contrôles sont compliqués sur le plan technique. Si vous devez agir à moyens égaux avant et après les sanctions, je ne vois pas comment vous faites. C’est l’objet précis de notre commission, sachant que des acteurs privés, Total par exemple, ont une envergure financière, des ressources humaines et même un réseau para-diplomatique de niveau étatique.

M. Florian Colas. Les renforts récents du service ont surtout porté sur des fonctions techniques particulières et, juridiquement, l’application des sanctions est contrôlée à réglementation nationale constante, puisque la législation en la matière est européenne. Le point important est bien la responsabilisation des acteurs de la chaîne : pas uniquement le fournisseur de pétrole à la pompe mais aussi la compagnie maritime et son assureur. C’est un levier très puissant. Tout bateau transportant du pétrole doit être assuré et aucun assureur ne voudra prendre le risque d’assurer le transport d’une cargaison sans que les vérifications préalables nécessaires, ou due diligence, aient été faites. Sensibiliser à ses responsabilités toute la chaîne logistique est l’arme la plus efficace pour assurer l’effectivité des régimes de sanctions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il fut un temps où des hommes politiques étaient accusés d’être corrompus par des cadeaux en matières premières – ainsi de Charles Pasqua, accusé de recevoir des équivalents pétrole de l’Irak, et l’on sait que le diamant a parfois servi à corrompre. Ce type de corruption existe-t-il toujours ?

M. Florian Colas. J’aurais du mal à vous répondre, la corruption n’étant pas un sujet du code des douanes. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au nombre de nos infracteurs nous n’avons pas, ou quasiment jamais, de personnalités politiques françaises.

Mme Constance Le Grip, rapporteur. Ce que vous avez dit de la Chine et de sa stratégie de maîtrise totale de la chaîne logistique au sens large est très éclairant. De ce que vous en savez, la Chine est-elle le seul État qui applique cette stratégie ? S’agissant de la Russie, nous avons compris que le contrôle du gel des avoirs et de la bonne application des sanctions n’est pas une mince affaire. Mais avant que n’entre en vigueur le train de mesures actuelles, aviez-vous à connaître de circuits de blanchiment ou de trafics émanant d’oligarques et de personnalités russes propriétaires de résidences en France, ou de sociétés détenues par des proches du Kremlin ?

M. Florian Colas. Le schéma, poussé à ce point, d’intégration de la chaîne logistique que j’ai décrit pour la Chine est unique en son genre. Les États-Unis ont une tout autre approche, avec une logique de projection de puissance par le biais de leurs acteurs du numérique et par l’application extraterritoriale de leur droit. Cela vaut pour toutes les branches du droit, droit douanier et droit des sanctions compris, dans le but de protéger leur appareil productif et parfois de le favoriser dans le cadre de la compétition économique mondiale. Je pense évidemment aux restrictions apportées aux exportations de semi-conducteurs et à l’obligation faite de rapatrier la production aux États-Unis pour fournir le marché américain dans différents domaines, mais aussi à l’utilisation très offensive du lien entre les États-Unis et le dollar ou entre les États-Unis et des composants produits dans ce pays.

Jusqu’à il y a un an, la DNRED ne s’intéressait pas particulièrement aux oligarques sauf s’ils étaient auteurs d’infractions douanières, mais le fait est qu’ils n’étaient pas nos principaux infracteurs. En revanche, la Russie nous intéressait déjà en raison des restrictions d’exportations applicables à certains composants susceptibles d’alimenter ses programmes militaires, spatiaux et de renseignement, et des sanctions mises en place depuis 2014.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La presse s’est fait l’écho de la présence dans certains pays des Balkans, tels le Monténégro, la Serbie ou la Bosnie-Herzégovine, de sociétés ou de fondations très liées à l’État russe et d’autres qui bénéficient de fortes subventions et d’un accompagnement marqués de la part des autorités chinoises. Avez-vous eu à connaître de la vulnérabilisation ou de l’instrumentalisation de ces pays, pour certains candidats à l’adhésion à l’Union européenne, par pénétration de flux commerciaux présumés dangereux ?

M. Florian Colas. Nous trouvons fréquemment des individus issus de certains pays balkaniques – pas tous – dans nos enquêtes sur les trafics de stupéfiants, d’armes et de migrants. Mais il importe de distinguer États et individus, et ces constatations ne signifient pas nécessairement que notre coopération n’est pas bonne avec les États. Nous pouvons même avoir de très bons partenariats avec eux. Seulement, comme souvent en matière de coopération internationale, les structures administratives d’un pays ne sont pas d’un bloc, si bien que la coopération avec un service de renseignement peut être excellente, alors que la coopération avec la douane ou la police du même État n’est pas du même niveau. L’important est de déterminer le bon partenaire avec qui parler. Les sanctions prises à l’encontre de la Russie incluent des restrictions de vols entre la Russie et l’Europe et l’on a pu voir des itinéraires de contournement via certains pays balkaniques. D’un point de vue douanier, les pays balkaniques sont à fort enjeu.

La Turquie, elle aussi candidate à l’adhésion à l’Union européenne, est également un pays à fort enjeu douanier. Certains mécanismes de contournement des sanctions à l’encontre de la Russie peuvent ainsi transiter par la Turquie et impliquer des compagnies de transport et des intermédiaires turcs. Je souligne qu’on parle là de comportements d’acteurs privés. Il en va de même en matière de trafics d’armes et de stupéfiants. La géographie fait souvent les choses et la Turquie est une porte vers l’Europe pour de nombreux produits et flux venant de l’Est. C’est pourquoi les enjeux sont prégnants avec ce pays, avec lequel la coopération est bonne – souvent, des services turcs sont désireux de coopérer au niveau opérationnel – mais gagnerait à être renforcée.

Nous nous appuyons, pour la coopération internationale, sur notre réseau d’attachés douaniers. La péninsule balkanique est couverte par un attaché en poste à Belgrade, mais nous n’avons pas d’attaché en poste en Turquie. C’est une faiblesse de notre dispositif et nous réfléchissons à réactiver une présence dans ce pays pour densifier la coopération.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Mes questions portent sur le dumping douanier entre pays européens. Avez-vous la possibilité de contrôler l’arrivée des flux en provenance du Royaume-Uni sur toute la façade maritime de la Manche et de la mer du Nord ? Le dumping douanier peut nuire à la compétitivité des ports français ; de quels moyens disposez-vous pour contrôler la provenance des marchandises et aussi pour maintenir une concurrence non faussée entre pays censés avoir le même droit ? Vous avez mentionné des trafics d’êtres humains, qui sont potentiellement le fait d’individus provenant des Balkans. En ma qualité de député du Pas-de-Calais, cette question m’intéresse particulièrement, mon centre de rétention administratif étant peuplé d’Albanais. Le nombre de vos enquêtes portant sur les auteurs albanais et géorgiens de trafic d’êtres humains a-t-il augmenté depuis la suppression, en 2017, des visas pour les séjours de courte durée jusqu’alors exigés des ressortissants de ces pays ?

M. Florian Colas. Parce qu’il n’y a pas de dumping douanier possible, en tout cas pour les niveaux tarifaires, entre les pays de l’Union, je distinguerai les pays membres de l’Union européenne des pays européens non-membres.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Il peut y avoir dumping par la qualité et la durée du contrôle : fouiller un container en surface quand d’autres le fouillent jusqu’au fond, c’est du dumping douanier.

M. Florian Colas. Effectivement, les administrations des douanes européennes n’ont pas toutes les mêmes pouvoirs ni les mêmes moyens humains. Certaines, telles les douanes allemande et française, sont plutôt fortes, d’autres moins.

Les deux grands points d’entrée portuaires sur le territoire de l’Union européenne sont les ports de Rotterdam et d’Anvers. Point d’entrée des marchandises sur un territoire signifie aussi point d’entrée de marchandises illégales qui pour une grande partie se glissent dans les flux du commerce légal, si bien que ces ports sont aujourd’hui aussi les premiers points d’entrée de la drogue sur le territoire de l’Union européenne, avec des conséquences dramatiques pour la sécurité nationale des deux pays considérés.

Cela a eu pour conséquence le développement d’un hinterland contaminé par une chaîne logistique spécifique : entrepôts permettant de stocker temporairement la drogue avant de la réexpédier et structures de blanchiment de l’argent. Tout cela fait prospérer un terreau criminel local qui, étant donné l’ampleur des trafics, s’enrichit considérablement, et en vient parfois à défier l’État quand celui-ci gêne ses trafics. Les autorités belges et néerlandaises ont ainsi déjoué des projets de kidnapping et d’assassinats, des personnalités politiques de premier plan sont menacées, des journalistes et des avocats ont été assassinés. Dans les deux pays, la prise de conscience s’est faite de la relation entre la faiblesse des contrôles et le développement de cette criminalité et un retour de balancier a lieu. Le port de Rotterdam a considérablement renforcé son niveau de sécurisation et, pour la première fois, les volumes de saisies ont baissé en 2022.

La reprise en main du contrôle des flux en cours dans ces deux pays a pour effet collatéral que les organisations criminelles cherchent des ports secondaires dont le niveau de sécurisation et de contrôle est moindre. Ainsi, la douane française a saisi il y a quelques jours dans le port de Lorient 180 kg de cocaïne dissimulés dans les cavités sous coque d’un vraquier provenant du Brésil ; le bateau se trouvait à Lorient pour des raisons météorologiques, mais il avait pour destination le port de Montoir-de-Bretagne.

Le renforcement du contrôle et de la sécurité dans les grandes infrastructures portuaires aura pour conséquence le développement de ces flux vers des infrastructures portuaires secondaires, où l’empreinte des services régaliens est moins forte. Nous devons y être vigilants ; c’est le message que nous adressons à toutes les autorités. Dans certains cas, tout un travail doit avoir lieu car la sécurisation du port, son étanchéité et les contrôles d’accès n’existent pas. Cela demande de l’argent, et il faut définir qui paye.

Parce que la compétence allouée au service en matière de prévention du trafic d’êtres humains et de l’immigration illégale est récente, je n’ai pas le recul suffisant pour vous dire si la suppression des visas pour les ressortissants des pays mentionnés a entraîné un changement. Mais il est certain que les nationalités que vous avez évoquées sont bien identifiées dans notre service.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour donner suite à certains propos tenus devant nous par le directeur de l’Agence française anticorruption, craignez-vous la possibilité de corruption d’élus des collectivités territoriales, aux frontières et aux ports, liée directement ou indirectement aux trafics ? D’autre part, la drogue peut-elle être utilisée comme un nouveau moyen de corruption en tant que substitut à la monnaie ?

M. Florian Colas. Le niveau de corruption le plus immédiat et à mon sens le plus menaçant, celui qui nous préoccupe le plus, concerne les intervenants dans les infrastructures portuaires et aéroportuaires : les professions portuaires comme les dockers, les sociétés de gardiennage de ports, les transporteurs routiers qui manipulent les conteneurs à la sortie des ports, les personnels d’escale et de piste dans les aéroports. Là, la corruption est malheureusement devenue très facile. On peut recruter un « opérateur » sur les réseaux sociaux pour une « prestation » très circonscrite : on achète le fait de passer un sac ou un conteneur d’un point A à un point B.

Un deuxième niveau de corruption nous inquiète : celle des structures qui gèrent la logistique du trafic et de son blanchiment, sociétés de déménagement et entrepôts de transport qui ont les atours d’entreprises ordinaires mais qui sont les bras officiels d’organisations criminelles.

Je n’ai connaissance que de cas très ponctuels de corruption d’élus des collectivités territoriales et ces affaires n’ont pas un caractère systémique. Un élu local ou un fonctionnaire municipal peut être impliqué dans un dossier, mais il est sans intérêt pour les organisations criminelles de travailler la porosité dans ces domaines. Nous inquiète beaucoup plus, je l’ai dit, la corruption au sein des professions logistiques, et aussi des professions régaliennes – les fonctionnaires de l’État tels que les douaniers et les policiers – et nous sommes très vigilants.

Nous n’observons pas d’utilisation de la drogue comme un substitut à la monnaie, mais il y a des échanges transatlantiques entre organisations criminelles : par exemple, l’échange de cocaïne, qui vaut très cher en Europe mais pas en Amérique du Sud, contre du cannabis, très abondant et peu coûteux en Europe mais qui a beaucoup de valeur en Amérique du Sud.

Mme Caroline Colombier (RN). De quels moyens humains dispose la DNRED ? Dans un autre domaine, un ancien ambassadeur de France en Russie a dit avoir eu connaissance que des personnalités françaises auraient ramené en Occident des valises de billets reçues de Russie ; avez-vous eu vent de quelque chose de cet ordre ?

M. Florian Colas. La DNRED compte un peu plus de 800 agents, dont 400 sur le terrain et environ 400 au siège. S’agissant de la seconde partie de votre question, nous constatons régulièrement des manquements à l’obligation déclarative par des personnes en provenance de toutes sortes de pays, y compris la Russie. Mais je n’ai pas de cas récents d’interpellations à l’arrivée sur le territoire national de personnalités politiques françaises ayant fait l’objet d’une notification d’infraction de manquement à l’obligation déclarative d’argent liquide en provenance de Russie. En revanche, on voit toutes sortes de flux financiers entre la France et la Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous intervenir a posteriori ? Si l’on réussit à faire entrer de l’argent liquide en France sans que vous le repériez et qu’ensuite cet argent est réutilisé, êtes-vous alertés, ou Tracfin ou un autre service l’est-il ?

M. Florian Colas. Tout dépend de la nature du flux car pour intervenir, nous devons être juridiquement compétents. S’il s’agit d’un contournement de sanctions, nous pourrons essayer de matérialiser le flux a posteriori pour le démontrer. C’est donc possible si le flux considéré est lié à une personne sous sanctions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué ne pas avoir « de cas récents » de personnalités politiques françaises ayant manqué à l’obligation déclarative d’argent liquide en provenance de Russie. Qu’entendez-vous par « récents » ?

M. Florian Colas. Depuis ma prise de fonction comme directeur de la DNRED, en avril 2021, il y a un peu moins de deux ans, j’ai eu à connaître de nombreux manquements à l’obligation déclarative touchant toutes sortes d’infracteurs, mais il faut être conscient du fait que la personne qui transporte l’argent est rarement celle qui en est le destinataire final. Il en va de même pour les stupéfiants : le conducteur du camion où est le conteneur renfermant les stupéfiants n’est qu’un intermédiaire logistique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Que pouvez-vous nous dire du financement des organisations terroristes ?

M. Florian Colas. Nous nous efforçons, par des contrôles, de détecter et d’entraver les flux d’argent liquide ou d’autres types de valeurs qui peuvent concourir au financement du terrorisme, en empêchant l’argent d’entrer sur le territoire ou d’en sortir. D’autre part, les avoirs de certaines personnes sont gelés au titre de la lutte contre le terrorisme. Leur profil et leur patrimoine ne sont pas exactement les mêmes que ceux des oligarques russes mais ils peuvent eux aussi essayer de contourner ces sanctions par diverses méthodes, sophistiquées – crypto-monnaies par exemple – ou beaucoup plus frustes. Notre service ayant pour responsabilité générale d’assurer l’application de la législation en matière de sanctions et de lutter contre leur contournement, nous traitons en ce moment même des dossiers de contournement de gel des avoirs dans le cadre de la lutte antiterroriste.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. On nous a signalé une fragilité des capacités de contrôle dans les territoires ultramarins, en raison de la distance avec la métropole et de leur situation géographique, parfois dans des zones tendues. Les risques en ces lieux présentent-ils des caractéristiques particulières ?

M. Florian Colas. Cela dépend des territoires considérés. La zone Antilles-Guyane est la principale implantation territoriale de la DNRED : c’est là que notre effectif opérationnel est le plus fourni. Cependant, je distinguerais fortement la situation des Antilles françaises en général et celle de Saint-Martin, très particulière. Dans la partie française de l’île, le système administratif français s’applique comme n’importe où sur le territoire national ; dans la partie néerlandaise, le lien avec les Pays-Bas n’est pas tout à fait de même nature. Il y a donc des sujets spécifiques à Saint-Martin. La Guyane est un autre cas à part en raison de sa géographie : le contrôle d’une frontière de ce type n’est pas du même ordre qu’ailleurs. Mais des services de l’État, dont le nôtre, sont présents en force dans cette partie des outre-mer. En revanche, je ne pourrai pas vous parler des autres territoires ultramarins, notamment ceux de l’océan Indien et du Pacifique, où nous ne sommes pas présents. Nous n’avons d’implantations ni à Mayotte, ni à La Réunion, ni en Nouvelle-Calédonie, ni en Polynésie, ni dans les autres territoires de l’océan Indien ou Pacifique. Nous avons bien sûr des liens avec les administrations territoriales des douanes, mais nous comptons exclusivement sur elles pour travailler à ces questions. Nous avons aussi des partenariats importants dans la zone, particulièrement avec les Australiens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma dernière question porte sur les transferts de technologie et la capacité logistique. Lorsque l’aéroport de Toulouse était sous contrôle chinois, la presse a fait état de problèmes lors des essais d’Airbus. Avez-vous observé des affaires touchant à la propriété intellectuelle ou des comportements qui auraient pu être le signe d’ingérences étrangères pendant cette période ? Outre le fait que les Chinois ont visiblement vidé les caisses, y a-t-il eu d’autres problèmes de votre point de vue ?

D’autre part, avez-vous des inquiétudes sur les transferts de technologies qu’ont pu faire en Russie Total et Renault ? Singulièrement, le départ de Renault ayant eu lieu dans la précipitation, le risque existe-t-il que des technologies aient été abandonnées sur place ? Enfin, y a-t-il un risque de prédation des turbines Arabelle, dont Rosatom était le premier client depuis plusieurs années, la Russie refusant, pour des raisons que je ne m’explique pas, d’utiliser les siennes propres ?

M. Florian Colas. La région toulousaine, où sont concentrées de nombreuses entreprises de technologie aéronautique qui suscitent le plus grand intérêt de nos compétiteurs à l’étranger, est extrêmement sensible. Les stratégies de prédation à l’œuvre y sont multiples. Je ne peux vous répondre spécifiquement sur les conséquences de la prise de participation chinoise dans le capital de l’aéroport de Toulouse, mais une telle opération est rarement anodine. Les stratégies de prédation demeurent, y compris dans cette zone, et elles prennent des formes multiples, parfois extrêmement dissimulées. Nous travaillons évidemment ce sujet avec tous nos partenaires de la communauté du renseignement. C’est aussi une des zones dans lesquelles la douane réalise le plus de contentieux en matière de contrôle export et de blocage d’exportations. Tous les services de l’État chargés de protéger notre base économique savent qu’il faut protéger cette région et ils y sont présents.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre service a-t-il été sollicité en vue de mener des vérifications au moment de ce qui n’était pas une prise de participation mais bien une prise de contrôle ? Cela a-t-il été fait, ou s’est-on contenté, à l’époque, de dire « il faut » ?

M. Florian Colas. S’agissant de l’aéroport de Toulouse, je n’ai pas connaissance d’éléments de nature douanière ayant entraîné l’intervention du service. Il est à noter que la prédation ne tient pas au simple fait de prendre une participation au capital d’une entité comme une infrastructure logistique, ou d’en prendre le contrôle, mais à ce que cela permet de faire ensuite, aux informations auxquelles cela permet d’accéder et à l’exploitation qui peut en être faite.

Pour ce qui est des grandes entreprises que vous citez, je ne sais vous dire si des technologies particulières ont été transférées, mais de tels transferts ne sont encadrés que s’ils portent sur des technologies dites à double usage, ou bien couvertes par une autorisation conditionnelle d’investissement étranger en France, ou bien par un régime de sanction. Cela ne signifie pas que d’autres technologies ne sont pas sensibles ou stratégiques et ne doivent pas être protégées, mais elles ne tombent aujourd’hui sous le coup d’aucun régime d’encadrement au sens juridique du terme.

Quant au sujet de Rosatom et des turbines Arabelle, cela ne fait pas écho à des dossiers dont j’ai connaissance.

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*     *

Puis la commission auditionne, à huis clos, M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE, ministère des armées).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE). Monsieur le directeur général, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La présente commission d’enquête a commencé ses travaux il y a plusieurs semaines.

Dans un premier temps, nous avons reçu des experts en géopolitique pour préciser l’étendue de notre mission, ce qui a confirmé plusieurs points, notamment le caractère protéiforme et hybride du concept d’ingérence ainsi que notre choix d’adopter un angle large dans la compréhension et l’appréciation de ce phénomène.

Nous avons auditionné ensuite plusieurs institutions, telles que la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la direction générale de la sécurité intérieure, Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières.

Le rôle de la DGSE dans la détection et le suivi des tentatives d’ingérence et des ingérences avérées est primordial. Notre commission d’enquête sera heureuse d’entendre votre analyse de cette menace, de sa réalité et de son ampleur, dans un contexte de retour de la guerre en Europe ainsi que de prédation et de compétition internationales généralisées. Elle vous interrogera aussi sur le degré d’intensité des diverses formes d’ingérence étrangère que vous avez identifiées dans la vie politique et dans le monde économique, mais aussi dans les médias et les relais d’opinion qui peuvent influencer nos concitoyens et le débat public.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Émié prête serment.)

M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure. C’est un plaisir pour moi de répondre à votre invitation. C’est la troisième ou quatrième fois que je suis, dans mes fonctions de DGSE, auditionné par une commission d’enquête parlementaire.

J’ai demandé qu’il n’y ait ni téléphone portable ni ordinateur dans la salle. De façon générale, c’est un conseil que je me permets de donner à nos élites, et le premier à respecter en matière d’ingérences étrangères : garder avec soi téléphones portables et ordinateurs relève de l’irresponsabilité la plus totale. Un téléphone portable est un émetteur et un récepteur : même éteint, il peut très facilement être piégé à distance par n’importe quel service un peu organisé. Quand on s’entretient de choses un peu sensibles, le mieux est de n’avoir aucun téléphone portable ni ordinateur.

Je suis heureux de retrouver certains d’entre vous, que j’ai rencontrés dans des vies antérieures. Je sais que le sujet du renseignement intéresse la représentation nationale, qu’il s’agisse de l’Assemblée ou du Sénat ; il y a de bonnes raisons à cela. Je vous donnerai aujourd’hui l’éclairage du service que je dirige sur les ingérences politiques, économiques et financières des puissances étrangères.

Il s’agit d’un sujet majeur, relatif à l’exercice même de la souveraineté de la France et de celle de ses partenaires les plus proches. Les ingérences auxquelles se livrent plusieurs puissances étrangères de façon plus ou moins décomplexée sur notre continent entraînent des préjudices majeurs pour nos intérêts et notre souveraineté. Cette question, cruciale à mes yeux, détermine notre indépendance et notre capacité à décider par nous-mêmes, selon nos seuls intérêts.

Les ingérences sont des activités hostiles, volontairement tenues secrètes, malveillantes et trompeuses, entreprises par une puissance étrangère. Mises en œuvre par une multiplicité d’acteurs, elles peuvent prendre des formes multiples que connaissent bien les services de renseignement : des cyberattaques, l’utilisation du droit comme arme, la désinformation à des fins de manipulation de l’opinion, ou des opérations d’espionnage plus classiques. Elles visent à saper nos sociétés et à porter atteinte à notre souveraineté politique et militaire, mais également économique et technologique.

Les services de renseignement sont totalement investis sur ces sujets dans le cadre de leur mission première de défense et de promotion des intérêts fondamentaux de la nation en politique étrangère, d’exécution des engagements européens et internationaux de la France et de prévention de toute forme d’ingérence, telle qu’elle est définie au 2° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. La loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement autorise la mise en œuvre de techniques de renseignement visant ces finalités.

Cette mission est précisée par la Stratégie nationale du renseignement (SNR), publiée en juillet 2019. Pour la première fois dans notre pays, le Président de la République et le Gouvernement ont décidé de rendre publique la SNR, ce que la France n’avait jamais fait, contrairement à d’autre pays, notamment les États-Unis qui procèdent ainsi depuis longtemps.

S’agissant de l’ingérence, on y lit : « Le renseignement dans ces domaines a pour but d’identifier les entités et services agressifs à notre encontre ainsi que leurs cibles, et de décrire leurs buts et leurs méthodes. Il doit également permettre d’en évaluer les conséquences pour notre souveraineté et nos intérêts, afin d’éclairer la décision politique de réponse à ces agissements hostiles. » Si vous êtes un service étranger, en lisant cela, vous vous dites : « Tiens, ils vont s’occuper de nous ! » Tel est le message que nous voulons leur adresser.

Plusieurs raisons expliquent la très forte mobilisation de notre communauté du renseignement en la matière.

Premièrement, les moyens humains, financiers et techniques que déploient certains services étrangers, notamment les services russes et chinois, connaissent une progression constante. Par ailleurs, ce sont des services qui n’ont ni cadre légal ni opinion publique, et qui sont désinhibés.

Deuxièmement, leur agressivité envers nos ressortissants, cadres du privé ou du public, ainsi que nos intérêts économiques et scientifiques, est grandissante. Le directeur général de la sécurité intérieure vous l’a probablement dit : le pillage technologique et scientifique est une de nos sources d’angoisse.

Troisièmement, le champ d’action et la diversité des vecteurs d’ingérence vont croissant.

Avant d’en venir au rôle spécifique de la DGSE, j’aimerais évoquer plusieurs points essentiels pour traiter de la complexité de la question de l’ingérence.

Le contexte géopolitique est propice aux guerres hybrides, dont les ingérences sont l’expression naturelle. Si le phénomène de l’ingérence n’est pas nouveau, son intensification s’explique par plusieurs raisons, notamment la fragmentation de l’ordre international. Le Président de la République l’a dit lors de ses vœux aux armées le 20 janvier dernier : nous assistons à un raidissement des volontés de puissance, sur fond de crise du multilatéralisme.

En Europe, en Asie, dans l’Indo-Pacifique, l’ordre international cède le pas à un état de nature entre les nations tel que nous n’en avons pas vu depuis des décennies. Nous sommes passés d’un monde de compétition à un monde de confrontation, dans lequel les puissances autoritaires, au premier rang desquelles la Russie et la Chine, contestent l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide, fondé sur la démocratie, l’économie de marché et l’État de droit.

Depuis l’agression contre l’Ukraine, la Russie assume pleinement une stratégie de confrontation, guerre comprise, avec l’Occident. La Chine, qui considère que le moment chinois est venu, est engagée dans une logique d’exercice de sa pleine puissance et de rivalité assumée avec les démocraties. Au cours des dernières années, on l’a vue passer de « puissance contenue », présentant une face émergée séduisante, à une « puissance agressive », ainsi que l’a récemment illustré l’affaire des ballons espions. La diplomatie chinoise est désormais débridée, Rien de tel n’était imaginable il y a dix ans.

Ces États révisionnistes ont tout intérêt à affaiblir et si possible à diviser le bloc occidental. Dans ce contexte, la France et ses partenaires européens peuvent se trouver à la croisée des logiques de puissance, ce qui en fait des cibles privilégiées. La France s’est trouvée à un tel croisement lorsque l’alliance AUKUS, conclue par les Britanniques, les Américains et les Australiens dans le cadre de l’engagement très militant des États-Unis contre la Chine, a eu pour conséquence la rupture d’un contrat de vente de sous-marins français. La France est une grande puissance politique, militaire, démocratique, scientifique et culturelle, qui porte certains messages. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle fasse l’objet d’agressions protéiformes visant à infléchir ses positions, à saper sa cohésion nationale, à connaître ses intentions ou à voler ses savoir-faire.

Par ailleurs, ces puissances profitent d’une forme de naïveté et de déni qui a longtemps prévalu en Europe – jusque dans nos élites, ce qui me navre. Le retour de la guerre sur notre continent a permis une prise de conscience collective de la nécessité de se penser en Europe puissance. Il est regrettable qu’il faille prendre des coups pour se redresser et pour, comme le dit le Président de la République, se réarmer psychologiquement face aux agressions.

Cette compétition entre systèmes, qui se joue à plusieurs niveaux – diplomatique, militaire, technologique, culturel – est allée de pair avec l’émergence de nouvelles formes de conflictualité qui permettent de nous attaquer par des moyens détournés. Comme l’a dit le Président de la République lors de sa présentation de vœux aux armées : « Ce qui caractérise les nouveaux conflits de notre siècle est sans doute le brouillage entre une conflictualité ouverte, explicite, et une malveillance répétée, systémique, pernicieuse. La guerre ne se déclare plus, elle se mène à bas bruit, insidieusement, elle est hybride. »

Dans ce contexte, la révolution numérique est un facteur aggravant. Le numérique est désormais pleinement intégré dans les stratégies d’influence, d’ingérence, d’espionnage et de découragement des puissances étrangères. Exploitant le manque de régulation à l’échelle internationale, certains acteurs étatiques perçoivent le domaine cyber comme un nouvel espace de projection, investissent pleinement le rapport de force et développent de fortes capacités offensives et défensives.

Par ailleurs, nos citoyens sont exposés à des rumeurs davantage qu’à des faits, au point que beaucoup ne parviennent plus à distinguer les unes des autres. Le doute s’est installé dans nos sociétés et nos ennemis, en utilisant les réseaux sociaux, les fake news et la manipulation, peuvent nous déstabiliser.

Ces rumeurs, pour la plupart, ne se créent ni ne se diffusent de façon spontanée. Des campagnes de manipulation sont orchestrées par des États dans un but bien précis : nous affaiblir, transmettre de faux messages, fracturer nos sociétés, fragiliser nos démocraties et nous imposer un ordre du monde alternatif dans lequel la vérité peut être décidée et imposée par un parti, indépendamment des faits ou de la science.

Les fausses nouvelles sont les armes d’une guerre conduite contre l’Occident, sans que nous ayons, pendant trop longtemps, réalisé son ampleur et surtout identifié les moyens de nous défendre. Mais nous avons commencé à prendre conscience des risques et nous avons pris, depuis quelques années, des mesures pour nous défendre et pour riposter.

Dans ce domaine, beaucoup reste à faire, d’autant que le chemin, pour les États démocratiques, n’est pas simple. Nous avons le privilège d’être des démocraties, ce qui impose aux services de renseignement de nombreuses limitations : des cadres légaux, des contrôles, des méthodes propres aux démocraties… Nous devons, dans les limites qui nous sont imposées, essayer de détecter les menaces et éventuellement de riposter.

Pour illustrer les modalités concrètes de ces modes d’action hybrides, je me concentrerai sur les deux puissances systémiques qui font preuve d’agressivité contre nous, la Russie et la Chine, ce qui me permettra de donner une idée de l’intensité des formes d’ingérence, même si d’autres pays pratiquent contre nous ce type d’agression, principalement des États hostiles tels que l’Iran.

Par parenthèse, il ne faut pas non plus être naïf sur les actions hostiles conduites par des pays amis, qui ont parfois à défendre des intérêts ou des ambitions divergents des nôtres. S’agissant de la Russie, la confrontation hybride au long cours menée par Moscou inclut des attaques cyber. La conduite d’une cyberattaque visant des opérateurs d’importance vitale dont dépend notre pays doit être notée en priorité. En matière d’actions de désinformation, la Russie a de l’expérience et du savoir-faire. Au début des années 1980, il aura fallu quatre ans au KGB pour diffuser globalement la rumeur selon laquelle le virus du sida était une création du Pentagone. Les Russes ont désormais industrialisé le processus ; les manœuvres informationnelles à l’encontre de la présence française en Afrique francophone, via la galaxie Prigojine-Wagner, suffisent à s’en convaincre. Cette machine construite à grande échelle permet de lancer des attaques très agressives.

En matière d’infiltration de nos sociétés, le climat est moins favorable aux services de renseignement russes depuis février 2022 et la guerre lancée par le président Poutine. De très nombreux prétendus diplomates russes ont été expulsés des pays d’EuropeTous les pays occidentaux refusent désormais les accréditations et l’attribution ou le renouvellement de visas aux personnes suspectées d’appartenance à un service de renseignement russe. Ces dispositions entravent les dispositifs de recherche russes, mais il ne faut pas se leurrer : les officiers russes de renseignement n’ont pas mis un terme à leurs activités de ciblage et de recherche de renseignement La Chine use également de formes très variées d’ingérence, au premier rang desquelles l’instrumentalisation du multilatéralisme et du droit international au sein des organisations internationales. Leur recherche de relais d’influence et de solidarités transnationales obéit à une logique de contrôle et d’influence. Le parti communiste chinois (PCC) a intensifié le recours à la stratégie du front uni pour contrôler et mobiliser la diaspora chinoise. Tout cela obéit pour eux à une conception extensive : tout citoyen chinois, même binational, est considéré par les Chinois comme un agent de renseignement activable. En matière d’influence économique, le régime chinois met en œuvre une diplomatie économique et une politique dynamique d’investissement, n’hésitant pas à créer puis exploiter des situations de dépendance commerciale ou financière

Il développe également la lutte informationnelle. Pour les dirigeants chinois, la valorisation de leur action passe par une action de propagande reposant sur toutes les perceptions possibles. Cette propagande a connu un essor significatif du point de vue de la sophistication des vecteurs et du contenu des messages.

La diplomatie chinoise se déploie partout dans notre pays, d’une façon très impressionnante, avec l’accompagnement systématique d’intérêts économiques chinois portant atteinte à notre souveraineté ou susceptibles de le faire. L’influence chinoise mise sur la construction d’une solution alternative aux GAFAM américains, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

À cet égard, l’essor de la 5G chinoise est porteur de risques en matière de cybersurveillance. L’entreprise Huawei est un sujet clé de la souveraineté numérique. Il faut saluer l’initiative de la Commission européenne, particulièrement du commissaire Thierry Breton qui, ayant pris conscience de l’importance de cette question pour notre souveraineté numérique, a invité les États européens à identifier les fournisseurs d’équipements 5G à haut risque et à prendre des mesures adéquates pour encadrer la présence de leurs équipements dans leurs réseaux.

Lorsqu’il a fallu attribuer les fréquences 5G, le commissaire Breton a défini une boîte à outils pour tous les États européens et leur a dit en substance : « Faites attention, voici ce qui risque de se passer si vous faites appel à Huawei. » Mme Le Grip, avec qui je travaille régulièrement au titre de ses différentes fonctions liées au renseignement, le sait : la DGSE est une maison d’une exigence absolue, sans compromis sur les sujets de souveraineté.

En adoptant la loi du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles, nous nous sommes donné les moyens d’assurer la sécurité de nos équipements 5G déployés dans les zones sensibles et exposés au risque d’ingérence d’un État étranger. Au niveau européen, il ne s’agit pas d’exclure un équipementier – vous pouvez vous acheter un téléphone Huawei sans problème – mais de s’assurer d’un niveau élevé de sécurité des réseaux 5G, donc d’éviter toute dépendance à l’égard des fournisseurs à risques. En matière d’ingérence étrangère, quelle meilleure ingérence que les ingérences techniques ?

Il y a aussi des menaces chinoises sur la recherche scientifique. La Chine, au cours des dernières décennies, s’est imposée comme un partenaire incontournable de la recherche en Europe, notamment en France. Le développement des coopérations franco-chinoises dans ce domaine induit trois facteurs de menace importants : un déséquilibre systématique de réciprocité au profit de la Chine ; des risques d’atteinte aux libertés académiques et au principe d’intégrité scientifique ; des menaces croissantes en matière de captation du potentiel scientifique et technique de la nation.

La Chine s’appuie sur une profonde différence de perception entre les scientifiques français et européens, d’une part, et chinois d’autre part. Un scientifique français, de bonne foi, considère que la science est universelle, que le progrès est mondial et que les scientifiques, par construction, doivent travailler ensemble et partager. Le scientifique chinois, lui, est soumis à une politique considérant la science comme un instrument au service des intérêts stratégiques de son pays et de son parti ; que cela lui plaise ou non, il n’a pas le choix.

Ces gammes d’action visent le territoire national, non seulement la métropole mais aussi nos espaces ultramarins, notamment dans l’Indo-Pacifique. Avec sept régions, départements et collectivités d’outre-mer abritant 1,6 million de citoyens français et près de 10 000 militaires, nous sommes plus que jamais attachés à défendre nos intérêts et la stabilité dans cette zone vitale pour l’équilibre international.

Tel est le sens de l’action du Président de la République et du Gouvernement, qui ont œuvré de façon active à la définition d’une stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique très audacieuse et déclinée dans tout l’appareil d’État. Avant d’être espion, j’étais diplomate ; j’en ai vu, des stratégies dans l’Indo-Pacifique ! Mais cette fois, les bascules d’effort sont réelles dans tous les services de l’État. La Chine n’a du reste pas le monopole de l’agressivité dans la région. On a récemment vu un bâtiment de guerre iranien près de la Polynésie française. Que faisait-il là ? Je n’en sais rien…

J’en viens à la menace que représente l’extraterritorialité du droit, évoquée de façon explicite dans la SNR : « On assiste par ailleurs à un développement des enquêtes d’autorités judiciaires étrangères à l’encontre des entreprises françaises commerçant à l’international sur la base de lois offensives à portée extraterritoriale. Ces procédures contentieuses ont fréquemment pour effet – recherché ou non – de contraindre les entreprises visées à transférer des actifs essentiels à leur prospérité (informations confidentielles relatives aux dirigeants, clients et fournisseurs, informations financières, brevets et savoir-faire technologiques…) ou à se retirer de certains marchés. À ce titre, le renseignement doit contribuer à identifier, dénoncer, voire entraver les actions malveillantes et les actions d’influence faussant l’environnement juridique et normatif des acteurs économiques. »

La création, par le législateur, du parquet national financier et de l’Agence française anticorruption, ainsi que les dispositions de la loi dite Sapin 2, ont répondu pour partie à cette menace dirigée vers nos actifs les plus stratégiques, mais le risque demeure.

Notre métier est d’avoir un coup d’avance, de connaître le dessous des cartes, de décrypter les intentions cachées, d’anticiper les ruptures, de faire la part entre le vrai et le faux, puis d’entraver les projets de nos ennemis. La DGSE, qui a fêté l’an dernier son quarantième anniversaire, est l’héritière du bureau central de renseignement et d’action, créé par le général de Gaulle à Londres en 1942. Elle est le seul service spécial et secret de la France.

Nous agissons de façon clandestine à l’étranger pour recueillir du renseignement intéressant la sécurité extérieure de la France et entraver les menaces visant nos intérêts. Nos champs de compétence sont très larges : lutte contre le terrorisme ; contre-prolifération nucléaire, bactériologique, chimique et balistique ; lutte contre certaines formes de trafic, notamment de drogue et d’immigration clandestine ; lutte contre les menaces cyber ; sécurité économique ; renseignement de politique extérieure et contre-espionnage. La lutte contre les ingérences relève de plusieurs de ces missions.

Dans ce cadre, la mission de contre-espionnage et de contre-ingérence en France est assurée en étroite coopération par la DGSE et la DGSI, qui est pilote sur le territoire national dans la défense de nos intérêts et de nos entreprises alors que nous agissons pour notre part à l’étranger.

À l’étranger, nous menons plusieurs actions.

Tout d’abord une action offensive Ensuite une action défensive, qui consiste à détecter et à entraver les tentatives de pénétrations adverses de nos emprises diplomatiques et consulaires mais aussi de nos entreprises à l’étranger. Ce contre-espionnage défensif peut contribuer à nourrir notre contre-espionnage offensif, notamment en retournant des agents.

De plus, en soutien de la direction générale de la sécurité intérieure, nous menons une action défensive plus spécifiquement tournée vers l’entrave des ingérences technologiques et économiques. Je mentionnerai enfin l’opération d’espionnage massive engagée depuis 2014 – et sans doute avant – par les services chinois de renseignement à travers les réseaux sociaux, notamment LinkedIn, où plus de 17 000 Français ont été « tamponnés » par hameçonnage. Pour prendre un exemple fictif, un contact commence à discuter avec tel député, puis lui commande un rapport sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, puis un autre sur les personnes d’importance qui y travaillent. Il continue à tirer le fil, puis lui demande de faire passer tel ou tel message sur tel sujet, avant de l’inviter à l’étranger dans une destination agréable pourfaire plus ample connaissance et lui proposer de le défrayer pour son travail. C’est ainsi que les choses se passent, et le député n’a pas le sentiment de faire quoi que ce soit de mal. Il faut le savoir et rester sur ses gardes.

Dans le domaine cyber, espace désinhibé et peu régulé, nous menons des actions à la fois offensives et défensives : en liaison avec la DGSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et le commandement de la cyberdéfense, qui dépend du chef d’état-major des armées, nous détectons et nous imputons les attaques ou les menaces, que nous devons ensuite contenir. Dans cet écosystème, nous sommes les sentinelles qui, en amont, cartographient les adversaires, les services spéciaux, les armées, les hackers, les cybercriminels Tels sont le rôle de la DGSE dans la lutte contre la désinformation. Le nouveau service Viginum, chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, est quant à lui chargé de la sphère intérieure.

Au-delà de l’action des services de renseignement, nous avons besoin d’une mobilisation collective et d’une prise de conscience. Cela passe par une étroite coordination avec nos partenaires les plus proches, notamment au plan européen, où la collaboration entre services de renseignement est d’ailleurs excellente. Il s’agit aussi de défendre nos valeurs et nos modes de vie. C’est en unissant nos efforts que nous préserverons notre liberté, notre indépendance et notre souveraineté.

La lutte contre les ingérences passe donc par un effort quotidien de sensibilisation de nos élites administratives, politiques, économiques, scientifiques et de l’ensemble de leurs collaborateurs quant à nos vulnérabilités et aux moyens de protection, parfois très simples, qu’il convient d’appliquer

Parce que l’espionnage est une guerre invisible mais réelle, menée chaque jour sur notre territoire et à l’étranger, vous êtes tous des cibles de puissances adverses. En 2017, j’ai été nommé DGSE avant les élections législatives. Avec le Président de la République et le président de l’Assemblée nationale, nous avons décidé de recevoir les parlementaires pour les sensibiliser et leur faire comprendre les menaces auxquelles ils sont soumis. La DGSI organise également des séances de sensibilisation au sein des ministères, du Parlement et des entreprises. La meilleure défense est certes l’attaque, mais il faut d’abord veiller à ne pas être vulnérables.

Vous, parlementaires, lorsque vous voyagez à l’étranger dans le cadre des groupes d’amitié ou pour d’autres missions, vous emportez des ordinateurs et des téléphones qui contiennent des milliards de renseignements sur votre vie privée, publique, économique. Si quelqu’un y a accès, il sait tout de vous et il dispose donc de moyens de pression. Ne vous connectez jamais au wifi des hôtels, ne laissez jamais votre ordinateur ou votre téléphone portable dans votre chambre lorsque vous vous absentez. Lorsque vous franchissez une frontière, vos appareils électroniques doivent être éteints. Par ailleurs, les cadeaux que vous recevez peuvent être piégés.

Soyez vigilants. Sachez que les services étrangers sont très agressifs à l’endroit des élites de la nation – à laquelle nombre de personnes n’ont pas conscience d’appartenir. Bref, l’ensemble de notre écosystème doit faire preuve d’une vigilance absolue.

Toutes les menaces dont je vous ai fait part ne vont pas en diminuant. Il faut être mobilisés collectivement. Les annonces qui ont été faites à propos de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) vont dans ce sens. Notre effort de défense passera de 295 milliards dans la LPM 2019-2025 à 413 milliards dans la LPM 2024-2030. Le renseignement fera l’objet d’efforts massifs puisque certains crédits augmenteront de près de 60 %, que le budget de la direction du renseignement militaire (DRM) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) doublera et que les crédits de la DGSE augmenteront très sensiblement.

Les capacités très particulières de la DGSE me paraissent toujours plus nécessaires dans un monde caractérisé par ces guerres hybrides. Elle doit pouvoir continuer à agir là où les moyens conventionnels de l’État ne peuvent pas ou n’ont pas le droit d’opérer, dans un environnement en général non permissif et hostile, dans la plupart des cas sans autre appui que celui qu’elle peut elle-même fournir à ses agents. Nous sommes au service de notre intérêt général, de notre prospérité et de notre souveraineté.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quelles menaces représentent les pays du Golfe, en particulier le Qatar, qui est au cœur d’une affaire au Parlement européen, laquelle fait d’ailleurs écho à d’autres qui ont défrayé la chronique depuis la présidence de M. Sarkozy ? Vous n’en avez pas parlé. Est-ce parce qu’une telle menace serait « sous contrôle » en France ?

Un collectif de journalistes a récemment révélé qu’une entreprise sise en Israël aurait diffusé des contenus informatifs parallèles susceptibles d’avoir influencé les élections dans différentes démocraties, à l’exclusion des États-Unis, de la Russie et d’Israël. Étiez-vous au courant ? Disposez-vous d’informations sur ce réseau et sur son éventuelle influence sur les dernières élections présidentielles et législatives dans notre pays ?

M. Bernard Émié. Sur ce dernier point, je n’ai pas d’information. Ce système n’avait pas particulièrement retenu notre attention mais nous savons que nos amis israéliens sont très performants dans un certain nombre de domaines techniques.

Il faut bien comprendre la différence entre influence, ingérence et utilisation d’outils.

Les pays du Golfe exercent une influence qui relève plutôt du lobbying, afin d’orienter des décisions. Si les moyens qui ont été utilisés étaient tels qu’on l’a lu dans la presse, ils sont sûrement contestables mais ils ne constituent pas de l’ingérence, qui, elle, relève de l’espionnage. J’imagine que vous êtes tous soumis au lobbying, y compris de la part de sociétés étrangères ou d’ambassades. Lorsque j’étais ambassadeur, je faisais moi-même du lobbying afin de promouvoir les intérêts français.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez justement évoqué la défense de nos valeurs. Les prises de participations capitalistiques ou économiques du Qatar ou d’autres pays du Golfe dans un certain nombre d’outils d’influence, par exemple sportifs, comme bien sûr le club du Paris Saint-Germain (PSG), ou la défense par des élites françaises de l’organisation de la dernière coupe du monde de football au Qatar ne sont pas neutres de ce point de vue.

M. Bernard Émié. Cela ne relève pas de mon domaine de compétence. Le Qatar n’espionne pas la France lorsqu’il cherche à promouvoir ses intérêts. L’ingérence dont je m’occupe a pour visée le pillage, l’agression, la déstabilisation. Que le Qatar ait des intérêts particuliers au PSG, ce n’est pas le problème de la DGSE.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourtant des personnalités politiques ou du monde économique sont reçues dans les loges du PSG dans une ambiance décontractée, parfois alcoolisée, avec des hôtesses et des hôtes sympathiques… La multinationale dans laquelle j’ai travaillé invitait des personnalités dans une loge de Roland-Garros, pour un coût très élevé – c’était même le premier budget de dépenses « somptuaires » de General Electric en France. Je suppose que le partage de petits fours n’était pas la seule motivation, et qu’il pouvait aussi y avoir partage d’informations.

M. Bernard Émié. Je ne saurais répondre dans le détail pour ce qui est du secteur privé. En revanche, j’étais ambassadeur en Grande-Bretagne lors des Jeux olympiques de Londres. EDF était sponsor, parmi d’autres sociétés, et a invité des personnalités pour promouvoir ses intérêts autour du projet nucléaire de Hinkley Point. Était-ce bien ou mal ? Je ne porte pas de jugement, mais cela ne relève pas de l’espionnage. Faut-il édicter des règles, interdire à un parlementaire français d’être invité dans une loge de Roland-Garros ? C’est un problème de lobbying, pas d’ingérence étrangère. La DGSE a pour mission de détecter les gens qui, clandestinement, veulent nous voler des secrets, recruter des gens – des traîtres.

J’y insiste : le DGSI et moi travaillons sur les affaires d’ingérence et d’espionnage ; le lobbying, c’est autre chose.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous parliez d’une certaine naïveté des élites. Quelles mesures ont été prises pour développer leurs capacités de réaction, en particulier dans le monde économique ? À l’occasion de l’affaire Alstom, des publications et des analyses ont mis en cause l’efficacité et les moyens des services français de renseignement économique. La DGSE a-t-elle pris de nouvelles mesures pour lutter contre l’ingérence économique ? A-t-elle, par exemple, des activités de formation ?

M. Bernard Émié. La culture du renseignement, en France, n’est pas assez développée. Il faut commencer par là. Des parlementaires allemands m’ont dit, très justement, qu’en Allemagne, le renseignement inspire de la méfiance, en Grande-Bretagne, de la fierté, en France, de l’indifférence. Chaque Britannique porte son Poppy. Combien de Français arborent le Bleuet de France ?

La sensibilisation dont je faisais état doit être « industrialisée ». C’est ce que nous faisons en rencontrant un grand nombre de cadres dirigeants d’entreprises et de parlementaires, au-delà de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Sans doute faut-il le faire encore plus, mais si vous sortez de ces sessions en jugeant que la DGSE et la DGSI sont sympas quoique un peu paranos sans modifier vos comportements, cela n’aura pas été utile Les Britanniques sont très vigilants : jamais ils ne vous feront entrer dans une pièce de leur ambassade s’ils ne veulent pas que vous la voyiez ; jamais ils ne passeront outre la confidentialité. Nous n’avons pas le même ADN. Ce sont des termes forts, mais nous devons nous réarmer psychologiquement sur toutes ces questions qui, pour le pays, sont fondamentales. La sensibilisation est déjà une étape.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quelles sont les mesures prises par la DGSE pour renforcer sa vigilance en matière d’ingérence économique, notamment depuis l’affaire Alstom ? Considérez-vous que les pressions exercées sur les dirigeants d’Alstom du fait de l’extraterritorialité du droit américain étaient avérées ou non ? Quid de l’incarcération de notre compatriote Frédéric Pierucci aux États-Unis, dont les motivations sont, selon moi, douteuses ?

M. Bernard Émié. La DGSE n’est pas un service d’enquête mais un service secret. Je ne dispose donc d’aucun moyen juridique pour intervenir sur un certain nombre de sujets. L’affaire Alstom n’a en rien relevé de la DGSE. J’estime effectivement que les lois extraterritoriales américaines ont conduit à des dérives, mais je ne dirai rien d’autre.

Nous proposons des mesures de sensibilisation et de conviction, non de coercition. Il n’est pas question d’imposer à des sociétés des comportements dont elles ne veulent pas. Si je caractérise une ingérence d’un cabinet étranger dans une grande société française dont le directeur juridique ne travaille pas, à mon sens, pour l’intérêt national et si le président de cette société, que j’ai prévenu, ne veut pas m’entendre, je n’ai aucun moyen de lui imposer quelque mesure que ce soit.

En quelques années, la DGSE a fait beaucoup de chemin sur ces sujets importants qui, peut-être, ne comptaient pas parmi les priorités auparavant.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie pour cet exposé à la fois offensif et grave, mais aussi réaliste sur les confrontations en cours entre les différentes puissances et sur nos vulnérabilités – je pense à vos propos sur la fin de la naïveté de nos élites.

Des opérations de sensibilisation pour faire progresser la culture du renseignement sont en effet menées dans notre pays. Les services y prennent toute leur part, et c’est très bien qu’il en soit ainsi, de même que des instances au sein du Parlement comme la DPR ou cette autorité administrative indépendante qu’est la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. L’Assemblée nationale essaie de sensibiliser les groupes politiques mais je regrette que certains d’entre eux refusent la diffusion de certains messages et, ainsi, se privent du bénéfice de vos travaux et de vos conseils.

Il convient en effet de distinguer les ingérences étrangères de l’influence, du lobbying, des relations publiques, du soft power. Elles sont malveillantes, hostiles, déstabilisatrices et destructrices ; ce sont autant de missiles lancés contre nos valeurs, notre démocratie et notre État de droit.

Les partis politiques français sont-ils vulnérables à de telles ingérences, en particulier de la part de la Russie ? Nous savons qu’au Parlement européen, les votes ne vont pas toujours dans le sens d’une condamnation de l’agression russe contre l’Ukraine.

M. Bernard Émié. La DGSE ne travaille pas sur les partis et les personnalités politiques. Son action est extérieure. De plus, les Renseignements généraux ont disparu.

Il est évident que des puissances extérieures organisent à Bruxelles des capacités massives d’influence sur les parlementaires européens, mais nous sommes là encore dans le registre du lobbying. La question de la déontologie parlementaire est donc fondamentale et le Parlement européen a raison de s’en saisir.

Si je vois que des services chinois tentent de recruter ou d’approcher un parlementaire européen, je le signalerai au service compétent – C’est à lui qu’il reviendra de décider quoi faire. Ce sont là des choses graves, comme le sont la pénétration de structures publiques ou l’utilisation des binationaux. Il ne faut pas oublier qu’un binational, vu de l’autre côté, est un national ! Il pourrait donc être soumis à des pressions et cela crée un malaise, pour moi et pour le DGSI si cela se produit sur notre territoire national.

Un autre exemple de pénétration tient au choix fait par la France, faute de crédits suffsants, de recruter massivement des personnels locaux dans nos ambassades. Cela peut se concevoir dans des démocraties – et encore !

De la même manière, si la DGSE détecte que le représentant d’une entreprise française dans un pays est en train de se faire « tamponner » par un service étranger, je la préviendrai. Voilà quelques réponses concrètes sur ce qu’est notre travail face aux ingérences et aux pressions, à distinguer de ce dont nous avons parlé tout à l’heure. C’est ce que font les services, ou les ambassades – car pour certains pays c’est un peu la même chose – afin de pouvoir intervenir auprès des élites européennes ou bruxelloises.

M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Voilà dix ans qu’au sein de la commission des affaires étrangères, je proteste solennellement contre cette folie qui consiste à remplacer nos personnels d’ambassade par des ressortissants d’autres pays, pratique qui a des conséquences dramatiques en termes d’espionnage. Il en va de même pour les locaux abritant nos ambassades. Lors d’un déplacement, la ministre actuelle m’avait ainsi alerté sur le fait que la France vend ses ambassades et achète, pour les remplacer, des appartements dans des immeubles. Comme par hasard, les appartements du dessus et du dessous sont occupés par des Chinois ! Et voilà dix ans que cela dure ! Peut-être pourriez-vous convaincre Bercy de changer sa manière de faire et de réduire la pression sur le système diplomatique ? L’État devrait montrer l’exemple, or le saccage de nos ambassades n’est toujours pas terminé – mais vous êtes bien placé pour le savoir.

M. Bernard Émié. J’ai toujours défendu nos ambassades lorsque j’étais ambassadeur.

M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Je le sais.

Vous nous avez exposé des modes d’ingérence diversifiés et de plus en plus subtils – au point que la différence que vous avez faite entre influence et ingérence devient de plus en plus difficile à distinguer. Vous avez dit aussi que la DGSE et la DGSI jouent un rôle de radar pour alerter les autorités politiques.

Dans le cas de Huawei, le recrutement d’anciens parlementaires, d’anciens ministres ou Premiers ministres dans les états-majors de cette entreprise relève de l’influence, pas de l’ingérence. Si, en revanche, il y a corruption, il s’agit d’une forme d’ingérence, surtout si cela permet l’espionnage au niveau des cœurs de réseaux. Il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, ce qui rend votre tâche très difficile.

Pourquoi, selon vous, les États-Unis ont-ils interdit beaucoup plus strictement le système Huawei ? Est-ce pour défendre leurs intérêts, en se servant du prétexte de l’espionnage pour éliminer un concurrent, ou parce qu’un compromis tel que celui que nous avons trouvé en limitant les interventions au cœur de réseau est insuffisant ?

Enfin, est-il vrai – mais peut-être la question est-elle confidentielle – que Huawei a implanté un centre en Alsace à proximité d’un centre de l’armée française ? Si ce n’est pas une fake news, comment l’État a-t-il pu laisser faire cela ?

En un mot, suffit-il d’interdire à Huawei le cœur de réseau, ou est-ce une cote mal taillée ? Je sais, au demeurant, que vous n’êtes pas responsable de cette situation : vous avez alerté les autorités politiques, à qui il revient de juger.

Ce qui m’inquiète le plus est le mélange d’influence et de corruption. La corruption ne passe pas seulement par des valises de billets : il peut s’agir d’une promotion, d’un pantouflage ou de gains extravagants au détriment des intérêts nationaux. Face à des États qui sont prêts à tout et qui utilisent des leviers moins clairs qu’auparavant, votre rôle n’est-il pas beaucoup plus difficile ?

Comment, enfin, articulez-vous votre devoir d’alerte avec un suivi qui peut revêtir une nature judiciaire ? Avez-vous des exemples d’alertes que vous avez lancées et qui ont permis de bloquer des opérations, pour votre satisfaction et votre fierté ? À l’inverse, avez-vous vécu des situations de frustration en voyant tomber dans le néant des alertes que vous aviez lancées ?

M. Bernard Émié. Pour ce qui concerne Huawei, mon souci est d’éviter que nous soyons espionnés, c’est-à-dire que les communications françaises remontent directement vers des services étrangers. Dès lors que ce risque est documenté et expliqué clairement, il est possible de convaincre. Nous vivons cependant dans un pays de droit, avec des contrats et des engagements : s’il est possible de stipuler pour l’avenir, il est plus difficile de revenir sur ce qui a été fait précédemment. On peut s’efforcer de poser des digues, mais je ne suis que le patron du service de renseignement extérieur : je reste donc à ma place, où la charge est, du reste, déjà lourde. Bref nous devons être très vigilants et, le cas échéant, alerter et expliquer, ce qui permet de renforcer les digues.

C’est le sens de l’image, peut-être un peu simpliste, que j’ai employée tout à l’heure en opposant les équipements de télécommunications de Huawei et les cœurs de réseaux, la construction des systèmes de demain : ce sont des choses très différentes. Comme vous l’avez dit, les Américains ont été beaucoup plus catégoriques, certes pour défendre leurs intérêts mais aussi parce qu’ils sont plus intransigeants : songez que seize pays européens ont accepté d’entrer dans un groupe dénommé « 16+1 » dans lequel les Chinois les ont attirés pour tenter de diviser l’Union européenne [N/A1]! Par ailleurs, sur ce sujet, l’action du commissaire Thierry Breton a été digne d’éloges : faute d’avoir les moyens d’interdire, il a donné l’alerte et fait en sorte d’expliquer la situation.

Quant à savoir si nous aurions pu faire plus, ce n’est pas à moi d’en juger, et je ne vous répondrai donc pas. Mon travail était de tirer la sonnette d’alarme et de signaler des situations sensibles aux personnes concernées.

L’opposition entre la souveraineté et l’efficacité est un problème difficile : vaut-il mieux acheter sur étagère le meilleur système ou avoir un système un peu moins bon, mais élaboré en sécurité à l’échelle nationale ? On peut en débattre à l’infini.

Cela me conduit à votre deuxième question, qui porte sur la distinction entre influence et ingérence. Si le citoyen que je suis peut être choqué de certaines méthodes de recrutement par exemple, le chef de la DGSE n’a aucun moyen d’agir, car cela relève d’une appréciation politique. Soit donc il existe des règles – fixées par le législateur, par la structure concernée, comme par la HATVP, par la société concernée – soit il n’en existe pas, auquel cas on ne peut pas reprocher à telle personne d’entrer au conseil d’administration d’une société étrangère. Quant à savoir si c’est moralement bien.

Mme Anne Genetet (RE). Monsieur le directeur général, étant élue d’une circonscription qui couvre la Russie, l’Iran, la Chine, le Pakistan et l’Inde, j’imagine que j’ai été observée. J’ai pris depuis longtemps les habitudes que vous décrivez. Pour charger mes téléphones, je n’utilise même plus les prises USB installées dans les hôtels, mais des batteries externes. Je n’utilise jamais non plus le wifi ni le Bluetooth, et je change même de système de téléphone quand je me rends dans certains pays.

M. Bernard Émié. Il faut changer le hardware de votre téléphone tous les ans. Cela coûte un peu cher, certes, mais si vous êtes piégé, vous sortez du piège à chaque changement de téléphone. Il importe également de télécharger les mises à jour, qui agissent sur les dispositifs de phishing. Il faut aussi éteindre régulièrement son téléphone – ce qui, en outre, vous permet de dormir la nuit. Ces petits trucs rendent la vie plus difficile à ceux qui veulent vous piéger.

Mme Anne Genetet (RE). Vous avez très bien expliqué que votre action consiste à caractériser les faits et que vous n’avez pas les moyens d’imposer quoi que ce soit. Quels sont les circuits d’alerte ? Des procédures standardisées sont-elles prévues, ou appréciez-vous, en fonction des situations et de votre expérience, vers quelle autorité vous tourner pour donner l’alerte ?

Ma deuxième question porte sur vos moyens, notamment à l’étranger. Les personnes en poste parlent-elles les langues des pays où elles sont affectées ? On trouve beaucoup d’informations en source ouverte, encore faut-il parler la langue ; or toutes ne sont pas faciles d’accès. La France dispose-t-elle d’un vivier assez important de personnes pratiquant ces langues ?

Utilisez-vous les binationaux français ? Sur le plan économique, en effet, nous les utilisons mal, tout comme notre diaspora. Avez-vous connaissance de pressions émanant de l’Inde, qui a lancé en 2017 une importante opération de promotion auprès des parlementaires binationaux ou non binationaux d’ascendance indienne, notamment en les invitant, fin 2017, tous frais payés ?

Quant à la naïveté des élites, que vous avez soulignée, jusqu’où s’étend-elle ? Sévit-elle parfois au sein même des services que vous dirigez ? Voilà quinze jours, une entité française dont je ne citerai pas le nom m’a remis un sac de goodies comportant notamment une clé USB made in China. J’ai dû leur dire qu’il ne fallait pas faire ce genre de choses ; or il se trouve que les personnes concernées appartiennent vraiment à l’élite : il y a encore du boulot !

Enfin, on sait que certaines places étrangères, comme Bangkok ou les îles Fidji, sont des repaires du renseignement. En juin dernier, durant la campagne électorale, j’ai organisé une réunion publique à Pattaya, à une heure et demie au sud de Bangkok, avec une trentaine de participants. À une table, il y avait quatre personnes qui n’avaient pas l’air d’être françaises : c’étaient des Américains appartenant au Département d’État. De telles situations apprennent à tenir en permanence ses radars ouverts.

M. Bernard Émié. S’agissant des process, je dirige un service extérieur qui fait remonter l’information par des canaux internes au ministère des armées ou au système pour alerter les autorités concernées en cas de difficulté. Nous le faisons de manière assez systématique et organisée. Le système de coordination interagences, auquel Mme Le Grip a fait allusion, fonctionne très bien. Ainsi, lorsque j’observe des faits qui concernent le territoire national, j’alerte la DGSI. S’ils concernent notre base industrielle et de défense, je saisis la DRSD.

Il faut aussi mesurer les progrès réalisés au cours des dernières années. Nous travaillons désormais ensemble et il n’y a pas de trous dans la raquette. Au nom de la communauté nationale du renseignement, je revendique un travail très fin dans ce domaine. Mon souci n’est pas d’annoncer une bonne nouvelle au chef mais d’être efficace et d’obtenir des résultats pour notre pays. Bref les procédures existent, les remontées se font, les alertes sont données, même si le mécanisme peut être encore amélioré – nous sommes, du reste, très contrôlés à cet égard.

Quant aux moyens dont dispose la DGSE, ils sont satisfaisants. La DGSE jouit d’une forte attractivité. Dans le domaine généraliste, je recrute sur concours. Avec 2 000 candidats pour 30 places, je n’ai pas les mêmes problèmes de recrutement que d’autres. Pour le recrutement des ingénieurs, disons que nous faisons « la sortie des écoles ». Nous leur offrons des moyens qu’ils ne trouveront nulle part dans l’État. Je suis très optimiste en constatant que les jeunes qui nous rejoignent ont un sens de la mission et une passion incroyables. Leur volontarisme et leur engagement sont très rassurants. Quant aux linguistes, bien sûr que la DGSE, service de sécurité extérieure, dispose de gens qui parlent le tamasheq, le swahili, le wolof ou le hongrois.

Je suis très vigilant quant au recrutement de mes collaborateurs. En outre, les habilitations nécessaires rendent l’entrée à la DGSE beaucoup plus difficile qu’ailleurs. À titre d’illustration du niveau de recrutement, je dirai que tous les deux ans, un administrateur de la DGSE est issu de l’ex-École nationale d’administration, dans la première moitié du classement – qui n’existe plus. Lorsque je vais promouvoir mon établissement auprès d’eux, je leur explique qu’ils ne répondent sans doute pas tous à mes critères de sécurité, ce qui les étonne beaucoup car, en tant qu’élèves fonctionnaires, ils se pensent susceptibles de travailler dans toutes les administrations. Mais la DGSE n’est pas un établissement comme les autres ! Nos effectifs comprennent également des binationaux. Ils font l’objet d’enquêtes de sécurité extrêmement exigeantes, qui remontent jusqu’à leurs arrière-arrière-grands-parents et prennent du temps.

L’Inde, qui est également un sujet d’attention, n’est pas un pays très offensif envers la France. Elle pratique beaucoup le lobbying et nous le pratiquons aussi à son endroit. C’est un partenaire stratégique d’un grand intérêt, notamment à l’échelle du monde indo-pacifique.

Quant à la présence du Département d’État sur les plages de Pattaya, je ne ferai pas de commentaire : peut-être ces agents étaient-ils tout simplement en vacances, peut-être pas…

M. Thomas Rudigoz (RE). Monsieur le directeur général, vous avez évoqué l’ingérence russe en Afrique, sujet très important pour les intérêts de notre pays dans cette zone et pour la sécurité de l’ensemble de la région. Nous avons vu l’évolution des mentalités de certains citoyens d’Afrique noire : voilà encore quelques années, nous recevions dans ces pays un accueil très chaleureux et ressentions une véritable amitié, voire de l’amour envers la France ; les choses ont beaucoup changé en peu de temps. Pouvez-vous préciser quelles sont les actions des deux agences russes qui exécutent de basses œuvres dans ces territoires ? Que font les Chinois en Afrique, notamment subsaharienne ? Ils y ont des intérêts économiques de plus en plus importants, mais font moins parler d’eux que les agents russes.

M. Bernard Émié. Les Chinois mènent une politique d’influence, avec une triple diplomatie. C’est d’abord une diplomatie du don, qui est en réalité une diplomatie du prêt. La Chine a offert des infrastructures à certains pays africains, puis en a vendu. Derrière les dons, il y a donc des prêts, puis des pressions sur les débiteurs qui n’arrivent pas à rembourser : s’ils ne peuvent pas payer, ils peuvent peut-être voter contre une résolution relative aux Ouïgours aux Nations unies...

La Chine pratique également une diplomatie du masque et du vaccin, qui s’est ensuite traduite par une volonté de pousser des intérêts stratégiques pouvant aller jusqu’à l’installation de bases militaires. C’est ce qui s’est passé progressivement à Djibouti. Il s’agit là d’une politique de construction de l’influence par des moyens financiers, techniques et scientifiques sur fond de discours de décolonisation et d’opposition au capitalisme et aux méchants Occidentaux. Cette politique menée par les Chinois n’a cependant pas été vraiment agressive envers nous, au sens où elle n’a pas visé la déstabilisation ni employé des moyens tels que ceux qu’utilisent les Russes. Nous sommes toutefois très vigilants.

Tout comme l’influence de la Chine, celle de la Turquie a explosé. Ce pays, qui avait cinq ambassades en Afrique lorsque j’y suis arrivé en tant qu’ambassadeur en 2007, en a désormais quarante. Un État a le droit d’avoir une diplomatie, d’y consacrer des moyens et d’investir. Certains États ont donc pris des positions tandis que nos gouvernements, de droite et de gauche, ont suivi une autre politique durant des années. Nos choix politiques ont simplement fait que les moyens que nous consacrions à notre présence étaient moins importants.

Quant à la Russie, sa diplomatie et ses intérêts bénéficient d’un socle idéologique commun, constitué à la faveur des luttes de libération, reposant sur la solidarité et d’autres valeurs partagées. De fait, certains de mes homologues de différents services des pays du Sud ont pu être marxistes dans leur jeunesse, formés dans diverses universités avant de suivre des parcours différents. En Afrique, cette influence idéologique est forte. Les Russes ont soutenu les indépendances, fourni des armes ensuite et permis aux systèmes de survivre. Cela crée des solidarités. Qu’on la conteste ou qu’on soit en compétition avec elle, c’est la diplomatie que mène l’État russe.

Il en va différemment avec cette milice qu’est la société Wagner, dirigée par M. Prigogine, qui est devenu célèbre à la faveur du conflit en Ukraine. Il a construit cette structure avec l’aide du Kremlin, lequel a longtemps nié connaître Wagner comme autre chose qu’une société du secteur de la sécurité des entreprises. Wagner est une structure d’influence, de déstabilisation et de coercition, qui s’organise comme une galaxie dans laquelle la société de tête s’adjoint des filiales intervenant dans le domaine économique et pratiquant aussi bien la prédation économique que l’influence, le contrôle des médias, le contrôle des gouvernements ou la sécurité privée. C’est aussi un business model : Wagner veut faire de l’argent et, pour entrer sur un marché, il faut sortir ceux qui sont en place. Ses méthodes sont donc très agressives, fondées sur la déstabilisation.

Premier exemple, celui de la prédation économique exercée sur les mines : Wagner fait dénoncer les contrats d’exploitation existants par les États qu’il pénètre, s’installe et se rémunère sur la bête.

Un autre exemple est celui du Mali, où l’on a prétendu avoir découvert un charnier à Gossi pour en rendre responsables les forces armées françaises. C’est du reste un renseignement français qui a permis d’identifier cette manipulation : nous avons envoyé un drone pour faire des photos et activer une contre-manipulation en dénonçant ces méthodes.

Il n’est pas difficile de créer des sentiments antifrançais en Afrique en organisant des manifestations où l’on criera « Vive M. Untel ! ». Peut-être n’y aura-t-il que 500 personnes, mais les vidéos postées sur les réseaux sociaux créeront un effet loupe et l’on aura le sentiment que tout le monde veut M. Untel pour président !

Voilà comment s’organise la manipulation. À en juger par les réseaux sociaux et les médias, on a l’impression que les gens veulent le départ de la France mais, à Bamako, les gens sont profondément francophiles et pro-français. Ils ne comprennent pas ces manipulations, qui ne font pas partie de leur quotidien

Cet effet loupe, cette manipulation par le biais des réseaux sociaux, c’est de l’ingérence et de la déstabilisation qu’il faut dénoncer. Il faut lutter contre ces gens. Si nous avions eu un doute quant à leurs méthodes et leurs objectifs, il suffit de voir ce qu’ils font en Ukraine et comment ils le font, avec quelles méthodes et quels moyens – et comment Lavrov et Poutine ont fini par reconnaître de facto, après avoir longtemps fait mine de ne pas le connaître, que le groupe Wagner travaillait bien pour eux. C’est très grave.

Mme Mireille Clapot (RE). Vice-présidente de la commission des affaires étrangères, je préside également une commission bicamérale chargée du numérique, et je suis donc amenée à m’intéresser à la cybersécurité.

Il me semble qu’il existe une porosité entre influence et ingérence. Vous avez cité l’exemple du « tamponnage » de Français par des Chinois sur LinkedIn.

M. Bernard Émié. C’est un exemple réel.

Mme Mireille Clapot (RE). Je vois très bien ce que vous voulez dire : on commence par demander des petites choses, puis toujours un peu plus.

Existe-t-il un continuum entre l’influence et l’ingérence, ou bien peut-on clairement distinguer l’une et l’autre ?

Par ailleurs, vous avez parlé de technique mais aussi de facteurs humains, de failles humaines – c’est un peu pareil en matière de cybersécurité. Les failles peuvent être de plusieurs ordres : certains ont besoin d’argent, de reconnaissance, d’amour, voire de plaisir. La technique du kompromat, dont on parlait beaucoup à l’époque de la guerre froide, est-elle encore utilisée ?

M. Bernard Émié. Je suppose que la question de l’ingérence et de l’influence reviendra tout au long de vos auditions, et il faut déterminer une ligne de séparation. Mon métier m’amène à travailler sur l’ingérence, qui est le fait de gens qui agissent de manière clandestine, par des moyens, techniques ou humains, que la morale réprouve. L’influence, quant à elle, n’est pas forcément cachée. Si j’étais le président d’une société étrangère, j’assumerais de vous inviter à des voyages pour vous présenter les technologies de ma société.

Je n’ai pas répondu tout à l’heure à la question portant sur le centre proche de Strasbourg, parce que je n’ai pas le renseignement demandé. Est-ce de l’ingérence ou de l’influence ? Est-ce mal ou bien ? Huawei n’est pas une société interdite en France. Elle y exploite encore un certain nombre de choses. Est-il illégitime pour cette société de continuer à promouvoir ses intérêts économiques dans les segments où elle est autorisée ? Dans le cadre de nos lois, je ne le pense pas. Est-il choquant de voir que de hautes personnalités françaises sont approchées ? On peut s’interroger, mais ce n’est pas illégal.

Le segment sur lequel nous travaillons est ce qui est secret, clandestin et pas acceptable. Pour moi, c’est ce qui constitue l’ingérence. L’influence est vraiment un autre monde.

Le monde de l’espionnage est fait de technique. En matière cyber, mon métier est de faire en sorte, par tous les moyens dont je dispose, de détecter les attaques contre nos infrastructures sensibles, mais aussi de venir en aide à l’ANSSI lorsqu’il y a une attaque contre un hôpital en province – c’est une agression que j’essaierai d’aider à caractériser, et une ingérence à laquelle il faut répondre.

Pourquoi y a-t-il des failles techniques ? Imaginez que vous êtes le directeur d’un hôpital : si on vous propose tant de lits supplémentaires ou un système d’information mieux protégé, que choisissez-vous ? Ajoutez-y le contexte de naïveté française dont je parlais, et je pense que vous savez ce que répondront beaucoup de conseils d’administration d’hôpitaux. Même s’il y a eu de grands de changements ces dernières années, les entreprises n’ont pas encore suffisamment pris le tournant de la cyberdéfense et de la cybersécurité. Beaucoup de sociétés voient le jour dans ce domaine – c’est un business gigantesque – mais la question reste majeure. Ce genre d’attaques, disons-le clairement, est du sabotage et il faut se défendre. Quand on veut vous donner des coups de glaive, il vous faut un bouclier ! Nous devons instiller la culture de la cyberdéfense dans notre pays.

J’en viens aux failles humaines. Oui, les ressorts sont toujours les mêmes : la frustration, l’ego – vous estimez avoir été maltraité, dans votre entreprise ou votre administration, par des gens qui n’ont pas reconnu votre valeur et donc vous travaillez pour l’extérieur –, l’argent, dont tout le monde a besoin – je ne connais personne qui considère être payé à la hauteur de son talent – et le plaisir, bien sûr. Tout cela fonctionne très bien, et c’est pourquoi il faut être très vigilant à l’égard des gens que vous envoyez servir à l’étranger, par exemple en Russie, si vous êtes président d’une société ou ministre.

Mon métier consiste à recruter des traîtres. Nous demandons à des gens de travailler pour nous, c’est-à-dire contre leur pays et ses intérêts. Pour recruter des gens, il n’y a pas cinquante manières de procéder. Celles dont je viens de parler sont assez puissantes en général.

M. Philippe Brun (SOC). Je confirme que, si nous sommes très conscients des problèmes à l’Assemblée nationale, nous ne faisons rien. Nous n’avons aucune culture de la cybersécurité : nous échangeons sur WhatsApp, y compris des informations très confidentielles. Vous n’avez pas beaucoup évoqué les États-Unis, mais je m’interroge sur la dangerosité de cette application, sachant que tous les cabinets ministériels travaillent sur WhatsApp : ils n’utilisent pas Tchap.

Quels sont nos outils de contre-ingérence ? Nous subissons des cyberattaques, mais en menons-nous aussi, de notre côté ? Nous subissons des actions de désinformation, conduisons-nous des actions correctrices, diffusons-nous au moins des informations alternatives ? Si les positions de la France continuent de se dégrader en Afrique par exemple, ce n’est pas seulement en raison de l’attrition des moyens de la belle maison que vous avez servie pendant de nombreuses années, mais aussi – du moins c’est le sentiment qu’on peut avoir de l’extérieur – à cause du manque d’outils à notre disposition. Si la presse a pu se faire l’écho de quelques actions qui auraient été menées, dit-on, par les services de renseignement en vue d’informer ou de convaincre les populations locales, quels sont actuellement les outils utilisés par la DGSE pour diffuser des messages ? Êtes-vous pleinement outillés pour cette guerre de l’ingérence ?

Vous avez dit enfin, s’agissant de Huawei, que nous avions sauvegardé notre indépendance et notre souveraineté en ce qui concerne les cœurs de réseau 5G de demain. Mais pour ce qui est des cœurs de réseau existants, qui datent d’avant les dernières décisions, y a-t-il du matériel de Huawei qui n’a pas été démonté et se trouve encore en activité ?

M. Bernard Émié. La 5G ne fait que commencer en France. Les contrats qui ont été signés sont honorés et nous n’avons donc pas démonté les installations. À l’expiration des contrats, en revanche, les systèmes de Huawei devront être retirés. Un travail a été conduit par les instances compétentes pour nous doter d’un plan de repli progressif, nous permettant d’éviter des contentieux à l’infini.

Ce que vous avez appelé les informations alternatives ne relèvent pas seulement de la DGSE. La machine étatique s’est organisée d’une manière beaucoup plus cohérente qu’auparavant pour apporter des réponses, du côté soit de l’état-major des armées, qui mène un important travail de communication et d’explication, soit du quai d’Orsay, qui vient de créer une sous-direction chargée de lutter contre les fausses informations .

La prise de conscience est réelle. Oui, nous construisons des contre-narratifs pour faire passer nos messages d’une manière beaucoup plus simple, et nous avons, même si je sors là de mon domaine, optimisé les moyens à notre disposition dans les ambassades. Enfin, vous avez malheureusement raison sur le côté « fais ce que je dis, pas ce que je fais ». Tout le problème, c’est la balance entre la sécurité et l’ergonomie. Si vous avez une Peugeot 404, il n’y a pas d’électronique et ça ne risque donc pas d’exploser au milieu de la nuit. Si vous utilisez un vieux téléphone, il ne risque pas d’être attaqué. Il faut accepter une certaine rusticité pour avoir de la sécurité. Si vous voulez qu’un téléphone soit sûr, il ne doit pas avoir d’applications, et ce n’est donc pas un smartphone. Et si vous avez à communiquer des secrets, vous pouvez faire porter un pli, même si cela fait un peu « ancien monde », ou voir en personne votre interlocuteur. Installez-vous à côté d’une fontaine, comme autrefois à Istanbul, pour être sûr que personne ne peut capter votre conversation à distance ! Nous avons encore de gros efforts à réaliser pour définir des solutions plus « dures ».

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé de l’infiltration de la société française par la Russie, et de 17 000 Français « tamponnés » par les Chinois sur LinkedIn. Avez‑vous une estimation pour ce qui concerne l’infiltration par les Russes ?

M. Bernard Émié. Non, je n’ai pas de chiffres. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on utilise LinkedIn qu’on est un espion chinois. Il s’agit seulement d’un biais par lequel on peut approcher des gens. Il en existe d’autres, mais nous avons caractérisé celui-ci de manière certaine. Il y a eu, à l’époque, des articles de presse à ce sujet.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Estimez-vous que l’infiltration russe en France est profonde ? S’agit-il d’une question dont nous devons vraiment nous préoccuper ou est-elle sous contrôle ? J’ai du mal à comprendre l’ampleur et la gravité de ce phénomène, du côté russe mais aussi du côté chinois, en dehors du cas de LinkedIn.

M. Bernard Émié. Les Chinois travaillent à bas bruit. Cela nous ramène à la distinction entre l’influence et l’ingérence : les instituts Confucius, par exemple, sont-ils des centres culturels ou des instruments d’ingérence ? Quand des Chinois proposent des partenariats à l’École polytechnique pour faire de la recherche en commun ou développer ensemble des brevets, est-ce du partage ou de l’espionnage scientifique ? D’une manière générale, les points d’entrée sont très nombreux. Nous cherchons à être un pays attractif et à attirer des étudiants étrangers, mais en sachant que certains sont des espions potentiels. Nous sommes aussi très vigilants à l’égard de la Russie. Je vous ai dit que nous avions repéré beaucoup d’espions de ce pays en France et que nous les avions fait partir à l’occasion de la guerre russo-ukrainienne. Nous en avions déjà renvoyé un certain nombre, en même temps que d’autres pays européens, dans le cadre de l’affaire Skripal. Nous allons continuer à agir, car il est intolérable d’être à ce point espionné. La DGSI travaille sur cette question, avec notre concours, d’une manière très précise.

L’ingérence russe en France est importante et nous devons être en mesure de la détecter. Je mets de côté l’influence – les sensibilités des uns et des autres peuvent être diverses, et je les respecte. Mais je signale que la DGSE compte aujourd’hui 7 000 personnes. Nos homologues chinois sont de l’ordre de 200 000 agents et les Russes, de l’ordre de 30 000 ou 35 000. Nous vivons sur des planètes différentes. Un de mes problèmes est la hiérarchisation des objectifs. J’ai donc besoin que les autorités politiques soient claires quant à nos priorités, et elles le sont.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé du pillage scientifique. La conception des savoirs scientifiques et techniques procède en Occident d’un universalisme très ancien et profond. Même moi, dont la philosophie est patriotique, pour ne pas dire nationaliste aux yeux de certains, j’ai du mal à concevoir que l’esprit humain puisse se développer et prospérer sans des échanges ouverts à tous les pays. Quelles pistes pourrait-on suivre pour que la science reste, malgré tout, un domaine dans lequel on coopère ? Même pendant la guerre froide, des coopérations restaient possibles dans certains domaines sur le plan scientifique et, si l’on élargit la perspective, artistique. Comment faire pour préserver, malgré les agressions dont vous nous parlez, l’ouverture d’esprit qui est au fondement de notre civilisation et qui a permis à l’humanité de parvenir à un degré de développement dont tout le monde peut se réjouir ?

M. Bernard Émié. Je ne suis, à la place où je me trouve, ni un philosophe ni un penseur : je suis chef des services de renseignements extérieurs chargé de défendre et de protéger l’État. Il ne faut pas, naturellement, faire courir à notre pays le risque de ne pas profiter des coopérations internationales, mais il faut en même temps, dans certains domaines, ériger des digues. Je ne veux pas que vous ayez le sentiment que je suis négatif : il faut éduquer, parler à nos grands scientifiques qui travaillent dans les laboratoires les plus sensibles. C’est un problème de sensibilisation. Nos ministres techniques, dont certains sont eux-mêmes de grands scientifiques, doivent être alertés.

Dans le même ordre d’idées, si l’accès aux locaux officiels est une passoire, comment voulez-vous que nous puissions nous défendre ? Il faut commencer par appliquer des mesures de base. Jusqu’à présent, tout n’a pas toujours été fait d’une manière entièrement satisfaisante dans ce domaine – c’est un euphémisme. Commençons donc par ne laisser entrer dans nos locaux que ceux que nous souhaitons y voir.

Mme Anne Genetet (RE). Où placer le curseur lorsqu’il faut choisir les étudiants ? Dans certains domaines, ceux venant d’Iran n’étaient pas acceptés chez nous. Pourtant, il y a aux États-Unis des universités dans lesquelles on trouve énormément d’étudiants chinois et indiens. On ne peut pourtant pas dire, me semble-t-il, que les services de renseignement américains ne sont pas actifs !

Il faut être vigilant avec tous les pays d’origine, mais c’est particulièrement vrai pour la Russie et la Chine. Comment font les Américains pour faire le tri, et que peut-on apprendre d’eux ?

M. Bernard Émié. Je ne peux pas répondre précisément à votre question, mais le FBI fait un screening considérable. Il faut dire qu’il a également des effectifs considérables. Je pense que son travail est assez précis, mais il y a toujours des arbitrages à faire.

Ce qui me ramène à la question du cloisonnement, fondé sur un concept courant dans le renseignement : le « besoin d’en connaître ». Je peux vous accueillir chez moi, mais vous n’aurez pas accès à telle pièce ni à tel document et les systèmes d’information seront verrouillés. Cela ne vous empêchera pas de profiter du tennis et de la piscine ! Pour connaître certaines universités américaines et britanniques, je peux vous dire qu’il y a des segments entiers auxquels on n’a pas accès. Chez nous, c’est trop souvent le Palais des vents de Jaipur…

Mme Anne Genetet (RE). Qui screene les candidats en France ?

M. Bernard Émié. Ce n’est pas nous.

Mme Anne Genetet (RE). Vous pourriez pourtant intervenir en amont.

M. Bernard Émié. Quand des visas étudiants sont demandés, un contrôle minimum est fait par les services. Nous pouvons refuser certaines personnes, mais on doit faire un choix : il faut faire venir des gens pour occuper les places dans les universités. Un screening a donc lieu en amont, lors de la délivrance des visas, puis les services intérieurs gardent l’œil ouvert.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci beaucoup, monsieur le directeur général, pour le temps que vous avez accordé à notre commission, pour vos réponses précises, ainsi que pour votre engagement et votre travail au service de notre pays et de notre démocratie.

La séance s’achève à 19 heures 25.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Philippe Brun, Mme Mireille Clapot, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, Mme Anne Genetet, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Rudigoz, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy.

Excusée. – Mme Hélène Laporte.


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