Compte rendu

Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

 Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF, ministère de l’intérieur)              2

– Audition, ouverte à la presse, de M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV 11

– Présences en réunion................................22

 

 

 

 

 


Jeudi
23 mars 2023

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 18

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission

 


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Jeudi 23 mars 2023

La séance est ouverte à neuf heures trente.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

 

La commission entend M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF, ministère de l’intérieur)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions. Créé en 2013 au sein de la direction centrale de la police judiciaire, l’OCLCIFF est un élément essentiel du dispositif prévu par les lois relatives à la transparence de la vie publique. Le procureur national financier, le directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) et celui de Tracfin nous ont confirmé son rôle essentiel dans la conduite des investigations en matière de corruption et d’infractions financières et fiscales, même si tous ont également souligné le sous-dimensionnement et le manque de moyens de l’office – vous nous direz ce qu’il en est. Nous vous saurons gré de nous exposer l’action qui est la vôtre, en axant votre propos sur l’objet de notre commission d’enquête, à savoir les ingérences de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Guillaume Hézard prête serment.)

M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales. Créé à la suite de l’affaire Cahuzac, l’OCLCIFF est l’un des offices centraux de la direction centrale de la police judiciaire ; il a une compétence nationale.

Il compte quatre-vingt-un enquêteurs : principalement des policiers, mais aussi des agents des finances publiques. Il est à vocation interministérielle et appartient à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF), aux côtés de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), qui est plus ancien. L’OCLCIFF traite plutôt la délinquance en col blanc, la délinquance économique et son blanchiment ; l’OCRGDF, quant à lui, est chargé des affaires d’escroquerie, de fraude en bande organisée, de blanchiment du trafic de stupéfiants et du terrorisme. La SDLCF réunit environ deux cents personnes. Son siège est situé à Nanterre, avec les services centraux de la police judiciaire. L’OCLCIFF et l’OCRGDF sont les deux bras armés, au niveau central, de la lutte contre la criminalité financière.

Je dirige l’OCLCIFF depuis 2019 et je le connais intimement pour avoir, dans mes deux précédents postes, dirigé les deux brigades qui le composent.

Créée en 2010, la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) est dédiée à la lutte contre la grande fraude fiscale ; elle compte quarante-cinq enquêteurs. Elle a l’originalité d’être composée, à égalité, de policiers expérimentés en enquêtes financières et d’officiers fiscaux judiciaires (OFJ), c’est-à-dire d’agents de Bercy habilités à mener des enquêtes judiciaires. Elle est dirigée par un commissaire de police assisté d’un administrateur des finances publiques adjoint. Cette brigade est chargée de traiter principalement des plaintes de l’administration fiscale pour fraude fiscale ou pour des infractions connexes, notamment du blanchiment. Cette « police fiscale », comme on l’appelle souvent, lutte contre la grande fraude fiscale, celle qui utilise souvent des schémas complexes et passe par les paradis fiscaux. En 2019, la création, au sein du ministère des finances, du service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), lui-même issu du service national de douane judiciaire (SNDJ), est venue compléter le paysage répressif français.

La brigade nationale de lutte contre la corruption et la criminalité financière (BNLCF) vous intéressera probablement davantage. Elle est composée uniquement de policiers et compte un peu moins d’une quarantaine d’enquêteurs – nous avons effectivement des difficultés de recrutement et de pérennisation de nos effectifs. Elle est chargée, premièrement, des affaires de corruption et des infractions cousines – toutes liées à la probité – que sont le trafic d’influence, le favoritisme ou la prise illégale d’intérêt ; elle gère les affaires de corruption internationale, qui consistent essentiellement en la corruption d’agents publics étrangers depuis la France. Elle traite, deuxièmement, de la criminalité financière, au sens du détournement ou de l’appropriation des richesses d’une entité par ses dirigeants, soit de droit, soit de fait. L’infraction que nous poursuivons le plus est l’abus de biens sociaux ou le détournement de fonds publics, selon qu’il s’agit d’une entreprise privée ou d’une administration publique. Nous gérons également des affaires liées au financement de la vie politique – campagnes électorales et partis politiques.

Au 31 décembre 2022, nous avions 235 enquêtes en cours, qui concernaient majoritairement des affaires de fraude fiscale aggravée et de blanchiment de cette fraude fiscale – 134 affaires –, à quoi s’ajoutaient 75 affaires de corruption et 26 affaires de détournement ou de criminalité financière.

L’activité de l’office nous amène à être très régulièrement projetés sur le territoire national, notamment dans les grandes métropoles, qui sont des centres économiques et de pouvoir, mais aussi outre-mer. En 2022, nous avons mené plus de 210 perquisitions, entendu 253 personnes sous un régime de mise en cause – dont 50 en garde à vue – et entendu près de 300 témoins. Nous avons comptabilisé 737 jours de déplacements pour une centaine de missions conduites et 23 missions à l’étranger et outre-mer. Les offices sont les services qui ont le plus de liens avec l’international, d’abord pour des raisons opérationnelles, à savoir la conduite de nos enquêtes, mais aussi pour répondre à des demandes provenant de nos homologues étrangers, et enfin pour participer, dans un cadre diplomatique, à des conférences dédiées à la lutte contre la corruption. Nous avons des liens étroits avec Europol et Interpol.

Nous avons quatre rôles principaux. Le premier est de mener des enquêtes judiciaires. La technicité et la sensibilité des affaires que nous avons à traiter conduisent souvent les magistrats à nous demander de travailler seuls : il est très rare que nous fassions l’objet d’une co-saisine, à la différence d’autres offices centraux. Sur les 235 affaires en cours, moins de 10 font l’objet d’une co-saisine. Nos trois autres rôles sont : l’international ; la formation, à la fois de nos propres troupes – celles qui travaillent dans les offices centraux comme celles qui ont à traiter de criminalité financière dans les services territoriaux – et, en externe, auprès de l’École nationale de la magistrature (ENM) et de l’Institut national du service public (INSP), voire à l’international ; le renseignement criminel enfin. Comme c’est sans doute le point qui vous intéressera le plus, je vais m’y arrêter.

Dans le cadre du plan national d’orientation du renseignement, nous sommes chargés par la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) d’échanger avec des services de renseignement situés en dehors de la police judiciaire. L’objectif est double. Il s’agit d’abord de mieux identifier les menaces et de les faire remonter pour que les autorités puissent décider d’une réponse. Il peut aussi y avoir une dimension plus opérationnelle : nous pouvons proposer à nos partenaires de l’autorité judiciaire de participer à une enquête. Dans ce cadre, l’OCLCIFF, avec les services de la SDLCF, réunit régulièrement les membres de la communauté du renseignement pour échanger sur divers sujets. Nous avons par exemple travaillé sur la corruption dite de basse intensité, qui concerne davantage les territoires et les agents publics locaux mais qui peut aussi concerner des personnes privées. Il s’agit, schématiquement, d’agents publics qui se font corrompre pour des petites sommes mais de manière très régulière, en échange de l’accès à des services, à de l’argent public, ou encore à des fichiers, par exemple de l’administration fiscale ou de la police. Cette corruption est parfois le fait de groupes criminels organisés qui l’utilisent pour se créer un circuit d’approvisionnement, notamment dans le trafic de stupéfiants, ou pour s’approprier des territoires.

Nous animons cette réflexion, mais l’office n’est pas dédié à la lutte contre la corruption de basse intensité. Sa compétence rejoint plutôt celle du parquet national financier (PNF), à savoir la corruption des élites.

Les enquêtes menées par l’OCLCIFF concernent, le plus souvent, des versements de pots-de-vin particulièrement sophistiqués. La remise d’argent liquide n’a pas totalement disparu, mais elle est très rare dans les affaires qui nous intéressent. Les pots-de-vin sont généralement versés de manière intermédiée ; des fausses factures permettent de faire sortir un flux de trésorerie d’une société vers un intermédiaire qui partage généralement l’argent avec un agent public. C’est ce que nous observons dans les cas de corruption sortante, exercée depuis la France, mais ces dispositifs peuvent aussi s’appliquer dans l’autre sens – et j’imagine que c’est ce qui vous intéresse – si des agents publics ou des décideurs publics français sont convaincus de corruption.

Je ne pourrai pas vous donner de détails sur les affaires en cours, puisqu’elles s’inscrivent toutes dans le cadre d’une enquête judiciaire et que je suis tenu au secret de l’enquête. Je pourrai, tout au plus, évoquer des types d’affaires.

Il nous est arrivé – mais c’est très marginal – de nous demander si des entités plus ou moins rattachées à des puissances étrangères avaient corrompu des parlementaires, nationaux ou européens. Notre rôle, dans ce type d’enquête, est de savoir si les prises de position et les actes de ces parlementaires – députés, sénateurs ou députés européens – ont pu être dictés par une influence financière, directe ou indirecte. Nous n’avons pas eu d’affaire équivalente à celle du Parlement européen. Les procédés sur lesquels nous enquêtons sont beaucoup plus discrets et subtils : il peut s’agir du financement de voyages, d’associations ou d’entités plus ou moins directement liées à la personne concernée – par exemple des membres de sa famille.

Dans le cadre de nos travaux sur l’analyse de la menace, la question s’est posée du financement, par des États étrangers, d’associations dans certains quartiers, avec une dimension communautaire. Mais, pour l’heure, l’OCLCIFF n’a pas eu à mener d’enquête de ce type et, d’après nos remontées d’information, il y a peu – voire pas – d’enquête en cours, même si c’est un sujet de veille pour la police judiciaire.

Nous prêtons aussi attention à l’influence que des États peuvent exercer au travers des législations transnationales. Dans le cadre de la lutte contre la corruption, nous sommes en interaction avec les États-Unis et le Royaume-Uni, dont les législations ont inspiré la loi Sapin 2 et permettent de traiter la corruption de manière internationale. Sans parler d’ingérence, ces législations ont une influence certaine sur la manière dont nous avons fait évoluer notre système législatif, mais aussi notre pratique de lutte contre la corruption. Nous avons désormais un volet préventif, assuré par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et l’Agence française anticorruption, et un volet répressif, dont le PNF a la charge et dont l’OCLCIFF est le bras armé. Dans ce cadre, nous pouvons mener des enquêtes sur la corruption d’agents publics étrangers, lesquelles peuvent conduire à des conventions judiciaires d’intérêt public, comme dans l’affaire qui a concerné Airbus.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez commencé à esquisser une typologie des phénomènes de corruption relevant de l’ingérence étrangère. Combien d’enquêtes en cours portent sur ces questions ? Distinguez-vous ces affaires en tant que telles ?

M. Guillaume Hézard. Nous suivons soixante-quinze affaires de corruption, dont un nombre marginal concerne des phénomènes d’ingérence étrangère. Nous sommes principalement saisis d’affaires de corruption internationale dans lesquelles nous cherchons à vérifier si un agent public étranger a été corrompu par une entité française ou qui a une activité en France. Parallèlement, nous traitons cinq ou six affaires dans lesquelles se pose de manière directe la problématique de l’ingérence étrangère en France.

Il est délicat de vous répondre car la corruption est une infraction difficile à prouver. Il est souvent malaisé de déterminer comment et à quelles fins l’agent a été corrompu. On suspecte parfois, mais sans pouvoir le démontrer, que la corruption est motivée par plusieurs objectifs. Certains sont très directs : il peut s’agir, par exemple, du déblocage d’une situation sur un marché. D’autres peuvent être plus diffus : il peut y avoir une volonté de s’assurer, pendant une période assez longue, parfois plusieurs décennies, de la fidélité d’une personne dotée d’une certaine influence. Cette personne peut rester longtemps inactive avant d’être sollicitée sur un sujet particulier. Il est très difficile de le prouver. Cela peut alimenter notre réflexion dans le cadre de la mission de renseignement criminel mais cela a rarement des répercussions judiciaires.

L’affaire du Parlement européen, qui a été traitée par nos homologues belges, présente des caractéristiques hors normes pour ce qui est de la démonstration de la preuve. Il ne nous arrive jamais de trouver les valises de billets. Nous devons nous contenter de faisceaux d’indices, de petits éléments qui peuvent paraître anodins mais qui, mis bout à bout, peuvent emporter l’intime conviction des magistrats.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les difficultés que vous rencontrez pour recueillir les preuves sont-elles liées à un manque de moyens humains et techniques ?

M. Guillaume Hézard. Nous disposons, dans l’ensemble, de moyens suffisants en termes de savoir-faire et d’outils technologiques. Par ailleurs, le dispositif légal de prévention et de répression de la corruption est extrêmement abouti et efficace. Malheureusement, nous sommes sous-dimensionnés, ce qui nous empêche de mobiliser tous les moyens d’enquête nécessaires. Nous devons réserver nos ressources pour les affaires les plus intéressantes.

Certaines techniques d’enquête comme les écoutes téléphoniques ou l’infiltration au sein d’un réseau sont très chronophages, mais elles sont nécessaires pour recueillir des preuves percutantes, puisqu’on ne trouve pour ainsi dire jamais le contrat de corruption. La justice n’exige toutefois pas un pacte de corruption mais la preuve que quelqu’un a reçu quelque chose en échange d’autre chose, même s’il s’écoule un laps de temps entre les deux actions – hypothèse prévue par notre droit. Même si la contrepartie n’a pas encore été demandée, l’infraction est matérialisée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque la contrepartie attendue n’est pas réalisée ou ne répond pas aux exigences fixées, la corruption peut-elle être rendue visible par des menaces, pressions ou interventions ?

M. Guillaume Hézard. Les groupes criminels organisés alternent parfois la manière douce et la violence ou la menace de violence, mais je n’ai pas d’exemple concernant des États étrangers. Cette forme de corruption, exercée à l’échelon local, peut parfois s’exercer à l’égard d’élus, dans le but d’avoir les mains libres pour mener des activités illicites sur un territoire.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les cinq ou six affaires liées à une tentative d’ingérence étrangère touchent-elles des agents publics ou des élus ?

M. Guillaume Hézard. Elles concernent toutes des agents publics ou des élus, dans le cadre de leurs fonctions ou mandats actuels ou passés. De fait, l’office traite très majoritairement des affaires de corruption publique. Je ne parle que de cinq ou six affaires car je n’ai pas de certitudes pour les autres.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous dresser une typologie géographique des entités, étatiques ou autres, qui recourent à la corruption à des fins d’ingérence ?

M. Guillaume Hézard. Je citerai en particulier deux pays : la Russie et le Qatar.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Quelle différence faites-vous entre la corruption et l’ingérence ? Les collectivités territoriales qui sont le plus susceptibles d’être exposées à la corruption ou à l’ingérence me semblent être les conseils régionaux, eu égard à leurs compétences en matière de développement économique et à leur activité internationale. Est-ce le cas ? D’autres catégories de collectivités sont-elles concernées ?

M. Guillaume Hézard. Nous travaillons sur tous les niveaux de collectivités, mais c’est à l’échelon municipal qu’on dénombre le plus grand nombre de faits, qui relèvent de la corruption de basse intensité. Les conseils régionaux sont très contrôlés. La Cour des comptes et les chambres régionales des comptes surveillent leur budget et les marchés qu’ils concluent. Cela peut conduire à des enquêtes qui portent essentiellement sur le détournement ou la mauvaise utilisation de fonds publics. L’ingérence se manifeste davantage à l’échelon national.

La corruption implique un échange entre deux personnes. Elle est la plupart du temps d’ordre financier, même si elle peut porter exceptionnellement sur un autre type d’avantage, par exemple une prestation sexuelle. L’ingérence, quant à elle, est plus large. Elle peut affecter des personnes qui ne sont pas pleinement conscientes des enjeux. En l’absence de lien financier, nous ne travaillons pas sur ces sujets, qui relèvent des services de renseignement. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s’efforce d’alerter les agents publics, entre autres, sur les risques que peuvent receler certaines rencontres amicales ou amoureuses.

Mme Caroline Colombier (RN). Dans le cas où une somme d’argent est régulièrement versée à quelqu’un, quel est l’élément déclencheur qui vous conduira à engager une action ?

M. Guillaume Hézard. La difficulté réside dans la détection de la corruption, qui est une infraction par nature dissimulée. Nous dépendons de systèmes de détection, au demeurant assez efficaces, au premier rang desquels Tracfin. Toutefois, dans la mesure où les mouvements financiers ne sont pas toujours bancarisés, nous devons utiliser d’autres vecteurs, comme les constatations des organismes de contrôle ou le signalement de l’autorité hiérarchique. En effet, si un agent public a un train de vie anormal, il est du devoir du chef de service de se poser des questions et, éventuellement, de faire remonter l’information. Nous pouvons aussi nous appuyer sur les dénonciations, qui sont autorisées par notre droit. Nous ne retenons évidemment que les plus sérieuses, car nous en recevons un grand nombre. Nous pouvons, enfin, nous fonder sur le travail d’investigation de la presse. Il nous faut un fait révélateur. Un train de vie anormal est un bon moyen de démarrer une enquête. Il peut être détecté, par exemple, par l’administration fiscale ou les commissaires aux comptes. On peut aussi prendre le problème par l’autre bout en s’intéressant à une décision qui paraît anormale et orientée, mais c’est beaucoup plus rare et, en ce cas, la corruption sera plus difficile à démontrer.

Mme Caroline Colombier (RN). Comment se déroule la procédure à partir du moment où vous avez détecté quelque chose ?

M. Guillaume Hézard. Nous sommes majoritairement saisis par l’autorité judiciaire : le parquet – principalement le PNF mais tous les parquets du pays peuvent nous saisir – exerce un premier filtre et nous demande d’enquêter dans un cadre judiciaire. Une part des enquêtes résulte de l’initiative de nos services, mais la faiblesse de nos moyens ne nous donne pas le loisir d’en lancer beaucoup – nous pouvons recevoir des dénonciations ou des signalements : entre le lanceur d’alerte et les informateurs en matière financière, la gamme est assez large. Nous analysons et décidons s’il y a lieu de saisir le procureur de la République pour ouvrir une enquête ; c’est dans ce cadre que les investigations seront conduites. Sur les interrogatoires, il me faudrait, pour vous répondre, exposer la façon dont nous conduisons les enquêtes, mais je ne suis pas certain que ce soit l’objet de vos travaux.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous avez évoqué les voyages, pour lesquels il n’est pas facile de dresser la frontière entre la corruption et l’ingérence. Parliez-vous de vacances financées ou de voyages politiques et d’expertise ?

Je ne peux m’empêcher de penser au voyage de l’année 2020 organisé en Crimée pour certains responsables politiques de premier plan du Rassemblement national – Thierry Mariani, que nous interrogerons dans quelques jours, Hélène Laporte et Julie Lechanteux, qui sont actuellement députées. Faisiez-vous allusion à ce type de déplacement ou à d’autres voyages ?

M. Guillaume Hézard. Je ne peux pas détailler nos enquêtes, mais tous les types de voyage nous intéressent. Des faits pouvant constituer une ingérence et probablement une corruption peuvent se produire à l’occasion de tout type de voyage. On observe souvent un mélange entre des voyages privés et des déplacements professionnels. Où est la frontière ? Dans quelle catégorie entre un séjour professionnel dans un hôtel cinq étoiles avec femme et enfants au cours duquel le temps libre n’est interrompu que par une seule demi-journée de visite ? Je ne pense pas forcément au voyage que vous avez évoqué, plutôt au dossier Airbus, dans lequel des voyages de cet ordre ont constitué l’une des pistes de l’enquête. Il s’agissait de corruption privée de cadres dirigeants de compagnies aériennes. Nous livrons les éléments à l’autorité judiciaire, qui décide si l’incrimination de corruption est caractérisée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les autorités judiciaires vous saisissent et vous étudiez parfois des dénonciations, mais arrive-t-il que vous décidiez d’enquêter sur la base de prises de position dans le débat politique ou économique qui vous paraîtraient inhabituelles ? Un changement d’opinion ou la défense d’arguments étranges de la part d’un relais d’opinion, d’un élu politique, d’un agent public de premier rang ou d’un chef d’entreprise pourraient-ils vous inciter à mener une investigation ou considérez-vous que l’interprétation des discours n’est pas de votre ressort ?

M. Guillaume Hézard. Ce ne sera jamais un motif de saisine, non pour des raisons juridiques mais parce que notre charge de travail ne nous l’autorise pas et que, dans cette hypothèse, il faudrait procéder à une appréciation, ce que nous refusons de faire en la matière. En revanche, nous pourrions évoquer, notamment avec le PNF, une prise de position qui nous aurait alertés ; si celle-ci est documentée dans la presse, le parquet disposera d’un élément supplémentaire pour décider de mener une investigation ou non. Cette décision relèvera toujours du parquet, jamais du service d’enquête.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La corruption présumée et réelle a joué un rôle politique objectif dans les deux dernières élections présidentielles. Vous êtes-vous déjà demandé au bout de semaines ou de mois de traitement d’un dossier pourquoi celui-ci était arrivé sur votre bureau ? Toutes les affaires que vous avez étudiées le méritaient-elles ?

M. Guillaume Hézard. Nous nous demandons toujours si ce que l’on nous a révélé, peu importe dans quelles circonstances, est vérifié ou non : si la réponse est positive, nous continuons l’enquête ; si tel n’est pas le cas, nous travaillons à charge et à décharge, puis nous rendons compte de nos travaux au procureur ou au juge chargé du dossier et lui disons que nous ne voyons pas d’élément donnant lieu à poursuivre.

Nous essayons, dans un deuxième temps, de comprendre les ressorts et de connaître les raisons d’une dénonciation, d’un article ou du moment choisi pour rendre public un fait ou une situation, mais ce n’est pas l’objet principal de notre mission, qui est de rassembler des preuves, trouver les auteurs des délits et les déférer à l’autorité judiciaire. Libre à celle-ci de décider ce qu’elle en fait. Si on peut expliquer le mobile, on le fera, mais cette tâche n’est pas notre priorité. À l’OCLCIFF, nous traitons d’affaires très sensibles, très commentées dans la presse et opposant des acteurs aux positions très antagonistes, donc nous serions paralysés si nous nous demandions en permanence qui telle ou telle de nos actions avantagera. Il faut suivre la ligne de l’enquête : les faits sont-ils caractérisés ? les personnes suspectées sont-elles responsables de ce qu’on leur impute ? Nous refusons toujours de faire le pas de côté de trop, celui qui serait mû par la volonté d’aller chercher quelqu’un ou d’éviter un autre. Notre route est étroite, et je rappelle régulièrement ce cap à nos enquêteurs.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué des difficultés de recrutement qui ne sont pas d’ordre budgétaire. Éprouvez-vous des difficultés à attirer certaines compétences dans votre service ?

M. Guillaume Hézard. C’est en effet à ce niveau que se situent nos difficultés. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas de postes budgétaires, mais nous avons du mal à les pourvoir par des profils adéquats. Il s’agit d’une matière technique qui peut rebuter et qui suppose de lourds efforts de formation, puisque nous formons des policiers à devenir des enquêteurs financiers – ils doivent se positionner ainsi pour respecter le code de procédure pénale. Il faut trouver des volontaires disponibles longtemps : à une recrue qui n’a pas d’expérience, je dis qu’il lui faudra quatre à cinq ans pour être autonome, ce qui est long ; on observe qu’au bout de cette période, une fois formés, les agents expriment le souhait d’accéder à un grade supérieur, de passer un concours pour faire autre chose ou de se diriger vers une nouvelle thématique. Nous formons donc en permanence des agents et nous tentons de conserver ceux qui sont devenus autonomes. Il s’agit d’un exercice délicat, qui me préoccupe constamment.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez à connaître des atteintes aux règles du financement de la vie politique. Sans éventer de secrets, pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? La presse s’est fait l’écho d’une affaire qui a défrayé la chronique, celle des assistants parlementaires payés par le Parlement européen qui travaillaient en fait pour des partis politiques, notamment le Rassemblement national. Avez-vous enquêté sur d’autres affaires du même genre ?

M. Guillaume Hézard. Oui. Vous avez évoqué les affaires d’emplois détournés des assistants parlementaires européens, mais nous pouvons également être saisis de cas de financement de structures, en général petites comme les micropartis, par le biais de dons de personnes morales principalement – le cadre est plus clair pour les personnes physiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans un avis du 22 mars 2018, le Conseil d’État avait émis des réserves quant à la création du service d’enquêtes judiciaires des finances, spécialisé dans la répression de la délinquance douanière, financière et fiscale, soulignant un risque de doublon avec vos services. Estimez-vous ces réserves justifiées ? Quelles propositions pourrions-nous faire dans notre rapport pour mieux distinguer les missions de ces deux services, l’un de nos objectifs étant de formuler des recommandations au législateur et au Gouvernement ?

M. Guillaume Hézard. Je vous remercie de m’interroger sur ce sujet. Il existe désormais, à l’issue de la séquence que vous avez rappelée, deux services de police fiscale, l’un logé à Bercy et l’autre au ministère de l’intérieur. Je n’observe pas la concurrence que l’on pouvait redouter entre les deux services, parce que nous avons tous largement de quoi nous occuper. Nos approches vont dans le même sens car nous avons la même mission, mais nos sensibilités divergent. La force de la police fiscale du ministère de l’intérieur réside dans la complémentarité entre des policiers et des spécialistes fiscaux ; nous avons le meilleur de l’enquête et le meilleur de la compétence fiscale, et nous nous appuyons sur le réseau de la police au ministère de l’intérieur pour mener les enquêtes.

Je ne veux pas parler au nom de M. Christophe Perruaux, avec qui j’entretiens des rapports tout à fait cordiaux et même amicaux, mais il me semble que le SEJF, ancien service douanier, a un ADN différent, très tourné vers l’administration des finances. Nos deux services sont complémentaires : ils regroupent quatre-vingts à quatre-vingt-dix enquêteurs spécialisés qui peuvent prendre en charge les affaires de la très haute partie du spectre ; nous pouvons traiter une soixantaine d’affaires par an, ce qui correspond au nombre de plaintes que dépose chaque année l’administration fiscale, auxquelles s’ajoutent quelques enquêtes lancées à notre initiative sous l’angle technique du blanchiment de fraude fiscale, qui autorise, sous certaines conditions, à commencer une investigation avant qu’une plainte n’ait été déposée.

Il est intéressant de disposer de deux entités pouvant enquêter, chacune possédant des sensibilités complémentaires. Cela limite les angles morts : j’étais le premier chef de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, à laquelle je suis sentimentalement attaché, donc je sais que la lutte contre la délinquance fiscale était trop lacunaire avant la création de la brigade en 2010. Depuis cette date, les services de police fiscale ont engrangé des succès importants et ont contribué à ce que les institutions publiques prennent mieux en compte la lutte contre la fraude fiscale et éveillent le citoyen à des champs qui n’étaient pas abordés jusque-là – je pense notamment à la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue avec deux géants, Google et McDonald’s, qui n’aurait pas été possible il y a quinze ans. Nous avançons dans la bonne direction.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le respect du secret de l’enquête et de l’instruction, j’aimerais comprendre ce qui relève de l’organisation administrative, des difficultés techniques et des problèmes humains, afin de faire la lumière sur des phénomènes qui font parfois l’objet de commentaires publics, d’interrogations et d’inquiétudes pouvant, dans certains cas, aller jusqu’au complotisme.

Plusieurs affaires ont pu jouer un rôle dans des campagnes électorales. De nombreux compatriotes et responsables politiques s’interrogent sur la rapidité avec laquelle certains dossiers sont instruits – je pense notamment à celui de l’emploi fictif, reconnu et sanctionné par la justice, de Mme Fillon – dans des périodes électorales, quand d’autres affaires se révèlent interminables, par exemple celle du financement par le régime libyen de Mouammar Kadhafi de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, qui porte sur des faits présumés vieux de seize ans, celle de la présomption de corruption à large échelle autour des transactions d’Alstom, Lafarge, Technip et Alcatel, avec des implications touchant la campagne électorale de M. Macron en 2017, ou celles relatives à des dons à des campagnes. Les enquêtes n’avancent pas à la même vitesse ; certaines sont plus complexes que d’autres, mais plusieurs délais interminables posent vraiment question, surtout quand certaines instructions sont très vite conclues – et j’en parle d’autant plus facilement que l’affaire que j’ai citée dans cette catégorie ne touche pas ma formation politique. À quoi attribuer ces décalages ?

M. Guillaume Hézard. Je vous remercie de me donner l’occasion d’expliquer les difficultés temporelles que nous rencontrons. Le traitement de la plupart des affaires est trop long : voilà la norme, ne tournons pas autour du pot. La matière de notre travail est très chronophage. Vous l’avez dit, la complexité des dossiers explique en partie cette situation : il faut rentrer dedans intellectuellement pour bâtir une stratégie d’enquête ; une vision forgée à un moment de l’instruction peut évoluer au fur et à mesure de nos découvertes. Nous analysons en permanence les faits, notamment sous l’angle juridique pour vérifier que l’infraction initialement suspectée est toujours pertinente ou si d’autres ont pu apparaître, mettant en jeu d’autres éléments et d’autres acteurs.

Environ 90 % des affaires de l’OCLCIFF comportent une dimension internationale, c’est-à-dire que leur traitement nécessite de demander une preuve ou une investigation à l’étranger. On se pose alors la question de s’y rendre et à quel moment, et ces actions peuvent prendre du temps.

Un autre facteur est l’application des droits des justiciables, notamment la possibilité de former des recours. Dans les exemples que vous avez cités, il me semble que cet élément a joué.

Il y a enfin la question des moyens : nous cherchons en permanence à faire mieux avec nos ressources, mais nous n’avons pas trouvé de solution miracle. Une fois que nous commençons les actes d’enquête et que nous rassemblons, à la suite de perquisitions, des preuves très volumineuses – il nous arrive de saisir 5 téraoctets de données –, il nous faut du temps pour analyser tous ces éléments, même si nous sommes aidés par des logiciels et des analystes spécialisés.

Que la durée de traitement des affaires soit excessive est malheureusement la norme. La limite temporelle d’instruction est fixée à douze années après les faits, alors que la jurisprudence autorisait avant de travailler sur des faits très anciens, comme dans les affaires que vous avez évoquées : cela amplifiait l’impression, que je comprends du point de vue du citoyen, d’affaires interminables. Le dossier Karachi, que vous n’avez pas cité et qui a été jugé, a illustré ce rapport particulier au temps.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La limite de douze ans se calcule-t-elle à partir de la commission des faits ou de leur connaissance, ces faits étant le plus souvent cachés ?

M. Guillaume Hézard. Le législateur a autorisé l’ouverture d’une enquête douze ans après la commission de faits occultes ou dissimulés, à condition que l’on trouve des éléments justifiant la procédure.

Mme Caroline Colombier (RN). L’apparition d’un élément nouveau relance-t-elle le délai ?

M. Guillaume Hézard. Non. Si les faits ont eu lieu en 2010, nous ne pouvons plus enquêter sur eux, même si un élément nouveau apparaît.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous vous remercions de la précision de vos réponses à nos questions, souvent techniques. Permettez-moi de vous remercier également, au nom des membres de la commission d’enquête, pour votre engagement en faveur de notre pays et pour les services que vous et votre équipe lui rendez.

*

*     *

Puis la commission procède à l’audition de M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV.

Je vous remercie, monsieur le directeur général, d’avoir répondu à notre convocation.

La chaîne BFM TV s’est récemment trouvée au cœur d’une affaire qui se rapporte directement au sujet de notre commission d’enquête, à savoir un soupçon d’ingérence étrangère et de manipulation de l’information dans le journal de la nuit. Dès que ces soupçons ont été rendus publics, la chaîne a ouvert une enquête interne puis a licencié M. Rachid M’Barki, que notre commission d’enquête a entendu hier.

Nous avons considéré qu’il était important de recueillir également votre témoignage pour en savoir plus sur les dysfonctionnements et les possibles ingérences qui ont pu conduire BFM TV à s’exposer à des manipulations de l’information.

Comme je l’ai notifié hier à M. M’Barki, le rôle des commissions d’enquête parlementaire n’est pas de se substituer à la justice. Votre audition portera sur les questions soulevées par l’enquête Story Killers concernant de possibles ingérences étrangères et en aucun cas sur des contentieux ou des poursuites pénales qui impliqueraient votre groupe. L’objectif est d’éclairer l’opinion publique au sujet des faits d’ingérence et de proposer le cas échéant des mesures législatives ou réglementaires pour améliorer la situation, en aucun cas de nourrir la polémique.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc-Olivier Fogiel prête serment.)

M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV. Au risque de vous décevoir, je ne pourrai malheureusement rien vous apprendre sur les soupçons de manipulation de journalistes au profit d’intérêts étrangers, en particulier sur l’affaire dite M’Barki ou BFM TV, car je ne dispose d’aucune information à ce sujet. La raison pour laquelle nous avons écarté de l’antenne et de l’entreprise Rachid M’Barki n’a rien à voir avec une éventuelle ingérence étrangère dans les journaux de la nuit : nous ne sommes pas la justice et nous n’avons pas les moyens d’apprécier un tel fait, et c’est pourquoi, d’ailleurs, nous avons déposé plainte. Si nous avons écarté M. M’Barki de l’antenne, c’est parce qu’il n’a pas respecté la procédure de validation de l’information.

Permettez-moi tout d’abord de vous rappeler la chronologie des faits. Le 7 janvier 2023, Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, que vous avez auditionné, m’a appelé pour m’informer qu’il menait une enquête sur une société basée en Israël qui propose, entre autres services, de faire passer des informations dans les médias. Ayant infiltré cette société, il a appris qu’elle essayait de faire diffuser des informations sur BFM TV. Aussi m’a-t-il contacté. Vous imaginez ma stupéfaction ! Il n’a pas pu m’en dire beaucoup plus car il poursuivait son enquête sous le sceau de la plus stricte confidentialité ; il voulait simplement savoir si la chaîne était au courant de ces agissements et si des complicités avaient été découvertes. Afin de l’aider et de lui fournir les informations dont il avait besoin, je lui ai demandé de me donner quelques éléments. Il m’a communiqué trois extraits de vidéos qui, selon lui, posaient difficulté, d’autant que, dans le cadre de son enquête, la société qu’il infiltrait les lui avait montrées, arguant que leur diffusion sur BFM TV prouvait qu’elle était capable de faire passer des messages sur une chaîne d’information en continu en France. Force est de constater que ces trois vidéos n’avaient pas leur place à l’antenne. Certaines, du reste, étaient incompréhensibles pour le commun des mortels – du moins pour moi, qui ai pourtant la prétention de connaître l’information. En tout cas elles n’avaient rien à voir avec notre ligne éditoriale. Sur les vingt heures trente d’informations en continu diffusées sur la chaîne, ces vidéos ne l’ont été que dans le créneau du journal de la nuit : aucun autre rédacteur en chef, journaliste, présentateur de tranche, n’a jugé utile de les relayer. Seul le présentateur du journal de la nuit, Rachid M’Barki, l’a fait.

J’ai demandé à Rachid M’Barki de venir me voir, ce qu’il a fait le 11 janvier, soit quatre jours après les faits. Je lui ai présenté les vidéos et lui ai demandé comment ces informations étaient parvenues à l’antenne. Il m’a expliqué qu’elles lui avaient été proposées par un informateur, Jean-Pierre Duthion, et qu’il relevait de son libre arbitre de journaliste de les accepter ou de les refuser. En l’espèce, il aurait estimé qu’elles étaient importantes pour l’antenne et il a nié toute contrepartie financière. Je l’ai écouté attentivement avant de lui demander qui, dans la chaîne hiérarchique, était au courant – je vous décrirai bientôt le processus robuste qui conduit à diffuser une information sur notre chaîne. Tout en restant très évasif, il m’a indiqué que la rédactrice en chef n’avait pas été informée de la diffusion de ces images, lesquelles n’ont été ni tournées par BFM TV ni achetées par notre cellule dédiée. Toutes les images diffusées sur BFM TV sont en effet, soit issues de notre banque d’images, soit filmées par les journalistes, soit achetées. En l’espèce, les images ont été fournies par Jean-Pierre Duthion. Compte tenu de la gravité des faits et du flou qui entourait les réponses de Rachid M’Barki, nous l’avons suspendu de l’antenne tout en lui conservant son salaire, afin de nous donner le temps de vérifier la véracité des faits et de prendre une décision. Loin de nous l’idée de l’accabler : nous voulions, tout au contraire, apaiser la situation et agir sereinement. En tout cas, en tant que directeur général de la chaîne, mon objectif n’était pas d’identifier une ingérence étrangère mais de comprendre comment des informations avaient pu être diffusées sans que personne ne soit au courant en dehors du présentateur.

J’ai averti le président du groupe Altice Média, le directeur de l’information et le directeur de la gestion des risques et obligations légales. Nous avons décidé de lancer nos propres investigations, à travers un audit interne et une enquête interne ; le premier a été mené du 20 au 30 janvier par la direction de l’audit interne du groupe pour déterminer si Rachid M’Barki était passé outre le protocole de validation de la ligne éditoriale. De nombreuses personnes ont été auditionnées. Contrairement à ce que Rachid M’Barki a pu vous raconter hier, il a été entendu, non dans le cadre de cet audit, mais lors d’un rendez-vous durant lequel il avait tout le loisir de s’expliquer, ce qu’il a refusé de faire.

L’audit a révélé que, de 2021 à 2022, une douzaine de séquences avaient été diffusées sans que la chaîne de production en soit informée. Rachid M’Barki a formulé ses demandes oralement, les modifications ou ajouts ayant toujours été apportés au dernier moment, sans être validés par le rédacteur en chef. Selon les conclusions de l’audit, Rachid M’Barki aurait sciemment contourné la procédure interne.

Par ailleurs, une enquête interne a été menée en toute indépendance par la direction de la conformité pour identifier des éléments de corruption passive. Elle est soumise au secret et je n’y ai pas participé.

La direction a décidé de mettre fin au contrat de Rachid M’Barki le 21 février, après lui avoir donné la possibilité de s’expliquer durant près d’une heure, ce à quoi, je le répète, il s’est refusé. Les conclusions de l’enquête nous ont conduits à saisir la justice le 22 février 2023 pour savoir si les faits étaient constitutifs du délit de corruption passive.

Le respect du protocole de validation est essentiel pour s’assurer que ne soient pas diffusées à l’antenne des informations dont l’origine ne serait ni connue, ni vérifiée. Le dispositif est solide et les règles sont précises. La ligne éditoriale et les journaux dans leur intégralité sont validés, en amont, par un rédacteur en chef. Le journaliste est libre de ses textes mais le contenu du journal doit être intégralement validé par le rédacteur en chef. Les journalistes n’étant pas que de simples présentateurs, ils peuvent en modifier le contenu à condition d’avoir obtenu l’aval du rédacteur en chef, qui décide d’autoriser ou non de nouvelles séquences. Ce ne fut pas le cas pour les douze séquences en question. Rachid M’Barki a donc contourné le processus de validation éditoriale. Pour ce qui est de la validation technique, nous avons pu reconstituer le parcours des séquences jusqu’à l’antenne. Rachid M’Barki aurait profité de l’absence du rédacteur en chef pour demander leur validation technique.

De tels manquements relèvent de sa seule responsabilité : ce cas isolé ne reflète pas le travail exceptionnel des 250 journalistes de BFM TV, auxquels je réaffirme mon soutien et ma confiance. Les journalistes engagés par BFM TV reçoivent, dès leur arrivée, une charte de déontologie très précise ; elle leur a été renvoyée en 2020 et elle est consultable sur notre site internet. Aucun journaliste ne peut l’ignorer.

Je suis à la tête de BFM TV depuis trois ans et demi et je puis attester la rigueur avec laquelle les journalistes respectent les règles déontologiques pour garantir la fiabilité de l’information et assurer notre crédibilité.

La recherche et le recueil d’informations sont au cœur de notre métier, qui implique recoupements et vérifications : c’est même là que réside la différence entre le journalisme et la communication. La matière première dont nous traitons, ce sont des faits. Quelle que soit l’interprétation qu’en donnent les sources, nous devons veiller à ne pas nous plier à une quelconque influence, à ne pas leur donner une signification qu’ils n’auraient pas. Surtout, nous devons prendre garde à ne laisser personne s’immiscer dans le travail du journaliste, à quelque niveau que ce soit. L’ingérence est la négation du journalisme.

Je dirai un dernier mot des outils qui nous permettent de faire notre travail le mieux possible et de lutter contre la manipulation de l’information. Nous suivons une procédure pour soumettre à une double, voire une triple vérification, les sources des informations que nous diffusons. BFM TV dispose d’une cellule de fact-checking, autrement dit de vérification des faits. Il nous arrive d’ailleurs d’activer une cellule de fact-checking vidéo, qui s’assure par exemple que certaines images venues d’Ukraine ne sont pas manipulées. Une formation consacrée aux procédures de vérification est aussi régulièrement proposée à tous les journalistes de la rédaction. Ce dispositif est robuste et efficace, dès lors qu’on ne cherche pas sciemment à le contourner.

Dans cette affaire, BFM TV est une victime, aussi avons-nous décidé de réagir rapidement, avec sévérité, en déposant plainte.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci pour cet exposé très clair. Notre commission d’enquête n’attend rien et n’est donc pas déçue par vos déclarations. Il s’agit de comprendre, non de nourrir la polémique.

Quelle est la différence entre un rédacteur en chef et un chef d’édition ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Le rédacteur en chef valide une ligne éditoriale : il a en charge le contenu éditorial d’une tranche. Un chef d’édition se situe au niveau hiérarchique inférieur ; il occupe un poste journalistique et technique. Le chef d’édition, puis le chef d’information, en réfère à un rédacteur en chef, qui lui-même en réfère à un directeur adjoint de rédaction, au directeur de rédaction puis à moi-même.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si j’ai bien compris, il ressort des conclusions de l’audit interne que Rachid M’Barki n’aurait pas respecté le protocole que vous avez instauré, et qu’il aurait choisi les moments où le rédacteur en chef était absent pour diffuser ces reportages, dont certains étaient intemporels. Par exemple, celui relatif à un séminaire économique entre le Maroc et l’Espagne ne pouvait être diffusé qu’à un moment précis parce qu’étroitement lié à l’actualité, contrairement à d’autres, comme le off relatif au rétablissement de la sécurité au Cameroun, qui aurait pu l’être à n’importe quel autre moment.

M. Marc-Olivier Fogiel. Il ne s’agit pas de reportages mais de séquences très courtes, d’une quinzaine ou d’une vingtaine de secondes, que nous appelons, dans notre jargon, des brèves ou des off. Contrairement aux reportages qui ont nécessité, pour leur réalisation, un véritable travail de fond mené par une équipe de journalistes, ils servent simplement à illustrer des textes lus par le présentateur.

Rachid M’Barki a en effet choisi des moments, non où il était seul – cela n’arrive jamais –, mais où le rédacteur en chef était occupé ailleurs. Il a demandé la validation technique au dernier moment, de préférence à des chefs d’édition non titulaires, qui n’ont pas osé douter de lui, grand professionnel à l’antenne de BFM TV depuis ses débuts et jouissant d’une certaine crédibilité auprès d’eux.

Quant à la temporalité des séquences, elles restent ancrées dans l’actualité et nous n’avons pas relevé de fausse information. On pouvait plutôt s’interroger sur leur place à l’antenne, sur leur structure à tiroirs difficilement compréhensible pour le commun des mortels, sur leur orientation et sur le fait qu’elles puissent mettre en cause un certain nombre de personnes. En tout cas, si certaines formulations étaient contestables, rien n’a été inventé, sinon nous n’aurions pas manqué de démentir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons demandé à Rachid M’Barki s’il avait diffusé des images fournies par M. Duthion, s’il s’était inquiété du coût de ces images pour M. Duthion, de l’opportunité de les diffuser – sachant qu’elles n’étaient pas tombées du ciel – et de la façon dont elles étaient traitées. Nous l’avons également interrogé sur les raisons pour lesquelles il n’avait pas puisé dans la banque d’images de BFM TV ou n’avait pas demandé à racheter des images qui n’auraient pas été disponibles dans votre fonds. J’en profite d’ailleurs pour vous demander si BFM TV a bien la possibilité de racheter des images.

Enfin, comment identifiez-vous les sources des images diffusées sur votre antenne quand elles ne sont pas issues d’une banque d’images ? La source est-elle automatiquement mentionnée ou est-ce à la discrétion de la rédaction ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Il est précisément reproché à Rachid M’Barki d’avoir contourné la procédure de diffusion des images : cela est stipulé dans sa lettre de licenciement. Le préjudice peut être important pour BFM TV. Dès lors qu’une image est diffusée, il faut en acquérir les droits, quelle que soit la source. Par exemple, si nous découvrons sur Twitter une image de manifestations qui nous intéresse, nous devons contacter la personne qui l’a publiée et lui demander l’autorisation de la publier à notre tour, voire la lui acheter. En l’espèce, l’audit interne nous a apporté la preuve que des images ajoutées par Rachid M’Barki avaient été fournies par Jean-Pierre Duthion.

D’une manière plus générale, les images diffusées par BFM TV sont toutes certifiées, sans exception, par une cellule documentation et une cellule news coord, voire par la cellule de fact-checking que nous constituons en cas de doute. Aucune image n’arrive à l’antenne de façon fortuite, sans que nous sachions d’où elle provient. Il est arrivé que nous ayons des doutes quant à la véracité d’une image, comme ce fut le cas lors de la riposte ukrainienne. Si ces images présentent un intérêt journalistique, nous les diffusons en expliquant le sens qu’elles revêtent pour nous, tout en faisant part de nos doutes.

BFM TV n’est pas une chaîne artisanale mais une rédaction qui compte 250 journalistes dont une vingtaine se consacrent à la vérification des informations.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Connaissiez-vous M. Duthion ? Aviez-vous déjà entendu parler de son rôle de lobbyiste ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Personnellement, c’est la première fois que j’en entendais parler. Ce n’est pas le cas de la rédaction de BFM TV : avant 2019, date à laquelle je suis entré en fonction, BFM TV avait déjà employé M. Duthion comme fixeur en Syrie, dans le cadre du Printemps arabe. Certains journalistes avaient donc déjà eu affaire à lui longtemps auparavant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’avez-vous connu en tant que fournisseur d’informations ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Jamais, à titre personnel. Néanmoins je ne veux pas le discréditer : peut-être peut-on trouver des informations intéressantes parmi celles qu’il propose, mais elles n’exonèrent pas d’un travail journalistique de vérification.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Merci pour vos explications qui nous permettent de mieux comprendre le protocole de validation des off, ces petits sujets qui ne donnent pas lieu à des reportages journalistiques mais se retrouvent à la fin du journal du fait de leur moindre importance.

M. Marc-Olivier Fogiel. Permettez-moi de vous interrompre : le choix du off ne dit rien de l’importance du sujet. Il ne s’agit nullement d’une information de deuxième classe qui ne trouverait sa place qu’en fin de journal pour l’égayer, mais d’un sujet que l’on choisit de ne pas développer. Certains off sont légers, comme celui relatif à un hôtel de Madagascar, que Rachid M’Barki a choisi pour clore son journal et qui ne figure pas parmi les séquences problématiques. D’autres, qui apparaissent plus tôt dans le journal, sont loin d’être anecdotiques.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les différentes investigations ont permis de révéler douze off dont la formulation était contestable, nous avez-vous dit. De quoi s’agit-il ? Et qu’en est-il de la ligne éditoriale de BFM TV, avec laquelle, dites-vous, ils n’ont rien à voir ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Leur formulation est contestable en ce que, à les écouter, on n’en comprend pas le sens. On saisit le début de l’information mais le reste nous échappe. L’une de ces séquences fait ainsi référence à un blogueur britannique. Le propre d’un journaliste est d’être un intermédiaire pour transmettre et faire comprendre une information. En l’espèce, c’est l’inverse qui s’est produit. La confection d’un off est très compliquée, contrairement à ce que l’on pourrait penser, car il faut synthétiser au maximum une information sans en perdre l’intelligibilité. Les références abordées dans les séquences en question n’étaient pas compréhensibles pour le commun des téléspectateurs. Je pourrai vous en transmettre la liste ; elles concernent des oligarques russes, des pays d’Afrique ou du Moyen-Orient et cet hôtel à Madagascar.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Qu’ont révélé les enquêtes internes ? D’autres journalistes ont-ils été approchés par M. Duthion à des fins d’influence ?

M. Marc-Olivier Fogiel. En effet, après le départ de Rachid M’Barki, M. Duthion a essayé de contacter d’autres journalistes de BFM TV pour leur proposer des informations. Elles n’ont pas retenu leur intérêt, si bien qu’aucune information obtenue par son intermédiaire n’a été diffusée sur notre antenne. D’autre part, un journaliste a révélé, au cours de l’enquête interne, que M. Duthion lui avait proposé de le rémunérer en échange de la diffusion d’une information. J’ignore si, pour ce qui le concerne, Rachid M’Barki a été rémunéré.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ces dernières années, avez-vous constaté des tentatives d’approche ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Non.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au-delà de la charte de déontologie, les journalistes de BFM TV sont-ils sensibilisés aux risques d’ingérence étrangère, par exemple à travers des formations ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Nous formons nos journalistes à la détection de deepfakes, ou hypertrucages, mais pas spécialement à la détection de tentatives d’ingérence étrangère. Cependant, grâce à notre mécanisme de vérification de l’information, au protocole établi et au système hiérarchique, aucune information ne parvient à l’antenne sans avoir été au préalable soupesée et réfléchie, sauf, bien entendu, lorsque les règles ont été sciemment contournées.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. À la suite des investigations internes, comptez-vous renforcer le dispositif de validation ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Nous avons rappelé les règles à chacun. Elles sont suffisamment solides pour empêcher qu’une information échappe à notre vigilance. Il n’y a donc pas de raison de renforcer un dispositif déjà suffisamment robuste.

Mme Caroline Colombier (RN). Je suppose que vous pouvez compter sur des informateurs ou d’autres lobbyistes. Certaines personnes pourraient-elles être rémunérées en échange d’une information qu’elles vous transmettraient et que vous diffuseriez ensuite ?

M. Marc-Olivier Fogiel. La charte de déontologie nous interdit formellement d’acheter une information. Dans l’affaire Palmade, un informateur nous a proposé de nous vendre des images compromettantes. Nous avons évidemment refusé.

M. Sébastien Chenu (RN). Avez-vous déjà été confronté à une situation comparable, en tant que directeur de BFM TV ou à un autre poste ? Comment se prémunir contre une telle tentative d’ingérence, qu’elle soit d’origine étrangère ou privée ?

M. Marc-Olivier Fogiel. C’est la première fois que je suis confronté dans mon parcours professionnel à un contournement des règles dont nous parlons.

Comment s’en prémunir ? Tout simplement en étant un bon journaliste – en respectant une charte de déontologie ; en s’inscrivant dans une chaîne hiérarchique ; en s’interrogeant sur le sens de l’information que l’on souhaite donner.

Mme Laure Lavalette (RN). Comment un présentateur peut-il réussir à diffuser les images de son choix ? J’ai compris – vous me corrigerez si je me trompe – que son autorité naturelle lui permettait d’obtenir ce qu’il voulait.

Vous avez certainement réfléchi au risque d’ingérence avant cette affaire. Finalement, l’excès de procédures ne tue-il pas le processus de vérification ? Puisque celui-ci ne suffira jamais à écarter totalement le risque d’ingérence, que pouvez-vous faire de plus pour préserver l’intégrité des journalistes et empêcher leur corruption par les lobbyistes dont parlait Mme la rapporteure ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Ce n’est pas Rachid M’Barki qui a enregistré les images dans un ordinateur. Fort de son autorité naturelle, vous l’avez dit, il a demandé à des journalistes, souvent pas titulaires, de le faire en contournant la chaîne hiérarchique puisque la diffusion des images doit être validée par le rédacteur en chef.

Les règles sont claires et rappelées régulièrement. Mais, comme dans d’autres domaines, si vous voulez les contourner, vous avez toujours le loisir de le faire au risque d’être rappelé à l’ordre – ce qui a été le cas ici. En une quinzaine d’années d’existence de BFM TV, que ce soit sous la direction d’Hervé Beroud ou désormais sous la mienne, cela n’était jamais arrivé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le risque d’ingérence est une préoccupation des grandes démocraties occidentales depuis plusieurs années. L’est-il pour vos rédactions ? Je pense au risque de manipulation de vos journalistes, quels que soient leur intégrité et leur professionnalisme, mais aussi au risque d’infiltration par des stagiaires dont il est impossible de vérifier la moralité comme le font les services de l’État. Cela vous a-t-il amené à renforcer les procédures de vérification, tant dans le travail journalistique que dans la gestion des ressources humaines ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Les journalistes de BFM TV sont, comme ceux des autres grandes rédactions, en contact quotidien avec des sources – cela fait même partie de leur travail –, et celles-ci ont des intérêts à faire passer des informations. En soi, ce n’est pas condamnable. Il appartient ensuite aux journalistes de juger de la pertinence des informations pour éclairer le grand public sur un fait d’actualité.

Cela n’aurait pas de sens de couper les journalistes de leurs sources, quand bien même celles-ci auraient des visées d’ingérence ou d’influence : ce serait se priver d’une partie de l’information. Le travail journalistique consiste précisément à recouper les informations et à comprendre quels intérêts la source peut servir derrière les informations qu’elle donne.

Un bon journaliste fait ce travail. La rédaction de BFM TV, dont je rappelle l’exemplarité, le fait d’autant plus qu’elle en a le temps et les moyens grâce à ses 250 journalistes.

Être contacté par des gens qui essaient de l’influencer pour de bonnes ou de mauvaises raisons, c’est le quotidien de tout journaliste. Je ne trouve rien à y redire à condition qu’un travail journalistique soit effectué par des personnes compétentes, capables d’évaluer l’intérêt des informations qui leur sont proposées, de les analyser et de les replacer dans leur contexte.

Comment gérer correctement ces sources d’information ? Ce n’était pas une pirouette lorsque j’ai dit à M. Chenu qu’il fallait être bon journaliste. Il est nécessaire d’avoir des moyens – BFM TV en a –, de recruter des journalistes compétents – ce que nous essayons de faire tous les jours – et d’installer une chaîne hiérarchique dont le rôle est non seulement de valider, mais aussi de s’interroger constamment sur l’intérêt d’une information, étant entendu qu’il nous arrive de nous tromper – pas souvent, heureusement. C’est cet écosystème robuste qui permet de lutter contre la mauvaise influence, voire l’ingérence qui en est la face sombre.

S’agissant de l’infiltration d’une rédaction par des personnes télécommandées de l’extérieur, les procédures de recrutement nous en préservent même si nous ne sommes jamais à l’abri d’une erreur. Quant aux stagiaires, ils n’ont ni l’accès à l’antenne ni la liberté d’influer sur la ligne éditoriale de la chaîne, compte tenu de la solidité de la structure mise en place.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous eu l’occasion, au cours des dernières années, d’être sensibilisé aux enjeux d’ingérence par les services de l’État qui assurent la protection de nos intérêts et de notre démocratie ? Vous auriez pu être informé de l’existence d’entreprises proposant à des journalistes ou à des relais d’opinion à travers le monde des reportages clés en main ou cherchant à influencer l’information, comme l’a révélé l’enquête Story Killers.

M. Marc-Olivier Fogiel. Je n’ai pas été informé de l’existence de la société mise en cause dans l’enquête.

En revanche nous avons – et moi au premier chef – des échanges réguliers et informels avec les services de l’État, dont certains ont été auditionnés à huis clos par votre commission d’enquête. Cela peut être à notre demande – par exemple au sujet de personnes qui nous proposent des informations – ou à leur initiative, sans jamais aucun interventionnisme de leur part.

Ces échanges sont utiles également pour en savoir plus sur des experts qui, désormais très nombreux sur les plateaux de télévision, peuvent servir des intérêts que nous ignorons. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de solliciter les services de l’État pour obtenir des informations sur certains d’entre eux et m’assurer qu’ils étaient exempts d’accusations potentielles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors de son audition hier, M. M’Barki a affirmé qu’il n’avait jamais été sensibilisé, ni par sa hiérarchie ni par les services, aux risques d’ingérence.

Compte tenu de la menace grandissante d’ingérence, au-delà de la charte de déontologie et des procédures robustes que vous avez évoquées, avez-vous mené une campagne de sensibilisation particulière à ce risque ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Il n’y a pas de formation dédiée, mais le sujet donne lieu à des discussions permanentes. Ce qui vous occupe aujourd’hui est pour nous une préoccupation constante : d’où vient l’information ? comment nous est-elle parvenue ? y a-t-il des intérêts cachés ? Trouver la bonne distance et éviter d’être instrumentalisé, voire pire, c’est pour nous une réflexion au quotidien et cela passe par une organisation au fil de l’eau.

Certains points techniques ou spécifiques, tels que les deepfakes – lesquels peuvent être des instruments d’ingérence –, font l’objet d’une sensibilisation ou de formations particulières.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous êtes certainement attentif à l’image de votre chaîne et à l’utilisation qui peut être faite sur les réseaux sociaux, par des puissances étrangères ou des relais d’opinion, d’extraits de journaux ou d’images qui y sont diffusées. BFM TV surveille-t-elle les éventuelles manipulations par des officines ? Il semble que les images incriminées dans l’enquête en cours ont été diffusées pour être ensuite utilisées par d’autres médias, lesquels profitent de l’image et de l’autorité de votre chaîne.

M. Marc-Olivier Fogiel. Oui, c’est une question qui nous préoccupe au quotidien. La rédaction de BFM TV est composée d’une direction broadcast et d’une direction digitale, placée sous l’autorité de Julien Mielcarek et employant plus d’une centaine de journalistes, dont des spécialistes des technologiques, qui produisent de l’information mais surveillent aussi l’espace numérique. Quand des images de BFM TV sont utilisées de façon massive ou qu’elles sont détournées, cela est signalé.

Les séquences auxquelles vous faites allusion ont en effet été utilisées, mais pas de façon massive, du moins selon les critères qui déterminent notre ligne de flottaison. Une enquête est en cours, mais j’imagine que leur diffusion n’a servi que des intérêts locaux.

Il existe donc bien un mécanisme de vigilance pour surveiller l’utilisation et l’éventuel détournement des images de BFM TV. Chaque semaine, nous faisons le point et examinons les situations qui poseraient un problème.

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). La « ligne de flottaison » a-t-elle déjà été dépassée et, si oui, dans quels cas ? Je ne vous demande pas de les décrire dans le détail, mais de les caractériser rapidement ou d’en esquisser une typologie. Est-il arrivé que la manipulation soit telle que vous l’ayez signalée aux services avec qui vous êtes en contact de manière informelle ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Non, ce n’est jamais arrivé.

Il arrive bien souvent que des séquences soient découpées : par exemple, on va utiliser hors contexte les propos d’un intervenant. Si cette utilisation nous semble préjudiciable, par exemple si l’extrait devient viral, on « re-embed » les images ou les tweets, c’est-à-dire que nous les replaçons sous la bannière BFM TV en apportant les précisions nécessaires – pour plus de détails, je vous renvoie à notre site ou à notre compte Twitter général.

Mme Laure Lavalette (RN). Chat échaudé craint l’eau froide… Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous maintenant ? Une réflexion est-elle en cours sur la guerre de l’information, notamment dans le cadre du conflit en Ukraine ? Des procédures vont-elles être mises en place ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Notre état d’esprit n’a pas changé. Nous avons appelé chacun à la vigilance mais, après vérification, nous n’avons pas jugé utile de renforcer encore un mode de fonctionnement qui nous semble déjà solide et robuste.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous êtes soumis à des injonctions contradictoires : nourrir une chaîne d’information en continu, être présent sur les réseaux sociaux, remplir des objectifs d’audience – votre modèle économique étant fondé sur la publicité –, entretenir le rapport avec vos invités conformément aux exigences que vous avez indiquées et éviter les « accidents industriels ». Ayant travaillé dans l’industrie, je suis sensible à ce que vous avez dit concernant les processus, les chartes, etc. Mesurez-vous aussi le degré de non-ingérence ? Avez-vous des retours d’expérience ? Un plan d’action est-il arrêté au vu des résultats ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Je ne suis pas soumis à des injonctions contradictoires. J’essaie de produire tous les jours de la bonne information ; je n’ai jamais l’impression de faire du remplissage. Nous ne manquons pas de matière. Notre travail consiste plutôt à hiérarchiser les informations et à éviter de passer à l’antenne des sujets inintéressants. L’injonction à laquelle nous sommes soumis, c’est de sélectionner l’information du jour et de définir la façon dont on doit la traiter. On peut contester nos choix, mais ma seule exigence est de produire une information vérifiée, qui a du sens et qui est conforme à notre ligne éditoriale – sans injonction. Il s’avère que cela fonctionne et que cela produit du chiffre d’affaires. Mieux cela fonctionne, plus on a de moyens, plus les équipes sont solides et mieux on peut lutter contre d’éventuelles ingérences.

Notre processus de validation, la méthode que nous utilisons pour vérifier et contre-vérifier les informations, notre cellule vidéo, tout cela nous semble suffisamment robuste pour faire face à un danger qui est réel mais que nous tenons à distance – à moins que quelqu’un ne décide de contourner les règles, ce qui est un risque partout, y compris dans l’industrie ; mais, en l’occurrence, la personne a été démasquée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les journalistes, les chaînes d’information et les médias en général font face à de multiples défis : la nécessité de rester indépendants et fiables pour continuer à disposer de la confiance de nos concitoyens, les évolutions technologiques, avec notamment la révolution numérique, le fait qu’avec les réseaux sociaux tout un chacun peut produire de l’information et se croire, durant un instant, journaliste de sa propre vie. Qu’en pense le grand professionnel que vous êtes ? Les journalistes arriveront-ils à surmonter ces défis et à vaincre les menaces qui pèsent sur leur travail ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Aujourd’hui, quiconque a accès aux réseaux sociaux se croit journaliste, mais le journalisme ce n’est pas cela : c’est un métier. En revanche, ces publications sont autant de sources d’information potentielles.

Il y a une forme de confusion sur ce qu’est un média. Un compte Twitter, ce n’est pas un média. Du coup, il est encore plus important que nous fassions notre métier de journaliste. Et pour cela, il faut des moyens : une rédaction nombreuse et solide permet d’affirmer sa différence.

Il reste que la défiance envers les journalistes est grande – peut-être en sommes-nous pour partie responsables. Le défi est de taille, et il est nécessaire de disposer de moyens pour le relever. J’ai la chance de travailler pour un groupe qui nous en donne, alors même qu’on observe une certaine précarisation du métier. Nous pouvons nous appuyer sur les antennes locales de BFM : depuis quatre ans, dix chaînes ont été lancées et 200 journalistes engagés. Cela permet de répondre à la problématique que vous venez d’exposer.

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). Quel est votre sentiment concernant d’éventuelles ingérences étrangères dans la sphère politique française, en comparaison de ce qu’on peut observer dans d’autres démocraties, comme les États-Unis ? Pensez-vous, en tant que professionnel, qu’il s’agisse d’un danger réel ou que le risque est plutôt maîtrisé ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Je ne suis pas un spécialiste du sujet mais je pense que le risque est plutôt maîtrisé, même s’il existe. La France ne me semble pas une cible majeure.

 

La séance s’achève à midi vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Mireille Clapot, Mme Caroline Colombier, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy

Excusé. - Mme Anne Genetet

Assistaient également à la réunion. - M. Sébastien Chenu, Mme Laure Lavalette