Compte rendu
Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen. 2
– Présences en réunion................................33
Jeudi
6 avril 2023
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2022-2023
Présidence de
M. Jean-Philippe Tanguy,
Président de la commission
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Jeudi 6 avril 2023
La séance est ouverte à quinze heures vingt.
(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Nathalie Loiseau, ancienne ministre des affaires européennes, actuellement députée européenne et présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen.
Madame la ministre, je vous remercie de vous être rendue disponible pour répondre à nos questions. Aux fonctions que je viens d’évoquer, il faut ajouter celle de présidente de la délégation permanente du Parlement européen à l’Assemblée parlementaire Union européenne-Royaume-Uni et celle de coordinatrice du groupe Renew au sein de la commission spéciale INGE 2, dont nous avons entendu le président, Raphaël Glucksmann, mardi dernier. Vous avez publié il y a quelques mois un ouvrage intitulé La Guerre qu’on ne voit pas venir, consacré aux nouveaux champs de conflictualité, où des puissances hostiles ou inamicales déploient une activité toujours croissante. Votre expérience et votre expertise nous seront précieuses et nous permettront d’approfondir l’analyse des phénomènes d’ingérence étrangère que nous menons depuis plusieurs mois.
En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Aussi, madame la ministre, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Nathalie Loiseau prête serment.)
Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen. Je me réjouis que l’Assemblée nationale se penche sur ce sujet, si important, des ingérences étrangères. D’autres pays l’ont fait avant nous et, pour le nuage de Tchernobyl, il n’y a aucune raison de penser que ce qu’ils ont traversé n’a pas touché notre pays.
D’après le titre de votre commission d’enquête, vous avez choisi d’aborder cette question sous l’angle de la corruption des élites, et vous avez eu raison. C’est un sujet difficile à documenter, donc difficile à combattre, mais essentiel. Au Parlement européen, la commission INGE 2, dont je suis à la fois coordinatrice et corapporteure, met l’accent sur les manipulations de l’information, qui n’ont rien de nouveau mais ont pris, avec l’entrée dans l’ère numérique, une dimension sans précédent. Ce sont les démocraties qui sont les plus visées, non pas pour ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont. Elles sont visées par des régimes autoritaires qui y voient une concurrence à leur propre mode de gouvernance. Généralement, les ingérences dont nous faisons l’objet visent moins à nous convaincre des qualités d’un pays étranger qu’à démontrer le caractère dysfonctionnel de nos propres pays. Elles visent à discréditer la démocratie pour ce qu’elle est et à nous faire croire que nous sommes irréconciliables, divisés et affaiblis.
Je me propose de vous donner quelques éclairages étrangers avant d’aborder la situation française. Je commencerai assez naturellement par le Brexit, qui est très proche de nous, à la fois géographiquement et dans le temps. En 2016, un référendum a fait quitter l’Union européenne au Royaume-Uni. On connaît le résultat et on a constaté la division qui s’est installée, au sein de l’opinion publique britannique, entre brexiters et partisans du maintien dans l’Union européenne. Ce que l’on sait, mais seulement partiellement, c’est la nature de l’ingérence étrangère russe dans cette campagne du Brexit. On le sait parce qu’une commission du renseignement a rendu un rapport à ce sujet ; mais on ne le sait que partiellement parce que ce rapport a été en partie masqué, à la demande du gouvernement britannique – ce qui est tout de même préoccupant. Le rapport conclut qu’« il existe des preuves substantielles que l’ingérence russe est une pratique courante dans la vie politique britannique ».
Ce qu’on a pu documenter, ce sont les liens de certains financeurs de la campagne du Leave, en particulier Arron Banks, avec la Russie. Ce que l’on a pu observer, c’est l’existence de très nombreux faux comptes sur les réseaux sociaux et de bots diffusant et amplifiant des contenus pro-Brexit, pilotés depuis la Russie ; ce sont aussi les déclarations de Nigel Farage, qui, lorsqu’il dirigeait le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), a dit par exemple que Vladimir Poutine était « le leader qu’il admirait le plus ». On l’a beaucoup vu sur Russia Today et, aujourd’hui encore, quand il intervient sur les réseaux télévisés, c’est pour dénigrer l’Ukraine et dire du bien de la Russie.
J’en viens, un peu plus loin de nous dans l’espace mais pas dans le temps, à la campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2016. Une enquête a eu lieu, confiée au procureur spécial Robert Mueller : celui-ci a conclu que « la Russie était intervenue de manière écrasante et systématique ». Robert Mueller a d’ailleurs inculpé treize ressortissants russes pour ingérence, dont Evgueni Prigojine – déjà ! L’un des directeurs de campagne de Donald Trump, Paul Manafort, a plaidé coupable et a reconnu des contacts avec la Russie. L’Internet Research Agency (IRA), c’est-à-dire l’usine à trolls, d’Evgueni Prigojine, est à l’origine de faux messages de soutien à Trump, qui ont touché plus de 150 millions d’Américains. Plus de 4 000 faux comptes et plus de 50 000 bots ont été mobilisés, pour un coût estimé à 35 millions de dollars. Pour une fois, on a pu chiffrer le coût de l’ingérence.
On constate aussi la conjonction entre des hackers russes qui s’en sont pris à la campagne de Hillary Clinton à trois reprises et WikiLeaks, qui a diffusé le contenu de ce hacking mais en mêlant vrai contenu et faux documents. On pourra revenir, si vous le souhaitez, sur les objectifs que visait la Russie à travers ces deux cas d’ingérence dans des processus électoraux. Il faudrait aussi parler des Balkans et de l’Ukraine.
Au sein de l’Union européenne, le travail de la commission INGE 2 et celui que j’ai fait de mon côté et en tant que présidente de la sous-commission Sécurité et défense montrent une constante : une relation forte entre la Russie et les extrêmes droites européennes. C’est un choix qui a été fait par des proches de Vladimir Poutine, notamment Konstantin Malofeïev. Un document émanant de l’un de ses collaborateurs a fuité. Il est daté de 2021 et on peut y lire : « Sans notre engagement actif et notre soutien tangible aux partis conservateurs européens, leur popularité et leur influence en Europe vont continuer à baisser. Il faut restaurer les contacts avec les partis eurosceptiques de manière systématique pour contrer la politique de sanctions de Bruxelles. Mais la reprise de ce travail va demander un niveau de confidentialité très différent, en raison du renforcement de l’opposition à l’influence russe. »
En Italie, Matteo Salvini a déclaré : « Entre Poutine et Renzi, je choisis Poutine. » Aux Pays-Bas, dès 2014, Thierry Baudet, une figure connue de l’extrême droite néerlandaise, s’est fait connaître en faisant campagne contre l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine et en niant que le crash du vol MH17 ait pu être commis par les séparatistes pro-russes ou des Russes au Donbass ; il l’attribuait à des Ukrainiens et à la CIA. Mal lui en a pris, puisque la procédure judiciaire est terminée et que l’origine du crash ne fait plus de doute.
En Allemagne, on connaît la proximité entre la Russie et l’extrême droite allemande, notamment le parti Alternative für Deutschland (AfD), mais cela va beaucoup plus loin. On connaît les liens de Gerhard Schröder et d’autres hommes et femmes politiques, ainsi que d’entreprises allemandes, avec la Russie de Vladimir Poutine. Pour rester sur le terrain électoral, durant la campagne de 2021, Russia Today a renforcé significativement le nombre de ses journalistes en Allemagne et choisi de couvrir avec une intensité sans précédent tout ce qui relevait de la défiance vaccinale et de l’opposition à la politique de santé allemande.
De récentes révélations ont également montré des liens entre les indépendantistes catalans et la Russie, au moment de la consultation électorale – non autorisée.
Je m’en voudrais de ne pas parler de la Chine, dont on sait qu’elle exerce un contrôle sur sa diaspora au sein de l’Union européenne, notamment grâce à ses « postes de police ». On sait aussi l’importance qu’elle accorde à la coopération universitaire et scientifique, dans des conditions qui ne sont pas toujours transparentes et qui imposent le récit du régime chinois aux universitaires européens qui s’y frottent, notamment au travers des instituts Confucius. Par ailleurs, dans le cadre du programme « Mille talents », la Chine attire des scientifiques internationaux qui lui font bénéficier de connaissances technologiques occidentales, y compris sur des sujets très sensibles.
La Chine a basculé dans une attitude encore plus ingérente sous l’effet de deux événements : la pandémie du covid et la guerre en Ukraine. Désormais, elle reprend à la fois les recettes et les thèses de la Russie.
S’agissant des recettes, je pense par exemple à la manipulation d’information autour de l’origine du covid. On a vu des médias officiels chinois, des trolls chinois et même des diplomates chinois prétendre que le virus du covid avait été inventé dans un laboratoire militaire américain, Fort Detrick, le même laboratoire où les Russes, il y a plusieurs décennies, prétendaient que le sida avait été fabriqué. La Chine copie donc les recettes russes, sans forcément beaucoup les transformer… Elle fait aussi usage de cyberattaques. La Russie est de loin le pays qui en commet le plus, mais la Chine en fait désormais autant et il est parfois difficile de distinguer les cyberattaques russes et chinoises. Je pense en particulier à celles qui ont ciblé l’Agence européenne du médicament au moment où les dossiers des laboratoires Pfizer et Moderna y étaient examinés. Ces cyberattaques ont sans doute vu travailler ensemble des espions chinois et des hackers russes.
La Chine reprend également des thèses russes, notamment autour de la guerre d’Ukraine. Sur tous les médias sociaux chinois, on retrouve le narratif russe, clairement anti-occidental. Une note interne de l’administration chinoise qui a été communiquée par un lanceur d’alerte justifie, une fois de plus, de cibler les démocraties constitutionnelles occidentales.
D’autres pays ciblent l’Union européenne depuis longtemps et continuent de le faire, comme l’Azerbaïdjan. On se souvient du « Caviargate », qui avait frappé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. On constate une chasse aux dissidents qui se déroule jusque dans notre territoire et qui remet en cause notre propre souveraineté – c’est mon avis personnel – lorsqu’une tentative d’assassinat vise, sur notre sol, une personne qui a reçu le statut de réfugié politique.
Il faut évoquer aussi les mouvements religieux qui, au travers de certains pays ou de mouvements non étatiques, interfèrent avec l’Union européenne. Je pense d’abord aux mouvements islamistes et aux pays qui soutiennent les Frères musulmans, comme la Turquie ou le Qatar. Au niveau des institutions européennes, le Forum of European Muslim Youth and Student Organisations (FEMYSO), un organisme qui s’adresse aux jeunesses et aux étudiants musulmans d’Europe, est très lié aux Frères musulmans, bien qu’il le nie. Il s’exprime constamment auprès des institutions européennes et bénéficie de financements de la Commission européenne, sur lesquels j’ai commencé à me pencher. Il s’agit, non pas seulement de dénoncer, ce qui est facile, mais aussi de définir avec la Commission européenne les critères qui nous permettront de nous protéger de ce type d’interférence.
Le Qatar soutient lui aussi les Frères musulmans, c’est une évidence. Il semblerait qu’il ait été à l’origine d’une tentative de corruption, ou d’une corruption, de membres ou d’anciens membres du Parlement européen. J’emploie le conditionnel, puisqu’une enquête est en cours et que la présomption d’innocence impose de prendre des précautions. C’est d’ailleurs là-dessus que je rédige le rapport pour la commission INGE 2 qui sera voté aux mois de juin et juillet.
Des mouvements chrétiens étrangers tentent également de s’ingérer dans les institutions européennes ou dans l’Union européenne. Ce sont des mouvements hostiles aux droits des femmes et aux personnes LGBT, inspirés à la fois d’évangéliques américains et d’orthodoxes russes. On retrouve parfois côte à côte, dans la même conférence, des Polonais, des Russes, autour de Konstantin Malofeïev, et des Américains, ce qui est un peu vertigineux. Ils sont d’accord sur une chose : en faire baver aux femmes et aux minorités. De l’argent circule dans ces mouvements, notamment de l’argent russe. Même s’il est naturel de prêter attention aux Frères musulmans et aux ingérences islamistes, n’oublions jamais que d’autres mouvements religieux doivent être surveillés. Ils ont tous en commun de s’en prendre aux droits des femmes, une cause qui, vous n’en serez pas étonnés, me touche particulièrement.
J’en arrive à la France, qui ne diffère pas des autres pays puisque l’ingérence russe y est particulièrement forte. Durant la campagne électorale de 2017, des trolls russes interviennent en très grand nombre pour cliver les débats et les envenimer. Des entreprises d’État dites d’information, mais qui sont en réalité des entreprises de propagande, dénigrent systématiquement le même candidat, Emmanuel Macron. Les liens que l’on avait notés, au moment de l’élection américaine de 2016, entre les trolls russes et l’alt-right américaine, sont toujours manifestes au moment de l’élection française de 2017. Ils contribuent à la diffusion de fausses rumeurs, par exemple au sujet d’un compte bancaire qu’Emmanuel Macron détiendrait aux Bahamas, qui sont reprises – malheureusement – par une candidate à l’élection présidentielle en France.
Le piratage de la campagne d’Emmanuel Macron n’est pas strictement attribué, mais la méthode utilisée est semblable à celle du groupe de hackers russes Fancy Bear. Le contenu part d’abord chez des militants américains, avant de revenir en France, amplifié par des bots. Les institutions françaises ont réagi avec sang-froid, faisant échouer l’opération. Un troll russe assez célèbre, Konstantin Rykov, a dit à la télévision, face caméra : « Nous avons réussi, Trump est président. Malheureusement, Marine n’est pas devenue présidente. Une opération a réussi, l’autre a échoué. »
Le canal privilégié par Moscou pour diffuser son influence en France est, comme ailleurs en Europe, l’extrême droite. La Russie et le Rassemblement national (RN), c’est une histoire qui commence avec Jean-Marie Le Pen et qui se poursuit. Ce que l’on note, ce sont des voyages fréquents et des déclarations inhabituelles, par leur nombre et leur intensité, au sujet de la Russie et de Vladimir Poutine, du type « J’admire Vladimir Poutine » ou « La presse d’opposition est plus libre en Russie qu’en France ». Je n’imagine aucun autre homme ni aucune autre femme politique citer ainsi un pays étranger et dire la même chose d’un autre dirigeant étranger.
Ces déclarations sont récurrentes et se reproduisent dès que la Russie est mise en cause, par exemple au moment de l’assassinat de Boris Nemtsov ou de l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal au Royaume-Uni. À chaque fois, on entend, de la part du RN, des arguments que ne démentirait pas un porte-parole russe. Au début de la guerre d’Ukraine, de même, on entend une mise en doute des crimes de guerre, un narratif expliquant que l’OTAN a sa part de responsabilité, une opposition aux livraisons d’armes et aux sanctions contre la Russie. Tout cela finit par faire une grille de lecture qui peut amener quelqu’un à penser sincèrement que la Russie est attaquée et que les torts sont partagés.
Ce qui est plus troublant, c’est le financement du Rassemblement national : c’est le seul parti à avoir eu recours à une banque russe, et pas n’importe laquelle puisqu’elle est connue pour avoir participé à du blanchiment d’argent de la corruption et au contournement de sanctions iraniennes. Cette banque ayant fait faillite, le prêt a été repris par une entreprise russe et, là encore, pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agit d’une entreprise sous sanctions américaines pour participation à la prolifération d’armes de destruction massive. Cette entreprise, qui exporte des pièces détachées aéronautiques, le fait notamment en direction de la Syrie de Bachar al-Assad. Maintenant qu’il est interdit de rechercher des financements en dehors de l’Union européenne, le Rassemblement national emprunte dans une banque hongroise proche de Viktor Orbán, le dirigeant européen qui a le plus de sympathie pour la Russie de Vladimir Poutine. Ce sont des choix qui interrogent et qui n’ont été faits par aucun autre parti politique. Au-delà des déclarations de Marine Le Pen, il y a celles de nombreux autres membres du Rassemblement national, qui sont très fréquemment sensibles au narratif russe.
Le Rassemblement national n’est pas le seul parti à apprécier la Russie ; c’est aussi le cas du parti Reconquête, au sein duquel on constate aussi un mélange de déclarations et de voyages, y compris de voyages d’affaires : je songe à Philippe de Villiers et à sa tentative de monter un Puy du Fou en Crimée, annexée par la Russie. Entre les votes qui ont lieu en France et ceux qui ont lieu au sein du Parlement européen, il peut y avoir une différence dans la manière dont l’extrême droite se positionne sur les questions liées à la Russie.
Je ne manquerai pas de relever des choix de positionnement de La France insoumise (LFI) sur la Russie et sur l’Ukraine, qui sont clairement teintés d’antiaméricanisme et d’hostilité à l’OTAN. Il ne faut pas oublier, non plus, que Jean-Luc Mélenchon a longtemps été conseillé par deux personnes dont la sympathie pour la Russie était manifeste et qui ont toutes deux quitté LFI, l’une pour monter un parti souverainiste et l’autre pour rejoindre le Rassemblement national. Puisque j’ai évoqué Gerhard Schröder, je dois aussi dire un mot de François Fillon : il est tout de même étrange que deux anciens chefs de gouvernement aient rejoint des intérêts économiques russes proches du Kremlin.
Je voudrais aussi donner un coup de projecteur sur d’autres formes d’ingérence de la Russie dans notre pays. L’utilisation de relais médiatiques n’a fait que croître depuis que Russia Today et Sputnik ont été fermées en Europe. Je pense au présentateur de la chaîne YouTube Thinkerview, qui se veut disruptif et dit vouloir traiter l’actualité autrement. Il a été invité par Sergueï Lavrov, lorsque celui-ci est venu à Paris. Il a accepté l’invitation et invite régulièrement des officiels russes dans son émission. C’est son droit – nous sommes dans un pays de liberté et c’est notre chance –, mais c’est surtout son choix : un choix qui peut interroger.
J’ai dit que les médias russes ou prorusses, ou les trolls, s’étaient beaucoup investis, en France, sur des sujets clivants : ce fut le cas avec les gilets jaunes, mais aussi avec la pandémie de covid. J’évoquerai aussi une création plus récente d’Evgueni Prigojine, la Foundation to Battle Injustice, qui entend défendre des « lanceurs d’alerte » ou les « victimes de violences policières » – et dont les initiales rappellent que son créateur est lui-même recherché par le FBI. Cette fondation lui donne à la fois de la visibilité et des moyens financiers et juridiques. Il y a fort à parier que, sur ces sujets, comme sur d’autres, son but est de cliver et d’obtenir que les Français se dressent les uns contre les autres.
Il faut dire un mot aussi des campagnes antifrançaises qu’Evgueni Prigojine mène en Afrique, grâce à la fois au groupe Wagner et à son groupe de médias de désinformation qui manipule des influenceurs panafricanistes pour essayer de dresser les opinions publiques africaines contre la France.
J’ai évoqué les ingérences de la Turquie en Europe. Elle est active en France, où elle est en guerre contre la laïcité à la française. On l’a vu après l’assassinat de Samuel Paty, avec les déclarations du président turc. En 2018, déjà, il déclarait que les musulmans de France étaient sous sa protection. Je considère, à titre personnel, qu’il s’agit clairement d’une ingérence. Il est aussi le plus gros fournisseur d’imams détachés en France, au travers d’associations qui sont proches du parti au pouvoir et qui, soit essayent de présenter des candidats à des élections locales, soit gèrent des mosquées ; Millî Görüş gère soixante-dix mosquées en France.
L’activisme de certains régimes à notre endroit vise à nous rendre soit hystériques, soit apathiques. Hystériques, en nous dressant les uns contre les autres et en nous donnant l’impression que, quel que soit le sujet, tout va devenir violent et que nous sommes irréconciliables. Apathiques, lorsque la désinformation vise, notamment sur des sujets internationaux, à ce que les opinions occidentales renoncent à avoir un avis et en viennent à se dire : « Finalement, je ne sais pas. » C’est beaucoup le cas sur l’Ukraine, quand on nie l’existence de crimes de guerre à Boutcha ou la présence de civils dans le théâtre de Marioupol. Ce n’est pas vraiment fait pour être cru, mais pour intimider les gens et pour faire en sorte qu’ils se détournent du sujet, parce qu’ils n’y comprennent plus rien. C’est une vieille habitude russe.
Si vous m’y autorisez, j’aimerais finir cette intervention par une citation d’Hannah Arendt, que je relis régulièrement : « Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Cette phrase me semble malheureusement prémonitoire.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour cet exposé très complet et pour cette citation d’Hannah Arendt, que nous pouvons reprendre à notre compte en tant que représentants de la nation.
Vous avez rappelé que l’objet de cette commission d’enquête, proposé par le Rassemblement national et validé par la commission des lois, est de contribuer, modestement, à l’identification des tentatives d’ingérences, ou des ingérences, visant notre pays. Nous accordons effectivement une attention particulière à la corruption des élites et à celle de toutes les personnes ou institutions susceptibles d’avoir de l’influence sur nos compatriotes ou sur les processus de décision. J’espère que nos travaux apporteront leur pierre à l’édifice, au niveau français comme au niveau européen.
J’en viens à ma première question – et j’en aurai beaucoup à vous poser. Vous êtes la première à avoir proposé une typologie des formes d’ingérences, que je trouve très intéressante. Vous avez expliqué que l’enquête menée aux États-Unis avait mis en lumière une ingérence massive. Pouvez-vous faire une comparaison avec la France ? Les auditions que nous avons menées tendent à montrer que, même s’il y a eu des faits d’ingérence lors des derniers processus électoraux français, ils ont pu être contrôlés grâce à nos services de renseignement et aux règles démocratiques qui nous sont propres. Je pense notamment aux règles relatives au financement des campagnes : entre la France et les États-Unis, c’est le jour et la nuit, s’agissant aussi bien des montants mis en jeu que de l’encadrement. Que pouvez-vous nous dire de la situation française ? Vous semble-t-elle sous contrôle ? Des progrès ont-ils été réalisés entre 2017 et 2022 ?
Mme Nathalie Loiseau. Il ne faut parler que de ce que l’on sait vraiment ; or tout n’est pas documenté. Tout ce que j’ai écrit dans mon livre, tout ce que j’ai dit devant vous repose sur des sources fiables qui soit n’ont fait l’objet d’aucune contestation, soit on fait l’objet de contestations qui ont été réfutées. Il faut toujours être très prudent et se garder de penser que l’on connaît l’entièreté d’une ingérence passée ou d’une situation présente. Il est manifeste qu’aux États-Unis, 2016 a constitué un pic et qu’en 2020, les mesures de contrôle de l’intégrité électorale ont été renforcées, si bien que ceux qui ont voulu faire croire à des ingérences chinoises dans l’élection de Joe Biden se sont cassé les dents. Toutefois, cela n’a pas empêché, au sein d’une frange très dure de l’électorat de Donald Trump, la naissance d’un mouvement de contestation des résultats, qu’on a appelé Stop the Steal, et qui s’est quand même traduit par l’assaut du Capitole, le 6 janvier.
L’élection de 2020 a donc été beaucoup moins exposée, mais c’est comme si l’on avait instillé un poison dans la confiance envers les institutions et que ce poison continuait à faire son chemin. Il faut en être conscients et ne pas nous endormir sur nos lauriers : ce n’est pas parce qu’on est plus vigilant, plus conscient des risques, qu’on a réglé le problème. Le poison du soupçon peut continuer à faire mal des années plus tard, quand il concerne les institutions et les médias et qu’on finit par ne plus croire à rien et à croire n’importe quoi en même temps.
S’agissant des ingérences dans la campagne de 2017, ce que disent les experts, c’est que les attaques étaient toutes dirigées contre un seul candidat, Emmanuel Macron, qu’elles sont passées par de très nombreux faux comptes sur Facebook, que la plateforme a identifiés et fermés. Les Macron Leaks, que j’ai évoqués, ont consisté, comme aux États-Unis, en un mélange de contenus exacts et de contenus inventés. Ils n’ont pas eu d’impact, du fait du réflexe démocratique que vous avez évoqué, monsieur le président, d’un certain nombre d’institutions et d’autorités indépendantes qui ont tout de suite compris qu’il s’agissait de porter atteinte à l’intégrité du processus électoral. Les médias professionnels ont aussi eu le réflexe de ne pas tomber dans le piège. C’est à la fois une satisfaction et une fragilité, puisque cela repose sur le comportement des hommes plus que sur la capacité du système à éviter ce type de manipulation.
En 2022, un peu comme en Allemagne, la manipulation passe moins par des sujets purement politiques que par l’amplification de sujets de société : la gestion de la crise du covid et la politique vaccinale ont été considérées comme de bons sujets, susceptibles de cliver et de porter atteinte à la confiance dans les institutions. On assiste, de nouveau, à une amplification de contenus sur les réseaux sociaux. Généralement, le contenu est national au départ, mais son amplification est encouragée par des acteurs extérieurs, à commencer par la Russie qui, depuis 2009, reste dans cette logique qui ne consiste plus à se promouvoir elle-même mais à discréditer les pays européens et les démocraties occidentales.
Pour illustrer cette volonté de clivage, je peux revenir à l’élection de 2017 : les experts qui ont étudié les mots employés par les trolls russes de la galaxie de Prigojine ont noté que ceux qui revenaient le plus souvent sont : noir, féminisme, gay, vert, arabe, islam, extrême droite, gauche, droite. Ce sont les contenus employant ces mots qui sont censés déclencher une réponse et monter en visibilité.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque vous étiez ministre des affaires européennes, puis candidate, il y a eu – et je différencie ce point des faits beaucoup plus graves d’ingérence russe ou chinoise – une confrontation entre deux pratiques différentes en matière de financement des campagnes électorales, puisque la France interdit l’intervention de fondations d’entreprises privées alors que cela est autorisé au niveau européen. Vous aviez eu la gentillesse de nous recevoir à l’époque et nous nous étions entretenus de ce sujet qui vous interpellait et vous concernait. Malheureusement, aucune solution n’avait été trouvée, mais non du fait de la France. Nous savons comment fonctionnent les institutions européennes…
Les élections européennes se profilent. Pensez-vous que la situation a changé ou que des risques d’influence d’intérêts privés, par l’intermédiaire de fondations, existent toujours ?
Mme Nathalie Loiseau. Une telle culture est en effet très éloignée de la culture française et, en l’occurrence, je me sens très française.
Un groupe politique européen, à la différence d’un parti politique, ne peut pas recevoir de financements de la part d’entreprises privées. J’ai rejoint le groupe politique Renew Europe, dont est membre le parti politique auquel j’appartiens, Horizons, mais celui-ci n’appartient à aucun parti politique européen et n’est donc pas concerné par cette différence culturelle.
Vous avez raison de dire que l’ingérence des lobbies diffère grandement de celle qui relève de puissances étrangères malveillantes, mais elle n’en est pas moins problématique. La combattre suppose d’abord d’accroître la transparence, ce qui est le cas : il faut connaître la provenance d’un financement et son montant. La seconde est souvent souterraine, aujourd’hui illégale s’agissant du financement d’un parti politique français, ce qui n’empêche malheureusement pas qu’elle existe. Si les personnes incarcérées sont condamnées, le Qatargate montrera qu’elles se sont rendues coupables de comportements illégaux, de même que le pays qui aurait réussi à les corrompre. En matière d’entreprises privées, seule la transparence permettra de faire savoir aux électeurs à qui ils s’adressent.
Mais un tel modèle n’est pas celui que je préfère, loin de là.
Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les travaux de notre commission d’enquête sont assez suivis, semble-t-il, mais ce n’est pas la première fois que le Parlement français se penche sur la question des ingérences étrangères. Un très intéressant rapport d’information réalisé par nos collègues sénateurs André Gattolin et Etienne Blanc, il y a deux ans environ, a été consacré aux Influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. La Chine y était particulièrement ciblée. Depuis l’automne, la délégation parlementaire au renseignement, structure réunissant quatre sénateurs et quatre députés, présidée par M. Sacha Houlié et dont j’ai l’honneur d’être l’une des vice-présidentes, a décidé de consacrer son rapport annuel à ce thème. Son travail est beaucoup plus confidentiel que celui d’une commission d’enquête et elle dispose d’un peu plus de temps pour rendre ses conclusions.
J’invite également ceux qui nous écoutent à se reporter à votre ouvrage, La Guerre qu’on ne voit pas venir, somme exhaustive sur le sujet. Nous avons beaucoup parlé de la manipulation de l’information, de la désinformation, des fake news, des stratégies d’interférence par des moyens technologiques, en particulier dans les sphères russe, chinoise et turque, mais un chapitre de votre ouvrage s’intitule « Les idiots utiles sont parmi nous » et vise un certain nombre de personnalités, dont aucune ne vous a attaquée en diffamation. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Mme Nathalie Loiseau. L’expression « idiots utiles » aurait été employée pour la première fois par Lénine et désigne des personnes qui, sans être proches de pays autoritaires sur un plan idéologique, en sont néanmoins les relais.
C’est peu dire que la France est une exception culturelle lorsque l’on évoque la Russie. Au Parlement européen, mes collègues m’interrogent très souvent sur ce qu’ils appellent la « complaisance » d’intellectuels et de nombreux politiques à l’endroit du régime de Vladimir Poutine. Il est évident que nous avons une vieille histoire commune avec la Russie et que la culture russe est fort prisée dans notre pays. La présence d’une diaspora intellectuelle russe depuis 1917 est aussi une belle particularité française. La résistance communiste pendant la Seconde Guerre mondiale et la puissance du parti communiste après 1945 font partie de notre histoire. En revanche, il est plus difficile de comprendre que cela nous conduise à fermer les yeux sur la réalité d’un régime politique. Le parti communiste français s’est montré particulièrement bienveillant, malgré les crimes de Staline ; Jean-Luc Mélenchon considère encore que les communistes n’ont pas de sang sur les mains… Pardon ! Cette assemblée a récemment voté une proposition de résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932-1933, connue sous le nom d'« Holodomor », comme génocide.
Il est tout aussi troublant d’entendre dans la bouche de responsables politiques ou d’intellectuels que la liberté d’expression serait plus grande en Russie qu’en France. C’est pourtant ce qu’ont dit Marine Le Pen et Éric Zemmour. On peut aimer la Russie sans être obligé de tenir de tels propos, surtout après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa. Il n’est plus possible de plaider l’ignorance ! Lors de la campagne présidentielle, Éric Zemmour a qualifié Vladimir Poutine de « démocrate autoritaire » alors que nous savons très bien ce que sont les élections en Russie, après l’empoisonnement et l’emprisonnement d’Alexeï Navalny et l’assassinat de Boris Nemtsov. La sympathie ne suffit pas à expliquer une telle complaisance. Pendant des années, Mémorial, organisation non gouvernementale russe de défense des droits de l’homme, a documenté les violations des droits de l’homme sous Staline et plus récemment. Alors que l’une de ses membres a été assassinée et que les autorités russes ont fermé l’association, il n’est pas possible de fermer les yeux ! Pourtant, Marine Le Pen a déclaré après l’assassinat de Boris Nemtsov : « J’ai confiance dans la justice russe. » Compte tenu de ce qu’est celle-ci, on ne peut qu’être troublé. Pourquoi Marine Le Pen n’a-t-elle pas fait part de sa préoccupation après l’assassinat d’un opposant politique ? Pourquoi, après l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal, en Angleterre, Marine Le Pen a-t-elle exclusivement déclaré que l’Union européenne mène une guerre froide à l’égard de la Russie ? Ce n’est pas l’Union européenne qui a empoisonné un père et sa fille ! C’est elle qui, au contraire, s’inquiète que des armes chimiques soient utilisées sur son propre sol puisque le Royaume-Uni faisait encore partie de l’Union européenne.
Je pourrais rapporter d’autres déclarations d’autres personnalités. Je ne reviendrai pas sur les choix très particuliers de Thierry Mariani, que vous avez entendu. Là encore, chacun peut avoir des raisons d’aimer la Russie mais de là à participer à des opérations dites d’observation électorale lors de scrutins pour lesquels aucun partenaire international sérieux n’envoie d’observateurs, dans le cadre de voyages où l’on est payé par des interlocuteurs du pays où il se déroule… Pour observer le référendum constitutionnel russe, Thierry Mariani a choisi de se rendre en Crimée annexée, étant entendu que la communauté internationale n’a pas reconnu cette annexion, et avec lui dix députés du Rassemblement national. C’est un choix, mais qui interpelle. M. Mariani sert ainsi le narratif du régime de Vladimir Poutine, d’autant plus que les médias russes ont relayé la présence de ces dix députés lors de cette opération électorale, par ailleurs contestée. Hélène Laporte, aujourd’hui vice-présidente de l’Assemblée nationale, qui a participé à ce déplacement, a évoqué un « modèle de démocratie ». Lorsque l’on sait comment ce scrutin s’est déroulé… Il est possible d’avoir de la sympathie pour un pays sans nier les évidences.
En matière d’ingérence, l’épisode du covid a été fondateur. En l’occurrence, l’ingérence n’a pas été directement politique mais sociétale. Vous vous souvenez des innombrables polémiques sur la politique de santé de notre pays mais vous souvenez-vous aussi de ceux qui pressaient la France d’utiliser le vaccin russe, Spoutnik V ? C’était le cas de Jean-Luc Mélenchon et de Jordan Bardella, lequel regrettait que l’on s’interdise de l’utiliser par idéologie ou par russophobie. Jamais le laboratoire qui le produit n’a communiqué l’intégralité des essais cliniques à l’Agence européenne des médicaments (AEM), ce pourquoi ce vaccin, qui a d’ailleurs suscité la défiance en Russie même, n’a pas été autorisé. Cela n’a aucun sens d’invoquer l’idéologie ou la russophobie. En revanche, les Russes se sont livrés à de la désinformation à propos du dépôt du dossier. Lorsque nous-mêmes, parlementaires européens, écoutions leur communication, nous pensions qu’il avait été déposé ; lorsque nous appelions les experts de l’AEM, ils nous détrompaient.
J’ai évoqué Philippe Villiers tentant d’aller vendre un spectacle du Puy du Fou à Vladimir Poutine. Pourquoi pas ? Nombre d’hommes d’affaires ont travaillé avec la Russie. Pour autant, était-il obligé de dire qu’il manque un Vladimir Poutine à la France ? Je n’en suis pas sûre. Marion Maréchal a-t-elle eu raison de considérer Vladimir Poutine comme un partenaire vital ? Je n’ai jamais entendu un Français, dans un quelconque parti politique, assurer qu’un Joe Biden ou une Angela Merkel manquaient à la France. Chacun est libre de voir un modèle en Vladimir Poutine mais chacun l’est aussi de s’interroger sur un tel choix. Avant la guerre en Ukraine, il y a eu la Géorgie, la Syrie, le Donbass, les assassinats et les empoisonnements que j’ai évoqués…
M. Thomas Ménagé (RN). Comme vous êtes attachée à la vérité et à la lutte contre la désinformation, vous me permettrez de vous réinformer suite à un certain nombre d’éléments que vous avez évoqués et qui, selon moi, relèvent de fake news.
Marine Le Pen aurait ainsi refusé de dénoncer les crimes de guerre, notamment à Boutcha. Si Joe Biden traite M. Poutine de boucher et le qualifie de criminel de guerre, Emmanuel Macron refuse quant à lui d’utiliser cette dernière formule, jugeant, comme nous, qu’il ne faut pas humilier la Russie et que l’issue de ce conflit doit être diplomatique. Je suis étonné que vous relayiez ce type d’information. Marine Le Pen a dénoncé des crimes de guerre et elle a demandé une enquête internationale. Dénoncez-vous aussi le Président de la République parce qu’il se refuse à qualifier Vladimir Poutine de criminel de guerre ?
Nous avons toujours dénoncé les sanctions à l’endroit de la Russie qui étaient néfastes pour les Français et soutenu celles qui ne le sont pas, notamment celles visant les oligarques.
Vous avez omis de signaler que le prêt qui nous a été accordé est tchéco-russe, que son taux est de 6 %, ce qui n’est pas un prix d’ami, et qu’il a été passé auprès d’une banque nationale – ce n’était pas l’argent de Vladimir Poutine –, laquelle de surcroît a fait faillite, ce qui prouve qu’il ne s’agissait pas d’une banque d’État, l’ensemble des opérations ayant été contrôlé par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Je ne vois pas le serviteur de l’État et haut fonctionnaire que vous êtes remettre en cause son travail, mais peut-être considérez-vous qu’elle ne dispose pas des moyens pour le faire ? Est-ce le cas ?
Des députés qui se sont rendus en Crimée auraient été payés, dites-vous. Ont-ils reçu un salaire, une prestation de service ? De quel montant ?
Mme Nathalie Loiseau. Je n’ai absolument pas dit cela.
M. Thomas Ménagé (RN). Ils ont été payés pour se rendre en Crimée, avez-vous dit.
Mme Nathalie Loiseau. Leur voyage a été payé, ce qui est très différent.
M. Thomas Ménagé (RN). Peut-être votre langue a-t-elle fourché ou ai-je mal noté.
Plus globalement, vous considérez avec raison que le soupçon est un poison car il conduit en effet les Français à se défier de la politique et des institutions. Peut-il également servir à discréditer des adversaires politiques ?
Mme Nathalie Loiseau. Je relève l’usage inquiétant que vous faites du verbe réinformer. À mes yeux, la réinformation est à l’information ce que la rééducation est à l’éducation, c’est-à-dire son antonyme. La réinformation suppose que l’information délivrée par des journalistes professionnels mériterait, d’une certaine façon, d’être reprise en main. Or je suis une défenseure acharnée du journalisme professionnel. Je ne pense pas que nous ayons besoin de réinformation ni de rééducation.
J’ai un souvenir d’autant plus vif du moment où les atrocités de Boutcha ont été connues du monde entier que je me suis rendue à Boutcha juste après sa libération par les troupes ukrainiennes. J’étais présente lorsque les corps des victimes ont été déterrés pour que les familles puissent les identifier. Lorsque l’on a vécu cela, il y a un avant et un après. Lorsque des survivants vous disent qu’ils ont eu de la chance, que quarante-deux personnes seulement occupaient leur maison mais que, par chance, des sous-officiers ont interdit que des exactions soient commises, à la différence de ce qui s’est passé chez leur voisin ; lorsque vous pouvez voir sur votre téléphone portable les vidéos de soldats russes filmant des exactions que je préfère taire tant elles sont abominables, vous êtes obligé de parler de Boutcha avec une certaine émotion.
Ces informations ont été très rapidement disponibles. Cela n’avait d’ailleurs rien de particulièrement héroïque, pour les trente parlementaires nationaux et européens que nous étions, de se rendre à Boutcha et à Irpin. Qui veut savoir a les moyens de savoir. Mme le Pen, à ce moment-là, a affirmé que l’on ne savait pas et qu’une enquête internationale était nécessaire. Je regrette, mais Boutcha était occupée par des soldats russes et des enquêteurs dépêchés par un certain nombre de pays, dont la France, avaient commencé à recueillir des témoignages. Je ne nie pas que les déclarations de Mme Le Pen aient évolué mais je note qu’il était possible de dire autre chose que ce qu’elle a dit au moment où elle l’a dit.
Le Rassemblement national a regretté que François Hollande n’ait pas livré des navires de guerre à la Russie après la déstabilisation du Donbass et l’annexion de la Crimée. Depuis le début de la guerre avec l’Ukraine, Mme le Pen a choisi de dire qu’il était préférable de ne pas participer à l’escalade. Je me suis rendue à cinq reprises en Ukraine car je préfère ne pas avoir d’idées préconçues et pouvoir juger sur place et sur pièces. Mme Le Pen a fait un choix. Il n’est pas question de soupçon mais de constat. Nous sommes libres de faire nos choix mais nous avons aussi le devoir de les assumer.
S’agissant du prêt, la banque en question n’est pas plus tchéco-russe que BNP Paribas n’est encore la banque de Paris et des Pays-Bas. Sa nature, en revanche, est connue grâce aux instances internationales de surveillance des activités financières. Participant à du blanchiment de corruption et utilisée par l’Iran pour contourner des sanctions, ce n’est pas une banque ordinaire. Là encore, c’est un choix, dont je ne conteste en rien la légalité. Les déclarations de Mme Le Pen permettent de retracer la chronologie de cette opération. Elle a reconnu la validité du référendum organisé en Crimée après l’annexion russe et, dans la foulée, elle a emprunté auprès d’une banque russe. Je ne dis pas que c’est illégal mais que c’est particulier. Ce prêt, en outre, n’a pas été repris par n’importe quelle entreprise puisque celle-ci est sous sanctions. Là encore, je ne dis pas que c’est illégal mais que c’est particulier. Je constate également qu’aucun autre parti politique, en France, n’a fait un choix similaire.
S’agissant, enfin, des déplacements de députés nationaux ou européens du Rassemblement national – dont certains ont depuis rejoint Reconquête – dans la Russie de Vladimir Poutine ou dans la Crimée annexée, vous le savez, le Parlement européen prend à sa charge les frais occasionnés par une mission qui serait exercée à ce titre. Or tel n’a pas été le cas pour le déplacement auquel j’ai fait allusion, qui a été financé, en Russie, par des personnes morales ou physiques. Là encore, c’est un choix. Je rappelle à ce propos que Thierry Mariani a été sanctionné au Parlement européen pour avoir participé à des opérations dites d’observations électorales qui n’en étaient pas vraiment et avoir laissé planer une ambiguïté sur le fait qu’il agissait en tant que député européen. Là encore, ce sont des faits qui relèvent de choix personnels, dont je note qu’ils vont toujours dans le même sens.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie de vos propos modérés, veillant à distinguer l’extrême droite et les autres forces politiques. Je précise toutefois que lorsque M. Mélenchon a dit que les communistes n’avaient pas de sang sur les mains, il parlait des communistes français. Il avait d’ailleurs tort car les communistes avaient du sang sur les mains, mais du sang nazi. J’ajoute que Jean-Luc Mélenchon n’a jamais eu de conseillers mais qu’il a des interlocuteurs. L’activité militante de l’une des personnes à laquelle vous avez fait allusion portait sur le domaine des relations internationales mais, comme vous le savez, Romain Mielcarek, dans le livre qu’il a consacré aux tentatives d’ingérences de la Russie, a précisé que cette personne avait été approchée par la Russie et qu’elle avait refusé les fonds proposés. Quant à la deuxième personne, ses prises de position concernant la Russie sont postérieures à son départ vers le Rassemblement national.
S’agissant du lobbying et des relations entre entreprises privées et États, une commission d’enquête, au Royaume-Uni, a travaillé sur Cambridge Analytica ; nous nous souvenons également de l’affaire Pegasus. Considérez-vous que les entreprises en question sont de faux nez des États ? Comment nous en protéger ?
Quelle attitude devons-nous avoir à l’endroit des États ? Vous avez mentionné de nombreuses tentatives d’ingérence ou de déstabilisation de la part de la Chine, où le Président de la République se trouve en ce moment même, ce qui soulève un certain nombre de questions, Jean-Pierre Raffarin faisant partie de la délégation alors que de nombreux observateurs le considèrent comme exagérément engagé ou « aligné » avec le narratif de Pékin. Le Parlement français ayant reconnu une forme de génocide des Ouïghours lors d’un vote n’emportant, hélas, aucune conséquence particulière, quel effet cela doit-il faire à Emmanuel Macron de serrer la main d’un génocidaire comme M. Xi Jinping ?
Mme la rapporteure a fait allusion aux assassinats de militants kurdes vraisemblablement perpétrés par la Turquie sur le sol français. Quelles relations pouvons-nous entretenir avec ce pays ?
Enfin, en tant qu’ancienne directrice de l’École nationale d’administration (ENA), savez-vous si des précautions ont été prises au sein de cette institution – aujourd’hui, l'Institut national du service public (INSP) – et dans d’autres grandes écoles pour éviter que les élites ne soient approchées de trop près par des États étrangers.
Mme Nathalie Loiseau. Admettons que Jean-Luc Mélenchon n’ait pas besoin de conseillers, même si c’est rare, à moins d’être un dieu vivant, ce qu’il ne revendique d’ailleurs pas me semble-t-il. Ministre, j’étais ravie d’en avoir et je trouve que cela est plutôt sain. C’est donc personnellement que M. Mélenchon a affirmé que Vladimir Poutine allait finir le travail en Syrie, qu’il a parlé à de nombreuses reprises des « nazis ukrainiens », notamment lors d’explications de vote au Parlement européen, et qu’en 2014 il a voté contre une coopération scientifique avec l’Ukraine ou, en 2015, contre l’octroi d’une aide financière à ce pays. Je vous recommande également la lecture d’un texte terrible de 2015 issu, donc, de sa propre plume, intitulé « Avant l’orage », où il expose sa pensée à propos de l’Ukraine. Permettez-moi de vous dire que cela fait froid dans le dos.
À quel moment des entreprises privées sont-elles manipulées par des États ? Il est difficile de répondre de manière générale à l’excellente question que vous posez. Certaines législations nous permettent néanmoins d’en avoir parfois une idée précise. La loi sur la sûreté nationale, en Chine, enjoint à des entreprises comme Huawei ou ByteDance, la maison mère de TikTok, de communiquer aux autorités ce dont elles ont connaissance. Nous pouvons être certains que ces entreprises, volens nolens, coopèrent avec le régime de Pékin, ce qui justifie les précautions qui, de plus en plus, sont prises et que je soutiens. Le Parlement européen, très rapidement, a demandé aux députés, à leurs collaborateurs et aux fonctionnaires de ne pas avoir l’application TikTok sur leurs outils de travail, ce qui me semble frappé au coin du bon sens.
Plus globalement, la question des données des entreprises de l’internet est suffisamment importante pour que, depuis longtemps et d’une manière assez prémonitoire, l’Union européenne s’y soit penchée, que ce soit à travers le règlement général sur la protection des données (RGPD) ou le Digital Services Act.
Une commission spéciale du Parlement européen travaille sur l’affaire Pegasus. Il importe de réglementer l’usage de ce type de logiciels de surveillance. On les présente comme un moyen de lutter contre les groupes terroristes – qui ne le souhaiterait pas ? – mais force est de constater que des États, y compris au sein de l’Union européenne, l’auraient utilisé contre certains de leurs ressortissants.
Faut-il voyager en Chine et y emmener des hommes d’affaires ? La Chine disparaîtra-t-elle demain de la carte ? Non. Lui avons-nous déclaré la guerre ? Non. Faut-il s’y rendre naïvement ? Sûrement pas. Je me félicite qu’à la différence d’Olaf Scholz ou de Pedro Sánchez, Emmanuel Macron ne soit pas parti seul en Chine mais avec Ursula von der Leyen. De même, lors de son précédent mandat, il avait accueilli Xi Jinping à Paris en compagnie d’Angela Merkel et de Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne.
S’agissant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous devons essayer de convaincre la Chine de faire des choix qui sont dans nos intérêts, de ne pas se montrer aussi complaisante à l’endroit de Moscou et de faire en sorte qu’elle résiste à l’idée de livrer des armes à la Russie. Il en est de même s’agissant de la lutte contre le changement climatique car notre action, en Europe, sera limitée si la Chine ne va pas dans la même direction, qui plus est beaucoup plus rapidement.
Oui au dialogue, mais les yeux grands ouverts sur ce que nous avons constaté en matière d’espionnage industriel, d’ingérence et d’agressivité diplomatique assumée – il a été question de la diplomatie du loup guerrier –, des ambassadeurs chinois, notamment en France, n’ayant pas manqué de tenir des discours provocateurs à destination des démocraties. Il faut avoir tout cela en tête lorsque l’on parle à des interlocuteurs issus des régimes autoritaires, qui n’entretiennent pas le même rapport que nous avec le temps, la liberté d’expression, les droits de l’homme ou la vérité du discours public. Il est plus difficile de parler avec eux qu’avec d’autres mais l’entre-soi démocratique reviendrait à rester dans une bulle informationnelle. Il n’est pas certain que ce type de voyage ait une issue positive mais le rôle d’un chef d’État, c’est aussi d’en rencontrer d’autres.
J’ai dirigé l’ENA en faisant preuve de vigilance. Je recrutais d’ailleurs personnellement les étudiants chinois, forte de mon expérience diplomatique et de ma maîtrise de la langue chinoise. J’ai veillé à ce que l’on ne m’impose pas des personnes qui n’auraient eu de diplomate que le nom. Une fois recrutées, je leur disais clairement que leur comportement serait scruté de près pendant leur scolarité.
J’ai veillé à ne pas dépendre financièrement de ce type de coopération. Mais certaines grandes écoles n’ont pas toujours la même prudence. C’est surtout vrai à l’étranger, car, en France, les universités appliquent le même tarif quel que soit le pays d’origine des étudiants qu’elles accueillent : les établissements n’ont donc pas d’intérêt particulier à faire venir des étudiants d’une nationalité particulière. Il n’en va pas de même pour les écoles de commerce et Sciences Po. Vous pouvez donc, pour arrondir les fins de mois de votre école, être incité à avoir de plus en plus d’étudiants d’une même nationalité, et en devenir ainsi de plus en plus dépendant, ce qui peut être en soi une véritable difficulté.
Il en va même pour les coopérations scientifiques et les think tanks. Il y a quelque temps, j’ai signé avec une chercheuse française un appel à une plus grande transparence en matière de financement des think tanks et à un meilleur financement public. En effet, si les organismes de recherche essaient de trouver de l’argent ailleurs, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’argent public français. Si l’on veut éviter les ingérences, il faut s’en donner les moyens.
En tout état de cause, le minimum serait la transparence. Je n’ai aucun problème à assister à une conférence financée par l’ambassade de Chine dès lors que je sais que c’est elle qui paie. Cela me gênerait beaucoup plus si je le découvrais par hasard et après-coup. Je donne l’exemple de la Chine, mais il pourrait s’agir de Taïwan ou de n’importe quel autre pays.
Parmi les recommandations figurant dans mon projet de rapport, il y a donc la transparence s’agissant du financement des ONG avec lesquelles nous travaillons et des experts auxquels nous faisons appel. Le fait qu’un expert soit financé ne me pose aucun problème dès lors que je sais d’où vient l’argent.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je voudrais revenir à ce que vous avez dit à propos de l’influence chinoise. La question se pose – et elle n’est pas rhétorique – de savoir comment nos démocraties font la différence entre, d’une part, les sujets sur lesquels il est légitime de s’interroger et de débattre, sur la base de faits, et, d’autre part, l’intox, la manipulation de l’information, voire la diffusion d’informations totalement fausses.
Vous l’avez dit, le narratif honteux, ignoble utilisé à propos de l’invention supposée du sida a été copié par le régime chinois. Quoi qu’il en soit, des questions ont été posées concernant l’origine du covid. Je n’ai aucun avis sur le sujet : je m’en remettrai au consensus de l’OMS ou à ce que dira l’État. On s’était interrogé à propos de l’existence d’un certain laboratoire. On a ensuite considéré que cela relevait de la fausse information. Entre-temps des mesures avaient été prises sur la base de cette fake news. Finalement, le débat a été rouvert, et je ne sais pas où en sont les choses.
Si je cite cet exemple, c’est pour montrer à quel point il est parfois difficile de lutter contre les fausses informations et d’établir les faits. Je ne donne de leçons à personne ; si j’aborde le sujet, c’est pour que nous avancions, que nous réussissions à construire ensemble, en tant que représentants de la nation, quelque chose qui soit utile pour nos compatriotes, ainsi que pour nos partenaires occidentaux et d’autres démocraties dans le monde. Lorsqu’un problème surgit dans un régime autoritaire, toute enquête internationale objective et scientifique y est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible.
Outre votre expérience de parlementaire européenne, vous avez été ministre. À ce titre, vous avez aussi connu certains ressorts de l’État que pour ma part j’ignore. D’après votre expérience, comment peut-on, s’agissant de sujets aussi délicats, à la fois laisser l’intelligence humaine prospérer, enquêter, étant entendu que le doute est un des fondements de notre civilisation – je parle du doute constructif et rationnel, pas du doute délirant –, et lutter contre les fake news ? Les maladies et les épidémies suscitent l’inquiétude ; elles activent des réactions sensibles chez tout un chacun.
Mme Nathalie Loiseau. Vous avez raison de relever que les thèmes touchant à la santé sont parfaits pour le conspirationnisme, en particulier quand il s’agit d’une pandémie causée par un virus inconnu. Au début, on ne sait rien : tout peut donc apparaître comme plausible. Quand, de surcroît, certaines autorités de l’État ont l’honnêteté de dire, comme le Premier ministre de l’époque l’a fait à plusieurs reprises, qu’elles ne savent pas, il se trouve des personnes pour considérer que ce n’est pas possible…
Comment éviter d’être « promené » par les uns ou par les autres ? Dans un régime autoritaire, avez-vous dit, il ne peut y avoir d’enquête indépendante. C’est effectivement ce que nous avons constaté a posteriori. Il est tout de même troublant de constater que, s’agissant d’une question de santé qui touchait aussi bien la Chine que le reste du monde, une telle enquête n’ait pas pu être conduite. L’autoritarisme a, d’une certaine manière, pris le pas sur la recherche de la vérité au bénéfice de l’intérêt général.
Ce que nous avons constaté, c’est la disparition d’informations sanitaires à Wuhan.
Ce que nous avons constaté, c’est l’interruption rapide de la publication par la Chine des chiffres de la mortalité liée au covid. Quant à ceux qui avaient été publiés, ils étaient extrêmement peu plausibles au regard à la fois de ce que subissaient les autres pays et des hypothèses élaborées par les scientifiques – et présentées comme telles avec modestie, car vous avez raison, le doute est nécessaire en science.
Ce que nous constatons également, c’est que l’OMS a eu beaucoup de difficultés à se rendre en Chine pour enquêter.
Ce que nous constatons encore, c’est la présence extrêmement forte de la Chine dans les organisations internationales. Cette situation est due aussi bien à une politique déterminée menée depuis plusieurs années qu’à la politique erratique menée par les Américains. Ceux-ci, en effet, se sont retirés de ces organisations et ont arrêté de les financer, laissant donc la place à d’autres – car la nature a horreur du vide. Un jour, on s’est réveillé et on s’est étonné du nombre de Chinois occupant des postes élevés dans les instances de l’ONU…
Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? Les autorités chinoises n’ont pas aidé la communauté internationale à faire la lumière sur la manière dont le virus s’est propagé dans leur propre pays. Pour des raisons idéologiques, la Chine s’est opposée à ce que Taïwan vienne faire état au sein de l’OMS, même en tant que simple observateur, de son expérience de la pandémie et de la manière dont elle avait lutté contre le covid. C’était pourtant important car nous avons besoin de toutes les expériences et, dans le passé, Taïwan avait eu le statut d’observateur. La Chine a privilégié la posture idéologique à la recherche de la vérité scientifique, ce qui est évidemment préoccupant.
Il faut toujours s’interroger et éviter de sombrer dans un conspirationnisme béat. Il ne s’agit pas de se dire, à chaque fois qu’un événement se produit, que ce sont forcément les Russes. Vous avez constaté, lorsque vous avez auditionné l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qu’il n’est pas toujours facile, en cas de cyberattaque, de passer de la caractérisation à l’attribution, même si l’on finit par accumuler de l’expertise en la matière. Quoi qu’il en soit, avant de se faire une idée bien arrêtée, il faut toujours prendre soin de rassembler le plus d’éléments possible.
S’agissant de cyberattaques, le Parlement européen et l’Assemblée nationale ont en commun d’en avoir subi une immédiatement après avoir voté une résolution relative à l’Holodomor. J’appellerai cela une « cyberattaque publicitaire ». Les conséquences n’en sont pas très graves. C’est une manière de nous dire : « À chaque fois que vous aborderez un sujet en lien avec la Russie, nous pourrons nous en prendre à vous. » Soit. Si ce n’est que cela… C’est presque pathétique. On se demande s’il n’y a pas quelqu’un, dans un bureau en Russie, donnant l’instruction bureaucratique de lancer une cyberattaque en cas de résolution désagréable. C’est embêtant pendant quelques heures, mais on s’en sort. Le tout est de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une couverture pour des attaques plus profondes – on s’en tient à l’écran d’accueil qui n’affiche rien, pendant que d’autres choses se produisent ailleurs. Le Parlement européen vérifie à chaque fois que ce n’est pas le cas. Pour ce faire, il a développé ses compétences en cybersécurité. Il faut à chaque fois prendre le temps de travailler avec un panel d’experts aussi large que possible.
Le renseignement en sources ouvertes nous aide beaucoup. Cette méthode permet, notamment, de documenter l’origine d’une image en déterminant où elle a été prise et à quel moment. Vous vous souvenez peut-être que des internautes doués ont ainsi démontré que certaines déclarations de Vladimir Poutine diffusées pendant la guerre en Ukraine avaient en fait été enregistrées bien avant le déclenchement de cet événement, auquel elles étaient censées répondre. Cela permet de savoir que Poutine avait déjà la volonté d’envahir ce pays à un moment où le monde extérieur n’en avait pas conscience. Cela nous aide à comprendre des régimes fermés, qui font tout pour que nous ne sachions rien de leurs processus de décision. J’ai rencontré plusieurs de ces internautes pour savoir comment ils procédaient.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné le « Caviargate », affaire dans laquelle l’Azerbaïdjan est mis en cause. Vous avez dit que des tentatives d’assassinat avaient eu lieu « sur notre sol ». Ai-je bien compris ? S’agit-il du sol français ou du sol européen ? Pour ma part, je n’ai pas eu connaissance de tels événements, et les personnes qui nous écoutent ont peut-être été elles aussi frappées par ces propos. Pourriez-vous préciser ces faits, qui sont d’une extrême gravité ?
Mme Nathalie Loiseau. Il s’agit d’un jeune blogueur azéri, Mahammad Mirzali, qui a trouvé refuge en France, où il bénéficie du statut de réfugié politique. Son crime est de dénoncer la corruption du régime d’Ilham Aliyev. Il a fait l’objet de trois tentatives d’assassinat sur le sol français, à son domicile et à l’extérieur, sans compter les innombrables menaces de mort qu’il continue à recevoir. Il fait l’objet d’une protection policière.
Menacer sur notre sol une personne à laquelle nous avons accordé l’asile politique s’apparente à un déni de notre souveraineté. C’est très grave, tout comme les actions attribuées aux Loups gris, cette association turque ultraviolente, proche du pouvoir, qui s’en est pris à des Français d’origine arménienne ou à des Kurdes réfugiés en France, ce qui a conduit à la dissolution du groupe par le ministre de l’intérieur. À chaque fois que des pays étrangers croient pouvoir régler leurs comptes avec leurs dissidents sur notre territoire, c’est à la fois une ingérence et un déni de notre souveraineté. Il en va de même de la tentative d’empoisonnement dont M. Skripal et sa fille ont fait l’objet sur le territoire britannique. Cet épisode avait d’ailleurs déclenché des sanctions prises de manière coordonnée par de nombreux pays européens.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous reviendrons aux ingérences de pays finançant les Frères musulmans et, plus généralement, l’islamisme. Avant cela, je voudrais vous interroger sur les nouveaux groupes religieux venant d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud. Vous les avez mentionnés dans votre propos liminaire, ce qui m’a intéressé car j’ai moi-même posé des questions à ce sujet lors de plusieurs auditions.
Le problème est largement ignoré en France, alors qu’il est déjà ancien : je m’en étais inquiété il y a dix-huit ans, quand j’étais étudiant à l’ESSEC, à Cergy, après avoir constaté la présence d’un de ces groupes – d’inspiration évangélique, en l’espèce. Ces mouvements prospèrent. La plupart le font dans le respect de nos lois et de nos valeurs – je le précise car certains ont considéré que nous les mettions en cause, alors que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. En Amérique du Nord et en Amérique du Sud, de nombreux experts se sont penchés sur leurs pratiques. On sait donc très bien comment ils procèdent. Or, en France, il en est très peu question.
Quel est votre regard sur ces mouvements qui véhiculent des idéologies d’une manière très différente des traditions chrétiennes françaises ? L’État non plus n’est pas habitué à avoir affaire à ces groupes. De fait, la gestion d’une religion, ce sont des pratiques et des contacts – notamment avec une hiérarchie ; or il n’en existe pas forcément dans les mouvements auxquels je fais référence. Si vous avez souhaité les mentionner dans votre propos liminaire, c’est qu’ils vous inquiètent autant que moi.
Mme Nathalie Loiseau. Lorsque certains droits, voire un modèle de société, sont mis en cause – je veux parler de celui que nous avons choisi, dans lequel les femmes et les hommes sont à égalité et les minorités protégées – et que ce phénomène vient de pays étrangers, on tique forcément.
J’ai été interpellée pour la première fois à l’époque où je faisais partie du Gouvernement et que je voyageais beaucoup, notamment en Europe centrale et orientale. La convention d’Istanbul, consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes – sujet sur lequel on devrait être à peu près d’accord, ou alors il y a un très gros problème –, était alors en cours de ratification et des difficultés surgissaient dans plusieurs pays de l’Est. Il se trouve que j’ai vécu aux États-Unis pendant cinq ans et que j’y ai rencontré de nombreux étudiants sur les campus. Or, s’agissant de la convention d’Istanbul, je reconnaissais, dans la bouche de mes interlocuteurs, des termes qui me paraissaient moins spontanément croates ou bulgares que copiés-collés de ceux que j’avais entendus aux États-Unis. Cela m’a pris de court. Les experts, que j’ai interrogés m’ont alors confirmé que des organisations transnationales, notamment le World Congress of Families, promouvaient ce qu’ils appelaient les « valeurs familiales traditionnelles ».
Certes, c’est légal, mais ce n’est pas parce qu’une activité est légale qu’elle n’est pas préoccupante, dès lors qu’il s’agit d’une ingérence étrangère. C’est ce qui fait toute la difficulté de votre travail et de celui de la commission dans laquelle je siège : nous traitons d’activités légales, mais sur lesquelles il faut, à tout le moins, braquer le projecteur. Quand quelque chose est importé sans avoir été sollicité, il importe de le savoir. En l’occurrence, une partie des évangéliques américains – je me garderai de généraliser – mène un combat mondial, aide tous ceux qui défendent la même vision qu’eux et travaille à la diffuser. C’est ainsi que l’on retrouve assis côte à côte au World Congress of Families des gens qui normalement ne devraient pas entretenir de relations : des évangéliques américains, des Russes proches de la mouvance de Konstantin Malofeïev – qui promeut lui aussi la « famille traditionnelle » –, ou encore des membres d’Ordo Iuris, ONG polonaise très puissante et active à Bruxelles, qui dicte à certains députés européens ce qu’ils peuvent accepter ou pas dans des textes et trouve son origine au Brésil, chez les évangéliques. Cela fait une étrange ratatouille, mais tous ces gens sont d’accord sur quelques principes. Surtout, ils se mobilisent et dépensent de l’argent pour les importer chez nous.
Vous évoquiez les pratiques chrétiennes traditionnelles en France. Dans notre pays, la pratique religieuse est moins répandue qu’elle ne le fut. Cela signifie-t-il dire pour autant que le besoin de spiritualité est moins important ? Je n’en suis pas sûre. Certains rassemblements évangéliques ont du succès là où les églises traditionnelles sont un peu vides. Des communautés trouvent un accueil bienveillant. Certaines églises évangéliques sont très puissantes aux Antilles. Il en va de même parmi des communautés d’origine africaine, qui sont profondément chrétiennes mais ont trouvé dans ces églises une forme de pratique et d’accueil qui les ont séduits. Tant mieux pour ces gens. Toutefois, quand certains groupes religieux sont porteurs d’un programme purement politique, j’en viens à m’inquiéter.
À l’origine de la diffusion du covid en France, on trouve un rassemblement évangélique. Certes, les organisateurs n’en sont pas responsables, mais comme ils n’avaient pas relevé l’identité des participants, ces derniers ont pu repartir et répandre le virus dans tout le pays.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’enchaîne, sans qu’il y ait de lien entre ces deux familles religieuses, avec l’influence des Frères musulmans, que vous avez mentionnée. Vous avez notamment, avec un certain courage, souligné le problème que pose le Forum des organisations européennes de jeunes et d’étudiants musulmans (FEMYSO) et indiqué qu’il recevait des financements de la Commission européenne.
La France a un modèle de laïcité original, dont je pense que nous sommes tous fiers, et que peu de forces politiques représentées au Parlement souhaitent remettre en cause. Nos partenaires européens n’ont pas nécessairement la même tradition, qu’il s’agisse du rapport à la religion elle-même ou du rapport aux personnes défendant des convictions religieuses – ou spirituelles, car la France a, à juste titre, une conception large de la laïcité.
Cette commission d’enquête vise à nous informer sur ces sujets. Quel état des lieux avez-vous dressé et, une fois le diagnostic posé, comment, selon vous, pouvons-nous avancer ? Il faut à la fois éviter toute forme de financement d’organisations visiblement islamistes et limiter, voire éradiquer, les financements étrangers venant se mêler de l’organisation de la pratique religieuse de nos compatriotes ou d’étrangers en situation régulière.
Mme Nathalie Loiseau. Vaste question… J’essaierai d’y répondre de manière très modeste, car je ne suis pas la première à m’être penchée sur le problème, et s’il était si simple de le résoudre, cela aurait été fait depuis longtemps.
La conception française de la laïcité n’est pas partagée dans tous les pays d’Europe, en effet ; mais la préoccupation à l’égard des ingérences, si. Il en va de même en ce qui concerne le mandat dont bénéficie la Commission. Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. En l’occurrence, je ne suis pas sûre que la Commission ait à financer des associations religieuses, quelles qu’elles soient.
J’ai fait adopter à deux reprises, dans le cadre de résolutions examinées en réunion plénière par le Parlement européen, des amendements appelant les institutions européennes à faire preuve de prudence et de responsabilité à l’égard d’associations faisant la promotion du port du voile islamique. Cela prouve qu’il y avait une majorité, très au-delà de mon groupe politique, pour approuver cette position, ce qui est en soi une bonne nouvelle.
Cela dit, il n’est pas toujours facile pour la Commission de savoir si telle ou telle association défend en réalité un programme politique : c’est parfois un véritable écheveau, et la promotion de la jeunesse, de l’inclusivité et de la diversité sont des causes extrêmement sympathiques. La question est de savoir si, derrière, il y a un financement étranger visant à nous faire changer notre mode de vie, ce qui s’appelle de l’ingérence.
J’ai évoqué cet enjeu avec des membres éminents de la Commission depuis que j’ai été nommée corapporteure de la commission INGE 2, il y a quelques semaines. Je suis heureusement surprise de leur prise de conscience, certes tardive mais réelle : mes interlocuteurs m’ont dit qu’il n’était pas envisageable de travailler avec des associations qui sont en fait les chevaux de Troie de puissances étrangères. Je vais poursuivre le travail pour voir à quoi nous pouvons aboutir. En effet, s’il est très facile de se lever dans l’hémicycle et de dénoncer des ingérences, il est beaucoup plus important de trouver une solution efficace. C’est ce que mon groupe politique s’efforce de faire. Je le dis avec beaucoup de modestie, car nous ne sommes qu’au début du chemin. Il a d’abord fallu convaincre une majorité de députés européens – car, à mes yeux, une position isolée n’est pas autre chose qu’une posture. Il importe désormais de trouver des pare-feu.
En France, beaucoup de choses ont été faites. Pendant des décennies, on a considéré comme naturel que les imams et les mosquées soient sous la responsabilité de pays étrangers – c’est ce que l’on appelait l’« islam consulaire ». Alors que la France compte plusieurs générations de musulmans nés sur son sol et ayant la nationalité française, il est permis de se demander si nous avons vraiment besoin de faire appel à d’autres pays, que ce soit d’une manière régulière ou pendant le mois du ramadan, pour nous fournir des prêcheurs. On peut espérer que ce soit de moins en moins le cas. Il faut s’assurer en outre que, lorsqu’un prêcheur vient de l’étranger, il respecte nos valeurs. Comprenons-nous bien, le problème n’est pas qu’il soit étranger. Faire signer à ces personnes la charte des principes pour l’islam de France a permis de constater que certaines d’entre elles ne le voulaient pas, ce qui est en soi extrêmement éclairant. Cela permet d’identifier certaines positions curieuses et surtout d’objectiver le débat, car il ne faut pas voir le feu partout. En outre, une fois que l’on a signé la charte, encore faut-il l’appliquer. À cet égard, de nombreuses avancées ont été enregistrées, en partenariat avec des gens de bonne foi.
La pratique consistant à se rendre à la mosquée, qui est la plus répandue parmi les musulmans de France, est-elle celle qui permet le plus d’ingérences étrangères ? Je n’en suis pas sûre. Ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Les réseaux sociaux et les chaînes de télévision étrangères doivent agir de manière transparente, en pleine lumière, faire l’objet de débats et admettre l’exercice de l’esprit critique. Nous ne voulons pas devenir comme les États autoritaires que nous critiquons, où les chaînes de télévision sont fermées à tour de bras. Il faut mettre en lumière, expliquer, exposer, ce que fait par exemple Florence Bergeaud-Blackler, une chercheuse du CNRS qui se heurte à de nombreuses critiques parce que son dernier livre, Le Frérisme et ses réseaux, est courageux. Peut-être l’avez-vous auditionnée ?
L’approche consistant à faire en sorte que l’on connaisse les choses me paraît pertinente. J’ai essayé, dans mon propre livre, de voir ce qu’il en était de ces organisations – très sommairement, car je ne suis pas aussi experte que d’autres. Je salue le travail de personnes comme Christian Chesnot et Georges Malbrunot, qui ont étudié les pays du Golfe, en particulier leur attitude passée. Il y a eu une prise de conscience internationale s’agissant du financement de l’islam radical. La réputation de certains pays – là non plus je ne veux généraliser ni dans l’espace ni dans le temps – a été atteinte ; ils en ont conclu qu’ils devaient être plus attentifs. Grâce à la mise en lumière de ces phénomènes, une évolution positive est possible.
Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre livre fait état de l’utilisation extrêmement perfectionnée des nouvelles technologies par certains réseaux islamistes, à commencer par des organisations terroristes comme Daech. Il y a là aussi des mécanismes extrêmement dangereux pour nos démocraties. Nous devons nous garder de les oublier, même si, du fait de l’actualité et d’enjeux géopolitiques et géostratégiques importants, notre inquiétude, nos efforts et notre solidarité sont davantage tournés vers l’Est. Le djihadisme demeure une question très ardemment posée à notre démocratie.
En conclusion de votre ouvrage, vous écrivez que nos systèmes politiques et économiques ainsi que l’organisation de notre société elle-même ne sont pas suffisamment adaptés aux grands bouleversements de notre temps, qu’ils soient technologiques, démographiques, environnementaux, identitaires ou culturels. Nous avons donc des marges de progrès très importantes pour remédier à cette inadaptation, à cette appréhension insuffisamment efficace des phénomènes d’ingérence, d’influence ou d’interférence qui nous menacent.
Vous avez déjà esquissé quelques pistes – je pense notamment à la transparence du financement par l’étranger de certains think tanks. Sans dévoiler tous les résultats des travaux que vous menez au titre de la commission INGE 2, quelles sont les principales préconisations que vous souhaiteriez partager avec nous ?
Mme Nathalie Loiseau. Nous nous sommes intéressés aux pays qui avaient été confrontés à la guerre hybride de la manière la plus violente qui soit. À cet égard, l’Ukraine est passée directement de la guerre hybride à la guerre tout court – ce qui montre que, si la guerre hybride est parfois un substitut, elle peut également être une préparation à un conflit conventionnel.
Il est intéressant d’observer la manière dont une société devient résiliente à la désinformation et à la corruption d’élites, comme la société ukrainienne l’est devenue d’une manière probablement imprévisible pour Vladimir Poutine. Au-delà du fait que l’armée ukrainienne s’est révélée plus vaillante que nous ne le pensions, ce que nous voyons, c’est véritablement un peuple en armes. Si la société n’avait pas « tenu le coup », fait montre d’une grande force morale, l’aide occidentale n’aurait pu y suppléer. La situation de Taïwan est assez comparable, même si, Dieu merci, elle n’a pas fait l’objet d’une agression militaire : Pékin mène contre l’île une guerre hybride constante.
L’ensemble de la société doit se sentir concerné. Il est difficile de dire cela en France, car notre pays présente, de ce point de vue aussi, une forme d’exception culturelle : pour avoir été diplomate et avoir vécu un peu partout, je suis frappé du fait que, dès qu’il se passe quelque chose, le réflexe, chez nous, est de se demander ce que fait l’État – et, lorsque celui-ci agit, de le critiquer… Quoi qu’il en soit, la lutte contre les ingérences devrait être l’affaire de chacun. Il ne s’agit pas de développer une culture du soupçon ou de la méfiance, car ce serait détestable et l’on tomberait facilement dans le complotisme, mais de faire en sorte que chacun ait conscience du fait que notre sort est enviable et que nous sommes la cible de régimes autoritaires qui aimeraient bien que nous soyons différents – et, en tout état de cause, moins attractifs. Ce message est difficile à faire passer dans un pays qui se croit fatigué et en déclin, mais si nous avions conscience de cela, nous verrions plus clairement certaines choses et serions moins naïfs.
J’aimerais que les universités et les grandes écoles s’interrogent avant de signer à tour de bras des partenariats avec des instituts chinois spécialisés dans des activités duales. Désormais, ce travail est fait, mais il y a quelques années, quand j’évoquais la question avec des présidents d’universités ou de grandes écoles, ils me trouvaient extrêmement complotiste. J’ai le souvenir d’un thuriféraire du régime de Pékin invité à une conférence co-organisée par l’université de Brest et l’École navale, qui avait passé son temps à expliquer aux étudiants que le modèle politique chinois était bien supérieur au nôtre. Était-ce indispensable ? Je n’en suis pas sûre. Certes, les libertés d’expression et d’opinion existent, et il est bon de frotter son esprit critique à des opinions très différentes des nôtres, mais à condition que l’exercice soit vraiment présenté comme tel, ce qui n’est pas toujours le cas. La naïveté en la matière est souvent confondante.
De la même façon, le porte-parole de l’ambassade russe à Paris est souvent invité dans les médias français mais il n’est pas toujours contredit. S’il trouve en face de lui quelqu’un qui tient la route, qui sait lui dire que telle ou telle de ses affirmations est manifestement inexacte, pourquoi pas ne pas l’inviter, en effet ? Mais ce n’est arrivé qu’une fois ; le reste du temps, il a la part belle. Le porte-parole de l’ambassade de France à Moscou fait-il l’objet du même traitement ? La réponse est simple : évidemment non. Pourquoi donc s’affaiblir face à un régime peu amène vis-à-vis de nous – il suffit, pour s’en convaincre, de lire les dernières déclarations de ses dirigeants ? Bien sûr, les médias ont toute latitude de faire ce qu’ils veulent, mais ils ont aussi une responsabilité. Reporters sans frontières promeut une sorte d’autorégulation des médias. Je serais la dernière à leur dire ce qu’ils doivent faire, car il est détestable qu’un responsable politique agisse ainsi, mais je trouve intéressant qu’un début de réflexion sur la question existe.
J’aimerais beaucoup que les personnes invitées dans les médias soient présentées moins pour ce qu’elles ont été que pour l’activité professionnelle qu’elles exercent aujourd’hui. Quand je vois d’anciens généraux, d’anciens ministres ou d’anciens ambassadeurs, cela ne me dit rien de la raison pour laquelle ils acceptent une interview. L’ego et le narcissisme peuvent l’expliquer – personne n’en est à l’abri ; mais peut-être aussi sont-ils à la tête d’un cabinet de relations publiques ? En soi, c’est légal, mais, de la même manière que vous et moi aimons connaître les ingrédients entrant dans la composition des plats que nous mangeons, il est important d’indiquer quels sont les ingrédients de l’information. Il faut savoir d’où parle telle ou telle personne. Ainsi, j’ai entendu des gens parler de l’urgence de diversifier notre approvisionnement en gaz à cause du risque que constitue la Russie. Il se trouve que je partageais leur point de vue. Toutefois, ils travaillaient pour des entreprises qatariennes… Il est aussi bien de le savoir.
S’agissant de questions plus clairement politiques, je suis très frappée par la concomitance, ou en tout cas la similitude entre le destin de Gerhard Schröder et celui de François Fillon, même si ce dernier a quitté ses activités en Russie, ce qui n’est pas le cas de Gerhard Schröder. J’ai tendance à penser que personne n’est obligé de devenir Premier ministre. C’est un choix qui engage, car à partir du moment où vous êtes le chef du Gouvernement, vous avez accès à des secrets d’État. Il ne me semblerait pas choquant qu’on oblige une telle personne à prendre l’engagement de ne pas travailler par la suite pour un pays étranger qui, au minimum, ne ferait pas partie d’une alliance à laquelle nous appartenons. On ne peut pas simplement dire pour n’importe quel pays étranger, car on pourrait rétorquer qu’on veut aider à reconstruire un pays qui s’est effondré. Je reviens de Somalie et j’ai donc bien en tête un tel pays : si quelqu’un veut aider, demain, la Somalie à se reconstruire, pourquoi pas. Mais il faudrait au moins s’engager à ne pas travailler pour un pays qui nous est hostile. C’est compliqué à définir, mais je trouve qu’il serait assez logique qu’on se pose ce type de questions avant de prendre ce type de responsabilités, qui fait qu’on a accès à des secrets d’État. Je pense que cela accroîtrait aussi la confiance que nos concitoyens accordent aux politiques, ce dont nous avons bien besoin.
M. Thomas Ménagé (RN). Pour prouver que je ne souhaitais pas déformer vos propos, je rappelle que vous avez bien parlé de voyages durant lesquels on est payé par des interlocuteurs du pays concerné. Ma question vous a permis de préciser vos propos, ce dont je suis heureux, car j’étais très inquiet de telles révélations.
Vous avez évoqué le choix, pour un parti politique ou un candidat, de contracter avec une banque non française. Cela pose la question de la banque de la démocratie, qui était une promesse du Président de la République et d’autres dirigeants politiques comme M. Bayrou. Considérez-vous qu’une telle mesure permettrait d’éviter d’éventuelles ingérences en donnant une liberté, une capacité supplémentaire ? Je considère qu’on n’a pas toujours le choix : se tourner vers d’autres acteurs est souvent une nécessité, une obligation du fait des refus des banques françaises. La création de la banque de la démocratie serait-elle une bonne chose ? Cette promesse, non tenue pour le moment, du Président de la République devrait-elle conduire à une évolution avant la fin de son mandat ?
S’agissant du Qatargate, que vous avez évoqué rapidement, quelles leçons tirez-vous de cet épisode qui a frappé le Parlement européen et touché les partis socialistes ? Vous avez mentionné par ailleurs le cas de Gerhard Schröder, dont on parle très peu, notamment en France.
Vous avez aussi évoqué François Fillon. Je pense, pour ma part, à l’ancien ministre Maurice Leroy – peut-être parce que je viens aussi de la région Centre-Val de Loire –, qui est actuellement payé par de l’argent russe, puisqu’il est employé par une entreprise publique qui travaille sur le grand Moscou. Maurice Leroy avait soutenu Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 2022. Cela vous pose-t-il aussi des questions ? Pensez-vous qu’il faudrait prévoir des interdictions d’emploi, de participation à des conseils d’administration d’entreprises privées ou publiques dès lors qu’on a occupé certains postes à responsabilités, qu’on est détenteur de certaines informations, de secrets, voire de secrets d’État, et qu’on a des liens avec des personnalités encore en poste ? Est-ce dans la continuité de ce que vous avez dit au sujet de M. Fillon ?
Mme Nathalie Loiseau. C’est d’abord une question de conscience. Quand on se retrouve dans un pays qui commet l’agression que commet la Russie à l’égard de l’Ukraine, je serai toujours surprise et en désaccord avec le fait qu’on n’ait pas soi-même, tout simplement, un cas de conscience. M. Leroy est-il détenteur de secrets d’État ? Je n’en suis pas convaincue, compte tenu des postes qu’il a occupés dans le passé. Parmi les mesures que je préconise, y compris pour les parlementaires européens, il y a la question de ce qu’on appelle les revolving doors : il ne faudrait pas se mettre à travailler comme lobbyiste pour un pays étranger quand on quitte ses fonctions. Cela me paraîtrait tout simplement sain, quel que soit le pays étranger concerné – c’est peut-être le fait que je suis une ancienne diplomate française qui me le fait penser. J’ai du mal à accepter un tel mélange des genres.
Pouvez-vous répéter vos autres questions car j’ai omis de les prendre en note ?
M. Thomas Ménagé (RN). La première portait sur les leçons que vous tirez du Qatargate, notamment en ce qui concerne le parti socialiste européen, qui avait déjà été touché, indirectement et dans d’autres circonstances, par le cas de Gerhard Schröder. La seconde est relative à la banque de la démocratie : quelle est votre position sur sa création, qui permettrait peut-être d’éviter un certain nombre de problématiques liées à des prêts étrangers ?
Mme Nathalie Loiseau. Je serai prudente s’agissant du Qatargate : une procédure judiciaire est en cours, la présomption d’innocence s’applique et on ne sait pas absolument tout. La presse, notamment belge, est manifestement nourrie de l’intérieur s’agissant de beaucoup d’éléments. Tout est-il vrai ou non, je n’en sais rien. Aurait-on pu prévenir ce qui s’est passé ? C’est évidemment la question qui se pose à la rapporteure que je suis. Peut-on empêcher des gens d’être malhonnêtes ? C’est presque un sujet de philosophie au bac. Peut-on et, surtout, doit-on introduire dans notre Parlement plus de transparence là où il y a de l’opacité, et plus de protection là où il y a trop d’ouverture ? C’est ma conviction. Il n’y avait vraiment aucune culture de sécurité au Parlement européen. Compte tenu de mon parcours professionnel, j’ai plaidé pour cette sécurité dès que je suis arrivée : n’importe qui ne peut pas avoir accès tout le temps à n’importe quoi. On ne peut pas se retrouver avec des représentants de pays étrangers qui se promènent dans les couloirs de ce Parlement sans être accompagnés, comme on l’a constaté à maintes reprises. Je pense aux représentants des Moudjahidine du peuple, qui passent leur vie dans les couloirs de Strasbourg : cela ne me paraît pas indispensable. Et je vois à votre réaction, monsieur le président, qu’à vous non plus.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les Moudjahidine du peuple ?
Mme Nathalie Loiseau. Ils sont enregistrés. Je demande tout simplement qu’ils soient accompagnés et qu’ils ne se rendent pas partout comme ils le souhaitent. Cela me paraît une demande assez basique.
Il y avait une extrême ouverture là où on aurait dû se protéger et, à l’inverse, un manque de transparence sur les personnes rencontrées. C’est pourtant assez simple : je publie mon agenda sur les réseaux sociaux à la fin de chaque semaine. Pourquoi à ce moment-là ? Parce que mon agenda change en cours de semaine : si je le publie plus tôt et qu’il ne correspond pas exactement à ce que j’ai fait, ce n’est pas transparent. Tout le monde y figure, sauf les personnes qui font l’objet de persécutions et que je mettrais en danger. Quant au blogueur azéri dont j’ai parlé, montrer que nous nous voyons le protège – c’est lui qui me l’a dit. Nous nous prenons en photo à chaque fois et j’indique que nous nous sommes vus, sans dire nécessairement où et je ne publie pas tout de suite l’information, pour le protéger. Il faut de la transparence sur les personnes que l’on voit, notamment pour la rédaction d’un rapport. En donner la liste me paraît simple et sain. J’ai été coauteure du rapport sur l’Arménie : je suis prête, très simplement, à dire qui j’ai rencontré. J’aimerais que ceux qui ont rédigé le rapport sur l’Azerbaïdjan fassent de même, afin que tout le monde sache. Il ne s’agit pas de faire planer des soupçons : au contraire, je pense que cela clarifie les choses. Et quand on voyage, il faut dire qu’on voyage. Ce genre de choses me paraît indispensable.
Je ne voudrais pas que le Qatargate cache la forêt des autres ingérences, c’est une préoccupation pour moi. Ce n’est pas parce que le Qatar et les sociaux-démocrates seraient concernés dans cette affaire qu’il n’y a pas d’autres ingérences d’autres pays à l’égard d’autres députés d’autres groupes. Vous connaissez la formule : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Je ne veux pas être l’imbécile dans l’histoire. J’ai vu deux groupes politiques s’empresser de dire qu’il fallait fermer la commission INGE 2 et créer une commission spéciale sur le Qatar. C’est le contraire de ce qu’il faut faire : là, c’est l’imbécile qui regarde le doigt en disant qu’il y a un problème avec les socialistes et le Qatar, alors que le problème concerne les ingérences à l’égard de tout le monde. Je suis incapable de vous dire si cela ne concernera pas demain quelqu’un de mon groupe politique – j’espère que non. Je préfère prendre des précautions pour que cela n’arrive pas plutôt que de me dire que c’est le problème de trois personnes chez les sociaux-démocrates. Je ne l’accepterai pas. Par ailleurs, certains se sont peut-être fait prendre et d’autres non, je n’en sais rien. Ce serait trop facile, et vraiment de la politique politicienne : je déconseille de décrire les choses ainsi, et en tout cas, je ne le ferai pas.
S’agissant du financement des partis politiques, je sais que le Rassemblement national dit et répète, comme le Front national avant lui, que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il est allé se financer à l’étranger, que c’est parce qu’il n’arrivait pas à le faire en France. Comment se fait-il que Nathalie Arthaud et Éric Zemmour se financent en France ? Y aurait-il un grand complot des banques françaises, animé par je ne sais qui, puisque c’était avant Emmanuel Macron et ensuite, pour que seuls le Rassemblement national et le Front national auparavant ne puissent pas se financer dans notre pays ? J’ai du mal à le croire. Je n’aime pas le conspirationnisme, je l’ai dit. Y aurait-il un lien avec les problèmes de gestion du Front national, avec la mise en examen de son trésorier ? Je n’en sais rien. Je constate que seul le Front national a fait la démarche d’aller en dehors de l’Union européenne pour se financer, dans un pays très particulier et très ingérant, qui est la Russie, et je constate aussi que les positions du Rassemblement national sur des sujets tels que la Crimée, le Donbass ou le cas de Boris Nemtsov sont les mêmes que celles de la Russie. Il y avait donc, probablement, une sympathie qui a conduit à cela, et je ne vois pas en quoi la banque de la démocratie aurait changé quoi que ce soit. Ce qui change quelque chose, évidemment, c’est la force du Rassemblement national dans l’Assemblée nationale aujourd’hui, mais je ne vois pas en quoi la question de la banque de la démocratie aurait quoi que ce soit à voir avec les ingérences étrangères.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. La question du financement est vraiment importante. Pour qu’il n’y ait pas de faux suspense, je précise que je voulais y revenir moi-même. Vous dites que vous ne voyez pas pourquoi le Front national puis le Rassemblement national n’ont pas accès au réseau bancaire, mais tout le monde n’est peut-être pas au courant de tout : le Médiateur du crédit et les rapports sur les différentes élections, notamment la présidentielle, ont attesté que le Rassemblement national et ses candidats, y compris aux élections législatives, départementales et régionales, avaient des difficultés particulières d’accès au crédit. C’est objectivement documenté par les institutions de la République, même s’il faut, bien sûr, rester nuancé : il ne s’agit pas de dire que c’est une persécution, mais on constate une difficulté d’accès. Même M. Bayrou, qui est à l’origine de la proposition de création d’une banque de la démocratie, n’a pas contesté qu’il y avait un problème.
Vous avez fait mention, à juste titre, de problèmes, de difficultés de gestion, du fait que le Rassemblement national avait pour politique de payer les dettes des candidats qui n’étaient pas remboursés – je mets les choses sur la table. Je pense que vous ne me contredirez pas si je rappelle que l’UMP, dont la dette s’élevait à 113 millions d’euros à son pic, a connu le scandale Bygmalion. Je ne suis pas juge, ni arbitre des élégances, mais on ne peut pas dire que ce scandale ne portait pas sur une faute de gestion : il impliquait des fausses factures à une échelle importante. Nous avons parlé hier avec M. Sapin de l’origine de la première loi qui porte son nom : elle est liée au financement de toutes les forces politiques françaises – M. Sapin l’a dit lui-même. Je ne suis pas sûr que la gestion du Front national explique le fait qu’il n’ait pas accès au crédit. Chacun est libre de ses opinions, mais vous comprendrez qu’on puisse estimer que ce n’est pas prouvé.
On peut aussi s’interroger sur le fait que le premier ou deuxième parti d’opposition, en tout cas un grand parti d’opposition français – on ne va pas se lancer dans une compétition – n’ait pas accès à un financement. Il me semble que c’était la motivation de la banque de la démocratie. Vous savez qu’une loi a prévu une autorisation à légiférer par ordonnance pour mettre en place cette banque, mais qu’elle n’a pas été créée. Vous dites que cela n’aurait rien changé, mais l’accès à une banque de la démocratie ou une égalité d’accès au système bancaire ne seraient pas anodins. J’étais à l’époque à Debout la France, qui avait des problèmes de financement assez semblables : une élection m’a coûté à titre personnel plus de 100 000 euros. Il existe maintenant un problème général d’accès au système bancaire pour les partis politiques, parce que les banques, d’après ce que dit le Médiateur du crédit, ne veulent pas de problèmes – ce n’est donc pas un grand complot, vous avez raison. Elles ne veulent pas de vagues et ne souhaitent plus se mêler du financement de la politique, ce qui peut poser des problèmes dans une démocratie.
Mme Nathalie Loiseau. Je comprends que ce sujet vous passionne mais je ne crois pas que ce soit l’objet de cette commission d’enquête, et je ne suis pas venue pour parler du financement des partis politiques français. Ce n’est pas ma compétence et ce n’est pas sur ce sujet que j’ai travaillé. Faut-il être pour ou contre la banque de la démocratie ? Cela pourrait être un sujet passionnant pour un débat que nous aurions un autre jour. Aujourd’hui, je suis venue m’interroger devant vous sur le fait qu’un parti a fait le choix de se mettre dans la main d’une banque russe. À ma connaissance, la société auprès de laquelle le Rassemblement national est actuellement endetté a reporté l’échéance du prêt à 2028. Il y a peut-être des choses que je ne connais pas : je vous avoue que je ne suis pas le Rassemblement national et son prêt tous les jours.
Vous avez été, vous l’avez dit vous-même, à Debout la France. C’est même dans ce cadre que nous nous sommes connus lorsque j’étais ministre et que j’organisais des consultations citoyennes pour l’Europe. Debout la France n’a pas fait le même choix, même si vous dites que vous avez eu des difficultés de financement. Il est toujours possible de faire un autre choix. Je constate qu’un parti politique français s’est endetté auprès d’une banque russe, et je ne vous cache pas que je le déplore. Je trouve cela particulier, sachant ce qu’est cette banque et ce qu’est aujourd’hui l’entreprise qui a repris le prêt. J’irai jusqu’à dire que je trouve cela embarrassant.
Ce que font les banques en France, elles le font souverainement. Sont-elles prudentes, excessivement prudentes, frileuses ? Libre à chacun d’utiliser le qualificatif qu’il souhaite. Mon travail au Parlement européen consiste à m’assurer que les industries de défense européennes puissent accélérer leur rythme de production, et je constate que les banques sont prudentes en Europe, voire frileuses, en ce qui concerne les industries de défense. Je le regrette. Je n’en conclus pas pour autant qu’il y ait un grand complot.
Je constate que le Rassemblement national fait savoir et répète depuis plusieurs années qu’il a des difficultés de financement, et je constate aussi que c’est un parti qui a connu des difficultés de gestion. Vous me dites que d’autres en ont mais ont pu se faire financer : c’est possible, mais je ne suis pas en mesure de vous donner des explications, je ne suis pas experte en la matière.
Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vais m’immiscer un instant dans ce débat qui me semble, effectivement, être en dehors du champ de compétence de notre commission d’enquête tel que l’a défini la proposition de résolution examinée par la conférence des présidents et la commission des lois. Je pense aussi que Mme Loiseau n’est pas venue pour parler de la façon dont on pourrait rénover notre démocratie, le financement des partis politiques ou les campagnes électorales dans notre pays. Je suis un peu troublée que la question de la banque de la démocratie soit abordée avec une certaine insistance lors d’une audition où nous parlons beaucoup des stratégies d’influence, d’interférence et d’ingérence, notamment de la part du régime de Poutine et de l’alignement que l’on peut factuellement constater, à travers des votes au Parlement européen et des déplacements répétés de tels ou tels membres du Rassemblement national, en particulier à la faveur de « consultations », qui n’en sont pas, dans la Crimée annexée illégalement par la Russie. Je trouve qu’il y a une certaine confusion et qu’il est troublant de voir la question de la banque de la démocratie s’inviter à ce moment-là. On pourrait en tirer des conclusions désagréables.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vais préciser pourquoi j’ai posé cette question en tant que président de la commission d’enquête. C’est assez simple : Mme Loiseau a évoqué un manque de financement de la recherche française et estimé que c’était une fragilité de notre système face à des ingérences étrangères. Si les partis politiques français ne sont pas financés de manière égale, comme je le pense, on peut aussi estimer que c’est une fragilité. Une banque de la démocratie, de même qu’il pourrait y avoir une banque de la recherche, serait susceptible de résoudre ce problème. Je ne vois pas en quoi cette question pose une difficulté. Mme Loiseau y a d’ailleurs répondu librement.
Mme Constance Le Grip, rapporteure. La question est troublante.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce n’est pas troublant. La question de ce prêt a été évoquée lors du dernier débat présidentiel. Elle a joué un rôle. Essayer d’établir des faits et des preuves me semble totalement relever de notre compétence. Je prends acte du fait que vous trouviez cela troublant, mais je ne pense pas avoir manqué à ma fonction.
Mme Nathalie Loiseau. Personne ne manque à sa fonction, mais que le financement russe de Mme Le Pen, ou du Rassemblement national, et d’abord du Front national, ait été mentionné à l’occasion d’une campagne durant laquelle Mme Le Pen briguait les suffrages des Français pour devenir présidente de la République, est évidemment pertinent.
C’est le cas à partir du moment où une responsable d’un parti politique, et non pas un responsable gouvernemental, multiplie les déplacements en Russie. Mme Le Pen y est allée énormément – en 2012, 2013, 2014 et 2015. En tant que diplomate, je ne suis pas allée aussi souvent en Russie que Mme Le Pen, je tiens à vous le dire.
Il y a aussi le fait qu’elle a eu des prises de position très particulières. S’agissant du crash du vol MH17, une tragédie qui a touché en particulier des passagers des Pays-Bas et qui reste un traumatisme pour ce pays, Mme Le Pen a ainsi choisi de dire qu’elle refusait d’exonérer les Ukrainiens, ce qui était exactement ce que disaient les autorités russes à l’époque. C’était en outre faux : Mme Le Pen s’est formidablement trompée.
Par ailleurs, on trouve dans des éléments révélés par des hackers du groupe Anonymous un échange, qui n’a jamais été contesté par personne – nul n’y a peut-être prêté attention, mais je n’y crois pas, parce qu’on a vu cet échange plusieurs fois dans des documentaires en France –, entre un hacker russe et un membre de l’administration présidentielle russe disant ceci : « Marine Le Pen a reconnu le résultat du référendum en Crimée, elle n’a pas déçu nos attentes et nous devons la récompenser » – je n’ai pas le texte sous les yeux, mais vous pourrez le retrouver, notamment dans mon livre. Et juste après, on a vu arriver le prêt russe.
Pardonnez-moi, mais ce sujet méritait de figurer dans un débat de la campagne présidentielle. Si Mme Le Pen ne souhaitait pas devenir chef de l’État, ce serait sans doute différent, mais c’est tout de même, comme l’a dit Mme la rapporteure, quelque chose qui sème le trouble.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Madame la ministre, je n’ai pas dit que cela ne méritait pas d’être mentionné, j’essaie de mener les débats en posant les questions qui me viennent à l’esprit. Je tente d’établir des faits dans le cadre de cette commission, et les questions que j’essaie de vous poser visent à nous permettre de comprendre, grâce à des précisions, ce que vous avez voulu dire. Je n’ai pas émis de contestations et je ne vous ai accusée de rien. J’essaie d’avancer, pour assurer la bonne information de nos compatriotes. C’est la ligne que je me suis fixée en tant que président de cette commission et je m’efforce de la suivre, y compris quand cela touche une force politique dont je suis membre, comme tout le monde le sait. Je me suis déporté quand c’était trop compliqué, et je continuerai à le faire, évidemment, quand nous auditionnerons d’autres membres de cette famille politique.
Il est intéressant que vous ayez mentionné cet échange, parce que c’était l’objet de ma question suivante. C’est d’ailleurs assez transparent : je pose souvent les mêmes questions à différentes personnes. La Russie fait acte de propagande de nombreuses manières. Vous l’avez dit dans votre présentation liminaire, elle cherche à semer la division dans nos sociétés. Dans le panel de leurs méthodes, les Russes pourraient chercher à semer le doute sur la sincérité des hommes et des femmes politiques des différentes démocraties, y compris les opposants aux gouvernements. Si des oligarques russes prétendent avoir de l’influence sur telle ou telle personne, soutenir des gens ou mener telle opération, qui a réussi ou échoué, c’est peut-être vrai, mais c’est à la justice et aux personnes compétentes, aux services par exemple, de l’établir. On ne peut pas considérer que c’est aussi vrai, par nature, que ce que dirait un responsable élu au sein d’une démocratie, en qui on peut avoir davantage confiance que dans les propos d’oligarques russes, dont vous avez qualifié les méfaits.
Mme Nathalie Loiseau. Vous avez parfaitement raison. Se mettre à croire comme parole d’évangile des propos tenus par des oligarques russes serait une forme de contradiction avec ce que j’ai dit par ailleurs. En revanche, lorsque des échanges sont hackés, c’est un peu différent, parce qu’ils n’étaient pas destinés à être rendus publics. Quand en 2017 Vladimir Poutine choisit de recevoir, avec les honneurs, une candidate à l’élection présidentielle, c’est une forme d’ingérence, je crois que personne ne peut en douter. Pas plus qu’on ne peut douter que Vladimir Poutine ait reçu Mme Le Pen, laquelle a tenu à cette occasion des propos très élogieux à son égard. En 2017, je le rappelle, on avait déjà vu les agissements de Vladimir Poutine en Géorgie, dans le Donbass, en Crimée et en Syrie, ainsi que certains comportements en matière de politique intérieure, ce qui aurait pu susciter un langage que je qualifierais de plus mesuré et de plus diplomatique, comme celui qu’a tenu, par exemple, le chef de l’État lorsqu’il a été conduit à rencontrer Vladimir Poutine.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur un sujet que M. Ménagé a déjà un peu abordé à travers de cas M. Leroy, mais en l’élargissant.
Quand vous parlez de personnalités qui se sont rendues en Crimée, et je ne remets pas du tout en cause les faits que vous citez, vous les liez au Rassemblement national. Vous avez également cité à de nombreuses reprises dans votre livre, dont j’ai lu autant de passages que j’ai pu dans le temps dont je disposais – j’essaie d’être toujours honnête, vous le voyez –, M. Pozzo di Borgo, mais vous ne mentionnez pas sa famille politique.
Par ailleurs, vous n’avez pas mentionné M. Leroy. Vous avez invoqué certains arguments, mais on peut estimer qu’il aurait quand même dû avoir sa place dans votre livre, qui est dense et très renseigné – je le dis sans ironie –, compte tenu de ses fonctions importantes. Il est par ailleurs toujours actif dans le Loir-et-Cher, ce n’est pas juste un retraité de la politique.
De la même façon, vous ne mentionnez pas une personnalité importante dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises – ce n’est pas réservé à votre audition – et qui sera auditionnée, comme M. Leroy, à savoir M. Jean-Pierre Chevènement. Vous le connaissez très bien.
Mme Nathalie Loiseau. Non, pas très bien.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tout cas, c’est une personnalité politique de premier plan. D’autres personnes que nous avons auditionnées ont mentionné le fait que sa fondation, Res Publica, et une autre dont je ne me rappelle plus le nom, ont beaucoup travaillé sur la Russie, au sujet de laquelle elles ont un positionnement très documenté et très affirmé, que vous ne partagez pas, me semble-t-il, mais vous nous direz ce que vous en pensez.
J’ai découvert lors des travaux de la commission que M. Chevènement avait reçu en 2017, alors que M. Macron avait déjà été élu, une des plus hautes distinctions honorifiques russes, l’ordre de l’Amitié, qui lui a été remise personnellement par M. Poutine, lequel a alors tenu un discours dont la traduction est disponible en français – je ne parle pas russe, et si cette traduction est mauvaise, il faudra nous le faire savoir, comme M. Chevènement en aura lui-même la possibilité lors de son audition. Il y était question d’actions d’amitié « concrètes », alors que M. Chevènement a eu un poste à responsabilités pendant plusieurs années, en tant que représentant spécial de la France en Russie. Or ce fait ne figure pas dans votre ouvrage et vous ne l’avez pas mentionné aujourd’hui.
Par ailleurs, je ne vous ai pas entendu dire que vous étiez choquée quand M. Chevènement a soutenu M. Macron. Il y a eu un accord électoral entre Renaissance et le mouvement de M. Chevènement prévoyant la candidature de trois personnes issues de ce mouvement, dont le secrétaire général de Res Publica. Une de ces personnes a d’ailleurs été élue et siège donc parmi nous. Durant la législature précédente, Mme Bechtel avait voté pour une résolution contre la première série de sanctions à l’égard de la Russie – c’est donc une position ancienne.
De la même manière, quand vous parlez de M. Schröder ou du scandale lié au Qatar, dont je conviens parfaitement qu’il ne doit pas éclipser le reste – ce n’est d’ailleurs pas du tout le cas dans nos travaux –, vous ne mentionnez pas l’influence que cela a eue sur le parti socialiste européen (PSE) ou sur le parti social-démocrate allemand (SPD), d’une manière disproportionnée. Pourquoi n’appliquez-vous pas le même régime à tous les mouvements politiques en liant les personnalités que vous mettez en cause au parti dont elles sont issues ?
Mme Nathalie Loiseau. Vous l’avez dit, vous n’avez pas eu le temps de lire tout mon livre, et je ne vous critique pas du tout pour cela. Il fait déjà 519 pages, mais il n’est pas aussi exhaustif que certains l’imaginent. Je n’ai pas pu parler d’absolument tout, ni d’absolument tous, je le confesse très volontiers.
Je suis aussi étonnée de la bienveillance de M. Chevènement à l’égard de la Russie que de celle de M. Mélenchon, que j’ai cité, de M. Zemmour, de M. de Villiers et de M. Pozzo di Borgo, que vous avez raison de citer et qui figure dans mon livre, notamment en tant que responsable du Dialogue franco-russe avec M. Mariani. Cette bienveillance, compte tenu du comportement dont la Russie a fait preuve au fil du temps, ne peut bien sûr qu’être troublante. Je me contenterai de dire que si j’ai davantage documenté certains personnages politiques, c’est parce que je me suis concentrée sur ceux qui ont des ambitions pour l’avenir. Je ne crois pas, mais je peux me tromper, que Jean-Pierre Chevènement sera candidat à la prochaine élection présidentielle. Je ne crois pas que ce soit davantage le cas de M. Pozzo di Borgo. Je pense donc, même si je ne partage pas leur lecture de la Russie, que la nécessité de développer dans mes propos, comme je l’ai fait dans mon livre, la connaissance que j’ai acquise de l’intérêt que la Russie leur porte et de l’intérêt qu’ils portent à la Russie est moins grande.
Vous avez également mentionné Mme Bechtel, qui a été ma prédécesseure comme directrice de l’ENA et avec qui j’ai eu pas mal de désaccords, notamment celui que vous mentionnez mais pas seulement. Parlons aussi de la Chine et d’un ancien député de La République en marche, M. Buon Tan. Je ne suis pas à l’aise avec le choix qu’il a fait d’être aussi proche du Front uni, c’est-à-dire d’une branche du parti communiste chinois. Je vous le dis très simplement, comme je pourrais le lui dire s’il était en face de moi. Les étiquettes politiques ne doivent pas être des œillères. Je pense que les invitations dont Buon Tan a fait l’objet en Chine sont des éléments qu’il est nécessaire de porter à la connaissance de nos compatriotes, et j’en parle d’ailleurs dans mon livre.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vais vous poser une dernière question, que j’ai déjà adressée à plusieurs personnes auditionnées. Vous avez parlé de la présence d’un certain nombre d’eurodéputés du RN, neuf, je crois…
Mme Nathalie Loiseau. Dix.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. …en Crimée occupée et de la présence de Mme Le Pen à Moscou, dont acte. On peut estimer que les conséquences de ces actions dans la vie concrète des Russes, des Français et des Européens en général ont été assez limitées. D’un autre côté, des relations ont été nouées par la France avec l’actuel régime russe à partir des années 2000 – je pense notamment à l’amitié, affichée comme telle, entre Jacques Chirac et Vladimir Poutine. Là où vous avez raison, c’est qu’un certain nombre de faits se sont produits depuis, comme l’assassinat de Mme Politkovskaïa et l’annexion de territoires en Géorgie : je ne le conteste absolument pas.
Malgré cela, les relations économiques avec la Russie ont été très importantes, y compris du fait de sociétés qui avaient besoin d’une autorisation de l’État pour intervenir. GDF-Suez, devenu Engie, a ainsi été autorisé à investir dans Nord Stream 1 puis dans Nord Stream 2 à une période très tardive. Total n’est pas une entreprise d’État mais ses liens, ne serait-ce que d’influence, avec l’État français sont quand même forts, et cette société a été autorisée à faire en Russie des investissements considérables que vous connaissez fort bien. Renault, dont 10 % du capital est public, a été autorisée à développer une co-entreprise très importante dans ce pays. Par ailleurs, si le contrat des Mistral, dont vous avez parlé, a été annulé, c’est parce qu’il avait été conclu, non par des responsables du Front national, mais par Nicolas Sarkozy. Vous avez mentionné M. Fillon : il se trouve quand même qu’il était Premier ministre quand la vente a été faite.
Je ne remets pas en cause ce que vous avez dit, ni votre droit, même en tant qu’adversaire politique, de contester tous les choix faits par le Rassemblement national. Ce dont je m’étonne, et j’essaie de rester autant de bonne foi que possible, en tant qu’être humain, c’est qu’on ne mette pas en rapport ce que vous contestez de la part des dirigeants du Rassemblement national que vous avez mis en cause et la gravité, l’ampleur des choix qui ont été faits par des dirigeants politiques alors au pouvoir en faveur du régime russe, ou avec lui. Il aurait très bien été possible de dire à Total et à Renault d’investir ailleurs. De même, Engie aurait très bien pu ne pas investir dans Nord Stream 1 et 2 mais dans d’autres gisements gaziers – ils sont nombreux dans le monde. Vous êtes députée européenne, et je sais, parce que je vous suis, que vous contestez des décisions, prises notamment par l’Allemagne, qui ont mis l’Europe dans une situation de dépendance extrêmement grave et préoccupante envers le régime russe – nous en avons tous connu les conséquences cette année. Ce ne sont pas les dirigeants du Rassemblement national qui ont fait ces choix politiques.
Mme Nathalie Loiseau. Il est certain que le Rassemblement national, au moment où nous parlons, n’a pas eu le pouvoir. Permettez-moi, en tant qu’adversaire politique et respectueusement, de m’en réjouir. On ne peut donc pas lui imputer des choix de gouvernements que je ne partage pas, vous le savez. Je l’ai dit, notamment en qui concerne Nord Stream 2, je pense qu’il y a eu un aveuglement collectif au niveau européen, dont Vladimir Poutine s’est tellement bien servi qu’il a attendu que le gazoduc soit terminé pour lancer l’invasion de l’Ukraine.
Le fait que des choix mal informés aient été faits par des gouvernements divers doit-il dédouaner ceux qui, ayant vu tout ce qui s’est passé, continuent à contester la nécessité d’envoyer davantage d’armes lourdes à l’Ukraine ? Est-ce rassurant au point où nous en sommes, c’est-à-dire une guerre d’invasion qui met à bas l’ordre international, qui veut remplacer la règle du droit par la loi du plus fort, des crimes de guerre, peut-être des crimes contre l’humanité, et un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale ? La mesure de ce qui s’est produit a-t-elle vraiment été prise par certains ? Je n’en suis pas complètement convaincue et je suis inquiète.
Je constate également qu’on peut ici, à l’Assemblée nationale, présider une commission d’enquête et revendiquer sa couleur politique, ce qui n’est pas ce que je fais quand je préside ma sous-commission au Parlement européen, où je m’efforce de faire preuve d’impartialité ; mais chaque Parlement a sa culture.
Au Parlement européen, je m’inquiète de voir le Rassemblement national continuer à jouer au chat et à la souris. Là où il votait auparavant contre tout ce qui concernait l’Ukraine, il ne prend pas part au vote, ou plutôt il vote avec ses pieds. C’est son choix, mais c’est un drôle de choix, franchement, qui l’isole, y compris dans son groupe politique. Cela m’inquiète, cela m’interroge : des choses suffisamment graves se sont passées. Je sais que vous avez voté s’agissant de l’Holodomor, il y a quelques jours, comme l’écrasante majorité des députés de cette assemblée, et je vous en félicite – mais il s’agit de crimes de Staline et non de Vladimir Poutine.
Je garde un malaise, que je range très clairement dans le domaine des opinions politiques, où nous ne nous rejoignons pas, en raison des choix qui sont ceux de ce parti, parce que je n’entends personne dire autre chose à l’intérieur du Rassemblement national. Je constate que Thierry Mariani peut continuer à dire ce qu’il dit et à faire les voyages qu’il fait – quand il ne va pas en Russie, il se rend dans la Syrie de Bashar al-Assad. Ce sont quand même des choix extraordinairement particuliers. Je n’ai jamais vu un communiqué du Rassemblement national disant « lui, c’est lui, et nous, c’est nous » ou le mettant en demeure d’avoir moins de sympathie pour le régime russe. C’est cela que je constate et qui m’interroge, comme m’interrogent les choix de l’ancien sénateur Pozzo di Borgo et d’autres choix faits dans d’autres partis politiques au sujet d’un régime autoritaire qui exprime, dans ses discours, son aversion pour ce que nous sommes en tant que démocraties européennes.
M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, en toute sincérité, pour le temps que vous nous avez accordé et pour la qualité des réponses que vous avez apportées à notre commission : les échanges ont pu être francs. Comme vous l’avez dit vous-même, plus ils sont francs, plus ils sont transparents, et plus ils sont transparents, plus ils sont francs.
La séance s’achève à dix-huit heures dix.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Caroline Colombier, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Philippe Tanguy.
Excusées. – Mme Anne Genetet, Mme Hélène Laporte