Compte rendu
Commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les journalistes à l’origine des Uber files en France, membres du collectif international des journalistes d’investigation (ICIJ) :
– M. Damien Leloup, journaliste Le Monde
– M. Adrien Sénécat, journaliste Le Monde
– M. Jérémie Baruch, journaliste Le Monde
– M. Abdelhak El Idrissi, journaliste Le Monde
– M. Martin Untersinger, journaliste Le Monde.................2
– Présences en réunion................................28
Jeudi
9 février 2023
Séance de 14 heures 30
Compte rendu n° 3
session ordinaire de 2022-2023
Présidence de
M. Benjamin Haddad,
Président de la commission
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La séance est ouverte à 14 heures 33.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
M. le président Benjamin Haddad. Messieurs les journalistes, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions. La création de notre commission d’enquête fait suite aux révélations sur les Uber Files dont votre collectif fut à l’origine, en juillet 2022. Cette journée d’auditions est la première. Après avoir entendu des représentants des syndicats et organisations professionnelles de taxis, il nous a paru sage de vous entendre dès le début de nos travaux.
Étayée par 124 000 documents internes de l’entreprise américaine datés de 2013 à 2017, votre enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) faisant concurrence au secteur traditionnel du transport public particulier de personnes, auparavant réservé aux taxis.
Notre commission d’enquête a pour objet d’identifier toutes les actions de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque et d’émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts. Elle a aussi pour ambition d’évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à porter par les décideurs publics en la matière.
Dans la mesure où vous êtes à l’origine de la création de notre commission d’enquête, il nous a paru important de vous entendre dès la première journée de nos travaux, pour que vous nous expliquiez le fonctionnement du Consortium international des journalistes d’investigation (International Consortium of Investigative journalists – ICIJ) et la manière dont vous avez travaillé, avec vos confrères étrangers, pour exploiter les documents du dossier Uber Files.
Il importe que vous nous démontriez les faits que vous avez dénoncés, dans le respect du secret des sources, afin de nous permettre d’identifier les responsabilités de chacun des acteurs concernés par la stratégie de lobbying de la société Uber, ce qui nous permettra d’orienter nos travaux et de mieux définir les auditions à venir. Par ailleurs, nous sommes à votre écoute pour connaître les recommandations qu’il vous semblerait nécessaire de mettre en œuvre pour améliorer la transparence des relations entre les groupes d’intérêts et les décideurs publics.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Damien Leloup, Adrien Sénécat, Jérémie Baruch, Abdelhak El Idrissi et Martin Untersinger prêtent successivement serment.)
M. Damien Leloup, journaliste au Monde. Au printemps 2022, plusieurs journalistes du Guardian, dont Paul Lewis, responsable des investigations du quotidien britannique, nous ont rendu visite à la rédaction du Monde. Ils voulaient nous parler d’un sujet confidentiel : les dix-huit gigaoctets de données provenant de l’entreprise Uber qu’un lanceur d’alerte leur avait confiés. Ces documents couvraient essentiellement la période allant de 2014 à 2016 ; de nombreux fichiers concernaient Uber France.
Pour analyser cette gigantesque masse d’informations, le Guardian cherchait à mettre sur pied, avec l’ICIJ, un groupe d’enquête rassemblant plusieurs médias internationaux. Avec nos confrères de Radio France, nous nous sommes plongés dans ces documents, d’abord pour déterminer leur intérêt, s’agissant de fichiers datant de presque dix ans.
Il nous est rapidement apparu qu’ils contenaient une grande quantité d’informations d’intérêt public. Les agendas, courriels, présentations et comptes rendus de réunions internes d’Uber éclairaient d’un jour nouveau la période d’installation de l’entreprise dans l’Hexagone, caractérisée par de violentes manifestations de chauffeurs de taxi et par deux projets de loi relatifs à l’activité de l’entreprise, qui faisait la une de l’actualité quasi quotidiennement.
Ces documents montraient notamment qu’Uber a multiplié les rendez-vous secrets avec de nombreux parlementaires, ainsi qu’avec le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron, considéré par l’entreprise comme un important soutien.
Ils montraient qu’Uber a fourni des amendements clé en main à des parlementaires sympathisants de la cause et des objectifs de l’entreprise, embauché des agences aux méthodes douteuses pour mener des campagnes d’influence, payé des universitaires pour écrire des études soigneusement encadrées pour lui être favorables, fait appel aux ressources de la diplomatie américaine et secrètement aidé à créer une organisation de chauffeurs de VTC, présentée comme indépendante mais dont elle contrôlait en réalité l’action.
Ils montraient également à quel point Uber pratiquait une optimisation fiscale agressive, cherchait à entraver des enquêtes la visant et tentait de profiter de ses contacts politiques pour échapper à des contrôles et des perquisitions.
Ces informations étaient toutes, à nos yeux, d’intérêt public. Il est regrettable qu’il ait fallu attendre que Mark MacGann choisisse courageusement de les révéler.
Les Uber Files montrent aussi que les règles de transparence régissant l’action des lobbyistes, en France comme dans d’autres pays, sont aisément contournables. Face à des multinationales disposant de moyens quasi illimités, grâce à des levées de fonds considérables, les registres de transparence, à Paris comme à Bruxelles, ne font pas le poids.
Nous pensons que la presse, s’agissant du lobbying, a un rôle important à jouer, celui de vigie. Face à ces multinationales, les enquêtes collaboratives internationales, menées par des dizaines, voire des centaines de journalistes, sont devenues une nécessité. Toutefois, elles ne seront jamais suffisantes si elles ne sont pas assorties d’une réelle volonté politique de transparence, laquelle est une composante vitale de toute démocratie fonctionnelle.
M. le président Benjamin Haddad. J’aimerais évoquer, avant d’entrer dans le détail de l’enquête, la période allant de 2014 à 2016. Pouvez-vous dresser la chronologie de l’arrivée d’Uber en France, de la disruption qu’elle introduit dans la relation entre les taxis et les pouvoirs publics et des tournants pris en matière de régulation, notamment les lois dites Thévenoud et Grandguillaume ? Pouvez-vous décrire la chronologie du rôle joué par Uber auprès des pouvoirs publics pour faire évoluer la réglementation et la législation ?
M. Adrien Sénécat, journaliste au Monde. Plusieurs phases peuvent être distinguées.
La première court du déploiement d’Uber hors des États-Unis et de son installation en France à l’examen de la proposition de loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite loi Thévenoud, à l’été 2014. Cette période correspond aux plus anciens documents auxquels nous avons eu accès. Il s’agit d’un moment charnière dans la structuration de l’entreprise et dans les pratiques de lobbying que nous avons observées. L’enjeu est énorme : il s’agit de mettre un terme à une situation compliquée en matière d’ordre public, en raison du rapport de force entre les taxis et les VTC. Trouver une porte de sortie à la crise : tel est l’objet de la mission Thévenoud et de la loi du même nom.
Très peu de temps après l’adoption de la proposition de loi et son entrée en vigueur, à l’automne 2014, chacun se rend compte qu’elle ne suffira pas à résoudre la crise. Elle fait l’objet de contournements, qui sont le fruit de chevaux de Troie introduits dans le débat parlementaire, notamment à l’initiative d’Uber. Le sujet revient à l’ordre du jour médiatique et politique, notamment en raison du contentieux, non résolu, à propos d’UberPop, qui dégénère – le mot n’est pas trop fort – jusqu’à l’été 2015.
Ce qui nous a semblé significatif, c’est que les dirigeants d’Uber avaient conscience que le contentieux dégénérait mais n’y voyaient pas un problème. Il s’agit de l’un des grands enseignements de cette enquête : laisser la situation empirer pour en tirer parti était une stratégie de l’entreprise, assumée comme telle.
Un exemple l’illustre : au début du mois de juin 2015, Uber poursuit le déploiement d’UberPop dans de nouvelles villes. Tout en sachant qu’ils sont, ce faisant, dans l’illégalité, les dirigeants d’Uber assurent aux particuliers qu’ils enrôlent pour assurer ce service qu’aucun problème ne se pose, alors même qu’ils disposent de questionnaires remplis par de nombreux chauffeurs détaillant leurs déboires et leur angoisse permanente d’être aux prises avec les forces de l’ordre et inquiétés. Il s’agit d’une première dissonance de taille entre l’utopie vendue aux chauffeurs UberPop et la réalité.
En 2016, la proposition de loi Grandguillaume a été suscitée par un autre mode de contournement de la loi Thévenoud, utilisant les dispositions de la loi d’orientation des transports intérieurs (Loti), après qu’Uber a accepté d’abandonner le service UberPop. Il s’agit à nouveau de trouver une porte de sortie à la crise. Cette séquence est la dernière couverte par les Uber Files.
Ces situations, notamment la mise en porte-à-faux des derniers maillons de la chaîne, qui assurent le service en continu, sont comparables à celles que l’on observe ailleurs, notamment au sein des plateformes de livraison de repas. Les pratiques et la philosophie mises au jour par les documents des Uber Files ont été déclinées ailleurs et après la période allant de 2014 à 2017.
Le lobbying mené par Uber auprès des parlementaires et des gouvernements nous éclaire sur les pratiques de lobbying en général. Si notre travail est centré sur la France, nous évoquons aussi les pratiques ayant cours ailleurs en Europe et dans le monde, que nos confrères du Guardian et bien d’autres ont également documentées.
Bien des entreprises comparables à Uber appellent l’attention des élus, des législateurs et des régulateurs sur leurs réflexions, leurs problèmes et leurs besoins. Cette pratique est tout à fait normale ; aucun d’entre nous n’a jamais songé à la déplorer. Toutefois, les informations que nous avons accumulées – nous n’insisterons jamais assez sur ce point – contredisent plusieurs croyances au sujet d’Uber qui étaient alors – et le sont encore pour certaines –, tenues pour acquises dans le débat public, en France et ailleurs.
La première résulte du fait qu’Uber a souvent été présentée dans cette histoire, comme le petit Poucet, par comparaison avec l’impressionnant lobbying déployé par la G7 et les autres compagnies de taxis, qui forment un lobby très bien introduit dans les allées du pouvoir et ont une influence économique. Les taxis étaient Goliath et Uber, David. La réalité est un peu moins tranchée. En 2016, Uber a dépensé 90 millions de dollars en lobbying à l’échelle mondiale et accusé un déficit de 6 milliards.
Dès 2014, en France, Uber a ciblé plus de 200 personnalités – membres du Gouvernement, parlementaires, relais d’opinion –, ce qui donne une idée des moyens déployés. Chaque cible de ce carnet d’adresses est travaillée individuellement et en personne. On ne se contente pas de leur envoyer des courriels ; on les rencontre dès que possible, on les aborde, on les travaille. Tel est le travail auquel a participé Mark MacGann et auquel nous avons eu accès.
La deuxième idée fausse est celle selon laquelle tout serait transparent dans cette histoire et connu avant la publication des Uber Files. En réalité, la plupart des contacts d’Uber avec les responsables politiques d’alors ont été passés sous silence.
S’agissant des contacts entre Uber et le ministre de l’Économie de l’époque ainsi que les membres de son cabinet, nous avons identifié dix-sept échanges significatifs, tels que des conversations par SMS ou par téléphone et des rendez-vous. Une seule rencontre, au forum de Davos en 2016, a été rendue publique et évoquée dans la presse.
Ce constat vaut pour d’autres responsables politiques. M. Vincent Capo-Canellas, sénateur de Seine-Saint-Denis, nous a assuré en 2022 ne pas avoir discuté avec Uber et même avoir tout fait pour éviter d’avoir à le faire, en raison de l’image d’entreprise prédatrice qu’il en avait. Or, d’après les Uber Files, il a rencontré le 6 mai 2014, donc avant l’adoption de la loi dite Thévenoud par le Sénat, Thibaud Simphal, directeur d’Uber France, et il a défendu des amendements favorables à Uber, visant notamment à assouplir les règles relatives au retour au garage des VTC entre chaque course. En privé, Uber considérait M. Capo-Canellas comme « son principal et plus actif défenseur au Sénat ». Il nous a pourtant affirmé n’avoir jamais eu de contact avec l’entreprise et a continuellement nié lui avoir été favorable.
Nous sommes allés, dans cette enquête, d’un cas comme celui-là à l’autre. Presque toujours, les personnes que nous avons contactées nous ont répondu : « Ah non, Uber, je ne m’en approchais pas ! Je ne les ai pas rencontrés, je ne les connais pas ! »
Par ailleurs, certaines pratiques de lobbying peuvent altérer la sincérité du débat public et du débat parlementaire. Penchons-nous sur ce qui s’est passé ici même, à l’Assemblée nationale, en 2015. Dans l’hémicycle, où il prend la parole en tant que ministre de l’Économie, Emmanuel Macron appelle à rouvrir le débat sur la réglementation des services de VTC, quelques mois à peine après l’adoption de la loi Thévenoud. Nous avons découvert au cours de notre enquête que cet épisode est le point culminant de ce que le directeur d’Uber France appelle « une grande campagne de communication par Macron et Uber en parallèle ».
Huit jours plus tôt, à Bercy, l’entreprise et le ministre se sont mis d’accord pour trouver « un député favorable » susceptible de déposer des amendements visant à offrir à Uber un régime moins strict. Uber a fait rédiger dix amendements à son prestataire Fipra et les a transmis au député socialiste Luc Belot, qui a accepté de les déposer dès le lendemain sans modification substantielle, ce qu’il a reconnu quand nous l’avons contacté.
Ainsi, cette enquête sur le lobbying d’Uber, dont les pratiques ont probablement cours ailleurs, nous a appris que la réglementation en vigueur ne permet pas suffisamment de savoir ce qui se passe et d’identifier qui fait du lobbying auprès de qui. Cette opacité semble être le fruit du comportement de tous les acteurs, non seulement celui des représentants d’intérêts des entreprises mais aussi celui des responsables politiques.
Parmi les pistes régulièrement évoquées pour améliorer la transparence du lobbying en France, trois nous semblent intéressantes : tendre vers une transparence accrue des agendas publics des parlementaires et des membres du Gouvernement – les nombreux contacts d’Uber avec les fameuses 200 cibles étaient, pour l’écrasante majorité, cachés, et le citoyen ne pouvait pas en avoir connaissance ; tendre vers une meilleure traçabilité des amendements, pour savoir s’ils reprennent des textes proposés aux parlementaires par des ONG ou des entreprises ; renforcer les obligations de déclaration des lobbyistes prévues par la loi dite Sapin 2.
Les fiches accessibles sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) font apparaître des formules comme « un ministre » ou « un député », sans nom ni date, ce qui restreint la possibilité de retracer ce qui s’est passé. Une fois la loi Sapin 2 entrée en vigueur, il était possible de savoir qu’Uber a rencontré un ministre ou un parlementaire mais pas de connaître leur identité ni la raison de la rencontre, ce qui est assez maigre.
Par ailleurs, ces pratiques peuvent certes faire l’objet d’une législation et d’une réglementation, qu’il est toujours possible d’améliorer mais elles peuvent aussi s’inscrire dans une culture. Elles peuvent être adoptées volontairement, sans attendre de nouveaux règlements, ce que font certains et certaines parlementaires. Notre enquête, au cours de laquelle nous avons régulièrement été confrontés au refus de répondre à nos questions, voire à la contestation de faits pourtant établis, soulève la question de la culture dans laquelle s’inscrit le lobbying.
M. le président Benjamin Haddad. S’agissant des relations des lobbyistes avec les décideurs publics en général, pouvez-vous détailler vos recommandations ? Constatez-vous des évolutions depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 ? Le cas échéant, comment peut-on l’améliorer ? Les faits dont nous parlons ont eu lieu, pour 95 % d’entre eux, avant son adoption.
Par ailleurs, j’aimerais vous interroger sur le rôle du ministre de l’Économie et de son équipe, qui a fait l’essentiel, peut-être malgré vous, de la couverture médiatique des Uber Files. J’ai sous les yeux un article publié par Le Monde le mardi 12 juillet 2022, intitulé « ʺUber Filesʺ : révélations sur le deal secret entre Uber et Emmanuel Macron à Bercy. »
Avez-vous eu connaissance d’activités du ministre ou de son équipe relevant de l’illégalité ? À défaut, peut-on considérer qu’il est dans son rôle de ministre de l’Économie, quelle que soit l’interprétation idéologique ou politique que l’on puisse en faire, en interagissant avec des acteurs et des représentants d’un secteur en plein essor qui s’installe en France comme ailleurs, en exploitant un vide juridique qu’il faut combler ?
M. Damien Leloup. Je suis l’auteur de l’article, qui précise que nous n’avons trouvé dans ces rendez-vous et ces échanges aucune trace d’acte manifestement illégal. Notre questionnement est plutôt de nature éthique ou politique : à quel point un ministre agissant sur un dossier qui est au cœur de l’actualité peut-il le faire dans un secret quasi total, en camouflant, y compris à ses collègues, les discussions parallèles qu’il mène avec un acteur important du débat ?
M. le président Benjamin Haddad. On peut considérer qu’il n’y avait ni opacité ni mystère sur les orientations du ministre de l’Économie à propos du marché des taxis et des VTC – orientations qui figurent dans le rapport Attali, dont la publication est antérieure au développement des VTC et même à la création d’Uber aux États-Unis –, et que le candidat à la Présidence de la République a souvent évoqué le sujet lors de la campagne présidentielle de 2017.
M. Damien Leloup. Tout à fait, Emmanuel Macron n’a jamais caché l’intérêt et la sympathie qu’il éprouvait pour le modèle proposé par Uber et les entreprises qui l’ont adopté ensuite. Toutefois, il y a une nette différence entre, d’une part, un soutien de principe ou une déclaration publique de soutien à une société ainsi qu’au modèle qu’elle propose et, de l’autre, une activité complémentaire et parallèle consistant à multiplier les rendez-vous à l’insu du grand public ainsi que les actions envers députés, collègues ministres et autres décideurs politiques.
M. le président Benjamin Haddad. Dans l’article, le mot « deal » est écrit en italiques et entre guillemets. Ce mot a-t-il été choisi par vous et ainsi écrit parce qu’il s’agit d’un mot anglais, ou apparaît-il dans les Uber Files employé par un décideur public ou un dirigeant d’Uber ?
M. Damien Leloup. Monsieur le président, je constate que vous êtes très au fait des règles orthotypographiques et vous en félicite ! Ce mot est employé par Emmanuel Macron dans un SMS envoyé à Travis Kalanick, PDG d’Uber.
M. le président Benjamin Haddad. Qu’en est-il de la phrase « Faire en sorte que la France travaille pour Uber afin qu’Uber puisse travailler en et pour la France » ?
M. Damien Leloup. Elle est extraite du compte rendu d’une réunion rédigé par l’un de ses participants, qui l’attribue à Emmanuel Macron.
M. Adrien Sénécat. Autant que possible, nous nous sommes efforcés de faire confirmer les propos figurant dans les Uber Files par des tierces parties. L’Élysée n’a pas répondu à nos sollicitations. Nous avons consulté de très nombreux comptes rendus de discussions entre les acteurs, notamment des responsables politiques, dont plusieurs ministres. Nous avons pu en faire confirmer certains.
M. le président Benjamin Haddad. Quelle est la nature de ce « deal » ? De nombreux échanges ont eu lieu avec Uber largement avant la nomination d’Emmanuel Macron à Bercy. La question de l’installation des plateformes, les premiers échanges sur le statut d’UberPop et la perspective de son interdiction s’inscrivent dans le contexte de l’élaboration de la loi Thévenoud, qui lui est antérieure.
A quoi correspond ce « deal » ? Vous évoquez un projet d’embauche des chauffeurs de Mory Ducros et l’organisation d’une visite des locaux d’Uber France, qui n’ont pas abouti. Ce « deal » présente donc des virtualités qui n’ont pas abouti à une modification de la législation ni à des actions concrètes.
M. Damien Leloup. L’article indique clairement que le « deal » auquel Emmanuel Macron fait allusion dans les échanges que nous avons consultés ne porte ni sur l’embauche des chauffeurs de Mory Ducros ni sur d’éventuelles visites ou opérations conjointes de communication mais précisément sur l’abaissement du seuil d’heures de formation nécessaires pour obtenir une licence de VTC en échange de l’abandon ou de la suspension durable d’UberPop.
Par ailleurs, les dirigeants d’Uber n’ont certes pas attendu l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir pour lancer une campagne de lobbying mais les documents que nous avons consultés montrent qu’elle est pour eux un événement susceptible de changer la donne. Leur premier rendez-vous avec lui est à leurs yeux une étape importante car ils estiment avoir enfin trouvé un ministre qui comprend ce qu’ils souhaitent, est d’accord avec eux et sera l’un de leurs principaux soutiens. Jusqu’à quel point il l’a été reste matière à discussion mais il est d’emblée considéré comme tel par les lobbyistes et les dirigeants d’Uber
M. Adrien Sénécat. S’agissant du contexte réglementaire, l’intérêt public de cette affaire réside dans le fait qu’Uber, comme l’ont montré nos articles, entre souvent sur les marchés au mépris des législations en vigueur. Cette stratégie du chaos est notamment appliquée en Inde, aux États-Unis et en Europe.
Ainsi, Pierre-Dimitri Gore-Coty, directeur pour l’Europe de l’Ouest, a indiqué à ses employés allemands que, si les chauffeurs UberPop sont en infraction mais ne risquent qu’une amende dans un premier temps, le service peut continuer. En interne, Uber n’y voit rien de grave : les policiers verbaliseront les chauffeurs et leur infligeront des amendes de 10 000 euros qu’Uber paiera en continuant à enfreindre sciemment la loi.
Avant même d’obtenir des nouvelles législations plus favorables, le simple fait de négocier la pression exercée sur l’entreprise pour la faire rentrer dans le rang est, pour Uber, un énorme levier, qui se situe au cœur de sa stratégie. Certes, le lobbying vise à obtenir de nouvelles lois mais ce n’est pas à vous que j’apprendrai que cela prend du temps, exige des réflexions et des discussions et n’aboutit pas forcément aux dispositions souhaitées par l’entreprise. Gagner du temps, évaluer la pression des autorités et déterminer si telle ou telle déclaration comporte un risque d’entrave à l’activité, tout cela est essentiel dans le modèle d’Uber.
Avant d’être abandonné, le service UberPop devait durer ad vitam æternam. Dès avant l’adoption de la loi Thévenoud, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a fait savoir qu’UberPop était illégal. Le jeu du chat et de la souris n’a qu’un temps et les dirigeants d’Uber prennent conscience qu’ils devront l’abandonner un jour. En attendant, ils font grandir l’entreprise autant que possible. Il s’agit de survivre et de se développer.
Vous êtes Uber ; vous lancez UberPop début 2014 et vous le fermez dix-huit mois plus tard. Que s’est-il passé ? Vous avez recruté énormément de clients en France. Vous vous êtes développé, vous avez recruté des chauffeurs. Tout cela constitue un énorme levier de pression auprès du Gouvernement qui, lors de la fermeture d’UberPop en 2015 ou de l’élaboration de la loi Grandguillaume en 2016, ne traite plus seulement avec Uber mais aussi avec des chauffeurs, qui ont une vie et des revenus, qu’Uber a embarqués et placés en porte‑à‑faux.
Ce que nous avons démontré grâce aux Uber Files et que Mark MacGann voulait démontrer lorsqu’il a lancé l’alerte, c’est qu’Uber a sciemment utilisé la situation à son profit. Uber n’a certes pas gagné tous ses combats juridiques ni obtenu tout ce qu’il aurait aimé obtenir des gouvernements mais a gagné du temps, puis le droit d’être présent et même invité à l’Élysée au cours des années suivantes, ce qui semblait improbable en 2015, au plus fort des controverses liées à UberPop. Ce qu’il nous a semblé important de comprendre et de raconter en publiant nos articles, c’est qu’Uber n’a pas tant négocié des faveurs que du temps, sa survie et sa croissance.
M. le président Benjamin Haddad. Dans l’accord conclu entre Bercy et Uber que vous décrivez, Uber obtient la réduction de la durée de la formation nécessaire pour l’obtention d’une licence de VTC de 250 à 7 heures. Je me trompe peut-être mais il s’agit en réalité d’un alignement, qui était demandé par les plateformes de VTC, sur le régime des taxis, dont les chauffeurs ne sont pas soumis à des centaines d’heures de formation mais à un examen pour obtenir leur licence. Nous avons évoqué ce point lors de l’audition des représentants des syndicats et organisations professionnelles de taxis.
S’agissant d’UberPop, j’aimerais comprendre la chronologie des faits. Ce service a initialement bénéficié d’un vide juridique. Les chauffeurs ne sont pas des professionnels mais des gens qui exercent cette activité pour percevoir un complément de revenu. La loi Thévenoud a pour effet de réguler UberPop, voire de l’interdire, ce qui finit par se produire grâce à l’action du ministère de l’Économie, sous l’égide d’Emmanuel Macron.
M. Damien Leloup. S’agissant de la réduction de la durée de la formation nécessaire pour l’obtention d’une licence de VTC de 250 à 7 heures, je ne suis pas qualifié pour dire si ces seuils sont raisonnables ou justifiés. Ce que je sais, c’est que la représentation nationale avait décidé, après des mois de débats houleux, dans une situation assez chaotique caractérisée par des manifestations quasi hebdomadaires, de le fixer à 250 heures.
La loi, ce n’est pas vous à qui je l’apprendrai, est toujours susceptible d’évolutions, d’améliorations et de modifications. En l’espèce, les Uber Files révèlent qu’elle a été modifiée dans des conditions discutables du point de vue éthique et sans véritable débat parlementaire, ce qui nous intrigue.
S’agissant d’UberPop, la situation est encore plus claire et plus étonnante. Les dirigeants d’Uber savent très bien qu’ils doivent fermer ce service. Ils n’ont pas le choix : les contrôles se multiplient et ils ont été convoqués dans le bureau de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, qui leur a fait savoir qu’ils finiraient par être tenus personnellement responsables de la poursuite d’une activité illégale. Tout vide juridique a disparu à ce moment-là. Il y a quelque chose d’un peu étonnant, de la part d’un représentant de l’État, à proposer un accord dans lequel l’une des deux parties s’engage simplement à respecter la loi.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Messieurs, vos révélations corroborent le sentiment que nos observations de terrain nous inspiraient. Nous avons bel et bien affaire à une entreprise qui, sciemment, bafoue la loi, impose un état de fait et gagne du temps pour se développer et se rendre incontournable sur un marché, et ce, à tout point de vue, notamment culturel et idéologique, en faisant évoluer les pratiques des clients, en matière d’effectifs de chauffeurs, suffisamment importants pour peser et du point de vue des leviers de communication utilisés.
Une fois qu’ils sont physiquement incontournables, ils parviennent à obtenir, tout voyous qu’ils sont, puisqu’ils sont hors la loi, la réduction de la durée de la formation nécessaire en échange du renoncement à une activité illicite. Il est assez inédit, dans l’histoire de la République, qu’une personne qui devrait être poursuivie et condamnée pour une action illicite obtienne satisfaction d’une revendication en s’engageant à respecter la loi, après l’avoir enfreinte pendant une courte période.
J’ai de nombreuses questions à vous poser. Pour commencer, j’aimerais obtenir des précisions sur les dix-sept contacts informels entre le cabinet de l’ancien ministre de l’économie et Uber. Pouvez-vous les décrire ? En existe-t-il une copie accessible dans les documents transmis par M. MacGann ?
Pensez-vous que le ministre de l’Économie est intervenu, à l’automne 2014 ou plus tard, afin de modifier l’attitude de la DGCCRF à l’égard d’Uber ? Quels sont les éléments d’information que vous avez obtenus, dans les données brutes ou lors de vos travaux d’enquête, sur ce point très important ?
Vos révélations nous apprennent que le préfet de police de Marseille a pris, en 2015, un arrêté qu’il a ensuite modifié. Entre-temps, des pressions ont été exercées par Uber. Y a-t-il un lien de cause à effet ? Avez-vous trouvé d’autres traces d’interventions de décideurs publics auprès du préfet Nuñez ?
M. le président Benjamin Haddad. Rien ne démontre que des pressions ont été exercées.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je pose des questions, monsieur le président. Des pressions ont-elles été exercées ou est-ce un effet du hasard ?
Vous évoquez l’intervention de la diplomatie américaine, notamment de l’ambassadrice des États-Unis en France, auprès des autorités françaises en faveur d’Uber. Pouvez-vous préciser cette information ?
M. Damien Leloup. Nous considérons comme significatifs dix-sept contacts entre les directions Europe et monde d’Uber et Emmanuel Macron ainsi que les membres de son cabinet. Il s’agit de quatre réunions, d’échanges par SMS entre Travis Kalanick et Emmanuel Macron, notamment celui qui scelle le « deal », entre guillemets et en italique, et de quelques rendez-vous de haut niveau entre le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron et la direction d’Uber.
Nous sommes conscients que considérer certains échanges comme significatifs est une démarche inévitablement subjective. En tout, nous avons compté quarante-quatre interactions, dont certaines ne sont pas d’ordre stratégique ou politique et ne portent pas sur des actions à entreprendre. Les contacts sont réguliers ; dix-sept d’entre eux sont significatifs à nos yeux, parce qu’ils portent sur des points de discussion ou de négociation à caractère politique ou économique.
Il n’y a pas de copie accessible de ces échanges. La protection des sources nous interdit de transmettre des documents qui sont en notre possession. De surcroît, ceux dont nous parlons ne le sont pas ; nous avons pu les consulter pour notre travail mais ils demeurent la propriété de M. MacGann.
M. Adrien Sénécat. Nous avons d’autant plus considéré ces dix-sept échanges comme significatifs que nous nous en sommes fait confirmer l’existence et la teneur. Nous avons écarté les échanges sibyllins tels que « J’ai appelé brièvement ».
Nous avons aussi fondé notre appréciation sur les interactions entre Uber et d’autres branches du Gouvernement, notamment les six échanges avec le ministère de l’Intérieur et presque aucun avec les autres, ce qui constitue en soi un élément de contexte. Chacun comprend que le ministre de l’Économie échange avec Uber mais le ministre de l’Intérieur, qui doit assurer l’ordre public, et celui des Transports, qui est le premier concerné nonobstant le travail interministériel, ont aussi vocation à le faire.
Or notre enquête a démontré que ces membres du Gouvernement n’étaient pas informés de la gestion du dossier par Emmanuel Macron, laquelle ne résultait pas d’une répartition des rôles concertée au sein du Gouvernement. Nous aurions aimé demander à Emmanuel Macron, si nous en avions eu l’occasion, s’il accepterait que Bruno Le Maire intervienne sur des dossiers sans consulter les ministres qui en sont initialement chargés. Telle est la question politique qui se pose.
M. Martin Untersinger, journaliste au Monde. Concernant la DGCCRF, nous avons pu consulter un message adressé par Mark MacGann à Emmanuel Macron en novembre 2014, tandis que des agents de la DGCCRF perquisitionnent les bureaux lyonnais de l’entreprise, qui fait l’objet d’une enquête judiciaire et d’une enquête fiscale.
Dans un message interne, Thibaud Simphal, directeur d’Uber France, se plaint d’un harcèlement des autorités. Mark MacGann envoie alors à ses collègues le message suivant : « Macron a donné instruction à son cabinet de discuter avec la DGCCRF afin qu’ils soient ˝moins conservateurs dans leur approche˝. » Nous avons contacté la DGCCRF, qui a nié avoir subi des pressions, à l’unisson d’Emmanuel Lacresse, directeur adjoint du cabinet de M. Macron à l’époque.
M. Adrien Sénécat. S’agissant de l’épisode de l’arrêté du préfet de police de Marseille, il a intrigué. Nous relatons les faits dont nous avons eu connaissance : un arrêté a été pris, puis modifié. Entre-temps, Uber a contacté ses interlocuteurs au Gouvernement, en priorité Emmanuel Macron et les membres de son cabinet.
Aucune information ne nous laisse penser qu’il y a entre les deux un lien de cause à effet. En outre, la rédaction de l’arrêté a été jugée surprenante à l’aune des textes applicables.
M. Damien Leloup. Si nous avons rapporté cet épisode, c’est aussi parce qu’il nous semble significatif sous l’angle opposé. Il démontre clairement qu’Uber, peut-être sans jamais parvenir à ses fins, n’hésite pas à solliciter directement des élus et des ministres, y compris en cas de grave difficulté, en espérant réussir à faire bouger les choses. C’est aussi en ce sens que l’imbroglio de l’arrêté marseillais nous semble être une information importante.
M. président Benjamin Haddad. L’arrêté visait à suspendre le service UberX. Il est donc sans rapport avec l’application à UberPop de la loi Thévenoud.
La réponse que vous avez obtenue de la préfecture de police de Marseille, si je ne m’abuse, est qu’elle s’était rendu compte que l’arrêté initial était illégal. Puis-je vous demander une analyse sur ce point ? Il est vrai que cet arrêté était manifestement excessif à l’aune de l’articulation entre le trouble à l’ordre public et la liberté de commerce, et qu’il sortait du périmètre défini par la loi Thévenoud.
M. Damien Leloup. Je ne suis pas spécialiste du droit mais effectivement les discussions que nous avons eues suggèrent que cet arrêté n’aurait pas résisté à un recours contentieux.
Telle est aussi l’hypothèse avancée par un ancien salarié d’Uber France, avec lequel nous avons longuement discuté. Il explique ce revirement complet par le zèle dont aurait fait preuve un membre du cabinet du préfet de police. À l’examen, les services de la préfecture de police se seront rendu compte que l’arrêté était excessif dans sa rédaction et sa portée.
M. le président Benjamin Haddad. Quoi qu’il en soit, cet épisode démontre que, même après l’entrée en vigueur de la loi Thévenoud, une certaine forme d’ambiguïté juridique subsiste dans l’esprit des décideurs publics, même à l’échelon local, s’agissant de la relation qu’ils doivent entretenir avec les plateformes de VTC, ce qui justifie qu’ils jouent un rôle, à Bercy comme ailleurs.
M. Damien Leloup. En ce qui concerne la diplomatie, le département d’État américain et l’ancienne ambassadrice des États-Unis à Paris n’ont pas souhaité répondre à nos questions, de sorte que nous n’avons qu’un versant de l’histoire : la grille de lecture d’Uber et les échanges internes à l’entreprise. Ils sont tout de même très intéressants et riches d’enseignements qui peuvent s’appliquer à d’autres grandes entreprises américaines : ils montrent que, dans ce type de milieu, il est tout à fait naturel de faire appel à l’ambassadrice ou à l’ambassadeur en poste à Paris quand on rencontre des difficultés avec un point de réglementation ou une loi en France.
Je ne dis pas que cela a été efficace ; je ne sais pas si Mme Hartley est intervenue dans ces dossiers comme Uber le lui a demandé à plusieurs reprises, notamment par le biais d’anciens membres de l’équipe de Barack Obama ayant rejoint l’entreprise – aux États-Unis, les postes d’ambassadeur sont vraiment politiques et, à chaque changement d’administration, le nouvel exécutif nomme de nouveaux ambassadeurs de son parti ou qui en sont proches. Quoi qu’il en soit, on voit très clairement qu’il appartient à la panoplie des outils sinon normaux ou quotidiens, du moins tout à fait admissibles, de faire passer ou de passer un coup de fil à l’ambassadrice des États-Unis à Paris pour lui suggérer d’écrire à François Hollande que ça commence à bien faire, cet antiaméricanisme primaire et ces contrôles incessants d’une grande entreprise américaine.
M. le président Benjamin Haddad. Dans les échanges auxquels vous avez eu accès, avez-vous vu des réponses de l’ambassadrice qui attesteraient d’interventions ?
M. Damien Leloup. On sait qu’il y a eu des rencontres entre des personnes d’Uber et l’ambassadrice mais nous n’avons pas de compte rendu détaillé, ni d’échanges de courriels envoyés à l’ambassadrice par Uber France et incluant une réponse.
Mme Sophie Taillé-Polian (ecolo-Nupes). Un grand merci, messieurs les journalistes : en matière de lobbying ou de fraude fiscale, sans ce travail journalistique de qualité, à long terme et qui nécessite beaucoup d’investissement de la part des rédactions, nous serions passés à côté d’éléments très importants.
Vous avez évoqué une stratégie délibérée d’Uber pour faire pression, y compris en utilisant sciemment des pratiques illégales pour mettre un pied dans la porte. C’est immoral, assurément mais avez-vous le sentiment que les décideurs politiques, dont le ministre de l’économie, ont eu conscience de cette stratégie d’entreprise, ont laissé faire, voire l’ont soutenue, ou même validée ? Il serait important de le savoir, s’agissant d’une approche qui consiste à enfreindre la loi pour pousser à la changer.
Le ministre de l’Économie, dites-vous, a agi en dehors d’une stratégie gouvernementale, alors que la démarche aurait dû être interministérielle. Avez-vous eu des échanges avec les autres ministres concernés, notamment celui des Transports, qui permettraient de connaître leur état d’esprit à l’époque des discussions ou négociations avec Uber ?
M. Adrien Sénécat. Avec Damien Leloup et notre consœur Élodie Guéguen, de Radio France, nous avons officiellement interviewé Alain Vidalies, à l’époque chargé des transports. Il nous a dit en étant enregistré et je pense qu’il le redirait publiquement – mais j’imagine que vous comptez l’entendre, je lui laisse donc le soin de développer –, que ce n’était pas une stratégie concertée au sein du Gouvernement de faire d’Emmanuel Macron l’interlocuteur d’Uber tandis que lui-même passait au second plan. Dans son esprit, c’est lui qui était en charge du dossier, même s’il n’a pas dit qu’Emmanuel Macron ne devait absolument pas s’en saisir.
Nous avons sollicité Bernard Cazeneuve, qui n’a pas souhaité s’exprimer en long et en large à ce sujet, nous disant réserver ses propos à une éventuelle commission d’enquête de l’Assemblée nationale – je vous laisse en tirer les conclusions.
Nous nous sommes demandé s’il n’y avait pas eu une répartition des rôles entre membres du Gouvernement : d’un côté, le ministre de l’Intérieur, qui se charge de faire appliquer la loi ; de l’autre, le ministre de l’Économie, qui favorise le développement de l’économie française et des emplois. D’après les réponses que nous avons reçues tant d’Alain Vidalies que de Bernard Cazeneuve et même d’après ce que François Hollande a dit à ce sujet par la suite, cela n’a pas été le cas.
Nous avons bien sûr sollicité Emmanuel Macron par l’intermédiaire de l’Élysée pour savoir s’il souhaitait aborder ce point. Nous n’avons pas eu de réponse. Il a déjà évoqué les Uber Files mais, à ma connaissance, il n’a pas répondu – c’est bien sûr son droit – à cette question : « Avez-vous agi dans le dossier Uber Files, lorsque vous étiez ministre de l’Économie, en concertation ou non avec les membres de votre gouvernement ? »
La stratégie de pression d’Uber a-t-elle été soutenue ou validée au sein du Gouvernement ? Je ne le sais pas mais parmi les points qu’il me semblait important de rappeler au sujet des contacts entre Uber et des parlementaires ou des membres du Gouvernement, il y a le fait que dans beaucoup de réunions, notamment la toute première à Bercy, sont présents Thibaud Simphal et Pierre-Dimitri Gore-Coty, respectivement directeur France et directeur Europe.
Officiellement, du fait de la manière dont Uber s’est structuré, ces deux personnalités ne sont chargées que de la communication et du marketing concernant le développement de l’application Uber. En effet, l’essentiel des revenus est déclaré par Uber BV, société de droit néerlandais, et l’activité principale est censée être l’application, Uber affirmant vendre un service à des chauffeurs qui s’inscrivent sur la plateforme sans être salariés de l’entreprise. Mais tous les courriels des Uber Files montrent que ce sont eux et non des représentants de la BV, qui, avec Travis Kalanick, rencontrent les décideurs et qu’ils occupent des fonctions beaucoup plus importantes, contrairement à ce qu’ils ont soutenu lors de leur procès en 2016. Cela nous renvoie à la question de l’optimisation fiscale.
En tout cas, il y a une vraie confusion quant aux fonctions de chacun et cela fait partie des pratiques d’Uber d’avoir essayé de faire croire que l’entreprise se contentait de gérer une plateforme immatérielle, alors qu’en France, recruter des chauffeurs, les équiper et les accompagner demande des employés sur place. Gérer la relation avec les chauffeurs n’est pas possible par quelques courriels depuis les Pays-Bas : c’est le rôle du patron d’Uber en France. Par exemple, quand un chauffeur UberPop est accusé de viol par une passagère en 2015 – au pire moment pour l’entreprise, dont les représentants viennent de rencontrer Emmanuel Macron, et alors qu’il s’agit de rouvrir le débat à l’Assemblée nationale –, qui gère l’incident et exclut le chauffeur ? Des salariés d’Uber France, non des salariés de la BV.
Ainsi, le rapport à la loi, la stratégie du chaos, l’optimisation fiscale et les liens avec le pouvoir politique sont des sujets intrinsèquement liés.
M. Damien Leloup. En ce qui concerne le laisser-faire, nous n’avons peut-être pas dit assez clairement qu’il y a chez Uber quelque chose de magique, que l’on observe en France mais aussi en Europe et même à l’échelle mondiale : c’est l’une des très rares entreprises à pouvoir arriver dans un pays, prendre un rendez-vous avec un décideur politique et dire « regardez, on va créer 10 000, 30 000, 50 000, 100 000, 200 000 emplois en six mois ». Pour n’importe quel gouvernement, c’est très précieux. Uber joue énormément de cet aspect, faisant valoir que la baisse du chômage dans des proportions qu’aucun autre acteur privé ne peut proposer compensera les petits désagréments, les petits problèmes de trouble à l’ordre public.
Dans les comptes rendus de discussions, personne, dans la zone euro, ne dit qu’on va laisser Uber faire exactement ce qu’il veut. Mais on sent que c’est cet élément qui « accroche » les décideurs politiques et qui a pu, dans certains cas, les rendre un peu plus coulants avec Uber qu’ils ne l’auraient été avec d’autres entreprises.
M. Abdelhak El Idrissi, journaliste au Monde. Nous n’avons pas d’éléments permettant de juger d’une adhésion des décideurs à la stratégie d’Uber : par définition, les Uber Files portent sur le versant de l’entreprise. En tout cas, ces documents montrent notamment qu’Uber a beaucoup poussé pour jouer les ministères les uns contre les autres.
Il faut se rappeler que l’entreprise cherche à se faire sa place, dans une logique de combat – notion dont on retrouve le champ sémantique dans les Uber Files – pour défendre une idée d’avenir et même une idée révolutionnaire. Dans les documents, il est question d’attaquer la loi si elle ne convient pas, des effets pervers de la loi Thévenoud ; on a l’impression que c’est une question de survie pour l’entreprise.
C’est dans ce contexte qu’Uber en use comme il le fait vis-à-vis des ministères pour atteindre ses objectifs, sans perdre de temps avec les règles en vigueur chez nous. Le lobbying a beaucoup reposé sur des relations interpersonnelles. Quand on passe par les cabinets, on demande à accéder aux équipes en fonction des personnes que l’on connaît et cela se traduit par des déjeuners au cœur de l’été le week-end et par des rencontres très informelles. Dans un premier temps, l’idée était de remporter les arbitrages en interministériel en tentant de pousser ses pions, une démarche qui a davantage porté ses fruits auprès du ministère de l’Economie que du côté du ministère de l’Intérieur, lequel avait la tutelle des taxis, ou de celui des Transports. On nous a dit dans des ministères que le rôle de certaines personnes au sein du cabinet d’Emmanuel Macron avait choqué d’autres membres de cabinets, qui ne le comprenaient pas. Un conseiller a eu cette phrase que nous avons reprise dans l’un de nos articles : « Un ministre et une administration n’ont pas à être les alliés ou les promoteurs d’une entreprise privée qui n’hésite pas à s’asseoir sur les lois de la République pour pousser ses positions. »
Si nous ne savons pas ce qui a été ainsi obtenu, la volonté qui était à l’œuvre est, elle, claire.
M. Frédéric Zgainski (Dem). Vous avez estimé que la publication des agendas apporterait davantage de transparence. Quelles seraient plus généralement vos recommandations pour améliorer l’encadrement des relations entre les pouvoirs publics et les lobbys ?
M. Abdelhak El Idrissi. Notre credo : transparence et traçabilité.
Idéalement, la transparence serait obligatoire pour que le grand public et les journalistes puissent être entièrement informés. Nous sommes ici dans un cas un peu particulier : nous avons eu la chance d’accéder à des données très précises et fournies sur les rencontres en question, que les premières réponses des parlementaires interrogés tendaient à nier. C’est grâce à ces documents que nous avons pu aller au-delà de ce discours. Sans ce type de documents, comment faire ?
Quant à la traçabilité, on nous a souvent taxés de naïveté au motif qu’il est évident que des groupements d’intérêt proposent à des parlementaires le texte intégral d’amendements mais là n’est pas la question. Il faut que le grand public et les observateurs puissent savoir quels sont les amendements qui ont été écrits tels quels par les lobbys et lesquels les parlementaires ont décidé de reprendre en tout ou en partie.
La transparence concerne aussi les agendas. Concernant la petite liste de rendez-vous que nous vous avons faite, il ne faudrait pas que les retracer et raconter ainsi des faits de premier plan et d’intérêt public, ne soit possible que dix ans après et grâce à un accès privilégié à des documents internes.
M. Adrien Sénécat. Bien sûr, il arrive qu’il n’y ait pas cinquante manières de rédiger un amendement, par exemple si les restaurateurs demandent une modification du taux de TVA pour fixer celui-ci à un niveau donné. La question n’est alors pas la rédaction mais la pertinence de la mesure.
En revanche, au moment des débats à l’Assemblée nationale après la loi Thévenoud, en 2015, les délais sont très serrés – la discussion avec le ministre a lieu le 21 janvier, il faut trouver en urgence le député, vite rédiger les amendements, ce pourquoi l’entreprise va missionner son cabinet, vite les transmettre au député : on peut convenir que ce n’est pas la situation idéale pour apprécier les détails d’un texte et en soupeser l’intérêt.
S’astreindre à expliquer dans quelles circonstances tel ou tel amendement a été rédigé, c’est acquérir le réflexe de dire de quelle ONG ou de quel groupe du secteur il émane. D’ailleurs, certaines ONG nous ont indiqué proposer aux parlementaires que les amendements qu’ils leur reprennent soient signés par elles. Cela permet de comprendre ce qui se joue dans le débat public. Ce qui nous a posé problème, c’est qu’il ne soit plus possible de le saisir, même en demandant des comptes après coup. Cela nous est également arrivé à l’échelle européenne ; ainsi, un ancien DG Connect – directeur général des réseaux de communication, du contenu et des technologies à la Commission européenne – n’a pas jugé bon de répondre à nos questions au motif que sa rencontre avec Uber n’était pas intéressante.
Ce qui compte est ce vers quoi on veut tendre. De ce point de vue, il est nécessaire de travailler sur la déontologie à l’Assemblée nationale : il y a une marge de progression pour ce qui est de définir des repères communs quant à la bonne conduite des parlementaires.
Les demandes d’accès à des documents administratifs sont un élément très utile à notre travail de journalistes mais aussi à tout citoyen désireux d’observer ce qui se trame dans les relations des lobbys avec les administrations ou les personnalités politiques. En théorie, le droit d’accès dont nous disposons est formidable ; nous y recourons régulièrement en écrivant à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) et certains de nos confrères en font eux aussi un très bon usage, y compris dans le dossier Uber. Mais le temps est un énorme écueil : il nous en faut beaucoup pour formuler nos demandes, ainsi qu’à la Cada pour les étudier, puis pour rédiger et publier ses décisions. En outre, il existe très peu de contraintes et de bonnes pratiques relatives à la transmission des documents.
Ainsi, après qu’une commission d’enquête du Sénat a travaillé l’an dernier sur les cabinets de conseil, nous avons demandé, avec des collègues du Monde et à l’instar d’autres personnes, l’accès à des documents concernant ces prestations ; ils existent, ils ont été communiqués à la commission d’enquête sénatoriale – qui ne les a pas publiés puisqu’elle les avait obtenus dans le cadre de ses propres prérogatives, ce qui est tout à fait compréhensible – mais, pour la plupart, ils ne nous sont pas transmis, au bout d’un an.
Est-ce en légiférant que l’on fera évoluer l’application de ce droit d’accès ? Est-ce en modifiant les pratiques, pour qu’il soit reconnu comme normal et d’utilité publique de savoir ce qui s’est joué avant et après le recrutement d’un ancien ministre dans un secteur qui relevait de sa compétence ministérielle ? Sans doute les deux. À défaut d’une telle évolution, on restera tributaire de la bonne volonté d’une ou de plusieurs sources qui souhaiteront signaler un problème – ce qui implique aussi qu’on ne parlera de ces sujets qu’en cas de problème jugé suffisamment important et que s’il existe des personnes assez courageuses pour le dévoiler.
M. Frédéric Zgainski (Dem). En travaillant avec des collègues étrangers, avez-vous eu vent de bonnes pratiques dans d’autres pays démocratiques, notamment européens ?
M. Damien Leloup. Nous avons beaucoup parlé de ce sujet entre nous et avec nos différents partenaires, notamment du Guardian, avec lequel nous avons énormément travaillé, sur ce dossier comme sur d’autres. En tant que journalistes français, nous n’envions pas vraiment à nos confrères le droit britannique de la presse, très contraignant pour eux. En revanche, nous sommes très jaloux du Freedom of Information Act qui leur permet d’accéder, dans des délais beaucoup plus courts qu’en France, à bien plus de documents. Le Royaume-Uni mais aussi les États-Unis et, de mémoire, même si nous en connaissons moins bien la situation, les pays du Nord du continent – Norvège, Suède, Danemark, Allemagne –, ainsi que l’Union européenne, permettent un accès bien plus rapide, simple et complet à des informations que nous estimons d’intérêt public et importantes pour notre travail quotidien.
M. Abdelhak El Idrissi. Le délai d’un an dont nous avons parlé pour accéder à des documents s’entend après avis favorable de la Cada. Cela nous oblige parfois à envisager, voire à lancer des procédures devant le tribunal administratif malgré cet avis favorable.
Je confirme que nous jalousons nos confrères anglo-saxons pour la facilité d’accès et les règles dont ils bénéficient dans le cadre des checks and balances – « freins et contrepoids ». En France, quand on parle de transparence, certains vous répondent voyeurisme, alors que, pour les Anglo-Saxons, on a l’impression que la confiance n’empêche pas le contrôle. C’est peut-être ce qui nous manque et qui fait que chez nous, malgré les dispositifs existants, le diable se cache dans les détails.
Il faut aussi penser à la mise en œuvre concrète des règles et aux sanctions. Comment rendre effectif le droit pour des journalistes d’accéder à des documents quand il est prévu par un texte de loi ? C’est essentiel.
M. le président Benjamin Haddad. J’aimerais sinon mettre un bémol, du moins ajouter un codicille à votre propos. Le corollaire de la règle de transparence en vigueur dans les pays anglo-saxons, en particulier aux États-Unis, est l’absence quasi totale de régulation ou d’encadrement de l’intervention des fonds privés dans la vie politique ou des allers et retours entre public et privé.
Les ambassadeurs ne sont pas nécessairement membres des partis politiques mais plutôt donateurs pour les campagnes électorales ; c’est le cas, aujourd’hui encore, de presque tous les ambassadeurs américains en Europe. La transparence est vue comme la seule façon de réguler la vie publique contrairement à la situation en France.
M. Alexandre Portier (LR). Nous sommes ici pour comprendre la mécanique et les rapports de force qui ont pu mener aux situations que vous exposez et pour retenir des recommandations. L’enjeu, pour les élus que nous sommes, est de protéger notre pays, nos entreprises et nos salariés contre des pratiques de lobbying agressives qui ne sont pas acceptables.
Pourriez-vous nous éclairer au sujet des démarches de même nature effectuées dans d’autres pays ? Y a-t-il là une spécificité française ou les choses se sont-elles passées à peu près partout de la même façon, soulevant les mêmes difficultés ? Si nous, législateur français, devons intervenir, ne faut-il pas porter le débat au niveau européen ou même au-delà ?
M. Adrien Sénécat. La controverse Uber s’est diffusée à peu près partout où Uber s’est implantée dans le monde, à commencer par les États-Unis, où l’entreprise et ses concurrents se sont heurtés au même problème de l’entrée sur le marché face aux taxis. Les solutions apportées n’ont pas nécessairement été identiques mais ils ont théorisé dès le départ la démarche consistant à « casser » le monopole des taxis quitte à violer la loi, partant du principe qu’on ne peut pas faire entrer en vigueur un service s’il n’existe pas au préalable. En Europe, il y a eu en Espagne et ailleurs des manifestations qui ont dégénéré et des violences. Certains pays ont été plus prompts que d’autres à faire cesser le service mais, parce que la situation s’est enlisée en de nombreux endroits, le contentieux est remonté au niveau européen. Uber a commencé par fonder ses espoirs sur certains gouvernements ; les discussions, par exemple, sont allées plus loin aux Pays-Bas qu’ailleurs ; mais l’idée s’est finalement imposée que ce serait d’un contentieux européen que viendrait le salut. Finalement, Uber n’a pas remporté devant la justice européenne cette mère des batailles qui consistait à faire accepter UberPop partout en Europe.
Dans ce contexte, il y a eu un intense lobbying, notamment au niveau de la Commission européenne ; il s’est en particulier manifesté par le recrutement par Uber, en 2016, de Neelie Kroes, ancienne vice-présidente chargée du numérique qui avait été active au moment où Uber s’installait en Europe et qui avait quitté la Commission à l’automne 2014. Ce recrutement était public mais les Uber Files nous ont appris que Neelie Kroes avait été démarchée par Uber et était entrée en discussion avec l’entreprise avant même la fin de son mandat, ce qui est proscrit par le code de conduite de la Commission.
Cette information est apparue à la faveur d’un épisode qui m’a semblé digne d’une pièce de théâtre. Alors que le terme de son mandat approche, Neelie Kroes organise avec sa direction un événement auquel sont associées des entreprises du secteur du numérique. Des personnes de son cabinet jugent alors opportun de demander à des dirigeants d’entreprise de lui souhaiter bonne chance pour la suite de sa carrière professionnelle dans de petites vidéos. Est notamment sollicité Travis Kalanick, le patron d’Uber. Énorme inquiétude de la part de Neelie Kroes, qui, sans l’avoir dit à son administration, pour les raisons que l’on devine, est en discussion avec Uber en vue d’un futur emploi. Elle alerte Uber, explique que la chose est impossible car cela va produire un effet de sens après coup. Uber doit alors faire savoir que la rencontre ne peut être organisée, avec doigté car cette impossibilité paraît contre-intuitive et parce qu’il faut préserver les apparences.
Nous avons également appris que des rencontres formelles entre Uber et des membres du cabinet de Neelie Kroes n’avaient pas été déclarées à l’ONG Corporate Europe Observatory lorsque celle-ci s’est enquise, au moment du recrutement, des précédents contacts entre eux. De toutes petites choses ont été publiées par la Commission mais pas ces échanges dont nous avons pour notre part retrouvé la trace. Nous l’expliquons dans notre article sur le sujet. La transparence a donc failli.
Enfin, il est apparu que Neelie Kroes avait demandé à rejoindre Uber beaucoup plus vite mais qu’elle a dû attendre dix-huit mois car la Commission lui a demandé de respecter une cooling off period, une période de réserve – un dispositif qui, au passage, n’existe pas en France, notamment pour les parlementaires.
Il aura fallu une fuite de données internes à l’entreprise pour le découvrir mais voilà un cas assez emblématique : une vice-présidente de la Commission européenne recrutée par une entreprise du secteur dont elle avait la charge et qui a négocié son recrutement avant la fin de son mandat. Cela nous ramène aux enjeux de transparence et à votre question : oui, ce lobbying, pratiqué un peu partout en Europe, est remonté jusqu’à la Commission. Et la question de savoir qui devait traiter le dossier Uber au sein de la Commission a été un gros enjeu, Uber ayant ses propres préférences.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Avez-vous accédé à des recommandations de Neelie Kroes aux États membres quant à la façon de traiter Uber ?
Dans le cadre de votre travail pour Le Monde ou dans celui, plus large, du Consortium, continuez-vous à suivre le lobbying d’Uber ? Avez-vous vu comment l’entreprise a réagi ces trois dernières années après avoir voulu imposer un tiers statut entre le salariat et le statut d’indépendant ? Quelle a été son action vis-à-vis des institutions européennes, des élus et des États membres lors de l’élaboration de la directive « présomption de salariat », qui suit son cours après avoir été récemment adoptée par le Parlement européen ?
M. Adrien Sénécat. Neelie Kroes est intervenue publiquement pour décrier la décision de la Ville de Bruxelles de mettre fin à UberPop : elle a alors pris position pour Uber, en parallèle des discussions dont je viens de parler et qui fournissent le sous-texte de ces déclarations publiques. Elle a aussi rencontré des dirigeants politiques néerlandais. Des discussions avec Emmanuel Macron ont été évoquées mais il me semble que nous n’en avons pas eu la confirmation. De tels contacts avec des membres de gouvernement ne faisaient pas l’objet d’une interdiction de principe.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. N’y a-t-il pas eu de sa part un document officiel qui a pu encourager les États membres à laisser l’activité d’Uber se développer, tout en envisageant que l’entreprise accorde aux chauffeurs des droits tels que la prise en charge de l’assurance, en contrepartie de la définition d’une relation purement commerciale entre chauffeurs et plateforme qui sortirait du cadre du code du travail ?
M. Adrien Sénécat. J’ai souvenir de son billet sur la décision bruxelloise. Dans l’immédiat, je ne vois pas à quoi vous faites référence mais la position que vous évoquez est cohérente avec l’analyse de sa prise de position concernant Bruxelles.
En revanche, une dernière petite chose est apparente dans ce dossier : il était évident, tant pour Uber que pour Neelie Kroes, que la question était sensible, qu’il fallait faire attention aux positions prises et se méfier des ONG qui pourraient demander l’accès à des documents. Cela nous a d’autant plus troublés que nous pouvions voir que la demande de documents n’avait pas été traitée de la manière la plus diligente qui soit.
Une enquête de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) sur Neelie Kroes est en cours. La Commission européenne, malgré ce qu’a pu faire l’ONG Corporate Europe Observatory, à l’origine de la première demande, n’a pas vraiment reconnu que la mauvaise réponse à la demande de l’ONG posait problème. On revient à la question de la confiance des citoyens. Si, quand on demande l’accès aux contacts entre un responsable politique et une entreprise, on ne vous donne pas la bonne réponse et si vous vous apercevez par la suite que des rendez-vous ont été cachés, alors on s’interroge. Pourquoi ? Est-ce un hasard ? Les recherches ont-elles été mal faites, ou bien y a-t-il eu une intervention ? Nous n’avons pas les réponses mais ces questions se posent forcément.
M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). Vous nous avez dit que M. Macron n’avait jamais caché son intérêt pour le modèle d’Uber. Mais, au moment où cette entreprise arrive en France, des entreprises françaises de VTC sont déjà en place, comme Heetch ou Chauffeur Privé – ce dernier ayant fini par être racheté par une entreprise allemande.
La libéralisation du marché des taxis aurait donc pu se faire avec des acteurs français. Avez-vous eu connaissance de rendez-vous aussi récurrents de ceux-ci avec le cabinet du ministre de l’Économie de l’époque ? Sinon, connaissez-vous la raison de cette absence de contacts ?
M. Damien Leloup. Par leur nature même, les documents racontent l’histoire du point de vue d’Uber.
En revanche, on voit clairement dans les échanges internes d’Uber France une certaine fébrilité et une crainte d’être débordés. Heetch et Chauffeur Privé dans une moindre mesure, sont identifiés comme des rivaux qui pourraient bénéficier d’un coup de pouce des décideurs publics, justement parce que ce sont des entreprises françaises. Uber est donc très attentive à l’actualité de ces deux sociétés. Il est alors évident pour tout le monde que sur ce marché, il n’y aura qu’un seul gagnant : une entreprise atteindra une masse critique, deviendra la plus utilisée, aura 60 % ou 70 % des parts de marché tandis que ses concurrents se battront pour le reste.
Ils suivent aussi précisément les déboires des autres entreprises de VTC : les perquisitions les inquiètent beaucoup, car ils pensent – à raison – qu’ils sont les suivants.
M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). M. MacGann explique dans le Guardian avoir participé au financement du parti La République en marche (LREM). Avez-vous, au cours de vos enquêtes, trouvé des preuves de cette affirmation ? Connaissez-vous le montant des sommes récoltées, ainsi que les donateurs ? Ces informations n’ont pas été révélées par le Guardian.
M. Damien Leloup. Il y a peu de doute sur la véracité des propos de M. MacGann. Nous avons pu consulter des courriels qu’il a envoyés pour organiser des dîners à destination de potentiels donateurs pour la campagne de M. Macron, dîners dont personne n’a nié l’existence, même si je ne sais pas vous dire maintenant si nous avons sollicité tous les destinataires de ces courriers. Les sollicitations que nous avons vues sont classiques, si on les compare, par exemple, aux courriels piratés de la campagne de M. Macron : il s’agit de demandes de versements jusqu’au plafond légal français. Nous avons regardé d’assez près les Uber Files à ce sujet et nous n’avons rien trouvé qui laisse penser à des irrégularités dans le financement de cette campagne.
M. MacGann, au moment où il décide de s’impliquer dans la campagne, n’est plus salarié d’Uber mais il y joue encore pour quelques mois un rôle de conseil exécutif, en quelque sorte. C’est un cas limite : quelqu’un qui était, quelques mois auparavant, un interlocuteur dans des négociations sur l’implantation et la réglementation d’une entreprise en France change de casquette pour devenir un militant qui contribue à l’effort de collecte d’argent pour la campagne.
M. le président Benjamin Haddad. C’est un point intéressant. Je souligne que M. MacGann n’est alors non seulement plus salarié mais en conflit avec Uber sur les conditions de son départ.
M. Damien Leloup. Il me corrigera peut-être si vous l’entendez mais ce conflit, je crois, est postérieur. Pendant une brève période, il n’est plus salarié mais il conserve un rôle de conseil.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Et c’est pendant cette période qu’il participe à la levée de fonds.
M. Adrien Sénécat. De mémoire, il quitte l’entreprise au début de l’année 2016 et nous sommes alors à la fin de l’année 2016.
M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). Vous parlez d’un rôle de conseil : est-il rémunéré ? Fait-il partie d’un cabinet ? A-t-il un rôle d’influence, notamment auprès de décideurs français ?
M. Adrien Sénécat. Son rôle devient plus extérieur, il fait moins partie de la vie quotidienne de l’entreprise. Il suit notamment les affaires d’Uber en Russie. Il conseille aussi directement Travis Kalanick.
Son cas fait apparaître un autre phénomène : pour ces cadres, donner des coups de main à une campagne politique, souvent pro bono, sans contrepartie financière, est une étape normale de la carrière. Au moment du Brexit, on voit ainsi beaucoup d’échanges au sein d’Uber : faut-il prendre position ? Mark MacGann est opposé au Brexit, quand Rachel Whetstone, sa supérieure au niveau mondial, y est favorable. Uber finit par ne pas prendre position mais d’autres entreprises le font. Pour un lobbyiste, proposer ses services est quelque chose de commun : même si ce n’est pas rémunéré, on prend des contacts, on constitue un carnet d’adresses – lequel finit par servir. Mark MacGann tape aussi à la porte de la campagne d’Hillary Clinton.
Bien d’autres gens font comme lui. D’autres cabinets employés par Uber organisent des déjeuners réguliers pour leurs clients avec des représentants politiques, notamment européens.
M. Damien Leloup. Il vous le dira sans doute aussi : pour M. MacGann, Emmanuel Macron est un homme neuf en politique, dont il trouve les idées intéressantes. Sa conviction politique est sincère. Il ne faut pas tout lire avec un filtre utilitariste : il y a aussi un enthousiasme pour cette campagne qui commence.
Mme Anne Genetet (RE). Je suis frappée par le caractère prédateur du modèle d’Uber. Ce n’est pas, je suppose, la seule entreprise dans ce cas : connaissez-vous des comportements similaires, d’entreprises américaines ou pas ? Que recommanderiez-vous pour s’en protéger, en particulier aux politiques que nous sommes ?
Je souligne qu’en Asie du Sud-Est, Uber a simplement disparu, mangé par un concurrent…
Vous avez également évoqué les amendements fournis par des lobbyistes : recevoir de tels amendements, souvent avec vingt-quatre heures de délai, c’est en effet un grand classique. Tout parlementaire devrait à mon sens s’en méfier ; pour ma part, je ne les regarde même pas.
M. Damien Leloup. Aucun exemple d’entreprise prédatrice ne me vient en tête, en tout cas d’entreprise connue du grand public – la situation est sans doute très différente dans le secteur du commerce entreprise à entreprise ou dans certaines industries de pointe.
L’un des enseignements du dossier Uber Files, c’est que la DGCCRF, qui procède aux contrôles sur le terrain et qui connaît la réglementation en vigueur, a tout de suite repéré une série de problèmes. On peut s’interroger sur ce qui a été fait des signalements et des informations qu’elle fait remonter mais elle a joué son rôle de vigie.
M. Aurélien Lopez-Liguori (RN). Il faudrait peut-être regarder du côté d’Amazon : c’est aussi une entreprise agressive, capable d’arriver sur un territoire en annonçant des dizaines de milliers de créations d’emploi et adepte d’un lobbying actif vis-à-vis des institutions françaises.
M. Abdelhak El Idrissi. Damien Leloup a parlé d’un coup de main inattendu apporté à un responsable des politiques publiques de Google : il y a parfois des convergences ; en tout cas, rien n’empêche à un cadre de Google de servir d’entremetteur à Uber auprès des cabinets ministériels, notamment celui d’Emmanuel Macron. Ainsi, Francis Donnat – directeur des politiques publiques, c’est-à-dire du lobbying, chez Google France – écrit à Emmanuel Lacresse, alors directeur adjoint du cabinet d’Emmanuel Macron, avec de hauts cadres dirigeants d’Uber en copie, afin de présenter ceux-ci, de les introduire. Ce sera l’une des premières étapes avant une rencontre entre le patron d’Uber de l’époque et Emmanuel Macron.
M. Adrien Sénécat. S’agissant du comportement prédateur, je veux souligner qu’au cours de toute la période évoquée ici, Uber ne fait pas de profits, bien au contraire – l’entreprise perd 6 milliards de dollars dans le monde en 2016. Il est stupéfiant de voir qu’on vante les vertus économiques d’un service qui, en réalité, est massivement déficitaire.
J’ai travaillé sur les études commandées par Uber, qui ont notamment permis de vanter auprès des parlementaires les retombées économiques de l’activité. Et certains y ont probablement cru de manière parfaitement sincère !
Pour le cabinet Asterès de Nicolas Bouzou, le lobbying auprès des parlementaires, par exemple l’organisation de petits déjeuners, est explicitement inclus dans la prestation : on paye non seulement l’étude mais les rendez-vous pour la présenter. Je trouve cela notable, sans préjuger en rien du travail intellectuel fourni ; Nicolas Bouzou s’en est d’ailleurs expliqué.
Uber a aussi commandé aux économistes David Thesmar et Augustin Landier une étude sur les revenus des chauffeurs Uber : ils ne gagnent pas si mal leur vie, nous dit-on, ils la gagnent même plutôt bien si l’on prend en considération leur niveau d’études. C’est un argument apporté au débat sur ce qu’Uber peut apporter à la société.
Mais ces études occultent complètement le modèle économique d’Uber, oublient de se demander si l’entreprise est viable dans les conditions décrites. Or, dès lors que l’entreprise a levé, puis brûlé, énormément d’argent – 6 milliards de dollars en 2016, je le redis –, elle sera contrainte de diminuer la rémunération des chauffeurs et d’augmenter les prix payés par le consommateur. Dès lors, l’équation qui semblait magique devient plus réaliste et un petit peu moins reluisante.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Dans les documents auxquels vous avez eu accès, il y a, je crois, beaucoup de factures de cabinets de conseil. Que pouvez-vous en dire ?
Avez-vous pu travailler sur les prestations fournies par le cabinet iStrat, dont la directrice adjointe de l’époque était Olivia Grégoire ? Il s’agissait alors de déplorer un déficit d’offre de transport de passagers, de déplorer une pénurie de taxis qui rendait particulièrement appréciable le service fourni par Uber.
Il est important pour nous de comprendre comment, pour mieux s’imposer sur le marché, Uber a recours à la fois à de vraies-fausses études économiques, qui occultent certains aspects ou tronquent la réalité dans le cadre d’une bataille de communication ; nous voulons savoir quel rôle jouent les cabinets de conseil – des sommes importantes sont en jeu. Avez-vous enquêté pour comprendre qui était derrière l’ensemble de ces études commandées ?
M. Adrien Sénécat. S’agissant des cabinets de conseil, on se heurte à une question de définition. La frontière n’est pas claire entre les cabinets de conseil ou de lobbying : c’est pour nous une vraie question.
Nous avons en effet vu beaucoup de factures réglées par Uber à différents cabinets. J’ai mentionné tout à l’heure le rapport du Sénat sur les cabinets de conseil, « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques ». Ce ne sont pas les mêmes acteurs dans le cas d’Uber. En revanche, on retrouve des cabinets de lobbying comme Fipra, qui a beaucoup travaillé pour Uber et qui a d’ailleurs employé Mark MacGann. Ils facturent par exemple la rédaction d’amendements proposés aux députés, les rendez-vous, les déjeuners… C’est là l’essentiel des factures que nous avons vues, pour des sommes très significatives.
J’ajoute que les cabinets d’avocat peuvent aussi être représentants d’intérêts : une stratégie de défense au tribunal peut s’accompagner d’une stratégie de lobbying.
La frontière entre cabinets d’analyse économique, de lobbying ou d’avocat n’est pas claire. Certains font les deux ou les trois à la fois.
M. Abdelhak El Idrissi. Les cartes sont parfois complètement brouillées : ainsi, certains avocats intéressent manifestement Uber pour leurs connaissances personnelles. Je pense notamment à Mme Thaima Samman, que nous avons interrogée par exemple sur des déjeuners, le week-end, avec Emmanuel Lacresse. Elle nous a répondu qu’exerçant une profession libérale, elle travaillait beaucoup, y compris les week-ends, tout en admettant qu’Emmanuel Lacresse était pour elle un ami.
Lorsque l’on recherche un prestataire, quelle est la compétence que l’on recherche vraiment ? Voilà la question que l’on peut se poser.
M. Martin Untersinger. S’agissant des prestations fournies par iStrat, je commence par préciser qu’Olivia Grégoire avait déjà quitté ce cabinet au moment où il commence à travailler avec Uber, en 2014. Il s’agit d’une campagne de manipulation de l’information : en prévision d’une audience au tribunal de commerce de Paris, qui doit se prononcer sur la légalité d’UberPop, iStrat publie des textes dans les espaces de discussion participative de plusieurs médias – treize sites différents entre novembre et décembre 2014. Le cabinet iStrat se félicite, dans le compte rendu de son opération, d’avoir saturé les résultats de Google pour que, aux alentours de la décision, une recherche sur UberPop fasse apparaître ces contenus.
Sur le fond, ces articles reproduisent fidèlement les arguments d’Uber : les taxis sont trop rares, trop chers, corporatistes et allergiques à la concurrence ; les usagers sont les grands oubliés du débat ; Uber est une entreprise innovante, sympathique, moderne.
Il s’agit vraiment de manipuler le débat : ces articles sont publiés sous de faux noms, accompagnés parfois de faux profils sur les réseaux sociaux, notamment LinkedIn, avec une reprise quasiment mot pour mot des arguments de l’entreprise.
M. Adrien Sénécat. Je reviens à la question que posait Abdelhak El Idrissi : que paye-t-on vraiment dans ces situations ? L’étude d’Augustin Landier et David Thesmar est ce qu’elle est ; mais l’une des choses étonnantes que l’on apprend, c’est qu’Augustin Landier est très volontaire pour intervenir dans les médias et y développer un discours favorable à Uber. L’entreprise suggère elle-même à des journalistes d’aller l’interroger.
Il devient alors difficile pour le citoyen de savoir qui lui parle : Augustin Landier, le brillant économiste bardé de diplômes ? Augustin Landier, le brillant économiste bardé de diplômes et par ailleurs rémunéré par Uber pour produire une étude ? Cette rémunération n’est pas mentionnée dans les interviews : la collaboration a déjà démarré mais les travaux ne sont pas encore publiés. Il y a là une question de sincérité du débat public. Ce sont ces interstices que recherche le lobbying : un économiste favorable à l’entreprise, qui travaille pour elle et qui prend la parole sans que cette collaboration soit publique.
M. le président Benjamin Haddad. L’étude elle-même faisait état du financement.
M. Adrien Sénécat. Tout à fait. En revanche, Augustin Landier ne le mentionnait pas lorsqu’il s’exprimait dans la presse avant la parution de l’étude, par exemple à la fin de l’année 2015 dans un article du Journal du dimanche qui présentait Uber comme une « solution d’avenir » pour lutter contre le chômage, à un moment où il était sous contrat avec Uber en tant que chercheur. C’est toute l’ingéniosité du lobbyiste, qui cherche à provoquer ce type de situations, à s’assurer que les bonnes personnes parlent au bon moment avec la bonne casquette.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quelles seraient, en tant que journalistes, vos préconisations pour éviter cela dans les médias et ainsi garantir une information démocratique pour les citoyens ?
M. Adrien Sénécat. C’est une question compliquée ! Nous nous efforçons pour notre part de donner l’information, même si nous ne sommes pas nous-mêmes exempts de tout reproche car il est toujours difficile, quand on cherche à interroger de bons connaisseurs d’un sujet, de savoir exactement d’où chaque personne parle.
C’est bien ce qui importe : savoir qui parle et à quel titre. Sur certains sujets, il n’est pas possible de trouver des interlocuteurs qui n’ont aucun lien d’intérêt. Il faut s’efforcer de croiser les sources, de ne pas frapper toujours aux mêmes portes, de s’interroger sur les différents liens d’intérêt.
Mme Sophie Taillé-Polian (écolo-Nupes). La frontière, dites-vous, entre cabinets d’avocats, cabinets de conseils et cabinets de lobbying est brouillée : nous devrions peut-être travailler sur la question de l’inscription au registre des représentants d’intérêt.
Par ailleurs, pourriez-vous aborder la question de l’optimisation fiscale ? Les pratiques d’Uber, installé aux Pays-Bas, semblent assez classiques en la matière. Y a-t-il des points sur lesquels vous souhaitez appeler notre attention ?
M. Abdelhak El Idrissi. Les avocats peuvent exercer des activités de conseil mais n’ont pas d’obligation de tenir un registre. On peut surtout à mon sens s’interroger sur les obligations de publicité et de transparence des personnes qui les rencontrent, notamment dans les ministères – et je ne pense pas seulement aux ministres mais aussi à leurs cabinets, car on voit que beaucoup se joue dans la mise en relation avec l’entourage des ministres.
Je ne pointais pas tant les problèmes liés à l’activité de conseil que le brouillage des pistes : on ne sait pas toujours à quel titre Uber s’adresse à un cabinet de conseil, surtout lorsqu’on voit qu’une avocate connaît personnellement l’un des membres du cabinet du ministre de l’Économie et que c’est pour cela qu’on l’embauche, même si elle a bien sûr par ailleurs une connaissance fine du sujet.
M. Jérémie Baruch, journaliste au Monde. En ce qui concerne l’aspect fiscal, à l’époque des Uber Files, Uber France dit qu’il n’est pas une société de transport mais seulement une plateforme pour laquelle il fait du marketing. À ce titre, il estime ne pas avoir à gérer les chauffeurs, ne pas être concerné par tout ce qui a trait aux ressources humaines. Il renvoie toute la responsabilité des actions d’Uber à Uber BV, la société mère implantée aux Pays-Bas. C’est pour cela qu’il se permet de payer aussi peu d’impôts en France : son chiffre d’affaires est entièrement issu de la société mère, qui lui verse les montants afférents à la publicité, au marketing et aux salaires, à quoi s’ajoute une marge de 8,5 %. Ainsi, Uber France fait des bénéfices et paye des impôts sur ces bénéfices.
Les Uber Files nous montrent pourtant que les directeurs généraux de l’époque jouent un rôle exécutif ; ils ne se contentent pas d’obéir aux ordres venus des Pays-Bas. Cela pourrait impliquer pour la société Uber France un statut d’établissement permanent : il devrait alors payer des impôts sur les activités de la société en France, donc sur les revenus tirés de toute l’activité VTC. Dans tous les courriels échangés sur ces sujets, Uber insiste sur le fait que sa structure fiscale en Europe est son talon d’Achille : s’ils n’arrivent pas à la défendre, ils vont perdre encore plus d’argent et devront fermer boutique.
En façade, Uber France est donc censée se contenter de promouvoir l’application, de faire du marketing ; en réalité, il s’agit bien d’un centre décisionnel. C’est clair dans leurs échanges. Ils se battent pour qu’à aucun moment ce rôle opérationnel en France n’apparaisse, afin d’être imposés seulement aux Pays-Bas, où ils ont négocié un rescrit fiscal qui leur permet de payer des impôts très bas. Pour Uber, finir par gagner de l’argent est un enjeu capital, évidemment, et pour cela, ils ont besoin de payer aussi peu d’impôts que possible dans les autres pays européens.
M. Adrien Sénécat. Le débat sur la fiscalité est intimement lié à celui sur la régulation du secteur : Uber est-il une simple plateforme ou une entreprise de transport ? C’est toute la question que posent ces entreprises.
M. Jérémie Baruch. Les seuls qui se félicitent de cette situation, ce sont les autorités des Pays-Bas, puisque Uber paye des impôts là-bas, même s’il en paye peu parce qu’il a su négocier. Cela se fait au détriment de tous les pays européens.
Mme Émilie Chandler (RE). Vous dites que les frontières sont parfois peu claires entre le travail des avocats, des cabinets de conseil, et des lobbyistes. Je veux rappeler que, depuis 2015, une décision votée par l’assemblée générale du Conseil national des barreaux et publiée au Journal officiel autorise les avocats à publier leurs déclarations d’intérêts et le montant des honoraires perçus pour leurs activités de lobbying. Il ne faut donc pas laisser croire qu’on vit au pays du grand n’importe quoi.
Les avocats sont autorisés à exercer des activités de représentants d’intérêt. Il peut y avoir des contrôles, il y a une déontologie, avec des sanctions en cas de manquement qui peuvent être importantes. Il y a également des sanctions pénales.
À l’heure de la transparence, il me semble que les avocats respectent cette possibilité de déclaration. Les avocats ne sont pas forcément les grands méchants loups !
Je n’ai pas pu écouter le début de l’audition et vous prie de m’en excuser. Avez-vous enquêté sur les pratiques d’Uber à l’étranger et avec le même niveau d’engagement ?
M. Andy Kerbrat (LFI-Nupes). Dans vos articles, l’année 2014 apparaît comme un moment clé : entrée en vigueur de la loi Thévenoud le 1er octobre 2014, rendez-vous entre le ministre de l’Économie et les dirigeants d’Uber, stratégie notamment d’iStrat de lobbying et de publication visant à créer un climat favorable à l’entreprise en insistant sur une pénurie de taxis, sur les problèmes de qualité de service…
Olivia Grégoire avait en effet quitté le cabinet iStrat en avril 2014 alors que le travail de celui-ci pour Uber a commencé en octobre – mais il ne change pas de métier à cette occasion. Ils ont fourni les mêmes prestations à d’autres clients.
Vous parlez aussi de la porosité entre le public et le privé mais aussi entre les fonctions politiques et le privé. On se crée ainsi un carnet d’adresses et de là naît le lobbying. C’est quelque chose qui frappe beaucoup les citoyens. Il a été question de cooling-off period, de délai de mise en retrait imposé au sortir de certaines fonctions. Édicter de telles règles en France ne permettrait-il pas de lutter contre le lobbyisme ?
M. Damien Leloup. S’agissant du travail sur d’autres pays, Le Monde et Radio France ont évidemment travaillé surtout sur Uber France et dans une moindre mesure sur Uber Belgique. Mais nous faisons partie d’un consortium qui compte plus de quarante rédactions dans le monde. Chacun s’est logiquement concentré sur son propre pays. Il faut garder à l’esprit que les documents transmis au Guardian par M. MacGann concernaient davantage la France que d’autres pays.
M. Adrien Sénécat. Dans ce type d’enquête, nous échangeons énormément d’informations avec tous nos collègues. Nous nous sommes évidemment intéressés à ce qui s’est passé ailleurs, notamment en Europe, afin d’établir des comparaisons. De nombreuses logiques sont reproduites dans différents pays, parce que les enjeux sont similaires.
Y a-t-il de notre part une volonté de prétendre qu’il y a un sujet Uber en France plus qu’ailleurs ? Je ne le crois pas. À l’inverse, nos partenaires ont souvent trouvé nos enquêtes très intéressantes ; mais celles qui ont été faites aux Pays-Bas, notamment sur Neelie Kroes, aux États-Unis ou en Inde sont tout aussi passionnantes et nous nous en sommes fait l’écho.
M. Abdelhak El Idrissi. En ce qui concerne votre première question, le fait que les cabinets d’avocat aient des activités de lobbying ne pose pas de problème de légalité, je le répète. La question qui se pose, c’est plutôt à qui s’adresse Uber lorsqu’il passe un contrat avec un cabinet d’avocat. Je pense à cette avocate payée pour rencontrer des membres de cabinets ministériels : on trouve, dans les Uber Files, des traces de rencontres informelles, ou en tout cas le week-end, pouvant donc laisser penser à un cadre informel. On nous a répondu que ces rencontres avaient toujours eu lieu dans un cadre formel. Mais c’est une question qui se pose à l’analyse de nos documents. Encore une fois, ce n’est pas une question de légalité ou de principe mais de limites, de cadres. Que cherche réellement le donneur d’ordre lorsqu’il choisit un cabinet d’avocats pour faire du lobbying ?
M. Adrien Sénécat. En conséquence, on peut se demander ce qui est déclaré publiquement, dans les registres de lobbying. C’est une vraie question : nous ne prétendons pas qu’il soit simple de séparer les deux activités. Mais il faut la poser si l’on veut aller vers plus de transparence.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Nous avons rencontré ce matin le cas d’une juge qui a pu être considérée par un journal comme ayant une attitude ambiguë en raison de ses relations passées car elle avait exercé auparavant des fonctions dans un cabinet qui travaillait pour Uber, ce qu’elle n’avait pas déclaré.
M. Adrien Sénécat. En ce qui concerne enfin l’année 2014, c’est en effet un moment décisif : la loi Thévenoud entrave le développement d’Uber. En revanche, le cabinet iStrat ne me semble pas jouer un rôle central ; c’est l’une des cordes à l’arc d’Uber mais cette entreprise dépense des dizaines de milliards de dollars chaque année pour s’implanter.
S’agissant enfin de la porosité entre public et privé, je n’ai pas encore mentionné que si le cas de Neelie Kroes nous a intéressés, c’est pour les raisons déontologiques que nous avons exposées tout à l’heure mais aussi parce que ce délai de carence, cette cooling-off period imposée par la Commission européenne, qui était de dix-huit mois à l’époque et qui est de deux ans maintenant, s’accompagne d’une indemnisation. Cela peut se comprendre, puisque l’on interdit aux anciens membres de la Commission de reprendre un emploi dans le privé si cela peut se révéler problématique au regard de leurs anciennes fonctions : on ne peut pas interdire aux gens de travailler sans leur offrir une compensation… La question est donc d’autant plus grave dans le cas de Neelie Kroes qu’elle a – semble-t-il, puisque les investigations sont encore en cours – violé ses obligations tout en recevant une gratification pour ne pas mener des discussions avec des entreprises. Cela va, je crois, bien au-delà de la déontologie.
Les associations qui réfléchissent aux questions de transparence vous répondraient mieux que nous sur l’éthique et sur ce qui se pratique ailleurs dans le monde – où les situations sont bien différentes d’un pays à l’autre. Mais il semble problématique de n’avoir aucun cadre pour savoir ce que l’on peut faire, ou pas, après avoir été député, par exemple. Faut-il imposer un délai obligatoire et de quelle nature ? La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique existe, bien sûr mais ce sont de vraies questions.
M. le président Benjamin Haddad. Je veux souligner que le débat sur la pénurie, ou pas, de taxis, notamment au regard de la situation à Londres ou à New York, est largement antérieur à l’arrivée d’Uber.
Merci, messieurs, de votre disponibilité et surtout de votre travail. Nous aurons sans doute l’occasion d’échanger à nouveau dans les mois à venir.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Merci. Nous prévoyons de nombreuses autres auditions mais il vous est tout à fait possible de nous suggérer des pistes pour obtenir des réponses que, peut-être, vous n’avez pas pu obtenir dans le cadre de votre travail journalistique.
La séance s’achève à 16 heures 35
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Émilie Chandler, Mme Anne Genetet, M. Benjamin Haddad, M. Andy Kerbrat, M. Aurélien Lopez-Liguori, M. Alexandre Portier, M. Philippe Pradal, Mme Danielle Simonnet, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Frédéric Zgainski.
Excusés. – Mme Aurore Bergé, M. Alexis Izard, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl.