Compte rendu
Commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences
– Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Mettling et de M. Joël Blondel, président et directeur général de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe) 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Dieleman, président de l’Association française du Travel management (AFTM) 15
– Audition, ouverte à la presse, de Maître Thaima Samman, avocate, représentante du cabinet Fipra en France 21
– Présences en réunion................................35
Jeudi
16 mars 2023
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 10
session ordinaire de 2022-2023
Présidence de
M. Benjamin Haddad,
Président de la commission
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Jeudi 16 mars 2023
La séance est ouverte à 9 heures 30.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
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La commission d’enquête entend M. Bruno Mettling et M. Joël Blondel, respectivement président et directeur général de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe).
M. le président Benjamin Haddad. Chers collègues, nous avons l’honneur d’accueillir M. Bruno Mettling, président de la jeune Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe), accompagné de M. Joël Blondel, son directeur général.
Monsieur Mettling, nous avons souhaité vous entendre aujourd’hui car vous avez été chargé par Mme Élisabeth Borne, à l’époque ministre du Travail, de créer une task force et de travailler sur l’organisation du dialogue social entre les plateformes numériques et leurs travailleurs à la suite de la remise du rapport de M. Frouin au Premier ministre.
Vous avez ensuite été nommé président du conseil d’administration de la toute nouvelle Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi dont il a été beaucoup question au cours de nos diverses auditions. Monsieur Blondel, en tant que directeur général de l’Arpe, vous êtes chargé au quotidien du fonctionnement de cette nouvelle autorité. Votre travail intéresse tout particulièrement notre commission d’enquête sur la révélation des Uber files.
Notre commission d’enquête poursuit un double objet : d’une part, identifier l’ensemble des opérations de lobbying qui ont été menées par Uber pour s’implanter en France, le rôle des décideurs publics de l’époque et émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales, environnementales du développement du modèle Uber en France – de l’ubérisation de l’économie – et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Dans le cadre de nos précédentes auditions, nous avons beaucoup entendu parler de l’Arpe et de vous, Monsieur Mettling. Cette audition est donc l’occasion de vous donner la parole pour confirmer ou infirmer les déclarations des représentants des employés des plateformes et des représentants syndicaux que nous avons entendus. Je vous invite à nous indiquer, le cas échéant, les relations que vous avez pu entretenir avec les plateformes numériques avant que le gouvernement ne vous confie la tête de la task force mentionnée, puis ne vous nomme à la tête de l’Arpe.
Il serait aussi utile de nous rappeler les fonctions et missions de l’Arpe ainsi que ses premiers chantiers. À cet égard, nous avons entendu les représentants des employés des plateformes qui, pour certains, ont critiqué le déroulement ou les résultats des premières élections représentatives au sein de l’Arpe et notamment la question du taux de participation auxdites élections. Certains considèrent même que l’Arpe est une organisation davantage orientée vers les intérêts des plateformes plutôt que ceux des travailleurs. Il serait donc intéressant de vous entendre sur ces différents points.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Bruno Mettling et Joël Blondel prêtent serment).
M. Bruno Mettling, président de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe). Je souhaite effectivement me présenter en quelques mots et partager avec vous ce qui peut expliquer pourquoi plusieurs gouvernements successifs ont bien voulu m’honorer en faisant appel à mon expertise pour accompagner leur réflexion et leur action quant à l’impact social de la transformation numérique. Je suis en effet devant vous en tant que praticien du dialogue social et expert des conséquences de cette transformation numérique sur l’organisation du travail.
Mon parcours est d’abord celui d’un praticien du dialogue social, qui a accompagné, comme conseiller de ministres du travail et plus récemment comme directeur des ressources humaines – DRH – les transformations sociales importantes de notre pays et de ses entreprises. À la fin des années 1990, j’ai été le DRH de la réforme des Caisses d’épargne, dont la refonte du statut social s’est accompagnée d’un très faible taux de conflictualité, puis dirigeant des Banques populaires, pour fonder BPCE. Dans les années 2010, j’ai été appelé comme DRH de France Telecom devenu Orange pour apaiser l’entreprise au moment de la plus grave crise sociale de son histoire, la crise dite des suicides.
Je suis donc un DRH qui n’a pas hésité à répondre présent car la conviction qui a forgé mon engagement professionnel est que, dans notre pays, quand on organise le dialogue social et la concertation, dans un cadre équilibré entre les parties, il est alors possible de trouver un chemin de progrès et d’équilibre. Je le dis avec conviction ; j’ai senti dans tous ces travaux qu’il faut convaincre et expliquer pourquoi mon positionnement trouve son origine et sa légitimité dans mon parcours professionnel et le traitement de sujets sociaux aussi difficiles que la refonte des Caisses d’épargne ou la crise sociale d’Orange, premier employeur du numérique en France.
J’ai décidé il y a maintenant cinq ans de me consacrer à l’activité de conseil aux entreprises autour des enjeux de la gestion du volet humain des transformations. J’ai ainsi créé le cabinet Topics il y a cinq ans et nous avons réalisé plus de deux cents missions de service aux entreprises, autour justement de cette transformation du travail et des enjeux du travail hybride, des problématiques de management et des conséquences de cette transformation sur la santé des salariés. Tel est le cœur de mon expertise : non seulement le dialogue social mais également toutes les conséquences de cette transformation du travail sur les salariés, dans un rôle de conseil aux entreprises.
Dans ce cadre, j’ai été sollicité par un cabinet qu’Uber avait chargé d’organiser une concertation en amont du « rapport Frouin ». En tant qu’expert du numérique et du travail, j’ai répondu présent : le conseil aux entreprises est le cœur de mon activité.
Dans ce parcours en entreprises, j’ai été régulièrement appelé par plusieurs ministres, notamment du Travail, pour différentes fonctions de conseil et de réflexion, compte tenu de mon expertise dans le dialogue social et le numérique. J’ai toujours répondu présent car je considère qu’il s’agit d’un devoir, même si cela vous expose et vous vaut des critiques très fortes, de mettre mon expertise et les compétences qui peuvent être les miennes au service du Gouvernement, quand elles ont été sollicitées. Il s’est toujours agi d’un réflexe de ma part, particulièrement lorsque l’on vit la plus grande transformation du travail que l’on ait connue, et dont le rythme s’accélère.
Pour ne parler que de la période récente, j’ai été sollicité en 2015 – soit sept ans avant que l’on ne parle de l’Arpe et de régulation sociale du travail – par François Rebsamen, alors ministre du travail, pour conduire au niveau national la première concertation entre les partenaires sociaux et les experts numériques. En effet, alors que la transformation numérique était à l’œuvre dans les entreprises depuis plus de dix ans, il n’y avait jamais eu de concertation au niveau national entre les partenaires sociaux et les experts du numérique, ne serait-ce que pour présenter au gouvernement les enjeux et anticipations de cette transformation numérique du travail.
La mission confiée par François Rebsamen a duré près d’un an et mon rapport a été remis en septembre 2015 à Myriam El Khomri. Nous avons, du Medef à la CGT en passant par l’ensemble des partenaires sociaux représentatifs, conclus de manière consensuelle sur les enjeux du numérique. Nous y sommes parvenus parce que nous avons toujours adopté la même posture : face à la transformation numérique, il faut saisir avec la même détermination les potentialités que cette transformation porte mais aussi les risques auxquelles elle expose. C’est ce même état d’esprit que nous développons aujourd’hui face aux enjeux de cette transformation.
Pour revenir à la période plus récente, c’est sans doute ce travail de concertation qui a conduit la ministre du Travail à me proposer de conduire cette task force, à la suite de la mission Frouin, qui avait déjà mené un travail considérable d’écoute et de transformation. Il est vrai qu’un certain nombre de ses recommandations n’ont pas fait l’unanimité au sein du Gouvernement, notamment la proposition de développer des logiques coopératives et de portage salarial pour répondre à la problématique du statut salarié et de ces formes très particulières d’activité.
En compagnie de Mathias Dufour et de Pauline Trequesser, représentante d’un collectif de travailleurs indépendants de Bordeaux, j’ai conduit cette task force, qui a repris cette concertation. Lorsque je me suis présenté aux partenaires, j’ai évidemment indiqué que j’avais eu l’occasion, deux ans plus tôt, d’apporter mon expertise aux travaux qu’Uber avait organisés.
Cette task force nous a conduits à rencontrer des dizaines de représentants lors d’une centaine d’heures de concertation, à soumettre au Gouvernement des projets d’ordonnance et, surtout, à lui proposer de faire le point sur l’état d’esprit des collaborateurs, afin de faire émerger ce fameux dialogue social. Nous étions également chargés d’étudier la question d’une troisième voie éventuelle entre le statut d’indépendant et le statut de salarié qui permette de répondre au déficit de droits et de protection.
Dans les rapports que nous avons remis au Gouvernement, nous pointions que l’accès de plus de 100 000 jeunes exclus du marché du travail traditionnel à cette activité n’était pas négligeable. Nous relevions à l’inverse que le déficit de droits et de protection y compris des droits fondamentaux des travailleurs – par exemple le fait de ne pas perdre du jour au lendemain son activité parce qu’un algorithme vous a déconnecté sans avoir la possibilité de s’expliquer sur une situation – n’était pas plus acceptable.
Nous avons proposé et validé un certain nombre d’enjeux pour structurer ce dialogue social dès lors que le choix politique avait consisté à conserver un statut d’indépendant, tout en contestant ces situations inacceptables. De là est née la structuration du dialogue social.
Les représentants des travailleurs nous ont indiqué qu’ils ne voulaient pas que le dialogue social et le vote soient organisés par les plateformes. Nous avons ainsi constaté un déficit de confiance considérable entre les plateformes et les représentants des travailleurs. Nous avons aussi entendu un certain nombre d’entre eux indiquer que l’organisation traditionnelle du dialogue social ne leur convenait pas et que les organisations de travailleurs qu’ils représentent devaient avoir leur place, à côté des organisations syndicales traditionnelles.
Nous avons donc forgé de toutes pièces un nouveau système de dialogue social. Dès lors que le statut d’indépendant avait été conservé, la conséquence logique a consisté à réfléchir à la manière d’organiser un dispositif de négociation collective avec des représentants légitimes des travailleurs – c’est-à-dire en démocratie, résultant d’un processus d’élections organisées par l’État – et la nécessité d’un tiers de confiance.
En résumé, l’Arpe est un tiers de confiance mis à la disposition des parties pour leur permettre de structurer les conditions de leur dialogue social. À l’issue de cette task force, j’ai été nommé responsable de la mission de préfiguration de l’Arpe : quels moyens ? Quel budget ? quelle organisation ? Ensuite, le Gouvernement a bien voulu me confier l’honneur de présider le conseil d’administration de l’Arpe. En l’acceptant, je savais pertinemment que j’allais m’exposer, y compris médiatiquement. Néanmoins, il faut se rappeler que celui qui dirige l’Arpe au quotidien, c’est le directeur général à mes côtés.
J’anime le conseil d’administration de l’Arpe avec passion et conviction car j’estime qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour la centaine de milliers de personnes privées de droits fondamentaux. Je pense néanmoins qu’un autre enjeu, celui de l’accès à l’activité et du développement de ces nouvelles mobilités, n’est pas négligeable et qu’il faut pouvoir concilier les deux.
Si vous m’y autorisez, j’aurai la possibilité de m’exprimer, à titre personnel, sur la problématique que peut poser cette forme d’activité par rapport à l’accès au statut de salarié. J’ai des convictions qu’il faut distinguer de ma responsabilité de président de l’Arpe. À l’inverse, ma motivation est confortée par les premiers accords intervenus. On peut les considérer comme négligeables mais, au cours de ma vie professionnelle, j’ai toujours vu une partie du corps social – et c’était son droit – se situer en dehors du dialogue, de la transformation et de la négociation, considérant qu’ils n’étaient pas de nature à être acceptables dans leurs principes. À ce titre, vous avez reçu les témoignages, que je respecte profondément même lorsqu’ils me mettent en cause, de ces personnes qui ne se situent pas dans la dynamique de construction de la négociation collective. D’autres s’engagent en revanche.
Je vous le dis sereinement : je me tiens devant vous avec confiance, fruit de mon expérience et des rencontres effectuées. Je pense notamment à ce chauffeur de VTC, qui a eu du mal à me croire lorsque je lui ai annoncé, à l’occasion d’un passage en radio, une augmentation de 27 % du taux de la course minimum alors qu’aujourd’hui il perd de l’argent. Naturellement, Monsieur Blondel et ses équipes devront homologuer cet accord pour le rendre obligatoire et mettre fin au dumping social qui caractérise un certain nombre de ces éléments.
La semaine prochaine, le même taux d’augmentation du SMIC horaire sera peut-être décidé pour les livreurs. Cet accord, qui n’est pas encore signé, pourrait préciser les conditions qui font qu’un principe contradictoire sera systématique en cas de déconnexion d’un livreur qui perd du jour au lendemain ses revenus.
Je vous le dis avec émotion : je suis fier de participer et d’apporter ma contribution à ce travail même si cela implique une exposition médiatique et donc les quelques ennuis qui l’accompagnent. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à toutes les questions, notamment sur le type de relations que j’ai pu entretenir en amont de la mission qui m’a été confiée.
M. Joël Blondel, directeur général de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe). Mon intervention sera relativement brève. Je suis fonctionnaire des ministères sociaux depuis de nombreuses années ; j’y ai été chef de service à la direction générale du travail ; directeur régional en Île-de-France en 2010, directeur de l’administration générale du ministère du Travail et plus récemment DRH des ministères sociaux. Du fait de mon expérience en matière de dialogue social, il m’a donc été proposé de prendre la direction générale de l’Arpe en 2021. Je l’ai spontanément acceptée, estimant qu’il s’agissait d’un très beau projet, pour les raisons exposées au préalable par Bruno Mettling. Ce projet prend aujourd’hui véritablement corps. L’Arpe est en place depuis plus d’un an avec une équipe et un conseil d’administration. La production est là : un premier accord a été signé dans le secteur des VTC et nous attendons dans les prochaines semaines des signatures d’accords dans le secteur de la livraison, qui consacreraient des droits nouveaux pour les livreurs, les VTC et les travailleurs indépendants de ce secteur.
Ce premier aboutissement n’est qu’un début : notre ambition vise à aller plus loin. L’Arpe est une petite structure de six personnes, un tiers de confiance chargé d’animer le dialogue social. Je dispose d’un certain nombre de pouvoirs en propre. Je pense notamment à celui de désigner les organisations représentatives après en avoir mesuré l’audience par les élections. Il s’agit ainsi d’homologuer les accords et décisions qui leur donnent une force supérieure ; c’est-à-dire celle de s’appliquer à toutes les entreprises et tous les travailleurs indépendants du secteur, y compris celles qui n’auraient pas été adhérentes d’une organisation signataire de cet accord. Notre travail porte aussi sur la protection des travailleurs puisque les liens commerciaux qui attachent ces représentants aux plateformes ne peuvent pas être rompus unilatéralement par les plateformes sans avoir préalablement reçu l’autorisation de l’Arpe.
Ces prérogatives nous permettent d’accompagner et de réguler le dialogue social dans la durée. Je le redis : nous progressons et commençons à produire des résultats.
M. le président Benjamin Haddad. Monsieur Mettling, nous allons passer l’essentiel de cette audition à évoquer les problématiques de dialogue social, le fonctionnement de l’Arpe et les enjeux du statut des travailleurs salariés et de celui des travailleurs indépendants. Je souhaiterais également connaître votre avis personnel sur le sujet.
Étant donné la manière dont votre nom a été évoqué, il me semble utile de parler de vos relations avec la société Uber et des missions de conseil exercées avant d’être missionné par le gouvernement dans le cadre de la task force. Je précise que cette commission n’a pas vocation à nourrir un climat de suspicion et j’ajoute que les responsables syndicaux représentés au sein de l’Arpe ont tous évoqué la neutralité et le professionnalisme dont vous faites preuve dans vos fonctions de président.
M. Bruno Mettling. Puisque j’assume une mission de présidence, je trouve normal d’être interpellé. Je souhaite donc prendre du temps pour évoquer ce sujet devant cette commission.
Comme je l’ai indiqué, mon activité consiste désormais à être président fondateur de Topics, une société qui mène des missions d’expertise, de conseil et d’accompagnement auprès des entreprises. La société AT Kearney m’a contacté et m’a indiqué avoir été chargée par la société Uber de réfléchir sur les enjeux du dialogue social 2.0 dans le cadre d’une initiative du gouvernement. Ce cabinet devait coordonner un travail d’experts sur ces sujets et a sollicité mon expertise. Je n’avais donc aucune raison de refuser, disposant d’un certain niveau de connaissance du marché du travail, du dialogue social et des enjeux du numérique dans notre pays. Je rappelle une fois encore que j’ai été, cinq ans auparavant, l’auteur du premier rapport national pointant les opportunités mais aussi les risques de la transformation numérique du travail.
J’ai donc participé à ces travaux pendant à peu près un semestre. Parmi les thèmes abordés, nous nous sommes livrés à une analyse comparative du statut d’indépendant, notamment sur les enjeux de protection sociale et d’accident du travail en France et à l’international. Nous avons également donné des réponses aux questions relatives à la structuration du futur dialogue social dans le cadre de l’économie des plateformes. Encore une fois, j’assume cette responsabilité, qui a été rémunérée par AT Kearney – et non par Uber – dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée par Uber. Je tiens à disposition de votre commission le montant de cette rémunération et vous transmettrai les factures si cela m’est demandé.
Je ne suis pas ici pour défendre la société Uber compte tenu de la neutralité que m’impose ma fonction de président de l’Arpe. Cependant, à l’époque, je pensais plutôt qu’il était pertinent qu’une entreprise américaine aussi peu familière de nos pratiques sociales cherche à disposer d’un certain nombre d’expertises. Pour compléter mon propos, sous serment, je n’ai pas passé un seul appel pour porter le point de vue d’Uber à l’issue des travaux d’expertise précédemment mentionnés. Je n’ai pas plus participé à des réunions pour accompagner Uber dans un rôle de lobbying et d’influence.
Lorsque le Gouvernement m’a proposé cette mission, je lui ai immédiatement signalé avoir été conduit à travailler deux ans auparavant, dans le cadre de mon métier de conseil, au sein d’un groupe d’experts établi par AT Kearney lors de sa mission pour Uber, dans le cadre des travaux que je viens de décrire. Le Gouvernement n’a pas vu d’obstacle à ce que j’anime cette mission de préfiguration. Je suis même allé plus loin : lorsque je me suis présenté aux représentants et des travailleurs et des organisations, j’ai spontanément signalé le fait qu’Uber avait fait appel à moi pour réaliser une mission de préfiguration.
Pendant toute la phase de préfiguration, cela n’a pas posé souci. À l’issue de cette mission en revanche, un certain nombre d’acteurs, et c’est leur droit, ont trouvé cela anormal ou choquant. Mais, encore une fois, tous ces éléments étaient connus du Gouvernement. Apporter son expertise ne signifie pas perdre son autonomie ni être dépendant ou sous influence d’Uber.
M. le président Benjamin Haddad. Dans le cadre de cette relation entre AT Kearney et Uber, il s’agissait d’un contrat de conseil en management et en stratégie, mais pas de lobbying, n’est-ce pas ?
M. Bruno Mettling. Je pense qu’il s’agissait bien d’une mission de conseil en stratégie. La question doit être posée à AT Kearney. Ma relation contractuelle était liée à AT Kearney, qui faisait appel à mon expertise pour une mission d’animation, dont j’ai déjà décliné les caractéristiques.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Lors de votre propos liminaire, vous avez indiqué parler avec passion et conviction. Soyez convaincu que je ne suis pas en reste sur ce registre. Je parlerai donc avec passion et conviction.
Vous avez été, de fait, un acteur central dans la contribution d’Uber lors de la mission Frouin, à travers la commande passée par le cabinet AT Kearney auprès de Topics. Comprenez donc qu’un bon nombre de travailleuses et de travailleurs soient choqués, pour ne pas dire scandalisés, que celui qui a été rémunéré – certes indirectement – par Uber pour contribuer aux rapports des intérêts d’Uber à la mission Frouin se retrouve ensuite à la présidence de l’Arpe.
Je rappelle que l’Arpe a eu pour rôle d’exclure la question de la requalification des travailleurs en salariés. Or, cette question de requalification est de plus en plus prégnante, qu’il s’agisse des décisions de justice ou de l’adoption par le Parlement européen d’une directive européenne portant sur la présomption de salariat des travailleurs des plateformes.
Mes questions sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, puisque les faits sont établis, vous avez travaillé à un moment donné pour un cabinet qui a été rémunéré par Uber. Je vous suis d’ailleurs reconnaissante d’avoir accepté de transmettre à la commission les documents afférents, notamment les factures et la rédaction de la commande et du rendu.
Néanmoins, avez-vous eu le sentiment d’avoir été la cible d’un lobbying de la part d’Uber ou d’une autre plateforme numérique ? Ensuite, avez-vous joué un rôle dans la rédaction de l’ordonnance du 21 avril 2021 prévu dans la loi LOM ? Je rappelle que, dans le cadre de cette loi, était prévue une possibilité, pour les plateformes, d’instaurer une charte facultative fixant « les conditions et les modalités d'exercice de sa responsabilité sociale » et « définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». En contrepartie, le juge ne devait pas pouvoir requalifier en salariés les travailleurs des plateformes. Finalement, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition, car elle remettait en cause la réalité des faits qu’est le lien de subordination.
Notre commission a été créée à la suite de l’immense scandale suscité par la révélation des Uber files. Les journalistes ont ainsi dévoilé que l’entreprise Uber avait commis un très grand nombre d’illégalités et n’avait pas respecté le droit. Pour autant, elle a disposé de contacts privilégiés avec un ministre de l’Économie contre l’avis même de son Gouvernement et en toute opacité. Les manquements au droit de la part de la multinationale Uber sont donc extrêmement graves. D’autres manquements ont eu lieu ; notre commission d’enquête est chargée de les établir.
Ensuite, en tant que président de l’Arpe, avez-vous été soumis à des obligations de déclaration auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ?
A-t-elle émis des réserves sur le cumul de votre mission avec vos activités antérieures, dont nous venons de parler ou avec vos activités de conseil, qui vous ont de fait conduit à être rémunéré par Uber à un moment donné ?
Mes autres questions concernent l’Arpe. Cette autorité, créée par le Gouvernement, gère les relations sociales entre les plateformes et les travailleurs et exclut la requalification du statut des travailleurs en salariés. Comme vous l’avez signalé avec franchise, elle procède d’une décision politique qui exclut également cette requalification pour rechercher un tiers statut, ni salarié, ni totalement indépendant. Le lobbying d’Uber défend précisément le tiers statut depuis le début, auprès de l’Union européenne et dans le monde entier, parce qu’elle voit bien que la requalification en salariat ne cesse de gagner du terrain.
M. Bruno Mettling. Pouvez-vous repréciser le cadre de vos deux questions ?
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Pouvez-vous comprendre la colère de travailleurs quand ils voient que vous avez été choisi par le Gouvernement alors même que vous avez été payé à un moment donné pour permettre à Uber de défendre ses intérêts ? Ensuite, dans ce cadre-là, avez-vous par ailleurs effectué une déclaration auprès de la HATVP au sujet de votre passif et votre responsabilité de président ?
Par ailleurs, lorsque vous indiquez que l’Arpe, en raison d’un choix politique, traite de ce « tunnel » du tiers statut, n’est-ce pas en contradiction avec les décisions de justice et les votes du Parlement européen qui établissent l’existence de liens de subordination évidents entre les travailleurs de plateforme et les plateformes ?
M. Bruno Mettling. Ces prestations n’étaient pas des prestations de lobbying et d’influence mais des prestations de conseil qui mobilisent l’expertise, par exemple sur le benchmark du statut d’indépendant et ses conséquences en termes de couverture sociale, de maladie professionnelle ou de chômage. De plus, elles se sont déroulées deux ans au préalable alors qu’il n’était pas encore question de l’Arpe. Et surtout, ces prestations ont été clairement révélées, de manière totalement transparente. Je ne vois donc pas en quoi je serais illégitime mais je ne peux certes pas empêcher certaines personnes de considérer que mon indépendance est altérée. Ensuite, il n’y a pas eu de déclaration effectuée auprès de la HATVP car elle n’est pas prévue par les textes. L’Arpe est une autorité de régulation du dialogue social.
Par ailleurs, vos propos tendent à dire que l’Arpe participe d’un processus qui vise à contester les conséquences légales d’un certain nombre de dispositions européennes. En tant que président de l’Arpe, je n’ai pas à me substituer au débat politique. Pourquoi ai-je accepté cette présidence du conseil d’administration de l’Arpe qui me semble être un enjeu très important ? Je suis dubitatif sur la compatibilité de cette forme d’activité en France avec le statut de salarié. Le statut de salarié n’est pas un socle commun dans tous les pays européens. En France, il se caractérise par un très haut niveau de droits, de protection, mais également d’obligations faites aux salariés, par exemple des obligations de loyauté, de non-concurrence, de temps de travail et de présence systématique dans les horaires de travail.
Les Anglais ont particulièrement favorisé le tiers statut (workers), à côté du statut d’employees, semblable au CDI en France. En Angleterre, un employeur n’est pas tenu de vous fournir, à un worker, la moindre heure de travail. On peut y être salarié au sens du statut de worker avec une fiche de paye à zéro. Effectivement, de nombreux pays européens ont mis en place des tiers statuts. Ma conviction d’observateur du dialogue social, que j’ai répétée à maintes reprises, est la suivante : en France, 26 millions de salariés ont accès à un niveau de droits et d’obligations importants tandis que 100 000 personnes ont une situation sociale inacceptable qu’il faut traiter. Dans ces circonstances, il faut prendre garde à ce que la réponse apportée à la situation sociale de ces 100 000 personnes ne déstabilise pas le statut de salarié.
Certains syndicats ont accepté cette logique de travail indépendant lors des négociations collectives parce qu’ils sont parfaitement conscients que la dynamique qui consisterait à associer à ce type d’activité des obligations de temps de travail qui ne sont pas établies porte en germe des risques de déstabilisation du salariat. Ce n’est pas le piano qui doit aller au tabouret : il faut protéger la situation des 26 millions de salariés de ce pays. En revanche, il ne faut pas croire que l’on peut impunément intégrer dans un régime de salariat ce type d’activité et son mode de fonctionnement.
J’entends ceux qui disent que ceci est très simple et qu’il faudrait uniquement conserver les droits des salariés sans retenir les obligations qui y sont associées. Pour ma part, je n’ai pas vu à ce jour la démonstration de la capacité à concilier cette forme d’activité telle qu’elle s’exerce – avec une certaine liberté et autonomie des travailleurs – avec le statut de salariés et ses obligations afférentes.
Face à la situation inacceptable en termes de droits fondamentaux essentiels et de protection des travailleurs, la voie qui a été choisie me convient. Elle consiste à essayer, par la négociation collective, de répondre à certaines interrogations et de mettre à niveau les droits fondamentaux. En revanche, si dans les deux ans à venir (2023-2024), il n’y a pas de remise à niveau des droits fondamentaux, ni prise en compte des temps de repos dans la rémunération des travailleurs, si le niveau réel de salaire demeure très inférieur au SMIC horaire pour ces travailleurs, alors il faudra s’interroger sur les démarches. L’honnêteté m’oblige à dire que si tel n’est pas le cas, le pari que j’ai fait en m’engageant dans la responsabilité qui est la mienne pour tester la négociation collective dans sa capacité à répondre à ce déficit de droits et de protection aura échoué.
En France, si l’on veut concilier l’accès de 100 000 jeunes à une activité et à des droits sociaux minimum – qui ne sont pas établis aujourd’hui – avec une traduction et une mise en œuvre rapides, la voie de la négociation collective avec des représentants légitimes me semble la plus appropriée. D’autres personnes ont des points de vue différents, que je respecte.
Enfin, lorsque l’on me demande s’il faut transposer ce qui se déroule à l’Arpe à d’autres catégories de travailleurs indépendants, notamment ceux en intérim, je réponds par la négative. La caractéristique de ces plateformes de mobilité est la création de nouveaux marchés par rapport à des situations d’activité qui n’existaient pas. En effet, ce transfert déstabiliserait la situation de salariés et le financement de la protection sociale associée à ces droits.
Je suis de ceux qui ont toujours dit que l’urgence consiste également à regarder les conditions de la participation des plateformes au financement de la protection sociale de notre pays. Or à ce stade nous n’y sommes pas encore.
La séance est suspendue brièvement. M. Frédéric Zgainski remplace M. Benjamin Haddad à la présidence.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Avez-vous joué un rôle dans la rédaction de l’ordonnance du 21 avril 2021 prévu dans la loi LOM ? Comment appréciez-vous la décision du Conseil constitutionnel qui a censuré la disposition prévue dans la loi LOM autorisant les plateformes à établir une charte sociale facultative, empêchant ensuite le juge de requalifier un contrat.
Je tiens également à réagir à vos propos. Vous vous dites dubitatif sur la compatibilité du statut de salarié. Mais, à un moment donné, les faits doivent être respectés : la justice estime que de nombreux faisceaux d’indices montrent qu’un lien de subordination existe. Hier, nous avons d’ailleurs reçu des représentants de la Cour de cassation qui nous ont exposé à quel point les faits étaient indubitables. J’ajoute qu’à chaque fois que de tels cas se présentent devant le conseil des prud’hommes, l’issue est identique : les contrats sont requalifiés. Il s’agit donc de faux travailleurs indépendants puisque la relation de subordination existe.
Vous dites que l’on ne pourra pas impunément intégrer ces travailleurs dans un statut de salarié, mais en réalité, le problème actuel tient au fait que les plateformes, dans une forme d’impunité, les maintiennent hors du statut de salariat tout en leur imposant un lien de subordination. Vous confirmez qu’en créant l’Arpe, le choix politique du Gouvernement a consisté à privilégier l’option du tiers statut. Vous confirmez également être convaincu par ce tiers statut et que c’est pour cette raison qu’une mission vous a été confiée à la suite du rapport Frouin, dont les recommandations n’avaient pas été retenues. Il y a donc un alignement entre l’objectif d’Uber visant à imposer le statut d’indépendant, vos convictions personnelles dans votre rapport au dialogue social et votre expertise du numérique et la commande politique du Gouvernement.
Pouvez-vous réagir à ces différents éléments ?
M. Bruno Mettling. La charte sociale dont vous parlez constituait une étape du processus de concertation qui ne portait pas un niveau de sécurité suffisant vis-à-vis de la problématique de protection des droits. Celle-ci est désormais caduque puisque lui a été substitué un processus d’organisation d’élections pour désigner des représentants de travailleurs, avec de véritables négociations ouvrant des droits. Le système actuel porte ainsi sur la négociation d’accords au niveau sectoriel qui s’imposent aux entreprises.
Ensuite, il est évident que seul le juge est en mesure d’apprécier les conditions dans lesquelles est exécutée la mission et de requalifier, le cas échéant. Les plateformes seront plus à même de vous répondre car elles ont fait évoluer leurs propres dispositifs pour que leur fonctionnement soit plus respectueux du statut d’indépendant.
Pour autant, la réalité est la suivante : une centaine de milliers de personnes sous statut d’indépendant sont confrontées à un déficit de droits et de protection inacceptable. Dans ce cadre, la négociation collective permet d’améliorer la situation et d’apporter des éléments de réponse. Le président de l’Arpe n’a pas à commenter les décisions de justice ; il doit animer le conseil d’administration d’une structure qui permet de rendre possibles ces négociations. J’éprouve un profond respect pour les représentants des travailleurs qui négocient l’amélioration des droits avec les plateformes car ils font « progresser la réalité ». Parmi ces organisations de travailleurs, certaines sont totalement opposées au statut d’indépendant, notamment la CGT et Sud. Néanmoins, elles s’assoient à la table de négociation pour faire progresser la situation des travailleurs dans le cadre d’un État de droit, sans pour autant renoncer à leurs convictions.
Enfin, du Medef à la CGT, tous les partenaires sociaux ont énoncé leur opposition à un statut intermédiaire entre le statut de salarié à la française et le statut d’indépendant. Le débat sur un tiers statut porte ainsi sur le refus d’un statut intermédiaire ou dégradé au statut de salarié. En revanche, tous reconnaissent la nécessité, dans le cadre du déséquilibre entre les plateformes et les travailleurs des plateformes, de structurer l’expression des salariés pour permettre aux négociations de se tenir. Vous ne pouvez pas en vouloir au président de l’Arpe de considérer que le choix effectué par le Gouvernement et les progrès sociaux dont elle est porteuse représentent des éléments positifs par rapport à la situation quotidienne de ces travailleurs.
M. Joël Blondel. Les accords collectifs signés par les organisations représentatives s’inscrivent dans le cadre de la loi des parties. Elle peut se bonifier au fur et à mesure des négociations collectives et parfois même être remise en cause. En revanche, l’Arpe ne s’inscrit pas dans une logique statutaire mais dans une logique de dialogue social. L’État n’intervient pas dans les choix effectués ; l’Arpe est là pour accompagner le dialogue social sans prendre position sur le fond : les organisations représentatives négocient et signent les accords. En revanche, l’Arpe a la faculté d’étendre ensuite ces accords, de les homologuer et de les rendre applicables à l’ensemble du secteur.
M. Frédéric Zgainski, vice-président (Dem). Je suis un praticien du dialogue et surtout de la formation, par exemple dans le cadre de l’UIMM. Je suis donc intéressé par le parallèle qui peut être dressé entre ce type de structure et l’Arpe.
Si l’on reprend l’histoire depuis le début, la commission Attali visait à lever certains freins pour aller vers le plein emploi, à travers la création de différents statuts, notamment celui d’autoentrepreneur. D’après vous, combien d’emplois la création de ces statuts a-t-elle permis de créer ? Quel est le nombre de plateformes recensées au sein de l’Arpe ?
M. Bruno Mettling. Je n’ai pas en tête le nombre d’emplois créés. En revanche, je peux vous indiquer que 120 000 personnes ont été recensées sur les listes électorales.
M. Joël Blondel. La répartition était la suivante : 80 000 personnes pour les livreurs et 40 000 pour les chauffeurs VTC.
M. Bruno Mettling. J’ajoute que ces recensements sont assez fiables.
M. Frédéric Zgainski, vice-président (Dem). Quelles seraient d’après vous les conséquences d’une requalification intégrale de ces travailleurs en CDI ?
M. Bruno Mettling. Dans le cadre des concertations de la commission, nous avons interrogé la plateforme qui s’est lancée en employant des travailleurs sous statut salarié. Son témoignage a été très instructif. Dans un premier temps, de nombreux livreurs ont voulu y travailler, mais très rapidement, les critères internes ont conduit à écarter une grande part des livreurs candidats. Ensuite, parmi ceux qui restaient, un certain nombre a rapidement démissionné. Enfin, des plans sociaux sont intervenus.
Ici, la question centrale – à laquelle je me garderai bien de répondre – consiste à aller au bout de l’expertise sur la compatibilité de ces formes d’emplois et la capacité de les maintenir sous un statut de salarié. Je pense qu’il y aurait une déperdition importante. Encore une fois, je suis dubitatif sur la possibilité de transférer purement et simplement les 120 000 personnes en question vers un statut de salarié.
À l’inverse, l’augmentation de 27 % du taux de la course minimum des chauffeurs VTC après négociation est également liée aux débats actuels. Je ne voudrais pas qu’on l’attribue à la seule Arpe : la pression qui s’exerce participe également aux progrès en matière de négociation sociale.
En revanche, je ne peux répondre formellement sur les conséquences qu’aurait la requalification en salariat sur les 120 000 personnes en question.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur Mettling, nous n’avons obtenu que les estimations en pourcentage de la part des organisations syndicales favorables à la participation à ces élections. Cependant, la commission souhaiterait connaître le nombre de livreurs et de chauffeurs VTC qui ont participé à ces élections. Entendez-vous les critiques des organisations syndicales lorsqu’elles indiquent que des plateformes comme Uber peuvent déconnecter, avant les élections, des livreurs ou des chauffeurs lorsqu’ils s’engagent dans une bataille contraire aux intérêts de ces plateformes ? Il y a là en effet un réel problème démocratique.
Ensuite, beaucoup disent que le poids de la plateforme Uber est tel dans le collège des plateformes de l’Arpe qu’aucun accord ne peut intervenir sans elle. Finalement, la négociation sur le tarif de la course minimum des VTC a abouti à un tarif bien inférieur à celui proposé par d’autres plateformes. Quand on retire la commission d’Uber et la TVA que seul le chauffeur paye, il ne lui reste plus grand-chose.
Par ailleurs, puisque la plateforme Getir salarie ses travailleurs, elle ne figure pas dans l’Arpe. Néanmoins, ses livreurs exercent exactement le même métier que les autres. N’y a-t-il pas là un problème ? Vous avez dit que Getir avait été confrontée à des plans sociaux. Pouvez-vous nous en dire plus ? En effet, nous avons entendu cette plateforme hier. Ses représentants nous ont indiqué qu’après avoir énormément recruté, les effectifs sont passés en quelques mois de 1 700 à 900 travailleurs. La plateforme soutient toutefois n’avoir procédé à aucun plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), ce qui semble contraire au droit du travail. Normalement, il ne doit pas y avoir plus de neuf licenciements sous trente jours. En l’espèce, il y a donc une réelle suspicion de fraude au PSE.
En outre, puisque la logique de l’Arpe porte sur la présomption d’indépendant, pensez-vous que ces travailleurs puissent fixer eux-mêmes leurs tarifs ? Un indépendant se doit de maîtriser ses tarifs, sinon on ne peut le considérer comme tel.
M. Bruno Mettling. En premier lieu, je tiens à indiquer que la plateforme à laquelle je faisais référence est Just Eat et non Getir. Getir fonctionne sur un modèle différent de celui de la livraison, le modèle des dark stores.
Ensuite, il faut être clair : la faiblesse de la participation aux élections – 3,91 % pour les VTC et 1,83 % pour les livreurs – constitue une réelle déception. Je rappelle néanmoins que le taux de participation aux élections au sein des TPE est également très faible, puisqu’il est de 5 %. On constate donc la difficulté d’organiser l’expression d’un collectif professionnel dans un contexte d’extrême capillarité des représentants, a fortiori quand il s’agit de premières élections, auprès d’un public qui est particulièrement difficile à toucher et à motiver. De plus, le processus était complexe ; il a fallu construire des listes électorales en quelques mois tout en prenant des précautions importantes lors du vote pour éviter les manipulations.
Cependant, il n’existe pas de système alternatif à la structuration de la représentation des travailleurs. Quand nous avons construit le dispositif, nous avons prévu que les deuxièmes élections aient lieu deux ans après les premières. Par la suite, cela sera tous les quatre ans. Quoi qu’il en soit, la faiblesse de la participation ne peut pas être acceptable dans la durée.
Par ailleurs, l’Arpe exerce ses missions dans le cadre des positions d’un Gouvernement. Elle n’a pas à se prononcer sur la présomption d’indépendance mais à mettre en œuvre, avec beaucoup de détermination, l’accompagnement de l’émergence d’un dialogue social au service des travailleurs des plateformes.
M. Andy Kerbrat (LFI-NUPES). Il m’apparaît important de rappeler les sujets évoqués par Mme la rapporteure. La mission Frouin introduisait au départ la présomption de salariat puis l’a retirée à la demande de la ministre du Travail de l’époque. En tant qu’acteur, quelle position avez-vous tenue sur la question du salariat au sein de la mission Frouin ?
Par ailleurs, vous n’avez pas répondu à l’une des questions de Mme la rapporteure. Avez-vous joué un rôle dans la rédaction de l’ordonnance du 21 avril 2021 ? Quelle position avez-vous portée à l’époque ? Vous avez exercé une mission de conseil pour Uber, mais contre votre gré, vous auriez pu porter des positions dans la mission Frouin ou dans l’ordonnance suivante.
M. Bruno Mettling. Le Gouvernement a demandé à M. Frouin de conduire une concertation mais à aucun moment je n’ai été auditionné par cette mission ; je ne suis intervenu que par la suite.
La feuille de route de la task force nous indiquait clairement de mener la concertation dans le cadre du statut d’indépendant. Je me permets d’ajouter que dans les concertations que nous avons menées à l’époque, les représentants des VTC n’étaient pas massivement en faveur du salariat. Un certain nombre d’entre eux sont ainsi attachés au statut d’indépendants, sous réserve que soient assurées les conditions économiques d’un exercice de leur profession digne de ce nom.
Dans le cadre de notre feuille de route, nous avons conduit cette concertation et avons recommandé la création d’une autorité de régulation. Nous avons ainsi participé aux travaux préalables à la dernière étape de l’ordonnance qui a structuré l’organisation du dialogue social.
M. Frédéric Zgainski, vice-président (Dem). Le statut de VRP était fréquemment utilisé à une époque pour les personnes chargées d’effectuer un travail de développement commercial. Que pensez-vous de ce statut ? Peut-il être pertinent dans le cadre des besoins actuels ?
M. Bruno Mettling. Historiquement, deux statuts ont visé en France à répondre à des demandes d’autonomie d’organisation dans le cadre d’un lien avec plusieurs employeurs. Je pense d’abord au statut des franchisés, notamment dans le domaine de l’assurance, que nous avons regardé. Cependant, il renvoie à des formes d’organisations difficiles à transposer en l’état dans la filière des plateformes.
Ensuite, dans le statut de VRP multicartes, les employeurs donnent un accord sur la nature des activités. Or par définition, dans les plateformes, les travailleurs concernés choisissent librement d’adhérer ou de se connecter.
Cependant, il est extrêmement compliqué, même à la marge du contrat salarié (portage salarial ou coopérative d’activité), de pouvoir répondre aux dynamiques et aux enjeux de l’activité de plateforme. Encore une fois, ma conviction est la suivante : sur 120 000 personnes, le risque attaché aux adaptations du droit du travail pour couvrir la situation de salarié est très élevé. À cet égard, une partie des organisations syndicales, et notamment la première d’entre elles, partagent d’ailleurs ce point de vue. Ainsi, elles ont décidé de s’inscrire dans la logique de la négociation collective pour obtenir les droits nécessaires à ces travailleurs, sans être dans le salariat.
La réalité du vote est malgré tout très claire : une majorité des livreurs (70 %) et la totalité des VTC se sont prononcées en faveur d’organisations qui acceptent le statut d’indépendants tout en se situant dans la négociation collective pour la protection des droits. En disant cela, je n’enlève en rien la légitimité de ceux qui ont décidé de ne pas participer au processus.
M. Frédéric Zgainski, vice-président (Dem). Je vous remercie pour votre présence et les échanges que nous avons pu mener. La commission vous adressera des questions complémentaires auxquelles nous vous demanderons de répondre.
La commission d’enquête entend M. Michel Dieleman, président de l’Association française du Travel management.
M. Frédéric Zgainski, vice-président (Dem). M. Dieleman, président de l’Association française du travel management (AFTM), nous avons souhaité vous recevoir, car votre association regroupe les professionnels des voyages d’affaires qui utilisent les services de plateformes numériques. Si mes informations sont exactes, l’AFTM a choisi de faire appel à la plateforme Uber for Business, qui propose de gérer les déplacements, repas et livraisons locales des entreprises de toute taille dans le monde entier, ainsi qu’à l’offre Uber Green for business, présentée comme écologique.
Notre commission d’enquête poursuit un double objet : d’une part, identifier l’ensemble des opérations de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France, le rôle des décideurs publics de l’époque et émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales, environnementales du développement du modèle Uber en France, et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Dans ce cadre, nous souhaiterions que vous puissiez nous faire part de votre expérience avec le groupe Uber. Avez-vous fait l’objet d’un lobbying intense de la part de cette plateforme pour la choisir ? Quels sont ses concurrents dans ce secteur d’activité ? Pourquoi avez-vous choisi cette plateforme plutôt qu’une autre ? Plus généralement nous souhaiterions que vous nous indiquiez les changements intervenus depuis dix ans dans le secteur du voyage d’affaires, du fait de la digitalisation des relations BtoB.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Michel Dieleman prête serment).
M. Michel Dieleman, président de l’Association française du Travel management. L’Association française du travel management a été créée en 2008 à l’initiative de collègues qui assuraient des responsabilités dans les grandes entreprises, notamment du CAC 40. Préalablement j’ai été directeur du travel management du groupe Orange monde, nommé en 2003 par Thierry Breton.
Notre association a pour objectif d’intervenir dans les métiers des déplacements professionnels et d’aider celles et ceux qui exercent ces fonctions et doivent acquérir une meilleure maîtrise de ce poste de dépenses, lequel est le troisième le plus important au sein des dépenses indirectes des entreprises.
La couverture de notre association concerne aussi bien le CAC que des ETI mais également le secteur public. Lorsque l’association s’est créée en 2008, le métier de travel management, aussi appelé « activité de voyages d’affaires des dépenses professionnelles » dans le secteur public, n’était pas reconnu mais nous y sommes parvenus ; il est désormais reconnu par Pôle emploi et l’APEC.
Nous cherchons également à échanger avec nos pairs et les prestataires du domaine, en bonne intelligence. Cette association est autonome : les prestataires sont partenaires mais le mode de fonctionnement de l’AFTM est fondé sur ses 400 adhérents, c’est-à-dire des travel managers ou des acheteurs. Nous avons également pour objectif de professionnaliser l’activité à travers huit modules de formation à destination de notre réseau.
Nous faisons également partie d’un réseau international, que nous avons contribué à créer récemment, le réseau BT for Europe. Au niveau international, l’association Global Business Travel Association regroupe majoritairement des prestataires, mais aussi des travel managers et des acheteurs. Nous n’avons pas voulu la copier afin de conserver une certaine autonomie et de ne pas dépendre de nos partenaires.
Nos partenariats s’exercent avec d’autres associations mais également avec le centre de crise du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères puisque nous travaillons sur la sûreté et la sécurité. À cet effet, nous avons d’ailleurs produit un Livre blanc consacré à ces sujets. Plus largement, nous avons en tout réalisé plus de seize Livres blancs depuis le début de notre existence, notamment un sur la responsabilité sociale et environnementale (RSE).
Nous assurons une trentaine d’évènements annuels, qu’il s’agisse de conventions ou de débats constructifs. Nous réalisons en outre une cartographie qui dresse le tableau de nos adhérents, c’est-à-dire leur appartenance aux directions des achats (20 % de nos adhérents), des finances (20 %), des ressources humaines (15 %) ou des services généraux (13 %).
En matière de prestations de voyage, nous travaillons beaucoup avec les agences de voyages ou travel management companies, de manière extrêmement digitalisée puisque l’online représente 80 à 100 % de ces relations. Nos adhérents sont constitués à 70 % de cadres ou de cadres supérieurs et nos formations ont permis à certains de se faire reconnaître dans ce métier. Ils gèrent des budgets extrêmement importants. Les grandes entreprises de plus de 5 000 personnes représentent 43 % de nos adhérents contre 44 % pour les ETI.
Ensuite, je vous avoue avoir été un peu surpris de recevoir une invitation pour cette audition qui constitue néanmoins une reconnaissance du travail que nous avons accompli. À cette occasion, je me suis replongé dans les révélations des Uber files sur lesquels j’effectuerai peut-être quelques commentaires.
Lorsque notre association s’est constituée, elle a créé un appel d’air : nos prestataires ont été extrêmement intéressés de rencontrer des gens qui cherchent à travailler ensemble pour être mieux formés et mieux répondre à leurs attentes. L’idée consiste ainsi à disposer d’interlocuteurs professionnels qui maîtrisent leur activité, ce qui n’était pas toujours le cas avant. Au préalable, le prestataire était en position en force face à des personnes qui ne maîtrisaient pas nécessairement ce domaine particulièrement compliqué qui dialogue avec plusieurs départements de l’entreprise (les achats, les finances, les ressources humaines, la sûreté, la sécurité). Certains responsables avaient une formation d’ingénieurs mais le domaine du déplacement professionnel et plus largement celui des mobilités d’affaires (qui inclut les trajets entre le domicile et le travail) est particulièrement spécifique.
Je précise ainsi que les prestataires ont souhaité être partenaires de notre association, qui propose par ailleurs une adhésion relativement modeste, afin de pouvoir s’adresser au plus grand nombre. Certaines personnes se sont inscrites individuellement avant de pouvoir se faire reconnaître au sein de leurs entreprises.
Nos prestataires sont ainsi des sponsors, selon trois niveaux, ce qui nous permet de proposer de multiples actions et de travailler sur un grand nombre d’événements, lesquels supposent des investissements financiers non négligeables. Nos partenaires contribuent ainsi à la vie de l’association mais, encore une fois, sans dépendance de notre part.
À titre d’exemple, une grande compagnie aérienne nationale nous a un jour interpellés car nous l’avions égratignée dans nos communications. Nous lui avons répondu qu’en tant que partenaire, nous la respections mais que, pour autant, elle n’avait pas à nous dicter nos règles. De même, une grande compagnie ferroviaire a formulé la même réflexion et nous y avons répondu de la même manière. À chaque fois, nous avons reçu des membres du comité exécutif de ces deux entreprises pour leur indiquer que notre parole n’était pas dictée par nos prestataires.
Aujourd’hui, nous avons environ quatre-vingts partenaires dans différents domaines : compagnies aériennes, hôtellerie, fournisseurs de solutions technologiques. Or les travel managers ne sont pas nécessairement compétents en technologie, laquelle est cependant de plus en plus prégnante. Chez Orange, nous avons par exemple dû investir plus d’un million d’euros pour mettre en place notre outil technologique. Là aussi, l’action de l’AFTM permet de contribuer à mieux former les personnes qui sont conduites à gérer ce type de sujets, en lien avec les systèmes d’information.
Pourquoi travaillons-nous avec Uber, Freenow ou d’autres plateformes ? Ces sociétés nous ont contactés pour se faire connaître et capter une partie de la clientèle d’affaires, au même titre que les autres prestataires. Uber est devenu partenaire dans les années 2019, avant même Freenow qui proposait une plateforme pour gérer les commandes des collaborateurs et permettait de disposer d’une certaine priorité afin de s’assurer de pouvoir réaliser la prestation.
En 2017 et 2018, nous constations que l’offre des taxis était insuffisante. Les VTC sont arrivés à cette période et nous nous sommes demandé si ces VTC allaient nous apporter un complément de prestations satisfaisant. Nous n’avions pas d’idées préconçues sur le sujet ; nous étions surtout intéressés par la qualité de service. Je précise que Freenow, qui portait à l’époque un autre nom, s’est d’abord lancé sur la clientèle d’affaires. Or les entreprises cherchent naturellement à maîtriser les dépenses liées au préacheminement et à l’acheminement des trajets professionnels.
De notre côté, la digitalisation a constitué une avancée : grâce à elle, nous disposons d’informations pertinentes qui nous permettent de négocier. À l’inverse, avant la création de l’AFTM, nous maîtrisions difficilement nos reportings. Désormais, la plupart des grands groupes disposent de leurs propres chiffres. Uber a souhaité devenir un partenaire « diamant » de l’AFTM, soit le premier niveau, au même titre que d’autres prestataires. Encore une fois, nous ne nous sommes pas posé de questions particulières à l’époque ; nous étions surtout soucieux de la qualité des services rendus.
En matière de transports collaboratifs, il s’agit essentiellement d’une relation privée entre les salariés et les VTC. En effet, l’initiative de la commande d’un VTC ou d’un taxi revient d’abord aux collaborateurs, dans la plupart des cas. Ces derniers se font ensuite rembourser ou non au moyen de la note de frais. La même logique est d’ailleurs à l’œuvre en matière d’hébergement. Souvent, les entreprises sont mises devant le fait accompli et leur choix se résume à valider ou non les notes de frais présentées.
Je suis à présent disponible pour répondre à vos questions.
La séance est suspendue brièvement. M. Frédéric Zgainski cède la présidence à M. Benjamin Haddad.
M. le président Benjamin Haddad. Je vous présente mes excuses pour cette interruption et cède la parole à Madame la rapporteure.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je découvre votre association et ce secteur que je méconnais. Ces métiers me semblent néanmoins incontournables dans les entreprises compte tenu du nombre élevé de déplacements professionnels.
Vous nous avez indiqué qu’Uber est devenu votre partenaire à partir de 2019. Si j’ai bien compris, vos partenaires peuvent être des prestataires sponsors qui peuvent participer au financement de votre structure sans pour autant en affecter son autonomie. J’imagine que vous pouvez être amenés à les inviter pour exposer les prestations qu’ils proposent et faciliter les échanges avec les entreprises ayant des besoins de voyages d’affaires. À ce titre, j’imagine que vous étiez déjà en contact, au préalable, avec les entreprises G7 ou Alpha Taxi.
Uber a-t-il conduit une action de lobbying à l’égard de votre association ? Par ailleurs, je ne connais pas les activités Uber for business ou d’Uber green for business. Pouvez-vous nous fournir de plus amples informations à ce sujet ?
M. Michel Dieleman. Nous avons découvert l’entreprise Uber et nous avons procédé avec elle comme avec les autres. En effet, dans le cadre de nos ateliers, nous nous rendons dans les entreprises prestataires pour mieux connaître leur fonctionnement. Uber nous a donc reçus, au même titre que d’autres prestataires. Cependant, nous ne nous considérons pas comme des apporteurs d’affaires : lorsque nous nous rendons dans ces entreprises, nous conservons notre sens critique et nous interrogeons les entreprises en détail.
Les Uber files ont révélé que la formation des chauffeurs, initialement d’une durée de deux cent cinquante heures, s’est ensuite fortement raccourcie, ce que nous ignorions. Notre préoccupation portait essentiellement sur la qualité du service et, en l’occurrence, la qualité des chauffeurs d’Uber ou de Freenow. Lorsque ces prestataires ont voulu se faire connaître, la qualité de service était réelle ; mais je dirais qu’aujourd’hui, elle s’est effritée. Désormais, les chauffeurs travaillent indifféremment pour tel ou tel prestataire.
Simultanément, les taxis traditionnels ont été mis en concurrence et les sociétés ont progressé en qualité de service, y compris en matière de digitalisation. Aujourd’hui, il est par exemple particulièrement utile de pouvoir suivre en temps réel le taxi qui a été commandé. De fait, la qualité de service des taxis est aujourd’hui plus prégnante qu’en 2018 ; ils bénéficient en outre de couloirs de circulation réservés que les VTC ne peuvent pas officiellement utiliser. Ceci est particulièrement appréciable, notamment à Paris. De fait, les déplacements professionnels ont désormais tendance à privilégier les taxis.
M. le président Benjamin Haddad. J’ai un certain nombre de questions, mais j’ignore si vous les avez traitées lors de vos propos liminaires.
M. Michel Dieleman. J’ai essentiellement présenté notre association.
M. le président Benjamin Haddad. Puisque notre commission traite essentiellement de l’ubérisation et du développement d’Uber en France, je souhaiterais savoir si votre association porte une attention particulière à la responsabilité sociale et environnementale des plateformes avec lesquelles vous travaillez.
Ensuite, je tiens à vous interroger sur les débats européens qui sont en cours. Ainsi, il a beaucoup été question d’une directive sur la présomption de salariat. À la lumière des règlements Digital Markets Act (DMA), Digital Services Act (DSA) ou du règlement général de protection des données (RGPD), pensez-vous que nos règles en matière de droit du travail et de protection des données sont adaptées ? Faut-il les modifier ?
Pour le moment, nous avons traité la question de la protection des données de manière relativement secondaire au sein de la commission d’enquête mais il s’agit d’un sujet majeur. Considérez-vous que les législations européennes et nationales soient adaptées aux enjeux ?
M. Michel Dieleman. Lorsque j’ai présenté notre association, j’ai indiqué qu’il s’agissait d’un réseau national doté de huit délégations. Nous diffusons donc nos connaissances dans toutes les régions de France. J’ai d’ailleurs largement contribué à créer ces « filiales ». En outre, nous disposons désormais d’une affiliation en Suisse et avons contribué à la création de l’association BT for Europe, qui regroupe douze pays européens et dans lequel les deux figures de proue sont l’AFTM et son homologue allemand, VDR. Nous avons embarqué les Italiens, les Espagnols, les Belges, les Néerlandais, les Autrichiens et les quatre grands pays nordiques.
Nous avons accéléré le mouvement depuis le Brexit, notamment parce que la grande association internationale, qui ressemble à la nôtre, mais qui est majoritairement représentée par des prestataires, a son siège aux États-Unis et sa représentation européenne au
Royaume-Uni. Si nous travaillons également en synergie avec eux, autour d’objectifs communs, nous avons néanmoins pensé que l’association BT for Europe était plus en mesure de dialoguer avec les institutions européennes.
L’association BT for Europe s’est créée il y a seulement un an et aborde des sujets tels que la digitalisation, la sûreté et la sécurité des voyageurs. Nous nous interrogeons également sur la manière de négocier avec les prestataires et sur la distinction entre les « politiques voyage » en Europe et les « politiques voyage » en France. Ces politiques sont extrêmement variées selon que les entreprises appartiennent au CAC 40, au SBF 120 ou qu’elles sont des PME-PMI ou des ETI.
En ce moment, nous essayons d’être les plus pragmatiques possible et de transmettre nos expériences. Il revient ensuite à chacun de prendre le chemin qu’il souhaite, en relation avec le top management de l’entreprise. La démarche est identique en matière de RSE. Ainsi, nous avons travaillé pendant un an sur un Livre Blanc consacré à la RSE appliquée aux mobilités d’affaires. De plus, nous nous attachons également aux mobilités douces, comme les trottinettes ou les vélos. De fait, les entreprises s’engagent de plus en plus à mettre à la disposition de leurs collaborateurs des vélos à moindre prix et à contribuer aux abonnements et paiements. De même, le covoiturage est encouragé.
Ces éléments figurent dans le domaine d’intervention de l’AFTM, qui est particulièrement large. Si vous le souhaitez, je vous remettrai le Livre blanc, qui est le premier en matière de mobilité d’affaires, non seulement en France, mais aussi en Europe.
Madame la rapporteure, vous avez indiqué que l’audition de ce jour vous fournissait des informations nouvelles sur un domaine que peu de gens connaissent. Malgré tout, à un moment ou à un autre, vous êtes concernée dans le cadre de vos déplacements professionnels et notamment par le remboursement des notes de frais associées. De fait, la digitalisation facilite grandement le traitement des notes de frais.
M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous évoquer plus en détail les débats européens et notamment la question des règlements précédemment mentionnés ?
M. Michel Dieleman. Il y a quelques années, avant la création de BT for Europe, nous avions pris contact avec les institutions bruxelloises au sujet des droits des passagers. Il s’agit par exemple de la responsabilité de la compagnie lorsqu’un voyageur n’a pu prendre son avion et des droits concernant un remboursement éventuel. Nous avions été entendus, mais il faut reconnaître que le lobbying des compagnies aériennes est tel que la voix des clients, y compris ceux des voyages d’affaires, n’est pas toujours entendue. Malgré tout, des modifications sont actuellement en cours et l’écoute des clients est désormais meilleure qu’elle ne l’était il y a encore quelques années.
Dans le cadre de BT for Europe, nous nous sommes attaché les services d’un cabinet qui nous permet de communiquer plus facilement avec Bruxelles. Nous sommes désormais en phase de travail et avons produit des communications qui sont d’ailleurs consultables sur le site de l’AFTM. Nous espérons pouvoir disposer d’un certain poids pour représenter de la manière la plus objective possible la voix des clients, des entreprises ou des organismes publics, en France, mais également en partage avec nos amis européens.
M. le président Benjamin Haddad. Nous vous remercions de votre temps et de votre disponibilité. Nous serons peut-être conduits à vous transmettre d’autres questions. De votre côté, n’hésitez pas à nous fournir des informations complémentaires.
M. Michel Dieleman. Je vous précise que le Livre blanc sur la RSE, dont j’ai apporté quelques exemplaires, est également disponible en ligne sur le site de l’AFTM. Les règles RSE représentent un véritable enjeu, mais le travail à fournir est immense. Nous souhaitons néanmoins susciter cette réflexion au sein des entreprises.
La commission d’enquête entend Maître Thaima Samman, avocate, représentante du cabinet Fipra en France.
M. le président Benjamin Haddad. Maître Samman, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de votre présence devant notre commission d’enquête sur les révélations des Uber files.
Je vous rappelle que cette commission poursuit un double objet : d’une part, examiner l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France et le rôle des décideurs publics de l’époque et émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales, environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.
Dans ce cadre, nous avons souhaité vous entendre aujourd’hui en tant que représentante du réseau international de cabinet de conseil en affaires publiques Fipra, qui a été largement cité par les journalistes du quotidien Le Monde dans les articles relatifs aux Uber files l’été dernier. Selon ces articles, les dirigeants d’Uber auraient, avec l’aide du cabinet Fipra, ébauché une stratégie de lobbying pour approcher près de 1 850 cibles ou personnalités politiques dans une trentaine de pays européens – nous avons d’ailleurs examiné ces débats dans d’autres pays européens – pour appuyer la démarche d’implantation d’Uber entre 2013 et 2015.
Le réseau Fipra en France aurait également rédigé, selon ces articles, des amendements à la demande d’Uber pour favoriser l’implantation des VTC. Il les aurait ensuite transmis à des parlementaires, afin qu’ils les déposent dans le cadre de la discussion du projet de « loi Macron », en janvier 2015. Au total, selon les informations transmises par Monsieur MacGann, l’ensemble des activités de lobbying mené par le réseau de Fipra international aurait été facturé pour un montant de près de 2,5 millions d’euros entre août 2014 et 2015.
Nous souhaiterions aujourd’hui que vous puissiez nous expliquer votre version des faits et confirmer ou non les révélations contenues dans les Uber files. Considérez-vous que la démarche de lobbying de la société Uber à l’époque revêtait un caractère exceptionnel par rapport aux méthodes de lobbying que vous avez pu observer pour d’autres clients du secteur du VTC, d’autres clients du numérique ou d’autres secteurs d’activité, à cette époque ou aujourd’hui ?
Vous avez déclaré, par exemple, le 11 octobre 2015 dans le journal Les Échos que « C’est la stratégie des pieds dans le plat. Uber joue avec les limites du système. Les pouvoirs publics ont longtemps préféré regarder ailleurs, partagés entre une conviction intime pour beaucoup d’entre eux que le modèle du taxi traditionnel en France avait vécu, mais ne souhaitant pas l’assumer publiquement. Ils ont laissé filer la situation et ont été pris de court par le positionnement frontal de l’entreprise. »
Pouvez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles vous pensez que les pouvoirs publics auraient laissé filer la situation et si cela vous paraît correspondre avec d’autres situations en Europe ? On sait que les débats sur la réglementation et l’offre de taxis en France par rapport à d’autres pays préexistaient à l’arrivée des VTC, ou en tout cas de plateformes de VTC telles qu’Uber en France.
De plus, j’ai relevé un article du 5 septembre 2022 publié sur le site Intelekto intitulé La France championne d’Europe de l’encadrement du lobbying, dans lequel vous considérez légitime de réglementer les activités de lobbying et que le système français était « assez équilibré ». À la suite des révélations des Uber Files, pensez-vous qu’il faudrait néanmoins encore améliorer et renforcer nos règles pour accroître la transparence des relations entre les représentants d’intérêts et les décideurs publics ? Je vous demanderai aussi votre perception du positionnement de la France par rapport à ses voisins européens.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Maître Thaima Samman prête serment).
Maître Thaima Samman, avocate, représentante du cabinet Fipra en France. En préambule, je tiens à rectifier les éléments relatifs à mon rôle et celui de mon cabinet dans ce dossier. Quand je travaillais pour Uber, d’avril 2013 à avril 2015, je n’étais pas membre du réseau Fipra et n’étais donc pas représentante de Fipra en France.
Je précise que je travaille au sein d’un cabinet d’avocats, le cabinet Samman. À ce titre, je suis soumise au secret professionnel. Je vous dirai naturellement toute la vérité mais il pourra m’arriver de ne pas pouvoir répondre à vos questions compte tenu de ma relation d’avocate avec la société Uber.
Par ailleurs, je suis ravie de l’opportunité qui m’est offerte d’expliquer un peu mieux mon métier, lequel fait souvent l’objet de caricatures ou de fantasmes. Ce métier est reconnu par la loi, grâce à la « loi Sapin 2 » mais également par mon ordre professionnel, qui a d’ailleurs modifié son règlement intérieur pour nous permettre plus de transparence dans l’activité d’affaires publiques. Vous avez mentionné le terme de « représentant d’intérêts », que je reprends rarement puisque par définition, les avocats sont les représentants des intérêts de leurs clients comme cela est indiqué dans notre code de déontologie. Je le redis : je serai ravie de répondre aux questions auxquelles ma déontologie m’autorise à répondre. Je signale enfin que je suis depuis un an et demi la présidente de l’association des avocats-conseils en affaires publiques.
Vous m’avez posé diverses questions. N’hésitez pas à m’interrompre pour me les poser à nouveau si j’oublie d’en évoquer certaines, dans le cadre qui m’est autorisé. Quel sujet souhaitez-vous que j’aborde en premier : la problématique de l’encadrement de l’activité de lobbying ou la situation du transport public particulier de personnes ?
M. le président Benjamin Haddad. Je vous propose de commencer par le sujet de l’époque, qui nous a conduits à créer la commission d’enquête et à vous entendre aujourd’hui.
Maître Thaima Samman. Nous avons commencé à travailler pour Uber en avril 2013. Lorsqu’ils m’ont appelée, je n’avais aucune connaissance sur cette société. En revanche, je connaissais plutôt bien la problématique des taxis et des transports privés : habitant en banlieue, j’en suis une grande consommatrice. J’avais conscience des sujets évoqués puisque le système était spécifique à la France.
Les autorisations de transporter les personnes privées sont réglementées partout dans le monde dans la mesure où cette activité soulève deux problématiques. La première porte sur la sécurité des personnes : une personne qui rentre dans un véhicule est soumise à une forme de fragilité puisque ce véhicule circule. Dans d’autres pays où la réglementation est moins stricte, des cas d’enlèvements, de chantages et de demandes de rançon ont ainsi été répertoriés. Plus précisément, le danger porte ici sur deux personnes : celle qui rentre dans le véhicule et celle qui le conduit. La deuxième problématique, qui nécessite une réglementation de l’activité, a trait à l’encombrement des routes mais aussi à la pollution dans un contexte de changement climatique.
Le cadre réglementaire existe donc depuis longtemps et la problématique posée par l’organisation française des taxis fait l’objet de rapports depuis un certain temps, le premier datant de 1960, d’après nos recherches. Depuis cette date, une quinzaine de rapports ont été produits, que je mettrai à votre disposition si vous le souhaitez, même si j’ai constaté que vous les aviez également repérés lors de vos travaux
Il existe plusieurs familles d’organisation du transport personnel privé. En caricaturant, il existe plus précisément deux modèles : le « modèle Boston » et le « modèle New York », l’organisation française se rattachant plutôt à ce dernier. Ainsi, dans notre pays, les collectivités territoriales octroient des licences de taxi – Paris faisant exception puisque cet octroi relève de la préfecture de police, officiellement par tirage au sort. Celui-ci est réalisé à titre gratuit, puisque la personne concernée le reçoit à titre individuel ; on dit qu’elle est qualifiée pour l’avoir. Cependant, la rareté de la licence en a fait un instrument spéculatif : les personnes qui en sont titulaires peuvent la revendre, à des prix qui pouvaient aller jusqu’à 250 000 euros en 2015.
Ceci pouvait poser problème pour des chauffeurs de taxi qui avaient utilisé leurs économies pour obtenir une licence qui baissait en valeur avec l’arrivée des VTC mais pour lesquelles on ne pouvait pas trouver de solution de rachat. Il en avait été autrement pour les avoués, dont la charge avait été rachetée par l’État pour un prix assez conséquent alors qu’à l’origine elle était acquise à titre gratuit.
Le transport individuel posait question à Paris mais aussi dans l’ensemble des grandes villes françaises. Pour le régulateur, le sujet consistait à essayer d’identifier le nombre de véhicules à mettre à disposition. Le système s’apparentait à celui des médecins : on essaye d’en restreindre l’octroi parce que l’on pense que la politique de restriction de l’offre va pouvoir résoudre la problématique de l’encombrement des routes. Ce faisant, le pouvoir de ceux qui en disposaient était très important et ne permettait pas d’offrir un système de transport privé digne d’une ville comme Paris par exemple, qui perdait régulièrement des points dans les évaluations d’attractivité des grandes villes. En effet, ceux qui s’en souviennent peuvent témoigner de la difficulté éprouvée à l’époque pour trouver un taxi à la volée dans Paris. Il existait donc une carence de l’offre.
Différents gouvernements avaient régulièrement essayé de trouver une solution à cette situation juridiquement compliquée, pour ouvrir le marché et permettre une offre répondant à la fois aux besoins de la population locale mais aussi aux impératifs économiques et touristiques. Les autres licences étaient données à ce que l’on appelait la Grande Remise, qui proposait les fameuses limousines pouvant être louées à la journée ; d’autres licences étant octroyées par exemple pour le transport de malades ou pour les petits bus effectuant du transport de personnes.
Le statut des VTC a été adopté dans le cadre d’une loi de 2009 portant sur la consommation et permettait d’élargir le marché de la Grande Remise pour ouvrir le transport privé de personnes en France. Néanmoins, la loi de 2009 n’avait probablement pas pris en compte l’émergence des plateformes et des technologies de l’information qui ont rendu plus facile la mise en connexion des voitures qui circulaient et des personnes qui avaient besoin d’être transportées.
À l’époque, je me souviens d’une discussion avec des représentants du ministère de l’Intérieur qui se demandaient pourquoi tant de personnes souhaitaient devenir chauffeurs. Nous expliquions alors que le marché avait besoin de s’ouvrir dans la mesure où l’offre de l’époque était insuffisante face à la demande. Ce déséquilibre a ainsi entraîné l’arrivée d’un très grand nombre d’acteurs, dont Uber. Depuis, le marché s’est en partie consolidé mais il existe toujours des services de VTC, notamment assurés par la SNCF ou Transdev, compte tenu de la nécessité de répondre aux besoins.
L’arrivée de cette nouvelle activité a entraîné l’émergence d’un certain nombre de sujets, notamment la cohabitation avec les taxis. Il a donc fallu plusieurs années pour essayer de trouver un juste équilibre, bien au-delà de notre accompagnement d’Uber. Deux lois se sont ainsi succédé. Désormais, il est beaucoup plus facile d’avoir accès à une voiture vous transportant d’un point à un autre, dans une grande ville, à toute heure de la journée ou de la nuit. L’activité s’est donc développée, à travers l’organisation des diverses parties prenantes, de la circulation et du partage de la valeur entre les chauffeurs et les plateformes, taxis ou VTC.
Enfin, lorsque l’on étudie les dossiers, il est souvent question de l’artisan taxi. À l’époque – mes chiffres ne sont pas à jour – sur le nombre de taxis à Paris, seulement 8 % des chauffeurs de taxi étaient artisans-chauffeurs. Les autres étaient soit locataires soit salariés d’entreprises de taxi. Les statuts de ces chauffeurs n’étaient donc pas forcément plus favorables que celui des chauffeurs de VTC aujourd’hui.
M. le président Benjamin Haddad. Je souhaiterais savoir pourquoi et dans quelles conditions la société Uber a fait appel à votre cabinet. Quels types d’activités
remplissiez-vous à ce moment-là ? Ensuite, une fois que vous aurez répondu à ces questions, il serait opportun de prendre un peu de recul pour effectuer une comparaison avec d’autres activités de lobbying.
Maître Thaima Samman. Je ne vais pas pouvoir vous répondre sur les activités que j’ai menées pour Uber ; je ne le peux pas. Cependant, vous pouvez parfaitement poser cette question à la société Uber qui n’est pas tenue par le même secret.
En revanche, je peux vous expliquer ce que nous faisons en général et qui n’est pas très différent de ce que nous avons réalisé pour Uber. Nous ne nous cachons pas. Au contraire, il est très important que notre profession soit reconnue comme légitime et que nous expliquions notre action, les conditions de son exercice et l’évolution de l’activité.
Pourquoi la société Uber a-t-elle fait appel à moi ? La raison est simple. J’ai passé dix ans chez Microsoft. Le grand patron des affaires publiques d’Uber, basé à Washington, a rencontré une de mes anciennes collègues de Microsoft, en lui demandant une référence en France. Il m’a appelée et m’a demandé si ma spécialisation en matière d’affaires publiques relevait plutôt du segment de la communication ou de celui de la négociation institutionnelle (policy advocacy chez les Anglo-saxons). Je me permets d’indiquer à cette occasion que cette profession était à l’époque très rare en France, pour des raisons liées à son histoire et à la nature assez incestueuse entre les mondes économique et administratif, dont les dirigeants sortent des mêmes écoles. Dès lors, il était rare de proposer des activités d’affaires publiques officielles, transparentes et objectives, puisque les dirigeants se voyaient à titre individuel pour faire avancer leurs dossiers.
L’évolution des sociétés, la complexité et la technicité des sujets ont diminué l’importance de ce volet relationnel. Désormais, il importe de convaincre, dans le cadre d’une discussion plus rationnelle sur le fond, laquelle demande de faire appel à des structures qui maîtrisent la procédure institutionnelle, les sujets techniques et les modèles économiques. L’objectif consiste ainsi à discuter avec des gens qui ont besoin de disposer d’un angle de vue auquel ils n’auraient pas nécessairement accès.
Mon métier consiste à plaider en donnant un éclairage qui est l’argumentation des intérêts que je représente. Cela ne signifie pas que ma parole doit être la seule qui doit être entendue par les personnes auxquelles je parle. Je les encourage d’ailleurs à échanger avec l’ensemble des parties prenantes pour prendre leur décision de manière éclairée.
Je rappelle qu’en tant qu’avocats, notre activité diffère de celle des consultants. Nous menons d’abord des analyses juridiques. À ce titre, nous avons analysé différents textes d’encadrement de l’activité du transport de personnes. De spécialiste du numérique, je suis ainsi devenue experte de la question des transports, qui est au cœur de la problématique des VTC. Notre expertise s’est également développée de manière comparatiste en étudiant les dispositifs d’encadrement à l’œuvre dans d’autres pays, qui pouvaient nous servir de modèles.
Dans le modèle dit « New York », de grandes sociétés de taxis mettent à disposition des taxis et embauchent des chauffeurs. Les prix d’acquisition du droit de conduire peuvent y être très élevés et assez compliqués. À Boston, le modèle est multi-acteurs, la licence y est moins onéreuse à acquérir ; la valeur porte donc plus sur le chauffeur que sur la société de taxis proprement dite. Londres constituait également un modèle intéressant. L’organisme de régulation des transports privés y était commun aux taxis et aux VTC ; la structure réunissait le ministère des Transports, le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Économie ainsi que les villes concernées.
L’appréhension du sujet différait donc de celle de la France où peu d’interlocuteurs comprenaient le sujet du transport privé au ministère des Transports compte tenu de la nouveauté du sujet. S’en est suivi un affrontement entre le ministère de l’Intérieur, qui portait plutôt la voix des taxis, et le ministère de l’Économie, dont la direction générale des Entreprises (DGE) était sensible aux arguments des VTC, dans une orientation plus économique.
Dans ce cadre, pour mener à bien une stratégie d’affaires publiques, nous conduisons des analyses de l’encadrement législatif et réglementaire et proposons une cartographie des parties prenantes. Nous développons ensuite notre proposition de valeur et discutons avec les gens en charge de réfléchir à ces sujets pour leur offrir un éclairage – qui peut aller au-delà des intérêts que nous représentons – dans un dialogue que j’aime qualifier de constructif. Nos interlocuteurs doivent ainsi être informés de l’ensemble des problématiques, y compris de l’opposition entre des intérêts divergents. Le responsable public doit en effet pouvoir assumer la décision qu’il aura prise.
Dans ce dossier, de nombreuses réunions officielles se sont déroulées. J’ai ainsi participé, à l’Assemblée nationale, à une session d’une journée avec l’ensemble des parties prenantes, dans la salle Colbert. Nous avions été convoqués à une réunion consultative, au même titre que la Grande Remise, les taxis, les entreprises de VTC, les parlementaires et les hauts fonctionnaires en charge de la rédaction d’un rapport chargé de définir la proposition législative. Cette réunion ressemblait d’ailleurs plus à une manifestation étudiante. Pour l’anecdote, les VTC startuppers issus d’un autre monde étaient complètement déstabilisés par des taxis qui avaient l’habitude de la « castagne ». Heureusement, des arbitres ont permis à chacun de positionner leurs différentes présentations. De mémoire, cette réunion a dû intervenir pendant la discussion de la première loi dite « loi Thévenoud », fin 2013 ou début 2014.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Cette réunion a eu lieu pendant la période où votre cabinet travaillait pour Uber. Uber vous avait-il demandé de les représenter ?
Maître Thaima Samman. Non. Uber nous avait demandé de les accompagner.
Ma conviction personnelle est la suivante : je ne suis pas le porte-parole de mes clients mais je peux les accompagner et les conseiller. Nous avons besoin de mieux entendre les débats pour mieux appréhender les enjeux. Nous avons donc assisté et contribué à de nombreuses consultations des parties prenantes, sous différentes formes. En tant que cabinet d’avocats, nous avons l’habitude de travailler le fond des dossiers, ce qui nous a permis de préciser le cheminement des différentes discussions, comme avec tous nos clients.
M. le président Benjamin Haddad. Estimez-vous qu’Uber déploie une approche différente, plus agressive du public advocacy ? À l’inverse, cette approche est-elle dans la norme des acteurs de ce type de secteur voire d’autres secteurs ?
Maître Thaima Samman. Je ne peux pas répondre à cette question, pour des raisons tenant au secret professionnel. En revanche, je peux vous indiquer que dans notre manière de travailler avec eux – à ma connaissance nous étions leur seul cabinet d’affaires publiques en France –, nous n’avons jamais rien fait qui déroge à la norme absolue de notre éthique et de notre déontologie.
M. le président Benjamin Haddad. Considérez-vous que l’approche et la méthode d’Uber soient semblables à celles des taxis ?
Maître Thaima Samman. Votre question est intéressante. À l’époque, les taxis employaient des méthodes différentes mais ils avaient facilement accès aux ministères. Je ne trahis aucun secret en indiquant que les liens étaient anciens et très profonds avec les principaux dirigeants des grandes sociétés de taxis. Ces sociétés géraient soit directement, en tant que titulaires des licences, soit à travers les deux à trois plateformes qui permettaient à l’époque de mettre les chauffeurs de taxis en lien avec leurs clients.
L’activité d’affaires publiques des sociétés de taxis était plus traditionnelle « à la française », et beaucoup plus efficace que celle que pouvaient réaliser des sociétés nouvelles, dont les jeunes dirigeants ne savaient pas comment intervenir.
M. le président Benjamin Haddad. Notre commission a également pour objet d’émettre des recommandations pratiques et opérationnelles. Pouvez-vous décrire le fonctionnement de votre activité au quotidien et la différence opérée par la « loi Sapin 2 » ? Quelle appréciation portez-vous sur la pratique du lobbying d’autres pays, notamment anglo‑saxons, qui est à la fois plus encadrée, plus transparente, mais aussi plus acceptée ?
Maître Thaima Samman. La « loi Sapin 2 » n’a pas changé grand-chose dans nos pratiques. Je suis issue d’une histoire et d’une culture qui font que je sais exactement ce que je suis et ce que je fais, avec qui je travaille. Attachée à l’éthique et à la déontologie, je ne franchis jamais la ligne jaune et je franchis très rarement la ligne grise.
En revanche, la « loi Sapin 2 » a modifié la perception par l’extérieur et l’acceptabilité de cette profession. Avant cette loi, des registres de transparence existaient déjà à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Pour ma part, je ne tiens pas à disposer de badge mais je m’annonce et me fais enregistrer lors de chacune de mes venues.
La « loi Sapin 2 » a donc changé l’acceptabilité, la légitimité et la transparence sur l’activité. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le registre de transparence nous obligent à déclarer nos clients, les thèmes sur lesquels nous travaillons, à partir du moment où existe la volonté – même si je n’aime pas le terme – d’influencer une décision publique. Nous déclarons également la qualité des personnes rencontrées – un conseiller ministériel, un directeur de services de l’administration, un parlementaire – ainsi que les fourchettes du budget alloué à cette activité. Le Conseil national de l’ordre des avocats a ainsi dû modifier partiellement son règlement intérieur pour nous permettre de lever partiellement notre secret et de donner ces informations au même titre que les autres. Je souscris totalement à cette évolution. Mon cabinet a d’ailleurs été cabinet test avec la HATVP pour contribuer à mettre en place un système et une procédure fonctionnant correctement.
La France dispose de cette loi depuis 2018. Il faut désormais se laisser le temps d’observer si elle satisfait aux obligations de transparence. Il est possible d’aller plus loin ; je pense qu’il faut laisser le temps aux gens de réfléchir, de consulter, voire de changer d’avis, mais il me semble pertinent de faire la transparence sur l’identité des personnes rencontrées par les décideurs publics.
La France a, comme souvent, embrassé cette démarche de transparence un peu plus tard que d’autres pays qui ont établi plus tôt des registres de transparence. Le pays le plus strict en matière de déclaration est les États-Unis pour une raison simple : les dépenses électorales n’y sont pas plafonnées. Ensuite, les institutions européennes ont mis en place un certain nombre de textes : le dialogue avec les entreprises fait en effet partie du jeu de la négociation à Bruxelles qui pratique par ailleurs de nombreuses consultations transparentes : livre vert, livre blanc, consultation, etc. Des discussions plus informelles peuvent également y être menées afin de faire émerger l’intelligence collective.
Pendant longtemps, le registre n’était pas obligatoire à Bruxelles mais il était en revanche impossible d’obtenir un rendez-vous auprès de personnels de la Commission sans être enregistré, sous peine de commettre une infraction. À l’époque, je dirigeais les équipes Europe-Moyen Orient-Afrique de Microsoft et il n’était pas toujours facile de déterminer le périmètre de nos déclarations. Pour ma part, j’ai toujours souhaité adopter une posture maximaliste en la matière. J’étais donc bien éduquée lorsque la loi est intervenue en France ; elle transpose d’ailleurs assez fidèlement le registre bruxellois, lequel est pour sa part devenu obligatoire en 2021.
De manière assez étonnante, l’Allemagne ne dispose d’un registre que depuis très peu de temps. Notre cabinet a d’ailleurs établi un tableau comparatif des registres de transparence en Europe que je pourrai vous transmettre si vous le souhaitez. Le pays qui apparaît le plus sévère est l’Irlande, où la déclaration est bien plus large concernant les personnes qui doivent rendre compte des différentes informations. Au Royaume-Uni, les registres étaient plus liés aux villes ; le registre national étant moins prégnant. Toutefois, dans ce pays, représenter les intérêts économiques est quasi génétique et donc moins contesté que dans d’autres cultures. Les affaires publiques sont d’ailleurs plus nées à Londres qu’à Washington.
En résumé, la demande de transparence augmente partout en Europe.
M. le président Benjamin Haddad. Dans le modèle américain, l’exigence de transparence est le corollaire de l’absence quasi totale de plafond de financement ou d’encadrement. Nous n’avons cependant pas forcément envie de tendre vers ce modèle, au contraire.
Pour revenir sur Uber, quel regard portiez-vous en 2015 quand vous avez cessé votre collaboration avec cette entreprise, mais aussi quel regard portez-vous aujourd’hui, sur l’état de la réglementation du secteur des VTC et d’Uber en particulier, en France, mais aussi dans d’autres pays ? Je pense en effet qu’il est intéressant d’adopter une approche comparatiste pour savoir ce qui se fait ailleurs.
Maître Thaima Samman. Pour la consommatrice de transports individuels privés que je suis, la situation a complètement changé en France. Je ne suis plus obligée de réserver un taxi à l’avance ; les conditions sont désormais beaucoup plus fluides. Il est intéressant de constater que, toutes proportions gardées, le rapport de force s’est inversé. La rareté est désormais du côté des chauffeurs car les licences sont restreintes. La France est ainsi entrée dans la modernité du transport individuel privé qui n’est d’ailleurs pas sans conséquence sur l’encombrement des rues.
À l’époque, en 2015, la question portait sur l’optimisation du véhicule de transport privé, de manière à traiter les problématiques d’environnement, de pollution et d’encombrement des rues. Au Royaume-Uni, il était simple de héler un taxi ou un VTC dans les rues de Londres. La ville de Berlin disposait d’un système très différent : la licence coûtait 3 000 euros.
Je dirais donc que le sujet du transport a probablement été accentué par la problématique de la transition écologique qui n’existait pas à l’époque. Ce sujet représente un élément de fonctionnement et d’attractivité des villes extrêmement important. Aujourd’hui, la France se débrouille plutôt bien dans ce domaine.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. L’objet de notre enquête parlementaire concerne le lobbying d’Uber, l’attitude des décideurs publics et l’éventualité de la poursuite de ce lobbying. Au début de votre audition, vous avez précisé qu’à l’époque, vous n’exerciez aucune responsabilité au sein de Fipra.
Maître Thaima Samman. À l’époque je n’en avais pas.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Si je comprends bien, entre 2013 et 2015, votre cabinet a travaillé pour Uber mais puisque vous êtes soumise au secret professionnel, il ne sera pas possible de vous poser des questions à ce sujet. À partir de quelle date avez-vous rejoint le département numérique de Fipra International à Bruxelles ? Au sein de ce département travaillez-vous sur des sujets au service d’Uber ? En effet, dans le cadre des révélations des Uber files, il a été indiqué qu’Uber a versé à Fipra plus de 2,5 millions d’euros d’août 2014 à mars 2015 au titre d’études ou d’interventions de lobbying. Pouvez-vous évoquer l’articulation entre votre cabinet et vos responsabilités au sein de Fipra ?
Maître Thaima Samman. Lorsque nous avons rejoint Fipra en 2017, nous ne travaillions plus pour Uber. Je n’ai donc jamais travaillé en tant que Fipra pour Uber.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Pourquoi Fipra est-il venu vous chercher ?
Maître Thaima Samman. À l’époque, il existait un représentant Fipra en France. À ma connaissance, Uber a contracté avec Fipra International à l’exclusion de la France où il voulait continuer à travailler avec le cabinet Samman, dont il était très satisfait du travail. Nous avons fait connaissance du réseau Fipra International à cette occasion ; nous n’étions pas engagés avec Fipra mais nous échangions puisqu’ils étaient en charge de l’ensemble du dossier. En tant que cabinet Samman, nous avons donc pu communiquer des éléments à Fipra qui coordonnait l’activité d’Uber dans les différents marchés où ils évoluaient.
J’ignore les montants qu’Uber a dépensés en budget mais je précise que les activités en question concernaient trente pays. Par conséquent, le chiffre que vous avez mentionné ne me paraît pas disproportionné pour coordonner une activité d’affaires publiques dans trente pays.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Si je comprends bien, entre 2013 et 2015, votre cabinet a travaillé pour Uber en France. À ce moment-là, Fipra travaillait pour Uber dans tous les autres pays. Un référent de Fipra France n’était-il pas en lien avec Uber à cette période-là ?
Maître Thaima Samman. Dans un premier temps, Uber n’a travaillé qu’avec nous. Ensuite, ils ont fait rentrer Fipra France.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. De quelle personne s’agit-il ? Il serait important de pouvoir l’entendre.
Maître Thaima Samman. Je comprends mais je pense que vous devez pouvoir le trouver facilement.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. À partir de quelle date avez-vous rejoint Fipra International ?
Maître Thaima Samman. Fipra est un réseau d’agences d’affaires publiques, regroupant des avocats indépendants. Je n’ai donc pas de liens capitalistiques avec Fipra. Je fais partie de leur réseau et je suis leur représentante en France. Nous sommes tous indépendants.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Si je comprends bien, Fipra est un réseau de cabinets d’avocats indépendants en affaires publiques. Uber réglait-il des factures à Fipra qui sous-traitait à des cabinets d’affaires publiques ? Le mode de fonctionnement était-il celui-ci ?
Maître Thaima Samman. Il faudrait demander à Fipra mais cela peut fonctionner de cette manière. Pour ma part, j’adressais mes factures directement à Uber.
Dans certains cas, Fipra peut centraliser la facturation auprès d’un client puis la redistribuer aux cabinets membres de son réseau. Il peut donc m’arriver d’avoir des dossiers amenés par Fipra, à qui j’adresse ensuite mes factures, mais cela n’était pas le cas pour Uber. D’une part, je n’étais membre de Fipra à l’époque ; et d’autre part, ce client était le mien avant d’être celui de Fipra.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. À quel responsable devons-nous nous adresser chez Fipra ?
Maître Thaima Samman. Pendant un moment, j’ai animé le département numérique de Fipra mais dans un cadre où je n’étais toujours pas liée avec Fipra d’un point de vue capitalistique ; j’étais l’image du département numérique du réseau Fipra. Je pouvais représenter Fipra dans le domaine numérique et dans ce cas-là, en fonction de qui amenait le client, on se refacturait le travail effectué par l’un ou par l’autre. Ceci est tout à fait transparent, à la fois pour les clients et pour le fisc.
Je ne mène plus cette activité à présent ; je suis membre de l’advisory board de Fipra en tant que représentante de la France.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quand nous arriverons à découvrir, dans les 2,5 millions d’euros, la part que représente le versement d’Uber à Fipra pour la France, il faudrait ajouter a minima les dépenses liées à votre cabinet. À votre connaissance, vous n’aviez pas l’exclusivité d’Uber dans le registre du lobbying, n’est-ce pas ?
Maître Thaima Samman. À ma connaissance, quand nous travaillions pour eux, le représentant de Fipra France le faisait également de manière plus marginale, d’après ce que j’ai compris.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Durant la période 2013-2015 ?
Maître Thaima Samman. Pendant toute la première période, nous n’avons jamais contracté qu’avec Uber sur ce sujet-là. À un moment donné, dans mon souvenir, ils ont fait entrer la personne de Fipra France dans ce dossier pour lui faire exercer quelques activités.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. De qui s’agissait-il ?
Maître Thaima Samman. De la personne qui représentait Fipra France à l’époque.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quel était son nom ?
Maître Thaima Samman. Je pense que vous trouverez ce nom assez facilement.
M. le président Benjamin Haddad. Pourrez-vous nous faire parvenir ces éléments dans les prochains jours ?
Maître Thaima Samman. Oui. Je pense que cette personne est à présent à la retraite. Je ne peux pas répondre à votre question, madame la rapporteure : je ne sais pas ce qu’Uber a payé à qui ni comment. Vous devriez poser directement la question à Uber.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Le cabinet Samman travaillait donc pour Uber sans exclusivité. Votre action a d’abord porté sur l’explication de l’état de la législation en France afin qu’Uber en prenne bien conscience. À ce moment, vous ne pouviez donc pas ignorer qu’Uber ne respectait pas les lois en vigueur et exerçait nombre de ses activités dans l’illégalité.
Maître Thaima Samman. À nouveau, ces sujets sont couverts par le secret professionnel. Néanmoins, comme je vous l’ai indiqué, nous avons fait avec Uber ce que nous faisons avec d’autres clients et nous n’avons jamais franchi aucune ligne jaune, d’un point de vue légal ou déontologique, dans le cadre de l’activité que nous avons menée avec eux.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. J’imagine que vous allez répondre de la même manière à la question que je m’apprête à vous poser, mais je vais quand même vous la poser.
Maître Thaima Samman. N’hésitez pas. Cependant, je le redis : vous pouvez poser à Uber, qui n’est pas tenu au secret, toutes les questions que vous me posez.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Ne vous inquiétez pas, nous l’avons prévu. Tout d’abord, votre cabinet a-t-il été conduit à rédiger des propositions d’amendement pour le compte d’Uber qui auraient pu être transmises à des parlementaires ? Cet exemple d’amendement « clefs en main » fourni par Uber a en effet été révélé par les Uber files. On se souvient notamment des amendements transmis au parlementaire Luc Belot.
M. le président Benjamin Haddad. Il me semble qu’il ne s’agissait pas d’amendements mais de propositions de texte de loi.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Vous avez raison de me le rappeler, monsieur le Président, mais nous vérifierons.
Par ailleurs, avez-vous été conduite, dans le cadre de votre activité, à établir des contacts entre le ministre de l’Économie de l’époque ou son cabinet et la société Uber ?
Maître Thaima Samman. Comme je vous l’ai indiqué, le secret professionnel s’impose à moi. Pour revenir à votre première question, les affaires publiques concernent par définition des discussions sur les législations, pour conduire éventuellement à leur modification. Nous menons cette action de manière éthique ; vous-mêmes, vous discutez sans doute avec des parties prenantes pour faire évoluer des lois qui ne vous conviennent pas. Cependant, nous ne commettons pas d’infractions ; notre travail d’avocats consiste à conseiller nos clients sur la manière dont ils peuvent mener leurs dossiers.
Je ne peux pas répondre à la question relative à des amendements éventuels dans le dossier Uber. Cependant, je vous indique que dans notre activité, il nous arrive de rédiger des amendements pour réfléchir à la manière de faire évoluer la législation. Les personnes concernées décident ensuite de leur utilisation ou de leur modification mais nous ne sommes pas porteurs de ces amendements. D’ailleurs, mon cabinet n’y consacre pas la majeure partie de son activité, à la différence d’autres cabinets. De notre côté, nous privilégions le dialogue avec l’ensemble des parties prenantes institutionnelles. Nous pouvons fournir des éléments d’analyse ou des notes lorsqu’ils nous sont demandés.
Nous avons discuté avec vos homologues du Sénat sur la source des amendements. Je leur ai répondu que ce serait presque faire insulte aux parlementaires que de considérer qu’ils ne sont pas capables d’apprécier les propositions que nous leur faisons. Il m’est d’ailleurs arrivé de reprendre un client – qui n’était pas Uber – qui déplorait que « son » amendement n’ait pas été déposé : n’étant pas parlementaire, il ne peut s’approprier un amendement. Ainsi, nos propositions ne constituent qu’une partie de la discussion avec l’ensemble des parties prenantes.
Enfin, je ne peux évidemment pas répondre à votre question car je suis tenue par mes obligations de profession réglementée. J’aurais pu le faire si la « loi Sapin 2 » avait été en place à cette époque-là.
M. Philippe Pradal (HOR). Je vais solliciter votre sens de la litote. La question posée par Mme la rapporteure concernait la rédaction d’amendements ou l’organisation de contacts. Cette question vous paraît-elle sensiblement différente de ce que peut faire un cabinet comme le vôtre en France ou à l’étranger lorsqu’une entreprise souhaite développer ses activités sur un territoire ?
Maître Thaima Samman. Non, cela correspond à cela. À nouveau, nous n’avons travaillé pour Uber que dans la période précitée. Mais ne nous franchissons pas la ligne jaune, ni même la ligne grise.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Ma question rejoint les précédentes interventions. Lorsque vous nous avez présenté votre profession, vous avez indiqué que l’analyse d’éléments juridiques est le préalable à la proposition de solutions et de discussions avec des institutionnels pour tenter de les convaincre. Avez-vous conseillé à votre client Uber de modifier la loi pour adapter Uber en France ?
Maître Thaima Samman. Je ne peux pas vous répondre sur ce cas précis. En revanche, dans le cadre de notre métier, il nous arrive de suggérer une évolution législative puisque la société et l’économie évoluent. Par exemple, un débat intervient aujourd’hui sur la constitutionnalisation de l’avortement : heureusement que des femmes ont demandé une modification de la loi sur l’avortement ! De même, il a fallu deux siècles pour abroger la loi interdisant aux femmes de porter un pantalon. De fait, il est nécessaire d’envisager des évolutions qui correspondent mieux au développement économique et au développement social. Tel est mon métier.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Je l’avais bien compris de cette manière. Par ailleurs, vous avez évoqué une réunion dans la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Les représentants des taxis étaient-ils également accompagnés d’un avocat d’affaires, comme vous ?
Ensuite, vous avez expliqué que les taxis ne pouvaient pas être indemnisés de leurs licences puisqu’elles étaient initialement gratuites. Toutefois, certains d’entre eux ont acheté une licence qui valait parfois jusqu’à 250 000 euros. Or en droit commun, un achat est accompagné d’une garantie d’éviction : je ne peux pas être évincée du bien que j’achète. Cette garantie peut concerner une éviction matérielle ou une éviction juridique. Dans le cas précis, ce critère a-t-il été évoqué ? En effet, je me mets à la place des chauffeurs de taxi qui ont payé une licence de 250 000 euros et je suis très soucieuse de leur indemnisation. Faire évoluer la loi pour permettre à Uber de s’installer est une chose mais le faire au détriment des chauffeurs de taxi en est une autre. Pouvez-vous être plus explicite sur ce sujet ?
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Ma question sera complémentaire. Travailliez-vous pour Uber au moment de la « loi Thévenoud » et de l’interdiction d’Uberpop ? Uber a-t-il poursuivi ce service ?
Maître Thaima Samman. Je précise que je ne suis pas avocat d’affaires mais un avocat spécialisé en affaires publiques. Lors de la réunion que vous mentionnez, les taxis étaient extrêmement bien représentés, notamment par des spécialistes très pointus sur ces sujets compliqués. En revanche, je ne sais pas s’ils étaient accompagnés d’avocats en affaires publiques. Cette information doit pouvoir se retrouver assez facilement puisqu’il faut donner ses coordonnées pour pouvoir entrer à l’Assemblée.
Ensuite, nous n’étions plus les conseils d’Uber lors de la « loi Thévenoud » et de l’interdiction d’Uberpop. Plus précisément, nous étions là au début mais ne l’étions plus quand la question est restée posée.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Il y a eu deux étapes : l’étape de l’interdiction par la « loi Thévenoud » d’Uberpop et une autre étape quand Uber a poursuivi cette activité.
Maître Thaima Samman. Je n’étais plus là. Il s’agissait d’un véritable sujet, qui a été extrêmement creusé, pour essayer de déterminer si nous pouvions trouver des solutions. La problématique d’octroi d’une licence à titre gratuit qui devient ensuite un objet spéculatif est assez rare. Juridiquement, cet aspect était extrêmement difficile à gérer.
Les artisans chauffeurs titulaires de la licence de taxi représentaient 8 % du nombre total de chauffeurs. Je me permets de raconter une anecdote à ce sujet. Avant que l’on ne travaille pour Uber, j’étais dans un taxi et j’expliquais à ma collaboratrice que les chauffeurs ayant investi 250 000 euros dans leur licence pensaient pouvoir la revendre, notamment pour financer leur retraite. À ce moment-là, le chauffeur s’est retourné vers nous pour nous dire que si une modification intervenait, il jetterait sa voiture contre le ministère de l’Économie et des Finances car il s’agissait, pour lui, d’une violence sans nom.
Il s’agissait donc d’un véritable problème que nous n’arrivions pas à résoudre juridiquement. Lorsque la fonction d’avoués a été supprimée, une solution avait pu être trouvée. Par ailleurs, je me permets de corriger un point : il n’y avait pas d’éviction en l’espèce. Simplement, la valeur spéculative de leur licence avait diminué. J’ignore comment la situation a évolué mais je crois savoir que la valeur de la licence de taxi ne s’est pas effondrée. Je ne suis pas spécialiste de ces sujets mais il est vrai que cette problématique était centrale compte tenu de la rareté des licences.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Madame Samman, vous avez indiqué en début d’audition que vous aviez travaillé pour Uber d’avril 2013 à avril 2015.
Maître Thaima Samman. Oui, dans mon souvenir.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Pourrez-vous nous repréciser ces dates par écrit ? En effet, vous venez de dire que vous ne travailliez plus pour Uber lors de la loi Thévenoud. Or cette loi a été votée en octobre 2014.
Maître Thaima Samman. Uberpop faisait partie de la discussion depuis le début. La question d’ouvrir la possibilité de transport individuel privé à des chauffeurs sous licence a toujours été dans la discussion que nous menions avec Uber. Je ne l’ai pas traitée. Quand la loi a été votée et que des problèmes s’en sont suivis, je n’étais plus là.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. À partir de quand n’étiez-vous plus là ? Pendant la loi Thévenoud, en octobre 2014, vous étiez là, mais au moment du deal entre le ministre de l’économie de l’époque et Uber, en juillet 2015, vous n’étiez plus là, n’est-ce pas ?
Maître Thaima Samman. Non, je suis là en juillet 2015. J’accompagne Uber en juillet 2015.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Vous continuez donc à travailler pour Uber, y compris en juillet 2015.
Maître Thaima Samman. Oui, je suis là en juillet 2015. Je pensais que vous parliez de l’époque durant laquelle un affrontement direct était intervenu avec le ministère de l’Intérieur, qui avait d’ailleurs entraîné la garde à vue des dirigeants d’Uber. À ce moment-là, je n’étais plus là.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Vous étiez donc là à l’époque où Uber agissait en toute illégalité lorsqu’il prolongeait l’activité d’Uberpop alors qu’elle était interdite par la loi.
Maître Thaima Samman. Je vous laisse la liberté de ce propos là sur la question des chauffeurs sans licence, qui était effectivement illégale.
M. le président Benjamin Haddad. Maître, je vous remercie de votre présence et de votre disponibilité. Nous vous ferons sans doute parvenir d’autres questions ainsi que des demandes de documents dans les prochains jours. Je pense notamment à une question sur le représentant de Fipra à l’époque.
La séance s’achève à treize heures onze.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne Genetet, M. Benjamin Haddad, M. Andy Kerbrat, M. Philippe Pradal, Mme Béatrice Roullaud, M. Philippe Schreck, Mme Danielle Simonnet, M. Charles Sitzenstuhl, M. Frédéric Zgainski
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault