Compte rendu

 Commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences

 

– Audition ouverte à la presse de M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2016               2

– Présences en réunion................................13

 

 


Mercredi
17 mai 2023

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
M. Benjamin Haddad,
Président de la commission
 


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Mercredi 17 mai 2023

La séance est ouverte à quinze heures dix.

(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)

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La commission d’enquête entend M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2016.

M. le président Benjamin Haddad. Les travaux de la commission d’enquête sur les révélations des Uber files, l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences ont été entamés en février.

Comme vous le savez, plusieurs membres du consortium international des journalistes d’investigation ont publié à partir du 8 juillet 2022 ce qu’il est convenu d’appeler les Uber files. Leur enquête s’appuie sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine datés de 2013 à 2017 et dénonce le lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer un secteur traditionnellement réservé aux taxis.

Notre commission d’enquête a deux objectifs. Il s’agit, d’une part, d’identifier l’ensemble des activités de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France et le rôle des décideurs publics de l’époque et d’émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, la commission ambitionne d’évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics en la matière.

Monsieur Grandguillaume, vous avez été nommé médiateur national lors du conflit entre les taxis et les VTC en 2016 après l’arrivée d’Uber sur le marché français et vous avez proposé une loi pour résoudre ce conflit. Il nous a donc paru essentiel et naturel de recueillir votre témoignage sur le déroulement de cette période, votre rôle et les résultats auxquels vous êtes parvenu.

Nous sommes également intéressés par votre perception des révélations des Uber files. Nous nous demandons si vous avez été confronté à ces méthodes de lobbying d’Uber et si vous pensez que ces méthodes ont été fructueuses au bénéfice d’Uber et des VTC.

Les documents que vous nous avez transmis portent notamment sur la proposition du Gouvernement de l’époque de créer un fonds d’indemnisation des chauffeurs de taxi à la suite de l’arrivée des VTC. Comment expliquez-vous que les taxis comme certains VTC s’y soient opposés ?

Avec le recul, pensez-vous qu’un tel fonds aurait été nécessaire et approprié, compte tenu du rétablissement voire de l’amélioration de la situation des taxis qui peut être observée aujourd’hui ?

Par ailleurs, vous avez continué à écrire sur ce sujet. Nous souhaiterions donc connaître vos recommandations pour l’avenir.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Laurent Grandguillaume prête serment.

M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2016. Le 24 octobre 2016, excédé par les pressions d’Uber sur les parlementaires et l’intense activité de lobbying auprès de l’exécutif avant le vote définitif de la loi, j’ai twitté :

« J’ai fait un rêve qu’il y ait un jour assez de parlementaires pour demander une commission d’enquête parlementaire sur les pratiques de lobbying d’Uber. »

Je suis donc très heureux d’être devant la représentation nationale.

Uber a cherché sciemment à imposer un état de fait à l’État de droit. Si à l’époque une forme d’hégémonie culturelle au sein des élites considérait qu’Uber était l’avenir des transports et que les taxis appartenaient au passé, les beaux discours d’une ubérisation heureuse se sont vite transformés en cauchemar réel pour les chauffeurs. Ils ont connu la paupérisation, la précarisation et le surendettement. Il faut y ajouter une forme de mise en danger des clients et des troubles à l’ordre public.

Serait-il acceptable qu’aujourd’hui en France, une entreprise paie des manifestants contre des dispositions visant à rétablir l’ordre public ?

Je ne le pense pas. Pourtant, Uber l’a fait.

En tant que médiateur, je ne me préoccupais ni de la multinationale Uber ni de l’entreprise de taille intermédiaire (ETI) G7, mais des chauffeurs et de leurs clients.

Il a fallu beaucoup d’énergie pour rétablir l’ordre là où certains essayaient d’instaurer le désordre – je dirai même le Far West – et l’ère du travail dissimulé.

Uber a défié l’État et le Parlement. Uber a refusé le dialogue avec les représentants des chauffeurs. Uber a refusé, par lettre du 26 février 2016, de transmettre les éléments nécessaires pour la sortie de crise.

Pour toutes ces raisons, Uber a été responsable de l’explosion sociale dans la rue.

La loi que j’ai portée a été la première loi de régulation face à l’ubérisation. Le conflit a posé la question du travail digne, de la nécessaire institution du travail pour protéger les personnes. Il a aussi posé la question du dialogue social et de la nature d’un conflit qui mobilise des organisations représentatives et des collectifs issus du dialogue social informel.

Avant de répondre à vos questions, je tiens à rendre hommage à Thierry Wahl, inspecteur général des finances qui nous a quittés récemment, qui m’a accompagné tout au long de la mission. Je salue également l’ensemble des fonctionnaires mobilisés et l’ensemble des personnes qui ont concouru à trouver une solution à ce conflit.La France peut s’enorgueillir d’avoir des femmes et des hommes engagés pour l’intérêt général et le service public.

M. le président Benjamin Haddad. Vous avez utilisé l’expression « hégémonie culturelle ». Il me semble intéressant d’évoquer le contexte intellectuel et médiatique de l’époque. Les taxis étaient plutôt impopulaires et beaucoup considéraient que l’offre était largement insuffisante à Paris comparativement à d’autres capitales. D’après de nombreux journalistes, Uber répondait donc à une demande implicite du marché, avec une offre nouvelle et innovante.

Pouvez-vous nous préciser ce que recouvre selon vous cette « hégémonie culturelle » et si elle a pu orienter les choix des décideurs publics et la nature du débat politique sur Uber et l’arrivée des VTC en France ?

M. Laurent Grandguillaume. Ce principe d’hégémonie culturelle qui existait à l’époque a été entretenu par Uber au travers de la publication de rapports et de tribunes.

Lors de l’arrivée d’Uber, il y a eu cette mode de faire appel à une nouvelle plateforme au moyen d’une application digitale. Même des chauffeurs ont été attirés par cette solution qui promettait des courses très bien payées.

Des intellectuels et des responsables politiques de gauche comme de droite se sont positionnés pour expliquer que l’ubérisation apportait une solution à des personnes qui recherchaient un travail.

Ainsi, lorsque j’ai commencé la mission, défendre la cause des chauffeurs par rapport aux problématiques qu’ils rencontraient et l’absence d’écoute de cette plateforme était considéré comme un archaïsme. Il est intéressant de consulter des articles de presse de l’époque où des journalistes qui évoquaient les VTC ne distinguaient pas les intérêts des chauffeurs et de la plateforme, qui n’étaient pourtant pas les mêmes et divergeaient parfois, comme sur la question du prix minimum.

J’ajouterai qu’il est regrettable que les critiques envers les taxis – souvent injustifiées – aient abouti à des dérives et à des contournements de la loi,assumés par Uber.

M. le président Benjamin Haddad. Au moment de votre mission, près de deux ans après la « loi Thévenoud », il existe toujours un vide juridique dans lequel Uber s’engouffre pour contourner la loi. Dans quel contexte avez-vous été nommé médiateur ?

Monsieur Thévenoud nous a indiqué que lorsqu’il a été nommé pour sa mission en 2014, il avait eu le sentiment que le Gouvernement n’avait pas de point d’atterrissage prévu. Il avait donc pu travailler avec une certaine indépendance et sans pression. Est-ce également votre sentiment ?

Pouvez-vous également nous décrire les contours de la loi à laquelle vous avez pu aboutir ?

M. Laurent Grandguillaume. La mission s’inscrivait dans un contexte de forte tension. Des taxis venus de toute la France manifestaient à Paris et voulaient bloquer Rungis. Des discussions avaient été engagées avec les taxis mais n’aboutissaient pas et parallèlement, les plateformes poursuivaient leur combat.

J’ai donc été appelé le 26 janvier 2016 pour mener cette mission.

Ma première initiative a été de prendre contact avec les différentes organisations alors que les taxis ne souhaitaient ni un nouveau médiateur ni une nouvelle loi. Le dialogue a néanmoins pu être rétabli en 48 heures et j’ai demandé au Premier ministre de recevoir les organisations représentatives du dialogue social et les collectifs de taxis.

La réunion a eu lieu Porte Maillot. Elle a été tendue mais nous avons pu mettre en place un plan d’urgence pour agir.

Deux éléments ont déclenché cette crise : la question des formations et celle des véhicules sous statut « LOTI », avec la crainte d’une concurrence déloyale féroce dans les rues.

Je rappelle que de nombreux chauffeurs exerçaient de manière illégale cette activité de T3P (Transports publics particuliers de personnes) puisque la loi LOTI (Loi d’orientation des transports intérieurs) était réservée à des transports collectifs (deux personnes et plus). Uber et les autres plateformes ont sciemment contourné la loi et organisé ce contournement. Cela posait des problèmes d’ordre public et fonctionnait avec des systèmes de sous-traitance en chaîne, si bien que les chauffeurs parlaient des capacitaires travaillant avec Uber comme étant des esclavagistes, pour vous donner le ton de la dureté sociale à l’époque.

Trois ministères étaient mobilisés : Bercy, qui suivait de près les VTC, le ministère de l’Intérieur, qui suivait les taxis, et le ministère des Transports, qui suivait plutôt les LOTI. J’ai heureusement pu obtenir qu’un seul ministère les représente tous, en l’occurrence le ministère des Transports.

Il était difficile d’identifier les acteurs. En effet, Uber a stratégiquement poussé à la création de l’AMT (Alternative mobilité transport), qui réunissait des capacitaires LOTI et qui se présentait comme représentant les chauffeurs. Or ce n’était pas le cas.

L’Union des acteurs de la mobilité (UNAM) était une autre organisation dans laquelle se trouvait Uber tandis que Voitures Noires était le prestataire d’Uber et organisait dans le même temps les examens pour exercer en tant que VTC. L’UNAM et l’AMT envoyaient des courriers aux pouvoirs publics et formulaient des demandes favorables à Uber.

Tout cela a complexifié l’identification des acteurs, d’autant plus qu’il y avait plus d’une vingtaine d’organisations de taxis, Force ouvrière dans le LOTI et des organisations naissantes (UNSA et CFDT notamment) dans le VTC. De plus, alors que les plateformes parlaient d’une seule voix, elles ont fait le choix stratégique de se séparer avec d’un côté Uber et, de l’autre, les start-up françaises qui ne voulaient plus être assimilées à Uber.

Par conséquent, j’organisais toutes les semaines avec des représentants des ministères une réunion avec les organisations de taxis, puis une autre le même jour avec les représentants des VTC, puis avec ceux des LOTI, puis avec les plateformes.

Cela a permis d’avancer malgré les outrances et les oppositions d’Uber, qui n’a pas souhaité participer à la résolution du problème. Si Uber – et les autres plateformes d’ailleurs –  avait été plus coopératif, ne serait-ce que pour me donner le nombre de chauffeurs partenaires, nous aurions pu imaginer des solutions ne passant pas forcément par loi pour rétablir l’ordre public.

M. le président Benjamin Haddad. Je serais assez intéressé de vous entendre sur la question de l’indemnisation ou du rachat des licences.

Vous nous avez fait parvenir un document de l’UNAM qui s’oppose à l’indemnisation du rachat des licences en considérant que la situation des taxis ne s’est pas dégradée. Dans ce document, l’UNAM signale que : « En février 2016, le député Laurent Grandguillaume a montré que les revenus des taxis ont augmenté de plus de 300 % sur les vingt dernières années, contrairement à la baisse de 30 % du chiffre d’affaires revendiquée par certaines organisations de taxis. Cela confirme que pendant des décennies, les titulaires de licences de taxi ont profité d’une situation de monopole entretenue artificiellement par la réglementation au détriment de l’intérêt général des consommateurs et des collectivités territoriales ».

Un autre document de la sous-direction 6 de la DGCCRF non daté donne les deux éléments suivants : « Compte tenu de leurs déclarations fiscales, les taxis parisiens semblent frauder massivement, ce qui génère un manque à gagner pour les pouvoirs publics de l’ordre de 260 millions d’euros par an. Enfin, le statut de locataire de taxi est particulièrement défavorable et son principal objet est de fournir une rente aux propriétaires d’ADS (autorisations de stationnement) n’ayant pas ou plus une activité de conduite de taxi. »

Pensez-vous que ces deux éléments expliquent que les pouvoirs publics n’aient pas décidé de trancher en faveur de l’indemnisation, ou est-ce plutôt du côté des acteurs que résidait ce blocage ?

Pouvez-vous nous expliquer comment ce débat a été mené au sein du Gouvernement et pour quelles raisons l’indemnisation ou le rachat des licences ont été abandonnés ?

M. Laurent Grandguillaume. Les taxis demandaient l’indemnisation dès lors que l’État ne pouvait leur garantir une concurrence loyale.

La loi que j’ai portée réglait plusieurs problèmes : les clauses d’exclusivité qui obligeaient les chauffeurs à travailler avec un seul acteur ont été supprimées ; les plateformes ont été responsabilisées ; la situation des LOTI a été réglée en instaurant une période de transition et en permettant aux chauffeurs LOTI d’accéder à une carte VTC pour ne pas perdre leur travail, malgré leur contournement de la loi. Il a été nécessaire qu’une loi réponde au contournement de la loi pour régler le problème de troubles à l’ordre public ; les examens pour les VTC ont été modifiés pour empêcher que les fraudes massives observées ne perdurent ; les plateformes sont désormais soumises à l’obligation de communiquer des données en cas de problématique de troubles à l’ordre public, en application de l’article 2.

J’avais également demandé un rapport à l’Inspection générale des finances (IGF) pour pouvoir proposer aux organisations qui participaient au dialogue la création d’un fonds de garantie pour garantir le prix de la licence.

L’État a en effet autorisé cette vente de licence et un marché s’est créé. Ainsi, les prix avaient atteint près de 200 000 euros en région parisienne avant de baisser sous 140 000 euros. Ceux qui voulaient sortir du métier subissaient alors une perte en capital. Nous avons donc travaillé avec l’IGF et des propositions ont été émises.

Je souhaitais pour ma part que les plateformes soient taxées pour financer ce fonds de garantie et que ce fonds soit volontaire. Une personne sortant du métier aurait pu faire acheter sa licence par le fonds de garantie et serait alors devenue incessible.

Il y a eu une pétition de 8 000 artisans favorables à ce fonds de garantie. Des organisations de taxis et des organisations de plateformes s’y sont en revanche opposées, pour des raisons différentes.

Je pense que l’avenir n’est pas à la multiplication des statuts et qu’il faut une période de transition pour que tous les chauffeurs basculent vers le statut de taxi, en même temps qu’un fonds de garantie. Cette période de transition pour que les VTC deviennent taxis créerait un débat au sien de la profession mais cela me semble inévitable pour revenir à un système simple qui permette de répondre à l’offre et aux enjeux de mobilité pour les personnes.

À l’époque, l’Exécutif n’était pas porteur d’une réforme structurelle et je n’ai pas eu gain de cause, ni sur le fonds de garantie ni sur le prix minimum de course pour les VTC. Je n’ai pas non plus obtenu gain de cause sur la sectorisation des VTC ou sur des enjeux d’ordre public alors que j’avais l’accord de Bernard Cazeneuve et d’Alain Vidalies.

Je pense malgré tout que ce sujet est important et que lorsqu’il s’agit de transformer un système, il faut tenir compte de son histoire. Cela n’a pas été possible ; c’était peut-être trop ambitieux pour certains.

M. le président Benjamin Haddad. Vous avez également mentionné les examens et évoqué des fraudes massives. Or M. Vidalies nous a indiqué que le décret cosigné début 2016 par des représentants du ministère de l’Intérieur, du ministère des Transports et du ministère de l’Économie et des Finances visait précisément à répondre à ces fraudes massives.

Considérez-vous qu’à la fin de mandat de 2017, la lutte contre la fraude aux examens avait obtenu des résultats satisfaisants ?

M. Laurent Grandguillaume. Des discussions ont eu lieu entre l’Exécutif et les plateformes en janvier 2016 au sujet de l’examen. Les plateformes semblaient très enthousiastes car elles estimaient avoir obtenu gain de cause.

Ce sujet a d’ailleurs été un point de friction dès le début de la médiation. Les organisations de taxis étaient en effet farouchement opposées aux nouvelles modalités qui se préparaient. Ainsi, il n’y a pas eu de contingentement comme le demandaient ces organisations.

Pourquoi les plateformes insistaient-elles tant sur les modalités de l’examen ? Parce qu’en réalité, beaucoup de chauffeurs qui entraient dans le VTC en sortaient rapidement. Comme le turnover était très fort, les plateformes avaient donc besoin d’un volume très important de chauffeurs. Elles n’hésitaient pas à faire passer des examens sous la forme de questionnaires à choix multiples (QCM) dans des amphithéâtres. Uber avait d’ailleurs diffusé une publicité auprès de ses clients qui leur proposait de devenir VTC.

Ces dérives m’ont conduit à rétablir de l’ordre public et à définir une organisation des examens dans des conditions sécurisées et régulière. C’est ainsi qu’il a été décidé de les organiser au sein des chambres de métiers, là où sont immatriculés les taxis et les VTC.

La mise en œuvre a été difficile et largement critiquée par les plateformes, alors même que le taux de réussite à l’examen dépassait 70 %. La situation s’est ensuite apaisée et, désormais, nous constatons même que des chauffeurs de VTC deviennent taxi. L’existence d’un tronc commun entre les examens de taxi et de VTC a favorisé ces transitions.

Force est de constater que concernant les examens, tout est rentré dans l’ordre et ces examens se passent dans de bonnes conditions.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure de la commission d'enquête relative aux révélations des Uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Nous avons entendu MM. les ministres Cazeneuve, Vidalies et Valls la semaine dernière et nous avons beaucoup échangé autour du « deal » prévoyant la fin de la plateforme Uber Pop en échange de modifications sur les formations, à travers un allègement des contraintes posées par la loi de
M. Thévenoud.

Nous apprenons de ces échanges qu’Uber a été très satisfait de la réduction de la durée de formation de 250 à 7 heures, même si la mise en place d’un examen freinait la fraude. La réglementation est finalement moins sévère qu’Uber aurait pu le craindre et le décret est vécu de manière très satisfaisante par Uber. En revanche, il est vécu de manière très insatisfaisante par les taxis.

Or, même s’ils ne nient pas l’existence d’un désaccord politique majeur entre Emmanuel Macron et les autres ministères, les ministres qui cosignent ce décret par le biais de leurs administrations respectives ont le sentiment d’agir sans pression. Quels sont votre regard et votre analyse ?

Par ailleurs, Uber a exploité de nombreux leviers pour plaider sa cause et asseoir cette « hégémonie culturelle » des Modernes contre les Anciens. Outre des économistes ayant apporté leur caution à de fausses études, Uber a également utilisé des articles se présentant comme des articles de presse alors qu’ils n’étaient pas signés, un lobbying intensif grâce à la mobilisation de nombreux cabinets et la corruption de chauffeurs pour créer des manifestations et des situations de tension.

Je pense qu’en focalisant l’attention des décideurs sur Uber Pop, Uber a essayé d’envahir le secteur et d’obtenir un monopole grâce à la subvention des courses et le recrutement d’énormément de chauffeurs.

Dans ce contexte, comment expliquer qu’Emmanuel Macron ait pu faire un « deal » avec une plateforme hors-la-loi et que les autres ministres – qui étaient beaucoup plus dans le registre de l’État de droit et du respect des professions réglementés – puissent encore affirmer aujourd’hui qu’ils ont pris un arrêté sans pression. Quel est votre regard sur ce point ?

M. Laurent Grandguillaume. Lorsque j’ai été nommé rapporteur, ma neutralité a été mise en cause par M. MacGann. Il y avait une stratégie très bien pensée d’Uber à tous les niveaux.

À l’époque, Emmanuel Macron ne s’est pas caché d’être favorable à Uber et à l’ubérisation. Il s’était d’ailleurs exprimé au début de ma médiation pour expliquer qu’il n’appartenait pas aux politiques de choisir l’innovation. Je l’ai donc appelé pour lui signaler que je ne pourrais effectuer une médiation dans ces conditions. Il m’a entendu et m’a assuré qu’il ne s’exprimerait pas sur le sujet.

Cependant, en pratique, un conseiller de son cabinet qui était présent lors des réunions interministérielles, M. Lacresse, a eu tendance à se comporter comme le directeur des relations publiques d’Uber. Je lui ai donc demandé de partir sauf à ce que je démissionne et il a été remplacé par un autre conseiller avec lequel il n’y a eu aucun problème, M. Chantrel.

C’est très important car cela montre que dans l’entourage d’Emmanuel Macron, des personnes étaient parfois plus radicales que lui. Ils pouvaient prendre des positions assez véhémentes en réunion.

Néanmoins, c’est un homme de dialogue et je n’ai subi aucune pression particulière de sa part. Il a juste fallu être clair dès le départ.

Quoi qu’il en soit, vous devez savoir que cela faisait partie de la médiation. Je passais autant de temps à faire de la médiation avec les acteurs qu’avec les membres du Gouvernement.

Les plateformes ont-elles vraiment obtenu gain de cause au vu de l’arrêté ? Je ne sais pas.

Est-ce qu’il y a eu un « deal » ? Je n’en ai aucune preuve.

Par contre, il est certain que les plateformes préféraient l’arrêté à la loi qui prévoyait l’examen dans les chambres de métiers et qui revenait selon elles à instaurer un contingentement.

Je préciserai par ailleurs que cette hégémonie culturelle n’était pas l’exclusivité d’Emmanuel Macron. Elle était aussi partagée par les onze sénateurs qui ont signé une tribune et se sont engagés avant l’arrivée de la proposition de loi que je défendais au Sénat à en changer le texte. Elle l’était aussi par ceux de mon groupe parlementaire qui ont porté des amendements contre la proposition de loi que je défendais ou qui se sont opposés à son inscription à l’ordre du jour du Parlement.

Ce n’est pas Emmanuel Macron seul qui aurait guidé je ne sais quel accord. De nombreuses personnes étaient favorables à l’ubérisation et portaient des idées en ce sens.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je remarque que le nom de M. Lacresse revient avec insistance. Je souhaiterais donc qu’il puisse être entendu par la commission d’enquête.

Vous indiquez qu’Emmanuel Macron en tant que ministre de l’Économie n’était pas le seul relais des intérêts d’Uber et qu’il partageait entre autres ce rôle avec des parlementaires qui ont porté des amendements. Je souhaiterais d’ailleurs entendre M. Vigier et M. Taché, ainsi que tout autre député dont vous nous informerez qu’il a porté des amendements proposés directement ou indirectement par Uber.

Nous avons déjà auditionné M. Caresche, qui ne se souvenait pas d’avoir porté un amendement à la « loi El Khomry » qui empêchait toute requalification des travailleurs des plateformes en salariés.

Je voudrais aussi vous interroger sur les faits rapportés par les Uber files et qui concernent la ville de Marseille.

Dans un contexte de forte mobilisation des taxis de Marseille contre la concurrence déloyale de l’application UberX autour des gares et des aéroports, le préfet des
Bouches-du-Rhône, M.Laurent Nunez, prend un premier arrêté qui cible ces lieux.

Or les Uber files révèlent des échanges entre Mark MacGann et Emmanuel Macron pour demander à intervenir sur ces arrêtés. Emmanuel Macron s’engage par SMS à s’en charger personnellement et vite. Il y a alors un deuxième arrêté de M. Nunez, plus vaste et plus restrictif alors que les journalistes disent que cet arrêté était plus souple.

Les chauffeurs de taxi m’ont expliqué que le premier arrêté garantissait des effectifs de police sur les lieux stratégiques. En revanche, le deuxième arrêté étant beaucoup plus large, il n’offrait aucune garantie quant à un contrôle de l’effectivité de la loi et de la réglementation.

Quel est votre regard sur la comparaison de ces deux arrêtés ?

M. Laurent Grandguillaume. Pour ma part, je ne suis pas frappé d’amnésie. Je n’ai pas d’élément factuel sur cet arrêté des Bouches-du-Rhône.

Il faut néanmoins se rappeler qu’Uber est intervenu sur les plans médiatique, intellectuel, politique, mais aussi culturel, y compris après le vote de la loi.

J’avais indiqué fin 2016 qu’il fallait être vigilant sur l’application de la loi. Alors qu’elle avait été votée à l’unanimité au Parlement, il a fallu cinq ans pour que les derniers arrêtés soient publiés. J’ai été obligé de manifester devant le ministère des Transports pour demander l’application de la loi. Est-ce normal ?

Lorsque j’ai rencontré Mme Borne après le renouvellement de la législature en
2017-2018, elle m’a assuré qu’elle agirait pour que les décrets soient publiés. Elle m’a cependant prévenu d’un blocage au sein du ministère du Travail.

À cette époque, je suis intégré à la commission T3P en tant qu’expert. Je l’ai quittée en 2019 car je considérais que je n’avais pas à légitimer la faillite de l’État et la démission politique qui consistait à ne pas appliquer une loi pourtant votée à l’unanimité.

Pendant cinq ans, les décrets ont été pris petit à petit à l’issue de longs combats et de manifestations. Cela montre bien que le combat n’était pas terminé.

La « loi LOM » (loi d’orientation des mobilités) intégrait d’ailleurs un amendement sur le sujet, tout comme la « loi Travail » de l’époque et son article 27 bis qui remettait en cause la requalification possible des indépendants en salariés. J’ai néanmoins obtenu le retrait de cet article.

Uber a poussé tous les feux, partout. Uber a essayé d’influencer toutes les sphères d’action possibles pour intervenir à tous les niveaux. Par conséquent, il ne serait pas étonnant qu’Uber soit intervenu au sujet de cet arrêté en préfecture ou dans d’autres domaines bien nombreux.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Connaissez-vous des députés qui ont porté des amendements proposés directement ou indirectement par Uber ?

Par ailleurs, vous citez la « loi LOM » et la « loi travail » mais il me semble que la « loi Pénicaud » est également concernée, notamment via la charte qui était censée permettre de faire évoluer les droits des travailleurs.

J’ajouterai que malgré la publication des décrets, la « loi Thévenoud » et la « loi Grandguillaume » ne sont pas complètement appliquées. Ainsi par exemple, l’ensemble des VTC ne retourne pas au garage entre deux courses et les VTC utilisent abondamment la maraude électronique. Quel est votre regard sur ce sujet ?

De même, quel regard portez-vous sur la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emplois (Arpe) et les déclarations de M. le ministre Dussopt sur la directive européenne sur la présomption de salariat ? Il nous explique que la position de la France est de faire prévaloir une présomption d’indépendance et en s’appuyant sur l’existence d’un dialogue social en France, il estime que la France devrait sortir du champ d’application de cette directive.

N’avez-vous pas le sentiment que le soutien d’Emmanuel Macron à Uber se poursuit, avec l’ensemble des pouvoirs qui lui sont accordés et des relais du Gouvernement ?

M. Laurent Grandguillaume. Je pense que l’image d’Uber s’est dégradée et que l’ubérisation est désormais connotée négativement.

Concernant la « loi Thévenoud », des dispositions ne sont pas appliquées par manque de données et de mise en œuvre concrète de l’article 2. Or il n’est pas possible de réguler un secteur comme celui des mobilités sans données. A l’inverse, à New-York, la TCL (Taxi&Limousine Commission) régule le secteur grâce aux données.

Au sujet des parlementaires, ils ont mené un combat qu’ils ont perdu. Je remercie d’ailleurs le sénateur, M. Rapin, avec qui j’ai beaucoup travaillé et nous avons œuvré ensemble pour que cette loi puisse être votée. Il y a forcément eu d’énormes moyens de lobbying qui ont été déployés à ce moment-là. Uber avait acheté des pages entières dans la presse pour expliquer que la loi allait supprimer des milliers d’emplois. Face à cette campagne massive, j’ai été
moi-même distribué dans les gares et les aéroports le contenu de la loi que je portais et j’ai pu constater qu’avec une ramette de papier, j’ai eu plus de succès qu’Uber malgré ses importantes dépenses de lobbying.

À propos du dialogue social qui a été mis en place, il me semble positif que les chauffeurs VTC puissent disposer de représentants.

De même, il me semble que les règles mises en place permettent une concurrence plus loyale qu’auparavant. Je pense néanmoins qu’il faudra s’interroger à l’avenir sur une réforme structurelle.

Par ailleurs, je ne pense pas que le Gouvernement ait les moyens de mettre en place des mesures qui seraient pro-Uber. L’opinion publique a évolué et les positions sont bien différentes. La question du service public et des transports dans les territoires sont des sujets sensibles.

Quant à la présomption de salariat, elle est intéressante mais j’ai toujours été franc sur ce sujet. Je pense qu’elle existe dans les travaux forestiers mais qu’elle n’empêche pas le travail dissimulé dans ce secteur. Il n’existe donc pas de baguette magique dans ce domaine mais je crois dans nos institutions. Ainsi, la chambre sociale de la Cour de cassation a toujours protégé les travailleurs, notamment sur la question du délit de marchandage.

M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous nous éclairer sur la maraude électronique ? Il semble en effet y avoir eu des décisions contradictoires. Alors que la « loi Thévenoud » l’interdisait et que cette interdiction a été validée le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État a autorisé la maraude électronique pour les VTC en mars 2016. À ma connaissance, cette autorisation est la dernière décision juridique sur le sujet.

M. Laurent Grandguillaume. Les grands concepts qui visent à réguler ne peuvent pas se penser sans les modalités. La question d’une maraude numérique ne peut être réalisée sans une maîtrise des données et l’analyse de ces données.

Si cette question ne peut pas être réglée à un niveau national, une régulation à l’échelle locale est possible. Les autorités régulatrices des transports pourraient par exemple réguler ces données à l’échelle locale pour vérifier la disponibilité des chauffeurs et assurer le respect des règles publiques permettant une concurrence loyale.

La maraude est la contrepartie d’une autorisation administrative, d’un monopole qu’il faut respecter. Sinon, il faut indemniser les chauffeurs comme ils l’ont demandé en 2016.

Il me paraît important de se pencher sur cette régulation par les données à l’échelle locale, d’autant plus que ces données constituent un enjeu très important pour les mobilités.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je peine à comprendre qu’un état de fait décrit par vous et M. Cazeneuve comme illégal puisse perdurer et s’imposer sur le sol français.

Pouvez-vous nous en donner les raisons ? Pensez-vous que le Gouvernement de l’époque souhaitait – sans le dire – l’implantation d’Uber ?

Par ailleurs, pourquoi l’Exécutif ne vous a-t-il pas suivi dans les propositions que vous nous avez décrites et notamment la création d’un fonds de garantie, la responsabilité des plateformes et la taxation des plateformes pour abonder le fonds de garantie ? Pensez-vous qu’il était favorable à l’implantation d’Uber ?

M. Laurent Grandguillaume. Uber était déjà implantée en France et imposait effectivement un état de fait à un État de droit, en particulier sur les LOTI. La loi LOTI a été contournée.

J’ai été frappé du fait qu’une loi puisse être contournée massivement, avec des troubles graves à l’ordre public, puisqu’il y avait des milliers de chauffeurs dont l’honorabilité ne pouvait être contrôlée alors que c’est très important car ils transportent des personnes. Y-a-t-il eu un laisser-faire ? Potentiellement, oui, puisque le problème n’a pas pu être réglé sans l’intervention des parlementaires.  C’est inquiétant de constater qu’il a fallu une loi pour lutter contre le contournement de la loi. La loi aurait dû être respectée.

Concernant le fonds de garantie, j’ai été minoritaire parmi les organisations de taxis et face aux plateformes. Cette idée qui coûte quand même plus de deux milliards d’euros mais qui aurait pu être financée par les plateformes n’a pas convaincu.

Mais les grandes idées font leur chemin. Je pense que c’est la condition qui permettra de sécuriser ce secteur des transports particuliers de personnes et de garantir aussi aux VTC d’engager cette transition.

M. le président Benjamin Haddad. Je vous remercie pour votre témoignage et pour les nombreux documents que vous nous avez transmis.

La séance s’achève à seize heures dix.

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents. – M. Benjamin Haddad, Mme Amélia Lakrafi, Mme Béatrice Roullaud, Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault