Compte rendu

Commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif ayant délégation de service public

– Audition, ouverte à la presse, de M. Lionel Dangoumau, directeur de la rédaction de l’Équipe 2

– Audition, ouverte à la presse, de Mme. Angélique Cauchy, ancienne joueuse de tennis 14

– Présences en réunion................................31

 

 


Mardi
5 septembre 2023

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2022-2023

Présidence de
Mme Béatrice Bellamy,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à dix-heures quarante-cinq.

La commission auditionne M. Lionel Dangoumau, directeur de la rédaction de l’Équipe.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Monsieur Dangoumau, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions. Nous avons entamé les travaux de notre commission d’enquête sur l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du monde sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet 2023.

Vous le savez, à la suite de très nombreuses révélations de sportifs et de divers scandales judiciaires, l’Assemblée nationale a choisi de créer cette commission d’enquête dont les travaux se déclinent autour de trois axes : l’identification des violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport ; l’identification des discriminations sexuelles et raciales dans le sport ; et l’identification des problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d’une délégation de service public.

Le journal L’Équipe étant la référence nationale de la presse sportive française généraliste, il nous est apparu indispensable de vous auditionner. Votre journal a, en effet, beaucoup contribué à la médiatisation des défaillances dans le monde du sport et à la prise de conscience collective des dérives dénoncées par de courageuses victimes. À cet égard, nous souhaiterions savoir si votre journal a déjà reçu directement des signalements de faits de violences et de discriminations dans le monde du sport et, le cas échéant, la manière dont vous les traitez et y donnez suite. Auriez-vous des exemples précis ?

Lors de son audition, M. Romain Molina a souligné le rôle important joué par L’Équipe pour dénoncer des défaillances dans le monde du sport, notamment dans le rugby, tout en indiquant que, concernant le football : « Beaucoup de grands journaux pourraient faire sauter la FFF demain, L’Équipe en premier lieu. Il y a des gens très bien à L’Équipe, mais d’autres protègent telle ou telle source au profit de règlements de compte. Il s’agit là d’un véritable problème. » Vous avez été rédacteur en chef football de L’Équipe pendant plus de sept ans. Quelle est votre réaction sur ce sujet ? Quels sont les principes déontologiques gouvernant la rédaction de votre journal ? Avez-vous déjà subi des menaces en raison des articles que vous avez publiés concernant des faits de violence, de discrimination ou de corruption ?

Sur un autre plan, M. Marc Sauvourel, réalisateur d’un documentaire sur le racisme dans le football, auditionné par la commission d’enquête en juillet, a jugé cette discipline gangrenée par le racisme. Il en est de même des actes sexistes comme le montre l’affaire Jennifer Hermoso, la championne du monde espagnole embrassée de force par le président de la Fédération ibérique, Luis Rubiales, après la finale du Mondial, le 20 août dernier.

Les actes racistes ou sexistes, notamment en marge ou au cours des compétitions, apparaissent insuffisamment réprimés. Êtes-vous favorable à l’interruption systématique des matchs lors de la survenue de tels comportements, que ceux-ci soient le fait de supporters, d’arbitres, d’entraîneurs ou de joueurs ? Quelles seraient les mesures à prendre pour changer les mentalités et disposer de sanctions efficaces ?

Pour mieux lutter contre le sexisme et les violences faites aux femmes dans le sport, la médiatisation du sport féminin apparaît indispensable, comme l’a souligné Mme Béatrice Barbusse lors de son audition devant la commission. Sur l’ensemble des chaînes de télévision, le sport masculin a représenté en 2021, selon l’Arcom, 74,2 % du volume horaire des retransmissions sportives en 2021, contre 4,8 % pour le sport féminin. Quelles sont les statistiques de L’Équipe ? Avez-vous envisagé des changements au sein du journal pour mieux médiatiser le sport féminin ? Craignez-vous une baisse des ventes ?

Cette audition, ouverte à la presse, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Lionel Dangoumau prête serment.)

M. Lionel Dangoumau, directeur de la rédaction de L’Équipe. Je ne sais trop par où commencer à vous répondre. Il arrive assez fréquemment que nos journalistes reçoivent des informations pouvant faire état de violences sexuelles ou de harcèlement, notamment dans le domaine du football. Le travail de journaliste commence à ce moment-là : notre objectif est de recouper ces informations, de nous assurer qu’elles sont fiables et que nous avons suffisamment d’éléments concrets et circonstanciés pour les publier. Là est toute la difficulté, surtout dans ces affaires où, comme vous le savez, les témoignages interviennent très souvent plusieurs années voire plusieurs décennies après que les faits ont été commis. C’est un travail difficile, dans lequel il n’est pas possible de s’engager avec légèreté, que ce soit vis-à-vis des victimes présumées ou des personnes mises en cause. Cela ne nous a malgré tout pas empêchés de publier toute une série d’articles, sur la FFF mais aussi sur la gymnastique ou les sports de glace. Le travail des journalistes est particulièrement difficile. Il demande du temps, de l’argent, de l’énergie. Parfois, nous obtenons des informations qui nous semblent plausibles mais que nous ne pouvons pas publier, faute d’éléments circonstanciés et de témoignages établis.

Pour revenir sur les propos de M. Molina, il est possible que l’on ait reçu des informations que l’on n’a pas pu publier. Ce choix n’a jamais été dicté par le souci de protéger untel ou untel mais uniquement par des préoccupations journalistiques et déontologiques. Nous n’avons jusqu’à présent jamais été pris en défaut sur ces affaires-là. Notre travail est un travail sérieux – et je le dis d’autant plus facilement que ces travaux, ces articles, ont été publiés sous la direction de mon prédécesseur.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Lorsque vous recevez des informations concernant des victimes potentielles, même si vous manquez d’éléments pour publier, faites‑vous des signalements à la justice ?

M. Lionel Dangoumau. Un tel cas ne s’est pas présenté. Je n’ai pas connaissance de faits suffisamment caractérisés qui auraient pu conduire à un signalement, si tant est que cela relève de notre rôle.

M. Julien Odoul (RN). Pour compléter votre propos liminaire que j’ai trouvé très bref, je m’interroge sur le traitement du racisme par votre journal, le traitement de tous les racismes. Je lis L’Équipe depuis de nombreuses années. S’il y a de nombreuses pages sur des faits de racisme inadmissibles dans les stades et à leurs abords, par des joueurs ou des supporters, pas une seule ligne en revanche sur le racisme anti-blanc ! En voici une preuve récente. En août dernier, la coureuse américaine Sha’Carri Richardson a été sacrée championne du monde du 100 mètres à Budapest. Après sa performance, on l’a vue, sur les réseaux sociaux où son attitude a légitimement beaucoup choqué, refuser ostensiblement de répondre aux journalistes blancs avant de s’arrêter pour répondre aux questions d’un journaliste noir. Le 28 août, lorsque vous faites le bilan des performances, cette séquence inadmissible et choquante est intégrée dans la catégorie « On a aimé », ce qui est ahurissant. Vous avez qualifié ce comportement raciste de « clivant ». Or, si une athlète blanche avait refusé de s’adresser à des journalistes noirs, je ne suis pas sûr que le traitement de l’épisode aurait été le même.

Ma question est simple : y a-t-il une différence de traitement pour vous entre les racismes ? Les racismes sont-ils différents dans le sport ? Le racisme anti-blanc y est-il une réalité, particulièrement dans le football, amateur et professionnel, comme cela avait été mentionné par Pierre Ménès ?

M. Lionel Dangoumau. Tous les racismes sont condamnables. Je vous laisse néanmoins les termes de racisme anti-blanc, une expression très connotée, avec laquelle je ne suis pas forcément très à l’aide. S’agissant du cas particulier que vous évoquez, je pense que nous n’avions pas suffisamment d’éléments pour aller dans la direction que vous auriez souhaitée, comme pour d’autres affaires de racisme d’ailleurs. D’autres médias ont pensé qu’ils avaient les éléments pour le traiter et ils l’ont fait. Si nous avons des éléments probants, circonstanciés, recoupés, nous publions, si nous n’en avons pas suffisamment, nous ne publions pas, quelle que soit la discrimination ou le racisme en question.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Comment qualifieriez-vous le rôle de L’Équipe dans le mouvement de libération de la parole engagé depuis 2020 à la suite de la publication du témoignage de l’ancienne patineuse Mme Sarah Abitbol ?

M. Lionel Dangoumau. L’Équipe n’est évidemment pas le seul média à avoir travaillé sur ces sujets. Il n’est pas le seul à avoir sorti des informations ou traité ces affaires. En revanche, nous sommes en pointe sur ces questions dans le sport, pour lequel nous sommes un média de référence. Dès 2013, sur la chaîne L’Équipe, nous avions diffusé un documentaire sur les violences sexuelles : « En finir avec un tabou, les violences sexuelles dans le sport ». Depuis trois ou quatre ans, ces sujets sont devenus plus prégnants, du fait sans doute de la prise de parole d’anciennes victimes. Dans le domaine des sports de glace, quelques jours avant la sortie du livre de Mme Abitbol, nous avions publié une grande enquête sur plusieurs entraîneurs de patinage artistique soupçonnés d’agressions sexuelles et de viols sur d’anciennes patineuses mineures à l’époque des faits. Nous avions été les premiers à sortir ces informations. Aujourd’hui, ce sont des sujets que nous traitons régulièrement et sur lesquels nous avons publié beaucoup d’articles. C’est aussi notre rôle. Il y a quatre ans, L’Équipe s’est dotée d’une cellule enquête. Elle ne travaille pas que sur cette thématique des violences sexuelles, qui représente néanmoins une bonne part de son activité. C’est un champ que nous avons investi et sur lequel nous estimons que nous devons de l’information à nos lecteurs, l’information la plus fiable possible sur des sujets souvent très sensibles.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Combien de personnes composent cette cellule d’enquête ?

M. Lionel Dangoumau. Cinq.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Comment les signalements concernant les violences et les discriminations sont-ils traités par vos équipes ? Donnent-ils systématiquement lieu à des enquêtes ? Faites-vous des signalements auprès de la cellule Signal‑sports du ministère des sports ?

M. Lionel Dangoumau. Je n’ai pas eu connaissance de ce genre de signalements, mais je viens d’entrer en fonction il y a quelques jours. Notre travail consiste à informer nos lecteurs, avec une information la plus précise possible. Quand ce type de fait nous est remonté – ce qui n’arrive pas tous les jours, heureusement – notre travail est un travail de vérification, de recoupement, de recueil de témoignages.

Mme Sabrina Sebaih, rapporteure. Une fois vos recherches terminées, lorsque vous êtes sur le point de publier une affaire, faites-vous ou non un signalement à la justice ou à la cellule du ministère des sports ?

M. Lionel Dangoumau. Non. La publication sert aussi à alerter les autorités compétentes. Certaines de nos investigations ont d’ailleurs débouché sur des enquêtes judiciaires. Concernant la FFF, en décembre 2020, nous avons révélé coup sur coup deux affaires qui faisaient état de comportements déviants sur mineurs de la part de deux éducateurs qui avaient travaillé à l’Institut national du football de Clairefontaine. L’un de ces papiers a conduit à une enquête du ministère des sports. Nous l’avons aussi fait pour le groupement d’intérêt public France 2023, chargé d’organiser la Coupe du monde de rugby.

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). J’ai, au sein de ma cellule familiale, un grand lecteur de L’Équipe, qui me fait remarquer régulièrement que vous relayez de plus en plus d’affaires, ce dont je vous remercie en tant que membre de la délégation aux droits des femmes, attentive à ces questions de violences sexistes et sexuelles. En revanche, je suis assez surprise, pour ne pas dire choquée – mais j’entends que vous venez de prendre vos fonctions – de voir que vous ne signalez pas les faits qui vous sont révélés. Tout citoyen informé de l’existence de faits pouvant constituer une infraction doit les signaler au parquet, comme le dispose l’article 40 du code de procédure pénale. En tant que nouveau directeur, pensez-vous vous engager à signaler de manière plus systématique les faits qui vous sont rapportés, notamment à la plateforme du ministère dont la rapporteure vient de m’apprendre l’existence ? Il me semble important de s’engager dans ce domaine. Comme cela a été dit à l’audition précédente, c’est tout un système qui est à l’œuvre. Si #MeToo a permis de libérer la parole, il faut continuer en ce sens afin d’endiguer les violences sexistes et sexuelles dans notre société.

M. Lionel Dangoumau. Vous connaissez sans doute mieux la loi que moi, mais je ne crois pas qu’en tant que média nous ayons cette obligation. De la même façon, je ne pense pas que nous ayons vocation à faire des signalements tous azimuts. Notre travail est d’informer nos lecteurs du mieux possible et de produire des enquêtes fiables et non des alertes systématiques au moindre bruit à droite ou à gauche. Jusqu’à présent je ne crois pas que nous ayons été confrontés à ce genre de situation. Nous arrivons souvent longtemps après que les informations sont remontées auprès d’éducateurs ou de dirigeants de fédérations, lesquels sont davantage habilités à faire ce genre de signalements. C’est d’ailleurs l’un des problèmes mis au jour par la multiplication des affaires ces dernières années : bien souvent, les faits que nous révélons plusieurs années après ont été tus et dissimulés dans les structures où ils ont eu lieu.

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Pour changer le système, il faut que chacun s’implique. J’entends qu’en tant qu’organe de presse vous n’ayez peut-être pas à tenir ce rôle, mais si, en tant que citoyen, on ne se saisit pas tous de cette question, nous ne pourrons plus progresser.

M. Lionel Dangoumau. Je pense que chacun dans son rôle peut apporter sa pierre à l’édifice. Notre mission est d’informer. Le rôle que vous voulez nous confier relève davantage des fédérations ou des personnes qui ont une autorité dans le milieu sportif.

M. Jérôme Guedj (SOC).  Je confirme que les journalistes n’ont pas l’obligation de faire un signalement s’ils ont connaissance de faits de nature délictuelle. L’article 40 ne s’applique ni aux citoyens ni aux journalistes mais uniquement aux dépositaires de l’autorité publique, fonctionnaires ou élus. En revanche, dès l’instant où des journalistes de Mediapart, de Libération, de la cellule d’investigation de Radio France ou d’ailleurs révèlent des faits, c’est nous tous, dépositaires de l’autorité publique, qui devons nous en saisir. Votre responsabilité est d’écrire des articles à même de susciter une mobilisation citoyenne et juridique.

Or – parlons franchement – les lecteurs attentifs de L’Équipe que nous sommes ont parfois le sentiment que la manière dont les faits sont évoqués ne permet pas de véritablement ouvrir le chemin à ce travail-là. Un exemple : je considère que vous avez traité ce qui se passait à la fédération des sports de glace d’une façon un peu endogame. Même si les faits étaient évoqués, la tonalité, le bruit de fond, dirais-je, ne permettaient pas d’ouvrir la porte ni à la libération de la parole citoyenne ni à une saisine.

Comment un journal comme le vôtre qui, par définition, travaille avec les fédérations et est en contact avec elles réussit-il à opérer un arbitrage terrible entre ces fédérations et les sportifs qui les composent ? C’est toute la responsabilité déontologique, journalistique, éthique qui s’impose à vous. Les affaires ont été évoquées, mais, sans parler d’omerta, en les évoquant, c’était une manière de les contenir dans un certain espace de débat. Je pense notamment au droit de suite : j’ai souvent été frustré de ne pas en avoir sur un certain nombre de ces affaires – mais, pour être juste, il faudrait presque mener une exégèse article par article. Il y a pour moi un problème de tonalité et donc de responsabilité.

M. Lionel Dangoumau. Dans certains cas, il est possible que nous n’ayons pas toujours eu le bon positionnement, d’autant que ces matières sont délicates. En revanche, je suis un peu surpris par votre exemple, car nous avons été, en même temps que Mme Abitbol, à l’origine de la démission de M. Gailhaguet. Au reste, si vous interrogez ce dernier sur la manière dont nous avons traité la fédération qu’il présidait à cette époque-là, je ne pense pas qu’il sera de votre avis... L’enquête que nous avons publiée quelques jours avant la sortie de la biographie de Sarah Abitbol a participé à la fragilisation du président de la fédération de l’époque, à la pression qu’il a subie de la part de la ministre des sports, Mme Maracineanu. Concernant cette affaire particulière, nous avons vraiment joué notre rôle et il n’y a pas du tout eu le moindre début de connivence avec les dirigeants fédéraux. Ce que vous évoquez, c’est le rapport classique entre un journaliste et ses éventuelles sources, ses contacts et ses relations. Mais ce mode de fonctionnement ne nous empêche pas de traiter les affaires qui se présentent. Nous avons également beaucoup travaillé sur la fédération française de rugby, avec des conséquences pour ses dirigeants. On peut parfois manquer de clairvoyance ou être un peu en retard, mais notre rapport à tel ou tel dirigeant n’est jamais un critère pour publier ou non, enquêter ou non.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Romain Molina nous a parlé des défaillances dans le monde du sport, particulièrement dans le rugby. Mais il a également dit, ainsi que je l’évoquais dans mon introduction : « Beaucoup de grands journaux pourraient faire sauter la FFF demain, L’Équipe en premier lieu. Il y a des gens très bien à L’Équipe, mais d’autres protègent telle ou telle source au profit de règlements de compte. Il s’agit là d’un véritable problème. » Comment réagissez-vous face à de telles affirmations ? Avez-vous subi, vous-même ou votre prédécesseur, des menaces ?

M. Lionel Dangoumau. Je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur les déclarations de M. Molina. Je crois qu’il vous avait dit qu’il vous enverrait des documents écrits concernant L’Équipe. Je serais curieux de les voir si jamais vous les receviez… Je ne sais pas ce que veut dire « faire sauter la FFF ». Nous ne sommes pas là pour faire sauter telle fédération ou tel dirigeant. En revanche, quand il y a une affaire, on la traite. Nous avons traité celles concernant la Fédération française de football, notamment en décembre 2020. En septembre 2022, nous avons mené une enquête sur la manière dont la FFF traitait les questions de violences sexuelles, soit bien avant l’affaire Le Graët, qui a conduit à son départ de la fédération. Nous avons publié en exclusivité l’interview d’une agente de joueurs, Sonia Souid, qui mettait en cause le comportement de M. Le Graët, au tout début de l’affaire. Encore une fois, dès lors que nous avons des éléments, y compris sur la FFF, nous travaillons dessus. L’accusation de M. Molina me semble faite à l’emporte‑pièce. Il n’y a aucune circonstance, il n’y a pas de nom. Je peux aussi vous dire qu’il se passe telle ou telle chose à l’Assemblée sans donner ni fait ni nom ni date. C’est très facile. Nous avons travaillé sur la FFF, et nous ne sommes bien évidemment pas les seuls – M. Molina lui-même travaille sur ces sujets. Je ne pense pas que nous ayons à rougir de la façon dont nous avons traité les affaires de la FFF, en particulier le cas de M. Le Graët.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Et pour ce qui est des menaces ?

M. Lionel Dangoumau. Cela peut arriver, dans ces affaires comme dans d’autres, surtout lorsque l’on met en cause des personnes. Mais je n’ai pas d’exemple en tête. Un journaliste qui enquête peut être confronté à des menaces verbales ou écrites. Des procédures judiciaires sont parfois ouvertes également afin d’entraver le travail journalistique – des plaintes en diffamation qui ne sont pas forcément fondées et qui visent à impressionner les journalistes et à faire reculer leur travail.

Mme Fabienne Colboc (RE). Si c’est, comme vous le disiez, par le biais de la gouvernance des fédérations que l’on peut améliorer la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, en tant qu’expert du sport, quel serait, selon vous, le modèle idéal d’une fédération sportive ?

M. Lionel Dangoumau. Définir un modèle idéal est un peu ambitieux. Je voulais dire que le point commun entre toutes ces affaires de violences sexuelles c’est que ce sont souvent des affaires dont des personnes ont eu connaissance à l’époque des faits, de manière plus ou moins parcellaire, sans que cela débouche au sein des fédérations ou des structures concernées sur une véritable enquête avec un recueil de témoignages. C’est pourquoi ces affaires restent parfois enfouies des années voire des dizaines d’années, ce qui est particulièrement douloureux pour les victimes. Je pense que la gouvernance et la manière dont les fédérations ou les structures en leur sein sont organisées ont une incidence sur le recueil des témoignages et la capacité à faire émerger et, partant, à faire cesser des conduites déviantes, délictueuses voire criminelles.

L’organisation parfaite n’existe pas, mais après avoir réuni, au mois de février, plusieurs personnalités du monde du sport sur cette question de la gouvernance, nous avons dégagé quatre pistes de réflexion.

La première porte sur la question de la rémunération des dirigeants, dans la mesure où diriger une fédération constitue parfois un métier à plein temps et demande un engagement et une implication semblables à ceux d’un vrai travail. La rémunération peut éviter certains risques ou écueils.

La deuxième piste porte sur une réforme des modes de scrutin, puisque dans certaines fédérations, comme celle de football, le scrutin, qui a été validé par le ministère des sports, ne prévoit pas d’opposition au sein du comité exécutif, qui est le Gouvernement de la fédération. C’est l’un des problèmes qu’a connus la FFF : aucune opposition n’a pu s’exprimer en interne ou en externe, ce qui a pu donner lieu aux dérives et aux affaires dont nous avons eu connaissance.

La troisième piste serait la création d’une autorité administrative indépendante. De même qu’il y a une Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), on pourrait imaginer une agence travaillant sur les questions d’éthique et de gouvernance, dotée, comme l’AFLD, d’un pouvoir disciplinaire et qui pourrait être alertée ou se saisir de cas. Une fédération peut avoir du mal à traiter des sujets de dopage ou de violences sexuelles, compte tenu des enjeux en termes d’image et des enjeux financiers. Une affaire de dopage ou de violence sexuelle n’est objectivement pas bonne pour l’image d’une fédération. Cela peut parfois compter, à l’heure de mesurer l’énergie et les moyens qu’on va mettre pour mener une enquête sur des faits ou des soupçons. La ministre des sports a créé, en mars, un comité national pour renforcer l’éthique et la vie démocratique dans le sport, coprésidé par Mme Buffet et Stéphane Diagana, qui doit remettre ses propositions à l’automne. Peut-être y aura-t-il parmi celles-ci la création d’une agence indépendante ou d’une structure qui permettrait de traiter ces problèmes à un niveau supérieur au niveau fédéral, qui – on l’a vu ces dernières années – n’est pas suffisant pour traiter les dossiers de manière efficace et transparente.

Enfin, la dernière proposition concerne la manière dont l’État finance les fédérations. Certaines, comme les fédérations de football, de tennis ou de rugby, sont très riches, du fait notamment des droits télévisés. L’aide de l’État pourrait être redirigée vers des fédérations qui en auraient davantage besoin.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Dans le domaine du sport, votre journal est une référence en France, probablement aussi en Europe. Toutes les fédérations sportives, quelle que soit leur taille, peuvent être concernées par des comportements déviants. Notre pays compte plus d’une centaine de fédérations et je suppose que vous n’avez pas affecté un journaliste au suivi de chaque fédération. Comment organisez-vous les investigations, notamment lorsqu’est en cause une petite fédération dont on peut supposer que peu de journalistes suivent son actualité ? Comment comprendre rapidement les enjeux au sein de la fédération ? Comment vous assurez-vous que le journaliste en charge de ces petites fédérations ne sera pas tenté de minimiser l’affaire ou de griller des sources, s’il entretient des liens privilégiés avec les décideurs de la fédération ? Autrement dit, comment la rédaction décide-t-elle de s’emparer d’un sujet dont un journaliste avait la charge ? Quelles mesures prenez-vous pour accélérer les investigations ?

M. Lionel Dangoumau. Nous ne disposons pas de suffisamment de journalistes pour en affecter un à chaque fédération mais nous les suivons toutes, quitte à ce que des journalistes s’occupent de plusieurs d’entre elles. Les journalistes ont un réseau, des contacts et il leur arrive de recevoir des informations qu’ils jugeront dignes d’être traitées ou non. Concernant les risques que vous pointez, nous avons en partie créé la cellule dédiée à l’investigation pour nous en protéger. Elle est amenée à traiter toutes les affaires qui pourraient toucher n’importe quelle fédération. Par exemple, l’un des journalistes de cette cellule a récemment publié une enquête sur un club assez réputé de la Fédération française de gymnastique. Nous pouvons traiter de différentes manières les faits dont nous avons connaissance. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre indulgence à l’égard de ces affaires au prétexte que nous connaîtrions les personnes en cause. À titre personnel, je n’ai jamais eu vent de ce type d’attitude au sein de la rédaction.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous êtes une équipe de journalistes à qui il arrive de mener des enquêtes mais vous n’êtes pas des policiers. Admettons que des faits soient portés à votre connaissance mais que les conclusions que vous tirez de vos investigations ne vous permettent pas de publier un article : ne vous semblerait-il pas judicieux de signaler ces faits à la police ou à la justice, qui auront davantage de moyens pour mener l’enquête ?

De nombreux sportifs et dirigeants sportifs ont été mis en cause dans vos colonnes. Certains ont été blanchis, d’autres n’ont pas été poursuivis faute d’éléments suffisants. Pourquoi n’avez-vous pas prévu de droit de réponse qui leur permettrait de se défendre dans vos colonnes ? Ce serait une bonne chose de pouvoir traiter une affaire jusqu’au bout, y compris lorsque les personnes en cause sont blanchies.

Enfin, votre journal a titré, il y a quelques années, à propos de l’ancien champion olympique Djamel Bouras, « Leader plutôt que dealer », comme si ses origines le prédisposaient à cet état alors que, à ma connaissance, son casier judiciaire est vierge. Pire, vous évoquez « l’argent du Beur » à propos de sa médaille d’argent. J’aimerais comprendre comment votre rédaction a pu en arriver à publier de telles unes. Je sais que vous n’occupiez pas encore votre poste actuel à l’époque mais trouvez-vous cela normal ?

M. Lionel Dangoumau. L’un des principes déontologiques majeurs du journalisme est le secret des sources. Lorsqu’un journaliste est informé de faits par un tiers, il lui doit le secret, sauf si ce dernier lui donne l’autorisation de divulguer son nom. Dans ce cas, il pourrait fort bien signaler les faits lui-même. Notre travail est d’informer.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Si je puis me permettre, vous n’êtes pas obligé de citer la source. Surtout, vous oubliez le devoir qui pèse sur vous de protéger les victimes dès lors que vous recevez de telles informations. Si j’ai bien compris vos propos, vous n’estimez pas nécessaire de porter à la connaissance de la police ou de la justice les faits qui vous ont été rapportés mais que vous ne pouvez publier, faute d’avoir pu faire aboutir vos investigations ?

M. Lionel Dangoumau. Vous me posez une question délicate. Si j’ai bonne mémoire, il ne me semble pas que nous ayons été confrontés à une telle situation ces dernières années. En effet, les faits qui sont portés à notre connaissance ont souvent été commis de nombreuses années auparavant. Votre remarque est pertinente mais je ne sais que vous répondre. Je ne suis pas certain que notre rôle soit de signaler ce type de faits à la police ou à la justice, si nous ne disposons pas d’éléments suffisamment probants. Les choses évolueront peut-être.

Concernant le droit de réponse, je vous citerai l’affaire Benjamin Mendy, que nous avons largement couverte. Lorsqu’il a été acquitté, nous avons consacré notre une à cette décision de justice, afin de lui accorder la même attention que celle que nous avions consacrée au procès. D’une manière générale, nous serons toujours d’accord pour donner la parole à quelqu’un qui aurait été innocenté après avoir été mis en cause et voudrait s’exprimer.

Quant aux titres, je reconnais qu’ils sont plus que maladroits. L’affaire date de près de trente ans.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Si je puis me permettre, ces titres sont beaucoup plus que maladroits…

M. Lionel Dangoumau. Je suis d’accord avec vous au moins sur le deuxième. L’époque était différente mais, je suis d’accord avec vous, cela n’excuse pas un tel choix. Nous n’aurions pas dû choisir de tels titres à l’époque.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Les attentes en termes d’exemplarité des fédérations sportives sont beaucoup plus importantes aujourd’hui qu’avant. Il en va de même pour le principal journal sportif de notre pays, L’Équipe. Compte tenu des nombreuses affaires qui ont éclaté dans le passé, dont certaines ont été révélées par votre rédaction, avez-vous pensé à mettre en valeur les bonnes pratiques que des fédérations pourraient instaurer pour lutter contre le racisme ou les violences sexistes et sexuelles, en leur consacrant par exemple des rubriques spéciales ? Nous ne devons pas nous contenter de révéler des faits, nous devons aussi réfléchir aux moyens de faire du sport français un modèle d’exemplarité. Notre pays n’est pas le seul à vouloir s’améliorer, nos voisins européens ont les mêmes aspirations, comme en témoigne la réaction de l’équipe masculine de football en Espagne, qui a pris fait et cause pour l’équipe féminine à la suite du comportement du président de la Fédération espagnole de football.

M. Julien Odoul (RN). Vous avez dit que tous les racismes étaient condamnables mais que vous n’étiez pas à l’aise avec le racisme anti-blanc, qui serait connoté. Pourquoi ?

Je reviens à l’affaire de la sprinteuse américaine qui a refusé de répondre aux journalistes blancs. Vous dites que vous manquez d’éléments pour vous forger une opinion. Pourtant, vous avez publié ce fait raciste dans la rubrique « On a aimé ».

Enfin, si une athlète blanche avait refusé de s’exprimer et de répondre aux questions de journalistes noirs, en auriez-vous également parlé dans la rubrique intitulée « On a aimé » ?

M. Lionel Dangoumau. C’est avec l’expression « racisme anti-blanc », que je ne suis pas à l’aise parce que je la trouve connotée. Je ne nie pas que des personnes blanches puissent être victimes de racisme. Si nous avons la preuve qu’une personne a refusé de s’adresser à une autre en raison de la couleur de sa peau ou de son appartenance ethnique, nous en parlerons comme il se doit. Encore faut-il l’établir avec certitude.

Pour ce qui est de la mise en valeur des bonnes pratiques, nous pouvons en effet publier un article sur les initiatives que certaines fédérations prennent. Malheureusement, ces dernières années, nous avons davantage eu l’occasion de parler des dysfonctionnements. La situation s’améliorera peut-être.

En revanche, nous ne manquons pas de présenter les associations qui œuvrent dans ce domaine, comme Colosse aux pieds d’argile, à laquelle nous avons consacré un article lors de sa création.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Selon l’Arcom, la part de sport féminin représente 4,8 % de la totalité des diffusions sportive sur l’ensemble du média télévision. Quelles sont les statistiques pour la chaîne L’Équipe ?

M. Lionel Dangoumau. Je ne suis pas le directeur de la chaîne mais je peux tout de même vous donner une idée de l’évolution de l’image du sport féminin. Lorsque je suis arrivé dans cette rédaction, en 2002, c’était par des brèves d’une dizaine de lignes que l’on rendait compte des matchs de l’équipe de France féminine de football. La manière dont ce sport est considéré aujourd’hui n’a plus rien à voir. Les avancées sont spectaculaires. Très régulièrement, nous consacrons la une à l’équipe de France féminine de football ou à d’autres équipes féminines. Je n’irai pas jusqu’à dire que nous traitons de la même façon les compétitions masculines que féminines mais nous les envisageons comme des compétitions à part entière, soumises aux mêmes enjeux et aux mêmes problématiques. Bien sûr, il est toujours possible de faire mieux mais L’Équipe fait son travail et médiatise les compétitions féminines comme les sportives. Cela étant, les médias ne peuvent pas tout. La responsabilité de mettre en valeur et de promouvoir le sport féminin revient avant tout aux fédérations, nationales ou internationales, à leurs dirigeants, aux acteurs économiques, au monde sportif lui-même. La télévision et la chaîne L’Équipe en particulier, ont un rôle à jouer, c’est vrai, même si nous ne sommes pas un acteur majeur en termes d’acquisition des droits sportifs, d’autres acteurs ayant des moyens bien plus importants que les nôtres. Nous pouvons être proactifs et prescriptifs sur ces sujets et nous le sommes en de nombreuses circonstances mais nous reflétons aussi le sport tel qu’il est. Même si nous pouvons infléchir la tendance pour tenter de montrer le sport tel qu’on voudrait qu’il soit, nous ne pouvons pas transformer la réalité auprès de nos lecteurs.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. En tant que journal de référence, vous participez à l’éducation de vos lecteurs et vous suscitez sans doute l’intérêt de vos lecteurs masculins pour le sport féminin.

M. Lionel Dangoumau. Il n’y a pas que le public masculin. Les femmes aussi doivent s’intéresser au sport féminin.

Mme la présidente Béatrice Bellamy.  Vous avez tout à fait raison de préciser ce point.

M. Lionel Dangoumau. Dans les prochaines années, nous ferons en sorte de nous adresser davantage à nos lectrices. Beaucoup reste à faire mais regardez tout le chemin parcouru ! Je note que des progrès beaucoup plus nets ont été enregistrés dans la médiatisation de leur discipline que dans la reconnaissance financière des sportives.

Mme Claudia Rouaux (SOC). Je vous félicite car vous avez réussi à promouvoir les compétitions de biathlon, masculines comme féminines. Si nous sommes tous devenus fous de cette discipline, en France, c’est bien grâce à votre chaîne !

Formez-vous tous les journalistes de votre rédaction, au-delà de ceux qui travaillent au sein de la cellule dédiée aux investigations, au traitement des faits de violence, de racisme ou autre ?

M. Lionel Dangoumau. Les journalistes n’ont pas besoin d’être spécifiquement formés à ce type de faits. Ceux qui travaillent au sein de la cellule dédiée à l’investigation sont habitués à traiter ces affaires et savent comment chercher les informations qui leur sont nécessaires pour s’assurer de leur véracité. Nous proposons régulièrement des formations juridiques à ces journalistes. En conférence de rédaction, la hiérarchie a pour rôle de favoriser ce travail. Mon prédécesseur s’est ainsi attaché à inciter les journalistes à mener ce genre d’enquête, en valorisant leurs publications. Si leurs articles avaient été publiés en bas de page, ils auraient été découragés de poursuivre dans cette voie.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous avez été rédacteur en chef. Que pensez-vous de l’interruption systématique des matchs lorsque des propos racistes sont tenus ?

M. Lionel Dangoumau. On peut trouver des arguments pour et contre. Je m’exprimerai à titre personnel, sans engager la rédaction qui ne s’est pas prononcée à ce sujet. Il est possible que l’interruption systématique des matchs décourage les fautifs de récidiver et qu’à terme, on n’ait plus à déplorer ces comportements mais nous n’en sommes pas certains. L’interruption, à l’initiative des joueurs, d’un match entre le Paris-Saint-Germain et un club turc a marqué les esprits en France et à l’étranger. Je ne serais pas opposé à une telle pratique, ne serait-ce qu’à titre expérimental. Restons humbles, cependant. Au-delà des actes racistes, de nombreux comportements répréhensibles sont à déplorer dans les stades et personne n’a réussi, jusqu’à présent, à y mettre fin. Il ne suffira sans doute pas d’interrompre les matchs.

En revanche, il faudrait revoir le traitement que la justice réserve à ces actes. Les dirigeants sportifs ont un rôle à jouer pour prévenir de tels faits mais leur pouvoir s’arrête à la sortie du stade. C’est alors que la justice intervient, ne serait-ce que pour interdire de stade ces individus, durant un certain temps. Cela étant, la justice n’a pas que cela à faire et le traitement de ces faits n’est pas leur priorité, ce qui est logique. Il peut y avoir un fossé entre la médiatisation de ces affaires – elles sont souvent très médiatisées – et le sort qui leur est réservé par la justice, laquelle fait ce qu’elle peut avec les moyens dont elle dispose.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous semblez déterminé à mettre en avant le sport féminin afin de susciter l’intérêt de la société pour lui. Votre journal est avant-gardiste en ce domaine, comme en témoigne le nombre de unes consacrées à la Coupe du monde féminine – malheureusement, il a été difficile de trouver des diffuseurs pour les matchs. Disposez-vous de statistiques qui témoigneraient de l’évolution du lectorat féminin, notamment suite à l’inflexion que vous avez donnée à votre ligne éditoriale ? D’autre part, constatez-vous une différence du nombre de lecteurs selon que les articles sont consacrés à des disciplines féminines ou masculines, pour des compétitions d’envergure équivalente ?

M. Lionel Dangoumau. Je n’ai pas de données chiffrées sous les yeux mais il me semble que la part du lectorat féminin progresse, modestement toutefois. D’autre part, à compétition égale, les articles consacrés au sport masculin sont davantage lus. Cela étant, il est délicat de répondre à votre question car tout dépend de la discipline. Ainsi, un article sur le football féminin pourra être bien davantage lu qu’un autre écrit sur un sportif masculin dans une discipline moins courue.

Les problèmes rencontrés pour trouver des diffuseurs pour la Coupe du monde féminine, cet été, témoignent de la difficulté des diffuseurs à commercialiser de tels événements aussi bien que les compétitions masculines.

M. Jérôme Guedj (SOC). Tout le monde se connaît, dans le milieu sportif : comment gérez-vous d’éventuels conflits d’intérêts entre des journalistes et des dirigeants de fédération ? Avez-vous une charte de déontologie ?

M. Lionel Dangoumau. Nous n’avons pas prévu de charte spécifique au sein de notre rédaction mais nous sommes soumis à la charte d’éthique professionnelle des journalistes, comme tous les autres. Dans certaines affaires sensibles, il nous appartient de prendre des mesures et d’alerter pour éviter toute distorsion dans le traitement d’une information.

Nos journalistes sont conscients des risques et connaissent les principes à respecter. Nous n’avons jamais connu le cas d’un journaliste qui aurait volontairement minimisé les faits dont il aurait eu connaissance.

Mme Fabienne Colboc (RE). Les journalistes qui ont subi des menaces ont-ils porté plainte ? Ce serait sans doute une solution pour y mettre fin.

M. Lionel Dangoumau. En cas de menace circonstanciée, on peut porter plainte, en effet. Heureusement, c’est rarement arrivé. La plupart du temps, les journalistes sont plutôt confrontés à des réactions hostiles, pour des sujets qui vous sembleraient de peu d’importance par rapport aux violences sexistes ou sexuelles ou aux actes racistes.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Des dispositifs ont été mis en place par le ministère des sports pour renforcer l’éthique dans le sport et prévenir les violences. Quel bilan en dressez-vous ? Le Gouvernement souhaite renforcer l’articulation entre les procédures pénales, administratives et disciplinaires. Pensez-vous, vous aussi, que la situation peut être améliorée ?

Nous nous permettrons de vous poser à nouveau la question à l’écrit pour que vous puissiez compléter votre réponse, le cas échéant.

M. Lionel Dangoumau. Je vous répondrai par écrit de manière plus précise mais il est évident que la situation peut être améliorée. Nous verrons quelles propositions formulera le comité national pour renforcer l’éthique et la vie démocratique dans le sport, crée par le ministère des sports. Il est évident que le milieu sportif doit améliorer son traitement des dérives auxquelles il est confronté. Celles-ci ne sont ni moins ni plus fréquentes dans le monde du sport que dans d’autres domaines de la société, même si ce milieu est un peu plus exposé aux violences sexuelles que d’autres pour diverses raisons. Il a commencé à s’emparer du sujet mais n’est sans doute pas allé au bout. Les mesures que vous avez évoquées vont dans le bon sens. D’autres pourraient également être retenues comme la création d’un organe indépendant, doté de véritables pouvoirs. La création d’un tel organe permettrait de traiter ces sujets au niveau « macro » en évitant de déléguer leur traitement aux fédérations, dont l’action peut être limitée ou soumise à des dilemmes du fait de la faiblesse de leurs moyens ou de leur mode de fonctionnement.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Avez-vous quelques mots à ajouter ?

M. Lionel Dangoumau. Je voudrais simplement insister sur le travail que nous avons réalisé pour améliorer la gouvernance de la Fédération française de rugby, en révélant l’affaire Altrad-Laporte ou en transmettant des faits de harcèlement au GIP (groupement d’intérêt public) France 2023. C’est ce modèle que nous devons suivre. Notre objectif n’est pas de faire tomber les dirigeants ou les fédérations mais de mener notre travail d’investigation, pour nos lecteurs mais aussi pour la société dans son ensemble.

La commission auditionne Mme. Angélique Cauchy, ancienne joueuse de tennis.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je souhaite la bienvenue à Mme Angélique Cauchy.

L’Assemblée nationale a choisi de créer cette commission d’enquête à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportifs, dont les vôtres, et de divers scandales judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations. Nous avons commencé nos travaux le 20 juillet dernier. Ils se déclinent autour de trois axes : l’identification des violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport ; l’identification des discriminations sexuelles et raciales dans le sport et, enfin, l’identification des problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d’une délégation de service public.

Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir accepté de nous faire part de votre expérience compte tenu du courage que cela requiert.

Vous avez dénoncé des faits de violences de la part de votre entraîneur de tennis, M. Andrew Geddes, qui s’est avéré être un prédateur sexuel et un manipulateur. Vous avez ainsi été humiliée et violée près de quatre cents fois lorsque vous aviez entre 12 et 14 ans et vous avez dénoncé le règne de l’omerta de la part de votre entourage dans le monde du tennis. Presque quinze ans plus tard, avec d’autres victimes du même prédateur sexuel, vous avez réussi à dénoncer ces viols qui ont conduit à sa réclusion criminelle pour une durée de dix-huit ans. Vous avez ensuite créé l’association Rebond afin de mener des interventions de prévention et de sensibilisation auprès de clubs et de ligues, mais aussi des opérations de formation et d’aide aux victimes.

Pouvez-vous nous expliquer le calvaire qui a été le vôtre, le cheminement que vous avez suivi jusqu’à votre plainte et les conséquences de ces violences sur votre santé physique et mentale ? Pouvez-vous également présenter votre association et nous indiquer les mesures qui, selon vous, devraient être prises pour lutter contre de telles pratiques ?

  Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous laisser la parole et de commencer nos échanges pendant environ une heure, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Angélique Cauchy prête serment).

Mme Angélique Cauchy, ancienne joueuse de tennis. Je vous remercie d’avoir créé cette commission d’enquête et de vous soucier de ce fléau qui touche le monde du sport, mais pas seulement.

J’ai 36 ans, j’habite à Bayonne et je suis désormais professeur d’éducation physique et sportive (EPS). J’ai commencé le tennis à l’âge de 4 ans. Ma mère, d’origine espagnole, sait ce que sont les violences sexuelles puisque sa propre mère s’est fait violer devant elle, comme elle me l’a confié lorsque j’étais encore une enfant. D’une certaine façon, j’ai été la « mère de ma mère », une mère fragile et traumatisée. Mon père, originaire du nord de la France, parle peu, n’est pas très démonstratif et ne disait jamais « Je t’aime » alors qu’enfant, j’avais un grand besoin de reconnaissance. Déclarée haut potentiel intellectuel (HPI) et émotionnel (HPE), j’étais en avance à l’école et j’essayais d’être la petite fille parfaite.

J’ai commencé le tennis en Espagne, en vacances, où un professeur de tennis avait confié à mes parents que j’étais très douée. Rapidement, j’ai joué avec des garçons de 12 ans, faute de filles à mon niveau au sein de mon club. À l’âge de 7 ans, j’ai été recrutée par la ligue du Val-d’Oise, grâce à laquelle j’ai pu m’entraîner plus intensément et bénéficier d’une bourse – ma famille n’était pas particulièrement aisée puisque ma mère était femme au foyer et mon père fonctionnaire de police. J’ai continué à jouer dans ce club jusqu’à l’âge de 12 ans. J’ai eu ensuite le choix entre deux clubs, Eaubonne et Sarcelles. J’ai choisi le second car mes « rivales » s’entraînaient dans le premier ; le tennis est un sport individuel où l’on nous « monte » très rapidement les uns contre les autres.

Je devais d’abord m’entraîner avec Patrick Bouteiller, le directeur sportif mais, suite à une promotion, il est devenu entraîneur fédéral à la ligue de Seine-Saint-Denis. J’ai donc été entraînée par Andrew Geddes. Au début, il était très gentil. Il jouait un peu le rôle du copain ou du grand frère. Je souffrais de ne pas beaucoup sortir, de ne pas aller au cinéma, dans les musées, aux concerts. Mes parents n’étaient pas très curieux, ils n’avaient pas fait d’études et je cherchais à découvrir le monde. Il m’a offert un atlas, que je passais mes soirées à feuilleter. J’apprenais par cœur les densités de population des pays et leur superficie ! Il m’a aussi emmenée voir des matchs du Paris Saint-Germain (PSG), dont j’étais fan. Je n’étais jamais allée au Parc des Princes. Mon père me disait que lorsqu’il y était affecté, en tant que CRS, il passait son temps face aux tribunes sans pouvoir regarder le match. J’aurais tant voulu y aller ! Lorsque l’entraîneur a proposé à mes parents de m’y emmener, ils ont vu dans mes yeux tellement d’envie qu’ils m’y ont autorisée. La première fois, tout s’est bien passé.

Après, il a dit que je devais m’entraîner davantage et intégrer un club près de chez lui. Puis il a dit à mes parents que ce serait plus pratique que je dorme chez lui au lieu d’avoir à me ramener chez moi. Ils lui ont fait confiance. La première fois, il m’a laissé sa chambre et a dormi dans le salon. Peu à peu, un rituel s’est installé : après les entraînements un peu tardifs dans son deuxième club ou après les matchs de foot, je restais dormir chez lui. Puis il s’est chargé intégralement de la programmation des tournois. Je faisais cent vingt-cinq matchs par an, soit un match tous les trois jours. Ma mère ne conduisait pas et, pour mon père, la gestion de mes entraînements, de mes matchs et de ceux de ma petite sœur était une tâche considérable. Ma famille a donc été soulagée lorsqu’il a proposé de m’inscrire aux tournois et de m’y emmener.

Un soir, il m’a demandé s’il pouvait me raconter une histoire. J’ai trouvé que c’était un peu bizarre mais comme il n’avait pas d’enfant, j’ai pensé qu’il avait peut-être besoin d’affection et qu’il voulait que je sois un peu comme sa fille. La fois suivante, il est resté un peu plus longtemps, puis il m’a ensuite demandé si je pouvais lui caresser le dos. Il me prenait aussi dans ses bras. Je savais que tout cela n’était pas normal mais il a procédé progressivement. J’étais très mal à l’aise, je rejetais de tels comportements mais je ne savais pas à quel moment je devais dire « stop ». J’étais seule, à 30 kilomètres de chez moi. À 12 ans, on n’est pas capable de s’opposer physiquement et psychologiquement à un adulte, d’autant plus lorsqu’on le respecte et l’admire, lorsque l’on pense qu’il nous permettra peut-être d’accéder à notre rêve.

Lorsque je suis arrivée au club de Sarcelles, à 12 ans, je n’avais pas du tout envie d’être joueuse professionnelle : je voulais intégrer Sciences Po et l’École nationale d’administration (ENA) ! Je comptais certes parmi les trois ou quatre meilleures joueuses françaises mais lui est parvenu à me convaincre que j’avais le potentiel pour devenir joueuse professionnelle, que je pouvais largement figurer parmi les dix meilleures joueuses mondiales seniors, que j’avais du talent, que j’étais plus intelligente que la moyenne sur un terrain de tennis, etc. L’intensité des entraînements fait que, peu à peu, on ne mène plus la vie d’un adolescent « classique ». Lorsque j’étais au collège, j’étais un peu perdue. Je ne connaissais pas la série Friends ! Je n’avais rien en commun avec mes camarades de classe, d’autant plus que j’étais en avance et que j’étais plus jeune qu’eux. Là aussi, j’ai été également très vite seule. Un tel isolement contribue à expliquer les violences que des jeunes subissent dans les milieux sportifs. Lorsqu’il est isolé, un enfant devient beaucoup plus facilement une proie.

Il a donc vu que j’étais une proie « facile » en raison d’un manque de reconnaissance, d’un besoin de découvrir le monde, d’un désir de perfection. Une telle exigence s’est d’ailleurs retournée contre moi car si je n’avais pas accepté et « encaissé » qu’il me pousse aussi loin physiquement et psychologiquement, peut-être aurait-il choisi quelqu’un d’autre.

Un jour, après deux ou trois mois, il m’a plaquée contre le mur face à sa salle de bain et il m’a embrassée sur la bouche. Un tel choc m’a sidérée. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas, que ce n’était pas bien, que je ne voulais pas, mais il m’a expliqué que les relations entre entraîneurs et entraînées étaient fréquentes, qu’elles étaient normales tant ils passent du temps ensemble. Ma seule expérience amoureuse, l’été précédent, avait consisté à prendre la main du grand frère d’Adrian Mannarino, Morgan, après trois semaines passées ensemble !

J’étais tétanisée. Dix minutes après, dans l’ascenseur, il m’a embrassée à nouveau et je ne m’y suis pas opposée physiquement. J’ai su, alors, qu’il serait difficile de m’en sortir. Je n’ai jamais rien dit à mes parents quoiqu’à ce moment-là, cela aurait encore été possible. Mon père répétait que si quelqu’un nous faisait du mal, il n’attendrait pas que la justice soit rendue et qu’il lui mettrait une balle entre les deux yeux, quitte à prendre vingt ans de taule. J’en ai été marquée. Je savais où il rangeait son arme de service, avec laquelle il aurait pu passer à l’acte. Je ne pouvais pas risquer que mon père aille en prison, que ma mère, déjà fragile, soit internée en hôpital psychiatrique et que ma petite sœur et moi soyons placées dans un foyer. Je devais donc m’en sortir seule. Deux ans ont été nécessaires.

Avant mes 13 ans, il m’avait violée digitalement et avec son sexe. Comme je l’ai dit lors du procès, si curieux que cela paraisse, je préférais les fellations, qui ne me faisaient pas mal. Si c’était possible, je faisais une fellation. Si c’était dans un lieu où il risquait de se faire prendre, je faisais en sorte de perdre du temps pour qu’elles n’aient pas lieu. Si c’était chez lui ou dans un lieu clos, je les faisais le plus rapidement possible, pour en finir vite.

Je ne me rendais pas compte des répercussions que tout cela pouvait avoir sur ma vie, sur ma construction. Je voulais d’abord survivre. Dans mon carnet d’autographes des joueurs du PSG, j’écrivais que je n’en pouvais plus, que cela devait cesser, que j’allais faire en sorte que tout s’arrête. J’ai si souvent pensé à me suicider… Chaque fois, j’arrachais les feuilles pour que ma mère, qui fouillait notre chambre toutes les deux secondes, ne puisse pas les lire. Je les déchirais et j’en jetais les morceaux dans les poubelles qui étaient sur le chemin du collège, dont me séparaient 867 pas. J’ai en effet développé un toc de comptage. Pour me rassurer, je compte tout, tout le temps. Je compte le nombre de coups de raclettes que je passe dans la douche – neuf –, les dix-sept expirations sur 100 mètres de footing… Je me suis ainsi raccrochée à ce que je pouvais maîtriser, ne maîtrisant rien d’autre.

Au mois de juillet, je suis partie à La Baule, d’où il est originaire. Lors du procès, j’ai appris qu’il y emmenait systématiquement ses victimes afin qu’elles soient loin de chez elles et de pouvoir passer à des « stades supérieurs ». Ce furent les quinze pires jours de ma vie. Il m’a violée trois fois par jour. Le premier soir, il m’a demandé de venir dans sa chambre, ce que je n’ai pas fait. Il est donc venu dans la mienne et ce fut pire. J’étais prisonnière, contrainte de rester dans ces lieux où je me sentais tellement sale. Les soirs suivants, si fou que cela paraisse, je suis allée de moi-même dans sa chambre pour me faire violer, en franchissant les treize pas qui m’en séparaient. C’était l’année où le Concorde s’est écrasé. Je me disais que, moi aussi, j’étais en train de m’écraser.

J’ai eu mes règles le 5 août suivant, en vacances en Espagne. Pour ne pas me laisser respirer, il est venu avec sa petite copine de son âge. Ma mère, innocemment, lui a dit que j’avais eu mes règles. Quelques jours plus tard, dans l’eau, il m’a dit que c’était bien, qu’il pourrait faire plus de choses mais qu’il devrait faire gaffe désormais. Je me suis demandé ce qu’il voulait faire de plus. Il a fait tellement pire avec les autres. En un sens, j’ai eu de la chance : il ne m’a pas sodomisée, il ne m’a pas mis de cuillère en bois dans le vagin, il ne m’a pas laissée nue dans la forêt pendant plusieurs heures.

Psychologiquement, j’ai été détruite, qui plus est lorsqu’il m’a dit qu’il m’avait transmis le sida. Entre 13 et 18 ans, j’ai donc cru être malade. Après l’obtention de mon permis de conduire, je suis allée seule chez le médecin pour la première fois. Fatiguée par le sport et les études, je lui ai demandé s’il pouvait me prescrire des analyses et s’il pouvait rajouter la sérologie du HIV. J’étais persuadée d’être positive. Je me souviendrai toujours du moment où j’ai appris que j’étais négative, devant cette pancarte « Parking réservé à la clientèle », dans la SEAT Ibiza que mes grands-parents m’avaient offerte. Il a fait croire à chacune de ses victimes qu’il l’avait alors que ce n’était pas le cas.

Il disait qu’il allait tuer mes parents pour être tranquille avec moi. Il me demandait ce que je ferais s’il me restait une seule semaine à vivre. Lui disait qu’il achèterait une arme pour tirer au hasard. Que de violences… Sur l’A86, dans un bouchon, il est sorti de la voiture avec une batte de baseball et il a dit à un chauffeur de poids lourd qu’il allait lui casser la gueule pour avoir regardé mes jambes alors que tel n’avait pas été le cas. Il conduisait avec les genoux, il allait acheter sa drogue à la cité Pablo-Picasso pendant que je restais dans la voiture, l’œil sur les rétroviseurs, terrifiée à l’idée d’être kidnappée.

La deuxième année, j’ai essayé de me rendre le moins souvent possible chez lui. J’ai demandé à mon père de m’inscrire dans des tournois proches de chez nous et à m’entraîner plus souvent à la ligue. À la longue, je suis parvenue à sortir un peu de son emprise. Je m’habillais comme lui, il m’achetait les mêmes vêtements ou me donnait les siens, trois fois trop grands pour moi ; j’étais son « mini-lui », je mettais ma casquette à l’envers, comme lui, je mangeais ma pizza, comme lui, en laissant le bord alors que j’adorais la croûte. J’étais devenue une marionnette et son esclave sexuelle. Il faisait ce qu’il voulait de moi. J’avais la peur au ventre, me disant que je pouvais mourir dans l’heure. Je ne vais mieux que depuis le mois de janvier, où j’ai décidé d’aller voir un psychiatre.

Le jour de mes 14 ans, ma mère m’a offert un téléphone, un 3310 bleu ciel Nokia avec le jeu du serpent. Je me suis promis de ne jamais répondre à son numéro de téléphone, le 06 09 40 11 88. Je m’en souviendrai jusqu’à la tombe. Parfois, il m’arrive de donner ce numéro à la place du mien. Pendant quinze jours, il a essayé de m’appeler et quand il a constaté que je ne répondais plus, il est passé à autre chose en choisissant sous mes yeux une autre victime, Astrid, que je connaissais.

Le plus dur, pour moi, c’est de me dire que je n’ai pas sauvé ses autres victimes. À 12 ans, j’ai choisi de sauver ma famille mais, si j’avais parlé, il n’y en aurait pas eu d’autres. Elles me répètent qu’à 12 ans, je ne pouvais pas faire autrement. Aujourd’hui, j’essaie de faire le bien autour de moi, d’aider mes élèves à s’élever sans manipulation ni emprise. J’espère mourir en ayant cette satisfaction, qui me soulagera un peu.

Tous les jours, en me levant, je remercie la petite fille que j’étais d’avoir choisi la vie, de m’avoir permis de pouvoir rencontrer ma femme et d’avoir un fils. Je suis un peu morte à 12 ans mais c’est aussi grâce à la grande force qu’avait cette petite fille que je suis encore là.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je vous remercie pour ce témoignage si bouleversant, qui ne peut que nous motiver à poursuivre nos travaux et à faire en sorte que cela ne se reproduise plus jamais. La petite fille que vous étiez avait droit à une autre enfance…

Mme Angélique Cauchy. Il m’a fallu beaucoup de temps pour parler. Peut-être ne l’aurais-je jamais fait si Astrid ne m’avait pas appelée, à quatre jours de la prescription des viols dont elle-même avait été victime. Avec une autre d’entre elles, elle pensait que j’en faisais partie et m’a demandé si tel était effectivement le cas. J’avais 27 ans. Atteinte d’un vaginisme sévère, je ne supporte pas la pénétration, je ne peux pas subir un frottis. À mes petites amies, je disais que je m’étais fait agresser dans ma jeunesse. Je n’arrivais pas même à parler de viol.

Je ne savais pas si j’étais prête, si je pouvais le dire à mes parents. J’ai réfléchi pendant trois mois et j’ai finalement pensé qu’en étant au côté des autres victimes, elles auraient plus de chances d’être entendues. Elles avaient alors entre 15 et 18 ans. Je craignais qu’elles soient considérées comme consentantes. Le milieu du tennis savait qu’il n’était pas correct avec les jeunes filles. On savait qu’il « sortait » avec telle ou telle mais, à 38 ans, on ne « sort » pas avec une jeune de 15 ans, encore moins lorsqu’on l’entraîne et que l’on a autorité sur elle. Le milieu du sport a laissé se déployer des choses qui seraient jugées impossibles dans d’autres milieux. Jamais on ne constaterait banalement que telle jeune fille « sort » avec son professeur de mathématiques. Or, la situation est identique et même pire puisque la personne dépositaire de l’autorité est perçue comme extérieure à un cadre institutionnel dans lequel, par exemple, l’enseignant est vouvoyé et où l’on n’est pratiquement jamais seul avec lui. Lorsque l’on est seul avec l’entraîneur, que l’on partage notre vie quotidienne, nos doutes et nos histoires, les frontières peuvent rapidement se brouiller pour un jeune mais ce n’est pas à lui de les tracer.

Lorsque j’ai parlé, mes parents ont beaucoup souffert. Ma mère est tombée en dépression et a été internée en hôpital psychiatrique. Ils n’ont pas pu être là pour moi mais j’ai essayé d’être présente pour eux pendant deux ans. J’ai dû toutefois arrêter de les voir et de leur parler pendant plus de deux ans, c’était trop dur.

D’une certaine façon, on m’a volé des pans entiers de mon existence, dont la carrière que j’aurais pu avoir. En effet, j’ai par la suite fait des choix qui ont été déterminés par ma volonté de ne jamais être seule avec un adulte ayant une autorité sur moi. À 14 ans, j’ai ainsi refusé d’intégrer le centre national d’entraînement de Roland-Garros. J’ai obtenu mon bac à 16 ans, mention très bien. On m’a proposé d’aller dans les meilleures universités américaines mais j’ai refusé, craignant l’éloignement. Je suis donc allée à l’université Paris-V, porte de Versailles. J’ai obtenu trois masters et, en même temps, j’ai passé mes BE 1 et 2. Lui me disait que je ferai Sciences Po mais je n’ai pas voulu faire ce qu’il voulait pour moi, à la différence des trois autres victimes, qui elles ont intégré l’Institut d’études politiques de Paris. D’une certaine façon, ce fut un deuil pour moi car aujourd’hui, sur un plan intellectuel, je ne m’épanouis pas professionnellement. Heureusement que les enfants sont là mais je souffre d’un manque d’activité intellectuelle.

Du jour au lendemain, lorsque j’ai déposé plainte, mes règles ont disparu. J’ai perdu 25 kilos, j’en ai repris 30. J’en ai reperdu 20 et en ai repris 35…J’ai eu des crises de boulimie terribles mais je ne me faisais jamais vomir car c’est une pour moi une phobie. Dans une phase différente, où je voulais tout contrôler, je retirai une pâte crue de la balance pour atteindre l’objectif de 60 grammes que je m’étais fixé. Je courais deux heures par jour, je faisais 150 kilomètres par semaine, peut-être pour fuir mon passé ou me précipiter vers mon avenir.

La première fois que j’ai été confrontée avec lui, chez le juge d’instruction, j’ai développé un zona. Pendant les procès, je saignais du nez dix fois par jour. L’instruction paraît certes trop longue mais ce temps est nécessaire. J’ai déposé plainte en 2014. Si le procès avait eu lieu six mois plus tard, j’aurais été incapable d’être aussi claire. Il faut ce temps, le temps de la justice, pour que la famille, les amis, la société « digèrent » tous ces événements. J’ai dû assumer le changement de mon image, de la joueuse avec son entraîneur de tennis à la fille qui s’est fait violer, même si je ne m’y réduis pas. Je fréquentais encore le milieu du tennis, à la différence des trois autres victimes, ce qui explique peut-être que je n’ai pas été la première à parler. En 2014, l’omerta régnait encore sur ces questions-là. On savait que de nombreux entraîneurs avaient eu des relations sexuelles non consenties avec des mineures mais on fermait les yeux, considérant que ce n’était pas à nous de régler le problème.

Pendant ma semaine de stage en entreprise, en classe de troisième, il m’a demandé une fellation dans le local de balles, au sous-sol du club, où nous étions enfermés. Le barman est descendu à ce moment-là et, n’ayant pas réussi à ouvrir la porte, il a demandé s’il y avait quelqu’un. Andrew Geddes m’a mis la main sur la bouche. Le barman est remonté, suivi, quinze minutes plus tard, par mon entraîneur et par moi, les yeux rougis, cinq minutes après. Le barman ne m’a posé aucune question, alors que nous étions seulement trois au club. Il est inconcevable qu’un adulte ne prenne pas la responsabilité d’alerter le président du club, la ligue et même le procureur de la République ! On préférait alors fermer les yeux, mais les enfants ne peuvent pas se sauver seuls. Je me disais que les gens fermaient les yeux parce que, peut-être, de telles situations étaient considérées comme normales. Mais qui pose la norme et les valeurs, sinon les adultes ?

D’autres choses auraient dû être prises en compte et signalées. Un entraîneur n’insulte pas ses élèves. Or, il le faisait chaque jour. Il disait à un gamin de 10 ans : « T’es qu’un pédé, une tapette, tu vas pas t’en sortir… » ; « J’ai une bite tellement longue qu’on pourrait m’en faire une écharpe… ». Tel était notre quotidien. Imaginez qu’il en soit de même dans d’autres milieux ! La tolérance est bien plus grande pour le milieu sportif alors qu’il ne devrait pas en être ainsi. On ne saurait admettre nulle part l’insulte et l’humiliation d’un enfant ! Un vaste travail d’éducation doit être entrepris partout, à destination des jeunes et des adultes. De surcroît, de telles pratiques sont contre-productives et n’ont jamais rendu quiconque plus performant.

Une autre fois, il a rasé un élève de 14 ans dans le club-house sans que personne ne dise quoi que ce soit. Il m’a aussi fait boire de l’alcool. Je pense avoir été détruite par ce genre de comportement plus encore que par les violences sexuelles. Il a brouillé mes valeurs en me faisant tricher, ce qui me rendait folle. Si je refusais, il m’abandonnait sur le terrain, au fin fond des Yvelines. Je l’attendais sur un parking, la nuit, où il revenait trente minutes plus tard. La fois suivante, si la balle était sur la ligne et qu’il me regardait méchamment, je disais qu’elle était dehors. J’ai mis des années à me racheter auprès des autres joueuses. Cela a aussi contribué à ma solitude. Certaines d’entre elles ne voulaient d’ailleurs plus me parler faute d’un bon comportement sur le court, où je m’énervais beaucoup. De tels signes et symptômes, nombreux, n’ont jamais alerté la fédération, les entraîneurs ou les présidents. Je surinvestissais l’école, j’étais totalement esseulée, je pleurais sans arrêt sur le court !

Aujourd’hui, je ne joue plus au tennis. Lorsque je parviendrai à revenir une heure sur un court en m’amusant, sans penser à cette période, j’aurai beaucoup progressé. Je joue en revanche au paddle-tennis. Le petit terrain en moquette, sous vitre, me rappelle un peu le tennis mais comme je n’y ai pas de mauvais souvenirs, le passé ne ressurgit pas. Selon l’expert psychiatre, je souffre de séquelles à hauteur de 35 %, c’est-à-dire que 35% de ma vie est dictée par ce qui m’est arrivé, ce qui correspond à huit heures par jour.

J’ai souffert d’insomnie, je continue à faire beaucoup de cauchemars, je suis hyper-vigilante, ne dormant que d’un œil. J’entends mon fils lorsqu’il se retourne dans son lit, dans la chambre d’à-côté. J’ai toujours besoin de savoir où se trouve une éventuelle issue par où je pourrais m’échapper. J’ai des troubles de l’alimentations mais ça va mieux.

J’ai également des problèmes dans ma vie sexuelle. Je ne supporte pas la pénétration et ne prends pas d’initiative, craignant de contraindre mes partenaires, alors qu’elles sont consentantes. Je n’ai jamais eu de relations sexuelles avec un homme. J’ignore si c’est en raison des viols que j’ai subis ou si j’aurais été homosexuelle – selon le psychiatre, cela n’aurait pas été le cas puisque j’ai eu des petits copains. Sans doute aurais-je été bisexuelle car c’est une personne, avant tout, que je peux aimer. Jusqu’à il y a peu, j’avais peur des hommes. Je ne crains pas de parler devant vous mais si je suis seule dans un ascenseur avec un homme, je ne suis pas très à l’aise.

Je ne supporte pas l’abandon. Là encore, jusqu’à il y a peu, je ne pouvais pas rester seule ou avec mon fils, chez moi. Depuis que je vois un psychiatre, la situation s’améliore.

Dans mes rêves, il me pourchasse et je ne parviens pas à m’enfuir, comme si j’étais dans un escalator qui reculerait. Il finit par me rattraper mais je lui fais face et je le tue, ou je me demande où se trouve ma sœur, qui a disparu. Je craignais pour elle, car il l’entraînait également. Inconsciemment, si je suis restée dans la position de la victime si longtemps c’est aussi parce que je ne voulais pas qu’elle en soit une à son tour. J’aurais aimé qu’elle me comprenne mais cela a été trop dur et elle a préféré s’éloigner. La semaine dernière, elle m’a dit qu’elle avait perdu sa sœur à 10 ans. C’est très dur car nous avions une belle relation complice. À 12 ans, je n’ai plus parlé à personne, je suis resté cloîtrée dans ma chambre. Je devais écrire à cet homme un texto chaque soir et chaque matin !  J’étais dans une situation de possession mentale sans un centimètre de liberté. Ma sœur a beaucoup souffert de cette situation, croyant que je l’avais abandonnée. J’ai quitté le domicile familial à 16 ans notamment pour fuir le lieu où tout cela s’était passé ; j’ai essayé d’avancer mais, en voulant la protéger, je l’ai en quelque sorte abandonnée, ce qu’elle a très mal vécu.

Une fois, alors que ma sœur et moi étions chez lui, il m’a dit : « Tu viens ? On va chercher un McDo. » Moi, je ne voulais pas y aller car je savais ce qui allait se passer. Alors il a dit, en regardant ma petite sœur : « Steph, tu viens avec moi ? ». J’ai eu tellement peur en voyant son regard que je me suis écriée : « Non, j’y vais. » Ce jour-là, il m’a demandé une fellation. D’une certaine façon, je me suis sacrifiée pour ma sœur.

Elle me dit que sa dette envers moi est trop énorme et qu’elle n’arrive à passer au-delà. Nous ne parvenons pas à conserver des relations, alors qu’elle est prof d’EPS et fait du tennis comme moi. Nous pourrions être tellement proches… Tout cela nous a complètement séparées.

Je suis partie vivre dans le Sud-Ouest car je ne supportais plus l’Île-de-France : il y avait trop de gens que j’avais connus à ce moment-là, trop de lieux que j’avais fréquentés et, avant que je dépose plainte, je continuais à le croiser régulièrement, même si, à chaque fois, il baissait les yeux – il a toujours eu peur de moi après cela, ce qui n’était pas le cas avec les autres. C’était encore le cas en cour d’assises, pendant le procès : il avait vraiment peur de moi, mais pas des autres. Je pense que c’était lié à l’âge que j’avais au moment où cela s’est passé. Son avocat lui-même a dit : « Ce n’est pas défendable : elle avait 12 ans, elle ne demandait pas ça. Elle était comme un petit garçon. » Je portais la casquette à l’envers ; je n’étais pas du tout féminine.

Je ne lui en veux plus aujourd’hui. C’est déjà un énorme pas. J’espère seulement que toutes les années qu’il passera en prison lui permettront de prendre conscience de ce qu’il a fait. Je sais que dix-huit années de prison, c’est une peine très sévère, et que nous avons eu de la chance d’obtenir cette condamnation, car il est vraiment rare que des personnes mineures au moment des faits soient reconnues comme victimes, mais je continue à avoir peur, car juste avant le verdict, il a dit : « De toute façon, je sais que je vais retourner en prison, et pour longtemps. Quand je sortirai, je partirai en Australie et j’entraînerai là-bas ». Autrement dit, entre 2014 et 2020, il n’avait toujours pas pris de recul…

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Après ce témoignage d’une telle sincérité, je laisse la parole à Mme la rapporteure.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je m’associe entièrement à Mme la présidente pour saluer le courage dont vous avez fait preuve durant ce témoignage – et j’imagine ce que vous avez dû vivre aussi au moment du procès. Merci beaucoup.

L’objectif de cette commission d’enquête est de déterminer les dysfonctionnements ou les défaillances au sein des fédérations, notamment en matière de violences sexistes et sexuelles (VSS), mais il peut s’agir d’autres faits de violence, comme ceux que vous avez mentionnés : des paroles, des violences physiques ou des discriminations. Dans tous les témoignages de victimes que nous avons entendus depuis le début de nos travaux, nous avons retrouvé un schéma assez similaire : le jeune est isolé, il ne voit que son entraîneur, avec lequel il entretient une relation très poussée. Par ailleurs, une responsabilité pèse très tôt sur les jeunes sportifs, vis-à-vis de leur famille, de leur entraîneur et de leur club : ils doivent accomplir des performances. Même si l’omerta a été un peu levée, on a le sentiment que la situation perdure au sein des clubs et des fédérations. D’ailleurs, plusieurs personnes appartenant à l’écosystème – sportifs, dirigeants ou entraîneurs – nous ont dit qu’elles avaient peur de témoigner ou même de parler car elles risquaient d’être mises à l’écart et sanctionnées, par exemple en se voyant interdire de participer à des compétitions.

La Fédération française de tennis (FFT) s’est constituée partie civile dans le cadre du procès contre votre ancien entraîneur. Le premier dysfonctionnement concerne votre ancien club, où régnait l’omerta, comme vous l’avez dit à demi-mot : de nombreuses personnes semblaient avoir des soupçons, ou en tout cas savoir que l’entraîneur avait un comportement inapproprié, mais les bonnes performances du club pourraient avoir poussé certains à fermer les yeux. Est-ce que vous nous le confirmez ?

Mme Angélique Cauchy. Oui. Au cours du procès, l’enquêtrice a révélé qu’une seule femme était allée voir le président du club pour lui dire que cet entraîneur avait un comportement inapproprié avec les jeunes : violences verbales et physiques, attitude ambiguë envers certaines joueuses. Le président lui avait répondu : « Oui, mais il nous ramène des titres. » Cela me rappelle ce qu’a dit Mme Oudéa-Castéra lors du colloque sur « L’enfant face aux violences dans le sport » : aucune médaille ne vaut un tel sacrifice.

S’il peut arriver que de très bons entraîneurs soient des pédocriminels, en l’occurrence, ce n’était pas un bon entraîneur. Il s’occupait des meilleurs joueurs, donc il était logique qu’il remporte des titres. En revanche, il y consacrait énormément de temps, ce qui est très important pour un jeune sportif, compte tenu de l’engagement que cela suppose pour les familles, y compris sur le plan financier. Un entraîneur qui est disponible le soir et les week-ends, qui ne compte pas ses heures, qui assure des entraînements « gratuitement », forcément, cela aide à obtenir des résultats, mais non, ce n’était pas un bon entraîneur. Les gens disaient que c’était sa méthode, qu’il était dur mais poussait les jeunes à faire du mieux possible. Or on peut aider les jeunes à tirer le meilleur d’eux-mêmes sans pour autant les forcer à faire des choses qu’ils ne sont pas prêts à accepter.

Il est vrai qu’il est parfois difficile de tracer la frontière. C’est pour cela que les éducateurs et entraîneurs doivent être formés. Désormais, leur cursus comprend des unités d’enseignement consacrées à ces questions. Il me semble que c’est la base : avant d’être un entraîneur de tennis, on est un éducateur, ce qui suppose de savoir quelles valeurs on doit respecter et de connaître la psychologie de l’enfant et les méthodes pédagogiques adaptées. Cela me paraît beaucoup plus important que de savoir comment on fait un coup droit. Quand on laisse son enfant dans un club de tennis, ou tout autre club sportif, la première des choses que l’on attend, c’est que son intégrité physique et morale soit garantie, comme à l’école. Si ce n’est pas le cas, je préfère que mon enfant reste nul au tennis mais qu’il ne lui arrive jamais rien…

Depuis notre affaire, la Fédération française de tennis fait beaucoup dans ce domaine. Elle est partenaire de notre association. Nous faisons de la sensibilisation auprès des présidents de ligue et des comités départementaux, des équipes techniques régionales et des entraîneurs. Dans les tournois nationaux pour les jeunes, je sensibilise à ce qui est interdit, à ce qu’est une relation saine.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je me permets de vous interrompre pour préciser que vous avez créé, en collaboration avec d’autres victimes de votre bourreau, l’association Rebond, qui œuvre à prévenir tout type de violences auprès de mineurs. Où est-elle domiciliée ? Comment est-elle organisée sur le terrain ? J’imagine que vous avez des bénévoles, mais peut-être employez-vous aussi des salariés ? Il serait intéressant que vous nous la présentiez.

Mme Angélique Cauchy. Nous n’avons pas assez de subventions pour avoir des salariés, justement !

Notre objectif est le même que celui de l’association Colosse aux pieds d’argile, sauf que nous n’en sommes qu’au début. Il y a un volet de prévention et de sensibilisation auprès des dirigeants, des entraîneurs, des parents et des enfants, dans toutes les strates de la Fédération, du CNE – le Centre national d’entraînement – jusqu’aux tout petits clubs dans les campagnes. Nous apportons également de l’aide aux victimes. Plusieurs personnes membres de notre association ont été médiatisées l’an dernier. Nous les accompagnons dans le long chemin que représente la procédure – car, quand on s’y engage, on n’a pas du tout idée de ce que cela va représenter, sur différents plans. Par exemple, je ne pensais pas que notre affaire serait médiatisée ; au début, je n’y étais pas du tout prête. Je venais également d’acheter un appartement et je ne m’attendais pas à devoir payer 600 euros de frais d’avocat chaque mois. Heureusement, la Fédération française de tennis nous a accordé des subventions, ce qui nous a aidées à régler les honoraires. Au total, j’en ai eu pour 60 000 euros, alors que je gagnais 1 800 euros par mois en tant que prof.

Toutes les fédérations ne se portent pas partie civile. Notre affaire était d’ailleurs la première pour laquelle la Fédération française de tennis le faisait. Je parle très régulièrement avec la déléguée juridique de la fédération, dans le cadre des actions judiciaires dans lesquelles j’interviens. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas faire machine arrière : la fédération doit désormais se porter systématiquement partie civile. Il est vrai que cela coûte cher, car cela suppose de prendre un avocat. La FFT a donc décidé de faire appel à un assureur : moyennant une légère augmentation du prix de la licence – de l’ordre de 2 euros, je crois –, les frais d’avocat des victimes sont pris en charge à hauteur de 20 000 euros. Toutefois, il faut que la personne ait été licenciée au moment des faits, qu’elle le soit toujours lors du dépôt de plainte et que celui-ci intervienne dans les cinq ans. C’est mieux que rien, même si, en général, les victimes parlent beaucoup plus longtemps après. Quoi qu’il en soit, l’assurance constitue une avancée formidable. J’espère que la fédération pourra porter à dix ans après les faits le délai de prise en charge. Selima Sfar, qui a désormais 46 ans, a parlé seulement la semaine dernière de ce qui lui était arrivé.

Cela m’amène à la question de la prescription. Certes, le délai a été allongé, et il était vraiment essentiel de le faire, à mon sens, mais dans certains pays il n’y a pas de prescription pour les crimes de violences sexuelles sur mineurs. C’est le cas au Luxembourg, au Danemark, aux Pays-Bas et en Suisse. Les répercussions de telles violences se font sentir pendant toute une vie. Certains en sont victimes à l’âge de 10 ans puis oublient pendant trente ou quarante ans, du fait d’une amnésie traumatique. D’autres s’enferment dans le déni, persistant à se dire que ce n’était pas du viol. D’autres encore savent que c’en était mais préfèrent ne pas en parler parce qu’il y a trop d’enjeux. La prise de parole suppose donc forcément un délai qui, à mon avis, est bien plus long que celui qui est prévu pour la prescription.

En France, seul le crime contre l’humanité ne connaît pas la prescription. Prévoir la même chose pour les violences sexuelles sur mineurs, ce serait envoyer un beau message aux victimes et reviendrait à faire peser au-dessus de la tête des coupables une épée de Damoclès qui ne disparaîtra jamais.

Dans notre affaire, certains faits étaient prescrits. Si Astrid ne s’était pas manifestée quatre jours avant l’expiration du délai, cela aurait été le cas pour elle aussi. Peut-être, alors, qu’aucune d’entre nous n’aurait parlé et que tout cela ne se serait jamais su.

En ce qui concerne l’après, j’ai conscience qu’à partir du moment où une personne a purgé sa peine, il est logique qu’elle retrouve sa liberté. C’est tout l’enjeu de la justice. Toutefois, dans certains pays, comme l’Australie, il est possible d’inscrire sur le passeport d’une personne qu’il s’agit d’un criminel prédateur d’enfants. Un autre pays peut alors refuser de la recevoir. Il est même possible d’interdire à ces personnes de quitter le territoire, pour protéger les enfants du monde entier. Je sais que de telles règles posent question. Moi-même, je me demande s’il faut en arriver là, mais cela ne serait-il pas une protection supplémentaire pour les enfants, alors que, par ailleurs, 37 % des prédateurs sexuels de mineurs commettent de nouveau une infraction après avoir purgé leur peine ? Ce chiffre, révélé par une commission de l’Assemblée nationale, ne concerne que les cas dans lesquels les nouvelles victimes ont parlé ; combien ne l’ont pas fait ? Dans notre affaire, nous étions quatre parties civiles, mais il y avait sans doute plus de vingt victimes : quatre ou cinq personnes ont témoigné tout en refusant de porter plainte, alors qu’elles avaient subi des viols ; pour d’autres, il y avait prescription ; certaines avaient réussi à échapper à l’agresseur ; enfin, plusieurs victimes potentielles n’ont pas été retrouvées par les enquêteurs. Nous avons obtenu justice pour toutes ces personnes aussi.

Pour en revenir à l’association, nous avons pour principal partenaire la Fédération française de tennis. J’aimerais obtenir l’agrément de l’éducation nationale pour pouvoir mener des sensibilisations dans les collèges et les lycées, comme le fait Colosse aux pieds d’argile. Certes, nous le faisons déjà, mais cela n’a rien d’automatique et il n’est pas possible de demander que notre association intervienne dans le cadre d’un parcours de formation.

Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous avez dit que les agissements de l’entraîneur avaient été rapportés au président du club. Or celui-ci n’est pas intervenu ; il n’a fait aucun signalement à l’échelon supérieur. A-t-il été inquiété par la justice ?

Mme Angélique Cauchy. Il est décédé avant notre dépôt de plainte. On ne saura donc jamais ce qui se serait passé.

Plusieurs personnes ont été très mal à l’aise lorsqu’elles ont été appelées à la barre et qu’on leur a demandé pourquoi elles n’avaient rien dit alors qu’elles savaient des choses. L’une d’entre elles, notamment, une prof d’EPS, avait 27 ans au moment d’un déplacement pour un tournoi par équipes, à l’époque où Astrid et Mathilde se faisaient agresser. Il avait demandé à dormir dans la même chambre qu’Astrid, et Mathilde devait dormir avec un autre accompagnant, un adulte de 45 ans. Outre cet homme et cette femme de 27 ans, il y avait d’autres adultes dans l’équipe, mais personne n’a rien dit.

Personne d’autre que lui n’a été inquiété par la justice dans notre affaire. Il y avait pourtant eu beaucoup de manquements. Comment peut-on permettre à des jeunes de 14 ou 15 ans de dormir avec l’entraîneur au motif que celui-ci l’a demandé ? En tant qu’enseignante, si je me trouvais dans une telle situation, ce ne serait pas possible. Je trouve cela fou qu’à l’époque personne n’ait réagi… C’est dû à l’emprise qu’il avait, pas seulement sur nous, mais sur le club tout entier : les gens avaient peur de lui car c’était quelqu’un de violent. Il avait assis son autorité sur tout le monde. Il était omnipotent dans le club, il décidait de tout et on lui passait tout. C’était un terrain favorable pour les violences que nous avons subies.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Plus de 60 % des signalements à travers la cellule Signal-sports, créé par le ministère, concernent des éducateurs sportifs bénévoles ou professionnels. Ce matin, Mme Meriem Salmi, psychologue du sport, que nous auditionnions, a souligné, comme vous, la nécessité de ne pas laisser des mineurs seuls avec leur entraîneur, car ils sont particulièrement vulnérables du fait de leur âge et de la relation particulière qu’ils entretiennent avec lui. Une véritable prise de conscience a-t-elle émergé au sein de la Fédération française de tennis ? À votre connaissance, les éducateurs et entraîneurs sont-ils davantage contrôlés ? Selon vous, le dispositif de contrôle de l’honorabilité des éducateurs sportifs fonctionne-il ?

Mme Angélique Cauchy. À mon époque, par exemple, la carte professionnelle n’était jamais affichée dans les clubs. On ne demandait même pas vraiment leurs diplômes aux entraîneurs. Quand l’un d’entre eux changeait de club, notamment, on ne les lui redemandait pas. Ainsi, le mien avait menti : il avait dit qu’il avait le brevet d’État d’éducateur sportif deuxième degré (BE2), alors qu’il avait juste celui de premier degré. Certes, le BE1 lui permettait d’entraîner, mais le BE2 donne accès à certains postes qui n’auraient pas dû lui être ouverts, comme celui de directeur sportif dans un gros club.

Désormais, la Fédération française de tennis fait beaucoup plus de contrôles. Moi-même, j’ai reçu un mail m’informant que je devais mettre à jour ma carte professionnelle… La FFT demande que cette carte soit affichée et contrôlée. Il existe également des partages d’informations entre le ministère de la justice et celui des sports, ce qui n’était pas le cas à mon époque. C’est une très bonne chose. Contrairement à ce qui se passait avant, la FFT demande aussi que, lors des déplacements – qui sont très fréquents au tennis, car on joue beaucoup de tournois –, un entraîneur ne dorme pas avec son joueur ou sa joueuse. Je ne sais pas si, dans les faits, la consigne est toujours respectée, car cela représente un coût : il faut prendre deux chambres au lieu d’une.

Pour ma part, je trouve qu’il n’y a pas encore assez de femmes entraîneurs. J’en parle souvent avec la fédération. Cela ne veut pas dire que des femmes ne peuvent pas être des prédateurs sexuels – c’est déjà arrivé –, mais, selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), 98 % sont des hommes. Je préférerais que l’on mette en place des pôles d’entraînement composés de deux entraîneurs et quatre joueurs : au-delà des « dérapages » potentiels, c’est une bonne chose d’avoir deux entraîneurs. Personne ne sait tout. Même un très bon entraîneur ne peut pas tout apporter. En EPS, j’aime bien travailler avec ma collègue : étant très différente de moi, elle apporte d’autres choses à mes élèves. Au-delà des valeurs communes, proposer aux jeunes deux cadres, deux façons de penser, cela les enrichit.

Organiser des entraînements par petits groupes favoriserait aussi l’émulation entre jeunes du même âge. Quand on a 12 ans et qu’on cesse tout d’un coup de fréquenter d’autres enfants de son âge, c’est problématique pour la construction de la personnalité. Avant d’être un joueur de tennis ou de foot, on reste un jeune, et il est plus important de se construire avec les autres que de le faire uniquement autour de son sport. D’une part, on n’est jamais sûr de devenir sportif de haut niveau. D’autre part, même quand on le devient, il y a un après. Or on connaît le nombre important de dépressions chez les sportifs de haut niveau quand tout s’arrête brutalement : ils ont l’impression de perdre leur vie parce que le sport était leur unique repère.

Les jeunes sportifs doivent garder le plus longtemps possible des repères classiques. S’ils peuvent rester à l’école et dans leur famille, c’est mieux. Tout le monde n’est pas d’accord avec moi, même au sein de la Fédération française de tennis, mais, pour ma part, je préfère que les enfants s’entraînent près de chez eux le plus longtemps possible, plutôt qu’ils partent à 12 ans au pôle France de Poitiers. Il vaut mieux qu’ils soient entraînés dans leur région jusqu’à 16 ans.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Qu’en est-il du contrôle de l’honorabilité des éducateurs ?

Mme Angélique Cauchy. La FFT est en train de mettre en place un référent dans chaque comité départemental : c’est une sorte de personne ressource que l’on peut aller voir en cas de suspicion. Ils n’ont pas tous été formés. Il faudrait aussi que, dans chaque club, une personne soit sensibilisée et formée à la prise en charge des violences, connue de tous – adhérents, parents, jeunes et éducateurs – comme étant chargée de faire remonter les problèmes à Signal-sports et d’être en liaison avec différentes associations.

En matière de contrôle d’honorabilité, je ne sais pas exactement où en est la FFT, si ce n’est que, maintenant, le contrôle des cartes professionnelles est plus systématique. J’avais demandé à Fabienne Bourdais si l’on avait un moyen de savoir si un entraîneur étranger avait été condamné dans son pays. Elle m’avait répondu que c’était très difficile. En France, il n’est déjà pas si simple d’établir un lien entre les différents fichiers, de manière à savoir si une personne condamnée pour violences continue à enseigner. Certains pays ne donnent pas d’informations. D’autres sont très en retard et ne rassemblent pas ce genre de données. En plus, dans le monde du sport, on bouge beaucoup, y compris les entraîneurs : il y a beaucoup de Canadiens, de Belges, de Suisses et de Luxembourgeois. Si une personne quitte son pays pour recommencer ailleurs sans qu’on en ait de trace, cela pose problème.

M. Jérôme Guedj (SOC). Je ne reviendrai pas sur votre témoignage et son intensité, même si, de fait, il appelle aussi beaucoup de questions. Ainsi, et au-delà du cas du milieu sportif, le moment où une personne qui a été victime d’abus sexuels quand elle était mineure décide de prendre la parole est toujours décisif.

Avec Rebond, vous faites de la sensibilisation, de la prévention et de l’information. Quels messages arrivez-vous à faire passer ? Pour prendre un exemple précis, la règle selon laquelle un adulte ne peut pas être seul avec un jeune est-elle clairement défendue et transmise par la FFT ? La même question se pose s’agissant de l’aide à la libération de la parole : dans les écoles de tennis et dans les clubs, est-ce que l’on dit aux enfants que de telles choses peuvent arriver avec leurs entraîneurs ou avec les bénévoles, qu’il est normal de les signaler et même qu’ils doivent le faire ?

Au-delà des formations que vous assurez, quels sont les supports permettant de systématiser la démarche, de faire comprendre, dans le milieu du sport, qu’il faut parler quand il se passe quelque chose, à l’image de ce qui existe dans d’autres milieux où des adultes sont au contact des enfants ? Existe-t-il un livret ? Un document est-il fourni avec la licence ? Y a-t-il une newsletter ? Ces messages sont-ils assumés, ou bien préfère-t-on ne pas parler de cela par refus de montrer que certaines choses ne vont pas ?

Mme Angélique Cauchy. La Fédération française de tennis a développé une plateforme de formation en ligne, qui s’appelle Lift – L’Institut de formation du tennis. On y trouve un module consacré aux violences sexuelles, où il est expliqué, par exemple, qu’il ne faut pas se trouver seul avec un jeune dans une voiture. Mais il n’y a pas encore assez de connaissances sur le sujet, à tous les niveaux. Il suffit d’aller dans n’importe quel club de France pour s’apercevoir qu’il n’est pas évident pour tout le monde que le fait de se trouver seul avec un jeune pose problème. Les terrains de tennis couverts se trouvent souvent sous des bulles : si les parents ne viennent pas sur le terrain, personne ne voit ce qui s’y passe. C’est un milieu où l’on est facilement isolé. Certes, cela demande un budget énorme, mais il faut aussi, à long terme, rendre les infrastructures plus visibles, même si les violences ne se produisent pas seulement sur les lieux d’entraînement – il y a beaucoup d’autres possibilités.

J’ai l’impression que les gens continuent à percevoir le milieu sportif comme un monde différent, où l’on pourrait se permettre plus de choses au motif que l’on attend une performance. Or la musique aussi suppose une performance. La notion de dépassement physique conduit à accepter les violences physiques et certains comportements que l’on observe plus souvent dans le sport qu’ailleurs.

Il y a encore beaucoup de travail à faire, dans les fédérations, pour que tout le monde, des bénévoles aux parents, prenne conscience, par exemple, du fait qu’il n’est pas plus acceptable dans le milieu sportif qu’à l’école de parler mal à un enfant. Souvent, dans les formations, je propose aux parents un parallèle. Si on dit à leur enfant : « Tu es nul, tu n’avances pas, tu cours à deux à l’heure », beaucoup d’entre eux cautionnent ces propos, d’une certaine façon. En revanche, si on lui dit, en cours de maths : « Tu réfléchis à deux à l’heure, tu ne sais pas additionner, tu es vraiment un naze », les parents s’offusquent. Or, pour l’enfant, c’est exactement la même chose. Il faut que les mentalités changent. Cela passe par de nombreux exemples. Les témoignages sont également importants : ils permettent aux gens de prendre conscience du fait que de telles choses peuvent arriver à tout le monde. Nous, par exemple, nous n’étions pas complètement abandonnées par nos familles. Souvent, on entend dire : « Cela ne pourrait pas m’arriver à moi ». Or personne n’est à l’abri, quels que soient le milieu socioprofessionnel, l’âge ou le sexe.

Quand je fais cours, je prends une nouvelle classe toutes les deux heures. Chaque fois, je me dis que j’ai devant moi au moins trois élèves ayant vécu des violences sexuelles. Les enseignants le savent très peu, car à ce moment de leur vie les enfants n’en ont pas encore parlé, mais les chiffres sont là : comme l’a rappelé Amélie Oudéa-Castéra, un enfant sur sept subit des violences sexuelles dans le milieu sportif avant sa majorité. Cela n’arrive pas une fois sur 10 000, ce qui serait déjà trop : dans chaque groupe de tennis, il y a un enfant qui, avant ses 18 ans, aura subi des violences sexuelles.

Mme Claudia Rouaux (SOC). Je vous remercie à mon tour pour votre témoignage. Même pour nous, vous entendre a été éprouvant.

Des passerelles existent-elles entre l’éducation nationale et les clubs sportifs ? Les enseignants d’EPS, notamment, pourraient dispenser aux enfants une forme d’instruction destinée à les protéger, par exemple en leur disant qu’ils ne doivent pas accepter qu’on les insulte. Certes, nous le faisons le plus souvent avec nos propres enfants ou petits-enfants, mais certaines familles ne sont pas forcément au fait de ces choses. Vous avez raison : on ne doit pas dire à un enfant qu’il est nul, car il finira par se le dire à lui-même. Il est toujours possible d’être positif à l’égard d’un enfant : on peut lui dire qu’il est moins bon qu’un autre, ou encore qu’il a d’autres qualités.

Avant de recruter un enseignant, on est obligé de consulter le fichier des auteurs d’infractions sexuelles. Toutefois, l’ensemble du personnel travaillant dans les lycées n’est pas soumis à cette règle ; je le sais car je suis conseillère régionale. Une personne ayant commis un viol peut donc travailler au contact d’enfants, ce qui est un vrai problème. En tant que législateur, nous devrons sans doute nous pencher un jour sur cette question. Quoi qu’il en soit, est-il possible pour la fédération, quand on recrute un entraîneur, de mener une enquête pour savoir s’il a déjà commis des agressions ?

Mme Angélique Cauchy. Votre remarque me rappelle un épisode durant l’instruction. Pour sortir de détention préventive, mon ancien entraîneur devait justifier d’un travail qui ne soit pas au contact de jeunes en milieu éducatif. Or il avait trouvé un emploi dans une auto-école… Avant que je fasse observer que cela posait problème, car il verrait nécessairement des mineurs, cela n’avait paru choquer personne. Cela montre la tendance que nous avons encore à cloisonner les domaines. En dehors du sport, de très nombreux milieux permettent de croiser des jeunes : c’est le cas dans les écoles, y compris les unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis), ou encore à l’hôpital. Vous avez raison : il faudrait légiférer.

Créer des passerelles, c’est justement ce que je souhaiterais proposer à M. Attal et à Mme Oudéa-Castéra – c’est la rentrée, ils sont justement ensemble, à Orthez, pour parler d’EPS… Je voudrais, notamment, que l’on forme tous les enseignants d’EPS à la prévention des violences à l’occasion des réunions de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), qui ont lieu au début de chaque année scolaire. Ils pourraient ensuite, au sein de leur établissement, former les élèves, en commençant par ceux qui sont affiliés à l’UNSS – qui est d’ailleurs la plus grosse fédération sportive du pays –, puis étendre la démarche à tous les enseignants et à l’ensemble du personnel. Vous avez raison : une personne travaillant à la cantine ou un agent d’entretien évoluent avec des jeunes tous les jours. C’est pour cette raison que je ne m’arrête pas à la communauté éducative. D’ailleurs, non seulement ces personnes sont en contact avec des jeunes, mais elles sont aussi des parents, des grands-parents ou des oncles, et c’est une parole qui doit être diffusée dans toute la société. Comme vous l’avez dit, nous, nous en parlons à nos enfants et petits-enfants, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a de nombreux milieux où l’on ne parle pas du tout de ces choses-là. Il est question des fédérations sportives, mais la famille est le principal lieu où sont commises les violences sexuelles. L’école sert aussi à sensibiliser. Il faudrait donc, effectivement, établir plus de passerelles.

Cela suppose d’avoir des formateurs. Si j’ai l’occasion de voir prochainement les deux ministres, je me proposerai : je suis professeure d’EPS dans un collège, mais si l’on me demandait d’effectuer une autre mission au sein de l’éducation nationale en rapport avec cette question, j’accepterais avec entrain.

Je souhaiterais qu’il y ait un référent dans chaque établissement : cette personne, formée, serait chargée de relayer les cas, un peu comme on l’a fait avec le programme de lutte contre le harcèlement à l’école (Phare). Il s’agirait de traiter des violences sexuelles au sens large, et même des violences tout court, car les élèves peuvent aussi subir des violences physiques ou verbales.

C’est ce qui s’est produit dans mon collège. L’an dernier, j’étais professeure principale d’une classe de 4e. Un groupe d’élèves, dans lequel il y avait plein de garçons, est venu me voir. Ils voulaient me dire qu’ils arrêtaient la section foot. Cela m’a étonnée, car ils venaient à chacune de mes séances de foot, le midi, dans le cadre de l’UNSS, et je les voyais tout le temps jouer sur les terrains municipaux quand il n’y avait pas école – car j’habite dans la ville où j’enseigne –, et ils faisaient des tournois. Je leur ai donc demandé pourquoi. « Parce que l’entraîneur nous parle mal » – c’était l’entraîneur du club de la ville qui assurait les cours de la section sportive, pas le prof d’EPS. Il leur lançait sans arrêt des phrases dans ce genre : « Vous êtes des petites tafioles. Vous allez vous prendre une branlée ce week-end » – c’est-à-dire des remarques homophobes et sexistes et des insultes. Mon chef d’établissement, quand je lui en ai parlé, m’a dit : « Ah ? Tu es sûre ? Cela m’étonne, parce que, quand même, c’est quelqu’un de bien. » Peut-être du fait de mon passé, j’ai considéré que s’il disait ce genre de choses, ce n’était pas quelqu’un de bien. Et puis, pourquoi des enfants viendraient-ils me raconter cela ? C’est tellement difficile de parler quand on est jeune, si en plus, les rares fois où ils arrivent à prendre la parole, on leur dit que ce n’est pas possible, que l’entraîneur est quelqu’un de bien, on ne peut pas s’en sortir. J’ai demandé que l’on organise une réunion avec ce fameux entraîneur. Celui-ci a d’ailleurs quitté son club. Cela dit, il exerce dans la ville d’à côté, donc cela ne change strictement rien, si ce n’est que mes anciens élèves de 4e vivent dans leur section sportive plus sereinement…

On se dit que les enseignants réfléchissent un peu, ne serait-ce que parce qu’ils ont fait un master. Or, quand j’ai évoqué le problème en salle des profs, une enseignante de français a commenté : « Oh, mais c’est comme ça, c’est le sport. » Je lui ai répondu : « Oui, c’est sûr, toi, je t’entends hyper souvent, dans ta salle, dire : “Tu as fait cinq fautes de français, tu es vraiment une brêle !” » Comme elle me regardait un peu interloqué, je lui ai fait observer que c’était exactement la même chose. Les gens ne transposent pas du tout dans d’autres domaines ce qui se passe dans le milieu sportif.

C’est là où l’EPS a un rôle très important à jouer. Certes, nous avons toujours une position un peu bancale dans l’éducation nationale – en salle des profs, nous ne sommes pas pris pour de vrais enseignants… En tout cas, nous devons arriver à faire le lien entre l’école et le milieu sportif. Bien sûr, l’EPS appartient vraiment au champ de l’école, mais nous intervenons dans un domaine où, selon l’image qu’en ont les gens, on peut avoir des comportements qui ne seraient pas tolérés dans d’autres disciplines. Nous avons aussi la chance d’être la seule matière où les élèves ne sont pas assis et dans un univers clos. C’est d’ailleurs ce qui explique que mes collègues, en réalité, ne connaissent pas les élèves. On le voit clairement en conseil de classe : ils ne savent pas qui se fait harceler, qui vit mal l’échec, qui a des problèmes à la maison. Ils les ont en face d’eux, assis, par groupes de trente. Il faut dire qu’il est déjà compliqué de faire cours à trente personnes en même temps, sachant qu’il y a des dyslexiques, des autistes, des élèves intellectuellement précoces, etc. L’école inclusive, c’est génial, mais il faudrait vraiment que nous ayons les moyens… Mais c’est un autre sujet. Quoi qu’il en soit, en tant que profs d’EPS, nous voyons les élèves bouger, nous observons leurs interactions et ils viennent plus facilement nous parler. Nous avons souvent une relation un peu différente avec eux. Il faut donc vraiment faire en sorte qu’un prof d’EPS soit le référent dans l’établissement pour les questions de violences, qu’il montre aux élèves que la norme n’est pas de se faire insulter et qu’il assure une formation.

Je dis toujours à mes élèves : « Personne ne doit jamais essayer de briser vos rêves, de vous dire que ce n’est pas possible, que vous êtes mauvais, que vous ne pouvez pas y arriver. » Pour moi, la bienveillance devrait être la première qualité d’un enseignant. Ce n’est pas toujours le cas. Avant d’apprendre une matière, l’élève doit se construire en tant que futur citoyen. Or comment pourrait-il le faire s’il ne sait pas se comporter avec son voisin ? De la même manière qu’on lui parle mal, il parle mal à ses camarades. Le fait est que les élèves ne se parlent pas souvent très bien entre eux – mais la question est de savoir pourquoi : il faut trouver l’origine du problème.

Comme je le disais, il faudrait que des enseignants d’EPS soient formés pendant les créneaux de l’UNSS, en début d’année. Ensuite, ils en feraient profiter l’ensemble de la communauté éducative et du personnel de l’établissement. Le nombre d’élèves est énorme. Comme nous sommes à un an des Jeux olympiques, j’avais pensé commencer par les établissements labellisés « Génération 2024 ». Leurs élèves sont en section sportive, ils bénéficient d’horaires aménagés et ont donc plus de sport dans leur emploi du temps que la moyenne : il me paraît absolument indispensable qu’ils aient accès à cette formation.

Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je vous remercie du fond du cœur.

Si vous avez des compléments d’information à nous fournir ou si vous souhaitez nous solliciter à nouveau, à l’écrit ou à l’oral, n’hésitez pas ; ce sera un grand plaisir. Nous sommes quelques-uns à faire partie également de la commission des affaires culturelles et de l’éducation. Nous ne manquerons donc pas de revenir vers vous pour que vous nous fassiez des propositions concrètes.

Longue vie à Rebond ! Bien sûr, je préférais que l’on n’ait plus jamais besoin d’une association comme la vôtre, mais le message positif qu’elle adresse aux collectivités et au sein des clubs et fédérations est nécessaire. Nous traitions du sport, mais, comme vous l’avez dit, l’éducation sur ce point est nécessaire dans tous les domaines d’activité.

J’espère également que votre témoignage si sincère sur votre parcours personnel permettra d’éviter d’autres situations critiques, de manière à ce que nos enfants puissent pratiquer le sport dans de bonnes conditions.

La séance s’achève à treize heures trente.

 

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Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Béatrice Bellamy, Mme Fabienne Colboc, M. Laurent Croizier, M. Pierre-Henri Dumont, M. Jérôme Guedj, Mme Pascale Martin, M. Julien Odoul, M. François Piquemal, Mme Claudia Rouaux, Mme Sabrina Sebaihi

Excusé. – M. Bertrand Sorre