Compte rendu
Commission
des affaires sociales
– Examen de la proposition de loi visant à indexer les salaires sur l’inflation (n° 1774 rectifiée) (Mme Alma Dufour, rapporteure) 2
– Examen de la proposition de loi visant à déconjugaliser l’allocation de soutien familial (n° 1770) (M. Hadrien Clouet, rapporteur) 22
– Présences en réunion.................................43
Mercredi
22 novembre 2023
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 24
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
Mme Charlotte Parmentier-Lecocq,
présidente
— 1 —
La réunion commence à neuf heures trente.
La commission examine la proposition de loi visant à indexer les salaires sur l’inflation (n° 1774 rectifiée) (Mme Alma Dufour, rapporteure).
Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq. Mes chers collègues, avant de commencer notre réunion, j’exprime une pensée amicale et affectueuse à l’égard de notre collègue Sandrine Josso. J’espère qu’elle reviendra bientôt siéger à nos côtés.
Nous examinons ce matin les deux propositions de loi renvoyées à notre commission dont le groupe La France insoumise a demandé l’inscription à l’ordre du jour des séances publiques qui lui seront réservées le jeudi 30 novembre prochain. Nous commençons par la proposition de loi visant à indexer les salaires sur l’inflation.
Mme Alma Dufour, rapporteure. Depuis deux ans, les salariés français voient leur pouvoir d’achat reculer sous l’effet d’une inflation inégalée depuis trente ans. Tous les acteurs que nous avons auditionnés, y compris l’Insee et la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), concordent sur ce point : le salaire mensuel de base réel diminue depuis 2021. Les données du troisième trimestre 2023 ne montrent pas de changement.
Tous les acteurs auditionnés convergent également sur l’explication des causes de l’inflation. Il s’agit d’un choc de l’offre, provoqué par le renchérissement des prix des énergies fossiles et de certaines matières premières, dû aux bouleversements successifs qui secouent l’économie mondiale : la pandémie de covid‑19 et la reprise économique qui a suivi, l’impact du changement climatique provoquant une baisse des rendements agricoles et bien évidemment l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Autrement dit, les prix n’augmentent pas à cause d’un problème propre à l’économie française, ou de salaires et de minima sociaux trop élevés, mais bien en raison du contexte international, de façon similaire à ce qui s’est produit lors des chocs pétroliers des années 1970.
L’ensemble des personnes auditionnées s’accordent enfin pour dire qu’au niveau macroéconomique, ce coût supplémentaire pour l’économie française a été supporté par les salariés. En effet, les marges des entreprises se trouvent à un niveau historique très élevé alors que les cotisations patronales ont chuté de 2,4 points de PIB depuis 2018, à la suite des politiques menées par Emmanuel Macron. On observe des différences du taux de marge en fonction de la taille des entreprises – les grands groupes réalisant des marges supérieures à celles des PME –, mais globalement elles sont en augmentation dans l’économie, tout comme le versement de dividendes. Nous avons ainsi battu deux fois de suite, en 2021 puis en 2022, le record de versement de dividendes en France. En 2023, nous nous apprêtons à établir un nouveau plus haut historique puisque les dividendes versés au titre du premier semestre sont 13 % plus élevés, en comparaison à l’année dernière. C’est supérieur à la moyenne mondiale, qui est de 5 %.
L’inflation portant principalement sur l’alimentation et l’énergie, sa structure affecte sévèrement les ménages précaires et les salariés en bas et au milieu de l’échelle des revenus. Cette situation est malheureusement appelée à durer : la Banque de France ne prévoit un retour de l’inflation à un niveau proche des 2 % qu’au deuxième semestre 2025, soit dans deux ans. Surtout, la réduction de l’inflation et la baisse des prix ne sont pas la même chose : la réduction de l’inflation ne signifie pas que les prix baissent, mais seulement qu’ils augmentent plus lentement.
Il faut avoir conscience que, sans intervention du Gouvernement, les prix ne reviendront pas à leur niveau antérieur à la crise. Les Français doivent le savoir. Pire encore, le conflit au Proche-Orient pourrait bouleverser ces prévisions : la Banque mondiale alerte sur un risque de reprise de l’inflation s’il venait à s’enliser. Selon les scénarios les plus pessimistes, cela conduirait à un choc important sur le marché du pétrole. Le baril pourrait atteindre un niveau historique de cent cinquante dollars. Ceci plongerait des centaines de milliers de personnes dans la famine à travers le monde.
Après deux ans de crise sévère, nos économies ne sont toujours pas en mesure de faire face à de tels chocs extérieurs. Il faut que notre système soit mieux préparé à l’avenir. L’indexation des salaires sur l’inflation est un filet de sécurité essentiel : elle est indolore quand l’inflation est basse et elle permet d’éviter l’explosion de la pauvreté quand elle est haute.
L’ensemble des acteurs auditionnés constatent que la seule chose qui permet au pouvoir d’achat des salariés en France de ne pas s’effondrer totalement, c’est qu’un salaire au moins est indexé sur l’inflation : le Smic, perçu par 15 % des Français et revalorisé dès que l’inflation dépasse 2 %. Cela a permis d’entraîner à la hausse les salaires légèrement au-dessus du Smic, mais ils restent revalorisés en dessous de l’inflation en moyenne.
Certes, le Smic est aujourd’hui insuffisant pour vivre dignement. Nous souhaitons d’ailleurs, conformément à la volonté de 77 % des Français, son augmentation à 1 600 euros net. Mais supprimer son indexation sur l’inflation, comme le suggèrent les membres du Groupe d’experts sur le Smic, serait suicidaire. Toutes les personnes que nous avons auditionnées s’accordent sur ce point : c’est parce que le Smic était indexé sur l’inflation que la casse en matière de pouvoir d’achat des salariés a été limitée.
Non seulement ce mécanisme permet une véritable indexation des salaires des plus modestes, mais il se fonde sur une mesure de l’inflation calculée d’après leur panier de consommation. Ce n’est pas l’IPC, l’indice des prix à la consommation, qui est utilisé, mais un sous-indice de celui-ci, qui correspond au niveau de vie de ces salariés.
Qu’advient-il du reste des rémunérations ? C’est la chute libre : la baisse de pouvoir d’achat concerne l’intégralité des salariés au-dessus du Smic, soit plus de 85 % d’entre eux, et elle s’accroît avec la hiérarchie des salaires. Elles diminuent face à l’inflation depuis qu’en 1983 le Gouvernement a interdit l’échelle mobile des salaires. C’est à la négociation collective que revient la prise en compte de l’inflation dans les hausses de salaire, au niveau non seulement des branches, par la fixation des minima conventionnels, mais aussi des entreprises, dans le cadre des négociations annuelles obligatoires (NAO).
Force est de constater que le mécanisme de la négociation a échoué : les salariés ont perdu 1,3 % de pouvoir d’achat en 2021 et 1 % en 2022, alors que les taux de marge des entreprises sont à leur plus haut niveau dans un grand nombre de secteurs.
Quelle a été la réponse du Gouvernement ? Un simple appel à la bonne volonté des entreprises et la mise en œuvre de primes exonérées de cotisations sociales et d’impôts. Encore une fois, ce sont les salariés et les contribuables qui payent le prix de l’inflation à la place des entreprises. En effet, les études démontrent qu’un tiers des primes de partage de la valeur (PPV), dites « prime Macron », se substituent à des augmentations de salaire. Outre leur effet sur l’appauvrissement de notre régime de protection sociale, les primes n’offrent pas les mêmes garanties qu’une hausse de salaire à ceux qui en bénéficient. Surtout, seul un quart des salariés du privé ont touché la « prime Macron », pour un montant annuel moyen de 789 euros, soit 65 euros par mois.
Dans le même temps, les entreprises bénéficient de taux de marge qui permettraient, pour une partie d’entre elles, de revaloriser les salaires – en particulier dans certains secteurs qui ont connu plus de 65 milliards d’euros de superprofits cumulés en 2022.
Il est temps que nous, législateurs, mettions un terme à cette situation. Le taux de pauvreté atteint un niveau record depuis trente ans, vient de nous apprendre l’Insee, tant sur le nombre de personnes touchées par ce phénomène que sur l’aggravation de son intensité. C’est le principal bilan économique qui devrait nous concerner. Un tiers de nos concitoyens avouent sauter des repas au moins une fois par jour. Les actions prises ont été plus qu’inefficaces. Une partie de plus en plus importante des Français a faim. Cet hiver, ils auront froid. Et ils ont peur de l’avenir.
La proposition de loi que je vous présente est simple. Il s’agit de revenir à un système qui a existé durant des décennies en France, qui est toujours en vigueur chez nos voisins belges et luxembourgeois et qui est soutenue par 92 % des salariés, sympathisants de tous les partis politiques ici présents : l’échelle mobile des salaires indexée sur l’inflation. Nous avons rencontré le principal syndicat de Belgique : les salaires y ont augmenté de 11,6 % sur l’année 2022, suivant les prix, sans entrainer une augmentation significative du nombre de faillites. Résultat : les travailleurs en Belgique ne se sentent pas plus riches, mais ils n’ont pas non plus le sentiment d’être plus pauvres – contrairement aux travailleurs français. Le salaire médian belge est à 3 500 euros net et le Smic horaire pour les métiers pénibles, comme le nettoyage, à quatorze euros de l’heure. Réalisons-le : la France est devenue un pays socialement violent. Il faut retrouver la raison.
L’article 1er prévoit que les salaires du secteur privé augmentent deux fois par an, au 1er mars et au 1er septembre, selon un indice déterminé par une commission composée des partenaires sociaux et de représentants du monde académique.
L’article 2 permet d’indexer la rémunération des fonctionnaires sur l’inflation, par le point d’indice.
L’article 3 prévoit la création d’une caisse de péréquation des cotisations patronales, pour alléger le poids d’une telle proposition de loi pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME). On sait que, pour ces acteurs économiques, augmenter les salaires est plus compliqué que pour les établissements de taille intermédiaire (ETI) et les grands groupes.
M. Marc Ferracci (RE). Protéger le pouvoir d’achat des Français est une impérieuse nécessité. Le Gouvernement et la majorité présidentielle l’ont fait, ces derniers mois et ces dernières années, avec des moyens inédits. La proposition que vous nous faites ne répond pas à cette exigence. Elle est anachronique, inefficace et dangereuse.
Elle est anachronique, car l’indexation des salaires a existé : introduite en 1952 par Antoine Pinay, elle a été, au tournant des années 1970, à l’origine de l’apparition du chômage de masse dans notre pays, en déconnectant le niveau des salaires de la productivité des entreprises. C’est pour cela qu’elle a été abandonnée en 1983.
Elle est inefficace au regard de son objectif consistant à maintenir le pouvoir d’achat. Concrètement, elle risque en effet d’avoir pour conséquence une spirale inflationniste : les prix augmentant, les revendications salariales croissent ; les salaires augmentant, les entreprises répercutent l’augmentation des coûts de production sur leurs prix. C’est documenté dans un certain nombre de pays.
Vous considérez le cas belge avec une focale très étroite car l’augmentation des salaires en Belgique est très récente. Si l’on élargit la focale, on constate qu’en réalité le pouvoir d’achat en France a davantage progressé ces vingt dernières années qu’en Belgique.
Enfin, cette proposition serait dangereuse car elle déconnecterait le niveau du coût du travail de la productivité des entreprises et détruirait beaucoup d’emplois.
Ce n’est pas une solution magique. La majorité préférera toujours la négociation et le dialogue social, dans les branches et dans les entreprises, afin de maintenir le pouvoir d’achat des Français. C’est la raison pour laquelle nous voterons contre cette proposition de loi.
M. Victor Catteau (RN). En ces temps de crise économique et sociale, le débat sur le pouvoir d’achat et l’inflation est plus que jamais d’actualité. La présente proposition de loi soulève des points cruciaux. Il est indéniable que les Français sont confrontés à une érosion sans précédent de leur pouvoir d’achat. C’est une réalité que les statistiques, notamment de la Dares, rendent évidente.
Nous reconnaissons le besoin impérieux de trouver des solutions. Cependant, le chemin que nous emprunterons est crucial. L’histoire nous a enseigné que les bonnes intentions ne garantissent pas les bons résultats. Ironiquement, il n’est pas inutile de rappeler que c’est sous un gouvernement de gauche, celui de Pierre Mauroy alors que François Mitterrand était Président de la République, que l’indexation des salaires sur l’inflation a été supprimée. Un exemple éloquent qui montre que les solutions d’hier ne sont pas toujours celles d’aujourd’hui.
La présente proposition de loi, bien qu’audacieuse, risque de nous entraîner dans un cycle perpétuel de hausse des salaires, de hausse des prix et d’inflation accélérée. Un cercle vicieux qui, loin de résoudre le problème, pourrait malheureusement l’exacerber.
Nous devons être vigilants pour éviter des mesures qui, malgré leur attrait évident, risqueraient d’aggraver la situation économique de notre pays. Le Rassemblement national propose une voie différente, axée sur des mesures concrètes et réfléchies. Nous prônons la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, une mesure directement bénéfique pour le pouvoir d’achat de chaque citoyen français. De plus, notre proposition de loi visant à exonérer de charges patronales les augmentations de salaires de 10 % offre une alternative viable pour améliorer la rémunération des travailleurs, sans alimenter la spirale inflationniste.
Bien que nous partagions ce constat général sur la nécessité d’agir sur le pouvoir d’achat, nous sommes convaincus que les solutions doivent être choisies avec discernement et avec beaucoup de prudence. Nous devons agir de manière responsable pour éviter les écueils du passé et garantir un avenir prospère à tous les Français.
M. François Ruffin (LFI - NUPES). Les Français, tous les habitants de ce pays, doivent bien vivre de leur travail, et pas seulement survivre. Vous parlez sans cesse de « valeur travail », mais depuis qu’Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir, la valeur du travail ne cesse de baisser. Les graphiques montrent tous une diminution des revenus du travail depuis 2018.
Que demandons-nous avec ce texte ? Quelque chose de finalement modéré : qu’en période d’inflation, les salaires augmentent au minimum autant que l’inflation. En un an, les salariés français – qui travaillent dur, se lèvent tôt le matin pour aller au boulot – ont perdu en moyenne 2 % de salaire. En vérité, il est question de 3 % pour la France du milieu. La France d’en bas est heureusement sauvée par l’indexation du Smic sur l’inflation, tandis que la France d’en haut bénéficie de l’augmentation des revenus du capital et peut négocier à titre individuel. Il s’agit ici de protéger cette France du milieu, aujourd’hui obligée de se serrer la ceinture, en indexant les salaires sur l’inflation.
Nous aurions pu demander que les salaires soient indexés sur les dividendes – les salaires auraient alors progressé de 13 % cette année – ou sur le budget de l’Élysée, qui a augmenté de 6 %, soit un point de plus que l’inflation. Comme nous sommes modérés, nous demandons seulement de préserver le pouvoir d’achat des Français.
Aujourd’hui, il existe une boucle prix-profits : ce sont les profits qui tirent l’inflation. Mais cela ne vous pose aucun souci, alors que vous êtes très inquiets à l’idée de relever les salaires. Le minimum est pourtant de protéger les Français qui travaillent, cette France du milieu qui travaille, ce que vous ne faites pas depuis deux ans. Deux explications à cela : soit c’est de l’incompétence et de la nullité – j’ai d’abord pensé que vous vous y preniez mal, malgré votre bonne volonté – ; soit vous usez de l’inflation pour faire baisser le coût réel du travail. Votre obsession à vouloir faire baisser le coût réel est aujourd’hui une démarche volontaire !
M. Philippe Juvin (LR). Je partage la préoccupation de la rapporteure et de mes collègues sur le faible niveau des salaires et sur l’absolue nécessité de trouver des pistes pour les augmenter. Toutefois, dans les entreprises qui font peu de marges et qui n’ont pas la possibilité de répercuter la hausse des coûts de fabrication sur le consommateur, car c’est bien de cela qu’il s’agit, l’indexation sera certes favorable aux salariés mais risque aussi de les fragiliser. Cela déboucherait en effet probablement sur des licenciements partiels, voire la fermeture de l’entreprise. Bref, le remède, pire que le mal, pourrait avoir des conséquences négatives bien plus durables que l’épisode actuel d’inflation.
André Bergeron écrit au sujet de l’indexation, dans ses Mémoires : « Nous avons obtenu des résultats spectaculaires, mais qui ont pratiquement tué l’imprimerie à Belfort. Aujourd’hui, je n’agirais sans doute pas de la même façon, mais j’étais jeune. »
Il est vrai que la question ne se pose pas pour les entreprises qui ont les moyens d’assumer l’indexation en augmentant les prix pour le consommateur. Chez Apple, plus c’est cher et plus on achète. Or, l’économie française étant plutôt composée d’entreprises de première catégorie, dites « à faible marge », l’indexation générale des salaires sur l’inflation risque d’être un laminoir. Donc oui, il faut augmenter les salaires en France, mais probablement pas avec le mécanisme proposé par ce texte.
M. Laurent Leclercq (Dem). Nous examinons aujourd’hui une proposition de loi qui a tout de la fausse bonne idée et, s’il y en a de moins graves que d’autres, l’indexation des salaires sur l’inflation en est une particulièrement dangereuse.
En proposant de revenir à une politique économique digne des années 1960, nos collègues de La France insoumise semblent oublier plusieurs paramètres de l’économie dans laquelle nous évoluons aujourd’hui. Tout d’abord, nous ne sommes pas dans une économie administrée. Peut-être le regrettez-vous mais, en 2023, ce n’est pas l’État qui fixe les salaires. Ce sont les entreprises. La réaction de celles-ci à votre mesure entraînerait précisément une spirale inflationniste totalement incontrôlable. C’est pour cette raison que nous avons abandonné l’indexation des salaires sur les prix il y a quarante ans, comme d’ailleurs l’immense majorité des pays européens contrairement à la Belgique.
Vous prévoyez que les salaires du privé augmenteront deux fois par an suivant l’inflation. Mais que provoquera cette mesure automatique ? Dans un premier temps, les entreprises seront contraintes d’absorber l’augmentation des coûts salariaux dans leurs marges – lorsqu’elles le peuvent. Dans un second temps, elles n’auront d’autre choix que de répercuter la hausse des coûts sur leurs prix. La hausse des prix entraînera à son tour une augmentation des salaires, qui générera une nouvelle hausse des prix, et ainsi de suite.
N’oublions pas que la revalorisation du Smic agit comme un plancher et tire à la hausse l’ensemble des salaires lors des négociations salariales annuelles. Ces accords engendrent d’ailleurs une hausse plus importante pour les salariés les moins rémunérés.
La place des services étant en 2023 beaucoup plus grande dans notre économie que dans les années 1960 ou 1980, les effets de votre proposition seraient particulièrement dévastateurs. De plus, si nous étions le seul pays européen, ou presque, à indexer les salaires, la compétitivité des entreprises françaises serait durement dégradée avec des effets particulièrement dramatiques sur l’emploi.
Le groupe Démocrate votera donc contre cette proposition de loi.
M. Elie Califer (SOC). Je remercie La France insoumise pour cette proposition de loi qui permet de mettre en lumière les problèmes de niveau et d’évolution des salaires dans notre pays. Face à une fièvre inflationniste, qui profite pour moitié à la hausse des taux de marge des entreprises et que le Gouvernement peine à juguler, les familles françaises sont peu à peu asphyxiées financièrement. En Guadeloupe, cette inflation frappe des prix structurellement élevés. À cette crise conjoncturelle s’ajoute une crise structurelle : celle du niveau des prix dans certains territoires et du niveau global des salaires.
Dans ce contexte, notre groupe est convaincu que l’indexation des salaires sur l’inflation telle que vous la proposez est une des réponses cruciales à la perte de pouvoir d’achat des ménages causé par le pic inflationniste, observé depuis deux années. Elle est aussi un élément dans la lutte contre la précarité des ménages.
Le groupe Socialistes et apparentés votera donc pour cette proposition de loi, mais s’interroge néanmoins à propos de quelques points rédactionnels et techniques. Aux termes des articles 1er et 2, les salaires indexés augmenteraient deux fois par an. Mais comment faire en cas de déflation ? Pensez-vous que seul le critère de taille des entreprises est pertinent dans le fonctionnement de la caisse de péréquation mise en place pour absorber les coûts de l’indexation ? A-t-on pu mesurer l’impact qu’aurait l’indexation des agents de la fonction publique sur les finances des collectivités locales ? Pourquoi ne pas avoir prévu un principe compensatoire ?
M. François Gernigon (HOR). La proposition de loi, sous couvert de protection des salariés face à l’inflation, menace en fait l’équilibre précaire de notre économie et le tissu social qui unit les citoyens de notre pays. Le groupe Horizons prend fermement position contre ce texte car il est de notre responsabilité de préserver non seulement la prospérité présente, mais aussi l’avenir de notre économie.
L’indexation automatique des salaires sur l’inflation, séduisante en apparence, engendrerait une rigidité catastrophique pour nos entreprises. Cette mesure, en créant une spirale inflationniste, ne ferait qu’alimenter le feu qu’elle prétend éteindre.
La conflictualité sociale que cette mesure pourrait engendrer n’est pas souhaitable. En effet, envisager une commission mensuelle pour discuter de l’indice de référence n’est rien d’autre qu’une invitation ouverte à la discorde perpétuelle.
Sur le plan financier, cette proposition est un gouffre potentiel pour notre déficit public : augmenter massivement les salaires, après déjà d’importantes revalorisations, est une mesure que notre budget ne peut supporter. L’économie serait quant à elle assujettie à une hausse destructrice du coût du travail, entraînant chômage et perte de compétitivité.
En 1982‑1983, le gouvernement socialiste et communiste, pour faire face à une inflation comprise entre 13 % et 14 %, avait tout simplement bloqué les salaires. Nous sommes loin d’une telle mesure !
La création d’une caisse privée de péréquation interentreprises, prévue à l’article 3, est un modèle d’imprécision. Elle est aussi inacceptable. Ce n’est pas en imposant une usine à gaz bureaucratique que nous soutiendrons nos structures associatives et nos PME.
Enfin, notre système social, déjà robuste, assure une protection efficace des plus modestes. Le Smic et les protections sociales sont indexés sur l’inflation. Les nombreuses mesures gouvernementales prises depuis 2022 pour contrer la hausse des prix démontrent une gestion réfléchie et adaptée aux défis actuels.
Le groupe Horizons, en toute conscience, votera contre cette proposition de loi.
M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). La proposition de loi prévoit une indexation sur l’inflation des salaires du privé et du public inférieurs à deux fois le salaire médian. L’inflation a atteint 5,6 % sur un an en septembre 2022, avec des pics à 10 % pour l’alimentation et 18 % pour l’énergie. Les prix ne cessent d’augmenter et les salaires stagnent. 51 % de la population disent se priver, occasionnellement ou régulièrement, d’un repas et 10 % déclarent ne pas pouvoir payer à temps leurs loyers, abonnements ou factures. Parallèlement, les profits des entreprises du CAC40 n’ont jamais été aussi importants.
Que fait le Gouvernement face à cela ? Il distribue, au compte-gouttes, des chèques, alimentaire ou énergie, et il demande aux entreprises d’augmenter les salaires. Il espère qu’elles le feront. En même temps, il refuse toute indexation des salaires sur l’inflation, au prétexte qu’elle créerait une boucle inflationniste. Pourtant, l’indexation ne déclenche pas une hausse du salaire à proprement parler, puisqu’il s’agit en réalité d’une mesure défensive face aux effets de l’inflation.
Cessons de ne jamais rien imposer aux entreprises, ni contrepartie ni conditionnalité, et de faire simplement des demandes répétées, sans succès. On « oblige » les citoyens à travailler en contrepartie d’un RSA, mais on « demande » aux entreprises d’augmenter les bas salaires en contrepartie d’importantes exonérations de cotisations sociales, dont elles bénéficient au versement des salaires.
Le Smic est lui-même indexé sur l’inflation. Mais on se rend bien compte qu’il ne joue pas son rôle de locomotive et qu’il est en train de rattraper les bas salaires alors que ceux-ci pourraient bénéficier de nettes augmentations s’ils étaient aussi indexés sur l’inflation.
Oui, la France est un État social, qui doit donner les outils de l’émancipation, de la lutte contre la précarité et contre le creusement des inégalités. L’indexation des bas salaires en est un. C’est pour toutes ces raisons que nous voterons pour ce texte.
M. Pierre Dharréville (GDR - NUPES). La spirale inflationniste est déjà là et occasionne des dégâts dans notre pays. Certains voudraient laisser penser que l’origine du chômage de masse serait dans la rémunération correcte du travail. Je m’inscris évidemment en faux contre cette vision des choses, orientée par une posture libérale. Ce n’est pas la mienne.
Nous produisons beaucoup de richesses dans notre pays. Elles proviennent du travail, de l’augmentation continue de la productivité, mais aussi de celle de la précarisation du travail. Où vont ces richesses ? Il y a une captation monumentale et scandaleuse de richesse par la finance, les actionnaires et leurs dividendes. Ces derniers, qui battent des records, vont de pair avec des salaires en berne. C’est de là que vient tout cet argent.
Il y a en outre un tassement par le bas de l’échelle des salaires, lié à ce défaut d’évolution d’ensemble. Les mesures prises jusqu’à présent contournent systématiquement les salaires – nous en aurons un nouvel exemple cet après-midi dans l’hémicycle – et ne leur permettent pas de suivre l’augmentation du coût de la vie.
Nous sommes favorables à l’échelle mobile des salaires avec une péréquation entre les grandes structures et les petites entreprises. Nous pensons que le travail doit être reconnu et permettre de vivre dignement. Ce n’est pas au prix d’une dégradation des conditions de vie et de travail des salariés que peut s’imaginer l’avenir de notre économie. Nous remercions donc nos collègues de La France insoumise de porter ce texte. Nous avons nous-mêmes déposé une proposition de loi similaire sur le bureau de l’Assemblée nationale.
M. Paul-André Colombani (LIOT). Cette proposition de loi pose une question fondamentale, en particulier dans un contexte d’inflation élevée et durable qui nuit au pouvoir d’achat : celle de la juste rémunération du travail.
L’urgence, aujourd’hui, est de répondre à tous ces foyers modestes et à tous ceux qui ont le sentiment qu’il ne suffit plus de travailler pour vivre dignement. Notre groupe a défendu des dispositifs ciblés, tels que l’extension du chèque carburant et la mise en place des chèques alimentaires, mais la question des salaires est essentielle. Pour les travailleurs pauvres, cela va de soi, ainsi que pour la fonction publique, où le décrochage des rémunérations a été particulièrement important. Je pense à la santé ou à l’éducation nationale. Les augmentations récentes du Smic étaient nécessaires, mais elles ont conduit à un tassement des salaires. De plus, les branches aux minima sous le Smic sont encore trop nombreuses.
Pour éviter ce phénomène d’aplatissement, la proposition de loi n’est pas inintéressante. Mais elle doit être interrogée à l’aune des risques que son application pourrait faire peser sur l’ensemble de notre économie, notre compétitivité et l’emploi. L’absence de consensus ne peut malheureusement pas être écartée. Notre groupe privilégie d’abord le dialogue social. Mais lorsque celui-ci échoue, une action des pouvoirs publics doit être possible.
Nous continuons à appeler au conditionnement du bénéfice d’exonération des cotisations pour les entreprises à des minima de branches au niveau du Smic. La question de la répartition entre les revenus du travail et du capital doit être posée, jusqu’à envisager un meilleur encadrement du partage de la valeur et une plus grande conditionnalité des aides versées aux entreprises.
M. Louis Boyard (LFI - NUPES). Hier, Emmanuel Macron, s’adressant aux Français, aux TPE et aux PME, disait : « Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! ». Je vous renvoie, à lui et à vous tous, l’interpellation : « Réveillez-vous ! ».
Le principal sujet autour de la question des salaires est celui du partage des richesses. En 2014, un dirigeant du CAC40 gagnait soixante-douze fois plus que ses salariés, contre quatre-vingt-neuf fois plus en 2022 ! Si des Français sont aujourd’hui à découvert dès le milieu du mois, ce n’est pas parce que le pays manque de richesses : c’est parce que celles-ci sont extrêmement mal partagées. Ce n’est pas par magie que les prix progressent plus vite que les salaires. C’est parce que des patrons s’augmentent avec les profits réalisés.
Vous nous prédisez un cataclysme économique si nous venions à indexer les salaires sur l’inflation, mais « Réveillez-vous ! » : tel n’a pas été le cas en Belgique. Si vous ne votez pas cette proposition de loi, qu’allez-vous faire pour sortir les gens de la galère ? L’hiver arrive et beaucoup de Français ne pourront pas se chauffer. Vous appelez ça du misérabilisme : non, c’est le quotidien de millions de personnes dans notre pays. Que faites-vous pour les gens qui ne peuvent pas se payer trois repas par jour ? À nouveau, ce n’est pas du misérabilisme, mais le quotidien de millions de Français.
Enfin, nous sommes encore dans une démocratie. Or, cette proposition de loi est soutenue par 92 % des Français. Êtes-vous plus intelligents qu’eux ? À moins que vous ayez tort et que vous défendiez des intérêts qui ne sont pas ceux du peuple ? En tout état de cause, il faut voter ce texte. C’est une mesure d’urgence pour répondre à une situation qui ne fera qu’empirer, à cause d’un partage des richesses que vous gérez mal
M. Nicolas Turquois (Dem). Y a-t-il de l’inflation en France ? Oui. Affecte-t-elle le pouvoir d’achat de nos concitoyens, notamment des salariés ? Oui. Jusque-là, nous sommes d’accord.
Pouvez-vous me citer un seul pays où l’inflation aurait amélioré durablement la situation économique générale du pays ou la situation particulière des salariés ? Non. L’inflation crée une incertitude constante en brouillant le signal des prix. Par conséquent, l’inflation entraîne l’inflation et affecte durement tous les pays qui y ont été confrontés. Il faut donc lutter contre l’inflation. Certaines mesures, tel le bouclier énergétique, ont limité ses effets, mais cela ne suffit pas. L’inflation ralentit de manière substantielle, mais reste trop élevée.
Que faut-il faire à moyen terme ? Il faut fournir des emplois avec davantage de valeur ajoutée. Depuis les années 1980, ce sont principalement des emplois dans le service, c’est-à-dire à faible valeur ajoutée, qui ont été créés. Il faut réindustrialiser notre pays. Certes, le chemin est long, mais des progrès ont déjà été accomplis. C’est ainsi que nous vaincrons l’inflation et que nous donnerons durablement du pouvoir d’achat à nos concitoyens.
M. Hadrien Clouet (LFI - NUPES). J’entends dire que les taux d’inflation européens sont bas. Mais comme je ne fais pas mes courses à Francfort, cela ne m’intéresse pas beaucoup.
Selon des amendements déposés par nos collègues de droite, l’inflation serait redescendue à 4 % et nous devrions nous en féliciter. Mais pour un salaire de 1 500 euros, cela représente une perte mensuelle de 60 euros. C’est énorme ! Ces pourcentages équivalent à des dizaines d’euros perdus tous les mois, tant que les salaires ne seront pas indexés sur l’inflation.
On nous renvoie à 1982. Que s’est-il passé quand l’indexation des salaires sur l’inflation a été supprimée en 1983 ? Entre 1982 et 1983, quand les salaires suivaient les prix, l’inflation a baissé de 2,2 points et l’année suivante, quand l’échelle mobile des salaires a été supprimée, elle a aussi baissé de 2,2 points. Il n’y a eu aucune évolution. La courbe de l’inflation est plate. Le cas français ne plaide donc pas en faveur de ce que vous prétendez.
Vous nous promettez l’effondrement, l’hiver nucléaire ou les pluies de sauterelles si nous indexons les salaires sur l’inflation Or, quelqu’un peut-il sérieusement affirmer que la Belgique et le Luxembourg sont dans un état avancé de tiers-mondisation et que les salariés de ces pays souffriraient du maintien de leur pouvoir d’achat ? Ce n’est pas sérieux ! J’espère que vous serez nombreux à voter ce texte important.
Mme Caroline Janvier (RE). Nous avons une opposition de fond sur ce sujet. Nous considérons que nous ne pouvons pas décréter la création de richesses puis imposer sa répartition. Depuis six ans, les chiffres sur l’attractivité de la France, sa réindustrialisation et la baisse du taux de chômage l’attestent : nous avons favorisé la création de richesses comme la création d’emplois. C’est ainsi que nous améliorons le niveau de vie de millions de Français.
En France, 99 % des entreprises sont des TPE et des PME. Elles emploient la moitié des Français. Il suffit de discuter avec un artisan pour comprendre que la question du salaire doit rester en son pouvoir et qu’elle pourrait même constituer un frein à l’embauche dans certains cas.
Une fois encore, vous vous targuez de vous appuyer sur de grands principes moraux et vous prétendez défendre le pouvoir d’achat des Français. Mais les solutions que vous proposez sont contre-productives et inefficaces. Elles priveraient d’emploi une majorité de nos concitoyens. Nous sommes donc évidemment contre cette proposition de loi.
Mme Clémentine Autain (LFI - NUPES). La hausse des prix touche massivement les Français. Pour nombre d’entre eux, il est de plus en plus difficile de profiter de la vie, voire de vivre dans la dignité. La hausse de l’inflation est de 4,9 % sur un an. Elle est même de 13 % pour l’alimentation. C’est énorme ! Or, les salaires ne suivent absolument pas ; ils stagnent tandis que les revenus des grands patrons et les dividendes explosent, à hauteur de 13 %. M. Bruno Le Maire se contente de demander aux chefs d’entreprise de bien vouloir augmenter les salaires. Il ne fait rien d’autre, comme si la loi et la puissance publique étaient incapables de réguler l’économie.
Pour notre part, nous proposons tout simplement d’indexer les salaires sur l’inflation. Vous prétendez que ce serait le chaos, en particulier pour les TPE et les PME. Mettez alors un terme à une fiscalité qui leur est profondément défavorable et alignez leur régime sur celui des grands groupes ! Cela permettrait de compenser facilement la hausse des salaires.
Surtout, que fait M. Le Maire pour les agents des services publics ? Pour ces cinq à sept millions de personnes travaillant dans la fonction publique et dont la puissance publique, État et collectivités territoriales, est précisément l’employeur ? On pourrait au moins indexer leurs salaires sur l’inflation. J’attends une réponse sur ce point.
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Comment justifierez-vous auprès des Français votre refus de voter cette proposition de loi ? Dites-vous à la Belgique, qui a adopté cette mesure, qu’elle va dans le mur ? C’est difficile, en tout cas, de prétendre qu’elle s’effondre. Dites-vous aux 92 % de Français favorables à cette indexation qu’ils n’ont rien compris ? Ils ont au contraire très bien compris. Tous les jours, ils constatent, d’une part, l’explosion des prix et des profits, et, d’autre part, la stagnation des salaires, qui entrave leur vie. Employant les grands mots, vous invoquez la « boucle inflationniste ». Mais comment expliquer alors que les profits augmentent autant si les salaires stagnent ? La boucle entre les prix et les profits est bien visible : chaque augmentation du prix du panier de courses s’accompagne d’une hausse des profits pour les actionnaires.
On connaît votre rhétorique. Vous prétendez protéger les PME et vous vous adressez aux petits patrons qui auront du mal à payer l’augmentation des salaires. La proposition de loi prévoit précisément une péréquation pour que les plus gros, les entreprises qui s’en mettent plein les poches, contribuent pour les plus petits.
Vous dites en permanence vouloir protéger les classes moyennes et vous parlez d’un État qui serait trop protecteur pour les plus précaires. Quelle injustice alors de ne pas indexer les salaires légèrement au-dessus du Smic !
Je ne vois vraiment pas comment, si ce n’est par ces rengaines qui n’ont rien donné de positif ces dernières années, vous allez réussir à convaincre ces 92 % des Français, qui ont compris qu’indexer leurs salaires sur l’inflation était la seule façon de mettre un coup d’arrêt à la spirale dans laquelle ils sont en train de sombrer.
Mme Rachel Keke (LFI - NUPES). L’heure est grave parce que les Français n’arrivent plus à se nourrir. Tout augmente sans que les salaires suivent. Nous sommes ici pour représenter les Français et nous connaissons la réalité de ceux qui touchent à peine 1 600 euros par mois, qui n’arrivent pas à payer leurs factures d’électricité, qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois. Nous vous demandons de voter cette loi pour les Français !
Ne les endormez pas en leur disant que leur situation est causée par l’immigration. Ne leur racontez pas que les immigrés leur prennent leur boulot. Il est temps de voter ! Ce ne sont pas les immigrés qui votent, mais bien nous ! Or, 92 % des Français veulent que nous votions ce texte pour qu’ils puissent vivre dignement avec leurs enfants.
M. Fabien Di Filippo (LR). Il y a manifestement des logiques mathématiques et économiques qui échappent largement à l’extrême gauche. Elle essaie, tout du moins, de s’en affranchir sous couvert de bons sentiments. Toutefois, il y a une réalité qui finit toujours par s’imposer sur le long terme. Sinon les systèmes communistes et étatistes auraient réussi, en Union soviétique ou à Cuba. Il s’agit d’un problème de productivité. L’inflation est la conséquence de ces centaines de milliards d’euros déversés, cependant que la productivité baissait. C’est simple : depuis la crise du covid‑19, le PIB français a augmenté de 1,8 % tandis que le nombre d’emplois salariés a augmenté de 7 %. Il a fallu autant de créations d’emploi pour produire à peine 2 % de richesses supplémentaires.
Nous avons atteint un stade où la productivité de notre travail baisse. Dans une économie de marché, le pouvoir d’achat de salariés moins productifs baisse fatalement, que ce soit du fait des salaires ou de l’inflation. Il faut augmenter la productivité et travailler collectivement davantage pour moins charger le travail. Nous aurons ainsi une solution réelle et durable. Déverser à crédit de l’argent public pour régler le problème du pouvoir d’achat est une chimère, dont les premières victimes seront ceux que vous prétendez défendre, car ils subiront le plus l’inflation sur les postes de dépenses de base et alimentaires.
Mme Isabelle Valentin (LR). En effet, la France est confrontée à un taux d’inflation élevé et à des problèmes de pouvoir d’achat. Au premier abord, on pourrait penser qu’indexer les salaires sur l’inflation permettrait de régler une partie du problème. Ce n’est malheureusement pas si simple. Augmenter les salaires conduit en effet à augmenter les coûts de revient : c’est le serpent qui se mord la queue. Une telle solution serait contre-productive puisque nos entreprises ne seraient plus compétitives. On détruirait de l’emploi au lieu d’en créer.
Mme Caroline Fiat (LFI - NUPES). Un salarié qui est rémunéré dignement pourra s’acheter une baguette de pain et permettra à un boulanger de vivre de son travail. Ce sont des TPE sauvées, tout simplement. On pourrait effectivement faire de la macro-économie, mais il est question ici de personnes qui ne peuvent ni se chauffer ni payer leur loyer. Un salarié qui gagne correctement sa vie dépensera, paiera de la TVA et enrichira le pays.
Tel n’est pas votre souhait, apparemment, et c’est votre problème. Nous, nous avons envie que les salariés vivent correctement de leur travail et paie de la TVA – plein de TVA !
M. Jean-Hugues Ratenon (LFI - NUPES). Au début du mois du novembre, j’ai fait le tour des chambres consulaires de La Réunion. Le président de la chambre des métiers et de l’artisanat m’a expliqué qu’il fallait réfléchir à une augmentation des salaires, car il constatait un manque de salariés dans les métiers en tension ou présentant un manque d’attractivité. Ces entreprises de proximité, qui ne sont pas celles du CAC40, abordent la question du pouvoir d’achat sous cet angle.
Le niveau du Smic est tel qu’il ne suffit parfois plus pour se rendre à son travail. C’est encore plus vrai outre-mer à cause du coût de la vie : à Smic égal, nous avons un pouvoir d’achat moindre. Le Smic ne suffit plus à vivre aujourd’hui.
Que prévoit ce texte? Simplement et uniquement d’indexer les salaires sur l’inflation. Ce ne serait que justice pour la France, outre-mer et continentale, au regard d’une situation de plus en plus difficile. Cela permettrait non seulement d’augmenter le pouvoir d’achat, mais aussi de rendre des métiers plus attractifs.
Mme la rapporteure. Plusieurs d’entre vous ont fait allusion à l’existence d’une boucle prix/salaires et répété qu’indexer les salaires sur l’inflation ferait mécaniquement augmenter les prix. Non. Aucun des acteurs auditionnés n’a évoqué ce scénario, y compris la Dares et l’Insee. Une étude du Fonds monétaire international (FMI) démontre même que, contrairement à ce que vous dites depuis un an, la boucle prix/salaires n’existe pas, se fondant en cela sur l’analyse de soixante-dix ans de vie économique dans différents pays. Il n’y a quasiment jamais eu d’épisode de boucle prix/salaire dans le monde. C’est un mythe. Écoutez donc les experts et les économistes du FMI !
Par ailleurs, l’indexation n’a pas été supprimée en 1983 parce qu’elle aurait nourri l’inflation. Comme aujourd’hui, l’inflation à l’époque était provoquée par un choc de l’offre – notamment par l’augmentation extrêmement forte du prix du pétrole. En réalité, les marges des entreprises ont diminué et, comme les salaires étaient indexés sur l’inflation, leur part dans la répartition de la valeur ajoutée a augmenté par rapport à celle versée aux actionnaires et au patronat. Il s’agissait d’un conflit politique autour de la répartition de la valeur ajoutée produite par les entreprises, comme actuellement. Selon l’ensemble des acteurs auditionnés, seuls les salariés paient aujourd’hui le prix de l’inflation en France parce que les marges des entreprises augmentent en moyenne – y compris celles des TPE et PME, bien qu’elles restent inférieures à celles des grands groupes. Je rejoins à cet égard nombre des observations faites à leur sujet et c’est la raison pour laquelle notre proposition de loi prévoit une caisse de péréquation.
Vous dites qu’il faut lutter contre l’inflation et que nous ne proposons pas de solution. Soyons clairs : ce texte vise, non pas à lutter contre l’inflation, mais à corriger ses effets et à éviter que les gens sombrent dans la pauvreté. En effet, ce que vous avez mis en place ne fonctionne pas puisqu’au deuxième trimestre 2023, la consommation globale est en recul en France. Cela va finir par une récession. Vos coups de pouce ne suffisent pas. Il faut apporter une véritable correction et lutter contre les causes de l’inflation. D’abord, la crise énergétique, qui suppose que l’on accélère franchement la transition énergétique ce que, projet de loi de finances après projet de loi de finances, nous ne faisons pas. Puis, lutter contre les superprofits, car quasiment la moitié de l’augmentation des prix est due à la spéculation et à l’explosion des marges dans certains secteurs. Là encore, ce n’est pas La France insoumise qui le dit, mais le FMI !
Vous ne pouvez pas, d’un côté, appeler à la lutte contre l’inflation et, de l’autre, refuser toutes les mesures que nous avons proposées pour limiter la casse, qu’il s’agisse d’investissements supplémentaires ou du blocage des prix, notamment dans l’énergie.
Les TPE et les PME constituent effectivement un sujet et un problème. Mme Janvier objecte que 99 % des entreprises françaises sont des TPE et PME. Attention à l’effet d’optique ! Nous sommes dans une économie très concentrée : 257 grands groupes captent 31 % de la valeur ajoutée produite par l’économie française. La part du Smic et des bas salaires est plus importante parmi les salariés des TPE et PME que parmi ceux des grands groupes : elles sont de fait déjà affectées par l’indexation du Smic. C’est précisément pour cela que nous proposons une caisse de péréquation. Nous sommes en effet convaincus que la taille d’une entreprise participe grandement à sa capacité à s’en sortir dans l’économie nationale et mondialisée. L’Insee nous a d’ailleurs alertés sur le fait qu’il manquait de données pour analyser l’effet de la taille des entreprises sur les comportements économiques.
Je vous remercie pour vos interventions même si je suis navrée de toujours entendre les mêmes arguments éculés, alors que la situation empire et qu’un nouveau choc inflationniste nous attend peut-être.
Avant l’article 1er
Amendement AS6 de Mme Alma Dufour
Mme la rapporteure. À la demande des syndicats, cet amendement a pour objet d’abroger l’article du code du travail interdisant d’indexer les salaires sur l’inflation et de compléter un article du code monétaire et financier.
M. Thibault Bazin (LR). Confirmez-vous que tous les syndicats de notre pays, des entrepreneurs comme des salariés, soutiennent votre démarche ? Nous avons beaucoup avancé sur les questions du mérite et de la valorisation et nous sommes très attachés à la participation et à l’intéressement.
M. Hadrien Clouet (LFI - NUPES). L’amendement me semble de bon sens ; il répond de plus aux objections soulevées précédemment. Vous dites que ce n’est pas à l’État de fixer l’ensemble des rémunérations dans le secteur privé – c’est un sophisme, et personne n’a jamais dit qu’il souhaitait cela. Dont acte.
Par cet amendement, nous proposons d’autoriser le monde salarial et patronal à se mettre d’accord dans le cadre de ses négociations de branche régulières sur le fait que les salaires suivent l’inflation. Cela concernera donc les branches où un accord a été trouvé, c’est-à-dire tout le monde du travail capable de partager cette vision. Voulez-vous autoriser les gens à négocier quelque chose qui, aujourd’hui, est interdit à la négociation, à savoir maintenir la valeur de leur travail ? On peut faire de belles phrases sur la valeur travail mais, tous les ans, les salaires baissent. Si vous aimez vraiment la valeur travail, il faut adopter l’amendement.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Je me demande également quels syndicats de salariés vous soutiennent.
Vous semblez ne pas connaître le fonctionnement des négociations annuelles obligatoires : si patronat et syndicats veulent négocier pour rapprocher le montant des salaires de l’évolution des prix, ils le font. En 2022, le niveau médian des revalorisations salariales proposées était d’ailleurs de près de 5 %, avec une plus forte augmentation pour les catégories modestes. Vous nous donnez toujours des leçons sur le code du travail. Mais revoyez comment fonctionnent les NAO et comment les décisions d’augmentation salariale se sont traduites au cours des deux dernières années, avec des efforts particuliers en faveur des salariés modestes !
L’amendement est inutile car le dialogue social nécessaire est déjà inscrit dans les dispositions relatives aux NAO dans le code du travail.
M. Paul Christophe (HOR). Je n’ai pas la même lecture que M. Clouet : aujourd’hui, rien n’empêche les branches de négocier et de revaloriser les salaires. Dans la proposition de loi, ce n’est pas la même chose : vous proposez de négocier sur la base d’une indexation sur l’inflation.
Par ailleurs, dans son rapport de l’année 2022, le FMI précise que le risque d’apparition d’une boucle prix-salaires persiste dans l’épisode actuel et qu’il reste contenu en moyenne, à supposer qu’il n’y ait pas de choc inflationniste plus soutenu ou de changement structurel dans les processus de fixation des salaires et des prix.
Mme la rapporteure. La version provisoire du rapport ne contient en effet pas la liste des syndicats entendus. Nous sommes parvenus à auditionner dans les délais impartis la Confédération générale du travail (CGT) et Force ouvrière. Nous attendons des réponses écrites de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Pour ce qui est des syndicats patronaux, auxquels je ne faisais pas référence, nous avons reçu ce matin des réponses de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CPME) et du Mouvement des entreprises de France (Medef).
En ce qui concerne les NAO, depuis le début de l’année 2021, les salaires ont augmenté de 10 % et les prix de 12 %. Il y a donc bien un écart : le salaire réel baisse. Selon les personnes auditionnées, l’augmentation des bas salaires n’est pas nécessairement l’effet des négociations. Elle résulte plutôt de l’indexation du Smic sur l’inflation : le Smic augmentant, les entreprises sont obligées de s’aligner et d’augmenter aussi les salaires immédiatement supérieurs. C’est bien l’indexation d’une partie des salaires sur l’inflation qui a permis de limiter la casse, ce que confirment toutes les personnes que nous avons entendues.
La commission rejette l’amendement.
Article 1er : Indexation des salaires sur l’inflation jusqu’à deux fois le salaire médian
Amendement de suppression AS1 de M. Philippe Juvin
M. Philippe Juvin (LR). L’inflation est une taxe ; l’indexation risque de tuer les entreprises les plus faibles et de détruire de l’emploi. Citant André Bergeron, j’ai rappelé qu’il n’y a pas pire ennemi des salariés que ce faux ami. Quant à la boucle prix-salaires, elle n’existait pas jusqu’au début de l’année 2022, date à laquelle les hausses de salaires se sont enchaînées alors que les augmentations des prix de l’énergie étaient moins fréquentes. La hausse des prix et celle des salaires se sont amplifiées depuis 2022.
Mme la rapporteure. Non, les prix des importations énergétiques n’ont pas reculé au deuxième trimestre 2023 et il y a eu un rattrapage. Aujourd’hui, c’est dans l’agroalimentaire que les prix augmentent. Les analyses ont établi que cette inflation était due, non pas à la hausse des salaires, mais à la spéculation des grands groupes. L’augmentation des salaires crée un effet de hausse des prix minime par rapport à l’augmentation des marges dans l’économie, qui est responsable de l’épisode inflationniste que nous vivons.
M. Nicolas Turquois (Dem). J’avais demandé à Mme la rapporteure de citer un pays dans lequel l’inflation, donc l’indexation, aurait pu améliorer durablement la situation économique et celle des salariés. Je me suis renseigné sur la Belgique : dans ce pays, il y a effectivement une indexation, mais elle ne tient pas compte des carburants, lesquels jouent un rôle majeur dans la spirale inflationniste. En revanche, le dispositif intègre l’évolution des salaires dans les pays voisins de la Belgique. Cela remet en question l’efficacité de l’indexation stricte des salaires sur l’inflation telle que vous la proposez. Je suis donc favorable à l’amendement de suppression.
M. François Ruffin (LFI - NUPES). Réunis en séminaire en Finlande, les administrateurs de la Banque centrale européenne ont cherché pourquoi les prix augmentaient alors qu’il n’y avait pas d’augmentation des salaires. Ils sont arrivés à la conclusion que l’inflation était évidemment liée à la hausse des profits et aux dividendes. Ces mots, que vous ne prononcez pas et que vous ne voulez pas entendre, sont comme un point aveugle du débat. Le Rassemblement national, les Républicains et la Macronie convergent pour ne pas regarder les niveaux records qu’atteint le taux de marge des entreprises. Le journal Les Échos titrait encore récemment sur les dividendes records versés aux actionnaires cette année. Tout cela, vous ne le voyez pas.
En revanche, pour ce qui n’existe pas, c’est-à-dire une inflation tirée par les salaires, vous êtes très inquiets et vous refusez tout mécanisme qui protège les salariés. Certains collègues disent qu’il faut augmenter les salaires en France, mais pas avec ce mécanisme. Or, vous n’en proposez aucun autre. Si vous disiez que vous ne voulez pas de l’indexation parce qu’elle est dangereuse, mais que vous proposiez autre chose, on pourrait discuter. Mais ce que vous proposez depuis deux ans, ce sont des primes, des chèques, des aides : la prime Macron n’a pourtant été perçue que par un salarié sur cinq. En réalité, vous ne voulez aucun mécanisme car, depuis le milieu des années 1980, votre obsession, celle de la droite dans sa diversité, est de baisser le coût réel du travail. Finalement, vous usez aujourd’hui du masque de l’inflation à cette fin, en n’adaptant pas notre économie : cette inflation vous arrange.
M. Fabien Di Filippo (LR). Une augmentation des salaires artificielle, sans amélioration de la productivité du travail, conduit tôt ou tard à une hausse des prix encore plus significative. Si vous contraignez un chef d’entreprise à augmenter les salaires, il devra financer la hausse en faisant croître ses prix d’une somme au moins équivalente.
Vous auriez bien mieux agi pour le pouvoir d’achat de nos concitoyens si vous ne vous étiez pas prononcés pour la fermeture des centrales nucléaires – cela nous aurait permis de conserver une meilleure souveraineté énergétique –, ou si vous aviez milité pour que nous sortions du carcan des 35 heures. Vous auriez permis à nos concitoyens de travailler davantage, y compris de manière désocialisée ou défiscalisée, pour récompenser le travail. Cette solution aurait été bénéfique pour le pouvoir d’achat, tout en faisant avancer l’économie française.
Mme Annie Vidal (RE). Vous dites que toutes les organisations syndicales soutiennent votre proposition de loi. Pourtant, la CFDT ne semble pas être d’accord avec vous. Pouvez-vous préciser quelles organisations syndicales approuvent votre démarche ?
M. Philippe Juvin (LR). Il y a sans aucun doute une crise de crédibilité de la Banque centrale européenne. Les agents économiques ont cru que le maintien d’une inflation faible était possible uniquement grâce à son action : on voit les limites de l’exercice. L’apparition de la boucle prix-salaires dont vous niez l’existence pose un problème majeur car il sera très difficile de sortir de la situation d’inflation dans la mesure où la hausse des salaires et la hausse des prix s’auto-entretiennent. On ne va pas ajouter un trouble au trouble.
Mme la rapporteure. Vous n’ignorez pas que Christine Lagarde a elle-même reconnu il y a quelques mois que la BCE s’était trompée dans l’analyse des causes de l’inflation car elle collectait beaucoup de données sur les salaires et peu sur les marges des entreprises. Elle est donc revenue sur son interprétation des causes de l’inflation. Aujourd’hui, tous les grands acteurs financiers mondiaux sont alignés sur le fait qu’il existe une boucle prix-profits et que cet épisode inflationniste est dû à un choc de l’offre énergétique.
Monsieur Turquois, nous ne sommes pas pour l’inflation : nous sommes d’accord sur la nécessité de la combattre. La proposition de loi ne vise pourtant pas à lutter contre elle mais à en corriger les effets pour le salariat car il ne faut pas qu’elle pèse uniquement sur les salariés. C’est pourquoi nous vous demandons, depuis un an et demi voire deux ans, d’empêcher les superprofits, de les taxer, de limiter voire de bloquer les prix dans certains secteurs parce que l’inflation est causée par ces phénomènes. Il faut renégocier le partage de la valeur ajoutée des entreprises dans une période difficile, comme nous ne l’avons pas fait en 1983.
À cette époque, deux choix s’offraient à François Mitterrand et à Jacques Delors : préserver la compétitivité des entreprises en mettant fin à l’indexation ou opter pour davantage de protectionnisme et de relocalisation, c’est-à-dire établir un contrat social entre consommateurs et salariés pour consommer davantage français. Ce choix n’a pas été fait car la construction européenne débutait. On revient aujourd’hui sur des règles économiques auxquelles on a bêtement souscrit pendant cette période – on peut être pour l’Union européenne et contre les traités européens. Parmi les deux choix qui s’offraient, le gouvernement de l’époque n’a pas fait le bon. Il est temps de revenir à la table des négociations.
La commission adopte l’amendement.
En conséquence, l’article 1er est supprimé et l’amendement AS7 de Mme Alma Dufour tombe.
Article 2 : Indexation du traitement des agents publics sur l’inflation jusqu’à deux fois le salaire médian
Amendement de suppression AS2 de M. Philippe Juvin
M. Philippe Juvin (LR). Le présent amendement vise à supprimer l’article 2, qui tend à indexer le traitement des agents publics sur l’inflation. La vision est différente : il faut en effet laisser toute latitude aux exécutifs locaux, en particulier aux départements, régions et communes, de fixer leur propre politique salariale. Les collectivités territoriales sont confrontées à d’importantes difficultés financières : il n’est pas opportun d’ajouter une nouvelle contrainte. La question doit être traitée différemment. Si nous sommes persuadés qu’il faut augmenter les salaires des Français, votre disposition conduira les collectivités à compenser en embauchant moins de personnel là où cela est nécessaire.
Mme la rapporteure. Je suis défavorable à la suppression de l’article. Nous avons écrit une proposition de loi volontairement courte pour qu’elle soit examinée au cours de cette niche parlementaire, mais la question de la compensation aux collectivités locales d’une indexation du point d’indice sur l’inflation devra évidemment être posée. On ne peut pas leur laisser le soin de porter les décisions nationales comme cela a été le cas, par exemple, pour la prime Ségur ou d’autres revalorisations, qui ne sont pas compensées à l’euro près, notamment pour les départements. Il est indéniable que ces mesures ont coûté de l’argent public. Nous étions favorables à la demande de rapport de M. Juvin sur la question. Cependant, nous verrons si nous voterons l’amendement le moment venu car vous êtes en train de vider la proposition de loi de sa substance.
Il y a un décrochage net entre l’évolution des salaires dans le privé et dans le public : c’est ce qui commence à menacer l’attractivité de certains métiers lorsqu’ils sont en compétition avec le privé, notamment dans le domaine de la santé. On ne peut plus détourner les yeux de la stagnation et de la baisse du pouvoir d’achat réel des fonctionnaires depuis une vingtaine d’années.
M. Hadrien Clouet (LFI - NUPES). Cet article est absolument nécessaire voire impératif. Il est question de personnes qui travaillent pour l’intérêt général, font généralement des heures non rémunérées, dans des locaux exigus, où ils accueillent difficilement les usagers. À ces travailleurs qui donnent tant, on a retiré près de 10 % de pouvoir d’achat en une décennie, si bien qu’ils sont les plus pénalisés financièrement. Cela n’est pas normal. Il importe de leur garantir que leur pouvoir d’achat ne baissera pas à travail constant, ce que vise l’indexation.
Certains collègues avancent le bilan empirique : en France, l’inflation est de 6 % en un an contre 3,5 % au Luxembourg et 0,7 % en Belgique, alors que ces deux pays indexent les salaires sur l’inflation. Les logiques que vous imaginez concernant la bouche salaires-prix n’existent pas.
Notre collègue Paul Christophe a cité le rapport du FMI pour 2022. Pour être plus proche de l’actualité, on se reportera plutôt au rapport pour 2023, signé notamment par Niels‑Jakob Hansen, Frederik Toscani et Jing Zhu, dont l’avant-propos, aux pages 14 et suivantes, réfute l’idée d’une boucle entre les salaires et les prix.
Mme Annie Vidal (RE). N’ayant pas reçu de réponse à ma question, je la repose : madame la rapporteure, quelles organisations syndicales soutiennent votre proposition de loi ?
M. Philippe Juvin (LR). Le pouvoir d’achat dans les fonctions publiques est un vrai enjeu. En tant qu’ancien maire et membre de la fonction publique hospitalière, je partage cette préoccupation. Cependant, une indexation générale risque de conduire à une diminution des embauches et à des effets pervers considérables. Dans des situations où nous avons un besoin criant de personnel, les arbitrages se feront au détriment de l’emploi. C’est pourquoi je propose de supprimer l’article.
Mme la rapporteure. Je le redis : nous sommes parvenus à auditionner les représentants de la CGT et de FO, qui soutiennent la proposition de loi ; nous attendons les retours écrits de la CFDT et de la CFTC. Là n’est pas vraiment le cœur du débat.
Monsieur Juvin, je me réjouis que nous partagions la même préoccupation. Le problème est que l’on ne trouve plus de candidats, lorsque des postes sont ouverts, non seulement dans les hôpitaux mais aussi dans certains établissements de santé. S’il ne faut pas diminuer le nombre de recrutements, le manque d’attractivité des postes et la concurrence salariale intense entre le privé et le public entraînent des difficultés de recrutement. Dans ma circonscription, des postes en Ehpad sont vacants depuis plusieurs mois. J’entends donc ce que vous dites. Mais il faut régler ce problème d’attractivité salariale, sans quoi la fuite de la main-d’œuvre de ces secteurs va persister.
La commission adopte l’amendement.
En conséquence, l’article 2 est supprimé et les amendements AS8 de Mme Alma Dufour et AS4 de M. Philippe Juvin tombent.
Article 3 : Instauration d’une caisse de péréquation entre grandes entreprises et TPE PME
Amendement de suppression AS3 de M. Philippe Juvin
Mme la rapporteure. Défavorable. Dès que nous évoquons des mesures de justice sociale, vous mentionnez les TPE PME. Ces deux dernières années, nous nous sommes battus notamment pour maintenir le tarif réglementé de vente de l’électricité pour ces entreprises. Vous n’adoptiez pas le même discours alors. Vous tenez un discours à géométrie variable, ce que je constate régulièrement, notamment avec les petits commerçants que vous prétendez protéger en permanence, sauf lorsqu’il s’agit de geler les loyers commerciaux qui, contrairement aux salaires, augmentent avec l’inflation – c’est une spécificité du système français. Il est insupportable que vous vous serviez des TPE et PME comme d’un bouclier, et que vous refusiez des solutions concrètes. Personne ne nie qu’il est plus difficile pour elles d’augmenter les salaires. C’est pourquoi nous avons travaillé à une caisse de péréquation.
Par ailleurs, les TPE et les PME ayant structurellement des salaires plus bas et des salariés souvent payés au Smic, elles augmentent déjà les salaires par rapport à l’inflation davantage que les ETI. Comparativement, la mesure ne les pénaliserait donc pas plus que les grands groupes et les ETI.
M. François Ruffin (LFI - NUPES). On doit lutter contre une économie à deux vitesses : ce risque est déjà une réalité. Quand on travaille dans un grand groupe comme Total, on a droit à un treizième mois, à un comité d’entreprise, à des salaires plus élevés, à une protection. Si on est salarié d’un franchisé de Total, tout cela disparaît et on perçoit un Smic amélioré. Nous devons veiller à garder une nation unie. Le mécanisme d’indexation des salaires sur l’inflation, valable dans toutes les entreprises, unifie.
Au terme de l’examen de cette proposition de loi visant à indexer les salaires sur l’inflation, je relève surtout le manque de contre-propositions. Vous dites non à tout ; vous évoquez des scénarios catastrophes, le chômage, mais vous n’avancez aucune autre proposition. Vous dites que vous êtes conscients des problèmes salariaux, tant dans le secteur public que privé, mais votre réponse semble teintée d’impuissance. Vous ne mettez rien sur la table. C’est un peu comme écouter Bruno Le Maire dire que les entreprises doivent augmenter les salaires mais qu’elles ne le font pas, ou qu’il faut lutter contre la smicardisation de la société sans rien proposer.
Ce qui me surprend, c’est non tant le rejet prévisible de cette proposition de loi que le manque de propositions de votre part. Depuis le début de cette crise inflationniste aiguë, la seule mesure proposée a été la prime Macron, touchée par un salarié sur cinq.
M. Thibault Bazin (LR). Je suis vraiment étonné par cet article 3 qui prévoit un système de péréquation fondé sur le résultat net des entreprises présentant un chiffre d’affaires élevé. Cependant, le chiffre d’affaires peut être considérable et le résultat faible voire négatif, ce qui est souvent le cas des entreprises de l’industrie, notamment chimique, en période de crise énergétique. Je ne suis donc pas convaincu que ce système de péréquation atteindra l’objectif que vous recherchez car les situations sont très variables. On peut rencontrer des TPE en difficulté ; d’autres qui ne le sont pas ; des entreprises – ETI, TPE, PME – qui présentent un chiffre d’affaires élevé sans être nécessairement du CAC40.
Nous disposons déjà d’outils de péréquation, tels que les impôts, qui financent des soutiens spécifiques. Un nouveau système ne semble donc pas opportun.
Pour ce qui est de l’augmentation des salaires, je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle rien n’est fait, tant pour les petites que pour les grandes entreprises. Sans dire que tout est idéal, ni défendre le Gouvernement, je constate simplement, lors de mes discussions avec des chefs d’entreprise de toute taille, qu’il existe une préoccupation commune pour améliorer les conditions.
L’inflation, et son probable maintien en 2024, est un enjeu de plus en plus présent mais je ne suis pas convaincu que les solutions que vous proposez soient les plus pertinentes.
M. Nicolas Turquois (Dem). L’article 3 est une usine à gaz. Il ne précise ni comment instituer la péréquation ni au profit de qui. Certaines entreprises se portent bien et d’autres, moins. Quant à l’idée d’une cotisation obligatoire volontaire, elle n’a aucun sens.
Notre collègue Ruffin prétend que nous n’avons rien fait. Vous, vous proposez des mesures symboliques très visuelles, des mesures médiatiques, dont tous les journaux parlent, mais qui auraient au final un effet délétère sur l’économie française.
La réalité est que la politique nécessite une approche à long terme, ce qui ne signifie pas que l’on n’apporte pas de réponse immédiate aux personnes en difficulté. Faire diminuer le chômage prend du temps. Actuellement, nous connaissons un plateau en raison de la situation économique internationale difficile. Il va falloir remettre l’ouvrage sur le métier, et réindustrialiser la France. Cela prend du temps : nous devons travailler dans la durée, en accompagnant les entreprises, pour que la France gagne en souveraineté.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet (RE). Il est réducteur de prétendre que rien n’a été fait. Nous constatons tout d’abord des efforts non négligeables au sein des entreprises, avec les négociations annuelles obligatoires. Mme la rapporteure en a cité des chiffres. Ces efforts bénéficient en outre de manière plus que proportionnelle aux salariés de condition modeste. S’y ajoutent des boucliers tarifaires, pour l’énergie notamment.
Le problème central demeure cependant la question des salaires et de la valorisation du travail. Il est étonnant à cet égard que l’on ne mentionne pas la conférence sociale sur les bas salaires d’octobre, qui a abouti à des conclusions intéressantes. Au-delà de la question du Smic, le véritable enjeu réside dans le tassement des grilles salariales. Par exemple, le gain brut mensuel d’une aide ménagère qui a suivi une formation pour devenir auxiliaire de vie sera de 7,55 euros. C’est le résultat direct de l’indexation des bas salaires.
Au cours des vingt dernières années, nous avons créé des trappes à bas salaires en encourageant les primes d’activité d’un côté et les exonérations patronales de l’autre. La conférence sociale conseille d’analyser la façon dont ces trappes se construisent pour les corriger. Elle recommande également d’examiner la conditionnalité des aides aux entreprises, notamment pour ce qui concerne les minima conventionnels. Il est crucial de traiter le problème des bas salaires et de ne pas rester enfermé dans cette situation pendant des années.
Je conteste donc fermement la conclusion selon laquelle rien n’est fait. Des mesures sont prises, de manière ponctuelle et structurelle, et les conclusions de la conférence sur les bas salaires contribuent à cette action.
Mme la rapporteure. Pour les TPE et PME, il se passe aujourd’hui l’inverse d’une péréquation : 60 % des crédits d’impôt sont captés par les grands groupes car les TPE et PME n’ont pas les moyens de monter des dossiers pour accéder aux aides et avantages fiscaux et sociaux. Le taux d’imposition sur les sociétés et les prélèvements obligatoires sur les TPE et, surtout, les PME, demeure plus élevé que celui appliqué aux grands groupes, en raison des mécanismes d’optimisation fiscale que ces derniers peuvent actionner. Rien n’est fait pour corriger ce déséquilibre des politiques publiques, beaucoup plus favorables aux grands groupes qu’aux TPE PME.
Notre proposition, certes, n’est pas parfaite. Mais il ne faudrait pas caricaturer l’article. Nous fondons bien la péréquation, non sur le chiffre d’affaires, mais sur le résultat net des entreprises réalisant un certain chiffre d’affaires. Nous prenons donc évidemment en compte la question des bénéfices réalisés par les entreprises concernées.
Je rejoins M. Ruffin : vous nous opposez sans cesse les défauts de nos propositions et vous les refusez toujours. Vous dites non à l’impôt différencié sur les sociétés en fonction du chiffre d’affaires, au retour au tarif réglementé de vente de l’électricité pour les PME, au plafonnement des loyers commerciaux des petits commerces. Et quand nous proposons d’indexer les salaires sur l’inflation, vous plaignez les TPE et PME. Ce discours est insupportable.
Les salaires belges ont augmenté de 11,6 % en 2022 : ce n’est pas une mesure visuelle. Les Belges n’ont pas perdu de pouvoir d’achat depuis deux ans. Tout salarié français vous dira au contraire qu’il se sent plus pauvre qu’il y a deux ans. C’est une certitude.
Oui, des choses ont été faites mais les chiffres concordent pour montrer que c’est insuffisant, d’où notre proposition.
Enfin, madame Panosyan-Bouvet, c’est bien l’indexation du Smic qui permet de limiter la casse. Indexer les salaires au-dessus du Smic éviterait le tassement des grilles salariales.
La commission adopte l’amendement.
En conséquence, l’article 3 est supprimé.
La commission ayant supprimé tous les articles de la proposition de loi, l’ensemble de celle-ci est rejeté.
La réunion, suspendue à onze heures, est reprise à onze heures dix.
*
La commission en vient à l’examen de la proposition de loi visant à déconjugaliser l’allocation de soutien familial (n° 1770) (M. Hadrien Clouet, rapporteur).
M. Hadrien Clouet, rapporteur. Pour entrer dans le vif du sujet de cette proposition de loi technique, je prendrai un exemple. Prenons le cas similaire de deux enfants, vivant seuls avec leur mère séparée de leur père. D’un côté, Ismaël, qui reçoit une pension alimentaire de 200 euros par mois, versée par son père à sa mère. De l’autre, Julie, qui ne reçoit pas de pension alimentaire de son père, mais dont la mère perçoit de la part de la CAF, la caisse d’allocations familiales, 187,24 euros par mois au titre de l’allocation de soutien familial (ASF). Imaginons que la mère d’Ismaël et la mère de Julie fassent toutes deux le choix de se remettre en couple. Les conséquences seront très différentes pour les deux enfants. Pour Ismaël, cela ne changera rien : avoir un nouveau partenaire n’empêchera pas sa mère de recevoir une pension alimentaire pour assurer ses besoins d’entretien et d’éducation. Seule une réévaluation pourrait être ordonnée par le juge aux affaires familiales, s’il était saisi. Julie, en revanche, perdrait le bénéfice de l’ASF.
Ainsi, le système des prestations familiales entretient une vision archaïque de l’organisation des familles ainsi qu’un traitement des enfants inégalitaire et attentatoire à leurs besoins. Il reste que c’est malheureusement l’état du droit dans notre pays.
L’ASF est une prestation monétaire sans condition de ressource dont nous fêtons les quarante ans cette année. Elle est destinée aux personnes qui élèvent seules un enfant, privé du soutien de l’un de ses parents au moins. Cela recouvre deux situations distinctes. L’ASF est dite à taux plein, soit 249,59 euros par mois et par enfant, lorsqu’un enfant est privé de l’aide de ses deux parents et recueilli par une personne. L’ASF est dite à taux partiel, soit 187,24 euros par mois et par enfant, lorsqu’un enfant est privé de l’aide de l’un de ses parents.
Cette seconde situation, celle de plus de 99 % des enfants bénéficiaires, recouvre trois types d’ASF : d’abord, elle peut être différentielle, pour compenser une pension alimentaire inférieure à son montant ; ensuite, elle peut être recouvrable, pour pallier l’absence de versement par un parent d’une pension alimentaire pourtant fixée ; enfin, elle peut être non recouvrable dans les cas où l’enfant est orphelin d’un parent, non reconnu, dont le parent est insolvable ou pour un délai de 4 mois lorsqu’aucune pension alimentaire n’a encore été fixée.
L’ASF s’applique donc à de nombreuses situations, mais de quelque type qu’elle soit, son importance a crû à mesure que le nombre de familles monoparentales augmentait dans notre pays. Aujourd’hui, parmi les 2 millions de familles monoparentales françaises, 860 000 familles sont bénéficiaires de l’ASF, couvrant plus de 1,3 million d’enfants. Il s’agit ainsi d’une prestation de masse.
Venons-en à la condition d’isolement à laquelle est soumise l’ASF, et qui empêche Julie et sa mère de continuer à la percevoir après un remariage ou une remise en couple. Le code de la sécurité sociale prévoit en effet que « lorsque le père ou la mère titulaire du droit à l’allocation de soutien familial se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage, cette prestation cesse d’être due ». Deux dynamiques de fond ont justifié cet état du droit. D’une part, elle correspond au fondement patriarcal sur lequel s’est construit l’État social et qu’elle perpétue : la mère est sous tutelle financière de son ancien ou de son nouveau compagnon – les deux situations étant exclusives et systématisées. D’autre part, elle correspond à une logique budgétaire qu’assumait, en 1984, le rapporteur du texte créant l’ASF et qui déclarait à l’Assemblée nationale : « Vous comprendrez aussi que des raisons financières ont prévalu dans la décision de ne pas étendre l’allocation à des catégories nouvelles. »
Nous devons mettre fin à la condition d’isolement pour deux raisons principales : la première se rattache aux droits de l’enfant et la seconde à l’autonomie des femmes.
Sur les droits de l’enfant d’abord, je veux rappeler que l’ASF s’adresse bien, en premier lieu, aux enfants et à leurs besoins, et non à la situation conjugale de leur parent. En effet, en tant qu’héritière de l’allocation d’orphelin, l’ASF n’est pas une allocation pour parent isolé. Comme le disait le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale en 1984, c’est « une allocation d’éducation et d’entretien ». Elle est destinée à couvrir les besoins de l’enfant. D’ailleurs, l’allocation parent isolé (API), qui a existé, a été remplacée en 2008 par le RSA majoré, qui s’adresse aux parents isolés. Trop souvent, les deux sont confondues, au détriment des enfants. Ce point est crucial car les enfants dans une famille monoparentale sont plus précaires que dans une famille nucléaire : 41 % des premiers vivent sous le seuil de pauvreté contre 21 % des seconds, soit un rapport du simple au double. Ces indicateurs sont encore plus dégradés dans certains territoires, comme au sein des outre-mer.
C’est d’autant plus important qu’un tiers des bénéficiaires de l’ASF vit dans le premier décile de niveau de vie après redistribution, soit parmi les 10 % les plus pauvres, et que plus de la moitié d’entre eux font partie des 20 % les plus pauvres dans notre pays.
Que signifie concrètement la condition d’isolement ? Que l’on retire le bénéfice de l’allocation – une somme déjà très faible de 187,24 euros – à des enfants généralement pauvres, par la simple considération de la vie conjugale de leur parent, le plus souvent de leur mère. En somme, on facture aux enfants et à leurs besoins la mise en couple de leur parent. Cela me semble porter atteinte à leur dignité. C’est d’ailleurs aussi vrai si le nouveau compagnon du parent solitaire gagne moins. Imaginez une femme payée au Smic, qui vit seule avec son enfant. Si elle se remet en couple avec une personne qui perd son emploi et devient bénéficiaire du RSA, elle subit un effet ciseau : on lui retire l’ASF dont bénéficie son enfant et elle reçoit une charge supplémentaire de solidarité vis-à-vis du compagnon, qui gagne moins qu’elle. C’est la double peine.
Cette situation est d’autant plus injustifiable qu’elle perpétue des inégalités. En effet, si l’enfant a la chance de bénéficier d’une pension alimentaire, la remise en couple du parent avec lequel il vit ne signifie pas, par elle-même, que cesse le versement de la pension. Pour l’enfant qui ne touche pas de pension alimentaire, la remise en couple de son parent signifie l’arrêt de l’ASF. C’est là aussi une double peine : ni pension ni allocation. Telle est la perspective que le droit actuel propose à ces enfants – malheureusement.
Mais la condition d’isolement ne porte pas uniquement atteinte aux droits des enfants : elle est un archaïsme qui perpétue, pour les mères concernées, des représentations et organisations familiales datées, auxquelles la plupart d’entre nous ici souhaitent mettre fin. En effet, le parent isolé est dans 85 % des cas une mère – c’est pour cela que j’ai généralement décliné au féminin mon propos. De ce fait, la condition d’isolement pénalise principalement les femmes, contraintes de choisir entre le bénéfice de l’ASF et leur droit d’entamer une nouvelle relation, leur droit au bonheur. Aujourd’hui, une mère seule qui souhaite engager une relation amoureuse reçoit une facture de 187,24 euros prise sur les besoins de l’enfant. Si elle est rémunérée au Smic, cela représente une amputation de 11 % de ses revenus. C’est d’autant plus vrai que les familles monoparentales avec une mère sont plus précaires que celles avec un père. En définitive, la condition d’isolement est une atteinte à l’autonomie des femmes. Nous vous proposons de l’abroger.
Nous avons déjà conduit ici une réflexion similaire : de la même manière que nous avons considéré qu’un adulte en situation de handicap ne devait pas dépendre des revenus de son conjoint, nous considérons que l’enfant privé de l’aide de l’un de ses parents ne doit pas dépendre de la situation conjugale de son père ou, le plus souvent, de sa mère. C’est sans doute pour cela, par attachement à l’égalité et à l’autonomie des personnes, que 61 % des Français approuvent cette déconjugalisation dans le sondage Toluna Harris Interactive dédié il y a 10 jours. Et il y a une majorité parmi les sympathisants de tous les groupes politiques.
Ainsi, c’est pour défendre les droits des enfants, l’égalité entre Ismaël et Julie mais aussi l’autonomie des femmes et leur droit au bonheur, que la suppression de la condition d’isolement vous est proposée à l’article 1er de cette proposition de loi.
Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupes.
Mme Christine Le Nabour (RE). L’ASF, créée en 1985, est versée pour élever un enfant privé de l’aide de l’un ou de ses deux parents. Elle est versée au parent isolé sans condition de ressource, soit dans le cadre d’une avance en attendant le jugement officiel fixant le montant de la pension alimentaire du parent non gardien, soit parce que celle-ci est trop faible, soit parce qu’elle ne peut pas être recouvrée par l’autre parent. L’ASF cesse d’être versée à la remise en couple du parent isolé.
D’un point de vue sémantique, le titre de votre proposition de loi interpelle car une allocation individualisée ne peut pas, par nature, être déconjugalisée.
Selon l’Insee, le taux de pauvreté des enfants atteint 45 % pour ceux vivant avec un parent, contre 15,5 % pour ceux dont les parents sont en couple. L’ASF est une ressource supplémentaire versée indépendamment de la situation sociale de la personne bénéficiaire. Votre proposition pourrait conduire les couples dont l’un des membres a précédemment vécu en situation monoparentale à bénéficier d’un montant de prestation supérieur à celui des couples n’ayant pas connu de séparation préalable. Par ailleurs, cela reviendrait à nier la spécificité des familles monoparentales.
Au-delà de lutter contre le non-recours à l’ASF, le sujet est bien de garantir le versement de la pension alimentaire. Depuis le 1er janvier 2023, les CAF et les MSA deviennent systématiquement les intermédiaires entre les parents séparés dans la gestion de la pension alimentaire. L’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (Aripa), créée en 2017 sous l’impulsion de la majorité, joue un rôle crucial. En 2021, 73 % des pensions gérées par l’Aripa ont été recouvrées. En parallèle, un parcours « séparation » est mis en place offrant informations, accompagnement social et aide financière aux parents isolés.
Je le rappelle : vous avez refusé de voter des mesures favorables aux familles monoparentales telles la revalorisation de 50 % du montant de l’ASF et l’extension du complément de libre choix du mode de garde (CMG) de six à douze ans pour les familles monoparentales. Vous avez également voté contre le déploiement du service public de la petite enfance, lequel prévoyait 100 000 places supplémentaires en crèche et 1 000 crèches supplémentaires à vocation d’insertion professionnelle.
Votre proposition de loi est socialement peu justifiée, juridiquement risquée, incohérente avec notre système de prestations sociales et incompatible avec le redressement de nos comptes publics. Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Renaissance votera contre cette proposition.
Mme Angélique Ranc (RN). Votre intention sous-jacente est louable alors que les Français, notamment les plus fragiles, peinent aujourd’hui à finir ne serait-ce que la moitié du mois. Toutefois, louable ne veut pas dire juste. Votre proposition d’individualiser l’ASF pour que son versement puisse continuer, même après une remise en couple, crée plusieurs incohérences, sociales mais aussi juridiques.
Initialement prévue pour les enfants orphelins ou dont un lien de filiation n’avait pas été établi avec un parent, l’ASF a progressivement évolué pour soutenir toutes les personnes assumant seules la charge d’un enfant. Votre exposé des motifs fait d’ailleurs état de la précarité des familles monoparentales. Or, à partir de la remise en couple d’un parent isolé, il n’est plus question de monoparentalité : ouvrir ces aides aux couples irait donc à l’encontre de la vocation même de cette prestation.
En outre, si cette allocation réservée aux familles isolées était ouverte aux couples, qu’est-ce qui empêcherait d’ouvrir toutes les prestations initialement prévues pour les familles monoparentales aux familles avec deux parents ? Quelle prestation particulière relative à leur situation précaire resterait-il aux familles de parents isolés ? Il nous semble qu’une telle évolution brouillerait la lisibilité de notre système d’aides. Elle créerait un déséquilibre entre les parents isolés et ceux en couple. Si des aménagements sont prévus pour les parents isolés, c’est parce que le taux de pauvreté des enfants est plus élevé lorsqu’ils vivent avec un seul parent.
Quand on souhaite refaire sa vie avec une personne, il faut en accepter tout le foyer – y compris les enfants. Les critères d’attribution de ces aides sont clairs : il faut être un parent isolé avec un enfant à charge. Nous souhaitons que cela reste ainsi : c’est une question d’équité et de justice. Le groupe Rassemblement national votera donc contre cette proposition de loi.
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Inès élève seule Mattéo, cinq ans, dont elle a la garde exclusive. Elle combine, tant bien que mal, toutes les contraintes de la maman seule avec celles du temps partiel subi, qui lui fournit tout juste ce qu’il faut pour le loyer. Elle ne reçoit pas d’allocations familiales, son versement débutant au deuxième enfant. Pas de chance pour elle, elle ne touche pas non plus de contribution à l’éducation et à l’entretien de l’enfant – anciennement appelée « pension alimentaire » – car le père n’a pas été jugé solvable. Heureusement, elle reçoit l’ASF. Ces 187,24 euros mensuels sont loin de couvrir tous les besoins alimentaires, vestimentaires et culturels de son enfant. Mais c’est déjà ça. Ils atténuent un peu la rupture d’égalité entre Mattéo et son copain Martin, dont le père verse une pension alimentaire.
Inès se reconstruit progressivement. Elle met derrière elle les douleurs de la séparation et tombe amoureuse. Mais la voilà face à un dilemme : si elle se remet en couple, Mattéo perdra automatiquement le bénéfice de l’ASF. Peu importe que le nouveau conjoint soit dans une situation professionnelle précaire et que ses revenus soient inférieurs à ceux d’Inès, peu importe qu’elle se prépare à être solidaire s’il se retrouve au chômage ou au RSA et peu importe que son conjoint n’ait ni la garde ni l’autorité parentale sur son fils, car la CAF – et, derrière elle, le législateur – considère que, dès lors qu’Inès a un amoureux, Mattéo devra dépendre de ce dernier et perdre le droit à l’ASF. Contrairement à Martin, dont la mère s’est remariée et continue de toucher la pension alimentaire versée par le père.
La situation d’Inès n’est pas inventée : 39 000 Inès perdent l’ASF chaque année pour ce motif. C’est une injustice qui révolte les associations familiales et les collectifs que nous avons auditionnés et qui font part de leur incompréhension. C’est une injustice que 62 % des Français veulent abolir.
Nous vous proposons ce matin de réparer cette injustice subie par toutes les Inès et tous les Mattéo de France, d’affirmer que les droits de l’enfant sont inaliénables et ne doivent pas varier en fonction de la situation sentimentale des parents. Elle est révolue, l’époque où l’on considérait qu’une femme devait dépendre matériellement et moralement de son conjoint. Cela devrait faire l’unanimité.
Mme Justine Gruet (LR). Le soutien aux familles dans leur ensemble est une conviction profonde au sein de notre groupe, sans parler de l’universalité des allocations familiales dès le premier enfant, que nous réclamons depuis des années. À ce titre, nous déplorons toutes les actions qui iraient contre une politique familiale ambitieuse, qui est la base de notre modèle social. Or, le texte qui nous est présenté s’apparente davantage à de la démagogie qu’à une vraie réflexion sur les difficultés évidentes qui pèsent sur les familles monoparentales.
L’ASF est versée quand un parent a seul la charge d’un enfant pour l’entretien duquel l’autre parent ne participe plus depuis au moins un mois ou ne verse pas de pension alimentaire. Les montants sont de 187,24 euros si le parent est seul ou de 249,59 euros en l’absence des deux parents.
Sur le fond, votre proposition est démagogique car elle ne traite pas du problème fondamental des familles monoparentales : la déresponsabilisation du deuxième parent, lorsqu’il est encore présent, et le non-versement de la pension alimentaire, lorsqu’elle est fixée. Quant au parallèle que vous tentez de faire avec la déconjugalisation de l’AAH, l’allocation aux adultes handicapés, il est irrespectueux à l’égard des personnes en situation de handicap. Lorsqu’un bénéficiaire de l’AAH déclarait être en couple, il perdait son allocation alors que la situation du handicap demeurait – voilà ce qui motivait cette déconjugalisation. En l’occurrence, vous mélangez délibérément les difficultés de chacun, puisque le changement de statut familial implique la disparition du statut de parent isolé. Lorsque le parent isolé bénéficiaire de l’ASF fera le choix de se marier ou de se pacser, le quotient familial augmentera mécaniquement dans le foyer fiscal. Mais rien n’est chiffré. Quelles seront les conséquences pour nos finances publiques ?
Ce texte ne nous convient ni sur le fond ni sur la forme. Notre groupe votera contre.
Mme Anne Bergantz (Dem). Il y a un constat partagé, si ce n’est unanime, quant à la nécessité d’agir en faveur des plus précaires, des plus fragiles et des plus isolés. Chacun de nous est sensible aux situations rencontrées par les familles monoparentales. Nous les évoquions, récemment encore, dans le cadre de l’examen des dispositions du projet de loi pour le plein emploi relatives à la garde d’enfants, qui demeure trop souvent un frein à l’emploi pour les parents isolés, dont 87 % sont des femmes.
Aussi sincère soit-elle, votre proposition de loi relève de la fausse bonne idée. Vous proposez qu’une aide, versée à un parent élevant seul ses enfants et sans condition de ressource, ne prenne plus en considération la situation matrimoniale nouvelle de ces familles. Selon cette logique d’individualisation de l’aide, il serait injuste que les autres aides existantes soient maintenues pour les seules personnes isolées. Nous pourrions faire de même pour le RSA majoré, l’aide à la garde d’enfants pour parent isolé (Agepi), ou la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).
C’est un pas vers un système individualisé des droits sociaux et un retour dévoyé à un soutien financier universel aux familles, mais uniquement pour les personnes ayant connu une période d’isolement. Cette transformation non seulement détournerait cette aide de sa visée originelle, mais elle créerait une iniquité. Les couples non séparés en seraient très logiquement exclus, quand bien même leur niveau de revenus serait faible. Il nous semble plus pertinent d’aider vraiment les familles monoparentales. Il faut pour cela faire preuve de pragmatisme. Il est inopportun d’isoler une prestation sans réflexion globale sur notre système d’aides. Des travaux sont en cours, ceux de Philippe Brun et Fanta Berete par exemple, qui prouvent le caractère transpartisan de ce sujet.
Le groupe Démocrate ne soutiendra pas cette proposition de loi.
M. Arthur Delaporte (SOC). Il est difficile de tenter de remettre les pendules à l’heure tant elles paraissent déréglées depuis le début de l’examen de ce texte. Aux collègues de la majorité, qui ont contribué évidemment à améliorer le recouvrement des impayés de pension alimentaire, je rappellerai que la garantie a d’abord été expérimentée en 2014 et que tout n’a donc pas commencé en 2017. Contrairement à ce que vous laissez penser, ce n’est pas l’origine du monde. Ainsi, l’Aripa, dispositif que vous avez maintenu, a été créée en janvier 2017.
Je regrette par ailleurs, monsieur le rapporteur – voyez-y une pique amicale – que vous n’ayez pas fait référence à la proposition de loi présentée par Laurence Rossignol en février 2022 au Sénat et qui visait, elle aussi, à obtenir un peu d’égalité entre les enfants. Il s’agit de mettre un terme à une situation de double inégalité et d’incohérence du droit. C’est pourquoi le groupe Socialistes votera votre proposition de loi.
La grande incohérence tient à la différence de traitement entre les enfants selon qu’ils bénéficient de l’ASF ou d’une pension alimentaire si le parent se remet en couple. Que se passe-t-il si c’est avec quelqu’un dont les revenus sont inférieurs aux siens ?
Pour répondre à Mme Gruet, la déconjugalisation permettrait de supprimer les effets de la remise en couple.
M. Frédéric Valletoux (HOR). L’ASF est une aide essentielle pour les familles les plus fragiles. C’est une allocation utile et de bon sens pour les familles monoparentales. Elles représentent aujourd’hui un quart des familles et sont particulièrement exposées à la précarité – 41 % des enfants vivant avec un parent isolé sont considérés comme pauvres contre 16 % pour l’ensemble des enfants. Sous l’impulsion du Président de la République, l’accompagnement de ces familles est une priorité depuis le précédent quinquennat. De multiples mesures ont été mises en œuvre : en novembre 2022, la revalorisation de 50 % du montant de l’ASF, et l’extension du CMG aux familles monoparentales pour les enfants de moins de douze ans au 1er juillet 2025 au plus tard.
La présente proposition de loi ne nous semble pas justifiée pour au moins trois raisons. La première est sociale car l’ASF n’est pas une prestation sous condition de ressources mais une aide supplémentaire, indépendamment de la situation sociale de la personne qui se remet en couple. La deuxième est juridique car cela conduirait les couples dont l’un des membres a été préalablement en situation monoparentale à bénéficier d’un montant de prestation supérieur aux couples non préalablement séparés. La troisième est financière car tous les autres dispositifs favorables aux familles monoparentales devraient eux aussi être étendus, au-delà de la remise en couple, telle la majoration du montant et du plafond du CMG.
Dès lors que deux personnes décident de créer un foyer par un acte d’état civil, le versement de l’ASF n’est plus justifié. Le groupe Horizons et apparentés votera donc contre cette proposition de loi.
M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). L’ASF, bien qu’encore trop faible, constitue souvent l’unique soupape de sécurité financière pour les familles monoparentales, composées à 85 % de mères célibataires. L’ASF, par son conditionnement au célibat, est également le reliquat injuste d’un système basé sur la primauté du père, chef de famille et unique gagne-pain du ménage. Ce modèle, éminemment patriarcal et qui n’a globalement pas évolué depuis les années 1960, ne donne comme unique choix aux mères célibataires que la dépendance financière envers un homme pour élever décemment leurs enfants ou la précarité.
Alors que les mères célibataires sont les premières victimes de la féminisation croissante de la pauvreté, elles sont également les grandes perdantes du quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce gouvernement qui leur a volé deux années de vie, malgré des carrières hachées, entretient aussi un système de solidarité conjugale, s’appliquant aussi bien aux aides sociales qu’à l’impôt, lequel favorise systématiquement le plus haut salaire, celui du conjoint. Cette dépendance permanente des femmes envers leur conjoint est le nid des violences conjugales, les violences économiques en étant la première manifestation. Alors qu’aura lieu, dans trois jours, la journée internationale de lutte contre les violences de genre, nous ne pourrons avoir de politique ambitieuse en la matière sans politique ambitieuse d’émancipation économique de toutes les femmes, en particulier les plus précaires.
Savoir avec qui les 1,5 million de mères célibataires entretiennent des relations affectives ou sexuelles ne sont pas les oignons de l’État. Nous soutenons donc pleinement cette proposition de loi. Elle s’inscrit dans le chantier nécessaire de l’individualisation des prestations sociales et de l’impôt. C’est une condition indiscutable pour enfin donner de réelles options aux mères célibataires.
M. Pierre Dharréville (GDR - NUPES). Merci à nos collègues de La France insoumise et au rapporteur Hadrien Clouet de nous donner l’occasion de débattre de la situation des familles monoparentales, sujet très sensible et trop invisible. Même si certains d’entre nous, dont je fais partie, cherchent à formuler des propositions, nous sommes encore loin du compte à l’égard de ces familles frappées de plein fouet par la crise sociale actuelle.
La conjugalisation de fait de l’ASF conduit à accroître la situation de dépendance des personnes – en l’occurrence, ce sont principalement des femmes – lorsqu’une famille recomposée se forme. Cette inégalité, induite par le mode de fonctionnement de cette allocation, concerne quelque 25 000 foyers et se répercute finalement sur les enfants. Grâce à cette proposition de loi, vous mettez en lumière un défaut de la loi, qui mérite réflexion et appelle correction. Ce n’est pas la seule disposition à prendre en faveur des familles monoparentales, mais son adoption serait utile.
M. Paul-André Colombani (LIOT). Cette proposition de loi nous permet de discuter des familles monoparentales qui subissent de plein fouet l’inflation alors qu’elles sont déjà caractérisées par un fort taux de pauvreté et de précarité, par des difficultés d’accès à l’emploi ou au logement. Autant dire qu’elles ont du mal à accéder à un niveau de vie décent. Pour les femmes, surreprésentées parmi les familles monoparentales, les difficultés économiques et sociales sont décuplées. Quant aux enfants, ils sont les premiers à souffrir de cette situation : ceux qui grandissent dans des familles monoparentales vivent plus fréquemment que les autres sous le seuil de pauvreté et leur scolarité est souvent compliquée.
L’arrêt du versement de l’ASF en cas de changement de situation de l’allocataire peut être brutal et créer un vrai manque pour ces familles davantage exposées à la pauvreté. La solidarité familiale, sur laquelle repose l’essentiel de nos prestations sociales, doit évidemment jouer. Cependant, certaines situations peuvent justifier de prévoir des exceptions. C’est d’ailleurs à l’aune de ces situations particulières que nous avions plaidé pour la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Dans le cas de l’ASF, il convient de prendre en compte le fait que le nouveau partenaire n’assume pas nécessairement la charge financière ou éducative de l’enfant, d’autant qu’il n’exerce pas l’autorité parentale. La réflexion doit s’ouvrir sur les conditions d’octroi de cette allocation. Le passage devant le juge aux affaires familiales (JAF) dans un délai de quatre mois devrait être ainsi revu pour faciliter le recours.
M. le rapporteur. En revenant sur quelques éléments qui peuvent sembler confus, je ne désespère pas de faire changer d’avis, voire de vote, certains de nos collègues.
L’ASF est une aide versée pour l’entretien et l’éducation d’un enfant, distincte du RSA majoré qui n’est pas le sujet de notre discussion. Nous débattons ici d’une allocation versée pour un enfant, dont on reconnaît qu’il subit le préjudice de n’avoir qu’un seul parent pour subvenir à ses besoins. Monsieur Valletoux, vous évoquiez la solidarité qu’implique un acte d’état civil. Or, dans la grande majorité des cas qui nous occupent, il n’y a pas d’acte d’état civil pour justifier l’arrêt du versement de l’ASF : il suffit de vivre sous le même toit qu’un nouveau partenaire.
Certains soulèvent un autre argument : les revenus d’une famille dont un membre bénéficie de cette allocation sont supérieurs à ceux d’une autre dont aucun des parents n’a été en situation de famille monoparentale. C’est le cas pour n’importe quel ménage où une pension alimentaire est versée pour répondre au préjudice du manque de l’un des parents. Tout le monde trouve normal qu’une pension alimentaire vienne accroître le revenu d’une famille recomposée. Il ne faut pas comparer les deux cas, en partant du principe qu’une famille avec un beau-parent doit avoir le même revenu qu’une autre où il n’y en a pas. Quand vous vous remettez en couple avec un quelqu’un, peut-être que cette personne verse une pension alimentaire pour un enfant qu’elle a eu auparavant. Tout cela s’équilibre généralement d’un foyer à un autre.
À entendre certains, l’ASF déresponsabiliserait le second parent. Au contraire : le système actuel reporte sur le beau-père ou la belle-mère la charge de l’entretien de l’enfant. Si vous voulez responsabiliser le parent absent, il faut lui conserver une position par le biais de cette allocation déconjugalisée ou, le cas échéant, d’une procédure de recouvrement de pension alimentaire non payée – sujet qui, à mon avis, fait totalement consensus entre nous.
D’autres estiment que si nous validons la logique de cette proposition de loi, nous allons ouvrir la voie à toute une série de textes du même type. En laissant libre cours à notre imagination, on pourrait faire de telles projections pour tous les textes. Dans le droit français, il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de textes comparables à celui-ci qui porte sur la déconjugalisation d’une allocation dédiée à un enfant. Les prestations destinées aux familles monoparentales et aux parents, auxquelles vous vous référez pour établir vos comparaisons, n’ont rien à voir avec l’ASF, pensée pour l’entretien et l’éducation de l’enfant.
Notre collègue Delaporte demande ce qui se passe si le parent bénéficiaire se remet en couple avec quelqu’un qui est moins payé. C’est une bonne question car ce cas de figure est apparu dans divers témoignages durant les auditions. Je pense à cette mère, en particulier, qui a expliqué qu’elle avait eu un enfant non reconnu par le père avant de se mettre en couple avec un autre homme. Or, ce dernier a perdu son emploi et s’est retrouvé au RSA parce qu’il n’avait pas cotisé suffisamment longtemps pour percevoir une allocation chômage. Passons sur le fait que cette femme supporte une charge supplémentaire compte tenu de la situation de son nouveau compagnon et concentrons-nous sur le sujet de nos débats : elle a aussi perdu l’ASF, destinée à couvrir les besoins de son enfant. Certains nous reprochent d’ailleurs de ne pas conditionner le versement de l’ASF à des niveaux de ressources, mettant l’accent sur des cas inverses du précédent, où la remise en couple se traduit par des charges moins lourdes et des revenus plus importants. En effet, nous ne voulons pas imposer des conditions de ressources. La sénatrice Laurence Rossignol et le député Boris Vallaud ont fait des propositions en ce sens, et des expérimentations, dont nous aimerions connaître un jour les résultats, ont été menées.
Lors du précédent débat, nombre de collègues nous ont demandé qui était favorable à l’indexation des salaires sur l’inflation que nous proposions. Étrangement, personne ne nous a encore demandé qui était pour la déconjugalisation de l’ASF. Pourtant, après une vingtaine d’auditions, je peux vous donner une liste de partisans de ce texte : des associations familiales telles que la Confédération syndicale des familles (CSF), l’Union nationale des associations familiales (Unaf), la Fédération syndicale des familles monoparentales, l’association Make Mothers Matter (MMM), l’Union des familles laïques (Ufal), la Collective des mères isolées, le Mouvement des mères isolées (MMI) et la Fondation des femmes ; les chercheuses de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) et du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), que nous avons auditionnées. Même si elles abordent le sujet sous des angles différents et avec des priorités distinctes, ces personnes plaident pour la déconjugalisation de l’ASF. Elles se réclament de courants de pensée idéologiques variés, qui reflètent assez largement ceux des membres de notre commission.
Les interventions de nos collègues les plus offensifs m’étonnent. Madame Le Nabour, vous connaissez bien l’ASF – sujet sur lequel vous avez écrit – et vous avez participé activement à nos travaux. Comment pouvez-vous prendre cette allocation comme une aide destinée aux parents isolés plutôt qu’à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ? Il me semble que nous devrions concentrer nos échanges sur le principe même de cette allocation. Madame Ranc, vous avez insisté sur la notion de solidarité dans la famille. Or, la solidarité du nouveau beau-parent vis-à-vis de l’enfant n’est pas forcément acquise, sachant qu’il doit parfois verser une pension alimentaire pour un autre enfant issu d’une union précédente. Il s’agit d’adapter nos politiques familiales aux formes contemporaines de la famille.
Nous avons tous, quelle que soit notre circonscription, un grand nombre de personnes concernées par le sujet. Au cœur de la vôtre, madame Ranc, le quartier de la gare de Troyes compte 33 % de familles monoparentales. Au sud de Châteaugiron, madame Le Nabour, le taux est de 27 %. J’avais fait quelques recherches, me disant que certains députés étaient peut-être moins concernés que d’autres, pour constater que ce n’était pas le cas. Dans ces conditions, les familles monoparentales et les bénéficiaires de l’ASF vont sans doute venir dans nos permanences demander pourquoi nous n’avons pas fait un geste qui ne coûterait pas grand-chose : 800 millions d’euros par an si tous les bénéficiaires font un recours, alors que le montant correspondant aux sortants du dispositif représente 80 millions d’euros par an. Votre main ne tremble pas souvent quand vous accordez des sommes dix fois supérieures à de grandes entreprises. Ce texte nous permettrait d’avancer ensemble sur la question des solidarités familiales telle qu’elle se pose au XXIe siècle.
Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq. Nous en venons aux interventions des autres députés.
Mme Clémentine Autain (LFI - NUPES). Dans son livre l’État droit dans le mur, Anne-Laure Delatte, économiste très sérieuse, a retracé les aides accordées au cours des dernières décennies en France, constatant qu’elles allaient vers les entreprises beaucoup plus que vers les individus. Il va falloir inverser la tendance, faire en sorte que les prestations sociales prennent le pas sur les aides sans contrepartie aux grandes entreprises. Cette proposition de loi va donc dans le bon sens.
Nous devons aussi impérativement nous intéresser à un mouvement historique : l’individualisation des droits, induisant une déconjugalisation comme celle de l’AAH et une logique de prestations liées à l’enfant. Il faudrait créer une allocation à l’enfant en lieu et place d’allocations qui visent à favoriser certains modèles familiaux. La mesure proposée n’enlève rien aux familles isolées. Elle tend à pérenniser une allocation liée à un enfant. Contrairement à ce qu’a dit l’extrême droite, cette aide n’est pas réservée à des enfants sans père. Elle concerne aussi des enfants dont les pères sont insolvables. L’État pallie cette absence ou cette incapacité, et je ne vois pas pourquoi il devrait cesser de le faire en cas de constitution d’un nouveau couple. Cela me paraît tout à fait délirant.
M. Nicolas Turquois (Dem). Selon l’oratrice précédente, l’État devrait accorder plus d’aides en faveur de nos concitoyens. Citez-moi un pays qui en accorde autant que la France où les transferts sont massifs ! Cessons de jeter en permanence de l’acide sur notre société, lui reprochant de n’être pas solidaire alors que n’est pas le cas. Si je ne doute pas des convictions de notre rapporteur, je tiens à m’en démarquer sur le plan philosophique : contrairement à lui, je ne pense pas qu’il faille individualiser plutôt que de s’appuyer sur la famille. Celle-ci peut avoir des défauts regrettables, mais nous l’avons trop attaquée car ce modèle – avec ses valeurs et ses solidarités – peut apporter beaucoup à notre société. À mon avis, les difficultés de notre société sont d’ailleurs liées au recul des valeurs familiales.
M. le rapporteur. Quel pays fait mieux que le nôtre ? La Suède et l’Estonie ont un dispositif similaire qui, sans condition d’isolement, verse une prestation au bénéfice de l’enfant qui ne reçoit pas de pension alimentaire du parent absent. Il n’y a pas d’autre exemple dans l’Union européenne. Si vous voulez une réponse sur un plan plus global, je peux vous citer le Danemark, la Suède et la Norvège : la part de PIB consacrée aux prestations familiales y est supérieure à ce qu’elle est en France.
Venons-en à la responsabilisation, terme qui me semble étonnant. Cette allocation au bénéfice de l’enfant est aussi due quand l’un des parents est décédé. Vous n’allez pas responsabiliser une personne décédée ! Cela n’a pas de sens. La complexité de l’ASF vient précisément du fait qu’elle concerne de nombreuses situations, différentes les unes des autres, ce qui suscite des débats intéressants. La question que nous devons trancher aujourd’hui est la suivante : l’ASF relève-t-elle du droit d’un enfant à percevoir quelque chose pour ses besoins ou est-elle attachée aux parents, auquel cas elle fait doublon avec le RSA majoré ?
Article 1er : Supprimer la condition d’isolement de l’allocation de soutien familial
Amendements de suppression AS1 de Mme Justine Gruet et AS9 de Mme Christine Loir
Mme Justine Gruet (LR). Dans notre groupe politique, nous avons la conviction profonde qu’il faut soutenir les familles dans leur ensemble, ce qui nous conduit à plaider pour le rétablissement de l’universalité des allocations familiales dès le premier enfant. Ce n’est pas la démarche des auteurs de cette proposition de loi qui vise à généraliser une allocation spécifique aux parents isolés – que vous le vouliez ou non – à tous les parents, même en cas d’évolution des situations conjugales. Veillons à ne pas détourner les aides spécifiques aux parents isolés et essayons de créer un dispositif pertinent pour l’enfant, qui permette néanmoins de responsabiliser le deuxième parent. L’État doit garantir une éducation de qualité mais ce n’est pas son rôle d’assumer la responsabilité d’un parent. Rappelons qu’il en faut deux pour faire un enfant !
Si nous demandons la suppression de cet article, cela ne signifie pas que nous refusions de voir les situations bouleversantes dans lesquelles se trouvent certains parents isolés. Nous voulons alerter le Gouvernement sur le nécessaire rétablissement de l’autorité parentale, qui passe notamment par une exigence accrue envers le parent démissionnaire, mais aussi par la simplification des démarches concernant les pensions alimentaires. La représentation nationale devrait d’ailleurs ouvrir un véritable débat sur la politique familiale dans notre pays car les solutions proposées au XXe siècle ne sont plus toujours adaptées à la société actuelle.
Mme Angélique Ranc (RN). L’ASF est une allocation mensuelle versée à une personne qui élève seule son enfant, celui-ci étant privé de l’aide de son autre parent. Par construction, c’est donc une aide destinée aux parents isolés et uniquement à eux.
M. le rapporteur. Vous avez raison, madame Gruet, les dispositifs du XXe siècle ne sont pas forcément adaptés à notre époque, et ceux du XIXe siècle le sont encore moins. L’ASF, je le répète, n’est pas une allocation pour un unique parent isolé, mais une aide accordée à un enfant privé de l’un de ses parents. J’en veux pour preuve que si vous recueillez un enfant et que vous percevez l’ASF, celle-ci est déconjugalisée. Le droit reconnaît donc la déconjugalisation dans le cas où l’enfant n’a pas de lien biologique avec l’allocataire. C’est une contradiction que nous proposons de lever au bénéfice des enfants plutôt qu’à leur détriment.
Nous n’allons pas non plus déresponsabiliser le second parent, au contraire. En la maintenant quelle que soit la situation conjugale de la mère, nous faisons de l’ASF un substitut de pension alimentaire, destiné aux enfants qui ont le moins de moyens financiers dans le cadre de leur famille, quelle qu’en soit la forme.
Il faut deux parents pour faire un enfant, dites-vous, madame Gruet. Ce n’est objectivement pas vrai puisque 27 % des bénéficiaires de l’ASF n’ont pas de filiation établie. L’idée que concubinage, mariage ou Pacs mettraient fin à la condition de parent isolé est tout aussi inexacte : il reste isolé dans sa parentalité même s’il ne l’est plus dans sa vie conjugale. Il reçoit parfois un soutien du parent absent mais il vit au quotidien une condition de parent isolé. Quant à son compagnon, il peut avoir une pension alimentaire à verser pour un enfant issu d’une première union.
Pour toutes ces raisons, j’émets un avis énergiquement défavorable à ces amendements de suppression de l’article 1er.
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Collègues des groupes Les Républicains et Rassemblement national, vous avez osé déposer, main dans la main, un amendement visant à supprimer une proposition qui n’est pourtant qu’un petit geste destiné à réparer une rupture d’égalité entre les enfants et une injustice envers les mères isolées. Vous montrez ainsi une certaine hypocrisie, vous si prompts à prétendre défendre les droits des femmes et des enfants.
La France compte 2 millions de familles monoparentales, soit une famille sur quatre. Plus exposées que les autres à la précarité, elles viennent dans vos permanences parler de leurs difficultés. Elles vous ont aussi adressé des messages pour vous demander de voter ce texte qui améliorera leur sort. Et il a grand besoin d’être amélioré, ce sort ! Le dernier rapport annuel du Secours catholique nous alerte sur la situation de ces mères isolées dont le niveau de vie médian est de 583 euros par mois et qui sont touchées de plein fouet par l’inflation. En vous proposant ce texte, nous voulons éviter que, chaque année, 39 000 enfants ne perdent 187,24 euros mensuels du fait de la situation sentimentale de leur parent, en général de leur mère. Il ne faut pas déresponsabiliser les pères, dites-vous. Est-ce en plaçant les mères devant le dilemme de se remettre en couple ou de faire perdre une allocation à leur enfant que l’on va responsabiliser les pères ? Un père défaillant va-t-il être responsabilisé si l’on fait dépendre les besoins de son enfant du bon vouloir du nouveau conjoint de la mère ? En quoi est-ce votre modèle de la famille ? Je ne l’ai pas compris. À mon grand étonnement, vous semblez considérer qu’un beau-père peut remplacer un père : ce beau-père n’a ni l’autorité parentale ni la garde de l’enfant mais, puisqu’il vit avec la mère, on compte sur lui pour s’occuper de l’enfant. Or, toutes les études montrent que, dans votre sacro-saint modèle familial, ce sont les femmes qui contribuent le plus financièrement à l’éducation des enfants, quand bien même les hommes auraient de plus hauts revenus.
Vous vous dites choqués par le parallèle établi avec la déconjugalisation de l’AAH, arguant que le handicap ne disparaît pas quand on se met en couple. Les besoins de l’enfant ne disparaissent pas davantage quand sa mère se met en couple : l’enfant sera toujours en manque d’un père que le beau-père ne remplacera pas. Il est étonnant que vous ayez l’air de penser le contraire.
M. Arthur Delaporte (SOC). Je n’essaie pas de me mettre à la place des membres du RN. Mais si j’étais à la place des députés du groupe Les Républicains, je voterais des deux mains cette proposition de loi. Pourquoi ? Parce qu’elle incite les gens à se remettre en couple, ce qui correspond à votre modèle familial. La monoparentalité est d’ailleurs un sujet essentiel qui fait l’objet de travaux comme ceux du chercheur Julien Damon, et qui a donné lieu à la création d’un groupe de travail parlementaire transpartisan à l’initiative du groupe socialiste.
Telle qu’elle existe, l’ASF est une trappe à isolement parce qu’elle désincite à la remise en couple : certains parents isolés sont découragés d’envisager une vie commune avec un conjoint par crainte de difficultés matérielles. Elle peut aussi pousser à la fraude que vous voulez combattre. Cette situation est d’autant plus absurde que la déconjugalisation de l’ASF n’entraînerait pas un coût majeur pour les dépenses publiques, comme l’a rappelé mon collègue Clouet. Vous vous prétendez féministes et dites vouloir défendre les droits des femmes. Quel meilleur moyen de les défendre pourriez-vous trouver que cette mesure qui leur donne la liberté du choix de se remettre en couple et qui aide à lutter contre la précarité, celle des femmes en particulier ?
Il reste un aspect de l’ASF qui n’a pas été suffisamment abordé : le non-recours. Près d’un parent sur deux ne perçoit pas l’ASF alors qu’il pourrait y prétendre parce que ce droit est complexe et illisible, qu’il varie en fonction de la situation conjugale et qu’il est finalement attentatoire à la vie privée. Faciliter l’accès à l’ASF en levant cette condition d’isolement, c’est un moyen supplémentaire de lutter contre le non-recours.
M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). Madame Gruet, vous voulez responsabiliser l’autre parent, c’est-à-dire le père dans 85 % des cas. Vous avez une vision idyllique des situations où le père est défaillant. Il arrive que la mère ne puisse plus être en contact avec le père pour des raisons de sécurité car certaines histoires sont compliquées, marquées par des troubles psychiatriques, des relations d’emprise, de la violence. La déconjugalisation permettrait de garantir les mêmes droits quelle que soit la situation.
Mme Justine Gruet (LR). Revenons sur l’idée que l’État devrait assumer un rôle qui devrait l’être par le deuxième parent quand celui-ci est présent et redevable d’une pension alimentaire. La refondation d’un foyer a de toute façon des incidences, ne serait-ce que sur le plan fiscal puisque le quotient familial évolue. Quand on choisit de vivre avec une personne, cela implique de la prendre telle qu’elle est, en l’occurrence avec enfant si elle perçoit l’ASF. Nous devons remettre en valeur la notion de responsabilité dans notre société, notamment à l’égard des enfants. Des articles du code civil, lus lors de la cérémonie du mariage, établissent d’ailleurs les devoirs des parents à l’égard des enfants jusqu’à la majorité ou l’émancipation de ces derniers. Des dispositions de même nature existent dans le cadre du pacte civil de solidarité. Il est important de rappeler qu’un parent doit assurer la charge morale et matérielle de son enfant.
Je ne suis pas hostile à l’idée de retirer mon amendement. Mais je souhaiterais que nous ayons un débat de fond sur divers aspects de la politique familiale, notamment sur l’universalité des allocations familiales. Pour favoriser la natalité, la société doit accompagner les parents, dès la naissance du premier enfant et quels que soient les revenus du foyer. Les allocations familiales et autres aides ne doivent pas être réservées à des personnes qui n’ont pas les moyens financiers d’élever leurs enfants ; il faut aussi aider le parent qui fait l’effort de se lever tous les matins pour aller travailler. Je retirerai mon amendement en espérant ce débat de fond.
Mme Christine Le Nabour (RE). Vous avez rappelé par deux fois, monsieur le rapporteur, que le texte de 1984 précisait que l’ASF était bien destinée à l’enfant et non à la cellule familiale dans son ensemble. Il n’en reste pas moins qu’il prévoit une suspension de l’allocation en cas de remise en couple.
Si je suis convaincue que nous devons traiter le cas des parents isolés, particulièrement celui des mamans, je ne crois pas qu’il puisse être appréhendé par le seul biais de l’ASF. Parmi les actions déjà entreprises, on peut citer la création de l’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Il reste des progrès à faire en matière d’égalité salariale entre les femmes et les hommes, ce qui permettrait de lutter contre la précarité des femmes en général et celle des mamans seules en particulier.
Nous avons aussi un chantier sur le non-recours, qui me tient à cœur. Nous avons déjà adopté des mesures permettant le partage de données entre les administrations. La caisse d’allocations familiales (CAF) et la Mutualité sociale agricole (MSA) vont créer des parcours, à des moments clés de la vie difficiles à passer, afin d’éviter les ruptures de droits et accompagner les personnes vers le droit et dans leurs droits. La ministre des solidarités et des familles est consciente de l’importance de ce chantier qui mobilise déjà certains collègues. Attendons les résultats de ces travaux pour avoir une vision globale et analytique de la situation !
Enfin, je trouve que vous avez une vision incroyablement négative du couple et de la solidarité familiale. À vous entendre, tous les couples reconstruits refusent de partager les charges contraintes et celles liées à l’éducation des enfants. Ce n’est pas le cas.
M. Nicolas Turquois (Dem). Lors de notre échange sur la protection sociale globale, monsieur le rapporteur, vous avez indiqué que Danemark, la Suède et la Norvège faisaient mieux que la France. Selon les données d’Eurostat publiées en 2022, la France arrive largement en tête du classement, les prestations sociales représentant 32 % du PIB de notre pays. La Finlande, le Danemark et la Suède figurent respectivement en quatrième, septième et huitième positions. Quant à la Lettonie – que vous avez aussi mentionnée, il me semble –, elle arrive en vingt et unième position. Il est possible que certains pays fassent mieux que le nôtre dans tel ou tel domaine, mais regardez le niveau global de redistribution.
Certaines personnes vivent une situation sociale compliquée. Je ne le conteste pas. De votre côté, entendez aussi ceux de nos concitoyens qui estiment que ces transferts massifs atteignent une limite et qui les remettent en cause. Voulons-nous consolider notre système de protection sociale ou le remettre en cause ? Pour ma part, je suis favorable à sa consolidation. Mais je remarque une contestation croissante de l’ampleur des transferts sociaux dans notre pays. Il faut rechercher un meilleur équilibre et lutter contre le non-recours, comme l’a dit notre collègue Delaporte. À cet égard, il nous faut tirer les enseignements des expérimentations réalisées dans les « territoires zéro non-recours » avant d’essayer de les généraliser.
Quoi qu’il en soit, il faut arrêter de jeter l’opprobre sur notre système de protection sociale qui a permis d’accompagner nos concitoyens pendant les dernières crises. Certains continuent à affronter de vraies difficultés financières et même la pauvreté. C’est par le développement d’une société de l’emploi que nous pourrons y remédier.
M. le rapporteur. Tout d’abord, je constate que nous pouvons avancer ensemble en matière d’ouverture des allocations familiales au premier enfant ou d’égalité salariale car nous posons ces débats dans les mêmes termes. Ne cherchons pas des clivages quand nous pouvons nous mettre d’accord.
Notre proposition de loi concerne 1,3 million d’enfants bénéficiaires de l’ASF, sachant que 40 % d’entre eux ont un parent insolvable ou ne reçoivent pas de pension alimentaire fixe. Il me semble que certaines oppositions sont un peu forcées. S’agissant de la responsabilité, je maintiens que la conjugalisation substitue le beau-parent au parent absent et je m’en inquiète. La responsabilité du parent absent passe par le paiement de la pension alimentaire. Comme vous, madame Le Nabour, je pense qu’il faut améliorer le recouvrement des pensions et des impayés. À mon avis, la déconjugalisation de l’ASF donne une motivation supplémentaire pour essayer de recouvrer les pensions alimentaires non payées : le versement d’un substitut incite à des vérifications.
Il existe certes des solidarités familiales, mais les revenus varient. Quand vous vous mettez en couple avec quelqu’un, vous ne pouvez pas tout prévoir. Ne parlons pas des prestations non contributives qui visent à répondre à des situations de pauvreté ou d’isolement. Ce n’est pas le sujet. Parlons du seul à perdre le bénéfice d’une prestation, y compris si le revenu du ménage baisse : l’enfant dans le cadre de l’ASF. C’est la seule situation où il y a perte nette même si la famille s’appauvrit, ce qui n’est pas normal.
Je partage votre intérêt pour le sujet du non-recours aux droits, madame Le Nabour. J’y trouve même un argument supplémentaire en faveur de l’adoption de ce texte : l’une des causes du non-recours, qui atteint près de 50 % pour l’ASF, c’est la crainte du contrôle sur pièces par la CAF. Il existe diverses méthodes pour effectuer ce contrôle qui tend à vérifier que la personne n’est pas en couple. Les contrôleurs de la CAF disposent d’un manuel et ils doivent prêter serment, mais ni le manuel ni le contenu du serment ne sont communiqués au grand public. Je profite de l’occasion pour réitérer la demande que j’avais faite à Mme Aurore Bergé, par le biais d’une question écrite, à propos de l’accès à ces documents. Le contrôleur peut, par exemple, vérifier que le nombre de brosses à dents correspond au nombre de personnes supposées vivre sous le même toit. La crainte de tels contrôles, qui peuvent prendre une tournure vexatoire et intrusive, conduit à du non-recours.
Vous avez évoqué les parcours de la CAF, madame Le Nabour. Il en existe un pour les cas de séparation, qui prend en charge les personnes tout au long de leur cheminement. Le problème est qu’il invite la personne à entrer dans une démarche de médiation avec son ancien partenaire alors qu’elle doit passer devant le juge si elle veut conserver le bénéfice de l’allocation. Les membres de la majorité devraient réserver un accueil enthousiaste à notre texte qui, en définitive, contribue aux réflexions du Gouvernement, et saisir l’occasion.
Enfin, s’agissant des comparaisons internationales, monsieur Turquois a retenu des pourcentages du PIB alors que j’ai raisonné en niveau de prestations et parité de pouvoir d’achat. Il faut bien sûr distinguer les pays où les prestations sociales sont plus généreuses en général – Norvège, Suède, Danemark, Autriche, Allemagne – et ceux qui versent une allocation comparable à l’ASF sans imposer un critère d’isolement.
L’amendement AS1 est retiré.
La commission rejette l’amendement AS9.
Amendement AS10 de Mme Christine Loir
Mme Angélique Ranc (RN). Cet amendement de repli vise à exclure le concubinage des situations qui entraînent la suppression de l’ASF. Nous considérons que cette allocation n’est pas compatible avec le fait d’être marié : le mariage représente un engagement entre deux personnes qui se promettent mutuellement de subvenir aux besoins de la famille.
M. le rapporteur. Cet amendement va évidemment à l’encontre de l’esprit de la proposition de loi. En effet, l’ouverture du bénéfice de l’ASF aux seules personnes vivant en concubinage contraindrait les familles monoparentales à un arbitrage difficile entre le bénéfice de l’ASF pour l’enfant ou les enfants au foyer avec la personne bénéficiaire en leur nom et, d’autre part, le mariage ou le pacs, avec les protections qui y sont attachées.
Par ailleurs, je m’étonne que le Rassemblement national dépose un amendement visant à retirer un revenu aux enfants dont les parents se marient, car ce n’est pas cohérent avec les propos que vous tenez pour la défense de l’institution matrimoniale, qui serait, dans ce cas, financièrement pénalisante pour le foyer concerné.
M. François Ruffin (LFI - NUPES). L’allocation de soutien familial va à l’enfant en cas de décès d’un parent ou, en cas de séparation, lorsque le père refuse de payer la pension alimentaire ou ne le peut pas. En cas de remariage, il peut y avoir débat pour savoir si le beau-père doit prendre en charge l’enfant ou si l’ASF doit être maintenue pour le bien de ce dernier. La question de savoir si cela doit s’inscrire dans le cadre d’une politique familiale peut aussi faire l’objet de débats.
Cependant, les propos tenus ici font de cette discussion technique un débat sur les valeurs. On nous dit qu’il s’agit de défendre la sphère familiale, les valeurs de la famille et la solidarité familiale. Or, quelle est aujourd’hui la réalité de la famille ? Il ne s’agit ni d’en faire l’apologie ni de le regretter, mais de faire le constat que 45 % des couples mariés, soit près d’un sur deux, se séparent, que l’on compte 25 % de familles monoparentales et d’enfants élevés par leur mère ou par leur père, et 10 % d’enfants vivant dans des familles recomposées.
Face à cette réalité des situations familiales dans notre pays, notre unique souci doit être de veiller au bien de l’enfant sur le plan psychologique : comment faire en sorte qu’il soit le moins heurté possible en cas de séparation ou de divorce ? Sur le plan matériel, comment faire pour que cela ne se traduise pas par une dégringolade en termes de niveau de vie et que sa vie n’en soit pas trop affectée ?
La proposition de M. Clouet va dans ce sens. On pourrait certes envisager une politique familiale beaucoup plus vaste, mais il ne s’agit ici que d’un point technique, que nous devrions aborder dans la seule perspective du bien des enfants.
Mme Anne Bergantz (Dem). Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué au début de votre intervention une vision archaïque de la politique familiale. Je ne partage pas votre point de vue et je rappelle que le système français est construit sur un équilibre entre des prestations universelles, individuelles et familialisées. Je ne pense pas que l’on puisse réfléchir de façon isolée sur une prestation car ce système constitue un tout, avec en outre des systèmes de vases communicants entre les prestations, sans parler de la fiscalité. Je suis donc opposée à votre proposition de loi.
La commission rejette l’amendement.
Puis elle rejette l’article 1er.
Après l’article 1er
Amendement AS6 de Mme Sarah Legrain
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Toutes les auditions auxquelles nous avons procédées et les échanges que nous venons d’avoir montrent une forte ambiguïté sur l’objet de l’allocation de soutien familial, avec notamment une confusion entre cette allocation et l’allocation de parent isolé devenue RSA majoré. Tout le monde semble penser que cette allocation est destinée au parent isolé, alors qu’elle est bien, comme le disait explicitement durant son audition la direction de la sécurité sociale, destinée à l’enfant en vue d’aider les familles monoparentales à subvenir aux besoins fondamentaux de leurs enfants : alimentation, habillement, soins médicaux, loisirs et culture. Cette allocation est versée en complément ou en substitution d’une pension alimentaire qui n’aurait pas encore été fixée ou versée, ou dont le montant serait inférieur à 187,24 euros. Or, la pension alimentaire a, elle aussi, changé de nom, car elle était trop souvent perçue comme une prestation attribuée à la mère seule. Elle porte désormais le nom de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, pour exprimer le fait qu’elle est rattachée aux droits de ce dernier.
Par souci de cohérence, l’intitulé de cette allocation de soutien familial qui se substitue à une défaillance de la contribution paternelle à l’entretien et l’éducation de l’enfant devrait manifester clairement qu’elle a la même finalité. En vue de cette cohérence et afin d’éviter des confusions entre ce qui est alloué à l’enfant et à la mère, il importe donc de renommer cette allocation pour lui donner l’intitulé d’allocation d’entretien et d’éducation à l’enfant, montant qu’elle est un droit inaliénable attaché à l’enfant, qui n’a pas de raison de dépendre de la conjugalité des parents.
M. le rapporteur. Je suis tout à fait favorable à cette demande qui répond au principe constitutionnel d’intelligibilité de la loi. Qualifier l’ASF de prestation d’entretien et d’éducation de l’enfant rappelle à la fois son objectif initial, son usage contemporain et son caractère subsidiaire par rapport à la pension alimentaire, laquelle procède d’une obligation de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant définie par le code civil.
La commission rejette l’amendement.
Amendements AS8 et AS7 de M. Sébastien Peytavie
M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). L’amendement AS7 est un amendement de repli, qui tend à prévoir une expérimentation.
Quant à l’amendement AS8, il vise à nous assurer que les personnes bénéficiaires du RSA et des allocations familiales, dont font largement partie les foyers monoparentaux, sont systématiquement informées de l’existence de l’ASF dès lors qu’elles y sont éligibles. L’objectif de cet amendement est ainsi de lutter contre l’important phénomène de non-recours qui touche également l’ASF. Selon des travaux menés par la Caisse nationale des allocations familiales, près d’un parent isolé sur deux serait éligible à l’ASF sans la réclamer. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène d’ampleur, notamment des conditions d’octroi complexes et particulièrement restrictives et le manque d’information sur l’existence de l’ASF qui est d’ailleurs, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), le premier motif de non-recours aux prestations sociales. Force est de constater que nous ne pourrons garantir une existence digne aux mères célibataires et à leurs enfants s’il existe encore des freins au bénéfice des aides auxquelles elles ont pourtant le droit de prétendre. Alors qu’un tiers des familles monoparentales vivent sous le seuil de pauvreté, nous appelons à l’adoption de toute mesure visant à réduire le taux de non-recours à l’allocation de soutien familial.
M. le rapporteur. Avis favorable. Au cours des auditions auxquelles nous avons procédé, la question du non-recours a été très souvent abordée, tant sous l’angle de la nature de l’information que sous ceux de sa capacité à parvenir aux bénéficiaires putatifs et de la complexité des démarches à engager. Face à ces nombreux obstacles, une information systématique des personnes éligibles me semble aller dans le bon sens, d’autant qu’elle peut s’appuyer sur le « parcours séparation » qui existe déjà à la CAF. Toutefois, d’après les échos que nous en avons eus durant les auditions, cette dernière n’informe pas systématiquement les bénéficiaires potentiels de l’existence d’une allocation. C’est d’autant plus préjudiciable, en termes de revenus, que la demande n’est pas rétroactive, le versement de l’allocation prenant ainsi effet à partir de du jour où la demande est effectuée, et non pas forcément du moment de la séparation, qui est difficile à déterminer.
M. Arthur Delaporte (SOC). Je précise à l’intention de nos collègues de la majorité que cette mesure, qui permet de lutter contre le non-recours aux droits, ne mange pas de pain. Il ne s’agit que d’une information, qui ne coûte rien.
La commission rejette successivement les amendements.
Amendement AS4 de Mme Sarah Legrain
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Après vous avoir parlé d’Inès, qui perd son allocation parce qu’elle se remet en couple, je pourrais vous parler de son ami Aurélie qui, elle non plus, ne reçoit pas de pension alimentaire et qui perdra l’ASF au bout de quatre petits mois, ou ne la touchera peut-être même pas du tout. En effet, de nombreux freins ont pu faire obstacle au passage devant le juge aux affaires familiales dans le délai imparti de quatre mois suivant la séparation, au-delà duquel l’allocation de soutien familial n’est plus versée. Peut-être Aurélie a-t-elle tout simplement été débordée car, lorsqu’on se sépare, il faut, au beau milieu du brouillard sentimental, trouver un logement adapté à son salaire, concilier son emploi ou sa recherche d’emploi avec la charge exclusive de son enfant ou de ses enfants et remplir des paperasses. Faire une demande au juge des affaires familiales n’est pas la première chose à laquelle on peut penser et consacrer son énergie.
Plus grave encore – et j’appelle votre attention sur ce point à la veille d’une marche que nous espérons massive contre les violences sexistes et sexuelles –, il est possible qu’Aurélie ait été prise dans les déboires d’une séparation compliquée, marquée par une emprise ou des violences et que, comme de nombreuses femmes, elle ait pensé que le fait de prendre un avocat et de passer devant le juge serait perçu comme une déclaration de guerre qui aggraverait la situation. De fait, certaines femmes ont dit qu’elles ne voulaient pas en rajouter, qu’elles ne demanderaient pas de pension alimentaire et qu’elles se débrouilleraient seules, perdant ainsi l’allocation de soutien familial.
Il est même possible qu’Aurélie ait réussi à contacter à temps le tribunal mais que, du fait de l’engorgement de ce tribunal – situation qui nous a été rapportée comme fréquente par les avocats et collectifs rencontrés –, elle n’ait pas pu déposer dans les délais une assignation, auquel cas elle aura également perdu son ASF, faute d’avoir pu produire dans les quatre mois un document attestant de sa volonté. Il est donc important d’étudier les conséquences de ce délai.
M. le rapporteur. Avis favorable car le montant de l’ASF, soit 187,24 euros, est largement insuffisant par rapport aux besoins réels des enfants et aux sommes que les parents doivent réellement débourser. Les auditions que nous avons menées manifestent son insuffisance, notamment en période d’inflation. Le sujet est d’actualité et, ce matin même, l’ensemble des participantes à une émission sur RMC plaidaient pour cette déconjugalisation de l’ASF.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS5 de Mme Sarah Legrain
Mme Karen Erodi (LFI - NUPES). L’ASF est utilisée pour survivre. Mais son montant de 187 euros correspond à peine au prix d’un chariot de courses pour une semaine quand on a deux adolescents. Voilà ce que nous ont dit les présidentes du Mouvement des mères isolées la semaine dernière. Derrière ces témoignages poignants de femmes combatives se cachent des enfants, premières victimes de la modicité et de la complexité de cette allocation. En effet, les enfants des familles monoparentales paient le prix fort car 41 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté fixé, selon les données 2020 de l’Insee, à 940 euros. Cette situation est insoutenable.
L’ASF a pour objectif de tenter de vêtir et de nourrir un enfant. Mais, croyez-moi, pas les deux en même temps ! Pour une personne qui élève seule son enfant en étant privée de l’aide de l’autre parent, cette somme de 187 euros est ridicule, en particulier en temps d’inflation – laquelle s’est élevée, je le rappelle, sur un an, à 7 % sur les spaghettis, à plus de 16 % sur le riz et à plus de 50 % sur le sucre, alors que le montant de l’ASF reste inchangé. Le groupe La France insoumise propose donc d’indexer cette allocation sur l’inflation pour permettre à ces familles de survivre.
M. le rapporteur. Avis tout à fait favorable à cette mesure qui permettrait de soulager la pauvreté infantile.
M. Arthur Delaporte (SOC). J’ai l’impression que nos collègues de la majorité vont une nouvelle fois refuser d’indexer l’allocation sur l’inflation. Je rappelle qu’elle avait été revalorisée de 25 % dans le cadre du plan pauvreté du temps de la majorité socialiste. Mais, depuis lors, elle stagne en valeur nominale à 187 euros, ce qui correspond à une baisse en valeur réelle. En refusant cet amendement, vous allez donc acter cette année une nouvelle baisse du montant de l’ASF.
La commission rejette l’amendement.
Amendement AS3 de Mme Sarah Legrain
Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Nous demandons un rapport étudiant la possibilité d’une automaticité de l’ASF. Les auditions ont mis en lumière un taux important, pouvant atteindre 50 %, de non-recours à cette allocation, dont de nombreuses femmes nous ont dit qu’elles pouvaient en ignorer l’existence si elles n’étaient pas insérées dans un tissu associatif et accompagnées d’avocats. Il importe donc d’étudier la possibilité d’une forme d’automaticité qui assurerait à tous les enfants de notre pays un accès à ces allocations auxquelles ils ont droit, qui leur éviterait d’être pénalisés dans des moments de séparation chargés émotionnellement et matériellement, et où l’accès à l’information est particulièrement difficile.
M. le rapporteur. Tout ce qui peut aider des enfants privés du soutien de l’un de leurs parents, sous la forme monétaire et parfois sous la forme affective, va dans le bon sens. Le rapport proposé y contribue et je souhaite donc l’adoption de l’amendement.
Mme Rachel Keke (LFI - NUPES). En France, une famille sur quatre est monoparentale et, pour ces familles, le taux de pauvreté est de 19 %, soit plus de deux fois la moyenne nationale. Le parent isolé est souvent une femme. En effet, 83 % des parents isolés sont des mères qui subissent le chômage, le temps partiel imposé et les CDD – si tant est qu’elles aient du travail. Selon l’Insee, 41 % des enfants de parents isolés vivent sous le seuil de pauvreté contre 20,7 % des enfants sur l’ensemble de la population.
Cette précarité et cette pauvreté ont un impact certain sur la vie, la santé et l’éducation de ces enfants. Les femmes et les enfants ne vivent pas d’amour et d’eau fraîche : ils ont besoin de moyens et d’argent ! Un grand nombre de ces femmes isolées ne savent pas qu’elles ont droit à des aides ou ne les réclament pas parce que le contexte de la séparation est difficile.
La commission rejette l’amendement.
Article 2 : Compensation financière
La commission rejette l’article 2.
Après l’article 2
Amendement AS2 de M. Sébastien Peytavie
M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). Le conditionnement de l’ASF au célibat est une profonde injustice, éminemment patriarcale. Le combat pour la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) a pourtant montré le chemin vers la nécessaire individualisation des prestations sociales. Disposer de ses propres ressources, quel que soit son statut conjugal, est une condition intrinsèque de l’indépendance. Au même titre que les personnes handicapées, les familles monoparentales comprennent les personnes les plus touchées par la précarité. Alors qu’une séparation engendre en moyenne une augmentation des moyens financiers pour les pères, c’est une véritable trappe à pauvreté pour les mères parce que notre système social et fiscal sanctuarise encore le modèle de la sacro-sainte famille traditionnelle, au détriment de tous ceux qui sortent de cette norme. Comme le précise un rapport de la Fondation des femmes, la conjugalisation de l’impôt instaurée dans l’après-guerre s’inscrit dans cette même logique de solidarité conjugale qui incite les femmes à ne pas travailler pour s’occuper des enfants. Une augmentation des revenus de la personne qui gagne le moins fait ainsi augmenter l’imposition du foyer.
Face à ce constat de domination économique que subissent les femmes les plus précaires, pleinement encouragée par l’État, nous insistons sur le fait que nous ne parviendrons pas à réduire les inégalités de genre qui frappent de plein fouet les mères célibataires si notre système social et fiscal les maintient dans un état de dépendance financière permanente.
Le groupe Écologiste-NUPES appelle donc à entamer cette révolution radicale, nécessaire et féministe de notre modèle social et fiscal, en prenant en compte le passage à l’individualisation de l’impôt et de toutes les aides sociales. Cela reviendrait à affirmer que toute personne a le droit de vivre dignement, indépendamment de ses relations affectives et de sa situation conjugale. Ce serait donner de la valeur à chaque personne pour ce qu’elle est : un membre à part entière de notre société, et non pas une valeur dépendant de qui elle fréquente.
M. le rapporteur. Il ne fait jamais de mal de disposer d’une information et de réfléchir ensemble. Outre la condition d’isolement que nous critiquons dans ce texte, les auditions ont mis au jour un ensemble d’inégalités sociales et fiscales qui parcourent notre système de protection sociale. Ainsi, la pension alimentaire est déductible des revenus imposables pour la personne qui la verse, mais comptabilisée au titre des revenus imposables de celle qui la reçoit. Quant à l’individualisation de l’AAH, elle a eu des conséquences sur lesquelles nous devons réfléchir en termes d’harmonisation de l’ensemble des droits.
Tout cela invite à une réflexion plus globale sur la déconjugalisation du système social et fiscal, que je soutiens. J’émets donc un avis favorable cet amendement.
M. Arthur Delaporte (SOC). « Je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération, ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attente à votre dignité, ne vous résignez jamais. » Ces propos sont ceux de Gisèle Halimi. Vous feriez bien de l’écouter, chers collègues, et de voter cet amendement.
La commission rejette l’amendement.
L’ensemble des articles de la proposition de loi ayant été supprimés ou rejetés, le texte est considéré comme rejeté par la commission.
La réunion s’achève à douze heures quarante-cinq.
Présences en réunion
Présents. – M. Éric Alauzet, Mme Clémentine Autain, M. Joël Aviragnet, Mme Géraldine Bannier, M. Christophe Bentz, Mme Fanta Berete, Mme Anne Bergantz, Mme Chantal Bouloux, M. Louis Boyard, M. Elie Califer, M. Victor Catteau, M. Paul Christophe, M. Dino Cinieri, M. Hadrien Clouet, M. Paul-André Colombani, Mme Josiane Corneloup, Mme Laurence Cristol, M. Arthur Delaporte, M. Pierre Dharréville, Mme Sandrine Dogor-Such, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Alma Dufour, Mme Karen Erodi, M. Olivier Falorni, M. Marc Ferracci, Mme Caroline Fiat, M. Thierry Frappé, M. Philippe Frei, M. François Gernigon, M. Jean‑Carles Grelier, Mme Justine Gruet, M. Jérôme Guedj, Mme Servane Hugues, Mme Monique Iborra, M. Cyrille Isaac-Sibille, Mme Caroline Janvier, M. Philippe Juvin, Mme Rachel Keke, Mme Laure Lavalette, Mme Christine Le Nabour, M. Laurent Leclercq, Mme Sarah Legrain, Mme Brigitte Liso, Mme Christine Loir, M. Didier Martin, M. Paul Molac, M. Yannick Neuder, Mme Astrid Panosyan-Bouvet, Mme Charlotte Parmentier-Lecocq, Mme Michèle Peyron, M. Sébastien Peytavie, Mme Angélique Ranc, M. Jean Hugues Ratenon, M. Jean-François Rousset, M. François Ruffin, M. Freddy Sertin, M. Emmanuel Taché de la Pagerie, M. Nicolas Turquois, Mme Isabelle Valentin, M. Frédéric Valletoux, Mme Annie Vidal, M. Alexandre Vincendet, M. Stéphane Viry
Excusés. – Mme Sandrine Josso, Mme Joëlle Mélin, Mme Stéphanie Rist
Assistaient également à la réunion. – M. Thibault Bazin, M. Idir Boumertit, M. Fabien Di Filippo, M. Jean-Philippe Nilor, M. Karl Olive