Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Audition, ouverte à la presse, de M. Lionel Zinsou, fondateur et partenaire managérial de SouthBridge, président de la Fondation Terra Nova, administrateur du musée Branly-Jacques Chirac, ancien premier ministre du Bénin (2015-2016), sur la France et les nouveaux défis africains. 2
Mercredi
17 janvier 2024
Séance de 10 h 15
Compte rendu n° 30
session ordinaire de 2023-2024
Présidence
de M. Jean-Louis Bourlanges,
Président
— 1 —
La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Lionel Zinsou, fondateur et partenaire managérial de SouthBridge, président de la Fondation Terra Nova, administrateur du musée Branly-Jacques Chirac, ancien premier ministre du Bénin (2015-2016), sur la France et les nouveaux défis africains.
Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président.
La séance est ouverte à 10 h 20
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, vous vous rappelez qu’a été présenté le 8 novembre 2023 à cette commission le rapport établi par Michèle Tabarot et Bruno Fuchs sur les relations entre la France et l’Afrique. Nous avions considéré que cet excellent travail, qui avait suscité un débat très intéressant au sein de notre commission, était un acte inaugural et que nous devions absolument poursuivre notre réflexion sur cette relation franco-africaine, qui est à la fois très riche, très tumultueuse et essentielle.
J’ai donc proposé de commencer ce cycle d’approfondissement du sujet en invitant M. Lionel Zinsou, qui a des vues extraordinairement intéressantes, stimulantes et originales sur la question africaine. Monsieur Zinsou est fondateur et partenaire managérial de Southbridge et est président de la fondation Terra Nova ainsi que l’ancien président de la société des amis du musée Branly-Jacques Chirac. Il a également été premier ministre du Bénin de 2015 à 2016. Il est donc un interlocuteur parfaitement adapté pour inaugurer ce cycle. C’est une grande joie, cher Lionel Zinsou, de vous accueillir dans cette commission. Votre histoire, votre parcours personnel, tant en France qu’en Afrique, de même que vos éminentes compétences et qualités intellectuelles, font de vous un intervenant tout désigné pour éclairer notre commission sur le positionnement que doit prendre la France face aux nouveaux défis africains.
Madame Tabarot est présente parmi nous, tandis que monsieur Fuchs est retenu par ses responsabilités au sein de l’Assemblée parlementaire de la francophonie à Bruxelles : il m’a demandé de l’excuser et m’a assuré qu’il regarderait avec beaucoup d’intérêt nos échanges et votre intervention. À travers votre propos liminaire, les réponses aux groupes politiques, les réponses aux intervenants à titre individuel et votre conclusion, vous aurez toutes les possibilités de dire tout ce que vous souhaitez à notre commission, qui a certainement grand besoin d’être éclairée sur un ensemble de choses concernant l’Afrique. Nous sommes en effet bien conscients que nous vivons le passage d’une certaine idée de la politique française en Afrique, de l’Afrique et de son développement à une autre idée, et nous manquons aujourd’hui de repères.
M. Lionel Zinsou, fondateur et partenaire managérial de SouthBridge, président de la Fondation Terra Nova, administrateur du musée Branly-Jacques Chirac, ancien premier ministre du Bénin (2015-2016). Je suis très honoré, et intimidé, d’être devant vous. Étant citoyen français né en France de parents français, j’ai mes propres biais dans l’analyse de la relation entre l’Afrique et la France. Mon père est d’origine dahoméenne, ou béninoise, et a hérité de la nationalité française de mon grand-père : nous sommes donc Français dans la branche africaine depuis 1920. Ma mère est quant à elle Savoyarde. Pour moi, la relation entre la France et l’Afrique correspond à la relation entre le lobe droit et le lobe gauche du cerveau : c’est donc une question intime.
Par ailleurs, je suis fonctionnaire français d’extraction puisque je suis agrégé de l’université. J’ai été économiste et j’ai été enseignant à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Ensuite, j’ai fait une carrière privée chez Danone, dans la banque Rothschild & Co – où j’étais associé gérant – et chez Paribas Affaires Industrielles, dont j’étais président. Je suis donc tout de même assez français dans mon expérience.
Néanmoins, mon oncle était président de la République du Dahomey dans les années 1960. Au Bénin, j’ai essayé de créer une entreprise, j’ai créé une fondation culturelle et, malgré de grands efforts pour ne pas rejoindre le gouvernement, j’ai fini par céder à mes devoirs civiques : j’ai donc été brièvement premier ministre de la République du Bénin et candidat à l’élection présidentielle, ce qui me permet d’avoir une relation avec le peuple qui me paraît essentielle. Ma présence devant vous montre que je n’ai pas été élu président de la République du Bénin et, le Bénin étant un pays démocratique, je peux encore être un citoyen actif dans mon pays, mais je n’en suis plus un responsable public.
Cette espèce de vie commune entre la France et l’Afrique crée de nombreux biais mais apporte également un peu d’expérience.
Je voudrais d’abord dire ma gratitude aux rapporteurs et à votre commission parce que je pense que ce rapport était nécessaire et je m’associe à beaucoup de ses recommandations. Je suis très sensible au fait que vous souhaitez qu’il y ait une politique africaine. Je pense d’ailleurs que la formule du président de la République en 2017, à Ouagadougou – « il n’y a plus de politique africaine » – était probablement un peu maladroite. J’ai une grande proximité avec le président de la République et je ne le critiquerai pas en profondeur mais je pense que ce n’était pas la bonne expression.
Je pense que vous insistez beaucoup, notamment quand vous parlez d’aide publique au développement (APD) et de l’Agence française de développement (AFD), sur la nécessité d’un portage politique. De plus, vous insistez sur les besoins de connaissance intime du terrain, qui avaient été rassemblés dans les équipes de l’ancien ministère de la coopération. Je pense que les sujets entre Afrique et Europe sont vraiment importants pour l’avenir du point de vue économique, culturel, des échanges de populations, etc. Je pense aussi qu’ils méritent d’être mieux identifiés, ainsi que mieux portés politiquement, et je me félicite que vous l’ayez dit.
Je vous remercie également d’avoir ouvert ce rapport par des considérations démographiques car la compréhension de la démographie africaine est déterminante, économiquement et politiquement. Vous la présentez comme un moteur de croissance. Toutefois, le plus intéressant n’est pas que nous soyons jeunes – l’âge médian au Bénin s’élève à 17 ans et demi –, mais que nous n’ayons pas encore de seniors. Les plus de 65 ans représentent en effet 5 % de la population du continent.
Cependant, il nous arrive quelque chose qui était arrivé à la Chine il y a cinquante ans et qui arrive aujourd’hui à l’Inde : la révolution démographique fait baisser la fécondité, qui part certes de haut, dans tous les pays d’Afrique et, dans une génération, nous aurons la population de jeunes actifs la plus nombreuse au monde. Ce fut un atout considérable de l’économie chinoise avant son vieillissement. Nous allons donc avoir la meilleure pyramide des âges d’un point de vue économique, c’est-à-dire celle qui dégage le plus d’épargne, qui crée le plus de vitalité et qui génère le plus de capacités d’innovation. De plus, nous aurons de moins en moins d’inactifs et pas encore beaucoup de personnes âgées. Nous avons la situation inverse de l’Europe pour nos mécanismes de protection sociale, où les inactifs à la charge des actifs sont de plus en plus nombreux.
Beaucoup de choses sont concentrées sur le contrôle des naissances et la maîtrise de la fertilité. Toutefois, des pays d’Afrique ont très peu d’enfants. Par exemple, la Tunisie a le même nombre d’enfants que la France et ce phénomène ne permet pas le renouvellement de la population tunisienne ; de plus, le Maroc ou l’Algérie sont désormais parmi les premiers à avoir des indicateurs quasi-européens de fécondité. Pourtant, la population tunisienne augmente car le vrai moteur en Afrique de la démographie correspond à l’augmentation de l’espérance de vie, et non à un excès de naissances. Même si nous avons encore les pires indicateurs mondiaux de mortalité, ils sont maintenant beaucoup plus encourageants qu’il y a dix ans.
Certains pays sont traumatisés au Sahel, comme le Mali, qui est en guerre depuis 2007 – et d’une façon aiguë depuis 2012, tandis que l’opération Serval date de 2013. Cependant, il a gagné dix ans d’espérance de vie lors des dix dernières années. Même des pays qui sont en guerre enregistrent des progrès d’éducation, d’autonomie des femmes, de santé publique et de rations nutritionnelles. Au moment de son indépendance en 1960, le Mali connaissait une espérance de vie à la naissance de 28 ans ; aujourd’hui, elle avoisine les 62 ans.
Je vous remercie également d’avoir insisté sur les nouvelles bases sur lesquelles construire une relation plus confiante et positive, de même que sur les sujets humains et culturels, ainsi que sur les approfondissements dans l’efficacité de l’APD. Vous avez en effet réussi à montrer qu’il était possible d’avoir une relation de plus en plus riche.
Vous avez également mis en lumière les besoins de meilleure connaissance pour le personnel diplomatique et d’APD – je crois d’ailleurs que vous faites confiance aux militaires pour être parmi les plus compétents sur le terrain. De manière générale, je trouve fondamental que vous mettiez en avant les aspects cognitifs et de connaissance. Dans la relation franco-africaine, une forme de déperdition cognitive affaiblit la France : on ne connaît pas l’Afrique, notamment sur le terrain économique. On est toutefois meilleurs dans les domaines culturels, académiques et de la santé. Cependant, il existe de véritables obstacles épistémologiques dans le domaine économique : la description, la perception ou la réputation des économies africaines sont en arrêt sur image sur les années 1960 ou 1970. Nous sommes très loin derrière les États-Unis, qui ont pourtant des relations économiques avec l’Afrique plus faibles que celles de l’Europe.
L’Allemagne est un cas plus particulier et est sûrement plus savante sur la Namibie que sur le Bénin. Toutefois, en matière d’appui à la démocratie, il existe la fondation Ebert et la fondation Konrad Adenauer, qui constituent une présence positive. Je crois qu’il est également très opportun que la France ait créé une fondation pour la démocratie. En effet, les deux grandes fondations allemandes – associées au SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) et à la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) – représentent un multiplicateur d’influence puissant auprès de nos journalistes, syndicalistes et élus. Elles sont également très utiles aux valeurs de développement et de démocratie.
Il est aussi nécessaire de rappeler que la politique des visas dans le monde entier doit évoluer, comme Paul Hermelin l’a indiqué dans son rapport. Un de mes amis, qui est ambassadeur au Brésil, était en Chine au moment où M. Fabius était ministre des affaires étrangères. Il était consul général à Shanghai et a constaté que, pour entrer dans la zone Schengen, les touristes et hommes d’affaires chinois allaient chercher un visa au consulat général d’Allemagne, et non à celui de France car le délai y était beaucoup trop important. En effet, il était nécessaire d’envoyer toute l’équipe de Pékin à Shanghai pour faire à la main des distributions de visas. Le problème ne se pose donc pas qu’à Dakar et à Kampala. D’ailleurs, je suis souvent en Grande-Bretagne et, quand je vois une queue de trois heures devant le consulat français – la situation est parfois similaire à New York –, je suis rassuré par rapport à la file à Cotonou. Je crains que ce problème de visas soit générique et vous insistez beaucoup sur la création d’un ressentiment, notamment chez cette élite mobile dont on voudrait faire la conquête sentimentale.
Par ailleurs, j’ai peut-être trop d’amis dans la diplomatie française pour être aussi sévère que vous. Vous dites en effet qu’il faut une culture bien plus africaine, emphatique, de terrain et bien moins arrogante des fonctionnaires français sur le terrain. Cependant, nous avons probablement la diplomatie swahiliphone la plus remarquable du monde et notre diplomatie arabophone est assez exceptionnelle. Je ne suis donc pas tellement sûr que notre diplomatie ait tant de défauts sur le terrain mais la politique française n’est peut-être pas aussi claire. Je me félicite d’ailleurs d’avoir entendu Mme Colonna expliquer qu’il y aurait désormais un concours d’Orient avec des épreuves de peul et de mandingue.
En outre, vous n’avez pas beaucoup parlé de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), certainement par prudence ou parce que vous ne jugiez pas nécessaire de faire des commentaires sur elle dans un rapport d’information. Cependant, je ne crois pas du tout que la DGSE soit faible en Afrique et que ses interactions avec la diplomatie française soient réduites. Il existe en effet des échanges de personnels entre la DGSE et la diplomatie française et je pense que la première avait vu venir les rejets au Sahel.
Je vous rappelle d’ailleurs au sujet des coups d’État, le scandale qu’avait provoqué une note du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay datée d’avril 2020, en plein confinement, non destinée à la publication et décrivant ce que l’on avait appelé « l’effet Pangolin ». Cette note mettait en lumière des prévisions sur les coups d’État liés à l’affaiblissement des sociétés civiles et des économies, ainsi qu’à l’augmentation de la pauvreté exacerbée par la pandémie de coronavirus puis aggravée par l’inflation alimentaire liée à la guerre en Ukraine. Elle allait pratiquement jusqu’à identifier les pays susceptibles d’être touchés. Elle pointait donc la faiblesse d’un certain nombre de régimes, qui avaient peut-être duré un peu trop longtemps ou qui n’avaient pas pratiqué nécessairement tout ce qu’il fallait en matière démocratique.
Cependant, l’erreur résidait dans la prédiction selon laquelle ce seraient la société civile, les intellectuels, les diasporas et les églises qui allaient fomenter les changements de régime. En réalité, des officiers, formés à notre propre école de guerre, se sont avérés plus efficaces pour influencer les changements de régimes. D’ailleurs, l’école de guerre est devenue celle parmi les grandes écoles françaises qui compte le plus grand nombre de chefs d’État en exercice dans le monde : Saint-Cyr Coëtquidan a ainsi dépassé l’École normale supérieure ou l’École polytechnique. J’en veux pour preuve le Togo, qui joue actuellement un rôle de médiateur, essaie de lever les sanctions sur le Niger et cherche un compromis avec la junte nigérienne. Il joue également le rôle de passeur de messages de paix entre le Mali et le reste de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Or, l’aide de camp du président Faure Gnassingbé est l’ami et promotionnaire à l’école de guerre du lieutenant-colonel Goïta.
Vous dites que la France a renoncé à former les élites mais je n’en suis pas sûr. Le Maroc est tout de même gouverné par des polytechniciens, des centraliens et des ingénieurs des ponts. L’Afrique francophone a des élites qui sont en plus allées à Harvard ou Wharton et très peu d’entre elles viennent de Moscou ou de Shanghai.
En outre, j’aurais apprécié voir plusieurs points davantage développés dans votre rapport. Ils sont présents mais pas assez évoqués à mon sens.
Premièrement, les entreprises françaises constituent un pilier très important de la présence de la France en Afrique. Par exemple, vous évoquez une baisse de parts de marché de la France sur les marchés africains par rapport à la Chine et d’autres pays européens. Toutefois, la France a doublé le nombre d’entreprises françaises installées en Afrique entre 2010 et 2020. De plus, 4 000 entreprises françaises sont présentes à la chambre de commerce franco-marocaine au Maroc. Ce constat se retrouve dans énormément de pays. Par conséquent, la France exporte peut-être moins vers l’Afrique que vers d’autres pays mais cela s’explique par le fait qu’elle fabrique davantage sur le continent.
D’ailleurs, les parts de marché sont analysées dans les statistiques douanières mais que faites-vous des usines de Renault à Tanger, ainsi que de Peugeot à Kénitra et Kaduna, qui apparaissent dans les exportations marocaines ou nigériennes, étant donné que ce sont des véhicules destinés à l’Europe ou aux autres pays africains ? Certes les Pays-Bas et l’Allemagne progressent mais nous ne savons pas précisément, pour pouvoir dresser des comparaisons exhaustives, ce que représentent les entreprises françaises au niveau de la production locale. La France a une particularité historique car elle est le pays qui achète le plus d’actifs productifs à l’étranger, juste après les États-Unis. Ceci rapporté au produit intérieur brut (PIB), nous sommes des champions de multinationales achetant des actifs productifs.
Vous écrivez dans le rapport que la Belgique progresse fortement en Afrique dans les marchés, mais qui a acheté la Société générale de Belgique, qui possède l’Union minière du Haut Katanga, qui a acheté les centrales nucléaires ? D’ailleurs, Tractebel, Electrobel, Engie et Suez sont très présents en Afrique, mais qui est la première banque qui a acheté notamment la Belgolaise ? C’est la Banque nationale de Paris (BNP). La France devrait revendiquer une partie des parts de marché européennes car ce sont des entreprises françaises qui ont investi. Cependant, les chiffres bruts servent à exacerber un sentiment de déclin et font l’impasse sur le fait que l’économie française n’est pas l’économie belge ou allemande.
Vous trouvez que la Turquie progresse trop vite par rapport à un pays comme la France, mais la Turquie exporte des voitures françaises. De même, la Roumanie fait partie des pays qui vont le plus vite en croissance en Afrique, mais elle exporte essentiellement des Dacia qui appartiennent à Renault. Les entreprises représentent donc une grande force de la France.
Vous faites par ailleurs référence au syndicat patronal CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique), qui montre que les élites préfèrent en termes d’image positive les États-Unis, le Canada ou l’Allemagne, tandis que la France serait toujours reléguée. J’ai énormément d’amis au CIAN mais cet indicateur ne vaut absolument rien d’un point de vue méthodologique : l’échantillon n’est absolument pas significatif. De plus, les seules entreprises étrangères significatives dans les pays francophones sont Orange, Castel – qui réunit 37 000 salariés en Afrique –, Electricité de France (EDF), Engie, TotalEnergies, etc. La seule expérience des élites économiques des pays francophones réside dans les entreprises françaises.
Quand un salarié du Bénin a le choix entre un emploi dans une entreprise française et un emploi dans une entreprise chinoise, il n’a pas une minute d’hésitation. Les entreprises européennes, et françaises en particulier, ont l’image de respecter le droit du travail, notamment les entreprises cotées qui sont obligées de rendre des comptes. Cet indicateur sert donc seulement à nourrir le pessimisme et le déclinisme français. Le CIAN continue probablement de le produire pour obtenir plus de soutien de la République française en montrant que les entreprises françaises ne sont plus aimées. Toutefois, les personnes qui, en Côte d’Ivoire, préfèrent le Canada à la France doivent se compter sur les doigts d’une main.
Deuxièmement, le rapport contient un chapitre passionnant sur la géopolitique et la puissance française effacée. En tant qu’Africain, mon regard est différent, même si je le comprends en tant que Français, car votre rapport est un résumé des peurs françaises. Il fait allusion à un péril jaune terrible et au fait que la Chine nous écraserait du point de vue des investissements. Cependant, le stock d’actifs productifs de la République populaire de Chine est inférieur à celui du Portugal. Construire des infrastructures, des chemins de fer, des stades et le siège de l’Union africaine est formidable et crée de belles images mais, à nouveau, le stock de capital productif de la Chine est encore inférieur à celui du Portugal. Je ne vous parle même pas des deux grands pays en stock de capital que sont la Grande-Bretagne et la France pour des raisons historiques évidentes.
Par ailleurs, le rapport indique que les échanges entre la Chine et l’Afrique subsaharienne étaient inférieurs à 3 milliards de dollars il y a vingt ans, tandis qu’aujourd’hui, ils approchent les 60 milliards de dollars. Cependant, les importations chinoises vers l’Union européenne représentaient moins de 200 milliards de dollars il y a vingt ans, contre 650 milliards de dollars aujourd’hui. L’Afrique subsaharienne maintient, quant à elle, un équilibre dans ses relations commerciales avec la Chine, contrairement à l’Europe, qui enregistre un déficit de 390 milliards de dollars vis-à-vis de la Chine. En 2023, le déficit de l’Afrique subsaharienne vis-à-vis de la Chine devrait, quant à lui, s’élever à 2 milliards de dollars.
Même si les échanges entre la Chine et l’ensemble de l’Afrique s’élèvent environ à 250 milliards de dollars, la Chine ne s’intéresse pas encore au marché africain. Si vous nous transmettez à travers ce rapport la peur que la Chine déstabilise toutes les parts de marché, il faut être encore plus pessimistes : lorsque la Chine s’éveillera à l’intérêt du marché africain, il y aura de quoi trembler. Actuellement, l’Afrique sert de fournisseur de matières premières et, même si on nous vend du matériel de télécom, des chemins de fer, du textile et des jouets, nous ne servons pas de débouchés à la Chine. Cela arrivera, car le PIB du continent équivaut à l’addition des économies française et allemande. En réalité, nos matières premières sont transformées dans l’usine du monde qu’est la Chine pour la demande française et allemande. Tout le discours sur la néo-colonisation chinoise est donc dérisoire.
D’autre part, Vladimir Poutine, communique sur un total d’exportations de la Russie de 20 milliards, montant probablement surestimé et gonflé par les prix des hydrocarbures, du blé et des engrais ; les importations de la Russie venant d’Afrique représentent quant à elles 2 milliards. Je crois qu’il faut donc être prudents s’agissant de la peur russe car la Russie est l’ombre de ce qu’était l’Union soviétique. En effet, l’Europe absorbe une partie considérable des exportations d’Afrique, ce qui n’est pas du tout le cas de la Russie.
De même, les États-Unis ont diminué leur flux de commerce avec l’Afrique car ils sont devenus exportateurs nets d’hydrocarbures. Le Nigéria, l’Angola ou l’Algérie ont donc dû se tourner vers l’Inde, la Chine et l’Europe. Les États-Unis ont un discours qui se dissocie de celui de la France et, même si beaucoup de chefs d’État souhaitent venir à Washington parler avec le président Biden, la relation économique entre les États-Unis et l’Afrique est faible et en déclin, ce qui n’est jamais arrivé à l’Europe.
Troisièmement, je suis désolé d’aller contre une idée reçue mais il n’y a pas de rejet de la France par l’opinion en Afrique. D’ailleurs, personne ne la mesure. Il faut simplement admettre que, comme le monde entier, nous avons une opinion publique traversée par des courants différents. Je ne vais pas nier que nous ayons des souverainistes, des nationalistes ou des panafricanistes, qui sont des activistes et qui, dans les pays francophones, n’attaquent pas tout l’Occident mais plus spécifiquement la France, parce que c’est ce qu’ils font et ce qu’ils connaissent. Ils sont d’ailleurs souvent de nationalité française. Par exemple, on a découvert que Kémi Séba était franco-béninois lorsqu’il a fallu l’expulser du Sénégal. La France n’apparaissait pas comme un bon choix pour son renvoi, étant donné qu’il était le contempteur du franc CFA et le plus légèrement stipendié par Wagner. Ainsi, il était peut-être l’activiste le plus violent contre la France, et devait plutôt de ce fait être renvoyé au Bénin, mais il était surtout Français.
Nous avons le droit d’avoir nos extrémistes et personne ne dirait qu’il y a plus de souverainistes en France qu’en Afrique subsaharienne. Je crois qu’il y a d’ailleurs plus de populistes en France que chez nous. Par ailleurs, la France prend les attaques contre TotalEnergies au Mozambique, en Ouganda ou en Tanzanie comme des attaques à son encontre. Cependant, il s’agit d’une controverse levée par des organisations non-gouvernementales (ONG) françaises contre TotalEnergies. Les attentes des ONG africaines sur le développement du pétrole et du gaz en Namibie, au Mozambique et en Ouganda sont très grandes et le soutien à ce type d’investissement est écrasant parmi nos populations. Ces investissements français sont d’ailleurs les plus grands investissements jamais réalisés en Afrique, tous secteurs et géographies confondus.
Par conséquent, nous avons une opinion publique et on trouvera toujours 500 personnes pour faire le siège de l’ambassade de France à Niamey, mais les Nigériens sont 22 millions. Concrètement, on trouvera toujours de quoi remplir un stade parce que nous avons une opinion publique, des progrès de la démocratie – malgré les apparences –, ainsi qu’une liberté d’expression et des réseaux sociaux. Lorsque j’étais candidat à la présidence de la République du Bénin, j’apparaissais comme un blanc sur les réseaux sociaux : je suis d’ailleurs très habitué à être un blanc en Afrique comme je suis très habitué à être un noir en France. Par conséquent, j’apparaissais comme le « sale » blanc envoyé par François Hollande en tant que « gouverneur des colonies » : 10 % de la population du Bénin le pensait sans doute réellement, mais cet avis représentait peut-être 80 % de l’expression d’opposition sur les réseaux sociaux lors de la présidentielle et lorsque j’étais premier ministre. Ce sont des miroirs déformants et les armées réalisent d’ailleurs une étude dans le cadre des opérations de contre-influence sur l’origine des contenus, qui correspondent très largement à des fake news et qui nourrissent le rejet de la France.
Les diasporas sont, pour plus de la moitié des contenus utilisés en Afrique, qui circulent en Afrique et qui reviennent dans la presse française, les promoteurs des fake news. Même quand on dit qu’il existe un rejet de la France, je ne crois pas qu’il y ait de rejet des Français. Ces deux concepts sont très différents mais la presse et l’opinion françaises sont incroyablement sensibles aux images, et non à la critique de celles-ci. Lorsque vous avez 500 personnes devant l’ambassade de France à Niamey et qu’il est dit qu’on abaisse le drapeau au départ du dernier soldat, il est nécessaire de rappeler qu’il n’y a jamais eu de base française ni à Niamey, ni à Ouagadougou, ni à Bamako. On ne chasse pas de leurs bases les militaires français de Djibouti, de Libreville, d’Abidjan ou de Dakar. Seulement, des résolutions avaient demandé à la France de venir dans ces pays et, à partir du moment où les autorités publiques ne veulent plus des troupes françaises, elles partent mais ce n’est pas une expulsion à la suite de décennies de présence.
Par ailleurs, le fait d’abaisser le drapeau donne l’impression qu’on quitte l’Afghanistan ou le Vietnam mais les 1 200 militaires à Niamey n’ont jamais été là avant ces deux dernières années. Cependant, ce sont des images à très fort contenu. Pour rappel, l’ambassadeur de France au Mali que vous avez auditionné a été expulsé par le gouvernement malien pendant la présidentielle française, en 2022. À ce moment, deux dames très importantes de la vie politique française – dont chacune pouvait penser qu’elle serait présidente de la République –, à savoir Mme Pécresse et Mme Le Pen, ont aussitôt répondu sur les médias qu’il fallait expulser l’ambassadeur du Mali en France alors qu’il n’y en avait plus depuis deux ans et que la France avait refusé d’en accréditer un autre. Il est nécessaire d’être attentif à ces symboles, qui doivent être critiqués et traités en images. L’imaginaire du rejet français correspond à une peur française. Toutefois, ce qui devrait inquiéter la représentation nationale n’est pas la Russie, la Chine ou la Turquie mais plutôt les diasporas en France.
Il existe une diaspora à laquelle je ressemble, qui est au service de la relation franco-africaine et qui représente peut-être un atout. Votre rapport propose d’utiliser ce type de diaspora et de nommer des binationaux ou des descendants africains. Cette diaspora, du point de vue des catégories socioprofessionnelles, est certainement acquise, contrairement à celle des cités. Le risque de rejet français intervient en effet en cas de croissance de la perception des discriminations ou de l’inégalité des chances. Le fait que la majorité de nos enfants en France se perçoivent comme discriminés serait grave pour la relation franco-africaine. Le reste relève plutôt de l’imaginaire et le président de la République française a eu raison de mettre l’accent sur la politique culturelle, les restitutions d’objets d’art, le développement de la créativité et la cité de Villers-Cotterêts car cette relation est très immatérielle : c’est donc sur le terrain immatériel, culturel et de l’imaginaire qu’il faut se départir de l’idée que la France décline en Afrique et que la France est rejetée par l’Afrique.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je crois que tout le monde conviendra que ce que vous avez dit était absolument passionnant. Madame Tabarot a certainement, comme nous tous, apprécié la qualité de votre lecture du rapport qui a été adopté par cette commission, ainsi que vos observations très fines.
Mme Amélia Lakrafi (RE). Je suis très heureuse de m’adresser à monsieur le premier ministre, étant donné que M. Zinsou a occupé cette fonction au Bénin, qui est un pays de la circonscription dont j’ai l’honneur et le grand privilège d’être élue. Toutefois, je souhaite surtout l’interroger en tant que fin analyste de l’Afrique et de nos relations avec le continent africain. En général, il s’agit de jeter l’opprobre sur l’action du président de la République et, plus généralement, sur notre pays, qu’il s’agisse des usines à trolls de puissances étrangères ou de certaines oppositions ici en France. Chacun se fait l’apôtre d’un déclinisme qui voudrait que notre pays perde pied sur le continent africain, qu’il paye sa présence coloniale passée et néocoloniale actuelle, tandis que les peuples africains réclameraient son départ. Je m’inscris ici en faux par rapport à ce récit, certes très bien ficelé, qui arrive à convaincre une certaine jeunesse et qui sert aussi bien certaines puissances étrangères hostiles que certaines de nos oppositions.
J’ai développé le fond de ma pensée lors du débat de novembre dernier dans l’hémicycle sur les relations Afrique-France et je considère que nous n’avons pas à rougir du bilan de la politique menée depuis sept ans sous l’impulsion du président de la République. Notre pays s’est en effet attaché à parler davantage aux jeunes, aux diasporas, aux entrepreneurs et aux artistes. Il est le premier à avoir engagé une démarche de restitution de biens culturels, alors que certains pays africains nous le réclament depuis des décennies. Le président Macron est le premier à avoir restitué des biens, notamment au Sénégal et s’agissant des trésors royaux d’Abomey. Le président a clairement défini la logique partenariale, qu’il appelle de ses vœux et qui est celle qui prévaut depuis de nombreuses années, c’est-à-dire depuis le discours de Ouagadougou.
Je vois sur le terrain, même dans des pays soumis à une intense propagande, des populations qui ne sont jamais heureuses de nous voir partir, même au Mali. Certes la France a été mise en difficulté ces derniers mois dans certains pays d’Afrique jusqu’à s’en retirer mais il s’agit de quatre des cinquante-quatre pays du continent. Le Quai d’Orsay a connu une prise de conscience, peut-être un peu tardive, et se mobilise aujourd’hui sur ce discours contre la désinformation. Monsieur Zinsou, comment analysez-vous ce discours et quelle réalité englobe-t-il ? Avez-vous des pistes pour le contrer ?
M. Lionel Zinsou. Je crois qu’il y a une prise de conscience du fait qu’il faut traiter l’imaginaire, l’immatériel et la communication pour se rapprocher de la réalité et poursuivre la vérité contre des entreprises volontaires de propagande mensongère. En raison du caractère indiscret et ostentatoire dans l’hostilité de M. Prigojine, nous savons maintenant dans le détail comment fonctionnent les usines de fake news de Wagner. D’ailleurs, ce qu’on reçoit sur les réseaux sociaux est grossier, même si c’est efficace. Des personnes sont désormais en charge, au sein des ministères des armées ainsi que de l’Europe et des affaires étrangères, de la contre-influence.
En outre, l’audiovisuel public a le défaut de ses qualités, c’est-à-dire qu’on écoute aussi bien France 24, qui est un énorme succès tant en français qu’en arabe, que Radio France internationale (RFI). Vous touchez 4,5 millions d’auditeurs quand vous vous rendez à la matinale de France Inter ; quand vous allez à celle de RFI, vous êtes certain d’en avoir 24 millions. Il se trouve que ce sont des médias intègres et qui ne diffusent pas de la contre-influence au bénéfice de la France. La British broadcast corporation (BBC) et RFI sont tellement écoutées en Afrique parce qu’elles transmettent de l’information vraie, c’est-à-dire de l’information totale qui respecte le contradictoire, etc. On sent une légère nostalgie dans le discours visant à dire que l’audiovisuel français devrait mieux servir l’influence française, ce qui n’est pas possible car nous sommes dans un pays de droit. De plus, nous n’allons pas nous mettre au niveau de la production de fake news, qui sont d’ailleurs réalisées pour l’opinion française en France. En effet, elles ont beaucoup moins d’impact en Afrique.
M. Michel Guiniot (RN). En tant qu’ancien premier ministre du Bénin et président de la Société des Amis du musée Branly-Jacques Chirac, vous êtes particulièrement concerné par les enjeux de restitution d’œuvres d’art au profit des pays africains. Je pense que cette thématique fait partie des grands enjeux qui attendent la France pour les années à venir, d’autant plus qu’il apparaît, avec la création du musée d’Art contemporain d’Ouidah par votre fille, que l’art est un sujet qui vous tient à cœur.
Le 9 novembre 2021, après plus d’un siècle de séjour en France, 26 œuvres constituant le butin de guerre du général Dodds et propriété de l’État étaient restituées au Bénin. Cette entorse au principe d’inaliénabilité a été le fruit de plusieurs négociations entre votre pays et le nôtre. Au point de vue national, les rapports Savoy et Martinez, préparés sur demande du président de la République, se contredisent en leur propos, même s’ils préparent tous deux à l’arrivée d’une loi réformant le principe d’inaliénabilité des collections publiques. Les biens dont la France est aujourd’hui propriétaire – j’exclus de mon propos tous les biens détenus hors collections publiques – font également partie de notre histoire. Il ne s’agit pas d’œuvres que nous avons réalisées mais elles n’en restent pas moins inspirantes pour le public français, restaurées dans les meilleures conditions possibles et mises en avant dans le respect des cultures et des peuples d’origine.
Certaines de ces œuvres détenues dans nos musées ont fait l’objet d’une protection particulière de la part de nos services. Des œuvres d’art sont issues de peuples qui ont été annihilés par des conflits locaux et nos musées permettent de faire perdurer leur histoire sans prendre un parti localement polémique. Je noterai enfin qu’il est précisé dans le rapport Martinez que les œuvres restituées ne reviennent pas toujours dans leur lieu d’origine. Qu’en est-il des pays qui ont été créés après la création de l’œuvre ou après leur attribution à l’État français ?
Au-delà de ces considérations, nos fondamentaux légaux sont amenés à être questionnés : toute mutation, qu’elle soit vente ou donation, pourrait être remise en cause. Le principe même du transfert de propriété est donc questionné. On peut considérer comme indéniable que la France possède à ce jour des trésors d’origines étrangères mais pensez-vous que les pays africains pourront admettre que la France a en tout cas permis la préservation et la conservation de ces œuvres jusqu’à ce jour ?
M. Lionel Zinsou. Je vous remercie d’attirer l’attention sur ce sujet qui me tient particulièrement à cœur. Je ne suis plus président de la Société des Amis du musée Branly-Jacques Chirac mais seulement administrateur.
Je dois d’abord remercier les députés du Rassemblement national d’avoir voté la loi qui a permis la restitution des œuvres au Bénin. En effet, l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité la loi pour la restitution au Sénégal et au Bénin, présentée par Mme Bachelot. Je pense que votre question porte sur certaines des modalités mais je vous félicite d’avoir fait partie de l’unanimité à ce sujet.
De nombreuses polémiques en France ont porté sur le fait qu’on vidait les musées français. Cependant, les collections publiques du musée Branly-Jacques Chirac correspondent à un répertoire de 366 000 objets ; pour l’instant, on en a aliéné 27. Nous n’avons donc pas encore vidé les musées français.
Par ailleurs, vous avez tout à fait raison de poser la question sur le fait de reconnaître que la France a préservé, dans de très bonnes conditions, ces trésors nationaux. C’est tellement vrai que le musée, sous la présidence de M. Kasarhérou et de Stéphane Martin, son prédécesseur, entretient une coopération remarquable avec les pays africains, notamment pour établir l’histoire des objets et apporter une aide technique. Vous avez fait allusion au fait que nous avions créé deux musées au Bénin dans la fondation familiale et ma fille a effectivement été une influenceuse assez importante de la loi sur la restitution. De plus, le président du Bénin, Patrice Talon, est celui qui a écrit à la République française pour la restitution des objets. Il avait reçu une réponse négative de la part du président Hollande mais positive de la part du président Macron à Ouagadougou en 2017.
Le Bénin est donc associé à ces démarches et la coopération avec la Côte d’Ivoire, le Sénégal et d’autres États est absolument remarquable, en termes anthropologiques et muséologiques. De plus, la France est en train de faciliter la création de nouveaux musées, notamment au Bénin à travers l’AFD. Cette dimension est absolument déterminante et est sans doute la plus belle réussite du premier quinquennat du président de la République en matière de relations avec l’Afrique. En effet, ces questions rejoignent celles de la dignité et de l’identité et, sur ce sujet, la coopération est totalement confiante.
L’imitation de la France par les Européens, tels que les Belges ou les Allemands, est spectaculaire ; seuls les Britanniques craignent de perdre l’héritage du Parthénon mais la France fait des émules partout, à tel point que les Américains sont en train de restituer volontairement au Nigéria et au Bénin certaines œuvres dont l’origine était floue. Cette coopération exemplaire pourrait être l’emblème des coopérations à très fort contenu de connaissance et de confiance.
Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). La croissance économique de l’Afrique ralentit ces dernières années. En effet, la Banque mondiale prévoit une progression de 2,25 % en Afrique subsaharienne en 2023, soit une baisse de plus de 2 points en deux ans. Bien sûr, ce chiffre post-crise Covid cache de fortes inégalités régionales. Par exemple, l’Afrique de l’Ouest est beaucoup plus dynamique que l’Afrique de l’Est mais, au total, 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ainsi, le continent est le premier bénéficiaire de l’APD à hauteur d’environ 50 milliards par an selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Monsieur Zinsou, en tant que président d’une banque d’investissement qui produit également du conseil aux États, sur quels secteurs les acteurs privés internationaux peuvent-ils réellement influer en termes de développement : santé, éducation ou secteur industriel ? N’y a-t-il pas une contradiction à imaginer une complémentarité réelle entre des fonds d’investissement, qui ont leurs intérêts propres, et les politiques publiques, dont l’APD, dans l’intérêt des peuples ? Comment est-ce perçu sur le terrain et constatons-nous, ces dernières années, une substitution dans l’esprit des citoyens entre gouvernance publique en faillite et gouvernance privée, ce qui serait pour nous un signe d’échec de l’APD ?
Par ailleurs, sur le plan politique, comme le disait Thomas Sankara, « il faut choisir entre le champagne pour quelques-uns et l’eau potable pour tous ». Or des logiques de puissance imposent régulièrement des dominations économiques et politiques à l’égard des pays les plus pauvres. Pendant des décennies, la France s’est appuyée sur des régimes despotiques pour asseoir son influence et sa stratégie reposait sur une illusion de stabilité qui, sur le temps long, a produit de l’instabilité. Ces derniers mois ont montré l’échec de cette lecture et de nombreux régimes issus de coups d’État font aujourd’hui peu de cas de la démocratie : ceux d’aujourd’hui ne sont pas forcément soutenus par la France, contrairement à certains d’hier. À vos yeux, est-il possible de déployer une stratégie d’APD sans clarifier les objectifs politiques des relations entre États africains et États occidentaux ? Certains font mine d’ignorer que ces relations politiques doivent évoluer et caricaturent les oppositions politiques qui pointent ces contradictions, ce qui est insuffisant.
Enfin, comment évaluez-vous l’action des Etats du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui laissent entendre un objectif de dédollarisation des économies ? Cela peut-il seulement amplifier la remise en cause du franc CFA, qui est perçu comme un symbole de domination politique et économique de la France sur certains États africains ?
M. Lionel Zinsou. Vous avez très bien décrit les bouleversements de l’économie africaine, ainsi que les dynamiques de croissance. L’Afrique a beaucoup changé et constitue un potentiel de croissance très important pour le long terme. Cependant, la France aussi a beaucoup changé. Il ne faut pas rester en arrêt sur image : la France a, dans la mondialisation, fait des choix très européens et beaucoup développé ses positions en Asie, mais relativement moins en Afrique. Elle a changé les entreprises par nature qui participent à l’économie africaine : il fut un temps où c’étaient des entreprises spécialisées dans ce qui faisait l’économie de traite.
Aujourd’hui, la compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO) appartient à Toyota : la CFAO est japonaise. Les vieilles maisons spécialisées ont vendu leurs actifs. Par exemple, la société Maurel & Prom a cédé tous ses actifs et s’est vendue elle-même à Pertamina. Actuellement, les deuxièmes producteurs de pétrole au Gabon sont les Indonésiens de la société nationale Pertamina mais les gens continuent à défiler dans les rues en parlant de TotalEnergies car personne ne connaît Pertamina.
Les gens ne voient pas que la France a changé et, dans sa contribution à la croissance, elle est regardée comme un phare en agronomie, en foresterie et en technologies vertes. Elle a toujours été importante sur le plan agroalimentaire, qui est la première industrie de transformation en Afrique, et est regardée comme essentielle dans l’énergie à travers l’action d’EDF, d’Engie ou de TotalEnergies, ainsi qu’en matière d’énergies renouvelables. De nombreuses initiatives voient le jour dans le domaine de l’hydrogène autour d’Air Liquide et de tout un ensemble d’entreprises, notamment dans le Maghreb arabe. La France est également importante dans la géothermie mais rien de tout cela n’existait il y a vingt ans. De plus, des activités de capital-risque sont soutenues par la France sur le numérique. Dans les télécoms, Orange et Free sont des acteurs tout à fait importants. Au sujet de l’eau, Suez revient en Afrique, tandis que Veolia y est restée : ce sont les deux leaders mondiaux de l’eau.
C’est une France différente de l’imaginaire français ; ce sont des entreprises internationales françaises positionnées sur des secteurs clés pour la transition énergétique et pour faire reculer la faim, ainsi que pour valoriser les matières premières. Je crois que l’APD va vers ce soutien, de même qu’elle apporte un soutien dans le domaine des industries créatives et du sport, des projets assez innovants. Tout cela est complètement nouveau et il ne faut pas rester en arrêt sur image au sujet de l’Afrique.
Mme Michèle Tabarot (LR). Je voulais vous remercier pour l’intérêt que vous avez porté à notre rapport d’information sur ce sujet qui nous intéresse tous puisqu’il est un sujet important à la fois du passé et de l’avenir de la France et de l’Afrique, ou des Afriques comme certains ont souhaité l’appeler. Bien que vous ayez salué presque l’ensemble de ce travail, j’aimerais revenir sur les quelques remarques négatives que vous avez formulées.
Nous n’avions pas l’idée d’attaquer la diplomatie française et j’ai dit que j’étais défavorable à la réforme du Quai d’Orsay parce que je crois justement que nous avons une élite qui est particulièrement bien formée. Dans le cas spécifique de l’Afrique, nous avons voulu insister sur le fait que cela nécessitait une formation peut-être encore plus importante pour développer ce lien privilégié avec les différents pays africains, et tout cela bien entendu avant les nominations. À de nombreuses reprises, les nominations ont été effectuées au dernier moment alors que nous pensons qu’un temps de préparation est nécessaire et utile pour entretenir les meilleures relations possibles.
Vous avez en outre observé que nous formions encore des élites mais nous en formons beaucoup moins : en effet, les coopérants techniques et les militaires sont dix fois moins nombreux que dans les années 1990. Nous pouvons donc encore nous développer sur le sujet.
Par ailleurs, vous avez rappelé à juste titre que les entreprises françaises étaient très présentes à travers certaines filiales. Il est vrai que nous n’avons évoqué que les investissements directs, ce qui identifie les entreprises françaises.
Concernant l’Afrique du Nord, vous avez évoqué certains chiffres positifs mais nous avons volontairement sorti cette région de l’Afrique de notre champ de réflexion car plusieurs mois de travaux auraient été encore nécessaires, ce qui n’était pas compatible avec nos échéances.
En outre, nous avons abordé la compétition avec la Chine, la Russie et la Turquie sous un prisme particulier. Par exemple, nous avons envisagé la Chine par rapport au piège de la dette. Un port comme celui de Mombasa, au Kenya, risque d’être récupéré par la Chine, ce qui montre le danger de la façon dont celle-ci entretient ses liens commerciaux avec l’Afrique. Par ailleurs, la balance commerciale avec la Russie n’est effectivement pas équilibrée mais nous avons mis en lumière la question sécuritaire et la stratégie de pillage d’un certain nombre de ressources. Enfin, nous évoqué l’aspect religieux et culturel au sujet de la Turquie.
S’agissant de la question d’un rejet de notre pays, je partage votre avis sur l’existence d’une demande de France, notamment en Côte d’Ivoire, et un regret que la France n’assume pas son lien privilégié avec l’Afrique. D’un autre côté, les diasporas peuvent être parfois beaucoup plus critiques vis-à-vis de notre pays.
Enfin, la presse est un élément important et la presse française ne peut pas se permettre de relayer des fake news mais elle peut diffuser des informations positives sur ce que la France fait aujourd’hui en Afrique. Nous proposons donc de profiter de ces médias pour véhiculer de bons messages sur l’action française.
M. Lionel Zinsou. Je suis entièrement d’accord avec vous au sujet de la diplomatie mais je voulais juste ajouter un hommage à la qualité d’une diplomatie assez exceptionnelle en termes linguistiques et anthropologiques.
Par ailleurs, il faut rappeler qu’un certain nombre de pays francophones sont dirigés par des élites formées encore en France et je voulais y inclure les militaires, parce que je ne sais pas si la France endosse et assume le fait d’avoir formé des lieutenants-colonels aussi entreprenants. Certains d’entre eux, comme le président de la Guinée, étaient jusqu’à il y a quelques mois officiers français dans la légion étrangère.
S’agissant des coopérants, le président de la République a dit qu’il fallait que la France reste la France, tandis que Libération a titré en Une : « Emmanuel Macron : vielle France ». Cependant, il ne faut pas être trop « vieille France » et il ne peut pas y avoir 10 000 coopérants civils français en Afrique, simplement parce que l’Afrique n’en a pas besoin. Quand vous avez besoin de compétences, vous les formez d’abord nationalement. D’ailleurs, les universités et grandes écoles africaines sont récentes. Par exemple, l’université nationale au Bénin a été créée en 1968 et les bailleurs de fonds ne voulaient pas apporter leur soutien, arguant qu’il existait déjà une université de plein exercice à Dakar, qui est pourtant située à 2 000 kilomètres. Aujourd’hui, le campus que mon oncle a créé en 1968 au Bénin regroupe 120 000 étudiants. Par conséquent, nous formons nos propres élites et nous avons moins besoin de coopérants.
En revanche, nous avons besoin de consultants et d’experts. En effet, nous n’avons pas besoin d’un profil de coopérant, sauf peut-être dans l’éducation et la santé avec des enseignants du secondaire et du supérieur. De même, nous n’avons pas besoin de conseillers auprès des ministres car, lorsque nous souhaitons des conseils, nous nous adressons à des sociétés spécialisées en la matière – Boston Consulting Group (BCG), McKinsey, etc.
Par ailleurs, les États-Unis ont des ambassades regroupant davantage de personnel que les ambassades de France. Elles rassemblent plusieurs services, dont la National Security Agency (NSA), la Central Intelligence Agency (CIA), la Drug Enforcement Administration (DEA) et le Federal Bureau of Investigation (FBI). Nous n’avons d’ailleurs pas encore parlé du crime organisé, qui est beaucoup plus la réalité du terrorisme que les gens en croisade de djihad. Je crois d’ailleurs que ces personnels sont de plus en plus nécessaires parce que les pays occidentaux sont davantage déstabilisés par les trafics de drogue, de cigarettes, d’êtres humains et de faux médicaments que par des combattants armés d’une croisade religieuse. Le président Bazoum insistait toujours sur le fait que les djihadistes ne faisaient pas un djihad religieux mais des trafics qui ont une importance considérable.
Les États-Unis le reflètent mieux dans leur personnel sur le terrain et ont aussi quelque chose de très intéressant, à savoir le Peace Corps. Ce sont ces volontaires immergés, mais qui ne sont pas coopérants ou conseillers techniques du ministre des finances. Ils connaissent le terrain et sont obligés d’apprendre les langues vernaculaires. Cette coopération d’extrême proximité pour l’APD me semble plus intéressante. Les 10 000 coopérants français qui étaient en double commande des administrations ne sont plus nécessaires : nous avons l’équivalent ou nous nous adressons au marché des consultants ou à des banquiers d’affaires.
Je suis en outre d’accord avec vous au sujet de la presse mais le travail de la représentation nationale doit se diffuser. Il faut trouver les moyens pour que la presse française relaie votre rapport d’information. Même si vous l’écrivez, on ne diffuse pas les éléments qui montrent que la France n’est pas en déclin en Afrique. Malgré tout, on ne peut pas faire de la propagande à travers la presse. Il faut donner assez de respect à l’Afrique, même si je ne dis pas qu’il faut rétablir dans Le Monde une page Afrique tous les jours, comme il y a trente ans. En revanche, il faut s’organiser au Quai d’Orsay, mais aussi à l’Assemblée nationale. Par exemple, je faisais le compliment à M. Guiniot, député du Rassemblement national, pour le vote à l’unanimité de la loi qui a permis la restitution d’œuvres au Bénin sous la législature précédente mais personne n’en a connaissance. La presse relaie plutôt les échos relatifs à la controverse qui disait que les musées et les collectionneurs allaient être dépouillés, qu’ils étaient incapables de conserver ces œuvres et que ce n’est pas parce que les objets leur ont été volés qu’ils doivent leur être rendus, au motif que le voleur serait un meilleur conservateur que le propriétaire. Cependant, personne n’a dit que l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité sur ce sujet.
Il faut une volonté de parler d’Afrique et de développer la connaissance de ce continent. Par conséquent, les institutions et entreprises françaises doivent dire ce qu’elles font. Par exemple, la production en Afrique représente 40 % des résultats de TotalEnergies mais tout le monde l’ignore. La France doit donc parvenir à faire savoir qu’elle est quand même parmi les meilleurs partenaires de l’Afrique.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Les très bons invités font les présidents très malheureux mais je ne peux pas vous interrompre car vos propos sont passionnants. Toutefois, nous ne pourrons pas tous nous exprimer si nous ne faisons pas preuve de davantage de concision. J’en appelle donc aux efforts de chacun.
Mme Laurence Vichnievsky (Dem). Je vous remercie, monsieur le premier ministre, de bousculer nos idées reçues, de nous inviter à reconsidérer l’image qui est la nôtre et de me contredire si, dans les questions que je vais vous poser, il y a des affirmations qui vous paraissent absolument décalées.
Nous savons que les défis de l’Afrique sont à la fois nombreux et immenses mais nous n’avons pas beaucoup parlé du défi climatique. Le réchauffement frappe plus durement ce continent que le reste de la planète, alors même que la contribution de l’Afrique à ce phénomène, mesurée en termes d’émission de gaz à effet de serre par habitant, est très inférieure à celle des autres continents. Comment peut-on remédier à cette injustice ?
Sur le plan économique, la logique de la mondialisation pousse l’Afrique à livrer au reste du monde ses énergies fossiles et ses métaux rares, alors qu’elle ne paraît pas à même de toujours assurer sa propre souveraineté alimentaire. Est-il est sage – je pense notamment au Kenya – de faire pousser des fleurs destinées à l’exportation dans un pays menacé par la famine ? Jusqu’où faut-il pousser la théorie de l’avantage comparatif ?
Vous avez par ailleurs largement fait allusion à la démographie et à la mortalité infantile, qui a beaucoup baissé. Cependant, la fécondité des femmes, même si elle baisse, n’a pas diminué, dans des proportions similaires. Les démographes prévoient une population de près de 2 milliards d’habitants en 2050 et de 4 milliards en 2100. Comment peut-on imaginer une stabilisation sur le continent africain et est-il encore pertinent de parler de dividendes démographiques ?
Enfin, la position de la France a changé et la Françafrique est morte depuis longtemps. Cependant, si l’on doit reconsidérer notre politique d’APD, devons-nous aller vers plus d’intégration de l’Afrique dans l’économie mondiale ou plutôt l’aider à renforcer son autonomie ?
M. Lionel Zinsou. Vous avez tout à fait raison de parler du changement climatique et l’Afrique est du côté de la solution, non de celui du problème. En effet, elle représente 18 % de la population mondiale et entre 2 % et 3 % des émissions de gaz à effet de serre. Notre consommation est faible, notamment car la moitié des ménages n’ont pas accès à l’électricité et parce que peu d’entreprises sont de grandes consommatrices d’électricité. En outre, l’Afrique compte encore des terres arables disponibles et des forêts qui continuent de jouer leur rôle, là où l’Amazonie commence de cesser d’être le grand puits carbone de la planète. Il est possible d’agir pour la reconstitution des forêts en zones de savane, qui sont en fait des savanes d’épineux, c’est-à-dire des forêts détruites, et de reforester l’Afrique avec des modèles économiques appuyés par des crédits carbone.
En outre, l’Afrique est maîtresse des solutions sur les matières premières critiques car elle a les plus grandes réserves mondiales de graphite, de cuivre, de coltan et de lithium. Une course effrénée y a d’ailleurs cours et la Chine, les États-Unis et l’Allemagne forment le podium. Toutefois, la France n’est pas complètement absente pour assurer des investissements dans ces matières premières qui sont critiques pour les batteries, l’automobile et toute une série de productions à bas carbone. Cependant, il existe aujourd’hui une certaine aversion au risque liée à la crise mondiale, qui explique que ces investissements ne progressent pas suffisamment rapidement. En tous cas, la France n’est peut-être pas assez rapide par rapport à l’Allemagne ou aux États-Unis.
Par ailleurs, l’Afrique comptera prochainement 2 milliards d’habitants en raison de l’augmentation de l’espérance de vie. Vous disiez que la fécondité se modifie moins rapidement mais il s’agit du mouvement le plus rapide jamais observé historiquement. Normalement, l’évolution de la fécondité n’est pas très plastique. Dans un pays comme le mien, dans la partie Sud, qui est plus mondialisée, les femmes ont en moyenne trois enfants, tandis qu’au Nord, près du Niger, ce chiffre atteint sept enfants par femmes. D’ailleurs, lorsqu’on demande aux populations du Sud combien elles souhaitent d’enfants, elles répondent trois, là où les réponses des populations sahéliennes de notre pays portent plutôt sur dix enfants. En effet, les enfants constituent une forme de sécurité dans des pays sans prévoyance sociale organisée, ainsi que la survie de la génération ascendante. De plus, lorsqu’on a dix enfants à cet endroit, on en perd six. Cette dualité est incroyable mais, dans les métropoles africaines, la fécondité est en très forte baisse, comme en Tunisie, au Maroc ou en Afrique du Sud.
L’APD doit aider ces pays dans leur souveraineté et dans leur industrialisation mais elle doit surtout aller plus vite.
Barkhane représente un succès militaire mais ce type d’opérations doit être accompagné d’efforts considérables pour créer de l’emploi dans ces pays – le Nord du Mali ou du Niger –, où les djihadistes, les trafiquants et le crime organisé recrutent. Il faut absolument des alternatives, des investissements et des créations d’emplois. L’APD n’est d’ailleurs pas du tout marginale puisqu’elle représentait 40 % du budget du Niger avant le coup d’État.
J’ajouterai à l’intention de madame Tabarot que vous écrivez, dans votre rapport d’information, que les gens demandent qu’on passe à l’acte : vous avez infiniment raison de dire qu’il faut un portage politique, parce qu’un ministre en charge a besoin d’actions étant donné que son tempo est rapide ; un fonctionnaire de l’APD est quant à lui là pour toujours et n’est pas soumis à ce tempo fondamental. Il m’apparaît nécessaire de progresser rapidement dans la coopération civile.
M. Alain David (SOC). Monsieur le premier ministre, nous poursuivons avec votre audition une série de débats, qui ont lieu tant en commission que dans l’hémicycle. Votre éclairage alimente une réflexion qui commence à s’étoffer et qui permet de mieux appréhender les raisons profondes de cette évolution, accélérée entre le lancement de l’opération Serval en 2013, saluée par les populations, et la série récente de coups d’État, ainsi que la remise en cause de la présence française dans cette partie de l’Afrique.
On avait beaucoup dit qu’on ne gagnerait jamais la lutte contre le terrorisme avec les armes mais, au contraire, avec un accompagnement tout autre. Un partenariat renouvelé avec les pays africains est donc impérieusement nécessaire. Chaque pays, avec ses particularismes, doit concentrer l’attention de notre diplomatie et nous devons combattre l’idée d’un Occident égoïste qui ne nourrit des accords qu’entre pays développés et œuvrer au contraire à un réel multilatéralisme.
La France possède encore des atouts, allant du professionnalisme et de l’excellence de nos diplomates à l’atout formidable de la francophonie, sans oublier notre audiovisuel extérieur respecté et l’attractivité encore importante de notre enseignement secondaire dans un certain nombre de pays africains. Il convient donc d’aborder la relation avec les pays africains avec optimisme, mais également avec vigilance, en ne reproduisant pas les récentes erreurs, ainsi qu’en tenant compte du nouvel ordre global né du conflit en Ukraine et du ré-embrasement au Proche-Orient.
Au sein de l’opinion publique, quel est le sentiment qui prédomine par rapport à cette nouvelle donne internationale et quelles en sont les conséquences immédiates ?
M. Lionel Zinsou. Je suis tout à fait d’accord avec vous : la France conserve des atouts très importants. En effet, beaucoup d’aspects immatériels sont essentiels, tels que la langue. Par exemple, les pays anglophones reçoivent, de façon démesurée par rapport aux pays francophones, des investissements directs parce que le fait de parler en anglais, de faire des contrats en anglais et de travailler en common law rassemble les grands investisseurs institutionnels. Le Ghana et la Côte d’Ivoire sont deux économies qui se ressemblent énormément mais le Ghana reçoit dix fois plus d’investissements étrangers, en moyenne période, car il se sert utilement de la langue, de la culture, ainsi que de la culture juridique anglaises. Le travail sur la francophonie est à mon avis très important : d’ailleurs, il y a maintenant beaucoup plus de locuteurs francophones en Afrique qu’en Europe. Il en va de même pour la coopération culturelle, muséale, en santé, etc.
Par ailleurs, nous avons des opinions publiques contrastées parce que, au Mali, je crois que la majorité de la population est très favorable à la junte, voulait se débarrasser du régime civil précédent et pense que la France entretenait des liens particuliers avec celui-ci. Il est vrai que le président Ibrahim Boubacar Keïta était membre de l’Internationale socialiste et avait une discussion avec M. François Hollande en tant que collègue à l’intérieur de l’Internationale socialiste. Son régime, qui constituait un progrès démocratique par rapport au passé, était perçu comme défaillant sur certaines dimensions, peut-être même sur l’intégrité ou sur son rejet des accords d’Alger. Pour rappel, le président Issoufou au Niger, le président Ibrahim Boubacar Keïta au Mali et le président Alpha Condé en Guinée ont été des membres de l’Internationale socialiste.
Mme la députée Abomangoli me demandait si la France dialoguait suffisamment avec les opposants mais les opposants démocrates des pays francophones sont réfugiés en France. Cependant, la situation de la Guinée et du Mali n’a rien à voir avec celle du Gabon, ce pour quoi il ne faut pas tout mélanger. Toutefois, il est probable qu’au Mali – un sondage de la coopération allemande semble le montrer –, M. Goïta va devenir un civil puis sera président.
Le président de la République insiste énormément sur le mémoriel avec l’Algérie ou le Rwanda et, au Mali, les populations négro-africaines se sont toujours méfiées des affinités entre la France et les populations arabes ou arabophones du Nord du Mali. Concrètement, l’idée d’une histoire séculaire entre les Touaregs et les Français a toujours créé un problème avec les populations majoritaires des rives du fleuve Niger. Ces éléments entrent dans l’imaginaire et n’ont pas de lien avec l’opinion publique gabonaise. Entre le Mali et la France, l’histoire est en effet très différente de celles des pays côtiers. Il y existe par exemple une longue fraternité avec la Russie et beaucoup d’élites maliennes ont été formées en Russie. Au Gabon, il n’y a pas un seul russophone. La Guinée aussi a eu des relations compliquées avec la Russie, mais durables contre la France du temps de Sékou Touré. Par conséquent, chaque pays a des opinions publiques et des situations différentes.
De plus, les problèmes ethniques dans certains pays sont beaucoup moins sensibles que dans d’autres, ou du moins pas de la même façon. La France, pour des raisons historiques, est associée à ces problèmes. A-t-elle poussé les Peuls ? Était-elle l’amie des Touaregs contre les Bambaras ? Nous avons la chance et la richesse d’une histoire commune très longue mais deux générations seront encore nécessaires pour que cette mémoire soit documentée, objectivée et dépassée.
Même l’esclavage a encore une actualité dans l’imaginaire des populations en Afrique car la loi Houphouët-Boigny sur le travail forcé, qui est quand même l’autre nom de l’esclavage, est passée devant l’Assemblée nationale en 1946. Il existe donc encore des survivants du travail forcé. Les situations sont donc différentes dans chaque pays et les histoires avec la France sont passionnantes et expliquent pourquoi la diaspora malienne est la plus grande diaspora subsaharienne dans ce pays. Par exemple, Europe Écologie-Les Verts doit beaucoup à la communauté malienne à Montreuil. Cette richesse d’échanges correspond également à une mémoire incroyablement complexe et il faudra encore deux générations pour dissiper les imaginations de défiance.
M. Aurélien Taché (Écolo-NUPES). Vous avez raison de dire qu’il ne faut pas noircir le tableau sur les relations entre la France et l’Afrique ; il ne faut peut-être pas l’enjoliver complètement non plus mais plutôt le nuancer. Malheureusement, il semble y avoir dans un certain nombre des pays du Sahel qui ont récemment connu des coups d’État un certain soutien de la population aux juntes, comme au Mali ou dans d’autres pays. De plus, des attitudes de la France sont parfois peu comprises, comme certains encouragements à des présidents ou candidats en campagne ou certains silences sur d’autres pays, comme le Sénégal.
Je voulais cependant vous interroger sur votre mission auprès de TotalEnergies. En tant qu’écologistes, nous sommes opposés au projet EACOP (East African Crude Oil Pipeline), cet oléoduc de 1 500 kilomètres qui symbolise le fait que, au moment où la COP28 parle de sortir des énergies fossiles, les géants économiques français font malheureusement un choix radicalement inverse. Une commission d’enquête a d’ailleurs été ouverte au Sénat par Yannick Jadot. Votre mission portait sur l’évaluation foncière et les acquisitions foncières de TotalEnergies en Ouganda. Près de 118 000 personnes ont été expropriées de leurs terres et, même si la justice doit encore se prononcer, de nombreuses violations ont été mises en lumière par des ONG françaises, mais aussi ougandaises, comme Fridays For Future Uganda, parce que les compensations financières données par TotalEnergies à ces familles semblent très sous-évaluées et que les familles qui ont refusé de rentrer dans le processus d’expropriation se sont trouvées traduites devant la justice ougandaise.
Le projet Tilenga pose également des questions de biodiversité importantes car il traverse le parc national de Murchison Falls. Les chimpanzés, les éléphants et tous ces animaux qui forment des biodiversités incroyables dans cette zone sont en train de fuir. Au-delà même des conséquences qu’il aura sur le climat, ce projet pose beaucoup de questions sur ses conséquences sur le vivant, la biodiversité et les 120 000 Ougandais expropriés.
M. Lionel Zinsou. Ce sujet n’a pas de relation très directe avec le rapport d’information de votre commission. Ce lien aurait d’ailleurs été plus fort si les entreprises françaises avaient été décrites dans la relation entre l’Afrique et la France.
Il s’agit en fait d’une mission indépendante, qui est le pendant d’une mission que TotalEnergies avait confiée à M. Jean-Christophe Rufin sur le Mozambique. Le groupe TotalEnergies a souhaité un diagnostic indépendant de ce qui remonte de l’intérieur de la société et de ce qui est exprimé par les autorités publiques de l’Ouganda et de la Tanzanie au sujet du respect des droits humains et des règles de droit sous toutes les formes. L’idée est de parler avec toutes les parties prenantes en Ouganda – où je me rendrai dans un semaine – et en Tanzanie, c’est-à-dire les autorités publiques et les autorités locales, y compris traditionnelles, parce que ce sont des villages, des districts et des provinces qui sont affectés. Les collectivités locales ont en effet des attentes considérables. Vous êtes sensible au fait que, dans beaucoup de pays, les collectivités où des personnes sont affectées, expropriées et d’où vient la production sont parfois parmi les dernières à partager les royalties, les bénéfices, les retombées fiscales et les retombées d’emplois, etc. Aussi longtemps qu’il le faudra, nous serons à leur disposition, de même qu’à celles des ONG locales, des ONG généralistes européennes, des fondations et des ONG spécialisées qui travaillent sur la biodiversité, l’accès à l’eau potable, les ressources halieutiques, etc.
Nous avons l’objectif de réaliser un rapport honnête, indépendant et reflétant tous les points de vue, qui sont controversés, et aussi d’y faire des recommandations additionnelles. Cette demande m’a été adressée en tant qu’économiste du développement. Nous menons d’ailleurs une réflexion avec des économistes et il apparaît qu’il n’est plus possible pour les industries extractives de continuer à réaliser des investissements qui, d’un point de vue capitalistique, sont considérables, mais n’ont que de très faibles effets sur l’emploi. Il n’y a pas plus capitalistique que de fabriquer des pipelines : vous dépensez 12 milliards d’euros pour le projet Tilenga-EACOP et, in fine, vous aurez créé moins de 2 000 emplois qualifiés dans la durée. Avec 12 milliards d’euros d’investissements dans cette région dans les domaines de l’agriculture, de la forêt, de la biodiversité, du tourisme ou de la pêche, vous devriez plutôt créer 200 000 emplois.
Ces pays attendent que, lorsque des investissements extraordinairement intensifs en capital sont réalisés, des investissements à impact soient également effectués. Dans le cas contraire, la situation est inacceptable pour les populations locales et je crois que ce sujet commence à être compris, mais il est temps de passer à l’acte. Sinon on arrive à des situations nigériennes, où les populations qui ont produit le pétrole finissent par devoir le voler dans les pipelines pour avoir des retombées économiques. Cet impact par le crime est intolérable. Des pays sont affectés de cette manière, de la Tunisie au Nigéria en passant par l’Asie. En Afrique, cet élément est constitutif de la justice.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous serons certainement amenés à vous consulter à nouveau lorsque vous aurez produit ce rapport car ces sujets sont absolument passionnants.
Mme Mereana Reid Arbelot (GDR-NUPES). Monsieur Zinsou, je vous remercie pour votre intervention et en particulier pour votre éclairage sur la perception biaisée, en France et par les Français, du rejet français en Afrique. Étant moi-même députée polynésienne indépendantiste, je suis confrontée à cette fausse perception hexagonale. Je rappelle que le 17 mai 2013, la Polynésie française a été inscrite sur la liste onusienne des pays non-autonomes à décoloniser.
Au nom de mon groupe, je souhaitais parler de changement climatique, de biodiversité et d’autonomie alimentaire mais mes collègues vous ont déjà interrogé sur ces sujets.
Dans votre livre La France et l’Afrique, publié en 2020, vous écrivez la chose suivante : « Grâce au partage de la langue, au soutien des artistes, à la sauvegarde du patrimoine ou à la restitution des œuvres d’art, on reconstruit du respect, on rend mémoire, on exauce l’histoire. C’est la jeunesse du continent qui le demande. C’est elle qui veut pouvoir retrouver l’histoire précoloniale, celle des grands empires ». Du fait de votre travail au sein de la Société des Amis du musée Branly et de votre fondation culturelle, avez-vous déjà été confronté à la question d’une restitution d’objets culturels ou de restes humains ? Que pensez-vous du texte de loi récemment adopté par le Parlement français au sujet des restes humains ? Qu’auriez-vous ajouté ou amélioré à cette loi-cadre et qu’attendez-vous du texte à venir sur les restitutions d’objets culturels ?
M. Lionel Zinsou. Les relations avec les départements et les territoires d’outre-mer sont quelque chose de plus en plus sensible dans les pays africains, peut-être davantage avec les départements d’outre-mer de l’océan Indien et des Caraïbes qu’avec la Polynésie. Cela fait partie de cette mémoire commune et de cette situation particulière où les afro-descendants, les Polynésiens et les populations de la Réunion ou de Mayotte ont des origines et des histoires très diverses. Il n’y avait pas de peuple autochtone à la Réunion et tout le monde y donc est allogène, ce qui est différent de la situation polynésienne. Cependant, nous avons des solidarités fondamentales et qui sont de plus en plus vivantes.
Il est très important de retrouver des racines historiques. Le président Hollande m’avait fait l’honneur de me demander de préfigurer la fondation nationale pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, qui a été créée en 2017-2018 et qui est présidée par Jean-Marc Ayrault. Ce sont les mêmes causes et la façon dont l’outre-mer français est géré politiquement par la France a beaucoup d’écho en Afrique. J’imagine que le sentiment de rejet de la France par ces pays du Global South que ce sont les pays africains a aussi un écho parmi les populations des départements des territoires d’outre-mer.
Par ailleurs, les restes humains correspondent à une idée de Jacques Chirac pour contourner l’inaliénabilité dans les collections françaises de ce qui est venu des pays d’Afrique. On a pu distinguer les artefacts des restes humains et je crois que nous allons continuer dans cette voie. De cette manière, Lucy a été rendue à l’Éthiopie. De plus, le président Mitterrand a rendu sous forme de prêt à long terme, parce qu’on ne pouvait pas les aliéner, les manuscrits sacrés de la Corée ; ensuite, Jacques Chirac a fait avancer la situation sur les restes humains. On butait sur cette impossibilité de sortir les éléments des collections françaises, alors que les sorties des collections publiques américaines ou allemandes étaient possibles.
La représentation nationale a voté à l’unanimité sur le Sénégal et le Bénin mais il faudrait une loi ad hoc pour chaque restitution, ce qui n’est pas possible. Par conséquent, il y aura une loi-cadre. Mme Rima Adbul Malak avait même pratiquement terminé le programme qui s’appuie sur un rapport au chef de l’État par M. Felwine Sarr et Mme Bénédicte Savoy. Je crois donc que le travail est réalisé et va bientôt venir devant le Parlement.
La ministre de la culture va projeter cette loi-cadre qui permettrait d’avoir une solution générique. J’en attends beaucoup parce que je crois que l’immatériel est très important dans la relation franco-africaine, de même qu’avec les territoires et départements d’outre-mer. M. Kasarhérou est un extraordinaire président du musée Jacques Chirac et, en tant que membre du conseil d’administration, j’avais proposé qu’on fît une exception pour donner le nom du président Chirac au musée du Quai Branly de son vivant, tradition étant qu’on le fasse post-mortem. M. Kasarhérou est aussi l’homme qui a dressé le grand inventaire de l’art kanak dans toutes les collections du monde et il est le créateur du centre culturel Tjibaou. Il est donc parfaitement à sa place dans ce musée des arts non-occidentaux qui est le deuxième plus grand musée anthropologique du monde. Il s’agit d’un atout considérable de la France et j’espère que la représentation nationale donnera effectivement les moyens législatifs pour continuer dans cette voie. La jeunesse africaine en est reconnaissante et a le sentiment qu’elle y avait droit.
M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Je vous remercie, monsieur le premier ministre, de nous avoir autant montré que l’Afrique était plurielle et qu’elle sera, même si nous n’en doutions pas, un géant du XXIe siècle. Selon la manière dont elle se développera dépendront à la fois le bonheur des Africains et l’équilibre du monde et de l’Europe.
Vous avez dit que la transition démographique était très rapide dans certains pays et je voudrais me concentrer sur le Sahel, qui est quand même la grande zone de faiblesse du continent africain, notamment suite à l’intervention malheureuse en Libye, et sur votre vision des moyens concrets d’améliorer et de créer cette transition démographique. Ce sujet est tabou en France mais pas pour les dirigeants de cette zone, puisque quantité de chefs d’État et de gouvernement en ont parlé. Il s’agit d’un problème majeur, lié au statut des femmes et à la manière dont, dans cette période tragique, on peut faire avancer la transition démographique de cette zone.
La deuxième question concerne le rapport entre l’aide au développement et les ressources naturelles de l’Afrique. Je milite pour que l’AFD soit le bras opérationnel d’une volonté politique qui ne soit pas en apesanteur mais je pense aussi à la juste rétribution des matières premières. Comment faire en sorte que l’agriculture africaine puisse bénéficier d’une sorte de sécurité minimum de prix qui permette l’investissement et l’emploi, afin d’éviter l’exode trop massif dans des villes qui ne sont plus gérées et qui rencontrent des problèmes de pauvreté ? Comment appréhendez-vous l’idée d’organiser mieux la gestion des matières premières ?
Ma dernière question porte sur la hausse des taux d’intérêt, qui prend à revers beaucoup de pays qui ont une dette importante ? Comment pouvons-nous agir au moment où il y a des investissements colossaux à effectuer dans les matières premières ? Je suis d’ailleurs en total désaccord avec ce qui a été dit sur le projet pétrolier, parce que je pense que l’Afrique a le droit de se développer et d’avoir des ressources. Comment fait-on pour qu’il y ait des emplois et pour desserrer l’étau des taux d’intérêt, qui est absolument dramatique en ce moment ?
M. Lionel Zinsou. Ces questions sont à la fois tout à fait pertinentes et assez rarement posées. Vous avez en outre rendu service à cette commission en parlant des femmes. Elles sont essentielles dans la compréhension de la croissance de l’Afrique et sont probablement les meilleures gestionnaires du patrimoine des ménages, ainsi que le premier échelon de l’éducation. Dans notre pays matriarcal, où les femmes sont les grandes commerçantes de nos grands marchés, nous n’avons pas de difficulté à assurer la parité sur le plan politique. La situation est un peu différente dans les pays de tradition patriarcale, comme au Sahel. En tous cas, il est question de l’autonomie des femmes, de leur capacité d’accéder à la possession de la terre, qui est encore minoritaire en Afrique, et de leur capacité d’accéder à l’emploi.
Nous avons un problème terrible pour la démographie et le développement. Dans la capitale de mon pays, comme en Côte d’Ivoire ou au Ghana, nous avons 95 % de scolarisation : par conséquent, toutes les filles sont scolarisées. Au Nord, c’est-à-dire dans la région du Sahel, nous n’avons qu’à peu près 30 % de scolarisation et presque aucune fille n’est scolarisée. Les conséquences démographiques sont donc considérables car l’autonomie des femmes, le niveau d’éducation, la capacité d’avoir des grossesses suivies, celle de réduire la mortalité en couches et infantile sont corrélés. Par conséquent, la transition démographique est extraordinairement rapide dans les pays du Maghreb – et non dans le Sahel maghrébin – car les progrès de la santé, de l’éducation et de l’autonomie des femmes sont fondamentaux. Ce n’est pas qu’une question de planning familial mais du rôle qu’on donne aux femmes et de l’accès aux biens communs, ainsi qu’aux services publics.
C’est devenu une priorité, comme celle de la lutte contre les carences. L’extrême pauvreté se différencie de la pauvreté car même les générations suivantes ne peuvent pas en sortir : peu importe la croissance du pays, étant donné que des carences ont été accumulées. Cet enjeu se pose dans les mille jours de la grossesse de la mère allaitante et du nourrisson jusqu’à deux ans. Certains pays – et le mien en est le leader – travaillent sur la sécurité alimentaire, ainsi que sur les contenus vitaminiques et protéiques des mille jours clés, de façon à faire reculer les carences. Ce sujet explique les inégalités dans la rapidité de transition démographique. Du point de vue démographique, le Maghreb est devenu européen, de même qu’Abidjan et Cotonou, à l’inverse de Niamey et Ouagadougou.
Nous mettons d’ailleurs en place le plus de fonds d’investissement possible pour accompagner les femmes car nous avons une rareté incroyable du capital accrue pour celles-ci. Or l’Afrique est probablement le continent où il y a plus de femmes entrepreneuses et entreprenautes.
Sur l’aide et la juste rémunération des produits, j’avais travaillé avec Bruno Le Maire en 2011, lors de la présidence française du G20. Le président Sarkozy voulait en effet que nous travaillions sur des mécanismes de garantie de prix de matières premières, notamment agricoles. Cependant, nous n’avons pas le luxe, comme l’Union européenne, de fixer des prix et d’effectuer des transferts monétaires très importants de façon à permettre, en fonds structurel, un développement et à avoir une aide aux produits massive comme avec le fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA). Je possède une maison dans l’Orne, en dehors de ma maison au Bénin, et mes voisins gagnent la moitié de leur vie sur les prix des produits, c’est-à-dire les prix de marché, et la moitié sur les transferts, c’est-à-dire l’aide aux producteurs. Cependant, nous n’avons pas, en Afrique, les moyens d’avoir un système similaire.
En revanche, l’industrialisation de nos matières premières agricoles est en cours. Dès lors que vous avez un acheteur final qui va transformer votre produit, il y a en amont un intérêt de l’industriel – qui va décupler la valeur du produit – à investir lui-même pour fournir plus de semences, plus d’engrais, plus de mécanisation, ce qui transfère des ressources pour assurer des contrats de long terme. Ce système élève les rendements de façon très importante et la juste rétribution ne peut pas être un mécanisme de transfert budgétaire. En effet, il est nécessaire d’atteindre un niveau de développement et de ressources de finances publiques très supérieur, ce qui est à la portée de deux ou trois pays sur le continent. Les entreprises françaises qui sont tellement dominantes en matière agroalimentaire – Lactalis, Danone, Bell, les grandes coopératives, etc. – ont un boulevard et pourraient jouer ce rôle de meilleure rétribution de l’amont sans que des transferts de fonds publics soient nécessaires.
Par ailleurs, vous avez raison sur les taux d’intérêt et, d’ailleurs, les marchés financiers sont fermés à l’Afrique, sauf peut-être pour la finance verte, car ils sont devenus exorbitants en prix. En 2024 et 2025, l’Afrique va connaître un terrible credit crunch car il faut pouvoir rembourser les eurobonds des années précédentes en se réendettant, ce qui n’est plus possible sur les marchés. La baisse des taux d’intérêt constitue donc un enjeu vital pour l’Afrique.
Les pays de la zone franc ont l’immense avantage d’avoir les taux d’intérêt les plus bas du continent et la stabilité des monnaies les plus fortes. Dans mon pays, l’inflation est en effet à 3 %, alors qu’elle atteint respectivement 45 % et 30 % dans les pays voisins que sont le Ghana et le Nigéria, car nous avons une monnaie stable qui joue son rôle. Par conséquent, nous avons les taux d’intérêt les plus bas. Il existe quelques autres exceptions telles que le Maroc ou Djibouti. En dehors de celles-ci, les taux d’intérêt nous martyrisent plus que tous les autres car nous avons une prime de risque très élevée. Cependant, nous avons beaucoup moins de risques que la perception des risques.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Au vu des délais qui nous sont impartis, nous prendrons exceptionnellement plusieurs interventions à la suite prononcées par les collègues inscrits à titre individuel.
M. Frédéric Zgainski (Dem). Malgré des engagements militaires qui s’accentuent en Afrique, la France a opté pour une stratégie économique forte sur le continent. L’exemple du Nigéria est particulièrement parlant puisque les échanges économiques entre nos deux nations ont doublé depuis dix ans, faisant ainsi du Nigéria le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne et le quatrième sur le continent derrière le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Le Nigéria compte en outre plus de 10 000 travailleurs français et le siège de près d’une centaine d’entreprises.
Les relations entretenues et renforcées entre la France et le Nigéria sont un modèle de réussite et la présence économique française sur le territoire semble faire obstacle aux influences russes et chinoises. Cette stratégie économique, qui contrebalance l’idée d’un recul de la France sur le continent africain, peut-elle être calquée sur d’autres pays d’Afrique ? Si oui, lesquels ?
Mme Stéphanie Galzy (RN). La France est parfois accusée de néocolonialisme économique et monétaire à travers le franc CFA, qui fait l’objet de critiques depuis sa création. Celles-ci sont devenues l’un des principaux sujets de contestation dirigés contre la France en Afrique de l’Ouest, et cela souvent à tort.
La non-stratégie en matière de politique africaine de la France démontre la défaillance de notre pays envers un continent que nous avons pourtant aidé à se développer au cours de son histoire. Ceci risque d’être fort préjudiciable pour notre pays et d’entraîner une perte de confiance économique pour les entreprises françaises en Afrique. Un débat est en cours sur un changement de monnaie et, pour certains, il entraînera une nouvelle perte d’influence. Pouvez-vous nous donner votre position sur ce débat ?
M. Hubert Julien-Laferrière (Écolo-NUPES). J’ai été un peu surpris par votre réponse à M. Taché sur EACOP car elle me semble presque contradictoire avec votre propos préliminaire. Vous disiez en substance qu’il n’y avait que des ONG étrangères qui critiquaient le projet et que tous les Ougandais le soutenaient mais vous avez été un peu plus nuancé dans votre réponse à mon collègue. Vous dites qu’on surestime effectivement le déclin de la France et de l’image de la France en Afrique, même s’il est vrai que les coups d’État, les machines à trolls et les manifestations n’ont pas besoin d’avoir le soutien majoritaire des populations.
Je suis allé une quinzaine de fois au Bénin ou au Burkina Faso par le passé et j’y suis retourné récemment après dix ans sans m’y rendre. On peut toujours y manger un poulet grillé dans un maquis ou aller boire un verre le soir en étant toujours aussi bien accueilli. Cependant, ne sous-estimez-vous pas quelque peu l’influence de la Russie ? Wagner gouverne tout de même la Centrafrique, ou presque. Par ailleurs, faut-il normaliser nos relations avec la junte nigérienne ?
M. Lionel Zinsou. Je pense que le rapport d’information dont votre commission a autorisé la publication aurait peut-être pu écrire en toutes lettres que le pré carré africain francophone était une illusion française. Je crains même que ce soit de l’hubris française parce que la relation entre l’Afrique et la France repose très faiblement sur les pays francophones d’Afrique subsaharienne. Toutefois, le Maghreb est particulier car la Tunisie et le Maroc font plus de commerce avec les pays de l’Union européenne, en proportion de leurs échanges, qu’une partie des pays de l’Union européenne entre eux. Concrètement, on ne peut pas faire plus européens que la Tunisie et le Maroc du point de vue du commerce extérieur. La part de marché français, qui s’élève un peu moins de 3 % mondialement, atteint d’ailleurs 15 % au Maghreb.
L’Afrique subsaharienne n’est quant à elle pas du tout le partenaire africain de la France du point de vue économique. Les échanges avec le Nigéria sont les plus importants, suivis de l’Afrique du Sud et de l’Égypte, c’est-à-dire les trois pays les plus importants du continent en termes de PIB. L’Angola et la Namibie progressent en outre à toute vitesse. Par ailleurs, les pays de la Communauté économique africaine, l’ECA – Kenya, Tanzanie, Ouganda, Rwanda et Burundi –, sont avec l’Union économique monétaire ouest-africaine les moteurs de croissance mais ne sont pas des pays francophones. D’ailleurs, observez toujours, mesdames et messieurs les députés, la construction des chiffres sur l’Afrique. Les francophones sont beaucoup plus nombreux au Nigéria qu’au Bénin mais le Nigéria compte 220 millions d’habitants, dont 80 millions d’écoliers, et le français y est enseigné dans le secondaire ; la population du Bénin s’élève quant à elle à 12 millions d’habitants.
Lors de sa dernière visite au Nigéria, le président de la République a inauguré la plus grande Alliance française du monde, qui a été construite par des milliardaires nigérians en hommage à la France, car les listes d’attentes sont très longues aussi bien en Alliance française qu’en lycée français.
Pendant la campagne présidentielle au Bénin, des journalistes m’ont dit à la télévision que j’avais été envoyé comme gouverneur des colonies. Je leur ai alors répondu qu’en France, le parti des gens qui voulaient recoloniser l’Afrique me semblait quand même discret. Je leur ai ensuite demandé avec humour s’ils étaient sûrs que, si la France voulait recoloniser un pays, elle choisirait le Bénin, réplique qui m’a valu des insultes. Cependant, ne restons pas en arrêt sur image : la zone franc et les Comores représentent 0,6 % du commerce extérieur français. Nous vendons cependant des Rafale et des porte-hélicoptères amphibies à l’Égypte. Et à qui va-t-on livrer des centrales nucléaires à l’avenir ? Nous avons donc des relations avec l’Égypte et l’Afrique du Sud mais moins avec le Bénin, la Côte d’Ivoire ou le Gabon.
Il est incroyable de voir comme la France croit encore qu’il existe toujours un pré carré pour les intérêts français, ce qui est pourtant une fiction. Les Français commettent un péché d’hubris quand ils pensent qu’ils sont rejetés. Ce qui pourrait s’imposer est l’indifférence, et non le rejet.
Par ailleurs, dans les circonstances actuelles d’inflation, de taux d’intérêt très élevés et de chaos pour les pays émergents sur les marchés financiers, le franc CFA, qui ne fait l’objet d’aucun double change ou d’aucune fuite devant la monnaie, constitue un atout important.
Madame la députée Galzy, vous m’avez demandé si une révision monétaire était en cours, ce qui m’a amusé, et si la zone franc allait prochainement éclater – elle évoluera prochainement –, ce qui serait encore une preuve du déclin français. Je vous rappelle les propos de Mme Marine Le Pen à N’Djaména, aux côtés de feu Idriss Déby Itno, et sa critique de l’existence du franc CFA. Elle avait employé la métaphore suivante, que je ne suis pas sûr d’approuver : pour la monnaie, c’est comme pour la virginité, on n’est pas à demi-vierge et, par conséquent, on ne partage pas sa souveraineté monétaire, le franc CFA est une séquelle coloniale. Je vois que vous attendez que nous soyons encore rejetés de quelque chose à travers la monnaie et que ce soit une preuve du rejet français. Cependant, Marine Le Pen est la personnalité politique française la plus importante qui ait adressé une critique en territoire africain sur l’existence du franc CFA. Vous semblez trouver aujourd’hui que c’est un échec à venir mais il ne faut pas faire la publicité de l’échec.
Au sujet d’EACOP, j’ai indiqué que la France s’autoflagellait volontiers. Sur TotalEnergies, ce sont quantitativement davantage des ONG et fondations européennes, et notamment françaises, qui sont les plus actives. Évidemment, il existe des rejets locaux d’ONG et d’associations en Ouganda, en Tanzanie et au Mozambique : je vous renvoie à cet égard au rapport de Jean-Christophe Rufin sur le Mozambique. Ces rejets sont toutefois beaucoup plus marginaux que les attentes locales. Dans mon introduction, je soulignais l’existence d’un masochisme français sur l’Afrique.
Par ailleurs, Monsieur le député Julien-Laferrière, vous avez dit que Wagner gérait les pays africains en prenant l’exemple de la Centrafrique mais l’ordre public en Centrafrique est assuré par les troupes rwandaises ! Wagner y est en position de garde prétorienne du pouvoir politique dans Bangui ; cependant, ce sont les troupes rwandaises qui maintiennent le peu d’ordre public en Centrafrique. Le Mozambique a également fait appel à Wagner contre les Chabab, notamment dans la région de Cabo Delgado où l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI) et TotalEnergies sont présentes au niveau des plus grandes réserves de gaz naturel de l’océan Indien ; cependant, Wagner a échoué et a été congédié. Ensuite, les forces rwandaises ont rétabli la paix au Nord du Mozambique. Vous ne pouvez donc pas faire cette fixation sur Wagner. Comment voulez-vous que Wagner, en termes d’équipement et de commandement, n’ait pas été affecté par le fait que tout l’équipement russe va en Ukraine et que le commandement a disparu d’un coup par un malheureux accident ? Au Mali, l’armée malienne a reconquis Kidal – certes avec quelques hommes de Wagner – alors que la France est un peu accusée de ne pas avoir cherché à libérer Kidal du fait des Touaregs.
La Chine, la Russie et la Turquie sont des émotions françaises mais sur le terrain, ce sont des exceptions en Afrique. Au Mali, en Centrafrique et au Soudan, cela représente au total probablement 1 500 hommes, qui sont très loin d’accaparer les mines. Les mines d’or du Sahel sont sud-africaines, suisses, marocaines et canadiennes. L’organisation Wagner a quant à elle obtenu deux concessions.
Mme Eléonore Caroit (RE). Il y a six mois, le président Macron organisait un sommet pour le nouveau pacte financier mondial avec l’ambition de réformer le système financier international et de provoquer un choc de financement pour qu’aucun pays n’ait à choisir entre la réduction de la pauvreté et la lutte contre le changement climatique. À travers les interventions des présidents Ramaphosa, Ruto et Sall, les pays africains se sont montrés très favorables à l’agenda de Paris pour les peuples et la planète. Ils sont apparus coordonnés, revendiquant un poids politique accru dans les instances multilatérales et un rôle beaucoup plus actif dans une gouvernance mondiale transformée. L’Afrique est au cœur de notre APD, dont un tiers va sur le continent africain et est concentrée sur dix-neuf pays.
J’aimerais avoir votre regard sur l’évolution de la coopération française en Afrique. Devons-nous et pouvons-nous faire évoluer un système, encore très largement basé sur des subventions, vers une relation davantage partenariale ? Êtes-vous favorable à l’annulation ou à la restructuration des dettes souveraines africaines ?
Mme Ersilia Soudais (LFI-NUPES). Outre les questions sécuritaires, l’échec politique de la présence militaire française au Sahel ne doit pas nous faire éluder les enjeux climatiques, environnementaux, sociaux ou économiques qui nous lient au continent africain. Pour faire face à ces défis, notre programme fait le choix de l’intérêt général humain, de la coopération, bien loin des logiques néolibérales de la Macronie et de ses soutiens politiques et financiers à des régimes en pleine dérive autoritaire. Par exemple, le gouvernement Talon a condamné à l’exil ou enfermé ses opposants politiques, tels que l’ancienne ministre Reckya Madougou, à qui il refuse une enquête indépendante pourtant recommandée par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Monsieur Zinsou, dans un contexte où les peuples aspirent à conquérir davantage de souveraineté, ainsi qu’à mettre fin à des relations asymétriques et se lassent des soutiens politiques à géométrie variable du gouvernement français, quel bilan dressez-vous de la politique française en Afrique de ces années Macron ?
M. Jérôme Buisson (RN). Je vous remercie pour cette présentation qui déconstruit l’image anachronique – je dirais même presque en noir et blanc – du néocolonialisme de la NUPES. Je suis co-rapporteur d’une mission d’information sur les ressources naturelles stratégiques et les terres rares et je souhaiterais aborder l’exploitation et la valorisation de ces ressources en Afrique. Il a été maintes fois dit que les pays africains étaient riches de nombre de ressources. Or, de leur exploitation découlent de nombreux enjeux stratégiques, économiques, sociaux et environnementaux.
Comment évaluez-vous l’importance de ces ressources dans le développement économique des pays du continent, notamment au regard de l’influence croissante de la Chine, et même de la Russie, sur le secteur minier en Afrique ? De même, comment envisagez-vous le renforcement du partenariat économique franco-africain dans le domaine minier, permettant à la fois le développement économique des pays du continent et de la sécurisation des approvisionnements français ?
M. Alexis Jolly (RN). L’opération Atalante menée par la France à Djibouti, qui vise à lutter depuis 2008 contre les pirates qui pillent et freinent les voies de passage commerciales dans le golfe d’Aden, rencontre depuis plusieurs mois de grandes difficultés puisque les rebelles yéménites houthis, en conflit avec l’Arabie saoudite et soutenus par l’Iran, multiplient les attaques contre les navires occidentaux. La France doit donc lutter contre des attaques à caractère politique et non plus contre des actes de piraterie.
Quelle est donc votre position sur l’évolution de la situation à moyen terme sur cette zone de transit commercial d’une importance stratégique majeure et sur la possibilité, envisagée par la France, d’étendre l’opération Atalante à la lutte contre la rébellion houthie dans le sillage des États-Unis ?
M. Lionel Zinsou. Les dix-huit ou dix-neuf pays prioritaires sont les pays du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) et la liste évolue en fonction des réalités économiques. Les pays francophones sont un tout petit peu privilégiés par rapport aux pays où il y a vraiment de l’investissement et des échanges qui se concentrent plutôt sur des économies plus grandes, et donc hors du champ notamment du CICID.
Vous avez demandé si l’aide publique devait rester une aide de subventions ou plutôt de partenariat. Je crois que tout le monde est d’accord, y compris la Commission européenne, puisqu’elle a rebaptisé la direction générale du développement en direction générale des partenariats. Je crois que tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut faire du partenariat d’égal à égal et que le co-investissement est beaucoup plus efficace que l’action isolée.
Plus on fait de choses dans la « Team Europe », plus nous serons efficaces car le principal investisseur, bailleur d’aides, importateur et exportateur pour toute l’Afrique est l’Union européenne, et non la Chine. Cependant, la comparaison porte souvent entre la deuxième puissance du monde avec ses 17 000 milliards de PIB et la France et ses 3 000 milliards de PIB. Si l’on prend un ensemble qui a le même poids que la Chine – c’est-à-dire l’Union européenne –, celui-ci est de loin le premier partenaire de l’Afrique. Le problème ne porte d’ailleurs pas sur les subventions mais l’aide française correspond à des prêts de l’AFD, ce qui nous différencie négativement par rapport à des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, qui sont montés en puissance en aide publique.
L’AFD est régulée comme une banque alors que beaucoup de pays, ainsi que l’Union européenne font des dons. La question porte donc plutôt sur le fonctionnement du mix entre dons et dettes. Un créancier n’a en effet pas la même image et l’Union européenne a une grande popularité parce qu’elle réalise des dons même si elle fonctionne de manière bureaucratique et avec une certaine lenteur. Par conséquent, je pense que la bonne voie se trouve entre, d’un côté, des dons et, de l’autre côté, les entreprises privées ou publiques, les partenariats et les co-investissements.
En outre, nous avons créé un peu d’espace sur la dette bilatérale et la Chine se fait une mauvaise réputation en Afrique car elle est un créancier avec lequel il est très difficile de négocier le reprofilage. Elle est observatrice mais pas actrice au Club de Paris. L’Europe est quant à elle assez exemplaire sur les aides bilatérales mais il n’est pas possible de reprofiler les prêts multilatéraux. Or l’Afrique subsaharienne est surtout endettée non pas auprès des marchés mais auprès des organismes multilatéraux et vous n’avez pas le droit de prendre du retard sur des remboursements au Fonds monétaire international (FMI), à la Banque mondiale ou à la Banque africaine de développement.
Par ailleurs, l’annulation de créances a été très efficace dans les programmes relatifs aux pays pauvres très endettés (PPTE), c’est-à-dire qu’on a échangé des remboursements de dettes. Il sera procédé de la même manière pour le climat : plutôt que de rembourser un créancier bilatéral, il sera possible de réaliser des investissements pour la transition énergétique qui tiendront lieu de remboursements. Cela a représenté une bouffée d’air incroyable entre 2000 et 2005 et constitue l’un des moyens d’APD, ce qui n’est possible qu’avec des partenaires bilatéraux, à savoir la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, un peu les États-Unis et assez peu la Chine.
Je ne vais pas m’exprimer sur le Bénin devant l’Assemblée nationale française, étant donné que j’y ai joué un rôle politique important. Je suis astreint à une forme de réserve et je ne ferai donc pas de commentaire sur la question des droits des opposants.
Je ne crois pas que les économies en Afrique soient très néolibérales car nous n’avons pas le luxe de l’être, dans la mesure où le secteur privé y est très jeune. La colonisation ne visait pas, en effet, la création d’entrepreneurs et d’un capital autochtone. Par conséquent, le secteur privé africain date plus ou moins des privatisations de la fin des années 1990 : nous avons le capitalisme le plus jeune et, par conséquent le plus faible, du monde. Le rôle de nos États est considérable dans la réglementation, parce qu’il faut créer la législation. En effet, nous avons reçu des pays difficilement gérables : outre le fait que nous n’avions pas de routes, d’électricité et de ports, nous n’avions pas de lois et d’impôts.
Les bonnes âmes nous disent qu’il n’est pas raisonnable de collecter en impôts 18 % du PIB, contre 54 % en France et 36 % dans l’OCDE. Cependant, nous avons reçu une fiscalité romaine de la capitation et non progressive. Nous n’avons donc pas le luxe d’être extrêmement libéraux parce que nous avons énormément besoin de l’État, qui s’est simplement sorti d’un certain nombre de secteurs concurrentiels où il n’était pas très efficace.
Au sujet des ressources, nous sommes au début de l’exploration. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) réalisait en son temps un travail d’exploration et nous sommes loin d’avoir exploré toutes les richesses. Dans l’hydraulique, nous avons un potentiel considérable, de même que dans les matières premières critiques, agricoles et forestières. Ce potentiel consiste en une base d’actifs oisifs tant que nous n’avons pas de capital. Si vous avez des mines et des gisements mais pas de chemins de fer ou de ports et des investisseurs, vous n’avez en effet que des ressources oisives. L’enjeu porte donc sur l’activation des actifs.
Au sujet de l’opération Atalante, il est tout de même intéressant de parler des victoires européennes. En effet, vous avez ici une opération de victoire contre la piraterie et de sécurité dans le détroit de Bab el-Mandeb. Celle-ci est exceptionnelle et essentielle pour le commerce mondial. De plus, un effort débute, même s’il est de moindre ampleur, dans le golfe de Guinée où il y a aussi des phénomènes de piraterie et où la France y est très présente.
Cependant, on ne parle jamais des victoires. Si vous interrogez les Français, Barkhane leur a laissé un goût amer mais personne ne connaît Atalante. Quand vous allez à Djibouti et que vous regardez le Yémen à 19 kilomètres, vous vous rendez compte que la zone est relativement sensible car y sont présentes huit bases militaires, avec notamment les marines française, chinoise, américaine, allemande et saoudienne. Atalante ne luttait pas contre les Houthis mais contre la piraterie somalienne. Ce dispositif peut toutefois être utilisé mais la France ne souhaite pas – et je l’approuve entièrement sur ce point – une extension du conflit à toute la mer Rouge par la création d’une coalition, ce pour quoi elle n’agit pas aux côtés des États-Unis et des Britanniques dans l’opération pour assurer la sécurité contre les missiles et les drones des Houthis. Cependant, elle agit mais elle ne fait pas partie d’une coalition et le président de la République en a parlé hier.
Capitaliser sur la victoire d’Atalante devrait être important mais il existe une espèce de dilection morose de la France pour ne pas parler des succès et pour mettre en avant ses échecs ou ses résultats en demi-teinte. Toutefois, la France est déterminante dans cette région du monde. D’ailleurs, le réchauffement des liens avec Djibouti a été opportun et le président de la République française a été le premier chef d’État français à se rendre à Djibouti. Il était également le premier à se rendre au Kenya et sa visite était importante en Éthiopie, de même qu’au Nigéria. On y est loin du pré carré mais ce sont des zones où l’influence progresse.
De temps en temps, de bonnes âmes se demandent pourquoi le président de la République française va à N’Djaména au moment du deuil du président Idriss Déby ou pourquoi il se rend à Djibouti. Cependant, il y a également des réalités dans la relation entre l’Afrique et la France. Par exemple, les troupes tchadiennes assurent la sécurité d’une partie Tchad, du Nord du Cameroun, de la zone de Maiduguri de Boko Haram et de la zone de Diffa de la République du Niger. Le Tchad est donc le pivot de la sécurité de l’Afrique centrale et a été déterminant au Sahel, les régiments tchadiens ayant été perçus comme les plus puissants et les plus efficaces contre les djihadistes. Il s’agit d’une réalité de fait et le président de la République se rend à Djibouti car il s’y trouve la clé du canal de Suez, qui est absolument essentiel à l’économie mondiale et fondamental pour les équilibres militaires.
De temps en temps, il faut faire, dans la relation africaine et le rapport de la France à l’Afrique, autre chose que de la psychologie et de la sensiblerie pour plutôt regarder où sont les intérêts vitaux.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Monsieur le premier ministre, je ne vous ai pas appelé de la sorte jusqu’alors car vous n’étiez pas là pour parler au nom du Bénin et nous exposer les relations politiques à l’intérieur du Bénin. En effet, vous étiez présent en tant que citoyen français et béninois, ainsi qu’expert des questions africaines.
Cette réunion que vous avez animée a été ressentie par chacun d’entre nous comme du plus haut intérêt et elle a fait évoluer la représentation que nos collègues se font de la relation franco-africaine, de la réalité africaine et des options stratégiques réelles qui s’offrent à un pays comme le nôtre dans sa relation avec l’Afrique.
Je vous remercie, cher Lionel Zinsou, d’être venu parmi nous et nous attendrons votre rapport. Nous avons reçu M. Patrick Pouyanné et toutes ces questions autour de TotalEnergies sont très présentes à l’esprit de chacun. Les éclairages que donnera votre rapport mériteront d’être considérés avec beaucoup d’intérêt.
M. Lionel Zinsou. Je vous remercie et je suis très honoré d’avoir été présent.
La séance est levée à 13 h 10
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Nadège Abomangoli, M. Carlos Martens Bilongo, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, Mme Mireille Clapot, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alain David, M. Sébastien Delogu, Mme Ingrid Dordain, M. Pierre-Henri Dumont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Olivier Faure, M. Nicolas Forissier, M. Thibaut François, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Philippe Guillemard, M. Michel Guiniot, Mme Marine Hamelet, M. Alexis Jolly, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, Mme Amélia Lakrafi, M. Arnaud Le Gall, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, Mme Delphine Lingemann, Mme Yaël Menache, M. Didier Parakian, M. Frédéric Petit, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Sabrina Sebaihi, M. Vincent Seitlinger, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, M. Aurélien Taché, Mme Laurence Vichnievsky, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Zgainski
Excusés. - M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Xavier Batut, M. Sébastien Chenu, Mme Julie Delpech, M. David Habib, M. Meyer Habib, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, Mme Élise Leboucher, M. Laurent Marcangeli, M. Nicolas Metzdorf, Mme Nathalie Oziol, M. Bertrand Pancher, Mme Liliana Tanguy, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa
Assistaient également à la réunion. - Mme Maud Gatel, M. Christophe Naegelen