Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

  Audition de M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France 2

  Avis public sur la nomination par la Présidente de l’Assemblée nationale de Mme Lucie Muniesa à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations              25

  Présences en réunion...........................26

 


Mercredi
15 mai 2024

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 066

session ordinaire de 2023-2024

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La commission entend M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur le gouverneur de la Banque de France, vous avez publié à la fin du mois d’avril votre traditionnelle lettre annuelle adressée à M. le Président de la République, M. le président du Sénat et Mme la présidente de l’Assemblée nationale. Nous serons heureux d’entendre votre analyse de la situation économique et financière, dans un contexte dans lequel les finances publiques suscitent un vif intérêt.

M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. Je vous remercie de m’accueillir pour cette audition. Rendre compte aux élus de la nation fait partie des devoirs de la Banque de France, qui est au service de nos concitoyens.

Je commencerai par la situation économique, qui est en phase de transition. Nous sortons progressivement de la crise inflationniste et nous allons inverser le cycle des taux. Toutefois, à mesure que la marée inflationniste se retire, les défis structurels de fond réapparaissent. Je parlerai, à ce titre, des besoins de financement, privés et publics, de l’économie française.

S’agissant de la conjoncture, la première bonne nouvelle est que la victoire contre l’inflation est en vue. En France, celle-ci est redescendue de son pic de 7,3 % en février de l’an dernier, pour s’établir à 2,4 % en avril 2024. Je raisonne selon l’indice européen harmonisé, tandis que l’indice national est à 2,2 %. Cette décrue tient d’abord à des facteurs extérieurs comme le recul des prix de l’énergie et de l’alimentation, déterminés par les cours mondiaux. Mais elle est aussi due aussi aux effets bien réels de la politique monétaire. Outre l’effet traditionnel de la hausse des taux directeurs sur le canal du crédit, il existe ce que l’on pourrait appeler un canal des anticipations. En l’occurrence, les anticipations d’inflation ont été mieux maîtrisées, ce qui a joué un rôle très positif. C’est la grande différence avec les années 1970 : nous avons évité des spirales durables prix-salaires-marges.

Je veux confirmer notre engagement : il y aura peut-être des variations de court terme de l’inflation dans les mois à venir, mais nous allons ramener cette dernière à 2 % d’ici l’an prochain au plus tard. Nous suivons de près l’évolution des cours du pétrole ; ces derniers ne montrent pas de mouvements significatifs et le prix du Brent reste, à ce stade, sous le seuil des 90 dollars. Nous surveillons également l’évolution des prix des services, composante essentielle de l’inflation sous-jacente. Même si elle est traditionnellement plus lente à refluer, nous sommes descendus d’un pic de 4,3 % il y a un an à 3,3 % en avril.

Concernant la politique monétaire, dès lors que nous avons confiance en notre capacité à arriver à destination, nous devons choisir la trajectoire des taux qui en minimisera le coût économique. Aussi le temps est-il venu de décider la première baisse des taux courts ; ce sera selon toute probabilité début juin. Ensuite, le rythme des baisses sera décidé à chaque réunion en fonction des données et des prévisions européennes –c’est l’un des avantages d’avoir fait l’euro : grâce à notre vaste marché intérieur, nous sommes désormais moins dépendants des décisions américaines. En effet, les variations du dollar pèsent pour moins de 10 % de l’inflation européenne. Nous aurons une marge de manœuvre significative avant de revenir à une politique trop accommodante, les estimations récentes de la Banque de France évaluant le taux neutre – ou taux d’équilibre – entre 2 % et 2,5 % en termes nominaux.

La seconde bonne nouvelle est que la désinflation soutiendra l’activité. Nous avons évité la récession redoutée, avec une croissance de 0,9 % l’an dernier et de 0,2 % au premier trimestre – comme l’avait prévu la Banque de France, je le souligne au passage. Nous avons publié ce matin notre enquête mensuelle de conjoncture, laquelle confirme une bonne résilience en avril, en particulier dans les services, le mois de mai étant plus incertain à cause des ponts. Désormais, les salaires croissent en moyenne plus vite que les prix. Cela signifie du pouvoir d’achat, donc de la consommation ; celle-ci redeviendrait le premier moteur de la croissance, tandis que c’était le commerce extérieur l’an dernier.

Pour l’ensemble de l’année 2024, l’acquis de croissance se monte déjà à 0,5 % après le premier trimestre. Les prévisions s’étagent entre 1 % pour le Gouvernement, 0,8 % pour la Banque de France en mars et 0,7 % pour certaines organisations internationales. À ce stade de l’année, ces écarts relèvent de la marge d’incertitude légitime. Si une petite musique de la reprise commence à s’entendre à travers certains indicateurs européens, la Banque de France en reste à un constat de résilience. En revanche, une reprise plus vigoureuse est attendue en 2025 et 2026, la baisse des taux soutenant plus fortement l’investissement.

J’en viens aux besoins de financement de l’économie française et européenne.

À mesure que nous sortons de l’urgence inflationniste, nous devons retrouver ce que j’ai appelé dans ma lettre annuelle une ambition de plus long terme, pour muscler la croissance française et européenne. Depuis dix ans, en ce qui concerne les faiblesses structurelles, nous avons beaucoup progressé en matière d’emploi. Entre 2015 et 2023, le taux d’emploi est passé de 64,7 % à 68,4 %. Parallèlement, le taux de chômage, bien qu’en hausse temporaire à 7,8 %, est bien inférieur à son pic de 2013, qui dépassait 10 %. En outre, plus de 50 000 emplois privés ont été créés au premier trimestre. Ces progrès encourageants constituent une raison supplémentaire de garder collectivement le cap du plein emploi, atteignable dans cette décennie.

Mais, si nous avons progressé en matière d’emploi, nous avons peu progressé pour ce qui est des finances publiques ; or, nous avons devant nous des besoins d’investissement très importants pour les transitions écologique et numérique.

À cet égard, je voudrais revenir sur trois impératifs, le premier étant le redressement des finances publiques.

Notre dette publique s’élève à 111 % du PIB, soit vingt points de PIB de plus que la zone euro. Quelles sont les voies d’un redressement des finances publiques françaises ? C’est, bien sûr, au débat démocratique qu’il revient de choisir les différentes mesures d’économie et de recette nécessaires. Néanmoins, la Banque de France veut mettre à disposition du débat son analyse économique globale et indépendante. Il n’existe pas de solution simple et univoque. C’est à la fois un problème ancien, qui n’est pas l’affaire d’un seul gouvernement, et un problème collectif, qui n’est pas l’affaire du seul État, et moins encore d’une seule mesure de redressement. Toutefois, la reprise économique et l’assouplissement monétaire attendus constituent un contexte plutôt favorable pour le redressement budgétaire. Nous devons, je crois, agir en premier lieu sur les dépenses, car l’accélération de la croissance et de l’emploi ne peut à elle seule suffire. La cause profonde du problème français, c’est la croissance continue des dépenses publiques.

Ainsi que je l’ai souvent dit devant cette commission, je suis un fervent défenseur du modèle social européen, avec des services publics forts et une redistribution fiscale et sociale. Mais nous devons constater que ce modèle nous coûte, en France, près de dix points de PIB de plus qu’à nos voisins européens. Cet écart n’est pas qu’une mauvaise nouvelle : c’est une invitation à la comparaison et à l’action, pour nous inspirer des solutions publiques les plus efficaces en Europe. Cela suppose un effort de choix de priorités et d’efficacité, juste et partagé par tous – État, collectivités locales et prestations sociales. En complément de mesures en matière de dépenses, des mesures fiscales ciblées ne peuvent être exclues. Elles pourraient porter sur des élargissements d’assiette, notamment pour certaines niches, ce qui irait par ailleurs dans le sens de la justice.

Le deuxième impératif, concernant nos besoins de financement, est de veiller au bon financement bancaire des ménages et des entreprises.

Les financements aux ménages, qui sont en grande majorité les crédits immobiliers, sont sensibles au cycle de taux. Après les niveaux exceptionnellement élevés de 2021 et du début 2022, la production de nouveaux crédits à l’habitat s’est établie à seulement 6,7 milliards d’euros en mars. C’est le résultat, pour l’essentiel, de la demande de ménages attentistes. Cependant, plusieurs indicateurs avancés montrent des évolutions encourageantes, et les conditions semblent favorables à une reprise progressive. Les prix de l’immobilier ont baissé et les taux du crédit se stabilisent, voire se replient. Dans les mesures de la Banque de France, nous sommes passés d’un taux moyen de 4,2 % au début de l’année à 3,9 % en mars. Les banques sont à nouveau en posture d’offre et à même de satisfaire la demande de crédit ; nous y reviendrons.

Du côté des entreprises, dans un contexte de stabilisation des coûts, l’accès au crédit reste globalement bien assuré – ce qui n’empêche pas la vigilance individuelle –, avec une croissance des encours en hausse de 1,5 % en mars sur un an, dont 1 % pour les PME ; cette croissance est tirée notamment par des crédits à l’investissement qui restent dynamiques. Le troisième impératif est de mobiliser l’épargne privée en Europe, pour financer les transitions écologique et numérique : d’autres sources de financement sont nécessaires pour couvrir les besoins substantiels d’investissement dans le climat et les dépenses porteuses de croissance potentielle comme l’innovation numérique. La transition climatique à elle seule nécessitera, selon les estimations, des investissements nets supplémentaires chaque année d’ici 2030 en Europe de l’ordre de 500 à 600 milliards d’euros. En face de ces besoins, nous avons une ressource trop peu connue : l’excédent net d’épargne privée, soit plus de 300 milliards d’euros qui, chaque année, s’investissent hors d’Europe, notamment aux États-Unis. Pour libérer ce potentiel de financement, il existe un projet concret, ancien, d’union des marchés de capitaux. Il faut redonner sa finalité à cette union : Enrico Letta, l’ancien Premier ministre italien, vient de proposer de la rebaptiser « union pour l’épargne et l’investissement ».

Nous devons aussi concentrer nos efforts et activer, plutôt qu’une myriade de mesures techniques, quelques leviers choisis, dont je donnerai ici deux exemples en renforcement du rapport Noyer. Le premier est le développement du financement par fonds propres, indispensable pour l’innovation. Dans ce domaine, l’Europe est très en retard par rapport aux États-Unis. Le deuxième levier possible est la titrisation verte, dès lors qu’elle est suffisamment sûre. Je suis conscient des questions légitimes que soulève la titrisation. Des solutions existent qu’elle soit à la fois sûre et affectée à la transition verte.

Ces exemples illustrent une conviction : il n’existe pas de fatalité au déclin de l’Europe. Notre continent a su réunir ses forces pour réussir l’euro. Dans un monde plus dur, plus fragmenté, l’Europe doit combiner, sur le plan économique, trois leviers partagés : la taille – le marché unique –, multipliée par la puissance financière, ou le muscle, – l’union pour l’épargne et l’investissement –, multipliée par une meilleure efficacité publique. Alors elle pourra dépasser ses doutes et affirmer durablement son modèle social et environnemental.

M. le président Éric Coquerel. J’entends votre confiance dans le modèle social européen et votre discours teinté d’optimisme s’agissant de la situation économique. J’ignore si c’est du volontarisme ou de l’optimisme fondé sur des études.

Je ne souhaite pas que vous vous trompiez, car je ne souhaite pas du malheur pour mon pays. Mais vous évoquez la tendance vers un retour au plein-emploi ; j’observe, pour ma part, que les chiffres de l’Insee sont plutôt mauvais pour la fin de l’année. Quant à vos propos concernant le logement et le crédit, ils me semblent aussi relever du vœu pieux et ne pas correspondre à la réalité, notamment dans le domaine de la construction. S’agissant des entreprises, les chiffres de la Banque de France montrent que 2023 a été une année record depuis 2017 en nombre de faillites : il y en a eu 55 000. Enfin, si l’évolution des salaires, supérieure à l’inflation depuis quelques mois, peut être perçue comme une bonne nouvelle, il sera difficile de rattraper l’écart creusé par le phénomène inverse qui s’est étalé dans le long terme. Qui plus est, il est ici question de l’inflation moyenne, mais c’est moins vrai au regard de l’augmentation des prix alimentaires, qui affecte davantage les ménages disposant de faibles salaires. Je prends donc avec des pincettes le cadre global que vous avez présenté.

Par ailleurs, j’estime que la maîtrise des déficits et de la dette publique ne devrait pas être une question prioritaire et que la dette est, pour de nombreuses raisons, encore supportable. En tout cas, cette question me semble moins prioritaire que celle des investissements nécessaires en matière de transition écologique. Vous indiquez que les conditions sont réunies pour maintenir le modèle social européen et investir dans la transition écologique. Nous observons pourtant plutôt un retour, après le « quoi qu’il en coûte » lié au covid, à une politique monétariste et d’austérité, avec de nouvelles contraintes affirmées par Bruxelles. M. Draghi s’est lui-même récemment montré critique quant à la politique de baisse des dépenses publiques et à celle de l’offre, qui s’attaque principalement au prix du travail. La politique écologique n’est pas au rendez-vous, et je suis donc moins optimiste que vous – sans compter qu’on peut craindre un décrochage par rapport à d’autres blocs du monde.

On cite souvent les chiffres du déficit public national comme la preuve d’un décrochage français. Mais, si l’an dernier nous avons pu nous féliciter d’avoir une croissance bien meilleure que les Allemands, c’était aussi dû aux dépenses publiques et au modèle social français, plus protecteur face au risque de récession que les politiques monétaristes. Un débat s’ouvre d’ailleurs en Allemagne, à ce sujet.

Les annonces du Gouvernement au sujet de la baisse de la dépense publique dans les années à venir me semblent problématiques, à la fois pour la transition écologique, pour les besoins sociaux des Français et même pour l’activité économique.

Voilà pour nos désaccords, ou en tout cas nos différences d’approche.

En revanche, je note avec satisfaction que nous partageons un même constat : la question n’est pas tant de savoir comment augmenter les impôts, mais comment arrêter de mal les baisser. Ces six dernières années, ils ont été mal baissés, de manière inégale et favorable aux dividendes mais pas à l’activité économique.

Certaines niches profitent majoritairement au CAC40 et aux ménages les plus favorisés, et elles sont nombreuses à être encore antiécologiques. Vous soulignez les effets négatifs de cette politique qui contribue au déficit et nous coûte deux points de PIB, et vous préconisez non seulement de couper dans les dépenses publiques, mais aussi d’augmenter les recettes en revoyant certaines niches, en taxant les rentes, en améliorant le ciblage des allégements de cotisations sociales et en élargissant des assiettes « pour aller dans le sens de la justice ». Nous pouvons nous retrouver dans cette préoccupation : notre fiscalité doit être plus juste et plus efficace. Pourriez-vous préciser vos préconisations ? Concernant les élargissements d’assiettes, notamment, quelles impositions pourraient être concernées – la taxe sur les transactions financières, par exemple ?

La Banque de France s’est lancée dans une cotation climatique des entreprises, une notation verte. C’est une bonne idée, en particulier quand on sait que les banques continuent à financer massivement les énergies fossiles. Je regrette, toutefois, qu’elle n’intervienne que maintenant et ne s’accompagne d’aucune contrainte – ou, au contraire, que les entreprises vertueuses ne bénéficient pas de meilleures conditions de financement. N’est-il pas nécessaire d’aller plus loin, en mettant à contribution la politique monétaire pour accélérer la bifurcation écologique et en recrutant les agents nécessaires à son application ?

Enfin, je ne peux pas passer sous silence le rapport sur les risques psychosociaux qui a été présenté au comité social et économique (CSE) de la Banque de France le 23 avril et qui révèle les conséquences des transformations menées dans cette institution. Je sais que vous considérez que les constats sont essentiellement à charge et vous apparaissent difficilement exploitables. Il n’empêche que ce rapport évoque une transformation conduite « au pas de charge » : réduction des effectifs de 26 % depuis 2015, expérimentation de la rémunération à la performance, augmentation du point d’indice de 7,9 % entre 2013 et 2023 – alors que l’inflation a été de 19 % –, perte de sens et externalisation de certaines fonctions. Cette transformation n’est d’ailleurs pas achevée, puisqu’il est encore prévu de fermer neuf caisses, avec une inévitable dégradation des conditions de travail à la clé. L’application d’une logique de baisse des dépenses dans la gestion des services publics n’est-elle pas l’une des causes de l’augmentation du mal-être des agents, et une menace pour nos services publics ?

M. Jean-René Cazeneuve, rapporteur général. Je ne me souviens pas avoir lu, dans les notes du gouverneur de la Banque de France, qu’il ne fallait pas baisser la dépense publique ! Peut-être pourra-t-il nous préciser ce qu’il en est.

L’inflation était déjà le thème de nos précédentes auditions. Le 27 septembre 2022, vous indiquiez que, grâce notamment au bouclier tarifaire, le niveau de l’inflation en France restait le plus bas de la zone euro, dont la moyenne s’établissait à 9,1 %. Le 1er mars 2023, vous déclariez qu’il n’y avait pas de récession, mais encore trop d’inflation. Je me réjouis donc que vous notiez, dans votre lettre au Président de la République, que nous sortons progressivement de la crise inflationniste. Notre pays a lutté efficacement contre l’inflation, qui a moins augmenté chez nous que dans la zone euro comme dans l’Union européenne. Notre politique a donc été très protectrice.

Vous envisagez une baisse des taux d’ici à la fin du printemps. Il semble que les États-Unis n’adoptent pas le même calendrier. Quelle pourrait être la conséquence de taux directeurs décorrélés des deux côtés de l’Atlantique ?

Je rends hommage à votre action résolue et à celle de la Banque centrale européenne (BCE), dont la Banque de France déploie la politique à l’échelle nationale, et aux travaux de laquelle vous prenez toute votre part, notamment au sein du Conseil des gouverneurs. Plus généralement et au-delà de la politique monétaire, la Banque de France et les institutions qui lui sont adossées, comme l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), ou auxquelles elle participe, comme le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF), ont toute notre confiance. Nous savons pouvoir compter sur elles pour protéger, superviser, réguler et stabiliser. Nous vous en remercions.

En matière de croissance, vous nous avez appelé à faire preuve de crédibilité et de responsabilité. Nous avons révisé les prévisions pour 2024. L’acquis de croissance est de 0,5 %. Les Jeux olympiques pourraient avoir un impact de l’ordre de 0,2 point. Entre vos prévisions et celles du Gouvernement, il n’y a qu’une marge d’erreur ou d’incertitude. Ces prévisions sont donc crédibles.

Votre lettre au Président de la République évoque la nécessité de réussir trois transformations : la transformation du travail, la transformation numérique et la transition climatique. Pour ce qui est de la première, vous constatez le succès de la réforme de l’apprentissage. S’agissant de la transformation numérique, en particulier dans le secteur bancaire, la Banque de France mène ou participe à de nombreux travaux consacrés à la technologie des registres distribués et à la possibilité d’une monnaie numérique de banque centrale. Que pouvons-nous en attendre ?

Ma dernière question porte sur votre souhait d’une union des marchés de capitaux – vous préférez l’expression « union pour l’épargne et l’investissement en soutien de la transition ». L’un de vos prédécesseurs, le gouverneur Christian Noyer, vient de remettre un rapport en ce sens, dont ressortent plusieurs recommandations transformatrices. Que pensez-vous de celles qui visent, d’une part, à « développer des produits d’épargne européens de long terme, investis principalement en Europe, […] pour accroître les flux vers les marchés de capitaux européens », d’autre part à « relancer […] le marché de la titrisation, pour adosser la capacité de prêts des banques européennes à des marchés de capitaux profonds » ?

M. François Villeroy de Galhau. Je vous remercie pour votre lecture de ma lettre au Président de la République. Je souligne à nouveau l’indépendance de la Banque de France, dont le rôle n’est évidemment pas de distribuer les bons ou les mauvais points politiques.

Monsieur le président, vous m’avez soupçonné d’optimisme. Je me méfie toujours de ce mot : « optimisme » et « pessimisme » renvoient à des attitudes psychologiques. Or le devoir de la Banque de France est d’être du côté de la lucidité et de la confiance. En l’occurrence, il existe des éléments de confiance, mais aussi des éléments de vigilance – je crois les avoir soulignés. Plusieurs indicateurs à court terme ne vont pas dans le bon sens, je vous rejoins sur ce point. C’est vrai de l’emploi, du crédit immobilier et des faillites d’entreprises. Cela étant, la perspective est plutôt dans le sens de la reprise. Notre degré de confiance est ici significatif, tant pour la France que pour l’Europe – la confiance n’est pas la certitude : il serait ridicule d’afficher une certitude dans l’environnement très incertain qui est le nôtre.

Depuis quarante ans, la France n’a jamais été aussi près d’atteindre l’objectif de plein emploi, que l’on pourrait définir par 5 % de taux de chômage et environ 72 % de taux d’emploi. J’ai dessiné l’horizon de la décennie, car le ralentissement conjoncturel joue ; sans se focaliser sur telle ou telle date, conserver ce cap me paraît important, car cela changerait tout, sur le plan de la cohésion sociale et du potentiel de croissance économique dans notre pays.

S’agissant des faillites d’entreprises, elles étaient en moyenne de 59 000 par an avant le covid. Leur nombre actuel est inférieur à cette moyenne, mais je vous donne acte que nous allons probablement la rattraper, en partie en raison d’un phénomène de rattrapage. Nous restons vigilants concernant les entreprises en situation difficile. À cet égard, la médiation du crédit de la Banque de France est à disposition des entreprises, gratuitement et efficacement, dans chaque département. Elle n’est pas submergée de dossiers, mais nous restons mobilisés, avec les services publics de l’État.

À propos des salaires et des prix, vous avez relevé à juste titre que nos concitoyens sont très sensibles à l’augmentation des prix, notamment alimentaires, qui ont connu une inflation à deux chiffres au début de l’année dernière. Nous sommes revenus à une inflation plus modérée, puisque le dernier indice de l’Insee est à 1 %, mais j’ai conscience que la perception n’est pas celle-là. Le mauvais souvenir du prix de l’essence à la pompe en 2022 ou du caddie en hypermarché en 2023 reste fort, et c’est normal. Mais je crois que les choses vont dans le bon sens.

Nos concitoyens sont également sensibles – c’est légitime – au niveau des prix, et pas seulement à leur évolution. La victoire contre l’inflation, qui ralentit, ne veut pas dire qu’on revient au niveau antérieur des prix. Mais l’on ne revient pas non plus, heureusement, au niveau antérieur des salaires et des retraites : ils ont aussi monté. Une baisse des prix entraînerait une déflation douloureuse pour l’économie.

Concernant les déficits et la dette, nous avons déjà eu une partie de ce débat, monsieur le président, et je ne prétends pas le purger aujourd’hui. Je relève qu’il existe un lien entre le financement en partie public des investissements écologiques et la maîtrise de la dette héritée du passé. Le poids des intérêts de la dette mange de plus en plus notre marge de manœuvre. La charge d’intérêt de toute la dette publique, dont la dette de l’État constitue l’essentiel, était de 30 milliards d’euros en 2020 – ce qui constituait un point bas. Elle est attendue à 55 milliards cette année et à plus de 80 milliards en 2027. Près de 50 milliards sont ainsi mangés par l’augmentation de la charge de la dette. C’est autant de marge de manœuvre en moins pour les dépenses d’avenir, en particulier pour le climat ou l’éducation.

Nous ne menons pas une politique monétariste et d’austérité. Je crois avoir assez insisté quant au fait que dès lors que nous étions efficaces contre l’inflation, ce qui est la première attente de nos concitoyens et notre mandat, nous nous devions d’avoir les taux les plus bas possibles pour soutenir l’activité. C’est le sens de la première baisse de taux. Je relève, au passage, que les taux en Europe, à 4 %, sont significativement inférieurs à ceux des États-Unis, à 5,5 %.

Le débat budgétaire en Allemagne pourrait être un point de convergence entre nous. La France sera d’autant plus en situation de peser en faveur de politiques budgétaires équilibrées dans toute l’Europe qu’elle aura elle-même avancé dans ce domaine.

Concernant les dépenses publiques, la Banque de France ne plaide pas l’austérité ou la baisse générale des dépenses. Nous devrions viser un objectif plus modeste et réaliste : aller progressivement vers une quasi-stabilisation des dépenses publiques en volume, déduction faite de l’inflation. Or celles-ci continuent à augmenter de 1 % à 1,5 % par an. Nous avons les dépenses publiques les plus élevées d’Europe et de tous les pays avancés dans le monde, et elles continuent de croître. L’un de premiers leviers du redressement consiste non pas à faire baisser ces dépenses, mais à ralentir leur croissance.

Des mesures fiscales ciblées peuvent aussi jouer un rôle complémentaire. La France n’a plus les moyens d’appliquer de nouvelles baisses d’impôts non financées. Depuis dix ans – je choisis une date neutre –, la baisse des impôts a représenté 2 % du PIB. La baisse des impôts est une attente forte de nos concitoyens, mais nous n’en avons plus les moyens.

Concernant la cotation verte, je vous remercie d’avoir salué l’engagement de la Banque de France. Nous le devons au Parlement, puisque c’est dans la loi « industrie verte » que vous nous avez confié ce mandat. Il n’y aura pas de contrainte, mais ce sera un outil efficace : dès 2027, des dizaines de milliers d’entreprises disposeront, à côté de leur cotation financière, d’un indicateur climat qui leur permettra de mesurer leur progression et de se comparer à la moyenne de leur secteur. Cet outil sera également utilisé par les banques, et jouera certainement un rôle pour la qualité des financements.

Concernant le verdissement de la politique monétaire, la Banque centrale européenne, est pionnière et la plus avancée de toutes les grandes banques centrales, sous l’égide de Christine Lagarde – votre serviteur y a contribué. Vous m’autoriserez un petit moment d’autosatisfaction et de fierté nationale : parmi les banques centrales du G20, la Banque de France est classée comme la banque centrale la plus verte par un panel d’ONG internationales.

S’agissant de la situation de la Banque de France, nous sommes attentifs au bien-être des collaborateurs. Ainsi que nous en avons régulièrement parlé ici, la Banque de France s’est transformée, heureusement, pour rendre aux Français des services encore meilleurs au meilleur coût. Le statut protecteur dont bénéficient les hommes et les femmes de cette institution est pleinement justifié par la qualité de leur travail, que je veux saluer. Mais le changement nous impose d’être encore plus attentifs à la qualité de vie au travail. Aussi avons-nous lancé, depuis octobre, un programme Bien-être au travail. Nous avons diffusé un questionnaire interne, auquel plus de 60 % des collaborateurs ont répondu. Il fait ressortir des points positifs mais aussi des points d’attention. Il est complémentaire des recommandations du rapport commandé par les organisations syndicales. Les actions que nous retenons ont été partagées avec le personnel et les organisations syndicales, depuis janvier. Nous avons deux boussoles : rendre les meilleurs services au meilleur coût à nos concitoyens – c’est notre premier devoir – et améliorer encore la qualité de vie au travail des hommes et des femmes de la Banque de France que je salue.

Monsieur le rapporteur général, notre lettre annuelle reprend des chiffres intéressants concernant la performance de la France par rapport à l’Allemagne et à la moyenne de la zone euro. Depuis 1999, notre inflation moyenne annuelle s’établit à 1,9 %. Elle est moindre que celle de la zone euro, qui se situe à 2,1 %, et très proche de l’objectif de 2 %. Cela a aidé le pouvoir d’achat, même si ça n’est pas la seule composante. Quitte à surprendre  car je sais que ce n’est pas l’impression des Français –, je souligne que les gains cumulés de pouvoir d’achat ont représenté 25 % en moyenne en France depuis 1999, contre 17 % pour la moyenne de la zone euro. S’ajoute à cela la baisse sensible des taux d’emprunt – qu’il s’agisse des emprunts d’État, des crédits immobiliers ou des crédits aux entreprises.

Vous avez également évoqué les États-Unis. Je ne commenterai pas la politique monétaire de nos collègues, mais l’inflation est plus résistante aux États-Unis et l’activité y est plus forte. Le calendrier de la baisse des taux de la Federal Reserve semble donc plus éloigné que ce qui était prévu il y a quelques mois. C’est la raison pour laquelle j’ai insisté sur l’un des grands avantages de la zone euro : son autonomie accrue de décision. De fait, la zone euro est moins soumise à des influences extérieures, notamment américaines, que ne le serait chaque pays individuellement. Christine Lagarde l’a dit, nous sommes dépendants des données, mais pas de la Federal Reserve. Je ne peux que le confirmer. Nous prendrons nos décisions futures de baisse, après celle très probable de juin, en fonction des données européennes et pas américaines.

Merci pour votre confiance. J’y suis très sensible, de même que les hommes et les femmes de toutes institutions que vous avez citées. Notre devoir est de veiller à ce qu’à un environnement très turbulent ne s’ajoute pas une crise financière et bancaire. La France et l’Europe ont été efficaces en la matière. Je rappelle qu’en mars 2023, il y a eu une crise bancaire aux États-Unis, mais aussi en Suisse, sans contagion à la zone euro grâce à la réglementation de Bâle III et à la surveillance efficace de l’union bancaire dont nous marquons le dixième anniversaire. J’apprécie donc ce que vous avez exprimé, qui nous vaut obligation d’action.

Concernant la monnaie numérique de banque centrale, ce qui se joue là, c’est la liberté de choix de nos concitoyens en matière de moyens de paiement et d’accès à la monnaie, notamment de banque centrale. La distinction n’est pas toujours perçue par nos concitoyens : ils ont le choix de payer avec de la monnaie de banque commerciale – carte de crédit, chèque, virement à partir de leur compte bancaire – ou avec de la monnaie de banque centrale que sont les billets et les pièces, que nous conserverons. Nous voulons simplement enrichir le choix, en proposant une monnaie numérique à côté de la monnaie de banque centrale papier ou métallique. Ce sera probablement un moyen de paiement minoritaire. Je veux rassurer les banques commerciales : notre idée n’est pas de gagner des parts de marché par rapport aux moyens de paiement en monnaie commerciale, mais de garantir l’accès des citoyens à la monnaie de banque centrale. C’est à la fois un enjeu de confiance dans la monnaie et un enjeu démocratique.

J’en viens, pour finir, à l’union des marchés de capitaux et au rapport Noyer. Pour citer un ancien Premier ministre, dans « union des marchés de capitaux » il y a peut-être au moins deux mauvais mots. En tout cas, cet intitulé renvoie à la technique et pas à la finalité : mobiliser l’épargne pour l’investissement climatique et d’innovation en Europe. Je soutiens les propositions du rapport Noyer. Je mets également l’accent sur un renforcement de la titrisation, pour lequel deux conditions doivent être réunies. D’abord, la titrisation doit être absolument sûre, car on sait les excès qui ont contribué à la crise de 2007 aux États-Unis. Ensuite, la titrisation doit être verte. L’idée, prometteuse, est la suivante : alors que la Commission européenne vient d’ouvrir la possibilité d’utiliser le label EuGB – green bonds, c’est-à-dire obligations vertes européennes –, dès lors que les fonds dégagés au bilan des banques, par exemple par la titrisation de crédits immobiliers, seraient affectés à des activités durables au sens de la taxonomie européenne. Ce pourrait être un levier important pour augmenter la capacité de financement de projets verts par les banques, de plusieurs centaines de milliards d’euros par an. La titrisation verte est sous-développée en Europe. Paradoxalement, elle l’est davantage aux États-Unis. Il y a là un levier nouveau et prometteur pour l’union pour l’épargne et l’investissement.

M. le président Éric Coquerel. La parole est aux orateurs des groupes.

M. Daniel Labaronne (RE). Monsieur le gouverneur, dans votre lettre annuelle, vous mettez en lumière le succès de la politique monétaire européenne dans la maîtrise de l’inflation, laquelle est désormais stabilisée à 2,4 % en France. Cela a permis, avec l’action conjointe du Gouvernement, de protéger le pouvoir d’achat de nos compatriotes, dont vous notez qu’il a connu une amélioration supérieure à la moyenne européenne. La poursuite de l’action crédible et stabilisatrice des banques centrales en 2025 devrait permettre le retour d’une inflation à 2 % et une reprise de la croissance, en France comme en Europe, sous réserve de nouveaux chocs géopolitiques. À cet égard, je souligne à mon tour le travail remarquable du HCSF. Pour autant, la politique monétaire ne peut résoudre à elle seule les défis structurels de l’économie française et nous devons poursuivre résolument les réformes, comme vous nous y engagez dans votre lettre.

S’agissant de la croissance, vous identifiez trois transformations d’avenir : l’emploi ; le numérique et l’intelligence artificielle ; la transition climatique. Quels freins devons-nous encore lever pour que l’économie française et européenne soit au rendez-vous de ces transformations ?

En juillet dernier, la BCE a ramené à zéro le taux d’intérêt qu’elle verse aux banques sur leurs réserves obligatoires. Il n’en reste pas moins que le taux d’intérêt sur la facilité de dépôt reste élevé, ce qui entraîne des coûts pour les banques centrales nationales. En 2023, l’encours moyen des avoirs des banques françaises sur la facilité de dépôt serait de l’ordre de 900 milliards d’euros. Quel a été le coût, pour la Banque de France, des intérêts servis sur ces facilités de dépôt ? Quelles sont les perspectives d’évolution des taux d’intérêt sur ces facilités ? Une baisse de ces taux ou une augmentation du coefficient des réserves obligatoires ne permettrait-elle pas de faire des économies pour les banques centrales, d’en flécher une partie vers les États actionnaires et de stimuler la croissance européenne, donc française ?

M. François Villeroy de Galhau. 

S’agissant des freins qui restent à lever, j’insisterai sur deux d’entre eux, en rappelant la multiplication par laquelle je concluais mon propos liminaire : dans l’ordre économique, l’Europe doit jouer la taille, multipliée par la puissance financière, multipliée par l’efficacité publique. J’ai parlé des deux derniers termes, et je souhaite dire un mot de la taille. Paradoxalement, le marché unique américain est considéré comme beaucoup plus attractif, une espèce de marché de référence mondial. D’ailleurs, alors que nous savons faire naître des start-up en Europe, celles-ci deviennent souvent américaines quand elles grandissent, par leurs financements et en raison de l’idée selon laquelle il faut absolument être sur le marché américain. Pourtant, le marché unique européen pèse encore aussi lourd que le marché unique américain, même si notre croissance est moins forte. Nous sommes de taille équivalente, mais nous ne sommes pas perçus comme aussi attractifs. Le rapport d’Enrico Letta avance des propositions pour approfondir le marché unique. Cet atout n’est pas qu’un héritage glorieux de Jacques Delors. C’est un atout dynamique, que nous pouvons encore renforcer. J’en veux pour preuve la démonstration par l’absurde qu’est le Brexit. Les estimations britanniques montrent que la sortie du marché unique a déjà coûté entre trois et cinq points de croissance à cette économie. Selon de nombreuses estimations, dont celle du Fonds monétaire international (FMI), en diminuant de 10 % des obstacles frontaliers qui demeurent à l’intérieur de l’Europe, nous pourrions gagner jusqu’à sept points de croissance. Il existe donc un vrai potentiel si nous jouons l’atout de la taille.

Nous pesons aussi lourd que le marché américain, mais nous sommes moins rapides. Cela renvoie au potentiel d’innovation. Sans doute existe-t-il une composante culturelle. Si l’économiste de l’innovation qu’était Schumpeter est mort aux États-Unis, il est né en Europe : il n’y a aucune fatalité à ce que notre continent, avec son modèle social, ne soit pas innovant ! Les pays du Nord de l’Europe figurent parmi les plus innovants et ont un modèle social fort. Je ne vois donc pas de contradiction. Nous devons dégager davantage de moyens, notamment en matière de fonds propres, et nous devons accélérer.

Concernant les dépôts des banques, ceux à la Banque de France représentaient 883 milliards d’euros à la fin 2023. Ce montant est sans doute plus bas aujourd’hui. Nous versons des intérêts à ce titre. Mais les banques ont elles-mêmes des frais liés à la remontée des taux, en particulier pour l’épargne réglementée. En France, les passifs des banques sont plus coûteux qu’ailleurs, en raison du choix de rémunérer le livret A à 3 % et le livret d’épargne populaire (LEP) à 5 %. Je relève au passage le grand succès du LEP, puisque nous en comptons 11,5 millions. En 2023, les résultats des banques françaises ont plutôt diminué par rapport à l’année précédente. Autrement dit, le coût de la remontée des taux pour la Banque centrale, que nous avons vu dans nos résultats, ne se retrouve pas en profits supplémentaires pour les banques françaises, qui elles-mêmes ont eu des coûts liés cette remontée.

S’agissant des réserves obligatoires, nous avons, en zone euro, le régime le plus contraignant de toutes les grandes banques centrales. D’une part, nous sommes parmi les rares à avoir encore des réserves obligatoires. D’autre part, nous sommes les seuls pays à les rémunérer à zéro. Ce régime est relativement peu favorable aux banques européennes, mais je l’assume. J’ai soutenu cette réforme de juillet dernier.

Cet équilibre permet la bonne transmission de la politique monétaire. La meilleure solution pour aller dans le sens que vous souhaitez sera la baisse progressive des taux dont j’ai parlé.

Mme Mathilde Paris (RN). Votre lettre annuelle souligne l’efficacité de l’union monétaire dans la bataille contre l’inflation, qui est passée en France de 7 % à 2,4 % en un an. Cependant, il ne faut pas occulter le fait que ce sont les produits de première nécessité qui ont le plus augmenté en 2023, avec un fort impact sur le pouvoir d’achat des ménages modestes : une augmentation de 15 % pour les produits alimentaires, de 70 % pour le gaz, de 59 % pour l’électricité. Ce sont des niveaux records.

Par ailleurs, la progression de 26 % du pouvoir d’achat des Français depuis vingt-cinq ans doit être nuancée, car il s’agit d’une moyenne qui ne permet pas d’analyser la répartition par décile ou par catégorie de revenus de la population française. Une récente étude de l’OFCE montre que depuis 2021, ce sont les revenus du patrimoine – valeurs mobilières, actions et obligations, et immobilières – qui ont le plus poussé le pouvoir d’achat des plus aisés, avec un gain de 390 euros par personne, soit six fois plus que les revenus du travail.

Votre lettre confronte aussi l’économie européenne à l’économie américaine, avec laquelle nous accusons un fort différentiel de croissance. Parmi les pays européens, la France connaît en outre une croissance structurellement faible, avec un taux cumulé de seulement 1,5 % entre 2019 et 2023, contre 3,5 % en l’Italie, 5,9 % au Portugal, 6,4 % en Suède et 9 % au Danemark.

Dans la dernière partie de votre lettre, vous vous montrez plus critique à l’égard des finances publiques et vous appelez à une souveraineté économique européenne. Vous déplorez le manque de crédibilité des engagements budgétaires des gouvernements successifs, et critiquez le nouveau programme de stabilité présenté par le Gouvernement. Vous appelez à une réduction des dépenses publiques et à un élargissement de certaines assiettes d’impôts, ou encore à la révision de certaines niches qui profitent majoritairement aux grands groupes ou aux ménages les plus aisés. Pouvez-vous nous apporter des précisions ?

Par ailleurs, vous indiquez que l’augmentation des salaires dépassera bientôt l’inflation. Le confirmez-vous, et à quelle échéance ?

Enfin, vous prônez une souveraineté économique européenne renforcée, notamment à travers une union pour l’épargne et l’investissement. Quelles sont vos pistes concrètes pour la mener à bien ?

M. François Villeroy de Galhau. Nos concitoyens ont été sensibles, c’est vrai, à l’inflation du quotidien, principalement celle de l’énergie en 2022 et celle de l’alimentation en 2023. Ces deux postes représentent respectivement 10 % et 20 % de la consommation. Mais, ce qui compte in fine pour le pouvoir d’achat, c’est l’ensemble de la consommation, et les prix des services et de certains biens manufacturés ont connu une inflation plus modérée.

La hausse des prix alimentaires est revenue à un peu plus de 1 %, contre 15 % au début de l’année dernière, et la hausse de l’énergie se situe entre 3 et 4 % en moyenne.

Concernant la répartition de la hausse moyenne du pouvoir d’achat ces vingt-cinq dernières années, je n’ai pas la réponse. J’aurais tendance à penser que cette augmentation a été relativement équitablement répartie. En effet, nous sommes l’un des pays, et peut-être même le pays, où les inégalités sont restées les plus stables.

L’augmentation des salaires est une moyenne, puisque les salaires dépendent de décisions décentralisées des entreprises et des branches. Ce que nous observons depuis le début de l’année, c’est une augmentation moyenne supérieure à 3 %, donc supérieure à l’inflation. C’est ce que nous attendons pour l’ensemble de l’année, et cette hausse pourrait être plus forte l’an prochain puisque nous attendons à nouveau une augmentation moyenne des salaires de plus de 3 % et une inflation inférieure à 2 %.

Outre l’union pour l’épargne et l’investissement, un autre mécanisme pourrait être celui d’un abondement public à côté du soutien par des fonds de capital-risque privés européens, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce mécanisme est encore embryonnaire à la Banque européenne d’investissement (BEI), mais il a bien fonctionné dans d’autres États innovants comme Israël ou la Californie. Essayons de le développer en Europe.

M. Michel Sala (LFI-NUPES). Les dépenses de l’État connaissent une baisse en volume sans précédent. Revalorisé à hauteur de l’inflation, le budget 2024 serait de 499 milliards d’euros. La cure d’austérité imposée par le Gouvernement représente donc une baisse des capacités de financement de 37,2 milliards. Cette austérité est insupportable compte tenu des besoins des services publics et de la nécessité d’une bifurcation écologique. Maintenez-vous que nous ne faisons pas face à une politique d’austérité, avec ses conséquences négatives pour le fonctionnement de nos services publics ?

Ma deuxième question porte sur les conséquences des politiques austéritaires dans votre institution, et de la stratégie qui a consisté à supprimer près du quart de ses emplois en moins de quinze ans, soit 3 000 postes. Cette réduction des effectifs semble avoir été particulièrement rapide et brutale, alors que le nombre des missions de la Banque de France a augmenté. Un rapport interne de 2023 évoque même « un contexte de travail hostile », alors que près de quatre salariés sur dix indiquaient être en situation de stress. Le rapport de Technologia du mardi 23 avril est tout aussi inquiétant et confirme le sentiment de détresse physique et morale de nombreux agents. Cette situation semble perdurer. Que comptez-vous entreprendre pour l’améliorer ?

Enfin, je voudrais aborder la question du surendettement des ménages dans ce contexte d’austérité budgétaire, d’inflation et de dégradation du pouvoir d’achat. Dans mon rapport spécial de 2023, je précisais qu’il fallait être vigilant quant au nombre de dossiers de surendettement déposés. Même si l’encadrement des crédits à la consommation a permis de baisser leur nombre, 121 000 dossiers ont été déposés en 2023, soit une augmentation de 8 % par rapport à 2022. Dans la région Occitanie, leur nombre a bondi de 30 % au seul mois de janvier. Les plus touchés sont les jeunes, les femmes et les familles monoparentales, et ce sont souvent des locataires. La fragilité financière des ménages, dont l’augmentation des dossiers de surendettement et des inscriptions au fichier central des chèques (FCC) et au fichier des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP) sont les indicateurs, vous alerte-t-elle dans un contexte de budget austéritaire et d’augmentation de la pauvreté ?

M. François Villeroy de Galhau. Concernant les dépenses de l’État, peut-on parler d’une politique d’austérité ? Il pourrait y avoir un débat terminologique. Peut-être ai-je retenu une description un peu simple, mais nous n’avons pas, en tout cas en France, de baisse générale des dépenses publiques. Le volume des dépenses continue d’augmenter. C’est peut-être un seuil.

Chacun d’entre nous peut avoir son jugement concernant les moyens des services publics. Je crois avoir assez dit ma conviction en faveur du service public. Ce n’est pas toujours seulement une question de moyens. Parfois, il en faut davantage. Parfois, c’est aussi une question de capacités d’innovation, d’autonomie donnée aux agents, de clarification des objectifs et de simplification. Je crois à la modernisation du service public, qui peut s’appuyer sur plusieurs leviers. Permettez-moi aussi de dire que notre force vient de la qualité des hommes et des femmes du service public. Je crois que nous avons cela en commun : je ne supporte pas le fonctionnaire-bashing ! On peut avoir une exigence d’efficacité vis-à-vis du service public sans basculer ni dans l’austérité, ni dans la critique facile des hommes et des femmes.

La baisse des effectifs de la Banque de France dont vous avez parlé est intervenue entre 2015 et 2020. Elle a largement correspondu à la réorganisation de notre réseau. Il y avait de nombreux départs en retraite. Nous avons voulu conserver une succursale dans chaque département, car nous tenons à notre présence sur l’ensemble du territoire – j’avais réagi assez vigoureusement à un rapport de la Cour des comptes qui proposait de nous regrouper dans des plateformes régionales. Nous avons défini une organisation entre des succursales qui rendent tous les services aux entreprises et aux particuliers, et des centres de traitement partagés, en back-office, dans des villes moyennes ou plus grandes. La nouveauté est que nous avons marqué, avec l’accord du conseil général de la Banque de France, la stabilisation des effectifs. Cela commence dès cette année pour les effectifs du réseau et ce sera le cas pour l’ensemble de la Banque de France après l’adaptation des caisses que nous devons malheureusement faire, à partir de la fin de l’année 2025. En Europe, la Banque de France aura les effectifs les plus importants après la Bundesbank – mais nous savons que l’Allemagne est plus peuplée – et nettement devant l’Italie, qui a pourtant une population similaire. C’est normal, car nous tenons à cette présence territoriale et nous avons quelques missions supplémentaires, dont le surendettement auquel j’attache la même importance que vous.

Nous avons en effet vu une remontée des dossiers de surendettement depuis l’an dernier. Même si nous observons plutôt une modération de la hausse depuis janvier, il y a bien une hausse. Nous ne savons pas encore bien quelle en est la part temporaire, qui peut tenir à un rattrapage après le covid ou aux difficultés liées à l’inflation, et quelle est celle de phénomènes plus durables. Nous tenons énormément à cette mission sociale de la Banque de France, et nous nous organisons en conséquence. Nous partageons votre vigilance.

Mme Marie-Christine Dalloz (LR). Monsieur le gouverneur, j’ai eu le privilège d’être invitée par votre directeur départemental dans le Jura, comme tous les parlementaires, après la parution de votre lettre.

Dans Les Échos du 22 avril, vous déclarez : « Cessons de croire que la croissance va régler notre problème de déficit. » Le groupe Les Républicains applaudit cette déclaration : tout ne se réglera pas avec la croissance. Nous vous rejoignons aussi quand vous préconisez la stabilisation en volume de la dépense publique. Mais cela suffira-t-il ?

Vous avez également évoqué l’évolution des taux d’intérêt. La sortie de crise des crédits immobiliers tarde à se concrétiser. En mars, il y a eu seulement 6,7 milliards d’euros de production de ces crédits. C’est le niveau le plus bas atteint depuis octobre 2014. C’est dire l’importance de la crise. Vous avez annoncé une baisse des taux de vingt-cinq points de base au 1er juin. Sera-t-elle suffisante pour le secteur immobilier ? Les particuliers pourront-ils recommencer à acheter et à construire ? Les recettes liées à ces dépenses d’investissement immobilier reviendront-elles, car cette crise affecte directement les finances des départements ?

Enfin, comment envisagez-vous la baisse durable des taux d’intérêt à moyen terme ?

M. François Villeroy de Galhau. Merci pour vos propos concernant la réunion avec le directeur départemental de la Banque de France à Lons-le-Saunier, Christophe Gourmand. Il se trouve que je me suis rendu dans cette succursale en février, et j’en profite pour dire que mon objectif est d’avoir vu l’ensemble des succursales de France d’ici la fin de mon deuxième mandat. Cela montre notre ancrage dans les territoires et la pérennité de notre réseau. C’est aussi un hommage à ceux qui y travaillent.

La stabilisation des dépenses en volume sera-t-elle suffisante ? Je serais tenté de mettre votre question en symétrique de celle de M. Sala. Cet objectif reste très ambitieux si nous parlons de l’ensemble des dépenses publiques, y compris les dépenses sociales et celles liées à l’effet du vieillissement, qui ne sont pas stabilisables en volume. J’ai d’ailleurs prudemment indiqué qu’il fallait tendre vers une quasi-stabilisation. Le programme de stabilité a encore une légère croissance en volume. Si nous arrivions à atteindre les chiffres qui y figurent, ce serait déjà un progrès sensible.

La comparaison européenne peut nous aider. La partie qualitative constitue un peu l’angle mort de notre débat de finances publiques : pourquoi avons-nous dix points d’écart de dépenses avec nos voisins ? Certaines mesures sont meilleures en France, mais elles n’expliquent pas cet écart. Je ne propose pas qu’on rattrape ces dix points d’écart, mais qu’on en rattrape une petite partie, en essayant de voir ce qui fonctionne le mieux dans chacun des pays européens. Cela aiderait à progresser, sans austérité et sans recul de la qualité du service public – et peut-être même, parfois, dans le sens que vous souhaitez.

Le sujet du crédit immobilier et de l’évolution des taux d’intérêt est central. Le crédit immobilier est très sensible aux mouvements des taux d’intérêt. Quand nous avions des taux records vers le bas en 2021 et début 2022, entre 1 % et 1,5 %, taux que nous ne reverrons plus, nous avions aussi des volumes de production exceptionnels vers le haut, que nous n’avions jamais vus et que nous ne reverrons plus non plus, entre 20 et 25 milliards par mois – ce qui se compare aux 6,7 milliards que vous avez rappelés. Une partie tient au cycle du crédit immobilier. De ce point de vue, ce qui se passe aujourd’hui est encourageant puisque j’ai relevé que les taux du crédit immobilier ont commencé à baisser en France, avant les taux de la BCE. En effet, dans la fabrication du crédit immobilier, il n’y a pas que les taux de la Banque centrale : il y a aussi les dépôts à vue, qui sont toujours à zéro, et les dépôts à long terme qui ont commencé à baisser à l’automne dernier, sous l’effet des marchés. C’est un mouvement positif.

Est-ce un phénomène d’offre ou de demande ? Sont-ce les banques qui ne prêtent pas, ou les Français qui ne veulent pas emprunter ? Jusqu’à l’automne dernier, on pouvait avoir un doute quant à la posture d’offre des banques. J’avais indiqué publiquement que nous avions l’intention de suivre de plus près le taux de refus et qu’il me paraissait souhaitable que les banques soient en posture d’offre. Je crois pouvoir dire qu’elles le sont et qu’elles le souhaitent. Je le vois dans leur comportement de prêt, leurs démarches publicitaires et les taux qu’elles fixent. Il n’y a donc pas de limite à la capacité de prêter des banques. Nos concitoyens hésitent encore à présenter un projet immobilier, de crainte qu’il ne soit refusé. Je crois pourtant que c’est le moment d’aller interroger sa banque et de la tester. Pour autant, il reste un problème en ce qui concerne la demande. D’abord, nombre de nos concitoyens ont effectué leur projet par anticipation, en 2021 et 2022. Ensuite, d’autres attendent la baisse des prix immobiliers ou la baisse des taux. Je crois que les conditions redeviennent très favorables. C’est le moment, pour tous ceux qui ont des crédits immobiliers, de tester leur banque et même plusieurs banques, en les mettant en concurrence.

Enfin, nous avions beaucoup parlé des critères du HCSF l’an dernier. Ce sont des normes de bon sens visant à éviter le surendettement. Je remercie ceux qui les ont saluées et j’indique qu’elles ne sont pas en cause, puisqu’une flexibilité de 20 % est appliquée et puisque les banques ne les utilisent qu’à hauteur de 15 % : autrement dit, elles pourraient prêter davantage. En somme, c’est surtout un phénomène de demande.

Le président parlera peut-être d’optimisme ou de confiance prudente, mais j’observe plusieurs signes avant-coureurs sur le marché du crédit logement. C’est aussi ce que disent les professionnels. Des projets se concrétisent et devraient se traduire dans les chiffres dans les prochains mois.

M. Luc Geismar (Dem). Monsieur le gouverneur, je vous attends à Nantes, dans votre belle implantation au cœur des territoires !

Cette année, votre lettre est centrée sur l’Europe. Vous nous encouragez à renforcer notre souveraineté économique européenne grâce à trois leviers : la taille, la puissance financière et l’efficacité publique, européenne et française. Vous dessinez des pistes de redressement des finances publiques françaises comme la fin des baisses d’impôts, en avançant que les baisses successives depuis 2004 ont largement contribué au déficit public et nous coûtent deux points de PIB. Vous défendez aussi des mesures fiscales ciblées, comme des élargissements d’assiette, qui iraient dans le sens de la justice. Pouvez-vous en dire davantage quant aux niches fiscales, aux exonérations et aux allégements fiscaux que vous ciblez ?

Par ailleurs, que pensez-vous de fin de la monnaie fiduciaire et de la dématérialisation totale des échanges financiers, en France et dans l’Union européenne ? Ce sujet est revenu plusieurs fois sur la table ces dernières années, à mesure que l’on observe un recul de l’utilisation des espèces sous l’effet des changements de modes de consommation et des innovations technologiques en matière de paiement. On touche là aussi à la lutte contre les activités illégales, puisque la monnaie fiduciaire joue un rôle non négligeable dans l’économie souterraine du fait de son caractère peu traçable. Quelles sont votre position et celle de la Banque de France en la matière ?

M. François Villeroy de Galhau. Nous n’assistons pas à la fin de la monnaie fiduciaire. Nous gardons les billets et les pièces, parce que nombre de nos concitoyens y sont attachés, notamment les plus âgés et les plus défavorisés. Nous allons construire en Auvergne l’imprimerie la plus moderne et la plus écologique d’Europe. Concernant notre réseau de caisses, nous avons dû faire un dernier plan de redimensionnement, car nos concitoyens utilisent moins les billets, mais nous avons affirmé que nous garderons une caisse par région durablement, c’est-à-dire au moins pour dix ans. Nous croyons à l’avenir du billet, même si nos concitoyens choisissent dans quelles proportions ils l’utilisent. Il s’agit donc d’enrichir l’offre, et pas de remplacer une monnaie par une autre.

Concernant les élargissements d’assiette fiscale, ce n’est pas à la Banque de France de choisir les mesures fiscales, mais au débat démocratique. Je serai donc prudent.

Les niches, c’est-à-dire les mesures d’exception ou d’exemption sur l’assiette, concernent aussi bien l’impôt sur les sociétés que celui sur le revenu. Le total se situe entre 70 et 80 milliards d’euros. Cela ne veut pas dire que l’on peut faire des économies massives facilement : chacune de ces mesures a une justification et bénéficie à des entreprises ou à des particuliers. Mais des ajustements sont possibles, et plutôt que de toucher aux taux, on peut de temps en temps essayer d’élargir l’assiette. Vous connaissez les principales niches ; je ne les citerai pas, car on pourrait penser que la Banque de France plaide pour telle ou telle niche, or ce n’est pas notre rôle. Aucune mesure fiscale réaliste n’est à la hauteur de notre problème de finances publiques. Je relèverai toutefois un chiffre, qui concerne l’évolution des prélèvements obligatoires. Selon les prévisions en moyenne pour 2024-2027, nous serions à 43,9 %, contre 44,6 % en 2015-2019. Voilà l’ordre de grandeur. Aucune mesure n’est simple, mais certaines pourraient se justifier et ne pas trop peser sur l’efficacité économique, tout en allant dans le sens d’une certaine justice, car il est vrai que certaines niches profitent plus que proportionnellement aux grands groupes ou aux ménages les plus favorisés. Je me limiterai à cette remarque générale.

M. François Jolivet (HOR). Je voudrais partager avec vous quelques réflexions autour de la crise immobilière qui s’installe dans notre pays, qu’il s’agisse des logements neufs ou anciens.

D’abord, avoir tardé à modifier le taux d’usure a empêché des personnes qui avaient pourtant obtenu leur prêt bancaire d’accéder à la propriété.

Ensuite, le taux d’effort – d’autres pays parlent plutôt du reste à vivre – combiné à l’envolée des taux a freiné l’accès à la propriété, alors qu’il aurait fallu sauver la production de logements. Rapporteur spécial pour cette commission pour le logement social et l’hébergement, je n’oublie pas que 53 % de la production de logements sociaux sont assurés par les promoteurs dans les opérations mixtes. Vous observez que la Banque de France a fait rempart à la crise financière, et c’est son rôle. Mais j’ai le sentiment qu’elle n’a pas fait rempart à la crise immobilière qui s’installe, puisque les promoteurs sont en train de se réduire pour les gros et de disparaître pour les petits. Tous les experts s’accordent à dire que nous connaîtrons une crise inédite dans le bâtiment.

Je suis attaché à votre indépendance, mais j’ai parfois été déconcerté par les positions que vous avez rendues publiques à ce sujet. Les réitéreriez-vous face à ce qui s’annonce pour notre pays ?

Certains de nos voisins ne connaissent pas la même crise immobilière, car ils appliquent des taux variables qui jouent le rôle d’amortisseurs. Quel est votre regard sur ce sujet ?

Que pensez-vous de l’idée de raisonner en « reste à vivre » plutôt qu’en « taux d’effort » ?

M. François Villeroy de Galhau. Je salue votre engagement dans le secteur immobilier. Ce secteur est cyclique et sensible aux taux d’intérêt. À cet égard, je relève une asymétrie de perception. Quand les taux étaient exceptionnellement bas, le secteur a connu une conjoncture très favorable, aucun d’entre vous ou moi n’en a été félicité. Mais, et c’est logique, le téléphone sonne dès que les taux d’intérêt remontent.

Nous avons adapté le taux de l’usure durant toute l’année 2023, en passant à un calcul mensuel glissant sur trois mois qui a permis d’accompagner la montée des taux. Pour autant, nous avons conservé ce mécanisme pour protéger nos concitoyens : les taux du crédit immobilier sont plus élevés dans d’autres pays parce qu’il n’y a pas le taux d’usure. Je me permets donc de plaider pour l’existence de ce taux, prévu par la loi, car il protège un crédit immobilier plus accessible à tous.

Concernant le taux d’effort et le reste à vivre, les normes de bon sens du HCSF datent de 2019-2020. Pour calculer le taux d’effort, on traduit la mensualité – l’amortissement du capital et les intérêts – en pourcentage du revenu. Pour le reste à vivre, le calcul se fait par soustraction et analyse des montants unitaires. Nous n’avions pas exclu de retenir le reste à vivre, mais chaque banque en avait une définition différente. Le taux d’effort est plus simple. C’est ce qui nous a poussés à le choisir, même si taux d’effort et reste à vivre sont souvent assez liés. La bonne réponse, c’est la flexibilité. Nous avons appliqué une flexibilité de 20 %, que nous apprécions sur trois trimestres glissants, et je le répète : cette flexibilité est loin d’être saturée, puisqu’elle est de 15 % en moyenne pour les banques, qui ont la capacité de prêter plus dans les dossiers qui justifient des exceptions en matière de taux d’effort. Le fait est qu’elles ne le font pas. Si nous faisions encore évoluer les critères du HCSF, que nous avons adaptés l’an dernier avec le ministre, de façon raisonnable et intelligente, cela ne donnerait pas plus de crédit immobilier, ou peut-être du crédit immobilier de moins bonne qualité ou plus risqué. Le HCSF est dans son rôle. Pour autant, comme vous, j’espère que nous touchons un point bas et que le cycle du crédit immobilier fonctionnera.

Quant à la comparaison avec nos voisins, tous ceux de la zone euro connaissent cette situation liée au cycle des taux. Rapporté à la taille des économies, le crédit immobilier reste nettement plus fort en France qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Une baisse a été observée partout. Là où elle s’était produite un peu plus tôt, comme en Allemagne, nous voyons depuis quelques mois une stabilisation ou un début de reprise. C’est aussi un signal de confiance.

Il faut rendre hommage au système français, qui compte plus de 95 % de taux fixes. C’est bien mieux, car cela protège les emprunteurs existants de la remontée des taux. En Europe du Nord, cette remontée est une catastrophe pour beaucoup de ménages. Certes, les taux variables sont meilleurs pour les banques, puisque le risque de taux est chez les ménages au lieu d’être chez les banques. Je le disais, la rentabilité des banques françaises n’a pas augmenté l’an dernier : cela tient aussi au fait que le rendement des crédits immobiliers existants est resté à taux fixe. C’est un avantage du système français, y compris pour la stabilité du secteur immobilier.

Nous souhaitons tous le redémarrage du secteur immobilier. Il ne dépend pas de facteurs financiers, mais de la demande et d’un certain nombre d’actions de simplification des normes, d’offre foncière et, peut-être, de la fiscalité.

Pour les ménages, le moment est favorable pour réaliser un crédit immobilier.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Votre lettre démontre que dépenser moins entraîne moins de croissance, ce qui est à rebours de ce que prône le Gouvernement. Comment analysez-vous la politique de diminution de la dépense et ses conséquences pour notre économie ?

S’agissant des impôts, vous recommandez d’arrêter leur baisse et peut-être d’élargir certaines assiettes.

Vous appelez la création d’une capacité budgétaire commune à l’échelle de l’Europe. Quelles pistes estimez-vous souhaitables en la matière ?

Concernant la transition écologique – des dépenses souhaitables –, que pensez-vous des répercussions de la remontée des taux directeurs et des taux des prêts bancaires, aux particuliers comme aux entreprises ? Ses effets s’opèrent de manière indiscriminée sur tous les projets de tous les acteurs, peu importe leur utilité sociale ou écologique. Une piste pourrait-elle consister à lancer une réflexion sur des taux d’intérêt directeurs différenciés selon que le financement envisagé concerne ou non un projet de transition écologique ou à visée sociale ?

L’article 3 du Bulletin 245 de la Banque de France publié le mois dernier évoque la notion de greenflation. Pourriez-vous définir ce terme ? Comment favoriser la transition écologique ? Je comprends qu’il serait nécessaire d’orienter la consommation vers ce qui est écologique, par exemple en forçant le prix des biens et services fossiles au-dessus de ceux fixés par le marché. Confirmez-vous que cette approche vous semble nécessaire, et la plus efficace ?

M. François Villeroy de Galhau. Je ne crois pas qu’on puisse déduire de la lecture de la lettre que plus de dépenses publiques donnent plus de croissance ou que moins de dépenses publiques donnent moins de croissance. Je dirai, sous forme de boutade, que si les dépenses publiques étaient la clé de la croissance, la France serait la championne d’Europe de la croissance ! Ce n’est malheureusement pas ce que nous observons depuis vingt-cinq ans.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Elle n’a pas été si mauvaise l’an dernier.

M. François Villeroy de Galhau. Je vais le dire avec une infinie prudence : depuis vingt-cinq ans, nous avons malheureusement moins de croissance du PIB par habitant que la moyenne de la zone euro. Cela ne nous empêche pas d’avoir plus de pouvoir d’achat, notamment grâce à des transferts publics. Je ne fais donc ni cette corrélation ni la corrélation inverse. J’ai assez dit que je croyais au service public, mais celui-ci doit être efficace et tourné vers l’innovation.

Concernant la différenciation des taux pour la transition écologique, vous posez une question importante. J’exprimerai une prudence du côté de la banque centrale et un souhait du côté des banques commerciales. La banque centrale a un seul taux, et il n’a jamais été dans son rôle d’accorder des taux bonifiés pour tel ou tel secteur. Il peut s’agir de mécanismes budgétaires, mais la banque centrale n’a qu’un taux, qui correspond à une priorité : combattre l’inflation. Ce faisant, nous aidons la transition écologique, puisque nous maintenons les taux longs relativement bas et nous permettons des conditions de financement plus favorables. L’inflation, donc les taux élevés, serait l’ennemi du financement de la transition écologique. En revanche, les banques commerciales prennent de plus en plus en considération le risque climatique des projets pour accorder un financement et pour en définir les conditions. Cela relève de la politique de chaque banque commerciale. Des engagements sont pris, qu’il faut suivre et vérifier. Le travail que nous avons effectué avec l’ACPR et le Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS) vise à affirmer que le risque climatique fait partie du risque financier. Ce n’est pas seulement une conviction personnelle, écologique et militante. C’est aussi une réalité financière et économique. Une banque qui ignorerait le risque climatique et qui refuserait une sorte de bonus climatique quand elle accorde ses prêts ne ferait pas un travail sérieux.

Enfin, vous connaissez mieux l’article 3 du Bulletin 245 de la Banque de France que moi ! La transition climatique est-elle en soi inflationniste ? C’est un sujet qui n’est pas simple. Je vous renvoie aux travaux du NGFS. Nous avons mis plusieurs scénarios sur la table, car cela fait partie de nos marges d’incertitude. Il est probable, mais pas du tout certain, qu’elle se traduise par un peu plus d’inflation chaque année. Le cas échéant, nous devons y être prêts et l’accompagner, mais la transition énergétique et climatique est un impératif absolu. Les scénarios disent aussi que plus nous attendrions pour la faire, plus elle serait coûteuse sur le plan économique.

Mme Eva Sas (Écologiste-NUPES). Mes questions portent aussi sur la nécessité de verdir la politique monétaire.

Le nouveau rapport de Reclaim Finance pointe la présence, en 2023-2024, de groupes pétrogaziers comme TotalEnergies, Shell et Glencore sur la liste des titres que les banques peuvent apporter en garantie lorsqu’elles empruntent des liquidités – ce que l’on appelle des collatéraux. L’Eurosystème a ainsi permis que les actifs de trente-deux développeurs fossiles soient éligibles à titre de garantie. La BCE a reconnu en 2022 la nécessité de verdir les critères de sélection des titres acceptés comme collatéraux pour sa politique monétaire ; elle maintient pourtant son soutien de fait à ces entreprises dont les activités vont à l’encontre de la lutte contre le dérèglement climatique. Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : le seul TotalEnergies est impliqué dans trente-trois mégaprojets pétroliers et gaziers, dont les émissions sont estimées par des ONG comme Greenpeace France à plus de 90 milliards de tonnes de CO2. Face à cette situation, la Banque de France envisage-t-elle de travailler, au sein de la BCE, à l’instauration d’un cadre de collatéraux plus ambitieux, excluant strictement les entreprises développant de nouveaux projets de production de pétrole, de gaz ou de charbon ?

Par ailleurs, les projets d’énergies renouvelables sont très sensibles au niveau des taux d’intérêt, et la remontée des taux directeurs a déjà eu pour effet une remontée des coûts de production de l’énergie verte, de l’ordre de 15 à 20 euros par mégawattheure, ce qui risque de ralentir fortement la transition écologique. Comment la Banque de France prend-elle en compte ce risque, pour la transition écologique mais aussi pour la stabilité financière, un approvisionnement énergétique local à coût maîtrisé étant l’un des éléments nécessaires pour éviter les tensions inflationnistes ? Vous affirmez que votre priorité est de combattre l’inflation. Mais favoriser la transition écologique et la financer à un coût faible, c’est favoriser la stabilité des prix, donc réduire les tensions inflationnistes.

Nous soutenons également une politique de taux différenciés permettant un financement à taux préférentiel des projets concernant la transition écologique.

M. François Villeroy de Galhau. Nous partageons cet objectif. La Banque centrale européenne est la plus avancée en matière de verdissement de sa politique monétaire. C’est vrai des titres d’entreprises que nous achetions quand il y avait l’assouplissement quantitatif (QE, quantitative easing) et que nous conservons, mais aussi des titres que nous prenons en collatéral, c’est-à-dire en garantie des refinancements que nous faisons vis-à-vis des banques.

La question est celle de l’appréciation du risque climatique. La contribution la plus efficace est d’apprécier la trajectoire des entreprises, et pas seulement leur niveau absolu. Tel est notamment l’objet de l’indicateur climat. Je ne donnerai pas de nom, mais le moyen le plus efficace pour une entreprise de réduire le risque climatique, c’est de diminuer significativement son niveau d’émission de CO2. Il faut aussi, de temps en temps, des exclusions. Nous en avons dans toute la politique d’investissement de la Banque de France, alignée sur le portefeuille 1,5 degré. Là encore, nous sommes pionniers.

La question du taux d’intérêt pour les énergies renouvelables est essentielle. Je l’associe à celle que M. Jolivet a posée concernant le secteur immobilier. Je dois avouer nos limites : nous ne pouvons pas avoir des taux d’intérêt uniquement fixés pour soutenir tel ou tel secteur, quelle qu’en soit l’importance. La première fonction des taux d’intérêt est de garantir une inflation basse, donc des coûts de financement bas. Cela contribue beaucoup à la transition énergétique. Bien sûr, quand les taux d’intérêt étaient naturellement bas, parce que l’inflation était faible, c’était plus agréable pour tout le monde. Mais si l’inflation repart, non seulement nos concitoyens souffrent, mais l’investissement souffre aussi, car les taux de financement souffrent. La baisse des taux longs qui a commencé et la baisse des taux courts que nous allons engager sont la meilleure contribution au financement, y compris des énergies renouvelables.

Je vois des signes encourageants du côté des banques européennes : les banques financent au maximum les projets verts. La titrisation verte permettrait de dégager des marges supplémentaires.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Fabrice Brun (LR). Monsieur le gouverneur, vous vous en êtes pris à la complexité des nouvelles règles budgétaires européennes. Nous sommes nombreux à vouloir changer de cap pour lutter contre le délire normatif européen. Quelles sont vos préconisations de simplification ?

M. François Villeroy de Galhau. Le pacte de stabilité et de croissance et les règles budgétaires sont complexes parce qu’ils résultent de négociations et de compromis. Ils ne sont pas parfaits, mais il faut s’en servir et les appliquer pour essayer d’avancer dans la résolution de nos problèmes de finances publiques françaises.

L’Europe n’a pas le monopole de ce que vous qualifiez de délire normatif européen, expression que je ne reprends pas à mon compte. Tout État et toute administration dynamique produisent beaucoup de normes.

Nous sommes face à deux injonctions contradictoires et également légitimes : réussir la transition climatique, ce qui passe par des normes, et rester simple. Cette seconde injonction s’est renforcée ces derniers mois, et elle me paraît légitime. Le Premier ministre parle de débureaucratiser, car il a senti une attente, y compris des PME ou des plus simples de nos concitoyens. Nous rendrons ces deux injonctions compatibles en élaborant un indicateur climat fiable, sérieux, mesurable et aussi simple que possible pour les entreprises. Ce n’est pas acquis, c’est une réflexion en cours. Reconnaissons que nous avons deux injonctions contradictoires et que notre devoir est de les rendre compatibles. C’est la grandeur du débat démocratique !

M. Kévin Mauvieux (RN). Dans votre lettre aux présidents, vous énumérez quelques recommandations théoriques ; je voudrais confronter certaines d’entre elles à des propositions pragmatiques.

Concernant la transformation du travail, vous suggérez de donner la priorité aux investissements dans l’éducation, l’innovation et les industries à haute valeur ajoutée. Nous vous rejoignons : Jordan Bardella et Marine Le Pen proposent la priorité nationale dans les marchés publics, pour défendre nos emplois et nos industries. Qu’en pensez-vous ?

S’agissant de la transformation numérique, vous évoquez le fait que l’Europe doit accélérer sa transformation numérique en régulant et en développant l’intelligence artificielle pour stimuler la productivité. Jordan Bardella propose de sanctuariser les secteurs stratégiques et de souveraineté face aux règles de concurrence de l’Union européenne, au moins le temps de développer ces domaines au niveau européen. Qu’en pensez-vous ?

Pour la transformation climatique, vous évoquez le leadership de l’Europe, qui doit continuer dans sa transition, ses mesures incitatives et sa réglementation. Jordan Bardella et Marine Le Pen proposent de déployer une diplomatie écologique pour exporter notre savoir-faire industriel d’énergies décarbonées vers l’extérieur et favoriser les circuits courts. Qu’en pensez-vous ?

M. François Villeroy de Galhau. Ma réponse ne vous surprendra pas : la Banque de France est indépendante de tout parti politique. Je ne me prononcerai donc pas quant aux positions de tel ou tel, qui qu’il soit, a fortiori dans cette période de devoir de réserve.

Cette lettre porte sur l’Europe. Nous pouvons en avoir des visions différentes, mais c’est collectivement un atout. Dans un monde de plus en plus dur, inquiétant et divisé, il est utile que les Européens jouent leurs atouts ensemble. Nous en avons un exemple positif, l’euro. Au début, il y avait des sceptiques. Mais aujourd’hui, l’euro est soutenu par 77 % des Français et par 79 % des Européens. Il est reconnu comme un succès de l’Europe, qui pèse sur la scène monétaire et a gagné en autonomie par rapport aux États-Unis.

Ce cap, avec un vrai débat politique européen, est l’un de nos atouts durables.

Mme Delphine Batho (Écolo-NUPES). La Banque centrale européenne a reconnu une erreur dans ses projections d’inflation et ses modèles, en considérant qu’ils n’étaient pas adaptés à une période d’incertitude et de risques systémiques – ce que Christine Lagarde a appelé une permacrise. L’inflation a eu plusieurs ingrédients, comme la « fossile-flation », la « climat-flation » liée aux conséquences du changement climatique, et la « profit-flation » liée à des marges excessives. Dès lors, et compte tenu du caractère structurel de l’instabilité dans un monde en surchauffe écologique et miné par les affrontements géopolitiques, miser sur une reprise en 2025-2026 n’est-il pas présomptueux ?

Par ailleurs, vous avez dit qu’il était impossible d’appliquer des taux différenciés, donc des taux d’intérêt verts. Qu’est-ce qui empêche de le faire ?

M. François Villeroy de Galhau. Vous avez raison sur les erreurs du passé. Tout le monde a fait des erreurs par le passé, la Banque centrale européenne comme les autres. Il existe un débat sur la qualité des modèles, mais le meilleur modèle du monde ne peut donner que ce qu’il a. Personne n’avait prévu l’enchaînement de deux chocs dont chacun était exceptionnel et dont la succession était improbable : le choc déflationniste du covid puis le choc inflationniste de la guerre en Ukraine.

En matière d’avenir, vous avez raison, il ne faut pas être arrogant, présomptueux ou prétentieux. Quand je parle d’une relative confiance pour une reprise en 2025, c’est en l’absence de nouveau choc. Il se trouve que depuis un an, nous avons relativement peu changé nos prévisions, parce que l’environnement est devenu un peu plus prévisible. Mais il serait ridicule d’afficher des certitudes, et il est toujours bon de conserver une modestie de bon aloi.

Les taux différenciés peuvent exister de la part des banques commerciales, qui les pratiquent selon les projets. La difficulté concerne la possibilité de taux différenciés de la part de la Banque centrale, car notre objectif prioritaire, fixé par le traité de Maastricht et qui correspond à l’attente première de nos concitoyens, c’est la lutte contre l’inflation. La façon efficace de l’atteindre est la transmission des taux d’intérêt de la Banque centrale. Ce faisant, nous favorisons, par ce que nous faisons sur le verdissement, des entreprises et des projets plus avancés dans la transition, avec les achats d’obligations et le collatéral. Nous aidons aussi au maximum les projets d’investissement dans notre pays, en contribuant à garder des taux d’intérêt bas.

Je souhaite que la prise en compte du risque climatique ou de l’intérêt climatique des projets se traduise dans des taux différenciés par les banques. En tant que superviseur, nous avons conduit en 2021 un stress test climatique avec l’ACPR. Les banques et les assurances y ont participé, et ont dû discuter de leurs projets et de la déformation de leurs portefeuilles. Cela pousse à orienter dans le bon sens la stratégie des banques.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). La place de la Banque de France au sein du HCSF est discutée. Quelle est la place du gouverneur de la Banque de France dans le fonctionnement de cette instance, et que pensez-vous de ses débats ?

Le Monde de cet après-midi aborde la thématique du décrochage économique de l’Europe par rapport aux États-Unis. Qu’observe la Banque centrale européenne ?

M. François Villeroy de Galhau. Le HCSF est notre autorité macroprudentielle ; de telles instances ont été mises en place dans toutes les économies avancées à la suite de la grande crise financière. Il s’agit de surveiller l’apparition éventuelle de bulles et de prendre les mesures pour éviter les crises financières, dont le coût est majeur pour les finances publiques puisqu’il représente plusieurs dizaines de points de PIB. C’est aussi un drame économique et social, avec la montée du chômage. Cette instance est donc d’intérêt général. Le dispositif que nous avons en France est assez proche de celui des autres pays. Il résulte de la loi bancaire de 2013. C’est un équilibre entre la légitimité démocratique et l’autonomie opérationnelle.

Le HCSF est composé de huit membres : le ministre qui le préside, trois autorités qualifiées nommées par trois autorités politiques – la présidente de l’Assemblée nationale, le président du Sénat et le ministre – et quatre membres représentant les autorités indépendantes, dont votre serviteur. Le ministre préside et je propose. Cette composition est très proche de celle de la plupart de nos voisins. À l’échelle européenne, l’instance équivalente est présidée par Christine Lagarde. La solution française me semble bonne. Le HSCF a fait son travail, et ses normes de bon sens ne sont pas en cause dans les chiffres décevants du crédit immobilier.

Enfin, je ne peux que confirmer le décrochage de l’Europe par rapport aux États-Unis. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, au moment où l’urgence de l’inflation diminue, notre débat retourne à cet enjeu de long terme, structurel. La lettre entend diffuser le message, si ce n’est optimiste au moins encourageant, selon lequel l’Europe unie dispose de leviers, comme la taille multipliée par la puissance financière multipliée par une meilleure efficacité publique. Je suis conscient de la multiplicité des enjeux intérieurs dans chacun de nos pays, mais il n’y a pas de fatalité au déclin de l’Europe. Je suis même frappé par l’attente d’Europe, que j’observe dans nombre de réunions internationales. L’Europe porte un modèle social et environnemental, dans lequel beaucoup d’entre nous se retrouvent. Ne laissons pas le face-à-face entre les États-Unis et la Chine ou entre l’Ouest et le Sud déterminer le paysage mondial de demain. Notre pays et l’Europe ont un rôle central à jouer.

M. Marc Le Fur (LR). L’industrie étant un dérivé du prix de l’énergie, le différentiel entre l’Europe et les États-Unis est gigantesque.

Alors que mes collègues m’ont confié le rapport spécial relatif à la mission Aide publique au développement, je constate le retrait massif de nos banques d’Afrique, qui s’ajoute au départ de nos entreprises. Le départ de Bolloré marque une date dans l’histoire des relations entre la France et l’Afrique, mais nos grandes banques partent aussi, en particulier les plus investies que sont BNP Paribas et la Société générale. Quand je les auditionne, elles évoquent des raisons de compliance, nos règles étant moins en cause que la menace qui serait exercée par les Américains quant à nos interventions et à nos défaillances en Afrique. Tout ce monde vit dans le traumatisme de l’amende de 9 milliards infligée à BNP Paribas. Que pouvez-vous faire pour que nos banques ne désertent pas l’Afrique ? Quand une banque quitte un continent, contrairement à une entreprise, cela entraîne un effet systémique majeur.

M. François Villeroy de Galhau. Cela relève de la décision de chaque banque. Le président de l’ACPR que je suis ne peut pas décider de cette stratégie. Pour autant, je souhaite que la présence française en Afrique, y compris celle de nos banques, reste plus forte. Je ne peux pas nier que la question de la lutte anti-blanchiment se pose : nous appliquons la tolérance zéro en la matière. Une banque peut mourir d’un problème de réputation. Cela ne doit pas fatalement se traduire par le retrait. Il existe un élément favorable, qui demeurera j’espère : notre coopération monétaire avec l’Afrique. Quinze pays d’Afrique occidentale et centrale ont une monnaie stable et convertible, et une surveillance bancaire régionale. Je souhaite que ce système continue, quitte à être réformé. C’est le choix de nos partenaires africains, et cela le restera. La France s’est montrée ouverte à des réformes, notamment en Afrique occidentale.

Trouvons le chemin de convergence entre des injonctions qui peuvent paraître contradictoires. Il faut être strict sur la lutte anti-blanchiment. Je crois au potentiel de l’Afrique. Une des chances de l’Europe est d’avoir l’Afrique à ses portes.

M. Dominique Da Silva (RE). Vous préconisez trois transformations d’avenir, en commençant à raison par celle du travail. Vous rappelez les difficultés de recrutement pour 39 % des entreprises, alors que nous avons encore 2,3 millions de chômeurs dont 600 000 jeunes. L’apprentissage séduit aujourd’hui 1 million de jeunes, soit trois plus qu’en 2017. C’est une voie d’excellence plébiscitée par tous les acteurs, qu’il faut donc pérenniser. Mais comment financer trois fois plus d’apprentis avec le même niveau de taxe d’apprentissage sans creuser le déficit ? Quel est le bon niveau de financement des compétences ? Comment garantir la soutenabilité de ces dépenses d’investissement utiles pour nos finances publiques ? Quelle part les entreprises doivent-elles prendre, sachant que leur contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance ne couvre pas le niveau de dépenses publiques ?

M. François Villeroy de Galhau. Je touche les limites de ma compétence budgétaire, et vous connaissez mieux que moi ce sujet. Je peux simplement relever avec vous le succès du développement de l’apprentissage en France. Nous avons pratiquement doublé le nombre d’apprentis ces dernières années et nous avons presque rattrapé l’Allemagne. Il faut continuer dans cette voie, en l’élargissant.

L’apprentissage est pour les jeunes. La formation professionnelle est pour tous les adultes au travail – nous avons fait des progrès, mais nous ne sommes pas au bout et d’importantes sommes peuvent être plus efficaces. Le troisième cercle est la gigantesque bataille de l’école, pour les générations futures. Le temps de retour de ces investissements est court pour l’apprentissage, plus long pour la formation professionnelle, et d’une génération pour l’école. Nous devons emboîter ces trois batailles pour gagner celle des compétences. J’ai salué les progrès que nous avions accomplis pour l’emploi : il faut aussi de temps en temps, dans notre pays, savoir saluer nos propres réussites.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur le gouverneur, je vous remercie.

 

Puis la commission émet un avis public sur la nomination par la Présidente de l’Assemblée nationale de Mme Lucie Muniesa à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations.

M. le président Éric Coquerel. J’ai reçu de la Présidente de l’Assemblée nationale une lettre m’informant qu’elle envisage de désigner Mme Lucie Muniesa pour siéger à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, en remplacement de Mme Florence Parly qui avait été désignée en avril 2023. En vertu de l’alinéa 6 de l’article L. 518-4 du code monétaire et financier, le président de l’Assemblée nationale désigne à la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations trois membres « en raison de leurs compétences dans les domaines financier, comptable ou économique ou dans celui de la gestion […] après avis public de la commission permanente de l’Assemblée nationale chargée des finances ».

Selon une pratique désormais bien établie, il convient simplement de recueillir votre assentiment à cette nomination, sans audition préalable de la personne ni scrutin secret.

Le curriculum vitæ de cette personne vous a été communiqué.

Je vais mettre aux voix, à main levée, la proposition de nomination de la Présidente de l’Assemblée.

La commission émet un avis favorable à la nomination de Mme Lucie Muniesa comme membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations.

 

 

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Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

Réunion du mercredi 15 mai 2024 à 11 heures

 

Présents. - M. Franck Allisio, M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, Mme Émilie Bonnivard, M. Mickaël Bouloux, M. Fabrice Brun, M. Philippe Brun, M. Frédéric Cabrolier, M. Jean-René Cazeneuve, M. Florian Chauche, M. Éric Coquerel, M. Dominique Da Silva, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Jocelyn Dessigny, M. Fabien Di Filippo, M. Benjamin Dirx, Mme Stella Dupont, Mme Sophie Errante, M. Luc Geismar, Mme Félicie Gérard, M. Joël Giraud, M. David Guiraud, M. Patrick Hetzel, M. François Jolivet, M. Daniel Labaronne, M. Mohamed Laqhila, M. Michel Lauzzana, M. Marc Le Fur, Mme Constance Le Grip, M. Mathieu Lefèvre, Mme Véronique Louwagie, M. Louis Margueritte, Mme Alexandra Martin (Gironde), M. Denis Masséglia, M. Damien Maudet, M. Kévin Mauvieux, Mme Marianne Maximi, M. Benoit Mournet, Mme Mathilde Paris, M. Christophe Plassard, M. Robin Reda, M. Sébastien Rome, M. Xavier Roseren, M. Michel Sala, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl

Excusés. - M. Manuel Bompard, M. Alexandre Holroyd, M. Emmanuel Lacresse, M. Tematai Le Gayic, Mme Charlotte Leduc, M. Philippe Lottiaux, Mme Lise Magnier, M. Jean-Paul Mattei, Mme Christine Pires Beaune, M. Alexandre Sabatou, M. Emeric Salmon, M. Nicolas Sansu

Assistait également à la réunion. - Mme Delphine Batho