Compte rendu

Commission d’enquête
sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

 Audition de M. Yves Picquet, président de Phyteis, M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques, et M. Julien Durand-Réville, responsable santé et agronomie digitale              2

 Audition de Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre, co-présidents de la TRAME 14

 Audition de Mme Laurence Huc, toxicologue directrice de recherche de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE)              24

 Présences en réunion................................40



Jeudi
19 octobre 2023

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Frédéric Descrozaille,
Président de la commission

 


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Jeudi 19 octobre 2023

La séance est ouverte à neuf heures.

(Présidence de M. Frédéric Descrozaille, président de la commission)

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La commission procède à l’audition de M. Yves Picquet, président de Phyteis, M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques, et M. Julien DurandRéville, responsable santé et agronomie digitale.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui. Vous êtes les représentants d’un secteur qui se trouve dans l’œil du cyclone depuis plusieurs années en raison de ce qui est reproché à la « chimisation » de l’agriculture. Cette commission d’enquête se penche sur les politiques publiques qui ne parviennent pas à atteindre les objectifs que la nation s’est fixés en termes de réduction des impacts et des usages des produits phytopharmaceutiques.

Il est important pour nous de comprendre comment les entreprises de votre secteur ont vécu ces dernières années, comment elles se sont insérées dans cette politique publique, et comment vous vous projetez dans les années qui viennent au regard de la grosse pression qui existe pour sortir de la chimie d’une part, et de l’hypothèse selon laquelle on ne sortira peut-être jamais totalement de la chimie dans l’agriculture, d’autre part. Votre secteur est-il plutôt en position défensive ou en accompagnement de cette dynamique ? Comment la partie recherche et développement de vos entreprises est-elle orientée ? Il est important que la commission soit éclairée pour qu’il y ait le plus de justesse possible dans ses recommandations et dans son rapport.

Votre audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Yves Picquet, M. Philippe Michel et M. Julien Durand-Réville prêtent successivement serment.)

M. Yves Picquet, président de Phyteis. La raison d’être de notre association est la protection des cultures. Cette protection a fortement évolué ces dernières années. Nous sommes au cœur du moteur de la transition agroécologique. Nous avons décidé de changer de nom parce que nous voulions incarner ce changement déjà entamé depuis des années par nos différents membres. Nous nous adressons à toutes les sortes d’agricultures, avec le souci constant de protéger les agriculteurs, les riverains et les consommateurs.

Cette évolution se traduit par une approche plurielle, combinatoire, qui se base sur quatre piliers. Le premier est l’agronomie digitale. Nous captons de nombreuses données qui peuvent être intéressantes pour le pilotage de nos cultures. Nous pouvons disposer d’un outil d’aide à la décision qui nous préviendra du développement d’une maladie et qui nous dira s’il faut traiter ou non. Avant, nous traitions de manière préventive ; désormais, nous traitons à la juste dose, au bon moment et au bon endroit. Nous sommes également aidés par les équipements. J’y reviendrai.

Le deuxième pilier est la biotechnologie. Il s’agit d’une boîte à outils très large qui permet d’avoir des plantes de plus en plus intelligentes, à même de se défendre elles-mêmes, et qui permet également d’optimiser l’interaction de la plante et du sol.

Le troisième pilier est la bioprotection, terme qui désigne l’action des produits d’origine naturelle – phéromones, bactéries, virus – qui permettent d’endiguer les attaques de bioagresseurs sur nos différentes cultures.

Le dernier pilier est la phytopharmacie traditionnelle.

La sélection est la promesse d’un rendement. Il faut essayer de défendre cette promesse le plus possible. Le digital nous dit s’il faut traiter ou non, et de quelle façon. Nous entamerons alors des schémas de protection qui passeront par du biocontrôle, des produits de phytopharmacie, en vue de protéger la plante de la meilleure des façons.

La commission souhaite avancer sur la réduction des produits de la phytopharmacie traditionnelle. Il faut rappeler qu’en effet, ces produits ne sont pas anodins. Leur rôle est de réguler des bioagresseurs. Il convient d’être vigilant aux conditions d’usage. Ces produits sont homologués suivant un processus très strict, qui couple le processus européen au processus français, et qui est en constante évolution.

Les produits de protection des cultures sont utiles et bénéfiques. Nous avons tendance à penser que les agriculteurs les utilisent parce qu’il le faut, ou par plaisir. Mais il s’agit pour eux d’une dépense, et ce n’est pas une fin en soi. Le produit est là pour protéger la culture, la récolte, le rendement, et pour fournir de l’alimentation abordable à tout le monde, en quantité et en qualité. Nous avons tendance à l’oublier dans le monde actuel.

Les fermes Dephy montrent clairement qu’il est possible de réduire les produits phytosanitaires. Nous sommes d’accord. Mais il ne faut pas oublier que nous travaillons sur du vivant : toutes les années ne se ressemblent pas. Les bioagresseurs se multiplient plus en fonction du climat que d’autre chose.

À ces considérations s’ajoutent les problématiques de souveraineté alimentaire. La France possède un diamant, qui est son agriculture. Il est très important d’en faire profiter nos concitoyens, mais aussi de considérer la souveraineté à l’échelle européenne.

La dernière dimension à prendre en compte est le dérèglement climatique. L’agriculture peut jouer un certain rôle, mais il lui faut tous les outils pour agir en ce sens.

La recherche en matière de protection des cultures se poursuit. Nos différentes sociétés essaient toujours de trouver des produits à impact plus faible. De nouveaux modes d’action arrivent. Nous ne pouvons pas laisser nos agriculteurs sans solution. L’utilité des produits phytosanitaires et du combinatoire a toute son importance.

Le rôle de Phyteis est d’être à l’écoute du monde agricole, des instituts, des chambres, pour essayer de recenser le plus en amont possible les besoins futurs, afin de réussir le pari du combinatoire dans le futur et de diminuer au maximum l’impact de la production agricole. Ce travail est mené avec les différents acteurs de la profession : syndicats agricoles, distributeurs, chambres, instituts. Nous travaillons sur l’harmonisation des étiquettes. Nous avons été à l’origine d’initiatives portant sur des équipements de protection individuelle. Un nouveau standard de bouchon, permettant de ne plus entrer en contact avec les produits phytosanitaires, va être instauré sur le marché. L’on parle désormais de « pulvérisateurs intelligents », qui combinent le digital et la mécanisation pour réduire l’impact de la production.

Nous sommes membres du contrat de solutions, et nous participons à d’autres initiatives qui ont permis à la France d’être l’un des pays les mieux classés dans le recyclage des déchets créés par l’industrie. Nous avons été membres des instances Écophyto depuis le départ, dans une approche constructive, et nous avons formulé des propositions. C’est animés de cet état esprit que nous sommes ici aujourd’hui pour essayer de trouver des solutions, le but final étant de produire en respectant les agriculteurs, les riverains, les consommateurs et l’environnement. Nos membres sont très fiers d’être un petit maillon de cette grande chaîne de l’agriculture. 

M. Dominique Potier, rapporteur. Il m’intéresse particulièrement de mesurer vos modes d’influence sur la décision publique. J’aimerais tout d’abord objectiver votre récit. Quelle est la part des produits chimiques et non-chimiques dans les solutions que vous proposez ? Vous êtes bien sûr très attentifs aux recherches, car ce sont les solutions de demain ; les entreprises que vous représentez tiennent à les avoir dans leur catalogue. Si l’on fait une photographie aujourd’hui, quelle est la part du biocontrôle et quelle est la part du reste ?

M. Yves Picquet. La part des biocontrôles chez nos membres est de 5 %.

M. Dominique Potier, rapporteur. À vous écouter, l’on pourrait penser que le rapport est plus équilibré. La part des biocontrôles est donc très minoritaire. Ce sont surtout des solutions traditionnelles qui sont utilisées.

M. Yves Picquet. Le mouvement des biocontrôles est en pleine évolution. Il va fortement augmenter. Il faut toutefois comprendre que mettre des biocontrôles sur le marché demande un accompagnement beaucoup plus important, car leur niveau d’efficacité n’est pas celui de la chimie.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous représentez une grande diversité d’entreprises. Que représentent les multinationales et les autres entreprises en chiffre d’affaires ?

M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques. Nous disposons du chiffre d’affaires global, mais pas de la ventilation par société. Le chiffre d’affaires des produits phytosanitaires vendus par nos adhérents aux distributeurs s’élève en 2022 à 2,5 milliards d’euros.

La part du biocontrôle est en effet de 5 %. En 2022, le chiffre d’affaires du biocontrôle est de 115 millions d’euros. Ce chiffre correspond à ce qui est vendu, et ne reflète pas la recherche et le développement. Avant de vendre, il faut trouver des solutions. La difficulté, s’agissant des méthodes alternatives, est de trouver des solutions qui répondent aux exigences réglementaires, qui soient efficaces et répondent aux besoins des agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il me semble que la part des multinationales est prépondérante. Quel est le nom des grandes majors que vous représentez ?

M. Philippe Michel. Bayer, BASF, Syngenta et Corteva sont les principales, mais il y en a bien d’autres.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle part du chiffre d’affaires ces entreprises représentent-elles ?

M. Philippe Michel. Je ne peux vous répondre. Nous vous communiquerons cette information.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce que je veux mettre en évidence, c’est qu’il existe une diversité de solutions et une diversité d’entreprises, mais que c’est essentiellement la chimie qui est utilisée, et que ce sont essentiellement les grandes entreprises qui occupent le marché.

Quel est le budget de Phyteis ? Quelle en est la part consacrée au plaidoyer ?

M. Philippe Michel. Phyteis est inscrit dans le registre des représentants d’intérêts depuis le 14 novembre 2017, c’est-à-dire depuis sa création. Le chiffre déclaré de représentation d’intérêts se situe entre 100 000 et 200 000 euros. Il couvre les rencontres avec les décideurs publics : le gouvernement, les parlementaires.

M. Yves Picquet. Il est important de souligner que Phyteis ne compte pas 200 personnes, mais seulement dix permanents. C’est peu, par rapport à d’autres organismes faisant du plaidoyer.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quel est votre budget ?

M. Philippe Michel. Il se situe entre 3,8 et 4 millions d’euros.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le 4 juillet, la présidente de l’Assemblée nationale vous a mis en demeure à la suite d’un signalement que j’avais porté sur votre récit, lequel faisait suite à la disposition que nous avions prise dans la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (EGalim). Cette disposition visait l’interdiction d’exportation des produits phytosanitaires interdits en France. Vous aviez annoncé la suppression de 2 700 emplois directs et de 1 000 emplois indirects. Quelques années plus tard, nous avons découvert que cette interdiction n’avait pas eu d’impact significatif sur l’emploi. Sur la proposition de plusieurs organisations, j’ai fait ce signalement au déontologue. Votre réponse m’a beaucoup étonné. Vous reprochiez à l’Assemblée nationale et aux députés de ne pas avoir effectué d’étude d’impact, alors que vous-même aviez effectué une erreur majeure dans votre étude d’impact.

M. Yves Picquet. Il est important que les choses se disent et soient claires. En 2018, quand nous avons parlé de ces emplois menacés, les contours de la loi n’étaient pas du tout clairs. Ils ne sont pas encore totalement clarifiés aujourd’hui. Nous représentons des sociétés internationales, dont la logique industrielle repose sur un réseau de production basé dans différents pays. Ce n’est pas parce que vous avez 15 % de production en moins que vous retirez 15 % du personnel. Mais une fois que vous avez 20 à 30 % de production en moins, vous fermez carrément le site.

C’est en nous basant sur ce genre d’approche, sans connaître les contours de la loi, que nous avons parlé d’emplois menacés. Nous n’avions aucune volonté d’induire qui que ce soit en erreur. Depuis, le Covid-19 et la guerre en Ukraine ont favorisé une forme de relocalisation. Nous pouvons tous nous féliciter d’avoir su maintenir les emplois en France. Je souligne que nous n’avons pas reçu de mise en demeure de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce sont les instances prévues par les lois ad hoc à l’Assemblée et au Sénat qui ont produit leurs effets. C’est une simple mise en demeure.

Cet épisode indique que votre influence est très importante. Des députés et des sénateurs ont repris vos arguments, qui en l’occurrence étaient fallacieux, votre estimation étant mauvaise. J’ai également entendu deux ministres pratiquement reprendre vos arguments. Combien de contacts, d’échanges, de rendez-vous avez-vous eus pour que cette idée soit véhiculée sur les bancs de l’Assemblée nationale par des ministres, et reprise par des députés et des sénateurs ?

M. Yves Picquet. Je ne peux pas accepter le mot « fallacieux ». Notre logique n’était pas de tromper qui que ce soit. Nous étions vraiment dans le doute à l’époque. Quand nous sommes dans le doute, nous le signalons. Notre industrie compte environ 6 000 emplois en France. Notre responsabilité sociale est importante. Je ne peux admettre que l’on parle d’arguments fallacieux.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est sur le caractère fallacieux qu’est fondée la mise en demeure de la présidente de l’Assemblée nationale. Vous me permettrez de faire écho ici à la décision prise.

M. Yves Picquet. Nous pouvons nous accorder sur le fait de ne pas être d’accord.

M. Philippe Michel. Toutes les informations demandées par la présidente de l’Assemblée nationale, notamment les courriers, ont été transmises pour l’instruction du dossier.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une question importante, concernant votre influence sur la sphère publique et sur le monde paysan, est celle du pouvoir de la publicité. Pouvez-vous estimer le budget publicitaire, pour la presse spécialisée et pour la presse en général, des entreprises que vous représentez ?

M. Philippe Michel. La publicité relative aux produits phytopharmaceutiques est encadrée en France et au niveau communautaire. Elle est interdite. Seule la publicité pour les produits de biocontrôle est possible. La part de publicité pour les produits phytopharmaceutiques est donc très réduite.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette interdiction s’étend-elle à la presse spécialisée agricole ?

M. Philippe Michel. Non. Pour la presse spécialisée, la publicité est toujours possible.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous nous donner le chiffre d’affaires ?

M. Philippe Michel. Je ne peux vous répondre. En tant qu’organisation professionnelle, Phyteis est soumise à un certain nombre de règles par rapport à la concurrence. Nous n’intervenons absolument pas sur les pratiques commerciales et individuelles de nos adhérents. Nous n’avons pas connaissance de leurs coûts de publicité.

M. Dominique Potier, rapporteur. La commission tentera d’estimer par d’autres moyens votre puissance d’influence sur l’imaginaire et sur la décision des agriculteurs par rapport à ce que déploie la puissance publique par ailleurs.

Avez-vous des liens capitalistiques ou politiques avec la revue Agriculture et Environnement ? Je suis frappé de voir à quel point elle reprend quasiment mot pour mot vos argumentaires.

M. Yves Picquet. À ma connaissance, non.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous trouver cette information et la vérifier ? C’est important.

Je voudrais en venir à la question des indicateurs. Avez-vous une opinion sur ce qui, entre le nombre de doses unités (Nodu) et la quantité de substances actives (QSA), représente l’indicateur le plus performant ? Que pensez-vous de celui que prépare l’Union européenne à travers le projet de règlement sur l’utilisation durable des pesticides (SUR) ?

M. Yves Picquet. Notre position sur les indicateurs est très claire depuis le début. Un indicateur qui ne prend que le volume n’est pas un indicateur pertinent. Nous devons absolument prendre en compte la notion de risque. La notion de volume contribue à la diabolisation de nos produits, alors que nous avançons chaque année vers des produits ayant un profil de plus en plus favorable.

Pour nous, l’indicateur européen HRI1 est valable, parce qu’il tient compte du volume et du risque, et parce qu’il permet de faire des comparaisons entre les différents pays.

M. Philippe Michel. Nous soutenons l’indicateur européen HRI1. Il est très important que les indicateurs qui seront applicables à l’agriculture soient harmonisés au niveau européen, pour que tous les agriculteurs européens soient jugés selon les mêmes règles. Au-delà de cet indicateur, il est important de tenir compte des réductions de risque ou d’impact. Un indicateur pourrait même mesurer l’efficience en termes de production agricole. Un équilibre doit être trouvé entre la réduction de l’utilisation des produits chimiques et la question de la souveraineté alimentaire en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le règlement SUR pourrait établir un objectif de baisse de 50 % des produits phytosanitaires, dans un délai qui n’est pas tout à fait défini. Quel est votre avis sur cet objectif ?

Vous êtes partisans des souverainetés alimentaires nationales et européenne, mais vous représentez des multinationales qui ont des intérêts en Asie, aux États-Unis et dans beaucoup de pays émergents. En quoi la souveraineté alimentaire est-elle si importante pour une multinationale ? N’y a-t-il pas une contradiction entre ce modèle d’affaire et un souci de souveraineté ?

M. Yves Picquet. Nous nous inscrivons dans la transition portée par le règlement SUR. Nous nous sommes inscrits dans cette dynamique depuis de nombreuses années. Faut-il viser une réduction de 20 %, de 30 %, de 50 % ? Cela est très difficile à dire, d’autant que nous travaillons sur du vivant. Pour ce qui est de réduire l’impact grâce à un travail combinatoire, à des produits à meilleur profil, à du biocontrôle, au digital, il est certain que nous serons au rendez-vous.

Pour répondre à votre deuxième question, il me semble qu’il n’y a aucune contradiction. Toutes nos entreprises sont ancrées dans la société civile. Certaines sociétés sont plus importantes que d’autres, mais toutes profitent des avancées réalisées. L’offre ne se limite pas à quatre ou cinq acteurs. Il ne faut pas s’inquiéter d’une approche monopolistique. Il y a de la place pour tout le monde.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué les quatre piliers de vos activités. Que répondez-vous à l’argument selon lequel vous n’êtes pas crédibles dans l’accompagnement de la transition agroécologique tant que l’un de vos piliers est le pilier phytopharmaceutique traditionnel, qui implique que vous avez intérêt à vendre des produits phytopharmaceutiques ? Quelle crédibilité avez-vous comme acteur intervenant dans le débat public sur l’accompagnement de la transition agroécologique, dont le but est de se soustraire le plus possible – voire totalement – à la vente de produits phytopharmaceutiques, alors que vous y avez un intérêt ?

M. Yves Picquet. Il faut revenir à la notion d’impact. Il s’opère une évolution, mais le temps de la recherche est long : sortir un produit prend dix à douze ans. L’évolution sera lente. L’Association française des entreprises de produits de biocontrôle (IBMA) vise 30 % de biocontrôle. Nous voulons bien relever ce pari. Nombre de nos membres sont aussi membres d’IBMA. Les évolutions en cours nécessitent beaucoup d’accompagnement sur le terrain. Il s’opère une mue de la protection chimique vers une protection basée sur quatre ou cinq piliers. Depuis que nous avons lancé le nouveau Phyteis, nous constatons de plus en plus d’intérêt de la part de nos membres. Comme nous disposons de différents outils dans nos sociétés, nous sommes légitimes pour accompagner ce mouvement. Nous ne sommes pas les seuls.

Mme Mélanie Thomin (SOC). J’aimerais revenir aux forts enjeux de souveraineté alimentaire dans notre pays. Vous avez raison de dire, en parlant de l’agriculture française, que nous avons un diamant entre les mains. Charge à nos politiques publiques de trouver le bon chemin pour l’accompagner.

Vos adhérents sont des industriels de la filière phytopharmaceutique. La réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides est une promesse forte, qui réduirait de moitié les parts de marché et le chiffre d’affaires de vos adhérents, du moins de ceux dont l’activité est principalement centrée sur les produits phytosanitaires de synthèse. Le plan Écophyto nuit à certains intérêts économiques et commerciaux. Que pensez-vous de son ambition ? Comment aborder et accompagner vos adhérents dans l’ambition d’un tel plan ? Avez‑vous eu la tentation de ralentir ou d’entraver la mise en œuvre des différents plans Écophyto ?

Avez-vous changé vos méthodes de travail à la suite de la mise en demeure du Parlement ? Notre commission d’enquête a démarré en juillet 2023. Avez-vous, depuis le début des travaux préparatoires, transmis des documents ou éléments, de manière directe ou indirecte, ou échangé, avec des députés membres ou non de cette commission, ou avec leurs collaborateurs, ou des partis politiques, en lien avec les travaux que nous menons ? Si oui, lesquels ?

M. Yves Picquet. En ce qui concerne la mise en demeure, nous avons appris que nous devons être très prudents avec les chiffres que nous mettons sur la place publique. Je répète toutefois que notre intention était bonne et se basait sur une logique industrielle. Nous ferons attention dans le futur.

À ma connaissance, aucun contact n’a été pris avec des personnes autour de la table pour influencer quoi que ce soit. Même si nous pensons que la mise en demeure n’était pas justifiée, nous faisons encore plus attention à notre façon d’approcher les gens. Notre but est d’être transparent.

S’agissant des plans Écophyto, il est peut-être exagéré de parler d’échec. Beaucoup de choses ont changé. J’ai quitté l’Europe occidentale pendant dix ans. Quand je suis revenu, je n’ai pas retrouvé les mêmes codes. Une prise de conscience a eu lieu chez tous les acteurs de l’agriculture. Ce n’est pas suffisant, il faut continuer à avancer, mais la France et l’Europe de l’Ouest ont énormément avancé. Il ne faut pas l’oublier.

M. Philippe Michel. Nous considérons que le plan Écophyto n’est pas un échec. Au-delà du prisme de la quantité de substances actives, beaucoup de choses ont été faites, notamment la mise en place de la certification. Entre 2001 et 2021, les tonnages de produits phytopharmaceutiques commercialisés par les adhérents de Phyteis à destination des distributeurs de produits agricoles ont diminué de 45 %. Le profil des substances a également beaucoup évolué.

M. Julien Durand-Réville, responsable santé et agronomie digitale. Nous avons été les premiers au monde à lancer un guide de l’étiquetage, visant à ce que les étiquettes soient construites de la même façon, avec les mêmes informations présentées de la même manière, quelle que soit la société mettant le produit sur le marché.

Nous nous sommes beaucoup investis sur la protection individuelle. Jusqu’à présent, celle-ci suivait des normes de protection chimique transversales. La France a été à l’initiative de l’instauration de normes agricoles, permettant de prendre en compte la vraie vie d’un agriculteur et les contraintes auxquelles il est exposé. Les fabricants français ont répondu présents et ont notamment créé des gammes d’équipements destinées aux femmes, qui n’existaient pas avant.

Récemment, des travaux ont été menés sur la digitalisation de l’information. Ce projet vise à mettre à disposition l’ensemble des données réglementaires des différentes parties prenantes, mais aussi des fabricants d’outils d’aide à la décision. Demain, l’agriculteur pourra flasher le produit qu’il utilise et avoir accès à des informations. Le digital facilitera la prise en compte de la réglementation, qui est de plus en plus importante, par les agriculteurs.

Nous travaillons aussi sur les systèmes de transfert fermé, qui visent à réduire les contacts pour les utilisateurs de produits. L’objectif est de pouvoir clipser les bidons directement sur l’organe d’intervention, et de prévoir le rinçage du bouchon ou du bidon.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je réitère ma question : au sein de Phyteis, depuis le début des travaux préparatoires de la commission, des échanges ont-ils eu lieu avec des députés ou des parlementaires, en lien avec les travaux de la commission d’enquête ?

M. Yves Picquet. Votre insistance me laisse penser que vous savez quelque chose. Personnellement, je ne suis au courant de rien. Après l’épisode évoqué, cela n’aurait pas été très adroit de notre part !

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voudrais que Mme Thomin aille plus loin. Si vous êtes convaincue qu’il y a eu des tentatives de pression sur des membres du Parlement, si vous avez des informations à révéler, il faut le faire maintenant. Vous induisez la suspicion sur vos collègues, et cela est insupportable. Soit vous avez des éléments et vous les donnez maintenant, soit vous dites que vous n’avez rien, et nous en restons là. D’autres députés, dont vous, monsieur le rapporteur, ont dénoncé cette méthode, visant à induire une suspicion de corruption à l’encontre de certains parlementaires.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous avons bien noté votre indignation. Le fonctionnement de la commission est de ma responsabilité. Notre rôle est de creuser, d’aller au bout de ces questions sensibles. Il est demandé à un acteur qui a des démarches de lobbying s’il a entrepris des démarches particulières à l’occasion de cette commission d’enquête. N’y voyez pas une attaque insidieuse à l’encontre de tel ou tel membre de la commission, de tel ou tel parlementaire.

Ce que dénonçait le rapporteur à propos de l’argumentaire sur les emplois, c’est l’impact d’une donnée très sensationnelle, qui a été reprise, y compris par des membres du gouvernement, alors qu’elle était critiquable sur le fond. Il est demandé aux acteurs d’être le plus rigoureux et exact possible dans les informations qu’ils mettent à la disposition des décideurs publics pour éclairer leurs décisions. Il n’y a pas lieu de s’indigner de soupçons. Le mot de « corruption » n’a rien à faire dans notre situation.

M. Grégoire de Fournas (RN). Mme Thomin a tout de même dit qu’elle n’était pas convaincue du fait que Phyteis n’avait pas tenté de contacter et d’influencer des parlementaires. Elle a exprimé une opinion. Je comprends qu’elle retire cette prise de position. Sans être nommé, j’ai été mis en cause par le rapporteur. J’aimerais pouvoir répondre.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je n’ai pas perçu cette mise en cause. Les propos n’étaient pas nominatifs.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il a été fait mention d’élus ayant donné des interviews dans Agriculture et Environnement. Comme j’en fais partie, j’aimerais apporter un éclaircissement. Il est regrettable que l’on mette en cause des élus de ce Parlement sans que ceux-ci puissent s’expliquer.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que votre insistance est contre-productive, mais puisque vous y tenez, je vous permets de vous justifier.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai donné des interviews à d’innombrables médias, y compris de gauche voire d’extrême-gauche. Cela ne fait pas de moi un adhérent aux thèses ou prises de position de ces médias. Je voudrais que vous le compreniez, monsieur le rapporteur. Je n’ai pas de réponse aux questions que vous avez posées sur Agriculture et Environnement. Je n’aimerais pas que tous les gens qui sont en désaccord avec vous soient forcément considérés, de près ou de loin, comme étant corrompues. C’est ce que vous avez suggéré.

Dans le cadre de la séparation de la vente et du conseil, les agriculteurs se sont retrouvés dans l’obligation de choisir un conseil indépendant de leur fournisseur. Quand un programme de traitement était suggéré par le conseiller, il fallait relier ce programme à des marques commerciales. J’ai été surpris de constater qu’un même fabriquant pouvait avoir le même produit, avec la même formulation, vendu sous deux marques commerciales. Pouvez-vous nous donner un éclaircissement sur cette façon de faire, qui ne simplifie pas le travail de l’agriculteur, encore moins quand le conseiller n’est pas celui qui vend le produit ?

J’aimerais par ailleurs connaître la part de l’innovation dans les biocontrôles.

Enfin, nous avons le sentiment que l’innovation est un peu en panne sur les produits conventionnels, alors que certains produits conventionnels ne sont pas des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (CMR) et pourraient être des alternatives à ces derniers. Quel est votre avis sur cette question ? Quelle peut en être la raison ? Existe-t-il des difficultés à obtenir les homologations ? L’évolution législative et l’incertitude freinent-elles l’innovation, qui est coûteuse et se déploie sur le temps long ?

M. Philippe Michel. En effet, un même produit peut avoir différents noms commerciaux. Sur le site de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), l’on peut d’ailleurs trouver le produit de référence, avec ses différents noms commerciaux. Cette pratique existe dans de nombreux domaines de la vie de tous les jours. En tant qu’organisation professionnelle, Phyteis est soumise au respect des règles de concurrence et n’intervient pas dans la politique commerciale de ses adhérents.

M. Yves Picquet. Le cadre d’homologation évolue sans cesse, ce qui est une très bonne chose. La science évolue et les exigences sont de plus en plus importantes, mais cela a un coût. Nous estimons que la sortie d’un nouveau produit coûte environ 250 millions d’euros. Cela explique que le pipeline d’innovations est moins fourni qu’il ne l’a été.

Toutefois la recherche continue, et je peux vous assurer que nos membres viendront avec de nouveaux produits, mais les exigences font qu’il y aura moins de produits qui arriveront. Cela pose d’ailleurs le problème des usages orphelins. Peu de pays ont un nombre de cultures représentées aussi important que la France. L’on entend parfois que c’est en France qu’il y a le plus de molécules. Cela est vrai, mais cela s’explique par le fait que nous avons le plus d’usages différents à défendre et protéger. À l’hectare, nous sommes tout à fait dans la moyenne européenne.

M. Philippe Michel. Le règlement (CE) n° 1107/2009 portant sur la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques a été modifié neuf fois depuis son adoption en 2009. Cela montre que la réglementation évolue et s’adapte au gré des progrès scientifiques.

Selon le rapport de 2019 du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), 38 % des usages sont non-pourvus. Comment allons-nous réussir à trouver des solutions alternatives pour que la situation des usages non-pourvus ne se dégrade pas à l’avenir et s’améliore ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Les usages non-pourvus renvoient à des maladies pour lesquelles nous n’avons pas de solution. Comment ce chiffre évolue-t-il ? À combien se montait-il il y a dix ans ?

M. Philippe Michel. C’est tout l’objet du futur plan Écophyto 2030. Il y a toujours eu des usages mal pourvus ou non-pourvus. À notre connaissance, les usages non-pourvus ont tendance à progresser, parce qu’il y a de moins en moins de substances actives disponibles. L’objet du plan Écophyto est de travailler à trouver des solutions pouvant combler la perte de substances conventionnelles. Une fois qu’une molécule est réautorisée au niveau européen, les produits doivent l’être tous les dix ans. Des restrictions d’emploi de la matière active peuvent alors survenir.

M. Éric Martineau (Dem). L’agriculture française est très diversifiée et occupe une grande part de notre territoire, mais la France et l’Europe ne sont pas le centre du monde. Les multinationales que vous représentez peuvent-elles se détourner du marché français ou du marché européen parce que l’on souhaite atteindre les objectifs du plan Écophyto ? Ne serait-il pas plus simple pour elles de s’orienter vers des pays où les restrictions sont moins nombreuses ?

Parfois, certains produits sont arrêtés, non parce qu’ils sont dangereux mais parce que le marché n’existe pas. Le remplacement est-il toujours réalisé ?

Les premières personnes impactées par les pesticides sont les utilisateurs, les agriculteurs. Un produit liquide est moins dangereux qu’un produit en poudre, qui peut se disperser. Les formulations des produits connaissent des évolutions, mais certaines poudres posent question, en bio comme en non-bio.

M. Yves Picquet. Nous sommes là pour toutes les agricultures. La France reste et restera un marché très important pour nos sociétés. Sa diversité nous permet de tester toute notre gamme de produits dans un environnement que nous connaissons très bien. Pour connaître le succès, il convient de proposer une solution dès qu’une interdiction est formulée, de respecter le pas de temps de la recherche, d’avoir une stabilité réglementaire et d’être ouvert aux nouvelles technologiques. Il importe de pousser les partenariats public-privé, et également de développer les compétences pour pouvoir déployer les innovations sur le terrain.

Les études de réhomologation coûtent très cher. Quand nous sommes certains qu’un produit ne sera pas accepté, nous ne réalisons pas d’études. Il serait intéressant, pour les petites cultures, que l’on puisse limer les différences zonales au sein de l’Europe, afin d’éviter des impasses pour nos agriculteurs. Je ne parle pas que de phytopharmacie, mais également de l’usage de drones, par exemple.

M. Julien Durand-Réville. Les utilisateurs sont les personnes à qui il faut faire le plus attention, puisque ce sont eux qui sont exposés à des produits concentrés. Il est naturel que l’innovation et la prévention fassent d’eux une priorité.

Un travail important sur les solvants a été réalisé de manière transversale pour réduire les profils des produits. Plus récemment, un travail a été mené sur les poudres. Aujourd’hui, de plus en plus de formulations solides prennent la forme de micro-granulés, ce qui empêche la levée de poussières. Un travail est aussi en cours sur les liquides.

Plus largement, nous travaillons sur la protection des utilisateurs. Phyteis participe à un certain nombre de programmes de prévention et propose des outils. La France est l’un des seuls pays dans lesquels l’ensemble des préventeurs travaillent main dans la main pour réduire le risque chimique en agriculture. Les différents acteurs mettent au point des programmes de prévention communs, afin que l’agriculteur reçoive le même message des différentes parties prenantes. Des travaux intéressants ont été réalisés avec des outils de communication assez innovants (escape game, web-série).

M. Dominique Potier, rapporteur. « Pas de retrait sans solution » est un slogan, mais de fait, ce sont les retraits qui génèrent les solutions. Vous êtes un acteur majeur de la recherche de ces solutions. Si vous devez arbitrer entre une vieille molécule que vous pouvez continuer à amortir et une solution moins profitable, qu’est-ce qui vous ferait arbitrer en faveur de la solution moins profitable ? Il me semble que votre arbitrage, de fait, ne s’opère pas en faveur du moindre impact, mais se fait naturellement au regard de la profitabilité des différentes solutions. Comment Bayer résonne-t-il, par exemple ?

M. Yves Picquet. Je suis ici en ma qualité de président de Phyteis. Je ne vous parlerai pas d’une société en particulier. Nous nous inscrivons dans une dynamique de diminution de l’impact. La recherche de nouvelles molécules est constante. Les bioagresseurs ne sont pas figés. Il faut toujours avancer dans la recherche pour pouvoir répondre aux problèmes qui surgissent face à nous.

Vous me demandez si nos sociétés mettent d’un côté la profitabilité, de l’autre la santé. Je m’insurge. La santé passe d’abord.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle est la santé du secteur de la phytopharmacie en termes de croissance et de profit ?

M. Yves Picquet. Le Covid-19 a fait monter les stocks une année, avant de les faire baisser l’année suivante. Nous avons diminué de 45 % les tonnages. Nous arrivons plus ou moins à ce que nous savons faire pour préserver le minimum. Si nous voulons continuer à avancer, il va nous falloir travailler sur les techniques d’équipement et sur les nouveaux produits.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’en est-il du chiffre d’affaires en France ? Comment a-t-il évolué ces dernières années ? Quel est le niveau de profit réalisé en France ?

M. Philippe Michel. Le chiffre d’affaires était de 2,5 milliards en France en 2022. Les années précédentes, il se situait entre 2,1 et 2,2 milliards. Sur plusieurs années, il se situe autour de 2 milliards. Pour des raisons de concurrence, l’information demandée sur la profitabilité des entreprises n’est pas disponible chez Phyteis.

M. Yves Picquet. Des rapports sont disponibles sur Internet. La plupart de nos sociétés étant cotées en bourse, ces informations sont publiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment 2022 a-t-elle pu être une année d’augmentation du chiffre d’affaires alors que le gouvernement avait annoncé une baisse des QSA ? Les produits ont-ils été vendus plus cher ?

M. Yves Picquet. Les prix sont la dernière chose dont nous parlerions chez Phyteis.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec un budget de 4 millions d’euros, Phyteis dispose d’une intelligence économique et a les moyens de se procurer un certain nombre d’informations. En dehors du loyer et des salaires, à quoi correspond l’essentiel de vos dépenses ?

M. Philippe Michel. Il correspond à un certain nombre de projets.

M. Julien Durand-Réville. Il s’agit de différents projets pilotes sur l’environnement, la santé, ainsi que de la mise en place de groupes de travail et d’action sur le digital, la bioprotection, les biotechnologies. Par rapport à d’autres interprofessions, notre répartition projets-structure est satisfaisante.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si je comprends bien, vous avez une petite équipe salariée, et vous payez des prestataires qui mènent des projets, des actions ?

M. Yves Picquet. Je pense que vous vous méprenez sur la taille des actions de Phyteis. Vous essayez de montrer que nous sommes tentaculaires, mais nous sommes dix, et nous avons un budget limité, dont nous vous fournirons le détail après cette audition. L’un de nos credo est que l’activité doit être rémunératrice pour les agriculteurs. Pour cela, les entreprises doivent être performantes. Nous y contribuons.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour l’effort de transparence auquel vous vous engagez sur votre budget. Il s’agit d’une information importante.

Je voudrais évoquer l’intrication du domaine de la semence et de celui de la phytopharmacie. Vous vous présentez pour la plupart comme à même de proposer un panel de solutions intégrées. Dès lors, vous aurez à gérer des choix d’orientation de semences et de solutions phytopharmaceutiques combinées. Cette concentration capitalistique ne concourt-elle pas à réduire le champ des solutions, à créer des dépendances, avec des solutions fermées ?

Il existe un débat sur la persistance du certificat d’obtention végétale (COV) par opposition aux brevets. Phyteis a-t-elle une position claire pour défendre l’école française du COV par rapport aux brevets ?

Admettez-vous que les phénomènes de concentration peuvent réduire le champ de l’autonomie et des recherches de solutions ?

M. Yves Picquet. Dans la transition écologique, le pilier « biotechnologie, sélection » est très important. Ce n’est un secret pour personne : c’est pour cela que certaines grandes sociétés se sont dirigées vers la semence.

Phyteis n’a pas à prendre position sur les nouvelles techniques génomiques (NGT). C’est l’Union française des semenciers (UFS) qui le fait. Il faut comprendre que la concurrence est rude sur notre marché, que ce soit en semences, en produits de biocontrôle, en digital ou en phytopharmacie. Cela est très sain. La concurrence favorise l’émulation et invite au dépassement.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie de vous être prêtés à l’exercice d’examen critique de cette commission d’enquête.

Puis, la commission procède à l’audition de Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre, co-présidents de la tête de réseaux associatifs de développement agricole et rural (Trame)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de la Trame. Je suis heureux d’accueillir monsieur Francis Claudepierre, madame Pascale Croc et monsieur Éric Charbonnier. La Trame occupe un poste d’observateur privilégié sur la conduite des politiques publiques de transformation et de transition écologique. Vous êtes aussi un acteur de premier plan pour l’accompagnement des agriculteurs.

Il est important pour nous de comprendre comment vous avez vécu la mise en place des plans Écophyto et leur conduite. Comment interprétez-vous le fait que les objectifs n’aient pas été atteints ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Charbonnier, Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre prêtent serment.)

Mme Pascale Croc, co-présidente de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Nous vous remercions de nous inviter à témoigner de l’expérience de Trame en matière de transition. Il s’agit notamment de limiter l’impact des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. J’insiste sur cette mise en contexte puisque Trame accompagne grâce à une approche globale et systémique qui évite les analyses cloisonnées. Elle aide à sortir des cadres et des croyances qui empêchent la transition.

Il est fondamental de considérer les transitions pour utiliser tous les leviers du changement, lever les freins, transformer les menaces en opportunités et s’appuyer sur ses forces sans négliger ses faiblesses. Ces transitions sont humaines, économiques et agro‑écologiques. Ce sont ces trois piliers qu’il faut garder à l’équilibre lors de chaque changement afin de préserver l’avenir.

S’il est une transition centrale au cœur de nos systèmes complexes, c’est bien l’humain et sa capacité à s’organiser. Il faut penser avant d’agir et le faire en utilisant des outils. De nombreuses solutions techniques existent pour réduire les produits phytosanitaires et leurs impacts. Il s’agit de faire progresser la posture de chacun afin de développer sa volonté de chercher, d’essayer, de se tromper et d’insister. En sachant que c’est plus facile à plusieurs. Tout l’objet du travail de Trame est d’accompagner les collectifs et les dynamiques collectives.

Francis Claudepierre et moi-même souhaitions évoquer l’expérience de nos fermes respectives tandis que notre directeur souhaitait vous faire part de son regard d’accompagnateur professionnel et d’observateur. Nous souhaitions nous relayer, mais je ne sais pas comment nos interventions peuvent s’articuler dans le temps qui nous est imparti.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que vous aurez l’occasion de témoigner. Il est important pour nous de comprendre votre interprétation de la possibilité d’une transformation. La preuve est faite que les objectifs peuvent être atteints. Mais l’on n’arrive pas à massifier, cela ne prend pas. 

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Nous avons déjà reçu les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) sous l’angle du machinisme, qui ont mis en valeur la dynamique coopérative. Nous souhaitions également inviter les centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), mais ceux-ci ont tardé à répondre à notre appel. Nous allons leur demander de nous transmettre une contribution écrite ainsi que des documents qui témoignent de leur engagement en faveur de la transition agro-écologique. En sachant qu’il s’agit d’un réseau très proche du vôtre, qui partage vos valeurs et vos méthodes. Par conséquent, vous portez ce matin toutes les dynamiques de groupe.

Il s’agit pour nous de voir aujourd’hui en quoi des agriculteurs qui sont réunis en collectif sont mieux armés en termes de prise de risques face aux changements propres à l’agro‑écologie, et notamment face à la diminution attendue de l’usage de la phytopharmacie. C’est vraiment ce sujet-là qui nous intéresse. Vous pourrez bien évidemment nous faire part de votre histoire et de vos valeurs, mais je pense que nous en avons ici une certaine connaissance. Nous avons de l’estime et de la considération pour ce que vous faites.

La question est vraiment celle de l’agro-écologie, qui ne passe pas par une entreprise seule ou un paysan isolé, mais par un territoire, des collectifs et un dialogue qui s’organise avec la société. Je le dis parce que nous avions porté une proposition de loi, bâtie avec les Cuma, les Civam et vous-mêmes. On rappelait que cet objet politique qu’est l’agriculture de groupe n’avait pas de définition juridique, mais qu’il remplissait des services d’intérêt général très importants dans notre société, notamment pour dialoguer avec les ruraux et le reste de la société civile.

Il s’agit d’entraîner le monde paysan ; et ce, de manière solidaire. Vous êtes l’antidote à l’individualisme et à tout ce qu’il peut y avoir de désespérant. Vos témoignages personnels sont importants, mais il faut qu’ils illustrent des dynamiques de changement qui produisent des effets dans l’accompagnement de l’orientation publique consistant à diminuer les pesticides de 50 %. Vous n’avez pas à rendre compte de résultats, mais à témoigner de cette force des collectifs. Au-delà de Trame, il s’agit de se demander si l’État a intérêt à miser sur des collectifs d’agriculteurs ou s’il doit plutôt s’adresser à des entreprises individuelles. Cette question sous-jacente doit nous aider à formuler des préconisations. Que peut-on dire sur ce sujet ?

Mme Pascale Croc. Nous allons vous répondre à tour de rôle avec nos exemples respectifs. Tout l’intérêt de notre propos introductif était d’insister sur la partie humaine. C’est là l’intérêt des collectifs. En participant à des dynamiques collectives, on envisage des solutions et on repousse ses limites personnelles ainsi que les limites techniques. Nous avons pu constater qu’il n’y a pas de progrès en matière de modes de production s’il n’y a pas d’échanges entre des personnes du terrain et des accompagnateurs. Nous insistons donc sur l’accompagnement de ces groupes.

Quant à savoir s’il faut s’adresser à des individus ou des collectifs, il s’agit en fait de s’adresser à des individus en collectif. Et ce, dans le cadre d’une dynamique collective, et pas forcément en collectif formé. En sachant que les dynamiques collectives peuvent s’incarner au-delà des collectifs structurés qui peuvent exister partout en France. C’est vraiment l’évolution que nous pouvons percevoir au sein de Trame. Il s’agit de s’attacher et d’accompagner les dynamiques collectives, plutôt que les seuls collectifs. Finalement, on touche des individus qui prennent des décisions quant à l’évolution de leur système.

M. Francis Claudepierre, co-président de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Vous voulez savoir pourquoi la politique de réduction des produits phytosanitaires n’a pas fonctionné. Il est tout de même bien plus compliqué de faire la transition en agro-écologie, comme toutes les autres transitions, que de continuer l’agriculture qu’on a connue depuis quarante ans. Les plans d’épandage sont bien plus compliqués à gérer. Et l’on est davantage montré du doigt lorsqu’on épand du compost ou des matières organiques, tout simplement parce que cela se voit plus.

Tout cela ajoute des difficultés à la transition que nous avons choisi de faire. En sachant que ça reste un choix aujourd’hui. Pour progresser dans le choix des transitions, ça se fait beaucoup mieux à plusieurs que tout seul dans son coin. Ceux qui le font seuls sont montrés du doigt comme des agriculteurs un peu différents, y compris par les gens qui sont sensibles aux questions environnementales. Si on n’associe pas les riverains, les voisins, les collaborateurs et, plus largement, tous les gens avec lesquels on vit, si le projet n’est pas partagé, il est d’autant plus difficile à porter.

C’est la raison pour laquelle les jeunes que je vois dans les lycées agricoles ne sont pas partis pour faire des transitions. Il est plus simple pour eux d’envisager les décisions de travail dans quelque chose de tracé et de connu. Aujourd’hui, la transition est volontaire, et non obligatoire. Il faut reconnaître qu’elle n’est pas très incitative. On n’est pas soutenu par les consommateurs. Nous sommes passés en bio il y a vingt ans. Seules 40 % de nos productions sont valorisées en bio à ce jour. Le reste a été déclassé parce qu’il n’y a pas de marché. C’est difficile à vivre lorsqu’on croit en l’avenir de l’agriculture avec les pratiques que nous avons mises en œuvre.

Néanmoins, tout n’est pas si noir. À titre personnel, je voyage beaucoup. Je traverse la France. À bord du train, on a le temps de regarder les champs qui nous entourent. Je vois malgré tout que des pratiques agronomiques se mettent en place. C’est encourageant. Pour autant, la grande dynamique que nous attendons n’est pas encore là. Il s’agit d’éviter que les pionniers ou les visionnaires qui se lancent dans les transitions soient mis à l’index. Ils doivent au contraire être valorisés dans leur démarche, et pas uniquement sur le plan économique.

M. Éric Charbonnier, directeur de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Il est vrai que la Trame porte la dynamique des collectifs et du développement collectif en agriculture. Nous avons eu l’occasion d’animer des projets avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les instituts de recherche et des écoles d’ingénieurs. Ces projets ont mis en lumière l’intérêt du collectif et la manière dont le collectif d’agriculteurs permet d’accélérer les transitions agro-écologiques.

Nous avons notamment rédigé un document sur les parcours des pionniers qui sont dans les transitions et la manière dont ces gens visionnaires le font en lien avec des collectifs et dans le cadre de dynamiques collectives. Je pense notamment à des groupes tels que les groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE), les groupes d’étude et de développement agricole (Geda) et les Civam, mais il y a aussi des dynamiques de territoire qui accélèrent le mouvement et le changement en s’appuyant sur le collectif comme lieu d’information et de sécurisation. Le collectif est aussi un lieu d’apprentissage.

Les changements de pratiques qu’on demande aujourd’hui aux agriculteurs constituent un véritable changement de paradigme par rapport à deux ou trois générations d’agriculture intensive, laquelle ne fonctionnait pas du tout avec les mêmes leviers en termes de développement. Il y a des changements profonds à mener, y compris en termes de croyances et de valeurs sur la manière dont on cultive, dont on nourrit les sols et dont on fait de l’élevage. Ces changements-là ne se font pas du jour au lendemain. Il est nécessaire d’avoir un accompagnement fort et une sécurisation, ce que le groupe permet.

Nous avons expérimenté avec l’Inrae ce qu’on a appelé des collectifs d’organisations apprenantes. Il s’agit de lieux dans lesquels les agriculteurs peuvent se retrouver pour échanger sur leurs difficultés, sécuriser leurs changements de pratiques et apprendre des autres : des intervenants, des experts, etc. On se rend compte que ces agriculteurs-là procèdent aux changements plus rapidement.

Pourquoi est-ce que ça n’a pas été aussi rapide qu’on l’imaginait ? Pourquoi est-ce que les changements de pratiques ne sont toujours pas à la hauteur de ce qu’on attendait ? Il s’agit de changements profonds qui demandent du temps. On parle beaucoup des agriculteurs, mais il faut également que les accompagnateurs soient formés.

À titre personnel, en tant qu’accompagnateur et formateur, j’ai participé aux formations Écophyto qui ont été rendues obligatoires pour les conseillers il y a une dizaine d’années. Il s’agissait de formations de cinq jours, dont quatre jours et demi de technique et une demi-journée avec un apport sociologique sur la posture et la manière d’aider des agriculteurs à changer de pratiques. Force était de constater que les conseillers auraient dû passer beaucoup plus de temps sur cet aspect des choses qui n’était étudié que pendant une demi-journée.

Ils ont tous l’expertise technique. En revanche, il leur manque des connaissances en termes de compréhension des mécanismes humains qui font que les agriculteurs vont pouvoir évoluer vers un changement de pratiques. Or, les conseillers ne sont pas formés sur ce point, alors que ce sont eux les acteurs principaux du changement. Il y a donc un manque en la matière. Nous participons à ce changement-là, mais notre spectre d’action est limité par rapport aux chambres d’agriculture et aux instituts techniques. Il est donc nécessaire d’agir sur cet angle mort. 

J’ajoute que l’Inrae travaille actuellement avec nous pour la publication d’un article sur la notion de diagnostic sociotechnique. C’est une manière de regarder la pratique du changement, en se focalisant non pas sur l’agriculture et sa ferme, mais plutôt sur le territoire. Quels sont les freins aux différents endroits et pour les différents acteurs qui bloquent l’évolution des pratiques ? Ils peuvent se situer non pas dans la ferme, mais au sein du territoire : un manque d’expertise locale, de fournisseurs, de débouchés, etc. Il est important de prendre en compte ces aspects-là, qui montrent que la transition agro-écologique et la diminution des produits phytosanitaires ne dépendent pas uniquement des agriculteurs. Elles dépendent en fait de tout un appareil qui est beaucoup plus vaste et complexe.

Mme Pascale Croc. Je voudrais insister sur l’idée de sécurisation, à la fois sur les plans économique et humain. Changer de pratiques, notamment en utilisant moins de produits phytosanitaires ou en utilisant des produits ayant un impact moindre sur la santé et l’environnement, constitue la plupart du temps une mise en insécurité du modèle économique si on n’a pas la valorisation adéquate au bout. C’est aussi une mise en difficulté des agriculteurs et de leurs collaborateurs. Cette insécurité constitue un frein important. L’intérêt de l’accompagnement – qui ne peut pas résoudre tous les problèmes, notamment économiques – est de montrer comment on peut trouver des solutions différentes sans se mettre en insécurité.

En réalité, le frein essentiel au changement est la peur. Ils craignent notamment de perdre leur ferme, leur emploi, d’avoir trop de travail ou un travail trop physique. Ce sont des réalités très concrètes qui font que tous les acteurs ont tendance à ne voir que le danger. En se mettant en lien permanent avec d’autres, qui sont peut-être plus frondeurs ou visionnaires, on peut constater leurs réussites. Cela peut encourager à tester autre chose sur son exploitation. 

M. Francis Claudepierre. En ce qui concerne les collaborateurs, le nombre de salariés dans les exploitations a presque dépassé le nombre d’exploitants ces derniers temps. C’est autant de personnes qu’il faut qu’on emmène avec nous dans les transitions. Beaucoup de gens ont besoin d’être formés, informés et accompagnés. Même s’ils ne sont pas au même niveau de décision dans les fermes, ils y participent tout de même et ont de l’influence.

Trame héberge l’association des salariés agricoles de France. Il est dramatique de constater le peu de moyens dont dispose cette association. Elle ne fonctionne que par les cotisations des salariés eux-mêmes. C’est aujourd’hui un levier qui n’est pas utilisé pour faire changer les pratiques dans les fermes. Les collaborateurs sont nos partenaires. On aimerait souvent qu’ils s’engagent un peu plus. On doit se convaincre mutuellement pour changer de pratiques, mais on ne peut pas le faire sans eux ni contre eux. Cela représente beaucoup de monde aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec vos propos, vous entrez dans un chapitre du travail de la commission d’enquête qui porte sur le continuum recherche-développement. Vous avez évoqué les freins au changement et la question de l’insécurité. Les accompagnateurs ne sont pas forcément formés à la sociologie rurale ou à celle des organisations. Ce sont des techniciens, mais pas forcément des animateurs. Parmi les principaux opérateurs, il y a aujourd’hui les chambres d’agriculture. Font-elles globalement le choix de miser sur des collectifs paysans pour faire valoir les transitions et les changements de pratiques ou sont-elles davantage sur du conseil individuel ? Y a-t-il des stratégies affirmées parmi celles que vous voyez à l’œuvre aujourd’hui ?

M. Francis Claudepierre. Je dirais que ça dépend des départements. Il y a une gestion régionale et une histoire locale. Je ne pense pas qu’il y ait une doctrine venant d’en haut pour ne faire désormais que du conseil individuel. Certains départements s’orientent davantage vers le conseil et d’autres vers le collectif.

Mme Pascale Croc. Au sein de mon département, la dimension collective est liée à la dynamique Écophyto. Dans le cadre des groupes Dephy, je suis en bio et je travaille avec des collègues en conventionnel. Nous faisons avancer la question de la production en groupe. Pour le reste, c’est de l’accompagnement individuel. C’est la seule dynamique collective issue de la chambre d’agriculture que je connaisse.

M. Éric Charbonnier. J’irai dans le même sens, mais en apportant toutefois une nuance. Aujourd’hui, je pense que Chambre d’agriculture France prône plutôt le conseil individuel. Et ce, même si ça se traduit par des dynamiques diverses dans les départements et les régions. Avec le projet agro-écologique pour la France, la dynamique des GIEE a été très longue à se mettre en place. Je pense que c’est lié à des freins institutionnels. Si la dynamique avait été mieux anticipée au sein des chambres d’agriculture, il y aurait certainement plus de GIEE aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. En fait, c’est un peu la question de la poule et de l’œuf. Les chambres d’agriculture n’ont peut-être pas misé sur les collectifs en dehors de ce qui est prévu dans Écophyto au niveau national, avec le réseau des fermes Dephy. Par ailleurs, le monde paysan s’est lui-même individualisé.

Dans tous les débats sur la séparation du conseil et de la vente, il y a la question du conseil stratégique. On réunit plusieurs personnes dans la salle, mais ça ne constitue pas un groupe. On voit aujourd’hui se positionner sur ce conseil des opérateurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’agronomie. Je pense notamment aux centres de gestion. Cette balkanisation du conseil stratégique, ajoutée à la fausse séparation du conseil spécifique et de la vente, ne constituent-elles pas finalement un frein structurel à des dynamiques collectives dans les territoires ?

M. Francis Claudepierre. Ça l’a effectivement fragmenté.

Mme Pascale Croc. D’après ce que j’entends de la part de collègues qui sont concernés par le conseil stratégique – ce n’est pas le cas de ceux qui sont en bio – le conseil stratégique est avant tout perçu comme une occasion supplémentaire de leur faire payer un service. Ils en ont la plupart du temps une lecture faussée. Ils imaginent que c’est un service qu’on souhaite leur vendre alors qu’il s’agit d’une injonction en vertu de la loi, d’une dynamique globale. Ils me disent même que j’ai de la chance de ne pas être concernée par ce conseil stratégique.

M. Dominique Potier, rapporteur. On serait actuellement à 5 % d’agriculteurs qui ont bénéficié de ce conseil stratégique, bien loin de l’esprit de ce qui avait été voté au Parlement dans le cadre de la loi Egalim en 2018. Par conséquent, le délai pour avoir bénéficié de ce conseil stratégique en vue du renouvellement du certiphyto va être prolongé. Ce conseil a été mal perçu et mal proposé. Nous ne pouvons que constater l’échec massif d’une politique publique qui aurait pu contribuer, malgré ses défauts et ses insuffisances, à une prise de conscience de l’urgence de diminuer les produits phytosanitaires. 

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je souhaitais vous interroger sur les formations que vous dispensez et qui sont destinées au monde agricole et rural. Monsieur Claudepierre a évoqué tout à l’heure le manque d’accompagnement à la prise de risques chez les jeunes au sein des lycées agricoles. Quelle part représente la formation dispensée pour une agriculture moins consommatrice en produits phytosanitaires ? Ressentez-vous à cet égard une forte volonté de formation dans le monde agricole ?

Depuis cette année, dans mon département du Finistère, le choix a été fait d’arrêter le subventionnement du réseau Civam. Ce financement a, depuis lors, été repris par l’échelon régional. Ça démontre qu’il faut également de la volonté politique. C’est un choix politique que d’accompagner ce type de réseaux. Comment faut-il selon vous travailler avec les collectivités locales pour accompagner les transitions dans le bon sens ?   

M. Éric Charbonnier. À notre niveau, nous proposons des formations aux groupes d’agriculteurs : Civam, Geda, etc. Depuis quelques années, nous cherchons prioritairement à former les conseillers afin d’obtenir un effet démultiplicateur plus important. Notre limite est la volonté des institutions à former leurs agents dans cette transition. Ce n’est pas forcément une priorité dans les plans de développement et de formation des organisations.

Du côté des agriculteurs, il me paraîtrait exagéré de parler d’une forte volonté pour aller vers ce type de formations. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une préoccupation majeure aujourd’hui. Le marché actuel n’encourage pas forcément une agriculture plus saine et plus respectueuse de l’environnement.

Mme Pascale Croc. En ce qui concerne la cohabitation avec les chambres d’agriculture, nous ne faisons pas le même métier. Une complémentarité est donc possible dans les territoires. Notre cœur de métier, c’est vraiment d’accompagner les dynamiques collectives. En l’occurrence, ces dernières sont hétérogènes. C’est la raison pour laquelle nous sommes plutôt dans une logique de coopération avec les chambres.

Pour autant, ça dépend des territoires, des histoires et des personnes. Si certains au sein de nos réseaux ont déjà l’habitude de travailler avec certains interlocuteurs des chambres, cela permet d’avancer plus facilement. Cependant, il existe des secteurs où les structures s’ignorent. Au mieux, elles se respectent, mais sans collaboration supplémentaire. C’est vraiment au cas par cas, selon le contexte local. 

M. Francis Claudepierre. Dans certaines régions, les chambres d’agriculture nous donnent du travail et nous sollicitent sur des actions pour lesquelles elles n’ont pas les ressources nécessaires. Je pense en particulier aux actions que nous menons en agro-écologie et en relations humaines au travail, surtout dans le cadre de la transition alimentaire dans les territoires avec le soutien des magasins de producteurs.

M. Éric Charbonnier. Au niveau national, on est tout de même dans un système de développement agricole qui ne favorise pas le financement des organisations nationales à vocation agricole et rurale (Onvar), dont les Civam, les Cuma et Trame font partie. 19 organisations ont pour spécificité de travailler avec des collectifs. Et ce, dans un mouvement de développement ascendant. Il s’agit vraiment d’être à l’écoute des besoins et des problématiques que les producteurs rencontrent. Aujourd’hui, ces organisations sont peu soutenues au niveau national par rapport aux autres organisations de développement. Par conséquent, ça ne favorise pas le maintien des collaborations ou des coopérations dans certains départements ou dans certaines régions. 

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Il y a effectivement un besoin d’aide à la transition vers l’agro-écologie, d’accompagnement humain. Par ailleurs, les paysans ont besoin d’être sécurisés financièrement. Il existe des aides financières pour permettre aux agriculteurs de planter des haies, par exemple. En revanche, comment réussir à maintenir ce qui existe déjà ? Je pense notamment à la suppression des aides au maintien de l’agriculture biologique. Je pense qu’il faut des aides à l’accompagnement et des aides au maintien. En faisant perdurer ce qui existe déjà, on montre que cela fonctionne.

Mme Pascale Croc. Il peut y avoir des aides ponctuelles, mais c’est surtout les aides structurelles qui sont utiles. Et ce, que ce soit à titre individuel ou collectif. Cela rejoint nos propos de tout à l’heure, sur le besoin d’une approche systémique. Pour résoudre la question de l’impact des produits phytosanitaires sur l’environnement et la santé, on ne peut pas se contenter de changer de produit dans la cuve du pulvérisateur ou d’en éliminer certains. 

Il est important de prendre de la hauteur afin de soutenir financièrement et humainement, plutôt que de saupoudrer les aides ici et là. Certaines aides sont très artificielles. Une collègue me disait par exemple qu’elle avait bénéficié d’une aide pour se débarrasser des taupes ! Certaines aides ponctuelles et très ciblées peuvent être stériles tandis que d’autres sont au contraire indispensables. Il s’agit plutôt de renforcer les aides structurelles qui incitent à avoir une approche globale de la ferme et de toutes les transitions à mener.

J’évoquais tout à l’heure l’équilibre à trouver entre l’humain, la dimension économique et l’agro-écologie au sens large du terme afin de préserver l’environnement. Si on ne s’attache qu’à un seul de ces piliers, on reste sur des aides très ponctuelles et conjoncturelles. On prend alors le risque de déséquilibrer tout le reste, avec des effets peu probants.

M. Francis Claudepierre. Les aides au maintien sont toujours mieux que rien. Pour autant, on aimerait avoir davantage le soutien des consommateurs, et notamment de la restauration collective publique. Elle n’achète toujours pas bio alors que ces produits permettent de préserver l’environnement. Ce serait encourageant pour les producteurs.

M. Éric Charbonnier. Je voudrais décrire l’incohérence que vivent les agriculteurs aujourd’hui. Je fais partie du groupement d’intérêt scientifique (GIS) relance agronomique, où l’on travaille sur les questions de changement climatique. Un agriculteur du réseau Civam témoignait récemment sur sa ferme, qui est exemplaire en termes d’utilisation de produits phytosanitaires. Je précise qu’il est tout en bio. Il est également exemplaire pour ce qui concerne le changement climatique et le respect de l’environnement. Il a conclu son témoignage en disant : « Ma menace principale aujourd’hui, ce n’est pas le changement climatique, mais plutôt le marché ». Il y a en effet un problème de marché aujourd’hui : les systèmes vertueux ne sont structurellement pas rémunérés.

Mme Pascale Croc. J’insiste sur l’hétérogénéité en fonction des régions. Je viens de Nouvelle-Aquitaine, où l’aide au maintien bio a été maintenue. C’est le fruit d’un travail de longue haleine de mon réseau, cercle d’échange avec les collectivités, depuis 2008-2009, qui a permis de mettre en place des réformes. Ces réformes portent notamment sur les acheteurs, qui savent désormais rédiger des marchés publics et les allotir, ce qui fait que les marchés nous sont accessibles. La situation est donc très hétérogène en France ; cela repose largement sur les convictions de personnes, qui sont susceptibles d’en entraîner d’autres.

M. Francis Claudepierre. Je tiens à rappeler que les premières victimes des produits phytosanitaires sont les agriculteurs eux-mêmes. J’ai travaillé en Cuma toute ma vie. Nous étions onze et cinq sont décédés du cancer avant l’âge de 65 ans. Cela fait beaucoup ! 

M. le président Frédéric Descrozaille. C’est dramatique ! A-t-il été reconnu que ces cinq cancers étaient liés à l’utilisation de produits phytosanitaires ?

M. Francis Claudepierre. Je n’en ai pas la preuve, d’autant que ces personnes fumaient. Il s’agissait, pour être plus précis, de trois cas de sclérose en plaques et de deux lymphomes. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle j’ai pris la décision de passer en bio. Je tenais à préserver ma santé, quitte à gagner moins. Force est de constater que, vingt ans après, je gagne autant et je suis en bonne santé.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je voudrais revenir sur la peur qui empêche les transitions. Nous cherchons à massifier la transition aujourd’hui. Lors de nos auditions, nous avons entendu des arguments très forts quant aux craintes économiques et agronomiques qui encouragent le statu quo. Quels arguments d’une force similaire utilisez-vous pour convaincre et sécuriser les gens qui souhaitent aller vers ces transitions ?

Mme Pascale Croc. À titre personnel, je mets toujours en avant la notion de défi. Il s’agit donc de retrouver le goût du défi. Un agriculteur est un chef d’entreprise. Il a fait le choix d’avoir un projet sur un territoire avec des productions données. Cette logique de défi était très différente il y a quelques dizaines d’années. Il s’agissait alors de nourrir, quels que soit les moyens pour y parvenir. Quitte à vous désarçonner, je pense qu’il faut voir ces défis-là de manière ludique afin de vaincre les peurs et les échecs potentiels. Il faut se lancer dans des dynamiques collectives qui s’amusent à relever ces défis, de façon à créer une émulation.

On peut tout à fait avoir des craintes. Il faut sortir des injonctions, des interdictions et des obligations, pour s’inscrire dans une logique de quête de sens et d’adhésion. Pour emmener nos collaborateurs dans cette voie, il faut avoir des projets et donner des perspectives claires à tous ceux qui investissent leur temps et leur énergie dans les fermes. Il faut aussi emmener les agriculteurs, qui sont les mieux à même de prendre des décisions de fond. 

J’insiste sur le fait que se lancer des défis de manière collective permet de déconstruire les peurs. On peut se répartir les rôles dans le cadre d’une dynamique collective. Étant donné que je suis en bio, je suis parvenue à ne plus utiliser de produits de synthèse. J’ai participé à un groupe mixte où je suis la seule en bio tandis que tous les autres sont en conventionnel. Leurs critiques me font progresser et je leur montre comment s’y prendre autrement.

M. Éric Martineau (RE). Dans votre introduction, vous avez parlé des causes de l’échec, en particulier de la peur du changement. L’agriculteur craint notamment de perdre sa ferme, son emploi, ou d’avoir plus de travail. L’exploitation est bien souvent le fruit d’une transmission, ce qui représente aussi une charge mentale. En revanche, je vous ai trouvé dur au sujet des jeunes. Dans certaines filières non bio, il est difficile de trouver des jeunes, justement parce qu’ils sont plutôt tournés vers d’autres moyens de produire.

Vous parliez d’approche systémique et de prise de hauteur. Au-delà des pesticides, le vrai sujet ne serait-il pas la rémunération des agriculteurs ? Il était tout à l’heure question du maintien des aides à l’agriculture biologique. Je tiens à préciser que je suis moi aussi agriculteur en bio. La vraie difficulté est actuellement celle de la rémunération. Je préférerais que les agriculteurs soient payés au prix juste plutôt que de percevoir des aides. Je ne suis pas contre les aides parce qu’on est toujours heureux de les toucher. Mais si l’on rémunérait les agriculteurs correctement, ils pourraient assumer la prise de risques, alors qu’aujourd’hui, il est tout de même très compliqué de changer de modèle de production.

Certaines filières sont organisées en groupements de producteurs ; c’est ce qu’on appelle des organisations de producteurs (OP). Je me demande s’il n’y a pas trop d’organismes qui conseillent : les chambres d’agriculture, les fermes expérimentales, le réseau Dephy, les associations, etc. Si l’on veut suivre les conseils de tout le monde, on s’y perd un peu, et l’on n’a plus le temps de produire…

M. Francis Claudepierre. C’est vrai. Ce que je disais sur les jeunes se réfère au cas de mon fils, qui n’osait pas dire au sein de son lycée agricole que nous étions en bio, de peur d’être mis à l’écart. J’aurais aimé qu’il soit fier de le dire. J’aimerais également que les jeunes qui s’installent aujourd’hui soient enthousiastes pour accomplir les transitions. En fait, c’est tellement compliqué qu’ils ont peur.

Il y a effectivement beaucoup d’offres de formation et de conseil. Par ailleurs, les consommateurs font face à une multitude de labels – d’ailleurs, je ne les connais pas tous, ils sont tellement nombreux que tout le monde s’y perd. Lors de mon installation dans les années 80, les choses étaient claires. Il fallait produire pour assurer le développement économique et démographique. Aujourd’hui, on doit produire de la qualité, mais c’est compliqué parce que ça part dans tous les sens. 

Mme Pascale Croc. Vous vous interrogez sur la question du revenu des agriculteurs. Je me demande pour ma part si la solution ne serait pas de s’interroger sur la valeur qu’on donne à l’alimentation. Si on revalorise l’alimentation en faisant en sorte qu’elle soit plus saine et plus locale, ça contribuera automatiquement à améliorer le revenu des agriculteurs. Mais cela dépasse largement la sphère agricole. Nous sommes tous responsables de nos actes d’achat et de nos choix de consommation.

M. Éric Charbonnier. Sur l’idée qu’il pourrait y avoir trop d’organisations, on peut toujours voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Je pense pour ma part que la diversité des appuis est un plus en France. En termes de développement agricole, on ne fait pas la même chose dans un Civam ou dans une chambre d’agriculture. La participation à un collectif relève en quelque sorte d’un choix politique. L’essentiel est que ce collectif nous aide à passer les transitions.

Même s’il y a beaucoup de monde qui s’occupe des agriculteurs, peu d’organismes se consacrent à l’accompagnement des transitions. Il y a une batterie de services et d’appuis qui sont distribués afin que toutes ces organisations survivent. Pour autant, il y aurait sans doute du tri à faire parmi les services, pour ne garder que ceux qui sont vraiment utiles.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai deux questions qui s’adressent à monsieur Claudepierre. Vous dites que votre fils n’était pas fier de votre production bio lors de ses études agricoles. J’aurais voulu savoir si c’était récent. Pour ma part, j’ai passé un BTS viticole en 2011 et j’ai plutôt remarqué l’inverse.

M. Francis Claudepierre. C’était en 2007-2008. Depuis lors, il s’est installé. Il n’est pas en bio, mais il n’utilise pas de pesticides.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il y a sans doute des évolutions qui vont plus vite dans certaines régions que dans d’autres. Par ailleurs, vous dites que vous rencontrez moins de difficultés en étant en bio aujourd’hui. C’est un peu en décalage avec ce qu’on entend par ailleurs. La filière bio est tout de même en difficulté. Pourriez-vous nous préciser comment vous réussissez à vous distinguer ?

M. Francis Claudepierre. Nous avons conduit une transition énergétique. Nous avons construit une unité de méthanisation en 2003, qui produit de l’électricité pour 900 foyers. Elle chauffe également douze maisons et une école intercommunale, dont elle a permis la construction. Ça a conforté le système agricole puisque notre élevage a pu se développer en étant fertilisé et autonome. On fait également du séchage en grange. C’est donc un projet global qui allie la transformation, la production de lait et d’énergie ainsi que la vente locale.

Pour autant, on n’a pas de visibilité sur l’avenir de l’électricité renouvelable. Aujourd’hui, je ne suis pas en mesure de dire à mes enfants s’ils pourront continuer au-delà de cinq à six ans. Ça tient au fait que l’électricité verte, injectée localement, flexible et stockable n’est pas valorisée dans le bouquet énergétique français. Dans le même temps, le gouvernement dit qu’il faut supprimer les chaudières à gaz, les voitures au fioul, développer les pompes à chaleur et les voitures électriques. On passe d’un usage fossile à un usage électrique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au-delà du projet de loi qui a été déposé pour reconnaître l’agriculture de groupe, nous avions mené ensemble une réflexion que je souhaite partager avec les membres de la commission. Nous avons mis beaucoup d’énergie sur l’optimisation fiscale et sociale dans l’agriculture, et beaucoup moins sur la compétitivité liée à la baisse de la capitalisation en machinisme et en intrants. Nous avons donc fait le choix de privilégier un type d’ingénierie par rapport à un autre et il s’agit d’en assumer la responsabilité. Vous contribuez à la compétitivité et à la baisse des coûts. Cette autre logique n’a bien évidemment pas les mêmes conséquences pour l’environnement et la société. Je vous remercie.

Enfin, la commission entend Mme Laurence Huc, toxicologue directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE).

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous allons maintenant procéder à une audition un peu particulière. Je remercie madame Laurence Huc d’avoir accepté notre invitation dans des délais assez courts. En principe, cette commission auditionne plusieurs des personnes morales, représentant tel institut de recherche, plutôt que tel ou tel chercheur intuitu personae. Mais, tout en étant directrice de recherche à l’Inrae et toxicologue, Mme Huc auditionnée à la demande de certains membres de cette commission. Avec monsieur le rapporteur, nous avons jugé cette audition opportune, car vos positions illustrent l’écart qui existe entre la toxicologie scientifique et la toxicologie réglementaire.

Nous avons abordé cette question au début de nos travaux. Il s’agit de la frontière entre ce qui est établi par la science en matière de connaissances et de probabilités et ce qui relève de la décision politique, notamment en application du principe de précaution. Je dois souligner que vous êtes parfois présentée comme porte-parole du collectif Scientifiques en rébellion. Vous nous direz si c’est encore le cas aujourd’hui.

Mme Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Non, pas vraiment.

M. le président Frédéric Descrozaille Je vais donc vous laisser la parole pour introduire le sujet. En raison des écarts de parcours, de formation et de connaissances entre les membres de cette commission, il importe de le faire avec énormément de rigueur et de précision, en éclairant bien ce qui relève de vos connaissances scientifiques et ce qui relève de vos convictions. Il importera de distinguer les liens de corrélation, les relations de cause à effet, et ce qui relève plus largement de l’application du principe de précaution. Il en va du bien-fondé des travaux de cette commission.

Je me dois de vous préciser que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenue de prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(Mme Laurence Huc prête serment.)

Mme Laurence Huc. Je suis présente aujourd’hui en tant que scientifique. Le cas du glyphosate a placé la controverse sur mes travaux. Je suis directrice de recherche à l’Inrae et je travaille depuis près de vingt ans sur la toxicité des molécules et l’impact des polluants sur la santé, en particulier le cancer.

Je suis également à la tête d’un consortium scientifique qui s’appelle Holimitox, qui travaille sur l’approche intégrative de la toxicité de certains pesticides qui bloquent la respiration cellulaire. Une partie de mon équipe travaille en toxicologie et en biologie à l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (Irset) tandis qu’une autre partie travaille en sociologie des sciences au Laboratoire interdisciplinaire sciences, innovations, sociétés (Lisis), à l’Inrae de Paris. C’est la raison pour laquelle j’ai une approche assez interdisciplinaire de la problématique des pesticides.

On vous a certainement remis des documents imprimés pour vous expliquer les enjeux de la toxicologie. En préambule, je tiens à préciser que mes recherches s’intègrent dans des politiques de santé publique, telle que définie par le bactériologiste américain Charles Edward Winslow en 1920. En vertu de cette définition, « la mission de la santé publique est de prévenir les maladies et de prolonger la vie, de promouvoir la santé et les capacités physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l’assainissement de l’environnement, (…) afin de permettre à chaque individu de jouir du droit inné à la santé et à la longévité ». Un environnement sain fait donc partie de la mission de la santé publique. Je travaille pour ma part exclusivement dans ce sens.

J’ai préparé un petit support qui symbolise le fossé qui existe entre la biologie et la science du cancer par rapport à la toxicologie réglementaire. Il existe de fortes contraintes en toxicologie du fait de la présence de 85 000 produits chimiques de synthèse commercialisés actuellement et de l’émergence de 1 000 nouvelles molécules sur le marché chaque année. Le constat est que nous ignorons la toxicité de 80 % des molécules chimiques auxquelles nous sommes actuellement exposés.

En tant que toxicologues, nous devons évaluer au mieux la toxicité de ces substances. Comment les toxicologues travaillent-ils ? En fait, nous avons une position d’étude et de prévention. Au sein des laboratoires, nous travaillons sur des modèles cellulaires ou des animaux, que nous exposons à des polluants afin d’essayer de prédire les effets sur l’être humain. Il s’agit bien évidemment d’une question complexe puisqu’on cherche à prédire la toxicité pour les adultes, les fœtus, les femmes enceintes, les personnes âgées et les personnes vulnérables ou malades, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes.

J’en viens maintenant à la toxicologie réglementaire, qui est basée sur la gestion des substances chimiques. Avant 1976, il n’y avait pas de réglementation stricte des produits chimiques. Ces derniers étaient donc mis sur le marché sans exigence de tests de toxicité. Des agences réglementaires se sont ensuite créées : l’agence de protection de l’environnement (EPA) aux États-Unis ; l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) en Europe ; et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en France.

Ces agences réglementaires contrôlent et pratiquent, sur présentation de dossiers produits par les firmes, des tests qui permettent d’évaluer la toxicité. Ensuite, en tant qu’agents chercheurs dans un laboratoire de recherche, nous intervenons en conduisant des études après la mise sur le marché, c’est-à-dire après une exposition généralisée aux substances chimiques. Autrement dit, lorsqu’on nous demande des preuves biologiques, il y a déjà des effets toxiques potentiels, voire effectifs. Il faut savoir que les tests ne sont pas forcément menés avec une grande rigueur sur le plan de la toxicologie réglementaire. J’ai vraiment détaillé ce qu’est la procédure réglementaire dans ce support. C’est un point important puisque ça reste la clé des débats, notamment au sujet du glyphosate.

Pour la procédure d’autorisation des substances actives, les industriels soumettent un dossier qui est étudié par l’Efsa. Cela donne lieu à des examens de la part des pays membres rapporteurs. Il en ressort une première conclusion. S’il existe des indices selon lesquels la substance en question pourrait être cancérigène, c’est alors l’agence réglementaire des substances chimiques (Echa) qui prend le relais. Cette dernière réglemente la classification et détermine si la substance est cancérigène, mutagène ou reprotoxique.

J’en viens à la manière dont la biologie caractérise une cellule cancéreuse. Il y a maintenant un consensus quant au recensement de 14 critères de cancérogénicité d’une substance. Une substance perturbe un certain nombre de mécanismes à son arrivée dans la cellule. L’ensemble de ces processus est étudié dans les laboratoires de toxicologie. Ils sont parfaitement reconnus et examinés par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), qui évalue la cancérogénicité des substances. Toute la littérature scientifique disponible est alors consultée. Il n’y a pas de biais sur la prise en compte d’un mécanisme de toxicité ou de cancérogénicité.

En termes de classification, lorsqu’un cancérigène est classé de type 1, c’est qu’a été mise en évidence une cancérogénicité avérée pour l’être humain ; nous avons des preuves fortes. Et ce, notamment en épidémiologie, avec un recensement des cancers manifestes chez les personnes exposées, des données effectuées en laboratoire auprès de rongeurs et une compréhension des mécanismes de toxicité. Lorsqu’on parvient à classer un cancérigène de type 1, ça signifie que notre service de santé publique n’a pas fonctionné.

Les classifications du Circ, qui entraînent des catégorisations en 2A ou 2B, sont basées sur l’état des connaissances et le niveau de preuve au moment de l’expertise. Elles doivent être prises comme des signes de précaution à prendre afin de ne pas atteindre le niveau de catégorie 1, où on recenserait alors les victimes. À ce jour, parmi 1 421 substances actives, 428 sont autorisées en Europe. Or, seule une soixantaine d’entre elles ont été examinées par le Circ.

Par conséquent, le Circ n’est pas en mesure d’expertiser la cancérogénicité de toutes les substances. Le Circ a pour particularité d’être une agence sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il n’a pas de mission de réglementation ni d’autorisation de mise sur le marché. En revanche, il représente le Graal en termes de qualité et d’expertise scientifique pour la classification des substances.

Lorsqu’une nouvelle substance fait l’objet d’une demande de mise sur le marché, les agences réglementaires se basent tout d’abord sur les données fournies par les industriels afin d’en déterminer la toxicité. Lorsqu’il existe de la littérature scientifique, notamment dans le cadre d’une réautorisation, l’Efsa se doit de la consulter. Pour autant, elle n’est pas toujours disponible.

Comment l’Efsa gère-t-elle la sûreté des substances ? La réglementation est essentiellement basée sur la gestion du danger, avec une valeur de référence en dessous de laquelle on estime qu’il n’y a pas d’effets toxiques. C’est ce qu’on appelle le principe de Paracelse, qui date de la Renaissance : « À toute chose son poison. Rien n’est sans poison. Seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison ». Autrement dit, on estime qu’on peut gérer les substances à partir du moment où on maintient le niveau d’exposition au plus bas. Il y a deux exceptions puisqu’on estime qu’il n’existe pas de dose sûre pour les produits cancérigènes et les perturbateurs endocriniens.

J’ai voulu vous donner un ordre d’idée des dossiers produits par les industriels qui arrivent entre les mains des experts de l’Efsa, à savoir. Actuellement, je suis aussi experte à l’Anses, au sein d’un comité qui examine la dangerosité des pesticides. J’ai pu voir concrètement la manière dont les dossiers sont expertisés et les données qui sont fournies par les industriels.

Pour les dossiers qui ne sont pas très anciens, prenons l’exemple d’un pesticide qui daterait de 2006, j’ai reçu une cinquantaine de dossiers et fichiers scannés ou photocopiés. Nous devons tout lire. En sachant que chaque dossier compte une centaine de pages. À la page 17, vous avez des exemples de la façon dont les industriels rendent compte des données. S’ils gèrent 200 animaux, vous avez des données graphiques présentées pour chaque animal individuellement. Ça peut représenter jusqu’à 3 000 pages.

J’ai dû chercher des informations sur la toxicité rénale d’un pesticide que j’expertisais. Je suis parvenue à la conclusion qu’il était humainement difficile de tirer quoi que ce soit des données brutes de ces dossiers et d’être en mesure de les vérifier. C’est l’une des premières divergences entre des études scientifiques publiées, dont les données sont vérifiables, et les données fournies par les industriels, qui ne le sont pas humainement. Pour moi, c’est tout de même un choc.

Cela contribue à expliquer les conclusions que nous lisons ensuite dans les rapports de l’Efsa. En fait, les rapporteurs de l’Efsa reprennent le résumé des conclusions présentées au début des dossiers puisque cette partie est rendue intelligible. Le problème, c’est qu’elles n’ont pas pu être vérifiées. Ça constitue selon moi un biais qui complique notre travail consistant à chercher certains effets qui ne seraient pas apparus dans les conclusions de l’Efsa.

En ce qui concerne la gestion du risque et la fixation d’une dose journalière admissible, vous verrez dans le document qui vous a été transmis une étude observant les effets constitutifs d’une substance chimique à des doses croissantes. On cherche la dose la plus forte de la substance pour laquelle il n’y a pas d’effet toxique observable, ce qu’on appelle communément la NOAEL (non observed adverse effect level ou dose sans effet nocif observable). On applique alors un facteur d’incertitude en déterminant que la dose journalière admissible pour un être humain va être 100 fois inférieure à celle d’une souris.

En fait, dans les dossiers réglementaires, il y a de nombreux cas où ça ne fonctionne pas très bien. En effet, il existe des cas où il n’y a pas de dose sans effet. Autrement dit, dès la plus petite dose testée, un effet toxique est observé. Dans ce cas, on applique simplement un facteur d’incertitude supérieur. On prend alors un facteur de sécurité supplémentaire en divisant par 300 au lieu de 100.

Le débat qui se pose pour fixer la dose journalière admissible est le choix de l’effet délétère. Or, il y a des maladies qui ne sont pas considérées comme des effets délétères. Par exemple, il est considéré qu’un cancer de l’utérus est plus grave qu’un cancer de la thyroïde ou du foie, qui pourrait alors ne pas être considéré comme un effet délétère. Il existe des négociations à ce sujet dans les dossiers. De la même manière, on estime que les maladies rénales chroniques ne sont pas un problème du fait que nous avons deux reins. Naître avec un problème rétinien n’est pas non plus considéré comme un effet adverse.

Il y a donc de très grandes lacunes sur l’identification des effets délétères pour lesquels les normes réglementaires sont effectuées. Parfois, l’effet délétère considéré est la mortalité, ce qui n’est évidemment pas satisfaisant en termes de prévention. Si le seul effet délétère est la mort, il est alors estimé que la substance n’est pas cancérigène.

Par ailleurs, il y a des distorsions dans la manière de conduire des recherches de toxicologie ; j’encadre d’ailleurs une thèse à ce sujet et nous avons pu quantifier ces effets. Des données statistiques sont introduites, notamment avec des groupes de contrôle non exposés et issus d’expérimentations conduites quelques décennies auparavant dans des laboratoires différents. On va donc être amené à comparer des animaux qui ne sont pas comparables. Nous avons constaté que lorsque les pesticides sont autorisés, les interprétations toxicologiques vont souvent dans le sens d’une minimisation des effets toxiques.

Les perturbateurs endocriniens ont pour effet de mimer l’action d’une hormone. Pour ces substances, on estime qu’il n’y a pas de dose minimale acceptable et qu’elles doivent être interdites. Une réglementation est en vigueur depuis 2018, mais elle est très peu appliquée. Tant et si bien que nous constatons la mise sur le marché de substances qui peuvent être à l’origine de perturbations endocriniennes.

Finalement, lorsqu’on regarde les dossiers réglementaires et la manière dont ils sont traités, il existe de grandes distorsions entre ce qui est fait dans les laboratoires et ce qui est fait dans les agences réglementaires. Cela peut expliquer les divergences que l’on observe.

On distingue différents niveaux de preuve scientifique, s’agissant en particulier des preuves épidémiologiques. À ce titre, on a de nombreux éléments sur les professionnels exposés aux pesticides. On a aussi des éléments sur les personnes riveraines exposées à la contamination généralisée des milieux. Enfin, il existe des impacts sur la contamination de la chaîne alimentaire pour les consommateurs.

Il s’agit de déterminer un niveau de preuve pour mettre en place un principe de précaution et protéger les personnes. On ne peut plus attendre d’avoir un grand nombre de données d’exposition des agriculteurs et des populations riveraines pour considérer les preuves biologiques qui avaient été prédites dans les laboratoires. Ces victimes pourraient être évitées.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué le fait que les tests n’étaient pas forcément menés avec une grande rigueur et que les résultats n’étaient pas humainement vérifiables. Je ne comprends pas ce que vous entendez par « humainement ». Je crois comprendre qu’ils ne sont finalement pas vérifiés.

Mme Laurence Huc. Ce n’est pas vérifiable.

M. le président Frédéric Descrozaille. Autrement dit, vous affirmez que les rapporteurs de l’Efsa ne vérifient pas les données des industriels. Considérez-vous que l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe ?

Mme Laurence Huc. Sur quels produits ?

M. le président Frédéric Descrozaille. Ce que vous venez d’évoquer a une portée générale. L’Efsa a été créée à la suite de la crise de la vache folle afin de remplir une mission d’analyse du risque. Nous avons abordé la différence entre l’analyse et la gestion du risque. La question est de savoir si, dans sa mission d’analyse du risque, l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. J’ai le même niveau d’interrogations. À l’invitation de plusieurs parlementaires, nous avons accepté l’exercice qui consiste à nous remettre en cause. Je précise que nous reverrons l’Anses pour leur soumettre toutes les questions que vous soulevez. Compte tenu des alertes qui ont pu être émises, nous aurions mauvaise conscience si nous n’allions pas au terme de ce questionnement avant de nous forger une opinion et de formuler des recommandations.

Votre remise en cause est radicale. Vous dites que les procédures réglementaires n’intègrent pas la science aujourd’hui. Les agences nationales telles que l’Anses font le gros du travail d’instruction de l’Efsa. En ce qui concerne le glyphosate, quatre pays ont concouru à la remise de l’avis. Le travail de l’Anses consiste à prendre toutes les données disponibles, à les vérifier et les hiérarchiser, afin de rendre un avis avec toutes les assurances garanties par un comité de déontologie et un comité scientifique critique.

Vos propos ont un peu l’effet d’une bombe à fragmentation puisqu’on pourrait mettre en cause toute la procédure réglementaire, qui ne tiendrait pas compte avec assez de rigueur de toutes les sources scientifiques à disposition. Est-ce lié selon vous à une méconnaissance scientifique ? Est-ce que ça tient à de la désinvolture, à des intérêts ou à des pressions économiques ? Est-ce une question de connaissances, de conscience ou d’influence ? Il est dit aujourd’hui que l’Europe présente les meilleures garanties au monde dans ce domaine et que l’Anses compte parmi les agences les plus fortes. Vous comprendrez alors que votre remise en cause vient fragiliser tout un édifice. Pourquoi cet édifice n’est-il pas bien bâti ?

Mme Laurence Huc. Tout d’abord, le fait que des agences réglementaires contrôlent l’autorisation de mise sur le marché a tout de même permis d’en sortir des substances très dangereuses. Cela a donc contribué à la sécurité sanitaire. Je ne vais pas nier l’utilité de l’Efsa et de l’Anses. Pour autant, il y a certainement des choses à améliorer.

J’identifie notamment un problème d’exigence quant aux données fournies par les industriels. Pour synthétiser les données, nous faisons des graphiques et des moyennes. En fait, les industriels donnent directement leurs cahiers de laboratoire. Par conséquent, il n’est pas facile de procéder à la vérification. Par ailleurs, les experts qui travaillent à l’Efsa n’ont pas le temps d’examiner les choses en profondeur. Ils ont parfois trois dossiers de pesticides à examiner en l’espace d’une semaine. C’est donc lié à la profondeur de l’analyse de la complexité des données.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’il s’agisse d’un produit ou d’une molécule, il me semble que les industriels répondent à un cahier des charges établi par l’autorité réglementaire.

Mme Laurence Huc. Ils répondent à des lignes directrices. Là encore, des sociologues des sciences et des politistes ont bien établi le fait que ces lignes directrices étaient négociées en amont entre les scientifiques et les industriels. Et ce, notamment sous l’influence des think tanks. Je pense en particulier à l’International life sciences institute (ILSI), une société à but non lucratif qui rassemble à la fois des industriels, des régulateurs et des académiques pour négocier les normes et la manière dont elles vont être appliquées. Certes, il y a un cahier des charges, mais certaines études ne sont parfois pas recevables. Bien que ce soit indiqué dans les dossiers, l’Efsa les accepte. Par conséquent, il existe effectivement des failles.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre critique s’étend-elle à l’Anses ?

Mme Laurence Huc. L’Anses intervient surtout au niveau des formulations. Si l’Efsa a autorisé une substance active, l’Anses n’a pas forcément le même pouvoir que l’Efsa. L’Anses a parfois contesté certaines appréciations, notamment sur des doses journalières admissibles, en faisant remonter des propositions. Nous avons pu observer que certaines agences réglementaires étaient plus ou moins exigeantes sur certaines lignes directrices. Sur certains dossiers, l’Anses a été porteuse de progrès. Je citerai notamment l’exemple du bisphénol A. En revanche, sur d’autres, les efforts sont sans doute insuffisants. À mes yeux, il en est ainsi pour certaines substances que j’ai pu étudier en laboratoire.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’essaie de faire preuve de rigueur intellectuelle, autant que faire se peut. Je ne vais pas entrer dans le débat sur certaines molécules, qui sont bonnes ou mauvaises. Ce dernier ne nous appartient pas et nous nous en remettons à la science. Comment peut-on à la fois rendre hommage à l’Anses pour avoir été pertinente sur le bisphénol et la critiquer sur la conclusion qu’elle a rendu sur une autre formulation, alors que les mêmes procédures sont en jeu ? Le but de notre mission n’est pas de nous prononcer sur le glyphosate ou le bisphénol. Il s’agit plutôt de voir comment les institutions fonctionnent. Est-on vraiment à institutions égales ? Je cherche à comprendre votre raisonnement.

Mme Laurence Huc. Le cadre du bisphénol en est une bonne illustration. L’Anses a été force de proposition pour rassembler des scientifiques académiques afin de constituer une commission d’experts spécialisés à la pointe de la perturbation endocrinienne. C’est en faisant appel à des scientifiques extérieurs que l’Anses a pu porter ce sujet au niveau européen. La communauté des scientifiques est malheureusement plus pauvre sur certains pesticides. Il n’y a pas autant d’endocrinologues que de toxicologues. Par conséquent, l’apport externe des scientifiques académiques est moins fort dans certains domaines. Cela explique des disparités.

Je tiens à le préciser parce que beaucoup de mes collègues, qui ont participé à la reconnaissance de la perturbation endocrinienne, ont pu siéger dans ces comités d’experts. En l’occurrence, la porte a été ouverte aux scientifiques académiques pour aider à améliorer le cadre réglementaire. Le message d’espoir que je porte consiste à faire appel aux scientifiques afin que ces derniers s’investissent dans l’expertise. Pour cela, ils doivent également être reconnus par les agences réglementaires. C’est un point très important.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais aller au bout du raisonnement, quitte à me faire l’avocat du diable. Vous dites que tous les spécialistes des perturbateurs endocriniens ont été réunis afin de tirer une conclusion. Dans un autre cas, la même chose a été faite, mais il y a moins de spécialistes et on est arrivé à une autre conclusion. Si des spécialistes compétents ont rendu un avis, quand bien même ils étaient en nombre insuffisant, en quoi cet avis serait-il contestable ? La question fondamentale n’est pas de savoir s’il y a beaucoup ou peu de scientifiques dans un domaine particulier. Il s’agit plutôt de savoir si certains d’entre eux sont écartés de l’expertise. Au nom de quoi pourrait-on contester une expertise s’ils ont tous été réunis ?

Mme Laurence Huc. En l’occurrence, pour une expertise sur des pesticides qui bloquent la respiration cellulaire, la présence de scientifiques académiques en France est relativement éparse et éclatée. Le comité en a recruté certains, mais la plupart d’entre eux ont fini par démissionner parce qu’ils n’étaient pas entendus. La communauté des endocrinologues compte plusieurs centaines de milliers de personnes dans le monde, mais le vivier n’est pas le même sur des problématiques plus spécifiques. Si vous avez dix ou cent fois moins de scientifiques, l’expertise qui en ressortira sera moins forte. C’est une question de robustesse et de preuve.

M. Dominique Potier, rapporteur. Oui, mais comment contestez-vous une décision au nom de savoirs qui n’existent pas ?

Mme Laurence Huc. En fait, les savoirs existent dans la littérature scientifique, mais il faut parvenir à amener des scientifiques dans les comités d’experts. C’est ce passage-là qui ne se fait pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous voulez dire que l’Efsa et l’Anses ne le font pas systématiquement. C’est un point intéressant que nous allons vérifier. Pour certains produits ou molécules, il y a une mobilisation au bon niveau des expertises compétentes ; et ce, dans leur diversité d’appréciations. Il s’agit de parvenir à une comitologie scientifique robuste. Dans d’autres cas, cette comitologie n’est pas mobilisée et des personnes seraient laissées de côté. Au nom de leurs opinions ?

Mme Laurence Huc. Non, je n’irais pas forcément sur ce terrain-là. Je ne sais pas si vous avez lu le rapport relatif à la crédibilité de l’expertise scientifique produit par le conseil scientifique de l’Anses. Ils ont justement analysé la nécessité d’un vivier de scientifiques incités à s’orienter vers l’expertise. Pour ma part, avant 2020, l’idée d’aller aider l’Anses n’était pas présente à mon esprit. Que l’on soit à l’Inrae ou à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), ça ne fait pas partie d’un processus. On ne se dit pas forcément que l’impact de notre recherche peut aider à la réglementation.

Ensuite, l’expertise n’est pas forcément attractive pour les scientifiques. C’est peutêtre une raison pour laquelle ils n’y vont pas. Je ne pense pas que certains en soient exclus. En règle générale, les CV des experts sont plutôt bons. En revanche, les conditions exclusives et excluantes portent clairement sur les conflits d’intérêts avec les firmes.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’essaie d’objectiver les choses au maximum. Vous dites qu’il y a un concours de scientifiques à géométrie variable selon les molécules et les produits. Nous allons interroger l’Anses sur ce point. Si les éléments se croisent avec leur propre autocritique, qu’ils ont documentée dans le rapport que vous citez, ça pourra bien évidemment faire l’objet d’une proposition.

Vous évoquez également la normativité et la taxonomie des cahiers des charges pour les industriels, qui seraient sous l’influence d’une organisation dont le rôle est pour le moins interlope. À titre personnel, je n’avais jamais entendu parler de l’ILSI. De qui s’agit-il ? Où peut-on les trouver ? En sachant que nous aimerions bien évidemment les auditionner et enquêter sur eux. Quel est leur rôle ? Qui les paie ? Pour qui travaillent-ils ?

Mme Laurence Huc. Je vous renvoie, sur ce sujet, aux travaux de mon collègue David Demortain, qui est directeur du Lisis. Je pense également à la journaliste et investigatrice Stéphane Horel, qui a expliqué comment tout cela était structuré dans son livre Lobbytomie. Il s’agit d’une structure internationale, je ne sais pas si vous trouverez des représentants de l’ILSI en France. Ils organisent des séminaires et des conférences. Ce sont un peu les coulisses, tels que décrits par les sociologues, de la création des lignes directrices.

En biologie, on considère 14 critères de cancérogénicité. Pourquoi n’en considère-t-on qu’un seul au niveau réglementaire, qui est l’altération de l’ADN ? L’altération de la respiration cellulaire, l’altération épigénétique ne sont pas prises en compte. On ne le comprend pas. Tout cela fait l’objet de négociations avec des structures telles que l’ILSI, qui vont mettre l’accent sur certains mécanismes cellulaires plutôt que d’autres.     

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous êtes donc en train de dire que des normes se définissent dans un organisme lié aux intérêts financiers des firmes phytopharmaceutiques pour s’imposer au-delà de tout arbitrage démocratique au sein de la Commission européenne ou des ministères français concernés. 

Mme Laurence Huc. C’est connu depuis les années 50. Ça a été pleinement actif avec l’amiante. Le mécanisme qui est en cours n’est pas uniquement centré sur l’Efsa et l’Echa. Il s’agit d’un phénomène de niveau international qui est également très bien décrit par des travaux de sociologie des sciences au niveau américain.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous n’avez pas répondu à ma question. Dans son cadre de fonctionnement actuel et sa mission d’analyse du risque, est-ce que l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe ? Il ne s’agit pas d’une question piège, mais d’une question provocante. S’il serait sot d’y répondre par oui ou non, dites-le-nous. Il s’agit d’un sujet extrêmement sensible sur lequel un grand nombre de croyances largement répandues sont tenues pour des faits scientifiques. D’ailleurs, nous avons rencontré des acteurs qui ont eu des affirmations imprudentes, en prenant notamment une approximation pour une exactitude.

Je vous demande donc de répondre à ma question en tant que scientifique et en y apportant la complexité nécessaire. Est-il possible d’avoir une réglementation qui garantisse le respect maximal de la santé des consommateurs, sans tomber dans une interdiction systématique dès qu’il y a une incertitude ? Est-on dans une société qui supporte de ne pas savoir ? Si l’on regarde la première colonne du tableau qui nous a été transmis par l’Inserm s’agissant des liens de causalité identifiés pour certaines pathologies avec un niveau de présomption faible, on voit qu’il faudrait tout interdire. À notre interrogation sur ce point, les personnes que nous avons auditionnées à l’Inserm nous ont répondu que ce n’était pas leur problème, mais le nôtre. Il faut mettre de l’intelligence là où la simplification fait énormément de dégâts. C’est bien en ces termes-là que les choses se posent sur le plan politique.

Mme Laurence Huc. En tout cas, d’après les travaux que j’ai pu mener avec mes collègues, je constate qu’il y a actuellement des cancérigènes, des perturbateurs endocriniens et des neurotoxiques parfaitement légaux et autorisés par l’Efsa et l’Echa.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je constate une difficulté. La plupart d’entre nous ne sommes pas des scientifiques. Or, nous faisons face à une forme de désaccord entre scientifiques. En l’occurrence, vous contestez le mode de fonctionnement de deux agents scientifiques. Il nous est difficile d’y voir clair. Vous n’avez pas répondu à la première question du président. Vous êtes présentée comme une chercheuse engagée dans un certain nombre d’articles de presse. Il me semble que vous faites partie des Scientifiques en rébellion, même si vous semblez le contester. Si tel est le cas, pourriez-vous nous dire quelle place vous occupez au sein de cette organisation ? 

Mme Laurence Huc. Je suis scientifique. Je travaille en toxicologie. J’étudie la toxicité des substances. Lorsque j’identifie des problématiques liées à des substances, il est de mon devoir, en tant qu’agent de l’État, de souligner la dangerosité de ces substances. Par ailleurs, je suis effectivement chez Scientifiques en rébellion en tant qu’experte sur les impacts sur la santé environnementale. J’interviens pour apporter des éclairages scientifiques grâce à l’expérience que je tire de mes travaux de recherche. Je suis effectivement engagée sur des problématiques de société, de choix sociétaux, d’agriculture, d’alimentation et de durabilité pour la planète. Je prends la parole pour de tels groupes, tout comme j’interviens dans des congrès internationaux en tant que scientifique experte de l’Anses.  

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous dites avoir un rôle d’expert au sein de Scientifiques en rébellion. Ce n’est pas très cohérent avec le fait que vous ayez participé, le 4 mars dernier, à une manifestation en marge du salon de l’agriculture. Vous avez une position militante au sein de Scientifiques en rébellion. Par conséquent, votre engagement ne se limite pas à un simple apport d’expertise. Confirmez-vous également que vous êtes dans une démarche scientifique militante pour l’interdiction de toute forme de produits phytosanitaires de synthèse, voire de biocontrôle ?

Mme Laurence Huc. Avez-vous écouté la présentation que j’ai faite le 4 mars ? Non. J’ai présenté aux passants présents au Jardin des plantes un compte rendu de l’expertise collective de l’Inserm ainsi que de celle de l’Inrae et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). C’était mon acte de « rébellion », comme vous le dites.

Par ailleurs, depuis le Grenelle de l’environnement de 2007 et la mise en place du premier plan Écophyto de 2008, la décision a été prise de réduire drastiquement l’utilisation de pesticides et d’accompagner cette démarche en y associant des scientifiques. En tant que chercheuse à l’Inrae, je suis engagée depuis cette époque-là dans l’objectif de réduction de l’usage des pesticides, qui a été fixé par des choix à la fois démocratiques et sociétaux.

Nous constatons l’échec des plans Écophyto, qui ne vont pas vers une réduction de l’utilisation des pesticides, puisque nous constatons une augmentation. Il y a, dans le même temps, une augmentation des substances pharmacologiquement très actives qui sont mises sur le marché. En tant qu’agent de l’État, je note une distorsion entre les choix démocratiques qui sont faits et la façon dont le système évolue. En tant que toxicologue, je me préoccupe fortement de la santé de nos concitoyens. Je pense en particulier à certains clusters de cancers pédiatriques.

Que ce soit au ministère de l’agriculture ou au ministère de la transition écologique, je constate au quotidien que les politiques ne sont pas suffisantes pour protéger la santé publique, y compris celle des citoyens qui financent mes propres recherches. Si je dois me rendre en blouse au Jardin des Plantes pour informer mes concitoyens, je le fais.

Malheureusement, en tant que scientifique, c’est avec beaucoup de tristesse que nous nous décidons à faire cette démarche un samedi matin. Et ce, après avoir essayé de mettre le principe de précaution en place à l’Anses et après avoir passé du temps au laboratoire pour continuer à apporter des preuves de la cancérogénicité de certaines substances. L’objectif est de faire en sorte que les décisions publiques nécessaires soient prises.

Lorsque les scientifiques qui interviennent à l’Anses et produisent des publications ne sont pas entendus, ça démontre véritablement un échec de notre démocratie sanitaire. Je vous assure que nous ne faisons pas cela de gaieté de cœur. J’y vois une tentative pour me déstabiliser ou décrédibiliser les recherches que je mène. Je suis une maman. Je suis également engagée auprès de deux associations qui luttent contre des épidémies de cancer.

Vis-à-vis de ces gens-là, je prendrai la parole pour dire que des substances pesticides qui détruisent la santé de nos enfants sont actuellement mal évaluées et entraînent un effondrement de la biodiversité. Je serai toujours là pour défendre cette cause. Je suis chercheuse. J’ai pris la décision de me consacrer à ce métier-là lorsque j’étais en classe de terminale. Ma mission est de prévenir les cancers et je le ferai par n’importe quel moyen.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je précise par souci de transparence que je fais partie des parlementaires qui ont demandé votre audition, madame Huc. J’ai lu cette phrase que vous avez écrite : « Si on écoutait la science, le glyphosate serait interdit ». Je me suis dit qu’il était nécessaire de documenter cette différence entre toxicologie réglementaire et toxicologie académique. Cette différence tient-elle au choix du corpus ou à une obsolescence en termes de méthodologie de la toxicologie réglementaire ?

Vous avez notamment évoqué le fait qu’un seul critère sur 14 a été retenu pour décrire la cancérogénicité. Le poids des pétitionnaires l’emporterait-il finalement sur la littérature scientifique existante en raison d’un biais dans les lignes directrices ou pour d’autres motifs ? Nous aimerions y voir plus clair dans ces jeux de pouvoir et de pondération des tensions entre l’académique et le réglementaire.

Mme Laurence Huc. Dans l’évaluation de l’Efsa, les paramètres qui ne sont pas pris en compte sont la toxicité de la formulation complète avec les adjuvants, les effets perturbateurs endocriniens à faible dose et les effets cocktails. Il faut savoir que les substances chimiques sont évaluées les unes indépendamment des autres. Nous sommes donc exposés à plusieurs centaines de pesticides sans que leur mélange ne fasse jamais l’objet d’une évaluation.

Dans les données qui ne sont pas prises en compte actuellement, il y a notamment les modifications épigénétiques. Ces modifications vont moduler le repliement de l’ADN. C’est un phénomène important puisque ce dernier est irritable et transmissible d’une génération à l’autre. Il faut savoir par exemple que le DDT, un perturbateur endocrinien, est capable de modifier le repliement de l’ADN.

C’est notamment démontré par des études en biologie cellulaire. Ce sont des manipulations très compliquées à effectuer, et qui coûtent très cher. Il y a également des preuves chez les rongeurs. Des souris gestantes ont été exposées pendant leur grossesse avant que l’exposition soit interrompue. On constate que les descendances ont des sur-incidences de cancer ou d’infertilité. En épidémiologie, nous avons des preuves que les grands-mères exposées au DDT voient leurs petites-filles avoir les mêmes sur-incidences de cancer du sein.

Les premières publications sur ce sujet datent de 1996. À cette époque-là, on savait déjà que le DDT modifiait la structure de l’ADN et que ça pouvait avoir des effets irritables. Étant donné que ça a ensuite été démontré chez les rongeurs et que ça l’est désormais chez les humains, que peut-on faire pour que les recherches fondamentales soient mieux prises en compte en termes de prévention ? Pourtant, ces données-là passent complètement au travers de la toxicologie réglementaire.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Est-ce qu’elles passent au travers de la toxicologie réglementaire pour des raisons de méthode d’évaluation ou de méthode scientifique ? Les manipulations sont-elles les mêmes sur le plan scientifique ?

Mme Laurence Huc. Ces manipulations ne sont pas exigées dans les dossiers réglementaires. C’est aberrant, car l’épigénétique est en plein boom depuis vingt ans. De plus, il existe des publications scientifiques qui ont démontré les effets du DDT. Mais comme ces études n’ont pas d’existence sur le plan réglementaire, elles sont écartées. C’est ce que l’on observe dans l’expertise sur le glyphosate. Il y a donc un double effet et un double déni.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la précision de vos réponses, madame Huc. À titre personnel, je regrette de ne pouvoir rester au-delà de l’horaire initialement prévu, bien que cela s’avère effectivement nécessaire. Je propose à madame Babault de me remplacer en tant que vice-présidente. 

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Étant donné que je ne suis pas scientifique, certains éléments m’échappent. Je fais également partie des députés qui ont souhaité votre audition. Vous vous êtes notamment rendue dans mon territoire et j’ai trouvé les travaux que vous y avez présentés très intéressants. Pourriez-vous y revenir brièvement ? Je pense notamment à la question du prosulfocarbe, des molécules et de leurs impacts sur la santé. Je souhaite sincèrement que le territoire du nord de la Charente-Maritime, qui a été très médiatisé cette année, ne soit pas le marqueur d’un combat puisque d’autres territoires français sont concernés par ce sujet.

Votre rôle est important. En tant que politiques, le nôtre consiste à prendre des décisions en conscience, qui soient étayées par la science. Je vous remercie pour votre combat, dont vous parlez avec cœur. Nous sommes aussi parents et nombre d’entre nous sommes très engagés sur ces sujets-là. Votre rôle en tant que scientifique est effectivement de dire haut et fort ce que vous apprenez. Néanmoins, ça ne tient pas compte des problématiques agricoles et économiques d’un modèle d’après-guerre qui a certainement trouvé ses limites, qui est encore présent aujourd’hui et que nous devons parvenir à faire évoluer. La divergence de nos convictions rend le temps long sur le plan politique.

Mme Laurence Huc. La visite à laquelle vous faites référence a eu lieu l’an dernier, à la suite de l’analyse de l’air qui avait révélé la présence de 45 pesticides. Ma collègue et moi-même avions effectué une expertise toxicologique mettant en évidence la présence d’un certain nombre de composés cancérigènes et de perturbateurs endocriniens. Nous avions également noté la persistance dans l’air de certaines substances interdites. Cela soulevait un problème plus général d’usage illégal de certains pesticides ou de leur rémanence. On voit que si l’on arrêtait immédiatement d’utiliser des pesticides, la contamination ne disparaîtrait pas pour autant.

Nous avions également apporté de la littérature scientifique qui démontrait que les populations vulnérables, notamment les femmes enceintes, pouvaient être plus sujettes à la toxicité de certaines substances. Nous avions aussi mis en avant le peu de données scientifiques qui existent sur le prosulfocarbe, une dizaine de publications au total, ce qui ne permet pas aux toxicologues de faire un diagnostic. Cependant, des molécules chimiquement proches avaient été interdites, ce qui aurait dû nous inciter à prendre plus de précautions sur le prosulfocarbe. Je crois que l’Anses a bien avancé sur l’examen du risque. L’analyse de leur rapport m’a agréablement surprise. Un autre problème est qu’il n’existe pas de normes réglementaires dans l’air. 

D’autres territoires sont contaminés, même si les pesticides ne sont pas toujours les mêmes, et le profil des cocktails pas forcément identique. En l’occurrence, sur votre territoire, il est question d’une quarantaine de molécules et de leur cumul. J’ajoute que les expositions varient en fonction des saisons. Cela peut être parfois déterminant dans les cas de cancer. Chez les femmes enceintes, l’exposition à une substance reprotoxique pendant les trois premiers mois de grossesse peut avoir des conséquences dramatiques. Pour autant, les effets ne sont pas forcément similaires, ce qui fait que la complexité de l’évaluation de l’impact des pesticides assez absolument démentielle. Quoi qu’il en soit, il s’agit de limiter l’exposition des riverains et des agriculteurs, qui sont en première ligne.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Vous avez évoqué l’effet cocktail, dont nous pourrions peut-être parler plus largement. Tenez-vous compte des autres pollutions qui peuvent exister au-delà des pesticides utilisés en agriculture ? Vous êtes très orientée sur les cancers, mais travaillez-vous également sur les maladies neurodégénératives ? Je pense notamment à la maladie de Parkinson, une maladie professionnelle que l’on retrouve chez les agriculteurs.

Mme Laurence Huc. Dans les laboratoires, nous avons déjà examiné des effets cocktail en combinant des hydrocarbures et des substances pesticides. Pour autant, étant donné qu’on recense une trentaine d’hydrocarbures et quelque 400 substances actives, on ne peut pas tester tous les cocktails. Nous observons néanmoins que ça va toujours dans le sens de la potentialisation des effets individuels toxiques.

On ne peut pas se spécialiser dans tous les domaines. Pour ma part, je suis spécialiste de la cancérogénicité. Au sein de mon réseau Holimitox, il y a toute une branche sur les impacts de certains pesticides sur les maladies d’Alzheimer et de Parkinson. Nous travaillons notamment sur des modèles de rongeurs prédisposés à la maladie de Parkinson. Ils sont exposés à des doses journalières admissibles. On regarde ensuite si les risques de développement de ces maladies augmentent.

Je ne peux pas vous communiquer ces résultats pour le moment. Pour autant, afin d’induire la maladie de Parkinson chez les souris, sachez qu’on leur donnait auparavant des pesticides. Par conséquent, les scientifiques savent que les pesticides sont des causes assez efficaces d’induction des maladies neurodégénératives.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez souligné l’importance du repositionnement de la parole des scientifiques, de leurs messages dans notre société et de la place que nous donnons à leur expertise. Comment accompagner vos initiatives et faire cohabiter décisions publiques et travail scientifique ? C’est un message fort que vous nous passez ce matin au sein de cette commission d’enquête.

Je voudrais revenir sur un entretien que vous avez donné à Mediapart en septembre dernier. Vous y abordez notamment le sujet des industriels qui se sont mis à produire des publications minimisant les effets toxiques, selon la même stratégie que le lobby du tabac. Vous dites que la production de doutes par la science est effective. Vous ajoutez : « Soit les auteurs de ces publications sont en conflit d’intérêts, soit les publications elles-mêmes sont ghostwritées ». J’aimerais savoir à quelles publications vous faites allusion dans les propos que vous avez tenus auprès de ce journal.

Je souhaitais également réagir à l’audition de Phyteis, qui s’est tenue préalablement à la vôtre. Il s’agit du groupement de défense des intérêts des producteurs de produits phytopharmaceutiques, qui a été mis en demeure par le Sénat et l’Assemblée nationale pour ses méthodes de lobbying. Je voudrais savoir s’ils font selon vous partie de ces groupements qui utilisent les techniques que vous avez dénoncées dans Mediapart.

Mme Laurence Huc. Je n’ai pas forcément en tête toutes les publications ghostwritées, mais je pense spontanément à une étude épidémiologique financée par Monsanto qui a conduit à minimiser l’impact du glyphosate sur l’incidence des lymphomes hodgkiniens. Je pourrai vous en citer d’autres, si vous y tenez. En tout cas, c’est à partir du moment où Monsanto a été informé que le Circ allait expertiser le glyphosate que ce type de publications est apparu dans la littérature.

Ces études ont pour objectif de semer le doute. Il y a eu notamment un certain nombre de travaux sur la génotoxicité. Charles Benbrook a établi que 95 % des études financées par Monsanto, avec conflits d’intérêts officiels ou cachés, aboutissaient à la conclusion de la non-génotoxicité du glyphosate, tandis que 75 % des études indépendantes vont au contraire dans le sens d’une génotoxicité. Cela a été quantifié par des sociologues des sciences et des toxicologues. D’ailleurs, l’une de ces publications figure dans l’article de Mediapart.

Les publications ghostwritées se cristallisent souvent autour de la cancérogénicité des substances. On en parle beaucoup puisqu’elle constitue un critère d’interdiction. C’est justement sur ce point que l’on constate le plus grand nombre de distorsions entre la science académique et la science réglementaire. Lorsqu’on consulte la littérature scientifique, il faut faire très attention à la source des données et aux intérêts qui sont défendus. Il faut savoir que ces publications sont souvent très bien écrites ; en effet, la capture réglementaire et la production de doutes par la science doivent atteindre la sphère des expertises et des politiques.

Lors de notre formation, on pense à tort que la science est neutre. Lorsqu’on évolue dans le domaine de la toxicologie, je peux vous dire que c’est très déstabilisant. Les protocoles semblent standardisés, mais il existe des études dont les protocoles sont dictés par Monsanto. En l’occurrence, les degrés de purification du glyphosate sont parfois très contestables. Le fait est que les conclusions sont simplement reprises dans le cadre réglementaire.

À titre personnel, je n’ai pas enquêté sur la provenance d’éventuelles études leurres de Phyteis. Pour autant, il y a tout un groupe qui travaille sur ce sujet au Lisis. Il s’intéresse notamment au glyphosate renewal group (GRG), qui s’est formé lors de la réévaluation du glyphosate. Il y a bien évidemment des interpénétrations entre les industriels et des scientifiques qui tentent de construire une science à leur manière. Quoi qu’il en soit, nous sommes sensibles à l’interprétation des données.

J’ajoute que certaines de ces publications figurent dans des journaux dont la réputation n’est pas très bonne, ce qui peut aussi nous alerter. Il existe des critères d’impact, de renommée et de notoriété des publications qui permettent de faire la différence. Il s’agit de regarder de quels journaux il s’agit ainsi que les personnes qui sont derrière les comités éditoriaux qui publient ce type d’articles.  

M. Éric Martineau (RE). Moi non plus, je ne suis pas scientifique. En revanche, en tant qu’agriculteur, je fais confiance à la communauté scientifique. Pour autant, votre exposé m’interpelle. Comme tout un chacun, les scientifiques peuvent aussi avoir des convictions personnelles. Est-ce que les recherches sur les molécules sont toutes traitées de la même manière ? J’ai compris que ce n’était pas forcément le cas.

Nous avons parlé du glyphosate et du prosulfocarbe, mais il existe d’autres molécules qui posent question, y compris en agriculture biologique. Je pense en particulier à l’huile de neem et à l’azadirachtine, qui sont a priori reconnus comme des perturbateurs endocriniens et cancérogènes. La volonté des agriculteurs n’est pas d’empoisonner les gens ou de leur causer des cancers. Nous avons envie de transmettre la terre que nous avons reçue avec respect, car nous sommes seulement de passage. Comment pourrait-on se rassurer en la matière ?

Mme Laurence Huc. Il n’est pas simple de répondre à ces questions-là. On a parfois tendance à dire qu’il faudrait se passer des pesticides de synthèse, mais il est évident que des pesticides naturels présentent des propriétés toxiques, y compris de perturbation endocrinienne. Au sein de mon laboratoire, nous avons notamment travaillé sur des perturbateurs endocriniens qui s’accumulent dans le soja. Il s’agit pourtant de composés qui y sont présents naturellement. Les toxicologues ne font pas de différence. Il existe effectivement des substances naturelles qui peuvent poser problème.

Je n’ai pas de solution par rapport à vos questionnements et vos états d’âme. D’après mes échanges avec différents agriculteurs, le problème provient du système actuel. L’utilisation de produits de synthèse ou naturels peut également nuire à votre propre santé, sachant que les équipements de protection individuelle ne sont pas infaillibles, ou à celle de votre famille.

D’ailleurs, cela donne le vertige. La médecine du travail révèle que, dans un modèle d’agriculture intensive chimique, un agriculteur est en contact avec plus de 900 substances actives tout au long de sa carrière. Il s’agit selon moi de revenir au bon sens. Il faudrait peut-être engager la transition agro-écologique, avec toutes les difficultés et les chamboulements que cela implique. Le système nous échappe et il faut réagir. Il faut mettre en place des accompagnements forts pour qu’Écophyto fonctionne. Il faut inciter les agriculteurs à se passer de ces techniques, même si elles ont donné des résultats.

Cela protégera à la fois votre propre santé en tant que professionnel, les riverains et les consommateurs. C’est tout un cercle vertueux à activer. Je précise que l’Inrae travaille sur des plans « zéro pesticide ». Les scientifiques produisent des choses, mais il faudrait vraiment passer à la phase d’application. Il y a trop de substances toxiques mises sur le marché, il faut changer de modèle agricole.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Vos propos rejoignent le besoin qui est ressorti de plusieurs auditions, de mettre plus de financements dans la recherche. Mais à quoi bon, si l’intérêt de certains groupes continue d’aller à l’encontre de la réduction des pesticides ?

Mme Laurence Huc. En fait, il faut financer la recherche de manière à changer le système. Il s’agit pour cela d’investir dans la recherche d’applicabilité des solutions. J’ajoute que des recherches de terrain doivent également accompagner les acteurs. Ces éléments-là ont notamment été pointés par mes collègues qui ont étudié la défaillance du programme Écophyto.

Pour certaines maladies, notamment celles liées à l’exposition chimique et aux pesticides, nous faisons face à des échecs thérapeutiques. Par conséquent, il est important de connaître la toxicité des substances pour mieux adapter les traitements, en particulier pour des cancers et des glioblastomes qui résistent aux traitements du fait de leur origine liée aux pesticides. C’est un autre débat, mais il y a donc des enjeux de santé publique et de soins à mettre en place. Au-delà de savoir où mettre l’argent, il faut savoir tenir les lobbys à distance.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour votre intervention. Je remercie également les parlementaires qui ont suggéré votre venue. En l’occurrence, vous nous mettez face à une remise en cause importante qui nous conduira à documenter la dernière audition que nous aurons avec l’Anses. Le président propose par ailleurs d’organiser une nouvelle audition avec l’Efsa, afin de les confronter à ces questions, qui doivent être purgées.

Autrement, le risque est de jeter la suspicion sur les constructions démocratiques et scientifiques, qui sont pourtant très avancées, en considérant que rien ne vaut et que tout est corrompu. Dans le champ de progrès des processus réglementaires, nous devons mieux intégrer la complexité et le temps long. Il s’agit également de réviser les procédures afin de mieux contrôler les sources industrielles et les cahiers des charges. Il faut se donner du temps pour les exploiter et faire plus grand cas des expertises indépendantes.

Mais, de toute façon, même en faisant tout cela, nous ne saurons pas tout. Les présomptions de dangers globaux liés aux pesticides nous invitent non seulement à maintenir nos objectifs vers l’agro-écologie, mais également à maintenir le cap des – 50 %, voire 0 % à terme. Nous avons assez de présomptions pour engager une transition qui nous fasse sortir de la chimie. Ce sont les leçons que j’en tire. Souhaitez-vous réagir à mes propos ?

Mme Laurence Huc. Vous résumez bien les choses, mais la tâche est effectivement complexe. Je suis contente que vous n’ayez pas une idée simpliste de la complexité des enjeux. D’ailleurs, c’était mon objectif en venant ici. Lorsque j’interagis avec l’Anses, je mets un point d’honneur à mettre à disposition la meilleure science disponible afin que les meilleures décisions soient prises. Et ce, dans tous les domaines. Si l’on réfléchit dans un contexte européen, les meilleures expertises sur les pesticides sont tout de même produites par l’Inserm, l’Inrae et l’Ifremer. J’ajoute que le plan de sortie du glyphosate est également français. Il ne faut donc pas hésiter à mobiliser toutes ces connaissances.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Merci, madame Huc. Je conclurai sur une note optimiste. Nous sommes déjà engagés dans cette transition. Il s’agit peut-être de l’accélérer, ce que nous sommes nombreux à souhaiter. La France est plutôt précurseur en la matière ; d’ailleurs, l’Anses est souvent valorisée au niveau européen. Il s’agit donc de reconnaître son travail, même si nous avons bien conscience que certaines choses restent à améliorer. 

La séance est levée à treize heures cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Anne-Laure Babault, M. Frédéric Descrozaille, M. Grégoire de Fournas, Mme Mathilde Hignet, M. Éric Martineau, M. Dominique Potier, M. Loïc Prud’homme, Mme Mélanie Thomin

Excusée. – Mme Marie Pochon