Compte rendu

Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir

– Audition, ouverte à la presse, de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la Commission européenne 2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Riquet, député européen 9

– Présences en réunion................................16

 

 



Jeudi
26 octobre 2023

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 22

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures.

La commission procède à l’audition de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la Commission européenne.

 

M. le président David Valence. Nous nous retrouvons pour l’audition, en visioconférence, de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres à la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission européenne.

Monsieur le directeur, vous avez répondu positivement à notre invitation dès que nous vous avons sollicité au début du mois de septembre et nous vous en remercions très sincèrement. Nous souhaitons nous entretenir avec vous des ambitions de l’Union européenne en matière de développement du trafic ferroviaire de marchandises, qui est un élément essentiel pour parvenir aux objectifs du Pacte vert. Nous aimerions également que vous puissiez nous détailler les règlements en cours d’élaboration et que vous nous indiquiez la manière dont est considéré à Bruxelles l’objectif de la France de parvenir à 18 % de part modale du fret ferroviaire en 2030.

Il ne vous sera pas demandé de prêter serment puisque, en tant que fonctionnaire européen, vous bénéficiez de l’immunité de juridiction pour les actes accomplis et pour les propos tenus dans le cadre de vos fonctions.

M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres, Commission européenne. C’est un grand honneur d’être entendu par votre commission sur un sujet aussi important. Même sans serment obligatoire, je tiendrai un discours de vérité et de transparence, dans la limite de mes capacités.

J’appartiens à la direction générale de la mobilité et des transports, qui n’est pas chargée de l’enquête en cours. Celle-ci est gérée par la direction générale de la concurrence.

Comment expliquer l’état du fret ferroviaire en France, en Europe aussi, et comment agir pour faire progresser ce secteur ? L’Europe, la France et la Commission européenne partagent l’objectif très clair de promouvoir le transport ferroviaire, tant pour les passagers que pour le fret. La Commission européenne vise, par rapport aux chiffres de 2015, une augmentation de 50 % du fret d’ici à 2030 et de 100 % d’ici à 2050. Il est donc légitime de se demander si, à ce jour, nous sommes sur la bonne voie. Hélas, les résultats ne sont pas, pour le moment, aussi bons que nous l’espérions. La part modale du rail dans l’Union stagne. En 2021, en tonnes-kilomètres, la part modale du fret ferroviaire est de 16,4 % en Europe et seulement de 10,3 % en France. Selon moi, cinq raisons principales y concourent, aussi bien pour la France que pour l’Union européenne dans son ensemble.

La première concerne le contexte : le transport ferroviaire doit faire face à des concurrents – la route et l’avion – très performants, agissant dans des environnements qui leur permettent d’opérer facilement au-delà des frontières. Ces modes de transport sont également beaucoup plus avancés que le rail dans le processus d’ouverture à la concurrence. Celle-ci incite en particulier les opérateurs routiers à améliorer la qualité de leurs services, à devenir plus efficaces et à diminuer leurs prix.

Simultanément, la désindustrialisation de l’économie de l’Europe diminue la demande de transport de matières premières et de marchandises volumineuses, réduisant en conséquence l’attrait du fret ferroviaire. Compte tenu du modèle économique qui se développe – le juste-à-temps –, la route présente un avantage évident, qui réside dans sa capacité à offrir un service de porte-à-porte. Dans la plupart des cas, le transport ferroviaire doit quant à lui supporter les coûts supplémentaires de transbordement pour le premier ou le dernier kilomètre.

Cependant, ces coûts peuvent être compensés par une tarification du transport routier liée aux coûts environnementaux réels. En France par exemple, plus de 2 500 kilomètres d’autoroutes, correspondant à 23 % du réseau autoroutier, sont gratuits. Un camion peut voyager sans péage de Bâle, en Suisse, à la frontière avec le Luxembourg en passant par Colmar, Nancy et Metz, soit 370 kilomètres, concurrençant ainsi la principale route ferroviaire du corridor mer du Nord-Méditerranée. Je suis évidemment au courant du débat sensible en France sur l’écotaxe pour les poids lourds et je saisis cette occasion pour appeler l’attention sur cette option prévue par la législation européenne en vigueur.

Le deuxième facteur qui nous semble important a trait à la facilité des opérations transfrontalières. Aujourd’hui, en tenant compte des coûts supplémentaires du transbordement, le fret est une option viable surtout pour les longues distances, généralement au-delà de 500 kilomètres.

Cela signifie que pour faire rayonner le fret ferroviaire, il est nécessaire de regarder au-delà des frontières et de viser le marché européen, même pour un grand pays comme la France. Aujourd’hui, environ 50 % du trafic de fret dans l’Union européenne est transfrontalier. Dans mon petit pays natal, le Danemark, il n’existe plus d’opérateur national et le fret ferroviaire fonctionne presque exclusivement pour le transit. Le développement du fret ne peut donc être lié à un marché purement national : les entreprises doivent viser le marché unique de l’Union européenne et même au-delà.

Partout, les opérateurs doivent faire face à un manque d’interopérabilité du matériel roulant et à une jungle de règles nationales. À la Commission, notre travail quotidien consiste à essayer de résoudre les problèmes. Depuis 2001, la Commission européenne a présenté quatre paquets ferroviaires qui ont progressivement introduit une harmonisation technique. Cependant, nous sommes encore loin d’une situation idéale dans laquelle les opérateurs ferroviaires pourraient offrir des services transfrontaliers aussi facilement que les services nationaux. Par exemple, pour les passages de frontière, il est nécessaire de changer de conducteur de train, et souvent aussi de locomotive. De plus, les sillons internationaux doivent être organisés par différents gestionnaires d’infrastructures.

Quand je parle de dimension transfrontalière, il ne faut pas oublier non plus le rôle primordial des ports : en Europe 50 % du fret ferroviaire est lié aux services portuaires et au commerce hors Union. Dès lors, il est essentiel, comme la France l’a reconnu dans sa stratégie nationale, d’accentuer la coordination avec le portuaire et le fluvial.

Le troisième facteur a trait à l’insuffisance d’investissement dans les infrastructures. Lors de son audition devant votre commission le 19 septembre, Mme la Première ministre Élisabeth Borne a évoqué un réseau ferré français « abandonné pendant des décennies ». Malheureusement, elle a raison. Fière, à juste titre, de son réseau à grande vitesse, la France a beaucoup moins investi dans son réseau conventionnel, moins utilisé par les passagers mais très utile pour le fret. L’impact négatif sur la capacité et la performance est un fait, souligné par le régulateur français.

Soyons clairs, la concurrence ne marche pas sur un réseau vétuste : le rail ne peut pas rivaliser avec la route sans un réseau de qualité et les États membres doivent investir dans leurs infrastructures. Heureusement, à partir de 2015, la tendance s’est inversée et les investissements pour l’infrastructure ferroviaire au sein de l’Union européenne, toutes sources confondues, sont en constante progression. Nous sommes passés de 39,8 milliards d’euros investis en 2015 à 41,8 milliards d’euros en 2020. Cependant, cette hausse n’est pas suffisante : l’urgence climatique et le Pacte vert pour l’Europe nous dictent d’aller au-delà.

La progression depuis 2015 a été supérieure en France (8,4 %) à la moyenne européenne (5 %). J’ajoute que dans le cadre des fonds européens dédiés au transport, le mécanisme pour l’interconnexion en Europe – Connecting Europe facility –, nous consacrons 72 % des ressources au secteur ferroviaire. Compte tenu de la nécessité de renforcer l’infrastructure, nous ne pouvons que nous féliciter de la nouvelle stratégie annoncée par l’État français visant à l’amélioration des conditions structurelles, tels la réduction des redevances d’accès au sillon pour les entreprises de fret, les investissements dans la remise à niveau de gares de triage très vétustes comme Woippy et Miramas et la création de nouveaux terminaux. De plus, le tunnel Lyon-Turin constitue un ouvrage essentiel pour le fret. Une fois achevé, il réduira les coûts d’exploitation du fret de 40 % entre Lyon et Turin. Il bénéficie d’ailleurs d’un soutien européen à hauteur de 814 millions d’euros.

Il faut également inclure tous les investissements nécessaires à la digitalisation du système ferroviaire, en dépit du manque d’innovation dans le secteur. Par exemple, le système européen de signalisation des trains, European Rail Traffic Management System (ERTMS) permet de ne pas changer de locomotive aux frontières, d’assurer la sécurité des opérations et d’augmenter la capacité de lignes aux systèmes de cantonnement vétustes. Alors que les entreprises françaises figurent parmi les premiers producteurs de ce système, la France accuse un retard considérable pour son déploiement sur son réseau national : le taux de déploiement en France est de 12 % seulement quand la moyenne européenne se situe à 25 %. De plus, les coûts de l’ERTMS sont beaucoup trop élevés en France, à 424 000 euros par kilomètre contre 175 000 euros par kilomètre en Allemagne. De même, le couplage automatique numérique, Digital Automatic Coupling (DAC), est une nécessité absolue pour le futur du fret et une occasion industrielle à saisir, qui demande néanmoins une vision claire et un effort collectif européen pour le développer. Sans l’ERTMS et le DAC, la rentabilité du wagon isolé reste très incertaine.

Le quatrième facteur est une libéralisation encore inachevée. Depuis 2007, les opérateurs de fret peuvent opérer non seulement dans le transport international, mais aussi sur chacun des marchés nationaux de l’Union. Depuis lors, de nombreux nouveaux opérateurs sont entrés sur le marché du fret. Ces nouveaux entrants sont souvent plus efficaces et plus dynamiques que les opérateurs historiques. Ils génèrent la croissance la plus élevée du secteur. Les premiers parmi eux sont maintenant rentables ou presque, grâce à la digitalisation de la commande des trains, leur fiabilité et une grande attention portée aux besoins et demandes des clients.

Au niveau de l’Union européenne, la part de marché des nouveaux entrants par rapport aux opérateurs historiques ne cesse d’augmenter. Ils contribuent de la manière la plus substantielle à la croissance globale du fret ferroviaire de l’Union, qui est passée de 385 000 tonnes kilomètres en 2015 à presque 405 000 tonnes en 2020. Cette évolution, bien que trop faible, va dans le bon sens. En outre, la concurrence a évidemment incité les entreprises historiques à adopter un modèle économique plus efficace.

Il semble clair que la recherche d’une plus grande efficacité, stimulée par la concurrence dans le secteur, est capable de créer des nouveaux acteurs, y compris publics, plus performants et plus à même de faire face à la concurrence du transport routier. Nous ne pensons pas que l’ouverture du marché puisse nuire au transport ferroviaire, et au fret en particulier. Les résultats d’exploitation de Fret SNCF étaient déjà très négatifs depuis 2001, bien avant l’ouverture à la concurrence au niveau européen pour le fret national et international en 2007. De plus, la législation européenne impose le libre accès aux marchés, mais pas obligatoirement la privatisation des opérateurs. Bref, la libéralisation ne me semble pas responsable des difficultés de Fret SNCF. En revanche, la libéralisation ne constitue pas non plus une solution miracle si les opérateurs négligent de se préparer à temps, d’investir et de s’adapter.

Le cinquième et dernier facteur de réussite consiste à donner une priorité suffisante au fret. En France, en 2021, 50 % de l’activité de fret a été réalisée sur 12 % du réseau. Il en résulte des axes principaux de plus en plus encombrés, où le transport de marchandises peine à être prioritaire par rapport au trafic passagers. La ponctualité et la fiabilité sont mises à mal, tandis que le réseau secondaire risque d’être de plus en plus négligé. Le fret est souvent le dernier servi dans l’attribution des sillons, alors qu’il opère sur un marché où la flexibilité et la ponctualité représentent des paramètres essentiels.

Pour ces raisons, la Commission européenne a récemment adopté une proposition de règlement sur l’utilisation de l’infrastructure ferroviaire dans l’Union européenne, qui devrait justement résoudre ce problème. Cette proposition vise à revoir et à rationaliser les cycles de planification de l’allocation de la capacité du réseau, pour améliorer l’efficacité de la collaboration transfrontalière.

Comme vous le voyez, nous restons convaincus, chiffres à l’appui, que la meilleure manière de relancer le transport ferroviaire de marchandises en France, mais aussi dans l’Union européenne, consiste à progresser dans la création d’un espace ferroviaire unique européen. Nous devons donner à nos entreprises, privées ou publiques, les conditions pour réussir. À cet effet, il faut investir dans une infrastructure performante, digitalisée et aux normes européennes. Il importe également d’éliminer les barrières techniques et de favoriser l’encadrement de la concurrence entre les opérateurs des secteurs public et privé.

Je voudrais terminer en ayant un mot pour les hommes et les femmes qui travaillent dans ce secteur. À la Commission européenne, nous considérons le ferroviaire comme un secteur d’avenir, un secteur d’excellence de l’industrie européenne, un élément essentiel dans la mise en œuvre du Pacte vert et un grand créateur d’emplois. Le rail, en France et dans l’Union européenne, est prioritaire pour le transport décarboné, mais aussi pour la création d’emplois.

M. le président David Valence. Je souhaite d’abord vous interroger sur les aides européennes mobilisées pour des investissements fret en France au cours des dernières années. Pouvez-vous nous en donner les montants et préciser les types d’investissement qui ont pu être accompagnés par les fonds européens ?

Ma deuxième question porte sur la proposition de règlement du 14 décembre 2021 – j’imagine en effet qu’il s’agit de celle à laquelle vous avez fait référence – qui prévoit de consacrer 50 % des sillons attribués au fret à des trains de grande taille. En quoi imaginez-vous qu’elle puisse être de nature à développer le fret au sens large, et pas seulement ces trafics de train de grande taille ?

Enfin, pouvez-vous nous donner des éléments sur l’état des négociations sur la révision du règlement RTE-T ?

M. Kristian Schmidt. Les instruments européens prévoient surtout un soutien pour l’infrastructure, dans la mesure où celle-ci permet de ne pas discriminer entre les opérateurs. Le fonds Connecting Europe Facility est doté de plusieurs milliards d’euros, dont 70 % ou plus sont consacrés au rail. En 2003, nous avions essayé d’établir un régime financier opérationnel au niveau de l’Union européenne pour soutenir le transfert modal de la route vers le fret ferroviaire et rétablir des conditions de concurrence équitables entre les modes de transport. Les résultats ont été mitigés. Il s’agissait d’un programme d’aide au démarrage appelé Marco Polo I et II, dont le budget total s’élevait à 540 millions d’euros. En revanche, son absorption budgétaire était très faible (42 %). Pour les raisons que j’ai évoquées, les conditions de base n’étaient pas favorables et il ne s’est pas traduit par un transfert modal. La plupart des entreprises qui avaient bénéficié de ce soutien ont cessé leur activité lorsque le mécanisme de soutien s’est interrompu.

Pour cette raison, nous hésitons à préconiser un soutien opérationnel, sauf si les décideurs politiques peuvent démontrer qu’il existe un segment pertinent pour ses effets sociétaux et environnementaux, comme c’est le cas pour le wagon isolé. Dans ce cas, il est possible de mettre en place un schéma de soutien non discriminatoire, évidemment ouvert à toutes les entreprises, mais qui peut bénéficier de subventions nationales. Rien dans la législation européenne n’interdit ce genre de schéma.

Vous avez également évoqué les négociations sur la révision du règlement RTE-T, qui ne relève pas directement de ma responsabilité. Nous espérons aboutir à un accord avant la fin de l’année, durant la présidence espagnole. Une proposition ambitieuse a été établie par la Commission européenne. Figurent dans le règlement des standards importants pour le fret, comme une longueur de train de 740 mètres, une vitesse minimale sur le réseau transeuropéen, le déploiement obligatoire de l’ERTMS, avec des délais clairs et contraignants et un renforcement des liaisons transfrontalières. Pour améliorer les axes et les corridors de transport à travers l’Europe, il faut finir ce réseau.

Ensuite, je n’ai pas compris à quel règlement vous avez fait référence. Je prends note de votre question et je m’efforcerai de vous répondre par écrit.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous avez indiqué que la part modale du rail mesurée en tonnes-kilomètres demeure nettement insuffisante en Europe. Ce constat fait écho à un rapport de l’Union européenne de 2016 sur le transport de marchandises. D’après vous, que manque-t-il, au niveau de la politique de l’Union européenne, pour finalement franchir un seuil qualitatif ?

Vous avez indiqué que depuis 2015, 72 % des fonds européens consacrés aux transports sont dirigés vers le rail. Cela traduit-il selon vous une inversion significative par rapport à la période précédente, durant laquelle les efforts d’investissement dans le rail et dans la route semblaient n’avoir pas été suffisamment équitables pour permettre, justement, d’atteindre les objectifs fixés par l’Union européenne ?

Par ailleurs, vous avez indiqué, me semble-t-il assez clairement, que sans la mise en œuvre opérationnelle des innovations que sont l’ERTMS et le DAC, la rentabilité de la gestion capacitaire et en particulier du wagon isolé vous paraît clairement remise en cause. Le confirmez-vous ? Disposez-vous d’éléments de comparaison entre les différents pays européens permettant de justifier une telle appréciation ?

Enfin, vous avez fait référence à une expérimentation pour favoriser le report modal, le programme Marco Polo. Si j’ai bien compris, il ne s’est pas révélé concluant. Ce programme ainsi que d’autres modifications des aides européennes sur lesquelles vous pourriez travailler visent-ils à répondre à la démarche entreprise en 2022 par une quinzaine de ministres de pays de l’Union européenne, afin que cette dernière redéploie son système d’aides auprès des opérateurs de fret à l’échelle européenne ?

M. Kristian Schmidt. Votre première question a trait aux modalités permettant un développement du fret ferroviaire. Trois facteurs doivent être pris en compte. Le premier porte sur les conditions de concurrence équitables – ou level playing field – avec les autres modes de transport. À ce titre, je peux mentionner l’écotaxe pour la route, mais également tous les éléments figurant dans le paquet de la Commission concernant l’ajustement à l’objectif 55, c’est-à-dire l’obligation légale de réduire les émissions de l’Union européenne d’au moins 55 % d'ici à 2030. Je pense notamment à l’extension du système des permis d’émission ou à l’eurovignette, qui est l’écotaxe pour les poids lourds sur la route. L’analyse des coûts externes de tous les modes de transport démontre que le fret est le moins polluant.

Le deuxième facteur concerne, je le répète, la mise en place de l’ERTMS et du DAC, notamment en raison de la pénurie de personnel dont souffre le secteur. Il est nécessaire d’investir dans un système numérique pour donner une chance au secteur de progresser.

Le troisième facteur porte sur l’infrastructure. Selon de nombreux opérateurs qui investissent en ce sens, le futur du fret réside dans l’intermodalité, qui mêle route et rail aux différentes étapes du transport.

Votre deuxième question porte sur le pourcentage des fonds européens qui sont dévolus au transport ferroviaire. Ils s’attachent particulièrement aux corridors européens et aux systèmes européens, comme l’ERTMS, qui doivent être mis en œuvre par tous les États membres. Il est évident que, depuis les années 1990, la route avait profité d’investissements plus nombreux que le rail. Il faut mentionner cependant qu’à l’occasion de l’élargissement de l’Union, il a fallu combler le retard des nouveaux pays membres et que ces derniers ont d’abord investi dans leur réseau routier. Cependant, une étude récente réalisée par Greenpeace montre que l’écart tend à diminuer : les États membres investissent plus dans le rail, de même que les fonds européens sont davantage fléchés vers ce mode de transport.

Il existe en effet un grand défi pour rendre le segment du wagon isolé rentable. Mais il faut malgré tout agir en ce sens, dans la mesure où celui-ci peut clairement contribuer à décarboner le transport. La Commission européenne a mené une étude à ce sujet en 2015 et je serai ravi de vous la transmettre. L’étude s’achève par des recommandations aux États membres et aux parties prenantes du secteur ferroviaire. Elle évoque notamment les investissements dans les infrastructures, les modifications des redevances, la garantie d’une surveillance réglementaire et, évidemment, la mise en œuvre complète du droit de l’Union européenne dans le secteur ferroviaire.

Je le répète : le droit de l’Union n’empêche pas un État de subventionner une activité de manière non discriminatoire – c’est-à-dire en ne privilégiant pas un opérateur plutôt qu’un autre – s’il est en mesure de démontrer que cette activité économique, même dans les conditions les plus favorables, ne peut pas devenir rentable, mais qu’elle est désirable d’un point de vue environnemental, sociétal et de cohésion des territoires.

Ensuite, le programme Marco Polo était actif de 2003 à 2013. Il ne constituait donc pas une réponse à l’initiative des quinze États membres que vous avez mentionnée. Le programme n’a pas eu l’effet escompté, puisque la plupart des entreprises qui avaient été soutenues à l’époque ont cessé leurs activités après la fin des subventions.

Mme Sophie Blanc (RN). Selon vous, pour quelles raisons l’ouverture de la concurrence dans le fret ferroviaire s’est-elle soldée par un échec, notamment en France ? Quelles leçons en tirez-vous ?

La Commission européenne a créé en 2012 la plateforme européenne des gestionnaires d’infrastructures ferroviaires (PRIME), dont vous êtes ou avez été co-président. Jugez-vous cette plateforme indispensable pour le pilotage du fret ferroviaire et, si tel est le cas, de quelle manière ?

M. Kristian Schmidt. Je me suis peut-être mal fait comprendre. L’ouverture à la concurrence est une grande réussite en France et en Europe, surtout dans le domaine du transport de passagers. Par exemple, chez votre voisin espagnol, l’ouverture à la concurrence pour les trains de passagers à grande vitesse a permis de réduire le prix du billet de 40 % pour le trajet entre Madrid et Barcelone.

Le modèle de SNCF Réseau est spécifique à la France et différent de celui retenu dans d’autres États membres. Il est financé en grande partie par les redevances de péage payées par les opérateurs. En conséquence, il incite à opérer moins de trains et à accroître leur taux de remplissage, pour augmenter les profits. C’est la raison pour laquelle les trains circulant en France sont moins nombreux et se concentrent essentiellement sur les grands axes à grande vitesse. Si les subventions de l’État à SNCF Réseau étaient plus élevées, SNCF Réseau pourrait peut-être diminuer ses redevances, ce qui inciterait en retour l’opérateur à fournir plus de services. Cette démarche a été adoptée par l’Italie et l’Espagne, avec le succès que l’on connaît en termes de report modal. Aujourd’hui, les voyageurs ne prennent plus l’avion entre Milan et Rome ou entre Barcelone et Madrid, grâce au grand nombre de trains bon marché. Trois opérateurs, dont Ouigo, proposent des trains entre ces deux villes espagnoles. De la même manière, Les opérateurs espagnols et italiens ont récemment pénétré le marché français. L’arrivée de Trenitalia a ainsi fait baisser les prix pour la liaison Milan-Lyon, tout en augmentant les redevances en faveur du réseau. En Espagne, le gestionnaire d’infrastructures a vu ses revenus augmenter grâce à la concurrence. Il s’agit donc d’un cercle vertueux.

Depuis la prise de mes fonctions en avril 2021, je co-préside PRIME en compagnie d’un directeur de SNCF Réseau. Il s’agit d’une organisation très importante car elle nous permet de parler avec l’ensemble des responsables d’infrastructures en Europe. À l’aide du règlement que j’ai précédemment évoqué, nous allons confier la responsabilité de la gestion du réseau européen à cet ensemble, sous une forme modifiée, qui prendra le nom d’European Rail Infrastructure Managers. Cette gestion sera ainsi plus stricte et ordonnée. Le groupe PRIME se réunira en décembre pour réfléchir à la manière de diminuer le coût de l’ERTMS.

M. Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué le calendrier d’application du programme Marco Polo, qui s’est achevé en 2013. Pouvez-vous évoquer le socle opérationnel de cette expérimentation ? Je pense notamment à son financement et aux conditions de son application auprès des entreprises. Quel bilan en avez-vous tiré ?

Par ailleurs, est-il envisagé d’encadrer le prix des péages fret au niveau européen, afin d’éviter les disparités qui alimentent les distorsions de concurrence et sont donc préjudiciables aux finances publiques et à l’évolution de la part modale ?

M. Kristian Schmidt. Le budget du programme Marco Polo était de 540 millions d’euros. Je me propose de vous adresser par voie écrite des éléments complémentaires sur le bilan de Marco Polo I et II.

S’agissant du prix des péages pour le fret et le transport de passagers, le cadre législatif et réglementaire européen laisse une grande marge aux États membres. Au-delà des principes, les modèles sont extrêmement différents selon les pays. En Suède, l’État finance entièrement l’infrastructure et les péages sont quasiment nuls. Le gestionnaire d’infrastructures suédois n’a donc pas besoin de prélever de telles redevances auprès des usagers. En revanche, le niveau des péages en France figure parmi les plus élevés en Europe. À mon sens, cela risque de décourager l’offre de nouveaux services par de nouveaux opérateurs, mais également la concurrence au-delà des frontières.

Pour le moment, nous ne pensons pas fixer ces prix, car cela nécessiterait de mettre en place l’équivalent d’un cinquième paquet ferroviaire. Mais peut-être faudrait-il que j’y réfléchisse…

M. le président David Valence. Il est exact que le système français est assez complexe. Le niveau des péages de fret se situe plutôt dans le bas de la moyenne européenne, alors qu’il est élevé pour le trafic voyageurs. Ce dernier est fixé en accord avec l’actionnaire unique de l’entreprise publique ferroviaire. Une fois que ce niveau est déterminé, l’État français prend en charge une partie de la redevance d’accès au réseau pour les autorités organisatrices régionales.

On pourrait considérer aussi que lorsque l’État finance entièrement l’infrastructure, il peut exister un risque « malthusien », puisque le gestionnaire d’infrastructures n’est pas directement intéressé à l’utilisation active de son réseau. Lorsqu’il existe des péages, le mécanisme est inverse.

M. Kristian Schmidt. Vous avez raison : à mon sens, le niveau des péages en France ne constitue pas le cœur du problème. Pour un opérateur de fret, d’autres paramètres semblent plus importants, comme la ponctualité et la fiabilité. Je ne préconise pas un modèle discount du fret. La qualité de l’offre fait souvent défaut, pas uniquement en France. J’imagine que les opérateurs que vous avez auditionnés vous l’ont confirmé.

M. le président David Valence. L’effet prix peut se faire sentir sur le fret lorsqu’il s’agit de distances courtes, généralement en deçà de 400 à 500 kilomètres. Au-delà de cette distance, le fret ferroviaire est toujours moins cher et les éléments que vous venez de mentionner sont alors plus discriminants, dans une économie qui a changé profondément et qui supporte moins ce type d’aléas et d’incertitudes.

 

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La commission procède à l’audition de M. Dominique Riquet, député européen.

 

M. le président David Valence. Nous accueillons à présent M. Dominique Riquet, député européen, membre de la commission des transports du Parlement européen et dont nous connaissons le travail, notamment celui réalisé ces derniers mois à propos de la révision du réseau RTE-T.

Monsieur le député, nous avons entendu mardi dernier M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence de la Commission européenne et nous venons de recevoir le témoignage de M. Kristian Schmidt, directeur des transports terrestres de la même Commission européenne. Nous aimerions connaître le regard que vous portez sur la politique menée en France en matière d’infrastructures ferroviaires de manière générale, et d’infrastructures dédiées au fret en particulier ; mais également sur la manière dont les investissements français pourraient être plus explicitement dirigés vers des réalisations permettant de développer le fret dans notre pays et sur notre continent.

Mais l’objectif de cette commission d’enquête, qui a été demandée par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine, est plus vaste. Nous souhaitons d’abord comprendre les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, et plus globalement d’ailleurs, puisqu’il était engagé auparavant, depuis la fin des années 1970. Nous cherchons également à cerner le rôle qu’a pu jouer la libéralisation du marché dans ce déclin de la part modale. Enfin, les membres de cette commission d’enquête s’interrogent collectivement sur les fondements de la décision prise par le gouvernement français de retenir une solution de discontinuité pour faire pièce au risque d’une condamnation de Fret SNCF à rembourser les aides publiques de 5,3 milliards d’euros regardées comme indues par la Commission européenne.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Dominique Riquet prête serment.)

M. Dominique Riquet, député européen. Je tiens à vous dire en préambule que j’ai été impressionné par la qualité des personnalités que vous avez déjà auditionnées et je me demande si je pourrai ajouter des éléments substantiels à ceux qui vous ont été déjà transmis par les prestigieux intervenants précédents.

J’évoque d’abord l’histoire du fret ferroviaire. En 1840, le rail représentait 2 % du trafic de marchandises quand la part de la route était de 70 %. En 1924, qui fut l’apogée du fret ferroviaire, la proportion était complètement inversée, le rail occupait une place prépondérante, avec 78 %, contre 10 % pour la route. Par la suite, la révolution pétrolière a consacré la domination de la route et désormais, la part modale du fret s’établit environ à 10 % en France.

Que s’est-il passé depuis la libéralisation du fret ferroviaire en Europe ? Entre 2007 et 2020, si la part du fret ferroviaire représente en moyenne 17,3 % en Europe, elle varie sensiblement d’un État membre à un autre. Elle correspond à 5,1 % en Espagne, 5,9 % aux Pays-Bas, 9,6 % au Royaume-Uni ; 9,8 % en France ; 11 % en Belgique et au Danemark ; 13,5 % en Italie ; 14 % au Portugal ; 17,9 % en Allemagne ; 24 % en Pologne ; 27 % en Finlande et 30 % en Suède. Pour mémoire, cette part est de 35 % en Suisse.

La variation de la part du fret ferroviaire dans les différents pays est relativement faible, avec cependant quelques différences selon les pays. Le fret ferroviaire a gagné en Espagne 0,5 % de parts, aux Pays-Bas 1,8 %, en Italie 4 %, en Pologne 3,6 % et en Suède 2,4 %. À l’inverse, il recule au Royaume-Uni de 3,3 %, en France de 1 % et en Allemagne de 0,3 %. Dans les pays où la part du fret ferroviaire était initialement plus forte, ce mode de transport connaît une progression plus marquée ou un recul plus modéré.

Pourquoi existe-t-il un tel déséquilibre entre le rail et la route ? La route dispose d’avantages en raison de sa plasticité sur les infrastructures, du matériel roulant, du personnel, des services, voire des mesures fiscales qui lui sont appliquées. De plus, les internalités et externalités qui sont « offertes » à la route n’ont pas toujours été prises en compte. Je pense ainsi aux émissions de dioxyde de carbone, au réchauffement climatique, à la pollution, à la congestion des routes, à la sécurité, à la dégradation des infrastructures ou au bruit.

Les avantages compétitifs de la route face au rail ont été d’autant plus marqués qu’ils ont été renforcés par une inégalité de traitement entre les deux modes de transport. Partout en Europe, la part du fret routier a en moyenne augmenté de manière considérable. En France, le transport de marchandises par la route atteint ainsi presque 90 %, passant de 126 milliards de tonnes-kilomètres en 1984 à 310 milliards de tonnes-kilomètres aujourd’hui. Le bilan comptable de Geodis est à ce titre particulièrement éloquent.

Quelles sont les spécificités françaises en matière d’infrastructures et de gestion ? Le réseau français est tout d’abord marqué par sa structure en étoile avec, en son centre, la région parisienne. Cette structure, héritée du XIXe siècle, explique la très grande faiblesse des liaisons transversales et la grande faiblesse des liaisons internationales, c’est-à-dire transfrontalières. À la frontière nord, par exemple, il n’existe quasiment pas de liaisons de fret ferroviaire depuis la façade maritime jusqu’à la Moselle. Il en va de même pour les Pyrénées.

Ensuite, nos annexes sont insuffisantes, en mauvais état ou en déshérence. Nos gares de triage, dont une bonne partie ont été progressivement désaffectées, sont réduites à la portion congrue. Il reste aujourd’hui cinq gares de triage opérationnelles en France, contre soixante-cinq en Allemagne. De même les terminaux de transfert pour le transport combiné sont au nombre de quarante-cinq en France contre deux cent trois en Allemagne. La logistique d’entrepôts et les systèmes de transfert présentent également une situation faible dans notre pays. Celle des ports est également peu favorable, au même titre que notre tissu industriel.

Une troisième caractéristique du réseau est la faiblesse de l’investissement. Il est impossible de connaître avec précision le niveau des investissements réalisés en matière de matériel roulant pour le fret ferroviaire. Cependant, ils ne sont pas florissants. L’investissement par habitant et par an dans l’infrastructure ferroviaire est de 45 euros en France contre 103 euros en Italie et 124 euros en Allemagne. Le financement public annuel s’établit ces dernières années en France à 4,5 milliards d’euros, dont plus de 2 milliards de fonds propres, soit la moitié de ce que l’on observe en Allemagne, où les fonds propres ne représentent par ailleurs que 1,8 milliard d’euros.

Dans le cadre du plan de relance européen et du grand emprunt européen associé, des annonces d’investissement dans les infrastructures à hauteur de 5 milliards de d’euros ont été effectuées en Italie et en Allemagne, et elles ont été effectivement déjà plus ou moins détaillées, ce qui n’est pas le cas en France.

Le quatrième élément de la spécificité française concerne la gestion, c’est-à-dire la faible utilisation du réseau. Celle-ci se situe à 42 kilomètres par jour en France, soit la plus faible utilisation en Europe à l’exception de la Pologne et de l’Espagne. Il faut également déplorer un très faible retour du péage sur le réseau du fret : seulement 3 % des ressources de SNCF Réseau proviennent du fret. Cela explique notamment la priorité donnée aux passagers.

La gestion des flux n’est pas centralisée et l’attribution des sillons demeure incertaine et instable. Il faut également relever des problèmes de fiabilité, de marketing et d’offre. Bien souvent, le fret est considéré comme une variable d’ajustement aux travaux ou aux incidents ou accidents qui peuvent affecter l’ensemble du réseau, notamment le réseau de transport de passagers.

Enfin, le statut des personnels de la SNCF ne constitue pas nécessairement un facteur de compétitivité par rapport à la concurrence européenne ou internationale. Finalement, le fret ferroviaire a été considéré comme un foyer de pertes et a incité l’établissement public industriel et commercial (EPIC), puis la holding, à rééquilibrer son transfert de marchandises vers la route. À ce titre, il est intéressant d’observer l’évolution simultanée de Fret SNCF et Geodis, pour des raisons qui relèvent toutes de la compétitivité intrinsèque et extrinsèque au fret ferroviaire.

Je souhaite à présent achever mon exposé en évoquant les différences de statut et de situation entre la France et l’Allemagne, deux pays dotés d’une très forte tradition ferroviaire et d’un opérateur historique majeur. La SNCF et la Deutsche Bahn (DB) bénéficient d’une part de marché dans le fret identique sur leurs territoires respectifs, soit environ 50 %. En valeur, la part allemande est plus élevée puisque le fret y est plus développé. De même, le résultat net est comparable en pourcentage, puisque le déficit courant de Fret SNCF s’élève à 300 millions d’euros quand celui de la DB est 670 millions d’euros.

En revanche, les volumes transportés ne sont pas identiques : en Allemagne, le fret ferroviaire transporte 110 millions de tonnes contre 33 millions de tonnes en France. L’investissement sur le réseau est nettement plus important en Allemagne, puisque les investissements publics y sont deux fois supérieurs. J’ai déjà évoqué la dépense d’investissement dans les infrastructures ferroviaires par habitant, qui s’établit à 45 euros en France contre 124 euros en Allemagne.

En conclusion, le fret ferroviaire en général a beaucoup souffert de la concurrence de la route, pour des raisons qui relèvent à la fois à d’une meilleure compétitivité de cette dernière et de l’absence de prise en compte des externalités. En France, la politique d’investissement, d’entretien et d’amélioration pour les infrastructures de fret ferroviaire est assez largement inférieure à ce qu’elle peut être dans d’autres grands pays industriels et ferroviaires.

M. le président David Valence. Je vous remercie. Je souhaite vous interroger sur la manière dont les politiques européennes peuvent inciter à investir sur des infrastructures dédiées au fret, qu’il s’agisse des plateformes, de la mise au gabarit de tunnels ou de la modernisation du réseau avec le système européen de sécurité European Rail Traffic Management System (ERTMS), lequel permet de faire circuler plus de trains et accroît donc la capacité d’accueil sur le réseau. Comment le Parlement européen aborde-t-il ces questions ? De quelle manière les principales politiques européennes peuvent-elles permettre d’accompagner la France dans ce déploiement d’investissements, destiné à développer la part modale du fret dans notre pays ?

M. Dominique Riquet. Il convient tout d’abord de mentionner les politiques de soutien à l’infrastructure, notamment ferroviaire, que mène l’Europe, dans le cadre à la fois de ses politiques climatiques et environnementales et de ses politiques d’infrastructures. Ainsi, un ensemble de directives et de règlements ont trait à l’environnement et visent à rétablir une forme d’équité avec le transport routier. Je pense également aux réglementations positives qui encouragent les politiques d’infrastructures, notamment ferroviaires.

Je suis rapporteur du règlement RTE-T, qui est en cours de discussion dans le cadre du trilogue. Il vise à élaborer des normes communes et à favoriser les collaborations à l’échelle intergouvernementale par le biais de réseaux transeuropéens sous la forme de corridors. L’objectif est d’offrir une meilleure visibilité, des enceintes de concertation et des capacités opérationnelles. Ce dispositif s’appuie sur des règlements financiers destinés à inciter les États membres à investir. Il peut s’agir de fonds dédiés, comme le mécanisme pour l’interconnexion en Europe – Connecting Europe Facility –, qui réserve 30 milliards d’euros à l’investissement, essentiellement pour le ferroviaire.

Ce dispositif offre également la capacité d’affecter des fonds européens non dédiés, comme des fonds territoriaux, qu’ils portent sur la compétitivité ou la cohésion, la capacité de cumuler plusieurs types de fonds européens, et enfin un accès plus aisé à des facilités, notamment auprès de la banque européenne d'investissement (BEI) ou d’autres intermédiaires qui peuvent aider à compléter des plans de financement.

Réglementairement, nous essayons d’améliorer la compétitivité du fret ferroviaire en rétablissant la vérité face au transport routier. Je rappelle d’ailleurs que la Commission européenne a produit une directive-cadre « eurovignette », laquelle vise à compenser les internalités et les externalités de la route et donc à dégager des ressources spécifiques qui pourraient être affectées aux infrastructures ferroviaires. De ce fait, l’Europe s’implique en rétablissant une concurrence correcte, en améliorant le cadre environnemental du transport de marchandises, en définissant des cadres nationaux et transfrontaliers des infrastructures et les règlements afférents et en dédiant des fonds spécifiques ou non spécifiques, partagés ou non partagés, aux travaux d’infrastructures.

Les paquets ferroviaires visent à favoriser la capacité ferroviaire fonctionnelle, aussi bien pour le trafic passager que pour le fret, en permettant une connectivité, une interopérabilité, une meilleure gestion et une ouverture à la concurrence, laquelle peut en soi prêter à discussion.

M. le président David Valence. Lorsque vous évoquez la possibilité d’internaliser les coûts de la route, faites-vous référence à la redevance pour coûts externes qui est maintenant entrée dans le droit français ?

C’est à dessein que je vous ai interrogé sur le niveau des aides européennes. En effet, en matière de politique de grandes infrastructures en France, il existe un désaccord assez volontairement mis en scène dans le dialogue avec l’Union européenne sur le niveau des aides attendues pour tel ou tel projet. Cette évaluation dissymétrique du niveau des aides européennes peut connaître des soubresauts, y compris sur des projets de fret, notamment le projet Lyon-Turin.

M. Dominique Riquet. La France est de loin l’État membre qui reçoit le plus d’aides européennes pour ses infrastructures de transport, notamment ferroviaires. Je pense notamment au projet de liaison Lyon-Turin et au canal Seine-Nord Europe. Les tensions qui peuvent exister entre l’Europe et la France tiennent au fait que cette dernière porte des projets qui ne sont pas toujours en accord avec la vision européenne dans ce domaine. En effet, l’Europe réglemente ou finance des projets en raison de leur valeur européenne ajoutée. À titre d’exemple, la France est attachée à la ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Bordeaux, qui constitue un excellent début pour achever l’Arc atlantique en direction de l’Espagne, laquelle reste pour l’instant totalement isolée en raison de l’absence de franchissement pyrénéen réellement fonctionnel. Simultanément, la France demande d’être aidée pour la ligne Bordeaux-Toulouse, un sujet « franco-français », tout en renvoyant à 2038 l'achèvement de l’Arc atlantique. Dès lors, on peut comprendre que la Commission européenne n’en soit pas satisfaite.

S’agissant du projet Lyon-Turin, le tunnel fait l’objet d’un traité sur lequel les financements sont garantis pour un montant approximatif de 4,8 milliards d’euros du côté français. Il demeure cependant une grande inconnue concernant le contournement de Lyon et les voies d’accès au tunnel, qui représentent trois fois la valeur de l’ouvrage lui-même. Pour le moment, aucun plan de financement crédible n’a été mis en place.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Votre présentation a eu le mérite rassembler de manière synthétique les éléments essentiels de ce dossier et de nous fournir une vision globale particulièrement intéressante.

Je vais aborder un terrain sans doute un peu plus politique et m’adresser non seulement à l’expert des transports, mais également au député européen que vous êtes. Votre commission des transports a-t-elle débattu des conséquences de possibles sanctions à l’encontre d’un certain nombre d’opérateurs historiques européens, dont Fret SNCF ?

Ensuite, un débat a-t-il eu lieu sur une nouvelle priorité à donner à l’enjeu écologique et, partant, les ajustements concurrentiels associés ? Enfin, vous savez que le plan de discontinuité oriente la nouvelle entité prévue en lieu et place de Fret SNCF vers la gestion capacitaire. Selon vous, cette perspective est-elle viable ?

M. Dominique Riquet. Je rappelle que les Allemands doivent faire face à la même situation concernant l’opérateur DB Cargo. Cependant, la commission des transports ne débat pas des sanctions, puisque ce sujet ne relève pas de sa compétence. Cette commission a toujours défendu le transport ferroviaire, bien avant que les motifs écologiques ne deviennent aussi prégnants. En effet, il s’agit d’un transport massifié, social et sûr, qui paraît pouvoir répondre à un certain nombre de défis.

Les sanctions sont en revanche discutées dans le cadre d’une commission qui traite des questions de concurrence, même si, à ma connaissance, les cas de Fret SNCF et de DB Cargo n’y ont pas été évoqués. Cette commission aborde les propositions de la Commission européenne sur les textes, mais également les sanctions que celle-ci envisage. Par ailleurs, la doctrine générale de la Commission européenne change tout doucement sur la manière d’envisager la concurrence à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. Dans ce cadre, le problème de concurrence intramodale, en l’espèce, n’est pas encore évoqué, mais nous sentons qu’une évolution tend à voir le jour.

Les ajustements écologiques procèdent à mon avis plus d’une remise à niveau d’une concurrence loyale. L’Europe soutient fonctionnellement les investissements dans les infrastructures ferroviaires. Nous sommes également prêts à envisager des mesures qui favoriseraient le fret ferroviaire, mais il s’agit aussi de mettre en place des ajustements sur le fret routier.

Je n’ai pas très bien compris la proposition émise par le Gouvernement français auprès de la Commission européenne pour régler le litige en cours. D’après moi, si l’on suit la demande de la Commission, cela revient à liquider la société, soit une faillite pure et simple. Évidemment, cette solution ne semble pas aller dans la direction souhaitée, qui consiste à soutenir le fret ferroviaire et à agir en faveur de l’écologie. J’apprécie assez mal la question de la discontinuité.

M. le président David Valence. Comment envisagez-vous la question du fret ferroviaire et des grands corridors européens de circulation de marchandises dans le cadre de la révision du règlement RTE-T ?

M. Dominique Riquet. Le règlement RTE-T a identifié trois réseaux en Europe : un réseau principal avec neuf grands corridors, un réseau principal élargi et un réseau accessoire – ces trois réseaux devant s’entendre tous modes confondus. À l’intérieur même du réseau principal, les neuf grands corridors sont envisagés un par un avec les différents États membres concernés et en accordant une très grande priorité au ferroviaire en général.

Nous travaillons actuellement sur le fret ferroviaire. Un texte a été déposé par la commission, dont je suis le rapporteur fictif. Il pourrait dans l’idéal être voté avant la fin de cette législature. Ce travail vise à améliorer le fonctionnement et la régulation du transport ferroviaire de marchandises à l’échelle européenne. Le texte est particulièrement dense : il comporte 75 articles, 80 pages et des annexes extrêmement complexes. L’objectif consiste ici à optimiser le fret, afin notamment de mettre en place une standardisation et une coordination à l’échelle européenne pour les grands corridors de transport de marchandises.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un grand problème : à l’intérieur même de l’Europe, le transport est à la fois transnational et international. Or, depuis cent ans, le ferroviaire n’a pas été dimensionné pour répondre à ces enjeux internationaux. Il nous faut donc essayer d’améliorer les grands corridors transfrontaliers et la coordination.

M. le président David Valence. Pourriez-vous nous communiquer ce document ?

M. Dominique Riquet. A priori oui.

M. le président David Valence. Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous poser d’autres questions ?

M. Hubert Wulfranc. Non. Les réponses qui m’ont été adressées sont pour moi très instructives sur la manière dont un dossier comme celui-ci est traité par nos collègues députés européens.

M. Dominique Riquet. Ce sujet est extrêmement important aux plans économique, sociétal et environnemental. À ce titre, il est fort justifié que le Parlement français s’empare du sujet. Les enjeux de ce dossier demeurent très importants et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne nous permettra peut-être de progresser politiquement dans le traitement de ce sujet. Je vous adresse mes souhaits de réussite pour le rapport que cette commission d’enquête produira, au bénéfice du ferroviaire, du fret ferroviaire en particulier, et pour le bien de la société française.

M. le président David Valence. Je vous remercie de cette audition très dense. Ainsi que vous l’avez sous-entendu de manière un peu facétieuse, une des conclusions à laquelle nous aboutirons probablement soulignera que l’objectif du développement du rail pour le transport de marchandises n’a pas toujours été considéré comme une priorité par les politiques publiques. Plus que d’une mauvaise volonté ou de manœuvres cachées, le fret ferroviaire a sans doute pâti d’un intérêt relativement faible jusqu’à une date assez récente.

La séance s’achève à dix-sept heures quinze.

 

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Sylvie Ferrer, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc