Compte rendu
Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir
– Audition, à huis clos, du général Thierry Poulette, commandant du centre du soutien aux opérations et des acheminements (CSOA), et du lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer 2
– Audition conjointe, à huis clos, de M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, de Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et de M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS 11
– Présences en réunion................................24
Mardi
14 novembre 2023
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 25
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures.
La commission procède à l’audition, à huis clos, du général Thierry Poulette, commandant du centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), et du lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer.
M. le président David Valence. Nous entamons ce matin la dernière journée d’auditions de notre commission d’enquête, qui a commencé ses travaux il y a plus de deux mois. Compte tenu de la nature des informations susceptibles d’être échangées, les deux premières auditions – d’une part sur le fret ferroviaire, d’autre part sur l’énergie, en particulier nucléaire – se tiendront à huis clos. Je remercie le général Thierry Poulette et le lieutenant-colonel Yves Lamaty de s’être rendus disponibles.
Notre commission, vous le savez, s’intéresse aux enjeux du fret ferroviaire depuis le début du mois de septembre – certains d’entre nous s’y intéressant depuis plus longtemps. Cette audition est particulièrement importante car le transport ferroviaire revêt une importance stratégique et emporte parfois des enjeux de souveraineté, qu’ils soient militaires ou liés à l’énergie nucléaire.
La dernière revue nationale stratégique et la récente loi de programmation militaire (LPM) ont remis la défense du territoire français et du territoire européen au centre des préoccupations, alors que les réflexions portaient jusqu’alors plutôt sur les théâtres extérieurs. Même si les acheminements militaires par rail n’ont plus le même caractère stratégique qu’au XXe siècle – c’est un élu de l’est de la France qui le dit –, le réseau ferré prend une réelle importance dans le nouveau contexte stratégique.
Nous attendons donc de vous que vous nous éclairiez sur le patrimoine ferroviaire des armées et sur le volume, la nature et le cadre de leurs acheminements ferroviaires nationaux et internationaux. Nous aimerions également en savoir plus sur vos liens contractuels avec Fret SNCF, sur l’appréciation que vous en avez et, le cas échéant, sur votre recours à d’autres opérateurs. Enfin, quel pourrait être selon vous l’impact du plan de discontinuité annoncé par le Gouvernement au mois de mai à la suite de l’enquête approfondie ouverte en janvier 2023 par la Commission européenne ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, quelle que soit leur qualité, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. le général Thierry Poulette et M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty prêtent serment.)
M. le général Thierry Poulette, commandant du centre de soutien des opérations et des acheminements. Nous vous remercions de nous recevoir pour évoquer la logistique, domaine dans lequel nous avons tous deux effectué la totalité de notre carrière. Après une brève introduction, nous vous présenterons l’organisation du transport militaire ferroviaire ; j’ai tenu à venir avec le lieutenant-colonel Lamaty car il est le commissaire militaire de la commission centrale des chemins de fer (CCF) des armées françaises. Nous évoquerons enfin les impacts du plan de discontinuité tels que nous avons pu les estimer – alors que tout n’est pas encore très clair pour nous.
Permettez-moi de me présenter brièvement : j’ai d’abord travaillé pour la circulation routière – ce que nous appelons les acheminements. J’ai commandé en métropole un régiment du train et en opération extérieure un bataillon logistique, déployé notamment en Afghanistan en 2010, à l’époque où 5 000 Français y combattaient. Ma carrière s’est déroulée en grande partie à l’international puisque j’ai servi trois ans à l’état-major de l’Union européenne à Bruxelles, puis trois ans au plus haut niveau de l’état-major de l’OTAN à Mons, au quartier général des puissances alliées en Europe – le SHAPE.
Depuis le 15 février 2022, je commande le centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), qui est responsable aujourd’hui du déploiement et du redéploiement d’environ 25 000 soldats français partout dans le monde – c’est le cœur de notre mission – ainsi que de la coordination du soutien. Ces soldats sont soit en opération, soit parmi les forces prépositionnées, par exemple au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon ou à Djibouti, soit au sein de nos forces de présence dans les DROM-COM. J’ai sous mes ordres environ 180 personnes à Villacoublay, ainsi que des centres de mise en œuvre. L’un est un régiment du train basé à Toulon, spécialisé dans le transbordement maritime – l’interface terre-mer. L’autre, le centre des transports et transits de surface, situé à Montlhéry, emploie une centaine de personnes ; c’est lui qui met en œuvre les trains, avec la SNCF.
Nous disposons, pour remplir notre mission de trois grands types de moyens. Tout d’abord, des moyens patrimoniaux, avec des avions de transport stratégique : Airbus A330 civils et MRTT (multirôle de ravitaillement en vol et de transport) ; des avions de transport tactique : Airbus A400M, qui sont mis à notre disposition par l’armée de l’air et de l’espace ; enfin, des avions de plus petite taille. Nous disposons également d’une flotte de camions appartenant à l’armée de terre, à l’armée de l’air et de l’espace et dans une moindre mesure à la marine.
Nous utilisons aussi des moyens externalisés, avec lesquels nous assurons 80 % de notre mission. Par exemple, nous louons à l’année deux bateaux ; des contrats nous permettent également de louer des places dans des avions ou des bateaux, la voie ferrée en est aussi un élément essentiel.
Enfin, nous pouvons bénéficier de moyens de nos alliés. Pour le redéploiement de nos forces en dehors du Niger, par exemple, des C-17 qataris effectueront une petite dizaine de rotations. De la même façon, lorsque nos forces ont quitté le Mali, nous avons utilisé des moyens émiriens, qataris, américains et canadiens.
Pour nous, la décarbonation des acheminements ne constitue pas la priorité : ce qui l’est, c’est de remplir notre mission. La prise en compte de la décarbonation des acheminements est dans une certaine mesure limitée par les impératifs de réactivité liés nos missions opérationnelles. Lorsqu’il s’est agi d’évacuer les soldats français du Mali, notre objectif a été de le faire en six mois, conformément à ce qu’avait ordonné le Président de la République le 17 février 2022. Nous nous intéressons cependant de plus en plus aux enjeux environnementaux et nous évertuons à privilégier la voie ferrée, qui est un moyen de transport plus vertueux en termes écologiques que l’aérien.
S’agissant enfin de l’importance du ferroviaire à l’aune de l’évolution majeure du contexte géopolitique, je suis légèrement en désaccord avec le président Valence : la voie ferrée gagne de nouveau en importance car elle représente un atout majeur à l’heure où les armées françaises se préparent de nouveau, comme lorsque j’étais jeune lieutenant dans les années 1990, à se déployer en force à l’est de l’Europe. Aujourd’hui, 75 % des ressources acheminées vers le flanc est de l’Europe le sont par la voie ferrée. L’importance croissante du transport ferroviaire se mesure au nombre de trains militaires que nous opérons chaque année : alors qu’il s’établissait jusqu’à maintenant à 300 en moyenne – principalement sur le territoire national –, il a quasiment été multiplié par deux et atteindra près de 500 trains fin 2023. Cela est dû principalement aux trains internationaux, les plus difficiles à réaliser. Nous avons ainsi acheminé de très nombreux trains vers la Pologne dans le cadre de cessions de matériel pour l’Ukraine, et nous envoyons presque tous les mois vers la Roumanie des trains de fret qui transportaient initialement du matériel roulant – chars, canons – et convoient aussi aujourd’hui du fret sensible, comme des munitions. Cela se fait en étroite collaboration avec Fret SNCF.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty, commissaire militaire aux chemins de fer. La commission centrale fer, dont je suis le chef, est au sommet de l’organisation des chemins de fer militaires. Je commencerai par mentionner quelques éléments qui démontrent le caractère très particulier de nos circulations. Nous transportons deux types de fret : d’abord des véhicules souvent très imposants, ce qui nécessite des avis de transport exceptionnel et rend difficile l’attribution de sillons. Un train de chars Leclerc, par exemple, ne peut pas croiser un autre train en raison de sa largeur ; cela implique que la SNCF prenne des dispositions particulières pendant tout son acheminement. Le deuxième type de fret que nous transportons le plus fréquemment est constitué par les conteneurs, dans lesquels on trouve de plus en plus souvent des munitions ; celles-ci étant des matières dangereuses, des gabarits de sécurité et une organisation particulière sont nécessaires.
L’une de nos spécificités par rapport aux autres chargeurs tient au fait que, dans l’année, nous ne faisons jamais voyager deux fois le même train. Contrairement à un céréalier qui demande le transport de la même quantité de céréales entre les deux mêmes gares le même jour, à la même heure, nos circulations se caractérisent par des changements permanents – gare de départ, gare d’arrivée, nombre de wagons ou encore matériel transporté – qui impliquent des avis de transport exceptionnel différents. Cette horlogerie complexe alourdit la charge de travail de la SNCF, qui doit en plus faire appel à des agents plus qualifiés pour ces trains.
Nos circulations se caractérisent aussi parfois par leur imprévisibilité, liée au contexte géopolitique. Au début de la crise à Gaza, nous avons envisagé qu’un train Vannes-Toulon achemine deux régiments basés à Poitiers et à Vannes afin qu’ils puissent embarquer. Les délais trop courts ne nous ont pas permis de le faire, mais cela montre la grande réactivité que nous attendons de notre partenaire ferroviaire. Une convention des transports ferroviaires urgents, signée entre le ministère des armées et le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, ministère de tutelle de la SNCF, nous permet heureusement d’obtenir des sillons dans un délai de soixante-douze à cent vingt heures : sur demande du général Poulette, le ministère de la transition écologique requiert de la SNCF qu’elle donne la priorité à nos trains, sans compensation de l’État pour les chargeurs dont les trains auraient été supprimés ou retardés.
Depuis le début de l’année, il a été recouru trois fois à cette convention : d’abord, pour un train à destination de la Roumanie qui s’était trouvé bloqué en raison de travaux ; une deuxième fois à l’occasion du défilé du 14 juillet, car SNCF Réseau ne pouvait acheminer les chars Leclerc que le 15 ; cet été enfin, pour préparer l’envoi d’un bataillon supplémentaire au Niger – qui n’a finalement pas eu lieu. Cette convention fonctionne très bien, et les armées en ont besoin.
Pour réaliser un train militaire, plusieurs savoir-faire militaires doivent être associés. Le premier pilier sur lequel nous nous appuyons est celui des infrastructures. Des véhicules au gabarit imposant ne peuvent être chargés dans des gares classiques : des infrastructures adéquates sont nécessaires. Pour cela, SNCF Réseau met à notre disposition une centaine de sites répartis dans toute la France. Nous avons également trente-cinq installations terminales embranchées (ITE) dans nos emprises, surtout dans les camps. Notre maillage territorial est organisé de telle sorte que toutes nos entités soient à moins de 50 kilomètres d’un point de chargement : nous leur facilitons ainsi la tâche et les incitons à utiliser le transport ferroviaire.
Le matériel constitue le deuxième pilier. Le ministère des armées possède en propre environ cinq cents wagons. Deux cents d’entre eux sont surbaissés, pour permettre le transport de tous les nouveaux véhicules de la gamme Scorpion – les Griffon, Jaguar et Serval – en évitant les avis de transport exceptionnel ; cent cinquante autres ont été spécialement conçus pour transporter des chars Leclerc ; une centaine transporte des conteneurs ; un certain nombre doit faire l’objet d’un retrait de service ; enfin, une rame opérationnelle, détenue par le 19e régiment du génie, est capable de réaliser des travaux ferroviaires partout en France. Pour faire face aux nouvelles missions qui pourraient nous être confiées, nous allons la faire passer aux ateliers afin de la rendre apte à la circulation à l’étranger. Dans le cadre de notre contrat, Fret SNCF nous fournit aussi deux cent vingt wagons plats, surtout destinés à transporter de petits véhicules. Le total a beau atteindre sept cents wagons environ, un deuxième contrat de location nous permet de louer quelques wagons supplémentaires, en particulier surbaissés. Enfin, la volonté que nous avions depuis quelques années de construire un nouveau wagon va se concrétiser : un appel d’offres sera lancé en fin d’année par la direction générale de l’armement (DGA) pour la construction de deux cent cinquante nouveaux wagons polyvalents qui pourront transporter aussi bien des matériels de type Scorpion que des conteneurs. Cette décision illustre l’importance du ferroviaire dans les armées.
Le troisième pilier essentiel à la réalisation d’un train militaire est celui de la formation et des essais de chargement. À chaque arrivée d’un nouveau véhicule dans les armées, nous devons effectuer des essais pour vérifier le type de wagon sur lequel il peut monter, déterminer les éventuelles restrictions à son passage dans certains tunnels et évaluer la nécessité d’en démonter des éléments. Ces essais sont réalisés de façon coordonnée par des personnels de la commission centrale fer, de Fret SNCF et de la section technique de l’armée de terre (STAT) : après avoir mesuré et pesé le véhicule et avoir testé son installation sur les wagons, y compris la façon de le sangler, ils établissent une fiche de chargement que les différents régiments n’ont plus qu’à suivre. Bien sûr, le personnel de la commission doit être formé à ces matériels complexes et hautement qualifié, car il n’est pas anodin de charger un train de façon sécurisée – sans qu’une sangle ne se détache, par exemple. Au moindre problème, le train risquerait de se retrouver bloqué dans un pays étranger, ce qui nous placerait dans une situation complexe.
J’en arrive au dernier pilier : nous avons bien sûr besoin d’une entreprise ferroviaire pour assurer la circulation. Le 8 décembre 2021, un marché à concurrence européenne a été remporté par Fret SNCF pour une durée de sept ans. Il y a donc bien une relation contractuelle entre le ministère des armées et Fret SNCF, dans le cadre de laquelle l’entreprise a mis à notre disposition des équipes dédiées. Une dizaine de personnes, basées à Lyon, travaillent ainsi exclusivement sur la conception des trains militaires. À Paris, une cellule présence fret est en mesure de nous renseigner en temps réel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur la position de nos trains. L’entreprise nous propose également d’autres prestations, notamment de gardiennage ou d’escorte.
Au début de la crise ukrainienne, nous avons dû agir très vite et la plus grande partie des matériels est partie en avion ; dans les mois qui ont suivi, cependant, le général a constaté une inertie s’agissant du recours à la voie ferrée, en raison de délais trop longs et d’un léger manque de réactivité. Après un travail collaboratif de plusieurs mois entre Fret SNCF et le ministère des armées, nous sommes parvenus à améliorer nos circulations. Les délais de commande des trains sans avis de transport exceptionnel ont été divisés par trois, passant de quarante-cinq à quinze jours. Nous avons réussi à mettre en œuvre des trains de munitions vers l’étranger – les Pays baltes, la Pologne et la Roumanie –, ce que nous ne savions pas faire auparavant. Enfin, nous avons établi les procédures pour bâcher les véhicules que nous cédons aux Ukrainiens, conformément à la demande qui nous était faite. Nous avons ainsi pu compter sur Fret SNCF, le partenaire historique des armées françaises.
M. le général Thierry Poulette. Vous l’aurez compris, nous avons une relation très constructive avec Fret SNCF, qui est à notre écoute et s’investit pleinement pour satisfaire nos besoins. À l’aune de ce que nous a expliqué la direction de l’entreprise – changement de nom, séparation en deux entités traction et maintenance, réduction de 20 % du chiffre d’affaires et cession à la concurrence de vingt-trois lignes de trains entiers –, nous n’avons pas identifié d’impact du plan de discontinuité sur nos activités. Le cœur de notre métier n’intéresse pas les concurrents de Fret SNCF. Les opérations, difficiles et complexes, demandent du temps et de l’énergie, si bien que cette activité n’est sans doute pas la plus rentable pour la SNCF. Nous n’avons donc pas de craintes à long terme. Nous resterons néanmoins vigilants sur la qualité de service au cours des prochaines années, notamment s’agissant des équipes dédiées. Nous sommes davantage soucieux du départ de notre correspondant défense au sein de la SNCF, qui entend suivre son épouse dans la région Pacifique pendant deux ou trois ans : nous espérons que la personne qui le remplacera sera à la hauteur et aussi performante qu’il l’a été.
La voie ferrée est fondamentale pour les ambitions de la France, puissance d’équilibre, et pour son armée. À très court terme, le soutien à l’est passe par la voie ferrée, mais nous travaillons aussi, au sein des armées et au niveau interministériel, sur l’hypothèse d’un engagement majeur. La guerre en Europe n’est plus en effet le souvenir de vieillards mais quelque chose de concret qui, nous le savons tous, pourrait advenir très vite. Or aujourd’hui, il nous serait très difficile, sans la voie ferrée, de mobiliser les armées françaises pour un conflit majeur. La voie ferrée, qui nous apporte la capacité de déplacer en masse du matériel et du personnel, est donc regardée avec attention par les logisticiens interarmées, par ceux de l’armée de terre, et par les chefs des armées.
M. le président David Valence. Mon général, vous avez indiqué que la logistique n’est sans doute pas ce qu’il y avait de plus attrayant dans les armées françaises. Sachez qu’avec M. le rapporteur Hubert Wulfranc, nous sommes convaincus que c’est aussi – peut-être même d’abord – avec la logistique que l’on gagne les conflits ; sentez-vous donc très à l’aise avec vos interlocuteurs !
Il n’y a par ailleurs pas de désaccord entre nous s’agissant de l’importance du ferroviaire : si j’ai évoqué les changements intervenus par rapport au XXe siècle, j’ai aussi insisté sur le fait que le transport par train revêtait une importance nouvelle dans le nouveau cadre stratégique que connaît notre pays.
Je voudrais vous poser quatre questions. La première est peut-être un peu indiscrète, mais il est nécessaire que vous y répondiez : quels prix la SNCF applique-t-elle au ministère des armées pour ses circulations, s’agissant notamment des péages ? S’agit-il de prix de marché ou de tarifs préférentiels ? Existe-t-il des compensations de service public du côté de SNCF Réseau et de Fret SNCF ?
Ma deuxième question porte sur la qualité de votre relation contractuelle avec Fret SNCF, que vous avez soulignée. Rencontrez-vous tout de même des difficultés, concernant les horaires ou la qualité de la prestation ?
Troisième question : comment expliquez-vous l’inertie, évoquée par le lieutenant-colonel Lamaty, qui a caractérisé le recours au transport ferroviaire lorsque le contexte a évolué à l’est de l’Europe et qu’il a fallu satisfaire de nouveaux besoins d’acheminement de matériels ? Cette inertie a-t-elle été le fait de Fret SNCF, qui aurait eu du mal à proposer des solutions nouvelles dans ce contexte, ou est-elle due à l’organisation de nos armées ?
Enfin, est-il indiscret de vous demander si vous avez reçu d’autres réponses que celle de Fret SNCF lorsque vous avez lancé l’appel d’offres à concurrence européenne en 2021 ?
M. le général Thierry Poulette. Concernant les prix, je ne peux malheureusement pas vous donner de réponse parce que, dans notre système militaire, étatique, il y a une vraie séparation entre les prescripteurs, qui définissent le besoin, et les représentants du pouvoir adjudicateur, les financiers. En tant que prescripteur, je ne m’occupe pas de la partie financière : une seconde entité, dans un autre état-major, négocie et travaille avec les entreprises sur ces questions.
M. le président David Valence. C’est le fonctionnement normal, qui vaut aussi pour les collectivités territoriales : il y a d’un côté les commissions d’appel d’offres et de l’autre le prescripteur. Cela n’empêche pas, une fois les marchés attribués, d’en connaître le prix.
M. le général Thierry Poulette. Pour ma part, je ne recherche pas ces prix.
M. le président David Valence. Il ne s’agit pas d’en donner une évaluation chiffrée mais de nous dire, par exemple, si vous acquittez des péages aussi élevés que les autres transporteurs. C’est une question relativement simple.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Dans notre marché, nous payons un droit d’entrée à Fret SNCF – 10 millions d’euros au 1er janvier 2023 –, qui nous donne le droit de composer autant de trains que nous voulons au cours de l’année. Outre cette partie fixe, nous acquittons un montant variable qui dépend du nombre de trains.
Nous n’avons de relation contractuelle qu’avec Fret SNCF. Je ne sais pas ce que demande SNCF Réseau à cette entreprise pour les péages. Par exemple, si j’ai besoin de commander un train entre Miramas et Mourmelon, j’indique le jour et l’heure souhaités pour l’arrivée : c’est 25 000 euros tout compris. Je ne sais pas comment Fret SNCF répercute ce prix ni ce que demande SNCF Réseau.
M. le président David Valence. Que vous ne le sachiez pas ne me choque pas. Vous êtes dans une situation spécifique eu égard à la circulation ferroviaire et l’objectif de réduction du coût est peut-être moins aigu que pour d’autres acteurs, et la programmation, plus tardive. Les autres chargeurs savent certainement ce que représentent les péages dans ce qu’ils paient, mais il est logique que vous ayez d’autres préoccupations que celle-ci.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Pour répondre à votre troisième question, seul Fret SNCF a répondu à l’appel d’offres de 2021.
M. le général Thierry Poulette. S’agissant de l’inertie, certaines dispositions contractuelles avaient été prises afin que le marché soit fructueux pour Fret SNCF. Le lieutenant-colonel Lamaty a mentionné le délai de quarante-cinq jours pour une commande : ces délais contractuels ont représenté un frein.
Au début d’une opération, tout est fait dans l’urgence : il faut que tout soit poussé vers l’avant le plus vite possible. Nous avons ainsi connu de vraies tensions au début du déploiement de notre dispositif en Roumanie. La plupart des 1 500 à 2 000 personnes qui y sont présentes aujourd’hui ont été convoyées par avion ou par des convois sur des voies routières civiles ou militaires. En tant que chef du CSOA, j’ai très vite proposé aux armées, notamment à mon chef, d’organiser des trains, que nous avons appelés des « shuttles ferroviaires », afin que les différents services qui envoyaient du matériel vers la Roumanie – armée de terre, services interarmées – les utilisent. Cela a été notre premier succès : nous avons commandé des trains en avance, sans savoir exactement ce qu’ils transporteraient. Tout le monde savait quand ces navettes partiraient. Nous avons ainsi réussi à ordonner le défi logistique de l’ouverture de ce théâtre. Les délais contractuels subsistaient mais nous sommes parvenus à ordonner nos procédures pour nous en accommoder.
Deuxième obstacle : l’Europe étant un continent en paix, nous respectons les lois du temps de paix, notamment pour traverser une frontière avec un train. Mes chefs croyaient que les trains partaient de Mourmelon, plein est, vers une gare de Roumanie ou de Pologne, que les militaires étaient déchargés et que le train repartait dans l’autre sens. Comme vous le savez, cela ne fonctionne pas ainsi. Nous avons dû expliquer que le train s’arrête à la frontière, où la Deutsche Bahn prend le contrôle, avec une locomotive et un pilote allemands, jusqu’à la frontière polonaise, et ainsi de suite. Il a aussi fallu que Fret SNCF se mette d’accord avec ses partenaires commerciaux en Europe.
Autre problématique : la réservation des sillons la nuit en Allemagne, où circulent principalement les trains de charbon – l’approvisionnement des centrales thermiques est essentiel pour la production d’électricité dans ce pays. La priorité va donc à ces trains, non aux trains militaires français ou aux trains militaires américains, malgré l’important contrat que la Deutsche Bahn a signé avec les Américains dans ce domaine. La difficulté a été d’insérer dans la planification des mouvements les délais nécessaires aux trains.
Nous avons toutefois obtenu d’excellents résultats en la matière : lorsque la France a déployé son bataillon en Roumanie, l’armée de terre a voulu envoyer les chars Leclerc sur porte-chars, avec des camions militaires. Connaissant les complexités du déplacement en Europe en temps de paix, nous les avons avertis de la difficulté de cette entreprise, qui a échoué : l’Allemagne a refusé l’autorisation de passage des porte-chars français, évoquant une réglementation européenne et un poids à l’essieu trop important. Grâce aux trains que le CSOA avait commandés parallèlement, les chars Leclerc sont arrivés en temps et en heure en Roumanie.
Fret SNCF a réussi à s’adapter à notre demande, qui est beaucoup moins routinière que le transport ferroviaire habituel en France : ce n’est jamais le même train. Certaines gares comme Mourmelon ou Sainte-Roseline, près du camp militaire de Canjuers, le plus grand d’Europe, sont à l’origine d’un fort trafic, de matériels notamment.
Si vous me passez l’expression, nous avions un petit train-train, qui fonctionnait bien. Il a explosé, avec des trains beaucoup plus nombreux et, surtout, plus complexes. En vertu des réglementations militaires, la sécurité d’un train de munitions partant vers la Roumanie ou la Pologne m’incombe. Vous me direz qu’elle revient plutôt au contractant, mais si un problème survient, il y a toujours un responsable à l’armée – aujourd’hui, c’est le commandant du CSOA.
Nous avons dû contractualiser avec Fret SNCF l’ajout d’une voiture voyageurs afin qu’une équipe d’accompagnement militaire soit intégrée aux trains transportant par exemple des munitions. L’équipe rend compte du passage des frontières et des éventuelles difficultés, sans toutefois disposer des mêmes prérogatives que les agents de la sûreté ferroviaire. Les restrictions liées à la sécurité des personnes s’appliquent à ses membres, qui n’ont par exemple pas le droit de descendre du train. Cela montre combien ces trains sont difficiles à organiser. Pour passer de 300 à 500 trains, un énorme travail a été mené par Fret SNCF, dont j’ai vanté les mérites, ainsi que par le lieutenant-colonel Lamaty, qui dispose d’une équipe de trois personnes.
Les relations entre les différentes filiales de la SNCF sont une autre difficulté. Sans tomber dans le « SNCF-bashing », le lieutenant-colonel Lamaty doit parfois faire part à SNCF Réseau des besoins de Fret SNCF pour nos trains. Nous nous rendons compte des difficultés qu’ils ont à se coordonner pour obtenir l’effet final recherché.
SNCF Réseau doit aussi faire face à l’entretien des lignes où ne circulent que des trains militaires : les financements sont estimés à 140 millions d’euros sur cinq ans. Ces lignes, peu nombreuses, sont cruciales pour l’armée. Il en va ainsi pour la gare de Sainte-Roseline, au bas de Canjuers, ou pour la ligne du nord-est de la France qui dessert le dépôt de munitions de Brienne-le-Château, le plus important des armées françaises. Dans l’hypothèse où les travaux n’étaient pas réalisés, SNCF Réseau a indiqué qu’elle ne fermerait pas les lignes mais que les trains devraient y circuler au pas ! Aujourd’hui, nous travaillons avec le ministère de la transition écologique pour savoir qui paiera les travaux d’entretien et d’investissement car certains ouvrages d’art doivent être entièrement refaits, notamment plusieurs ponts qui sont trop vieux.
Ces difficultés n’ont pas d’incidence directe sur notre action, ni sur les excellents résultats de Fret SNCF, à l’étranger notamment. Dans l’hypothèse d’un engagement majeur, où la France se remet en ordre de bataille pour faire face à un ennemi sur le territoire européen, il faut absolument que ces lignes soient disponibles et prêtes à servir, afin que les trains circulent de manière beaucoup plus importante sur ces sillons.
M. le président David Valence. Je vous remercie d’avoir expliqué comment vous étiez passés de 300 à 500 trains, en prévoyant des trains circulant quoi qu’il arrive et chargés en fonction des besoins, que l’on appelle parfois des « tapis roulants ».
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Les armées, avez-vous expliqué, possèdent en propre des gares, des sites, des ITE et les camps militaires sont tous à moins de 50 kilomètres d’un point de chargement ferroviaire. Vous avez évoqué la nécessité de maintenir et de régénérer les lignes et, plus généralement, les infrastructures que vous utilisez. Disposez-vous à cet effet d’un plan pluriannuel à la hauteur des enjeux qui seront demain ceux de l’armée ?
Vous possédez par ailleurs des wagons et faites construire du matériel roulant neuf. Pour satisfaire ces besoins, l’armée a-t-elle noué des relations avec des unités de production de matériel roulant ? Êtes-vous contraints de faire appel à des unités de production hors du territoire français ?
Enfin, vous êtes liés à Fret SNCF par un contrat de sept ans. Est-ce qu’une raison particulière justifie une telle durée ?
M. le général Thierry Poulette. En matière d’infrastructures, il y a deux mondes séparés, celui de SNCF Réseau et celui des armées. Les ITE sont du domaine militaire : la CCF est responsable de leur gestion.
Les ITE sont suivies de près par la commission centrale fer. Le lieutenant-colonel Lamaty et ses équipes les contrôlent fréquemment, dans tout le territoire national, par des visites, des photos, des rapports. La majeure partie des documents que je signe émane de la commission : ils sont envoyés aux responsables locaux des armées françaises qui doivent investir pour garder les ITE opérationnelles. Dans le cadre des évolutions de notre dispositif militaire, certaines installations ont pu être rétrocédées à SNCF Réseau. Il y a un vrai dialogue avec SNCF Réseau sur la question des infrastructures.
Pour ce qui est des matériels, le programme Wagons NG – nouvelle génération – de deux cent cinquante wagons n'a pas été initié aussi rapidement qu'espéré car, comme je l’indiquais dans mon propos liminaire, la logistique bénéficie d’une moindre priorité par rapport à d’autres domaines. Mais, le 24 février 2022, Vladimir Poutine a changé l’Europe. Depuis, les chefs militaires sont conscients de la nécessité des wagons nouvelle génération. Un programme d’armement a été lancé et suit son cours : il comprend une spécification que nous avons rédigée en liaison étroite avec la DGA.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. L’appel d’offres sera lancé d’ici à la fin de l’année. Étant à concurrence européenne, il ne sera pas nécessairement remporté par une entreprise française. Deux ou trois entreprises d’Europe centrale se sont du reste positionnées et ont récupéré des informations cette année.
M. le général Thierry Poulette. Parmi la quarantaine de contrats passés par le CSOA, sept ans est la durée la plus longue. Pour la plupart des partenaires privés, la durée est de cinq ans, sachant que la passation nécessite dix-huit mois de travail, avec un respect très pointilleux de la procédure contractuelle.
Malheureusement, la gestion des contrats par certains agents du CSOA a été critiquée. Comme d’habitude en cas de problème, l’armée tranche fermement : on a séparé le CSOA, prescripteur du besoin, du gestionnaire utilisateur des contrats. L’entité qui passe le contrat est la plateforme affrètement et transport, située également à Villacoublay mais dans une autre chaîne de commandement. Nous échangeons beaucoup mais ils ne prennent pas d’ordre de moi, ni moi d’eux.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Une durée de sept ans est possible lorsqu’il s’agit d’un contrat de défense : souvent, elle est divisée en une période de quatre ans et trois périodes d’un an reconductibles. On peut donc modifier le contrat ou en sortir avant les sept ans.
Le CSOA a pour but que d’autres entreprises répondent à l’appel d’offres, car la concurrence est toujours bénéfique. Pour le moment, seule Fret SNCF s’est portée candidate.
Mme Sophie Blanc (RN). Lors de transports de véhicules militaires par le train, comment vous assurez-vous de la sécurité des environs ?
Le personnel de la SNCF qui s’occupe du transport de vos cargaisons doit-il avoir une habilitation particulière ?
M. le général Thierry Poulette. La SNCF assume la responsabilité de la sécurité des environs : nous ne faisons que donner notre matériel à transporter. Il y a six mois, une brigade de gendarmerie de Montargis nous a transmis une photo d’un magnifique char Leclerc, posé sur une remorque de porte-chars, dehors, sans aucune protection : le prestataire civil n’avait pas respecté ses obligations contractuelles. De la même manière, si un train chargé de chars freine fort et que des étincelles mettent le feu à la forêt, les armées n’en sont pas responsables.
M. le lieutenant-colonel Yves Lamaty. Nous disposons de nombreux systèmes pour éviter les incidents : les essais de chargement nous permettent de vérifier que nos véhicules sont bien chargés ; nous passons du temps à établir les fiches de chargement, qui sont suivies par nos personnels.
Au départ du train, Fret SNCF met à disposition un conseiller chargement, qui ne travaille que pour les armées – ils sont une dizaine en France. Pour chaque train militaire, le conseiller vérifie que le chargement est bien effectué. Lorsque les trains partent à l’étranger, j’impose un contrôle supplémentaire avant la frontière, à Metz-Sablon ou Metz-Woippy, sur les triages. Nous refaisons un contrôle avec le personnel de Fret SNCF pour vérifier que le chargement est conforme, que rien n’a bougé depuis le début et que le chargement arrivera en Roumanie, 2 500 kilomètres plus loin. Pour l’instant, aucun incident n’est à déplorer.
Concernant les habilitations, nous n’en imposons aucune à Fret SNCF. En revanche, nous travaillons avec des personnes dédiées, que nous connaissons.
M. le général Thierry Poulette. Le lieutenant-colonel Lamaty a récemment remis à une unité de cheminots de Châlons-en-Champagne un fanion de la commission centrale fer pour les remercier du travail réalisé au profit des armées. Les représentants syndicaux et les autres cheminots l’ont accueilli chaleureusement : ils sont attachés à leur mission de service public, même si la relation est désormais contractuelle. Nous avons une relation privilégiée avec Fret SNCF, ce qui ne sera certainement pas le cas avec une compagnie ferroviaire italienne ou allemande. Ceci est une autre histoire.
M. le président David Valence. Je vous remercie d’avoir insisté sur l’importance de disposer d’un réseau en bon état non seulement sur les deux lignes capillaires fret que vous avez mentionnées mais aussi sur le réseau structurant.
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La commission procède à l’audition, à huis clos, de M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS.
M. le président David Valence. Nous accueillons, à huis clos, M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF, Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS, et M. Thibault Louvet, Directeur Général Délégué Orano NPS.
Notre commission d’enquête vient d’évoquer avec le commandement du centre de soutien des opérations et des acheminements – c’est-à-dire les transports militaires – les enjeux de souveraineté liée à ces acheminements, et nous abordons maintenant le rôle du fret ferroviaire dans la sûreté et la sécurité nucléaires et, plus globalement, dans la souveraineté énergétique de notre pays.
Cette audition intervient presque en conclusion de nos travaux, qui ont commencé voilà plus de deux mois, mais vous voudrez bien considérer cette position comme une marque de l’importance que nous accordons à sa thématique et non comme l’effet d’un remords tardif.
Le rail est le mode de transport évident des matières nucléaires de diverses natures sur le territoire français. Nous attendons donc de cette audition qu’elle nous éclaire à la fois sur l’organisation de ces acheminements ferroviaires, sur les volumes, sur les types de matières transportées, sur les enjeux de sécurité qui s’y attachent, sur les liens contractuels que vous établissez avec la SNCF et, le cas échéant, avec d’autres entreprises ferroviaires, et sur l’impact que pourrait avoir indirectement sur ces acheminements le scénario de discontinuité que le Gouvernement a présenté au mois de mai dernier pour protéger Fret SNCF d’une sanction liée aux aides publiques perçues de manière continue entre 2007 et 2019.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit que toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire sont tenues de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »
(M. Thibault Louvet, Mme Jessica Boutteau et M. Jean-François Elie-Lefebvre prêtent serment.)
M. Thibault Louvet, directeur général délégué à Orano NPS. Le fret ferroviaire pour les matières nucléaires, ce sont cinquante ans d’activité de transports mutualisés multi-lots et multi-clients. Il est incontournable pour nombre de matières, en particulier pour les combustibles usés issus des centrales d’EDF, en raison des distances, qui peuvent atteindre 700 kilomètres, et du poids des colis, qui peuvent peser entre 120 et 130 tonnes. Le fret ferroviaire est également très important pour l’interconnexion entre les usines du cycle, les ports et tous nos clients européens, puisque les flux sont très internationaux. Le ferroviaire joue un grand rôle dans la sécurisation de ces transports.
Un aspect très important pour Orano, et dont je suis certain qu’il l’est aussi pour EDF, est la décarbonation de nos transports. La solution du fret ferroviaire est à cet égard essentielle, outre qu’elle assure un plus haut niveau de sécurité compte tenu de la densité du réseau routier français, très supérieure à celle du réseau ferroviaire.
Notre exposé liminaire suivra quatre axes. Le premier consistera en un rappel très rapide des étapes du cycle du combustible nucléaire. Nous rappellerons ensuite le contexte des transports de matières radioactives en France, puis ferons un zoom particulier sur les combustibles usés d’EDF, et nous conclurons en évoquant l’importance du ferroviaire pour les transports internationaux et les développements futurs liés au développement du nucléaire.
Le groupe Orano réalise plus de 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploie 17 000 collaborateurs dans le monde. Mme Boutteau et moi-même appartenons à la société Orano NPS – emballages nucléaires et services –, qui regroupe au niveau mondial 1 000 collaborateurs, dont 600 en France sur trois sites et est l’un des leaders mondiaux du transport de matières radioactives, de la mine jusqu’aux déchets.
Dans le cycle du combustible, qui est le cœur des métiers d’Orano, la première étape est celle de l’extraction de l’uranium dans des mines situées principalement au Canada, ainsi qu’au Kazakhstan et au Niger. Des projets d’exploration minière sont également entrepris en Mongolie et en Ouzbékistan. Après l’extraction interviennent deux phases de conversion, qui permettent de passer de l’uranium naturel à l’oxyde d’uranium U3O8 sous une phase gazeuse, lequel est ensuite enrichi sur le site du Tricastin, étape qui permet de concentrer la teneur fissile de cet uranium, lequel passe ensuite à nouveau par une phase solide et est mis dans des crayons de combustible. La compétence de la fabrication du combustible appartient désormais à Framatome, dans son usine de Romans-sur-Isère.
Les combustibles sont ensuite chargés dans les centrales nucléaires d’EDF. Après les phases d’irradiation, ils sont dits « usés ». La France comme d’autres pays, dont le Japon, s’est donné comme objectif de tendre vers la fermeture du cycle du combustible, dont la première étape est le mono-recyclage : après une phase de traitement de ces combustibles usés à l’usine de La Hague, dans le Nord Cotentin, trois flux se dégagent.
Le plutonium, tout d’abord, qui représente 1 % du combustible usé retraité est envoyé à l’usine d’Orano Melox, près d’Avignon, pour refabriquer des combustibles qui seront à nouveau chargés dans les réacteurs d’EDF ou de nos clients étrangers.
L’uranium de retraitement, ensuite, qui représente encore de 95 % à 96 % du combustible usé retraité, est également reconverti, réenrichi et recyclé dans les centrales d’EDF et chez nos clients à l’étranger.
Le reliquat, de l’ordre de 3 % ou 4 % du combustible usé, constitue des déchets composés de produits de fission, vitrifiés à l’usine de La Hague et entreposés en attendant l’ouverture du stockage définitif qui est l’objet du projet Cigéo. Par ailleurs, les pièces métalliques contaminées sont compactées et entreposées avant d’être envoyées elles aussi vers le futur centre de stockage du projet Cigéo.
Mme Jessica Boutteau, directrice des transports et services à Orano NPS. Pour transporter la matière nucléaire, tous les modes de transports peuvent être utilisés, seuls ou combinés : elle peut être transportée sur des bateaux pour les transports internationaux, sur des trains, sur des camions ou même par avion. Le choix du mode de transport dépend de nombreux facteurs : la nature de la matière transportée, son volume, la masse du colis de matière nucléaire, les infrastructures disponibles, les distances à parcourir et, bien entendu, la réglementation en vigueur. Certains types de matière ne peuvent être acheminés que par un seul mode de transport, tandis que d’autres sont multimodes.
Le groupe Orano transporte le concentré minier, fabriqué dans le monde entier – mais pas en France, où nous ne disposons pas de mines d’uranium. Ce matériau arrive en France par les ports du Havre, de Dunkerque et de Fos-sur-Mer, ainsi que par Hambourg et Rotterdam. Les fûts qui le contiennent sont placés dans des conteneurs maritimes standards de type ISO 20 pieds. Les bateaux livrent généralement quelques dizaines de conteneurs, qui sont ensuite placés sur un train : une locomotive vient récupérer nos conteneurs pour les conduire à l’usine de Malvési, à côté de Narbonne. Dans le meilleur des cas, les bateaux arrivent à Fos-sur-Mer, qui est assez proche, mais dans le cas général, le combustible arrive plutôt au Havre ou à Dunkerque. Compte tenu de sa nature et de son volume, le concentré minier est systématiquement transporté par rail sur le territoire français, mais aucune obligation réglementaire ne s’oppose à le charger sur un camion.
Vient ensuite la conversion, qui produit un composé gazeux de fluorure d’uranium (UF4 ou UF6 naturel). Celui-ci peut être transporté indifféremment par la route ou par le rail, sans contrainte réglementaire. Le choix du mode de transport dépend alors principalement du volume de chaque livraison : pour moins d’une dizaine de cylindres – sachant qu’on peut poser quatre cylindres sur chaque moyen de transport –, on choisit plutôt le camion, et le train pour les livraisons importantes, de l’ordre de plusieurs dizaines de cylindres. L’UF6 gazeux est ensuite enrichi sur le site Orano du Tricastin (passage de 0,7 % à 4 à 5 % de teneur en isotope radioactif U235). Comme l’hexafluorure d’uranium (UF6) naturel, l’UF6 enrichi peut lui aussi être transporté par camion ou par le train.
Le combustible est fabriqué dans l’usine Framatome de Romans-sur-Isère, où il est presque systématiquement transporté par route vers les centrales EDF. Une fois ce combustible utilisé dans les centrales EDF, il est sorti du réacteur, et envoyé pour traitement et recyclage à l’usine de La Hague. Nous privilégions le transport ferroviaire pour les combustibles usés à destination de l’usine de La Hague, nous y reviendrons en détail par la suite. De cette usine de La Hague sortent principalement deux types de produits : du plutonium, renvoyé à Melox par camion, et du nitrate d’uranyle, renvoyé dans des citernes acheminées par le train vers le site du Tricastin pour faire de l’uranium de retraitement. En termes de volumétrie, on compte une vingtaine de trains par an acheminant chacun de dix à cinquante conteneurs pour le concentré minier, et quelques dizaines pour les composés de fluorure d’uranium. Pour le combustible usé, on compte plutôt les wagons que les trains, et on en dénombre cent cinquante à deux cents par an. Quant au nitrate d’uranyle, il représente environ un train par semaine, parfois un peu moins, car sa production est interrompue pendant quelques semaines dans l’année. Enfin, l’uranium appauvri issu du processus d’enrichissement est envoyé par la voie ferroviaire sur le site de Bessines-sur-Gartempe, dans le Limousin, pour entreposage. Cette matière est également utilisée dans le mox.
Nous transportons donc par le rail tous types de matières, à l’exception du plutonium, qui n’est réglementairement pas autorisé au transport par rail pour des raisons de protection physique, et du combustible mox qui, pour les mêmes raisons, circule uniquement par la route.
Le transport de produits nucléaires représente moins de 0,15 % du fret ferroviaire français, soit un volume très modeste, mais il fait l’objet d’une grande attention de la part des équipes de Fret SNCF compte tenu de l’enjeu sécuritaire et organisationnel afférent et des contraintes réglementaires spécifiques à ce transport. Cela suppose une formation importante des acteurs à tous les niveaux.
Nous nous appuyons donc, pour le transport ferroviaire, sur le plan de transport global de la SNCF : nos colis sont mélangés avec tout le reste du fret pour des raisons économiques et pratiques, afin de bénéficier de la souplesse de ce processus pour éviter l’effet « nez rouge » car, malgré le trisecteur et les scellés, la majorité de nos colis de matières nucléaires transportés au milieu du fret classique sont banalisés dans le multi-lots multi-clients. Nous pouvons également recourir à des trains dédiés, mais cela doit être dans le cadre des moyens résiduels du plan de transport du fret : nous nous faufilons dans les sillons et employons les locomotives qui restent, toujours donc avec des moyens mutualisés : nous ne possédons pas de locomotives dédiées à nos transports et nous ne pourrons jamais le faire.
Le transport de combustibles usés que nous assurons pour EDF est propre à la France. Comme l’a dit M. Louvet, le recyclage est un choix français : dans d’autres pays, le combustible usé est conservé dans les centrales, que ce soit en piscine ou en entreposage à sec. La France a choisi d’envoyer ses combustibles usés à La Hague pour les recycler, ce qui suppose de les transporter. Ce transport se fait exclusivement par voie ferroviaire, avec néanmoins, pour un tiers des centrales, de petites dessertes routières pour joindre la centrale au réseau. Les deux tiers de nos centrales sont embranchées, ce qui signifie que la voie ferrée arrive jusque dans la centrale.
Les colis, qui pèsent plus de 100 tonnes, voyagent sur des wagons spéciaux capables de porter des colis de grande capacité et tractés par des locomotives de Fret SNCF pour des trajets de plusieurs centaines de kilomètres qui ne pourraient techniquement pas être accomplis par la route, car certains ponts et ouvrages d’art ne supporteraient pas le poids de ces convois. Qui plus est, l’arrêté de 2006 relatif aux transports exceptionnels préconise que les transports répétitifs et exceptionnels doivent être effectués de manière privilégiée par le rail ou par voie fluviale mais, en tout cas, pas par la route. À l’exception donc de petites dessertes de quelques dizaines de kilomètres au maximum et – exception qui confirme la règle – des trajets entre la centrale de Flamanville et l’usine de La Hague, distante d’une vingtaine de kilomètres dans le Cotentin, on utilise à 100 % le train.
Pour le transport de combustibles usés, l’offre mutualisée de Fret SNCF permet de répondre avec un professionnalisme inégalé aux contraintes des opérateurs industriels que sont EDF et Orano. Nous sommes en France trois entreprises publiques possédant un savoir-faire important dans ce domaine. Nous avons essayé de faire monter en compétences d’autres opérateurs de fret, mais sans jamais y réussir. Pour nous, Fret SNCF est vital.
M. Jean-François Elie-Lefebvre, responsable à la division combustible nucléaire de la direction de la production nucléaire et thermique d’EDF. Je confirme que, pour EDF, le fret ferroviaire pour le transport de combustibles usés est un enjeu fort et le transport des colis par voie ferroviaire une priorité. La bonne coordination historiquement établie entre EDF, Orano, à qui nous confions le transport de combustibles usés, et Fret SNCF a toujours permis de sécuriser notre programme annuel de transport de combustibles usés des centrales vers le site de retraitement de La Hague et de franchir, sans impact sur le fonctionnement des centrales, des périodes de crise telles que la pandémie de covid-19 ou des grèves et divers événements extérieurs pesant sur la réalisation du programme d’évacuation du combustible usé, comme par exemple les Jeux olympiques. Il est capital, dans notre recherche de résilience et de sécurisation de nos activités d’évacuation de combustibles usés, de poursuivre cette collaboration avec Fret SNCF, qui allie l’expérience, le professionnalisme, la fiabilité et la réactivité nécessaires pour gérer les aléas en la matière.
Pour matérialiser son engagement, EDF, en lien avec la SNCF, les collectivités locales et l’État par l’intermédiaire des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), investit chaque année dans le maintien en condition opérationnelle des voies capillaires qui relient les terminaux ferroviaires ou les centrales d’EDF. On compte environ 107 kilomètres de voies ferroviaires appartenant à EDF sur des terrains d’EDF et 12 kilomètres de voies appartenant EDF sur des terrains de la SNCF, à quoi s’ajoutent des dizaines de kilomètres de voies dites « capillaires » qui, bien que n’appartenant pas à EDF, servent à son usage quasi exclusif. Chaque année, un montant de l’ordre de 500 000 euros est investi, directement ou par le biais d’une rétribution à SNCF Réseau, pour l’entretien courant de ces voies. Certaines d’entre elles exigent en outre d’importants investissements de régénération pour sécuriser leur exploitation dans le temps. Ces dernières années, nous nous sommes mobilisés, avec les collectivités et SNCF Réseau, pour l’engagement des investissements de pérennité, notamment pour la ligne Charleville-Mézières-Givet, avec 61 kilomètres de voies permettant de sécuriser les évacuations de combustible de la centrale de Chooz, et pour la ligne Chartres-Bordeaux pour la centrale du Blayais.
Dans certains cas, sur ces portions de voies utilisées principalement par EDF, nous sommes amenés à prendre en charge directement ces investissements. EDF a ainsi investi directement plus de 1,5 million d’euros pour permettre la pérennité de l’exploitation de la voie desservant la centrale de Fessenheim. Nous investissons également avec l’État et la région pour la voie qui dessert le terminal ferroviaire alimentant la centrale de Dampierre-en-Burly, à hauteur là aussi de 1,5 million d’euros, et nous avons des projets encore plus conséquents, notamment à Paluel et Penly.
La centrale de Paluel est desservie par le terminal ferroviaire de Saint-Valery-en-Caux, soit 30 kilomètres de voies capillaires utilisées exclusivement par EDF et sur lesquelles nous avons engagé avec l’État, des études d’avant-projet de régénération conséquentes, avec un investissement qui s’élève déjà à 2 millions environ, dans la perspective de travaux qui s’étaleront de 2027 à 2029, nécessitant plus de 50 millions d’investissements, dont EDF prendra en charge environ 50 à 60 %.
Pour la centrale de Penly, afin de pérenniser l’exploitation des voies, dont 18 kilomètres appartiennent à EDF et 8 kilomètres à la SNCF, nous nous sommes engagés à racheter les 8 kilomètres de la SNCF et à investir dans des travaux de régénération pour un montant global estimé aujourd’hui à 20 millions.
Avec ces investissements, qui représentent plus de 50 millions d’euros sur les prochaines années, EDF est engagé, aux côtés de la SNCF et d’Orano, dans le maintien en condition opérationnelle des voies ferroviaires permettant le transport de combustibles usés par voie ferrée dans la durée.
M. Thibault Louvet. Pour conclure, nous tenons à insister sur l’importance du ferroviaire pour les transports internationaux et les développements futurs liés au développement du nucléaire.
Le premier de ces développements est lié aux transports de combustibles usés et au retour de résidus vers des pays étrangers au titre d’accords intergouvernementaux. Ces engagements sur le long terme consistent à acheminer sur le site de La Hague des combustibles usés pour les retraiter et ensuite à retourner les résidus. Tous les transports internationaux avec nos clients européens se font toujours par le rail pour les combustibles usés et les retours de résidus.
Le deuxième développement tient à la relance du nucléaire engagée par de nombreux pays, qui se traduira par une augmentation de la demande d’uranium enrichi, pour lequel, comme l’a indiqué Mme Boutteau, il est très pertinent de privilégier le transport ferroviaire. Cet uranium enrichi est transporté depuis des usines situées en France, ainsi qu’en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas, vers des usines de fabrication d’assemblages combustibles.
En troisième lieu, nous nous sommes engagés à réduire notre empreinte carbone dans tous nos développements futurs lorsque c’est possible. Privilégier le transport par le rail est un moyen de le faire. En outre, le développement du nucléaire étant voué à générer de plus en plus de transports, nous privilégierons à chaque fois le rail pour des raisons de sécurité.
D’autres développements, enfin, sont liés aux projets de démantèlement ou de gestion des déchets. Pour le court terme, nous avons effectué des transports par le rail de déchets à faible activité vers les sites de l’ANDRA, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, car la solution ferroviaire est également très pertinente pour ces déchets. À moyen terme, lorsque le futur centre de stockage du projet Cigéo ouvrira, de très grandes quantités de déchets à haute activité devront être transportées depuis le site de La Hague, dans le Nord Cotentin, et la solution du rail sera alors incontournable.
M. le président David Valence. Madame Boutteau, vous nous avez dit que vous recouriez au maximum au service du wagon isolé : en la matière, Fret SNCF domine le marché avec une position quasi monopolistique. Comment jugez-vous le fonctionnement de cette activité et que pensez-vous, par exemple, de la modernisation des triages ? Quelles sont vos relations contractuelles avec Fret SNCF et quelles sont, à vos yeux, les qualités de cette entreprise ?
Monsieur Louvet, vous avez évoqué les flux à venir entre La Hague et le site du Cigéo, le centre industriel de stockage géologique, dans la Meuse. Comment travaillez-vous avec Fret SNCF à l’organisation de ces flux ? Comment l’entreprise les anticipe-t-elle ? Par quels investissements et quelle réorganisation de ses sillons ? Par ailleurs, rencontrez-vous des difficultés pour organiser des transports internationaux ? Le franchissement de la frontière pose-t-il des problèmes ?
Enfin, comment envisagez-vous le plan de discontinuité ? Craignez-vous qu’il ait des conséquences sur l’organisation des moyens de production de Fret SNCF et sur sa rentabilité ?
Mme Jessica Boutteau. Nous avons avec Fret SNCF des contrats de long terme, de cinq ans, qui comportent des spécifications techniques et des grilles tarifaires indexées sur le tarif du fret, qui est lui-même public.
Pour le transport des combustibles usés, le wagon isolé est essentiel. Chaque centrale fait en moyenne sept transports par an et il n’est pas possible de stocker des emballages de combustibles usés chargés au-delà de quelques jours. Une évacuation a donc lieu tous les deux mois et il est essentiel pour nous de pouvoir compter sur le multi-lots multi-clients. Près de 60 % de nos transports se font selon ce mode.
Nous avons également un train de ramassage qui parcourt les vallées du Rhône et de la Loire. Il part de Tricastin et passe par Cruas, Saint-Alban, Bugey, Belleville-sur-Loire, Dampierre-en-Burly, Saint-Laurent-des-Eaux et Chinon avant de remonter vers La Hague. Il est à notre disposition toutes les semaines mais nous en faisons usage une trentaine de semaines dans l’année. Nous utilisons, pour le faire circuler, les sillons, réservés un an à l’avance, des locomotives et des conducteurs mutualisés avec d’autres transports.
M. le président David Valence. Pourriez-vous nous dire un mot de la nature de vos relations avec Fret SNCF sur le plan contractuel, de la qualité des échanges que vous avez avec l’entreprise et de la manière dont vous percevez la mobilisation publique récente sur le segment du wagon isolé ?
Mme Jessica Boutteau. Le transport par wagon isolé est notre quotidien depuis de très nombreuses années et nous avons absolument besoin qu’il perdure.
Nos relations avec Fret SNCF sont régies par un accord de partenariat et un contrat commercial. L’accord de partenariat stipule une coopération renforcée sur le développement des transports de matières nucléaires par rail et il se décline à plusieurs niveaux. Au niveau du management, d’abord, nous avons une réunion stratégique tous les trimestres avec le management de Fret SNCF, au cours de laquelle nous examinons les sujets stratégiques et le plan de développement à long terme des transports nucléaires par voie ferroviaire. Une de nos questions stratégiques actuelles est, par exemple, celle du développement du transport ferroviaire à destination des Pays-Bas. Au niveau opérationnel, nous avons des réunions qualité mensuelles, au cours desquelles nous suivons l’évolution de différents indicateurs – qualité de service, taux de réalisation, nombre de trains à l’heure, etc. –, avec un niveau d’exigence élevé. Enfin, mes équipes sont en contact quotidien avec celles de Fret SNCF pour organiser le transport, et c’est encore plus vrai dans les périodes exceptionnelles comme les grèves ou les événements climatiques. La tempête de la semaine dernière, qui a entraîné des coupures de courant et des chutes d’arbres sur les voies, nous a ainsi obligés à nous adapter. Nous formons les agents de Fret SNCF aux exigences du nucléaire sur le terrain et, la nuit, nous nous appuyons sur Présence Fret, qui a un système d’astreintes et nous prévient en cas d’incident.
Cela fait cinquante ans que nous travaillons avec cette entreprise et nous avons pu tisser une relation de confiance avec elle. Cela ne va évidemment pas sans frictions sur le plan commercial, mais nous ne pouvons que nous féliciter de son professionnalisme. J’ajoute qu’il y a chez Fret SNCF un service dédié pour les transports spéciaux, réservé à la défense et au nucléaire. Ses équipes sont rodées et très professionnelles.
M. Thibault Louvet. La Hague et le futur centre de stockage du projet Cigéo sont distants de 700 kilomètres. La solution ferroviaire s’impose, compte tenu de la distance, du poids des colis de déchets et de leur volume.
Pour préparer l’ouverture du futur centre de stockage du projet Cigéo, nous réalisons des études de faisabilité, auxquelles participent EDF et l’ANDRA. Elles portent sur les sujets les plus variés : le passage des trains, les moyens dédiés, les emballages, les ouvrages d’art, etc. Nous sommes confiants car nous avons déjà réalisé des transports sur de grandes distances vers l’étranger, notamment en direction de la Belgique, de l’Allemagne, de la Suisse et des Pays-Bas. Le plus important est la préparation entre les équipes et le maintien du haut niveau d’expertise des acteurs du fret ferroviaire. Mme Boutteau l’a dit, il y aura toujours des imprévus : s’il y a un jour un arbre sur la voie, il faudra que les équipes d’Orano, de Fret SNCF et de l’ANDRA soient réactives.
S’agissant du développement du transport international, nous réalisons depuis plusieurs décennies des transports pour alimenter les usines du cycle d’Orano, dans l’aval comme dans l’amont du cycle. En Europe, c’est principalement par le rail – et par bateau en Asie –, mais les fondamentaux sont toujours les mêmes : nous devons rassurer nos clients sur notre capacité à avoir toutes les autorisations et les documents nécessaires au transport de marchandises de classe 7. Nous devons également évaluer les moyens nécessaires, prévoir les emballages adéquats, les conteneurs, etc. En cas d’imprévu, quand un train est annulé, notre métier est d’assurer la continuité du transport, avec Fret SNCF mais aussi, le cas échéant, avec d’autres compagnies ferroviaires européennes. Ce qui est certain, c’est que le transport nucléaire international est en plein développement. Nombre de nos clients font de la réduction de leurs émissions de CO2 une priorité et choisissent le rail pour cette raison.
La localisation de nos clients nous impose de développer le transport international. Nous avons besoin d’expertise et de réactivité, mais aussi de compétitivité : nos clients attendent certes des solutions décarbonées, mais aussi des prix attractifs.
Mme Jessica Boutteau. Vous nous demandez ce qui pourrait nous inquiéter dans le scénario de discontinuité. Le premier risque, pour nous, avec ce détourage des activités autoporteuses et la descente des activités mutualisées dans le giron d’une filiale de la SNCF, serait une augmentation des tarifs, puisqu’on pressent que les activités autoporteuses sont probablement les plus rentables. La hausse du prix de l’électricité pourrait aussi avoir un impact, mais nous verrons ce qu’il en est.
Le deuxième risque envisageable, mais qui nous semble minime, est celui d’une baisse de la qualité de service ou de compétence. Le service dédié dont nous bénéficions, avec l’armée, devrait être transposé tel quel dans la nouvelle entité : à ce stade, je n’ai donc pas trop d’inquiétudes à ce sujet.
Le troisième risque est celui d’une baisse de la flexibilité, du fait de la réduction des volumes affectés à Fret SNCF. S’il y a moins de trains, il y aura peut-être moins de possibilités de faire circuler nos wagons isolés. Là encore, c’est l’avenir qui nous le dira.
M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF n’est pas en relation commerciale avec Fret SNCF. Nous sommes en relation commerciale avec Orano, à qui nous confions la réalisation de nos transports. Nous sommes toutefois attentifs à l’évolution de la situation et à l’impact que pourrait avoir la transformation de Fret SNCF. Je souscris à l’analyse de Mme Boutteau et de M. Louvet. Nous espérons qu’il n’y aura pas de hausse des prix et EDF fera le nécessaire pour accompagner Orano dans le maintien des activités liées au transport ferroviaire de combustibles usés. Dans la mesure où le service dédié à la gestion des activités de la défense et du nucléaire est maintenu, il n’y a pas de raison de craindre une baisse de qualité. Il se peut toutefois que nous perdions un peu en flexibilité, notamment dans la gestion des aléas.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Madame Boutteau, vous avez dit que l’offre de Fret SNCF est essentielle pour vous, d’autant plus que les tentatives de recours à d’autres opérateurs n’ont pas été concluantes. Pourriez-vous nous dire un mot de ces tentatives ?
Vous avez indiqué que les combustibles usés représentaient cent cinquante à deux cents wagons par an. Pourriez-vous nous expliquer les spécificités de votre matériel roulant ? Est-il adapté à vos besoins, y compris à ceux de demain ?
Il nous a été dit que les deux tiers des centrales étaient embranchées. Pour quelle raison le tiers restant ne l’est-il pas ? Prévoyez-vous d’embrancher les centrales qui ne le sont pas ?
Vous avez évoqué le service dédié dont vous bénéficiez, au même titre que l’armée. Formez-vous les agents de Fret SNCF sur le terrain ?
M. le président David Valence. J’ai une question complémentaire pour les représentants de l’entreprise Orano : savez-vous si le tarif des péages ferroviaires que vous acquittez est celui qui s’applique aux autres entreprises qui circulent sur le réseau, ou s’il est plus élevé, compte tenu des matières stratégiques que vous transportez ?
Mme Jessica Boutteau. S’agissant des opérateurs alternatifs, je prendrai deux exemples – auxquels se résument pour ainsi dire nos tentatives. À une époque où nous avions des discussions un peu houleuses avec Fret SNCF au sujet des tarifs, nous avons souhaité tester un système différent pour le transport par rail de composés fluorés d’uranium entre Malvési et Tricastin. L’expérience a duré deux ans et elle fut catastrophique, non en termes de sécurité mais d’organisation. La qualité de service n’était pas au rendez-vous, il y avait toujours un problème – de conducteur, de locomotive ou autre – et des retards importants qui désorganisaient complètement les sites industriels. Je crois que nous avions signé un contrat pour cinq ans, que nous avons été obligés de résilier au bout de deux ans parce que les sites expéditeurs et destinataires étaient très mécontents.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. À quand remonte cette première expérience ?
Mme Jessica Boutteau. En 2015. Le deuxième exemple concerne nos transports via la Belgique. Nous nous appuyons normalement sur un acteur local, mais celui-ci a jeté l’éponge et ne souhaite plus transporter de matières nucléaires, parce qu’il estime qu’il n’y a pas assez de flux, que c’est trop compliqué et qu’il y a trop d’exigences réglementaires. C’est la raison pour laquelle Fret SNCF a effectué une demande de licence de transport ferroviaire de matières nucléaires aux autorités belges.
J’en viens à la question du matériel roulant. Pour le combustible usé d’EDF, le matériel qui nous appartient consiste en emballages lourds : c’est ce qu’on appelle les châteaux ou les forteresses. Leurs nombreuses couches de blindage expliquent le poids des colis. Ce ne sont pas des poubelles à usage unique, mais des conteneurs multi-usages : nous les remplissons chez EDF, nous les vidons à La Hague et ils retournent chez EDF. Ces emballages de transport ont une trentaine d’années et sont ultrasolides. Les wagons nous appartiennent également ; ce sont des wagons lourds, que nous avons également conçus il y a plusieurs dizaines d’années. Ils font l’objet de travaux de maintenance légère chaque année, et de travaux de maintenance plus importants tous les cinq et dix ans. Les locomotives, en revanche, ne nous appartiennent pas. À quelques rares exceptions près – un locotracteur ici ou là –, les moyens de traction, sur les voies ferroviaires du domaine public, appartiennent à Fret SNCF.
Nous avons enfin un parc d’ensembles routiers lourds ou très lourds composé de semi-remorques de huit, dix, voire douze essieux, qui permettent d’assurer le dernier tronçon entre notre terminal ferroviaire à Valognes et le site de La Hague et le premier tronçon pour les sites EDF non embranchés.
M. Jean-François Elie-Lefebvre. On compte sept centrales non embranchées : Flamanville, Paluel, Chooz, Saint-Laurent-des-Eaux, Chinon, Dampierre-en-Burly et la centrale du Blayais. J’ignore pourquoi, au moment de la construction de ces centrales, on n’a pas développé le réseau ferroviaire pour les embrancher directement. Ce que je peux vous dire, c’est que nous n’avons pas de projet de raccordement de ces centrales à la voie ferrée, sachant que chacune d’elles ne fait pas plus de dix à vingt transports de combustible usé par an.
Comme je l’ai indiqué, nous allons investir 50 à 60 millions d’euros, avec l’État, dans la régénération de 30 kilomètres de voies ferrées pour Paluel, ce qui vous donne une idée du coût au kilomètre. La centrale du Blayais est à 25 kilomètres de son terminal ferroviaire – c’est, de toutes, celle qui en est le plus éloignée ; du point de vue économique, il ne serait pas rentable de construire une voie ferrée sur cette distance pour ne faire qu’une vingtaine de transports par an au maximum.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Et s’agissant de vos liens sur le terrain avec les agents de Fret SNCF ?
Mme Jessica Boutteau. Six employés de Fret SNCF sont mis à disposition d’Orano NPS : trois dans nos locaux à Saint-Quentin-en-Yvelines, trois à Lyon dans les locaux de Fret SNCF. Ce statut particulier permet d’assurer une certaine cohérence.
Parmi eux, nous comptons une experte en radioprotection, qui travaille en binôme avec un salarié d’Orano ; leur métier est d’accompagner tout le système de radioprotection des transports en France.
Un autre s’occupe de l’organisation du gardiennage, toujours en binôme avec un de nos salariés. Leur rôle est de former nos gardiens – puisque nous employons une société extérieure pour gardienner les trains lors d’arrêts prolongés en gare –, dans le domaine du nucléaire comme sur le risque ferroviaire. La double compétence ferroviaire et nucléaire est particulièrement utile ici. Ils interviennent aussi pour former les agents au risque nucléaire. Ce sont là, principalement, des actions de prévention – nous signons des plans de prévention avec toutes les sociétés intervenantes dans chaque gare où transite de la matière nucléaire.
Ce sont des gens qui sont au quotidien sur le terrain. Ils sont basés à Lyon mais, en pratique, rarement présents au bureau…
M. Thibault Louvet. Nous menons énormément de formations, mais l’essentiel est à mon sens l’expertise de ce triangle : l’exploitant des centrales, EDF ; les équipes d’Orano ; Fret SNCF.
À la suite de la fermeture de la centrale de Fessenheim, il a été demandé d’évacuer en un temps record les combustibles usés pour démarrer au plus vite des travaux pilotés par EDF. C’est un excellent exemple de la façon dont les équipes d’Orano NPS mais surtout de Fret SNCF se sont organisées pour mener à bien cette tâche, en avance sur le planning souhaité par l’exploitant.
Bien sûr, nous devons avoir les moyens d’assurer nos missions récurrentes. Mais, grâce à nos compétences et à une bonne planification, nous arrivons même à faire face à de nouvelles demandes.
L’année prochaine auront lieu les Jeux olympiques et nos transports en seront forcément perturbés. Nous anticipons dès maintenant la planification, en fonction des arrêts de tranche d’EDF. C’est l’expertise de Fret SNCF et la planification en étroite collaboration avec EDF qui nous permettent de nous préparer pour que l’exploitation des transports nucléaires ne soit pas perturbée pendant les Jeux.
Ce sont quelques exemples concrets de ce que nous faisons ensemble sur le terrain, sans changer les moyens puisque, cela a été dit, le nombre de wagons reste le même.
M. le président David Valence. Comment ces transports sont-ils contrôlés par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ?
Mme Jessica Boutteau. Le corpus réglementaire international est édicté par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), puis décliné par les États – un peu comme pour une directive européenne. Les autorités françaises ont la réputation de durcir les règles lorsqu’elles les transposent, à la différence de ce que l’on peut voir aux États-Unis, par exemple.
Nous dépendons à la fois de l’ASN et du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) au sein du ministère de la transition énergétique.
L’ASN est responsable de la sûreté. Pour nous, cela signifie principalement la sûreté des colis : l’Autorité s’assure que toutes les dispositions sont prises, en conception, en fabrication, en maintenance et en exploitation, pour que le colis qui renferme la matière nucléaire ne puisse avoir d’impact ni sur les personnes ni sur l’environnement, quelles que soient les conditions – routine, incident, voire accident. Aujourd’hui, si un gros accident de train survient, le colis ne s’ouvrira pas ; il n’y aura pas de dispersion. L’ASN mène des inspections régulières, programmées comme inopinées, qui s’ajoutent à notre propre surveillance interne – tant de la branche transports que du groupe Orano. Autant vous dire que nous y passons beaucoup de temps !
Le HFDS s’occupe plutôt de sécurité, c’est-à-dire de la protection physique, en matière de protection contre des menaces de vol ou de détournement. Cela concerne les moyens de transport – apposition de scellés, gardiennage – mais aussi l’organisation – les itinéraires ne sont pas prévisibles, les communications sont sécurisées. L’échelon opérationnel des transports (EOT) de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) réalise également de nombreuses inspections.
Toutes ces inspections font l’objet de remarques, comme c’est le cas dans un système qualité classique.
M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF fait l’objet des mêmes inspections de l’ASN et du HFDS lorsque les colis quittent les centrales ou dans les terminaux ferroviaires.
Nous organisons aussi des exercices de gestion de crise, en lien avec Orano et les autorités, notamment l’ASN. C’est très important dans notre fonctionnement collectif. Nous disposons de plans de gestion de crise, par entreprise, qui sont partagés avec les autorités.
Le suivi du transport de matières nucléaires par l’ASN est régulier, faisant l’objet de points trimestriels au niveau d’EDF et annuels en commun avec Orano. Il en va de même avec le HFDS.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Fret SNCF, votre opérateur, est, je suppose, associé de façon étroite.
M. Jean-François Elie-Lefebvre. EDF n’entretient pas, je l’ai dit, de relations commerciales avec Fret SNCF ; mais, une fois par an, nous faisons le point sur le transport ferroviaire réalisé au cours de l’année précédente avec le HFDS, l’ASN, Orano, Fret SNCF, EDF, le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) et l’IRSN.
Mme Jessica Boutteau. Fret SNCF est évidemment associé à nos exercices.
La séance s’achève à onze heures vingt.
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Présents. – Mme Sophie Blanc, M. Nicolas Ray, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc