Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les raisons
de la perte de souveraineté alimentaire de la France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Travert, ancien ministre de l’agriculture 2

– Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Cotillard, président du groupe Les Mousquetaires, accompagné de Mme Nathalie Florent, directrice générale d’Agromousquetaires, M. Gwenn Van Ooteghem, directeur général d’Intermarché, M. Sylvain Bruno, directeur de la communication et des affaires publiques, et M. Nicolas Raynal, directeur adjoint chargé des affaires publiques et des relations institutionnelles              20

– Présences en réunion.................................41


Mercredi
29 mai 2024

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Charles Sitzenstuhl,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à quinze heures.

La commission procède à l’audition de M. Stéphane Travert, ancien ministre de l’agriculture.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous avons le plaisir de recevoir notre collègue Stéphane Travert.

Vous avez été ministre de l’agriculture et de l’alimentation de juin 2017 à octobre 2018, période qui a été notamment marquée par les états généraux de l’alimentation ainsi que par l’élaboration et l’examen par le Parlement de la première loi Egalim.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Stéphane Travert prête serment.)

M. Stéphane Travert. Merci de me permettre de venir expliquer ce que nous avons fait au début du quinquennat d’Emmanuel Macron en 2017 pour faire évoluer la souveraineté alimentaire de notre pays.

En préambule, il convient de définir ce qu’est cette souveraineté. Selon moi, c’est d’abord anticiper, prévoir et planifier, et donc entreprendre, innover, faire des choix et préparer une feuille de route.

La souveraineté doit être atteinte en menant des politiques publiques pour fournir l’alimentation nécessaire aux Français : c’est la mission nourricière d’un pays, mais aussi de l’Europe, et cela nous engage. Cette alimentation pour tous doit, de surcroît, être sûre, saine et durable. Cela implique la mise en œuvre d’une politique publique agricole visant une quadruple performance – économique, sociale, environnementale et sanitaire.

Cela implique aussi de créer de la valeur, parce que c’est ce qui va nous permettre d’effectuer les transitions, qu’elles soient nationales ou internationales. Et ces transitions accompagnent un certain nombre d’objectifs.

J’ai été nommé ministre du premier gouvernement d’Emmanuel Macron en juin 2017. Pendant la campagne présidentielle, nous avions défini une feuille de route et une ambition pour l’agriculture.

Les premiers mois du quinquennat ont donné lieu à un grand travail de diagnostic dans le cadre des États généraux de l’alimentation afin d’identifier avec l’ensemble des parties prenantes des pistes pour transformer notre agriculture. En se basant sur les conclusions des ateliers, le Gouvernement a présenté, le 21 décembre 2017, une feuille de route pour une politique nationale de l’alimentation 2018-2022, qui a constitué le guide de notre action.

Cette feuille de route était articulée en trois axes stratégiques : assurer la souveraineté alimentaire de la France ; promouvoir des choix alimentaires favorables pour la santé et respectueux de l’environnement ; réduire les inégalités d’accès à une alimentation de qualité et durable. Elle a été enrichie au fil du temps par des outils de transformation complémentaires.

Parmi les principaux instruments dont nous disposions pour dynamiser et accompagner les transformations de l’agriculture et de notre modèle rural tout au long du quinquennat figure la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, communément appelée Egalim 1, qui a été définitivement adoptée le 2 octobre 2018.

Nous nous sommes aussi appuyés sur les plans de filière. Il s’agit d’engagements volontaires des acteurs économiques dans le cadre des interprofessions, qui réunissent le maillon de la production et au moins l’un des différents maillons de la transformation et de la distribution. Les plans de filière concernaient aussi la restauration hors du foyer, en prenant en compte l’avis des associations citoyennes et de consommateurs. J’ai signé trente-cinq de ces plans, car avons considéré qu’ils étaient absolument essentiels pour la transformation agricole. L’État ne peut pas et ne doit pas tout faire à la place des acteurs, ni faire contre eux. Trop souvent, le premier réflexe est d’attendre beaucoup trop de la puissance publique : prix garantis, ouverture de débouchés à l’exportation, protection du marché intérieur ou subventions. Or l’État est le garant du respect d’engagements internationaux et européens et du droit national. Nous devons accompagner les filières à s’engager elles-mêmes dans les transformations qui vont permettre d’atteindre la souveraineté alimentaire.

L’État a bien évidemment des outils pour agir mais les acteurs doivent aussi se mobiliser. Tel est le sens des plans de filières. Cela vaut pour la relation entre les maillons d’une même filière et l’accompagnement des transitions, mais aussi pour les relations avec l’aval de la filière, qui est parfois beaucoup plus concentré.

La mise en œuvre des engagements pris dans le cadre de ces trente-cinq plans de filières a fait l’objet d’un suivi très étroit, qu’il s’agisse de l’organisation, de la gouvernance, de la segmentation du marché intérieur, du positionnement à l’exportation, du bien-être animal ou de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Les relations au sein des interprofessions ne sont en effet pas toujours très simples.

Outre ces plans de filières et la loi Egalim, nous disposions d’autres outils financiers.

Le grand plan d’investissement de 5 milliards sur la période 2018-2022 a ainsi permis de soutenir la modernisation des exploitations, la transformation des pratiques, la compétitivité de l’aval, l’innovation et la structuration des filières.

L’instrument financier le plus emblématique était un fonds de garantie de 800 millions, dont la gestion a été confiée au Fonds européen d’investissement (FEI). Il a permis d’enclencher un certain nombre de transformations de notre modèle agricole, aussi bien sur le plan national que sur le plan international et européen. Nous avions d’ailleurs désigné un ambassadeur national pour présenter ce plan dans les territoires et pour faire émerger un certain nombre de projets. Nous avions en quelque sorte mis de l’argent frais sur la table pour pouvoir atteindre les objectifs fixés par ce grand plan d’investissement.

Nous avions aussi un grand plan Ambition bio qui prenait la suite d’un programme précédent et devait permettre d’accélérer la conversion à l’agriculture biologique afin d’atteindre 15 % de la surface agricole française en bio à l’horizon 2022. La loi Egalim a réservé un certain nombre de débouchés aux productions en agriculture biologique, notamment dans la restauration collective puisque nous avions fixé un objectif de 50 % de produits sous signe de qualité, dont 20 % issus de l’agriculture biologique.

Le plan d’actions sur les produits phytopharmaceutiques et une agriculture moins dépendante aux pesticides a constitué une autre brique de notre démarche. Nous avions aussi une stratégie sur le bien-être animal.

La réforme fiscale que nous avions conduite avec Bruno Le Maire était quant à elle absolument indispensable car, pour permettre au secteur agricole d’innover et d’investir, il fallait une fiscalité adaptée à cette activité ainsi qu’aux aléas économiques, sanitaires et climatiques auxquels elle est trop souvent confrontée.

Ces mesures avaient été inscrites dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2019 et permettaient à la fois d’améliorer la résilience des exploitations agricoles et de constituer une épargne de précaution grâce à un mécanisme de déduction fiscale. Cette loi a également facilité le passage à l’impôt sur les sociétés (IS) pour les exploitants agricoles, amélioré grandement l’équité de la fiscalité des jeunes agriculteurs et favorisé la transmission des exploitations, en triplant le seuil d’exonération de certaines transmissions à titre gratuit.

Bien d’autres actions ont été mises en œuvre à la suite des états généraux de l’alimentation, dont un projet de task force européenne pour soutenir des projets avec un certain nombre de nos partenaires au sein de l’Union européenne et faire valoir les atouts de l’agriculture européenne.

Le travail de conception et de mise en place d’outils méritait d’être approfondi pour deux des volets qui figuraient dans notre feuille de route : le foncier agricole, dont on a encore beaucoup discuté des dernières semaines, et la mobilisation de tous les acteurs de la formation et de l’innovation pour améliorer l’attractivité des métiers dans tous les secteurs qui relèvent du ministère. Il s’agissait de mettre en valeur les belles opportunités professionnelles des secteurs de l’agroalimentaire et de l’agriculture. Et pour faire en sorte que tous les acteurs de l’agriculture soient mobilisés pour accompagner la transformation agricole, nous avions prévu de territorialiser les actions en nous appuyant sur les services de l’État – les directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF), les directions départementales des territoires (DDT), les directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) et les directions départementales de la protection des populations (DDPP). Ceux-ci sont de grande qualité, bien structurés et totalement opérationnels pour mettre en œuvre les politiques publiques.

Nous nous sommes heurtés à un certain nombre de difficultés.

Il a fallu travailler d’arrache-pied pour remettre à niveau le calendrier des paiements de la Politique agricole commune (PAC), car ils avaient pris beaucoup de retard. Lors de notre arrivée aux responsabilités en 2017, des paiements au titre des années 2014 et 2015 n’avaient toujours pas été effectués. Or nous avions bien évidemment besoin de ces moyens pour permettre à nos agriculteurs d’innover et de créer la valeur nécessaire pour transformer notre agriculture.

Nous avons aussi travaillé sur les différences d’exigences qui pèsent sur les productions nationales et les productions étrangères. Le titre II de la loi Egalim avait à l’époque été abondamment critiqué par les syndicats agricoles car ils considéraient que les mesures qui y figuraient pouvaient être source d’alourdissement des charges, d’ajout de contraintes et de perte de compétitivité. Or je considère que nous devions, dans une même logique, construire les prix en marche avant tout en permettant aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail, grâce à la mise en œuvre des indicateurs de coûts de production – ce qui empêchait désormais de vendre à perte. Tel était l’objet de la loi Egalim 1. Je ne reviens pas sur la loi Egalim 2, puisqu’elle a été adoptée alors que je n’étais plus ministre, mais elle a permis de compléter Egalim 1 en sanctuarisant la matière première agricole.

Nous avons aussi été très attentifs aux négociations d’accords commerciaux internationaux qui étaient en cours, et qui le sont encore. Notre position a toujours été très ferme : nous ne voulions pas pénaliser notre agriculture en signant des accords qui ne correspondaient pas à nos exigences sanitaires, réglementaires et de production.

Voilà donc toutes les actions que nous avons menées pour avoir une agriculture française plus résiliente et de meilleure qualité, même si celle-ci est reconnue comme étant de la plus grande qualité au niveau européen, voire au-delà.

Notre réflexion s’est inscrite dans un cadre qui n’était pas seulement franco-français. Nous souhaitions nous ouvrir à l’extérieur, car notre ambition est d’avoir une agriculture qui permet de nourrir nos concitoyens dans les meilleures conditions et de faire vivre ses agriculteurs, mais aussi une agriculture innovante, sans opposer les différents modèles qui existent. Il faut laisser la liberté de choix à celles et ceux qui veulent investir dans une exploitation.

Il existe un modèle de ferme française auquel nous sommes très attachés. Nous ne souhaitons pas que demain l’agriculture française ressemble à celle que l’on trouve aux Pays-Bas ou en Allemagne. Pour autant, nous considérons que notre agriculture a un avenir, parce que la France a toujours été une grande nation agricole et qu’elle demeure la première en Europe. La PAC renvoie ainsi chaque année 10 milliards d’euros d’investissements dans nos territoires.

Tous les objectifs que nous avons définis et les outils que nous avons mis en place ont simplement pour objet de concourir à la souveraineté alimentaire, en faisant vivre notre agriculture et en la rendant toujours plus compétitive afin de ne pas dépendre totalement de pays étrangers et de garantir à nos concitoyens la sécurité sanitaire et alimentaire.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Votre passage au ministère a été marqué par la désormais célèbre loi Egalim. Pourriez-vous détailler sa genèse ? Avait-elle été clairement annoncée au cours de la campagne d’Emmanuel Macron ou bien a-t-elle été décidée lors de votre prise de fonction ? L’initiative venait-elle plutôt du Gouvernement ou du Parlement ?

M. Stéphane Travert. La loi Egalim a subi un certain nombre de critiques – mais c’est le lot de tous les textes qui vont soit trop loin, soit pas assez loin.

La loi Egalim n’est pas née en juin 2017. Elle résulte d’abord du constat que les producteurs nous ont rapporté lorsque nous sommes allés à leur rencontre durant la campagne électorale avec Emmanuel Macron, mais aussi d’un ensemble de travaux réalisés par certains parlementaires au cours de la législature précédente, à l’occasion de la mise en œuvre de la loi Sapin 2 et de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. Cette dernière mettait en avant l’agroécologie, avec déjà pour objectif de concourir à la souveraineté alimentaire de notre pays.

J’ai un souvenir très précis du jour où nous avons décidé d’organiser les États généraux de l’alimentation. C’était durant la campagne, en mars 2017, lors d’une visite du candidat à La Chapelle-Rainsouin, petit village de Mayenne. Des producteurs de lait nous y avaient fait part de leur complet désarroi de ne pas maîtriser leurs coûts de production et de subir le prix payé par leur collecteur. Nous nous sommes dit que nous pouvions inverser les choses. Pourquoi la profession d’éleveur laitier – et plus largement l’agriculture – reste la seule où c’est le fournisseur qui reçoit une facture de son client et qui ne sait pas combien son produit lui sera payé ?

Grâce à la loi que nous avons fait adopter, les agriculteurs et les organisations de producteurs – qui sont l’échelle pertinente – ont la possibilité de facturer eux-mêmes le lait au collecteur.

La loi Egalim avait aussi pour objectif une meilleure répartition de la valeur en rendant impossible de vendre à perte. Cela passait par l’établissement d’indicateurs de coûts de production, un travail qui a été mené par l’ensemble des acteurs de l’interprofession.

Le 17 novembre 2017, ceux qui étaient autour de la table représentaient près de 16 % du PIB français et ils ont tous signé une charte d’engagement sur les états généraux de l’alimentation, en jurant la main sur le cœur de répartir la valeur au mieux des intérêts de chacun. Tous les maillons doivent bien évidemment pouvoir vivre et gagner de l’argent, mais en faisant en sorte que le maillon le plus faible, c’est-à-dire le producteur agricole, jusqu’alors toujours pressuré, ne soit plus laissé pour compte. La répartition devait désormais se faire équitablement.

Voilà quelle fut la genèse de cette loi, dont l’idée est née durant la campagne, au cours de laquelle le candidat Emmanuel Macron avait fait un certain nombre de propositions.

Lorsque j’ai été nommé le 21 juin, ma feuille de route était déjà prête. J’avais pour tâche d’organiser dès le 11 juillet les États généraux de l’alimentation en réunissant tous les acteurs pendant plusieurs journées. Ouvertes par le Premier ministre Édouard Philippe et moi-même, celles-ci ont été marquantes et beaucoup s’en souviennent encore comme d’une période où beaucoup de choses étaient possibles et où l’on pouvait remettre les compteurs à zéro pour repartir sur de bonnes bases. Ce fut aussi l’occasion de discuter de nouveau pour beaucoup d’acteurs qui ne se parlaient plus.

J’anticipe un peu, mais je crois qu’une nouvelle session de ces états généraux serait plutôt bienvenue, car il faut de temps en temps se remettre autour de la table pour tracer des perspectives et voir comment l’on peut progresser.

M. le président Charles Sitzenstuhl. J’en viens à la période de la fin de l’année 2018, c’est-à-dire peu de temps avant l’arrivée de Mme von der Leyen, nouvelle présidente de la Commission européenne qui mettra en place le Pacte vert et sa déclinaison agricole avec la stratégie « De la ferme à la table ».

Vous êtes alors encore ministre de l’agriculture. Des réflexions étaient-elles conduites sur le futur programme agricole de la prochaine Commission et sur ce qui ferait l’objet de débats lors de la campagne pour les élections au Parlement européen, au printemps 2019 ? Vous-même ou vos équipes avez-vous participé à ces réflexions ? Ou bien ont-elles été menées du temps de votre successeur, Didier Guillaume ?

M. Stéphane Travert. C’était assez embryonnaire à ce moment-là.

Nous nous consacrions alors à la mise en œuvre des conclusions des états généraux de l’alimentation, avec la discussion de la loi Egalim, qui nous a beaucoup occupés, et la mise en place des plans de filières. Ces plans présentaient tous un volet national, mais aussi un volet international et européen, chacune des filières – et particulièrement les plus grandes – ayant vocation à commercer avec d’autres pays.

Nous avions commencé à travailler sur ce qui allait devenir la stratégie « De la ferme à la table », mais nous n’en étions qu’au stade des réunions techniques et pas encore à celui des réunions politiques proprement dites.

Il a fallu d’abord travailler sur la maquette financière de la PAC et la France a joué un rôle majeur sur ce point. La maquette qui avait été présentée pour la législature qui allait s’ouvrir n’était pas satisfaisante puisque l’agriculture était remisée à la neuvième place parmi les priorités budgétaires de l’Union européenne. Avec d’autres, la France, grande nation agricole, a considéré qu’il fallait que la PAC reprenne la place qu’elle avait toujours occupée, c’est-à-dire parmi les cinq premières priorités – notamment parce que nos agriculteurs ont besoin des financements qui nous reviennent au titre de la PAC.

J’ai appelé six de mes homologues avec lesquels j’entretenais des relations plutôt cordiales. Trois jours plus tard, nous nous réunissions à Madrid avec les ministres espagnol, allemand, portugais, irlandais et finlandais – ce qui nous a un peu surpris s’agissant de ce dernier, car les pays du Nord sont généralement qualifiés de « frugaux » lorsqu’il s’agit de finances européennes et ne sont pas forcément des alliés des pays du Sud sur cette question. Mais nous avions su tisser un lien particulier avec la Finlande, reposant sur le respect mutuel, de sorte qu’elle a décidé de nous suivre. Nous avons donné une conférence de presse à Madrid pour exprimer notre désaccord profond et nous avons été suivis ensuite par plus de vingt-deux pays, qui ont signé la charte que nous avions proposée.

Cette action menée au premier chef par la France a permis de rendre à la PAC la place qu’elle mérite parmi les cinq principales priorités politiques européennes. Nous nous sommes battus pour obtenir un budget en mesure d’assurer les transformations de l’agriculture et de donner corps à une volonté politique qui allait déboucher sur la stratégie « De la ferme à la table » votée ensuite par le Parlement européen.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Les plans de filières concernaient-ils toutes les filières agricoles ou bien seulement certaines, choisies en raison de leur fragilité ou des difficultés qu’elles rencontraient et pour lesquelles il fallait mettre le paquet ? Dans ce dernier cas, quelles étaient les filières concernées ?

M. Stéphane Travert. J’ai signé trente-cinq de ces plans, avec les filières les plus importantes de France et d’Europe – porcine, bovine et laitière – comme avec de toutes petites filières telle celle de la noisette. Je me souviens parfaitement des négociations auxquelles ils ont donné lieu car, lorsque vous êtes ministre de l’agriculture, vous servez généralement de punching-ball à l’ensemble des acteurs de l’interprofession, dont les intérêts sont différents.

Ce que nous demandions aux filières, c’était des plans de progrès et d’accompagnement, d’une certaine manière de la planification – la vraie, pas celle qui avait été le modèle des pays de l’Est. Il s’agissait de déterminer des démarches de progrès en matière de bien-être animal, de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires ou d’agriculture biologique. Par exemple, à peine 1 % de la production de la filière porcine était biologique. La filière s’était engagée à passer à 2 % à l’horizon 2022. Cela reste peu, mais nous avons essayé d’obtenir des progrès qualitatifs dans chacune des filières.

Nous leur avons aussi demandé de travailler sur les débouchés à l’exportation. C’est comme cela que nous avons pu rouvrir la route des exportations de viande bovine avec la Turquie et avec la Chine, qui étaient fermées depuis un certain nombre d’années. C’est également ce que nous avons fait pour les fruits et légumes dans d’autres pays.

Les plans de filières comportaient donc des objectifs quantitatifs et qualitatifs, mais aussi des perspectives de débouchés pour l’ensemble des agriculteurs. Ils tenaient compte également des objectifs fixés dans la loi, afin de prévoir comment allait s’organiser une filière pour répondre à l’obligation de servir 50 % de produits sous signe de qualité, dont 20 % de produits bio, dans la restauration collective.

Nous avons parfois eu des discussions difficiles avec certaines filières ou interprofessions. Lorsque nous avons demandé que les races mixtes, c’est-à-dire les vaches qui produisent du lait et de la viande, puissent intégrer l’interprofession de la viande, cela n’a pas été facile car il s’agissait de faire entrer de nouveaux acteurs dans un marché concurrentiel sur plusieurs bassins. Nous avons eu aussi des désaccords, notamment, dans la filière bovine, sur la question des indicateurs : en fallait-il un pour les coûts de production par bassin, un pour la viande hachée et un autre pour tout le reste ? Il a fallu lever ces questions et l’État avait alors un rôle de médiation pour parvenir à tracer des perspectives positives pour l’ensemble des filières.

M. Charles Sitzenstuhl, président. Ces plans de filières avaient-ils une durée ?

M. Stéphane Travert (RE). L’objectif était la période 2018-2022. On ne peut évidemment s’engager que pour la durée d’un mandat car on ignore ce qu’il adviendra des majorités après les renouvellements. Mes successeurs ont toutefois pu signer des plans de filières, le processus ayant été un peu plus long pour certaines. Toujours est-il que la signature de trente-cinq de ces plans à l’été 2018 a représenté un travail considérable, avec d’innombrables heures de négociations, parfois difficiles, avec les filières.

Ces plans de filières sont encore disponibles aujourd’hui sur le site du ministère de l’agriculture et donnent un éclairage très précis des engagements de chaque filière en matière commerciale, de production et de planification, mais aussi sur des aspects plus sociétaux, visant à rendre les productions agricoles plus sûres, plus saines et plus durables, ce qui était l’un des deux piliers de la loi Egalim, l’autre étant le revenu agricole.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. En 2017, le discours de Rungis du Président de la République exposait la stratégie de la montée en gamme, fondée sur le constat qu’il n’était plus possible d’être compétitifs sur l’entrée et le milieu de gamme. Les représentants de la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), que nous avons auditionnés hier, nous ont présenté cette stratégie comme étant peut-être une des causes du décrochage au niveau du marché unique. Ne faudrait-il pas aujourd’hui la remettre en cause en considérant que la souveraineté alimentaire consiste aussi à pouvoir produire l’entrée et le milieu de gamme ?

M. Stéphane Travert (RE). La souveraineté alimentaire répond à une fonction nourricière : il s’agit de pouvoir nourrir l’ensemble de nos concitoyens, et de nourrir même au-delà de notre propre pays. Nous avons eu raison de défendre la montée en gamme, car elle permet de tirer vers le haut notre agriculture, les prix et, en fait, tout un modèle. Nous avons aussi besoin de produits d’entrée et de milieu de gamme, parce que nous devons avoir le souci des plus fragiles de nos concitoyens et que certains marchés doivent aussi pouvoir travailler avec ces produits.

Les objectifs que nous avons fixés, notamment pour la restauration collective, visaient toutefois à servir le plus grand nombre possible de nos concitoyens avec ces produits issus de la montée en gamme. La restauration collective est en effet celle qui touche chaque jour le plus grand nombre de personnes, que ce soit dans les hôpitaux, les écoles ou les restaurants d’entreprise. Il s’agissait ensuite de poursuivre ce travail avec la restauration commerciale pour améliorer la consommation à l’échelle sociétale, ce qui a d’ailleurs été le cas puisqu’à partir de cette période de 2017-2019 et plus ou moins jusqu’au covid, l’agriculture biologique a été portée très haut. Le label HVE (haute valeur environnementale), créé comme une contremarche à l’agriculture biologique pour donner à ceux qui souhaitaient s’y convertir le temps de progresser sur cette voie tout en bénéficiant d’un label dans lequel ils pouvaient se reconnaître, a connu un grand succès.

Il faut analyser cette politique de monté en gamme avec le regard de 2017-2018. À voir l’agriculture biologique, qui connaît aujourd’hui des difficultés plus grandes que jamais, on peut penser que certaines décisions n’auraient pas dû être prises. Mais nous ignorions alors l’existence du covid-19 et ne savions pas qu’une pandémie mondiale allait nous tomber dessus, et cette montée en gamme était indispensable pour tirer l’agriculture vers le haut et pour servir de modèle pour entraîner nos partenaires européens. Le Président de la République a d’ailleurs évoqué récemment un Egalim européen et nous verrons si nous sommes capables demain de mener un tel plan. Dès 2017, nous avions présenté notre démarche en ce sens au Conseil des ministres européen et à l’ensemble de la communauté européenne qui travaillait avec nous, à savoir les ambassades et représentations nationales de chacun des pays qui composent l’Europe. L’idée d’une montée en gamme plaisait à un grand nombre de nos partenaires européens ; je pense donc que ce choix était le bon, sans pour autant considérer que la montée en gamme était la seule chose qui importait, car il fallait traiter l’ensemble des modèles.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Cette stratégie de montée en gamme à laquelle vous dites avoir tenté de sensibiliser les autres États membres a pourtant été appliquée par la France dans un certain isolement. Dans cette perspective, nous avons augmenté les contraintes et les coûts de production avec le titre II de la loi Egalim 1. La contrepartie prévue par cette loi était certes l’amélioration du revenu, mais on peut penser que, s’il y a eu une loi Egalim 2, c’est peut-être parce que ce dispositif avait atteint ses limites. L’augmentation unilatérale du standard sur un marché unique où nous sommes en concurrence directe se fait au prix de distorsions de concurrence préjudiciables à l’agriculture. C’est du moins le sentiment que m’a donné la présentation de son action par le ministre Didier Guillaume. Aviez-vous alors conscience du fait que, dans un contexte de concurrence sur un marché unique, cette mesure aggraverait les distorsions de concurrence ?

M. Stéphane Travert (RE). On sait bien qu’on n’avance pas tout seul, mais la France peut avoir l’ambition – qui lui est parfois reprochée – de montrer le chemin. Nous étions au début d’un quinquennat, moment où il faut poser des marqueurs politiques. Un candidat est élu avec un programme et une ambition politiques dont les ministres sont chargés d’exécuter la feuille de route. Au niveau européen, l’année 2019 devait voir une nouvelle programmation, de nouvelles élections, un nouveau Conseil, et le rôle de la France était de montrer le chemin en engageant une dynamique. C’est le sens de l’action que nous avons menée en 2017 et 2018, en vue de préparer les autres pays européens et en leur demandant de nous suivre dans certains domaines. Si nous avions voulu que la montée en gamme ne concerne que la France, pourquoi aurions-nous pris le temps de faire le tour de toutes les capitales européennes pour faire la promotion ce que nous faisions dans notre pays ? Nous voulions entraîner les autres derrière nous parce que nous considérions que le meilleur moyen de protéger l’agriculture européenne était de la tirer tout entière vers le haut. Comme partout, en politique, dans les associations ou à toutes les étapes de la vie des entreprises, il faut quelqu’un pour prendre le lead, pour prendre son bâton de pèlerin, si j’ose dire, pour montrer aux autres ce que l’on peut faire ensemble et la manière d’y parvenir ; rester chez soi et gérer les affaires courantes n’était pas un objectif pour nous. Nous voulions affirmer et réaffirmer, devant une situation internationale déjà complexe, une vision européenne de la souveraineté en matière d’agriculture. La France, plus grande et plus ancienne nation agricole, devait porter ce message.

Quand on s’engage sur le chemin, certains peuvent rester à la traîne et créer ce que vous appelez des distorsions de concurrence. Notre ambition est de réduire ces distorsions pour atteindre une cohérence européenne. Mais l’Europe avance à vingt-sept ; c’est un paquebot qui ne se mène pas à la godille : il faut du temps pour lui faire prendre un virage, et celui de la transition est essentiel. Nous sommes bien conscients qu’en montrant le chemin nous ne sommes pas toujours certains d’être suivis, mais nous n’étions pas seuls, nous avions des partenaires solides qui faisaient confiance à la France en raison de son image parmi les pays européens, en raison aussi du nouveau gouvernement et du nouveau président qui venaient d’arriver. De nombreux pays européens regardaient ce qui se passait en France et c’était pour nous l’occasion de prendre la main.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je comprends que vous ayez voulu montrer le chemin, mais depuis la loi Egalim 1, c’est-à-dire depuis cinq ou six ans – et il faudra encore du temps –, c’est l’agriculture française qui porte le fardeau de cette ambition, alors qu’elle doit courir la même course que ceux qui mettent du temps à s’appliquer les mêmes exigences. Je me demande si cela a bien été pris en compte.

Par ailleurs, les observateurs ont noté que votre passage au ministère a été marqué par un rapport de force avec le ministère de l’écologie. Ce rapport de force était-il lié à la personnalité de Nicolas Hulot, qui était alors à sa tête et avait du poids dans le Gouvernement, ou s’agit-il d’un rapport de force permanent qui existe non seulement entre les ministres, mais aussi entre les services ? Quelle est la nature des arbitrages qui peuvent être rendus au bénéfice des préoccupations du ministère de l’agriculture pour maintenir une agriculture compétitive et productive ?

M. Stéphane Travert (RE). Nous avons déjà eu cet échange dans le cadre de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires, à laquelle vous participiez. Il est vrai que nous avons vécu alors une période de tension avec le MTES, le ministère de la transition écologique et solidaire. Les objectifs étaient communs : il s’agissait de la feuille de route du Président de la République, projet politique avec lequel j’étais pleinement en phase. Nommé ministre, je devais tout simplement appliquer cette feuille de route.

Dans la mise en œuvre, toutefois, les opinions ou la manière de faire peuvent parfois diverger. Je considérais que nous devions accompagner l’agriculture dans les transitions et, selon cette expression que mon histoire politique me fait apprécier, « laisser du temps au temps ». Il fallait en effet laisser du temps à l’agriculture car les transitions devaient être soutenables financièrement, économiquement et techniquement. Ainsi, lors des débats que nous avons eus en septembre 2018 sur la loi Egalim, certains amendements visaient à l’interdiction de la poule en cage au 1er janvier 2019. Or, si l’on peut souscrire à l’objectif d’interdire l’élevage de poules en cage au titre du bien-être animal et d’une agriculture de meilleure qualité, il faut toutefois laisser aux agriculteurs le temps de se retourner. Il en va de même pour les productions industrielles. Les débats ont donc été marqués par des désaccords, non sur le fond, mais sur la méthode, sur la manière d’atteindre les objectifs.

Mon expérience de l’engagement dans l’action politique m’a appris que ce sont là des débats que l’on peut connaître à plusieurs niveaux, notamment au niveau régional, entre vice-présidents chargés respectivement de l’agriculture et de l’environnement : il ne s’agit pas nécessairement de désaccords frontaux mais il est parfois nécessaire de trouver des compromis. Il est arrivé de tout temps, et il arrivera encore, que le ministère de l’agriculture et le ministère de l’environnement n’aient pas tout à fait la même lecture de certaines situations. L’objectif de chacun est de trouver les compromis nécessaires. Faute de compromis, comme cela a pu être le cas à l’époque avec le MTES, un arbitrage est rendu par le Premier ministre ou par le Président de la République – par chance, ce dernier suivait alors particulièrement le dossier agricole, et il continue à le suivre de très près. Au-delà des divergences, qui peuvent tenir aussi aux personnes qui sont à la tête des ministères, il faut retenir ce que nous avons fait. Et les agriculteurs nous ont dit, lors de la discussion du projet de loi d’orientation agricole (PLOA), qu’ils souhaitent qu’Egalim puisse s’appliquer – ce qui n’est pas le cas pour d’autres lois parfois anciennes comme la loi de modernisation de l’économie (LME), dont ils demandent, sur le terrain, l’abrogation.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous êtes aujourd’hui favorable au CETA, l’Accord économique et commercial global, conformément à la position du Gouvernement et de la majorité. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi votre signature figure sur une saisine du Conseil constitutionnel déposée en février 2017 par plusieurs membres du groupe socialiste de l’époque, au quadruple motif que cet accord de libre-échange avec le Canada était incompatible avec les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, le principe d’indépendance et d’impartialité des juges, le principe d’égalité devant la loi et le principe de précaution ?

M. Stéphane Travert (RE). J’étais alors membre du groupe Socialiste, écologiste et républicain. Il ne s’agissait pas pour autant de refuser un accord avec le Canada, avec lequel nous avons des liens d’amitié très forts, ni de nous opposer aux États ; il s’agissait d’émettre un message d’alerte quant aux conditions dans lesquelles, à l’époque, le CETA pouvait être négocié et mis en œuvre. J’ai donc signé la saisine – bon nombre de députés socialistes me l’ont d’ailleurs rappelé lorsque j’étais ministre –, mais j’ai pu, avec les services du Premier ministre et en interministérialité, préparer les conditions de négociation des accords du CETA.

L’élu normand que je suis peut vous dire qu’aujourd’hui, cet accord sert parfaitement les intérêts de la filière laitière française. Trois grandes coopératives marquantes du paysage industriel, agro-industriel et agricole de la Normandie affichent à cet égard des chiffres impressionnants. Il en va de même pour le fromage et, bien sûr, pour les vins et spiritueux. J’échange régulièrement avec l’ambassadeur du Canada, et je l’ai fait hier encore. Il se trouve que le Canada n’a pas souhaité exporter de viande, du moins vers la France, considérant qu’il a d’autres domaines d’intérêt dans ses relations avec notre pays et que ses modes d’élevage ne correspondent pas tout à fait à nos modèles et à nos standards. De fait, les volumes de viande importés du Canada en France correspondent à peine à la valeur d’un steak haché par habitant ou par famille. Le CETA a donc produit un solde positif.

Je ne pouvais pas dire au Premier ministre que, puisque j’avais signé une saisine du Conseil constitutionnel, je ne pouvais pas travailler à la mise en œuvre d’un accord avec le Canada ! Lorsqu’on est en responsabilité, on assume cette responsabilité. Mais celle-ci me mettait aussi en situation d’éviter que ne se réalisent les effets négatifs qui nous avaient fait alerter le Conseil conditionnel. C’est ce que montrent aujourd’hui les résultats de l’accord que nous avons conclu. Il faut néanmoins rester attentifs à la manière dont nous travaillons et négocions nos accords internationaux, qui doivent correspondre en tout point aux règles que nous nous fixons à nous-mêmes et à nos standards sanitaires et commerciaux.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous ne sommes pas là pour faire votre procès et ma question ne portait pas sur un éventuel manque de cohérence mais sur le fond. La saisine du Conseil constitutionnel portait essentiellement sur deux points : le premier concernait les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale et le fait que la Commission européenne passe outre le vote du Parlement, le second le non-respect du principe de précaution. Ces deux principes sont-ils aujourd’hui respectés, et particulièrement le second, considérant que le bétail canadien peut être nourri aux farines animales, ce qui est interdit en France ?

Par ailleurs, la filière bovine nous a fait observer que le traité est actuellement d’application provisoire et que les Canadiens ne veulent peut-être pas, dans cette situation, investir dans des chaînes de production compatibles avec les mesures miroirs prévues au traité, mais qu’il pourrait en aller très différemment si, demain, le traité devenait définitif. Vous voyez, je le pense, la difficulté que cela soulève.

M. Stéphane Travert (RE). Je l’entends parfaitement mais, sincèrement, je ne le crois pas, car je pense que les intérêts des Canadiens dans leurs relations avec la France sont ailleurs que dans le commerce de viande bovine. Si on regarde la balance inverse, les quantités importées du Canada sont infinitésimales. Selon les informations dont je dispose aujourd’hui, n’étant pas en responsabilité, le principe de précaution est respecté, car le Canada n’a pas souhaité mettre en œuvre l’intégralité de l’accord, notamment donc pour ce qui concerne la viande bovine. Il l’applique, en revanche, pour d’autres productions, pour lesquelles nous avons tout loisir de commercer et d’avoir des échanges.

Je ne renie pas ce que j’ai signé, mais je ne savais pas – car vous ne savez jamais six mois à l’avance que vous allez devenir ministre – que j’aurais à conduire des négociations pour le volet agricole de ce traité. Cela m’a néanmoins permis d’être vigilant sur certains points, en me rappelant parfaitement ce que j’avais signé. Le principe de précaution me semble entièrement respecté compte tenu de l’activité commerciale entre le Canada et l’Europe, et particulièrement avec la France.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Le fait que le Canada puisse nous envoyer de la viande de bovins nourris aux farines animales n’est pas compatible avec le principe de précaution, qui porte sur les conditions de production. Vous me répondez que les exportations canadiennes dans ce domaine sont mineures et j’entends bien qu’actuellement, le Canada ne souhaite pas remplir son quota et qu’il n’y a donc pas de problème. Mais si le marché venait demain à se retourner ou si le traité devenait définitif, les producteurs canadiens seraient incités à créer des filières spécifiques de production et la porte serait grande ouverte à l’importation de cette viande – pour ne parler que de ce sujet, car il y en a encore d’autres.

M. Stéphane Travert. Il faut éviter de tirer des plans sur la comète, sinon on ne commercerait plus avec personne. Le CETA est un accord entre le Canada et l’Union européenne ; si de la viande produite au Canada se retrouve en France, c’est qu’elle est entrée par un autre pays. C’est là un point de vigilance que nous devons avoir : pour bien protéger les frontières européennes, il faut faire en sorte d’obtenir une cohérence dans les règles environnementales, sanitaires et commerciales à l’échelle européenne. Nous l’appelons tous de nos vœux, et nous voyons aussi que cela prend du temps.

On ne peut pas importer en Europe, en particulier en France, ce que l’on n’a pas le droit d’y produire. Les garde-fous nécessaires ont été instaurés dans le CETA pour nous préserver des craintes légitimes que vous exprimez. Nous devons continuer de veiller à ce qu’ils soient respectés, comme c’est le cas aujourd’hui.

Je veux retenir du CETA appliqué à titre provisoire que notre balance est positive pour de nombreuses filières, dont celles du lait et des vins et spiritueux.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous avez introduit le plan Écophyto II+, qui confirme l’objectif de réduire les usages de produits phytopharmaceutiques de 50 % d’ici à 2025. M. Didier Guillaume en a rappelé ce matin le caractère symbolique, au même titre que la réduction de 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique, fixée sur le coin d’une table sans réel avis scientifique. Cet objectif reposait-il sur une étude d’impact et de faisabilité ?

M. Stéphane Travert. Je ne mettrai pas le nucléaire et les produits phytosanitaires sur le même plan. Le plan Écophyto II+ ne relevait pas d’un accord électoral. Il n’en a pas moins été négocié, âprement, notamment avec les organisations syndicales. Il a même fait l’objet d’une consultation publique dont Didier Guillaume a reçu les résultats au début de 2019.

À l’époque, la principale difficulté du plan résidait dans la mise en œuvre pratique de la séparation entre le conseil et la vente de produits phytosanitaires. Le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) ont travaillé sur le dispositif de formation et de certification Certiphyto – certificat individuel de produits phytopharmaceutiques. Leurs travaux ont servi de base et d’étude d’impact pour accompagner la stratégie.

Le réseau des fermes DEPHY (démonstration, expérimentation et production de références dans les systèmes économes en phytosanitaires) a servi de laboratoire et fourni des démonstrations de ce qui pouvait être fait. Il s’agissait, non pas de diminuer l’ambition environnementale, mais de l’accompagner, de réduire la consommation de produits phytosanitaires en travaillant à des trajectoires soutenables financièrement.

Des désaccords ont pu naître au sein de la majorité, certains voulant aller dans une autre direction, d’autres aller plus vite. Nous avons besoin de soutenabilité dans nos actions pour accompagner les modèles agricoles.

Le plan Écophyto II+ prolongeait les plans Écophyto et Écophyto II, car nous croyions aux vertus des premiers plans mais nous avions besoin d’accompagner les résultats. Je ne sais plus si l’objectif des 30 000 fermes DEPHY dans le territoire a été atteint, mais la réponse se trouve certainement dans le rapport de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’article 10, devenu l’article 17, de la loi Egalim 1 prévoyait de modifier par ordonnance les dispositions du code de commerce pour interdire, en se fondant sur les indicateurs de coûts de production, la pratique de prix abusivement bas. Vous l’aviez défendu contre un amendement de suppression comme un article très important. L’ordonnance a été publiée après votre départ du ministère.

Aujourd’hui, la disposition est peu connue des interprofessions – même les représentants de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) semblaient la découvrir lors de leur audition. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a effectué quelques contrôles qui n’ont pas donné lieu à des sanctions. Elle paraît ignorer comment appliquer la disposition. Une action a été menée en justice sur ce fondement, non par le ministère, une interprofession ou un syndicat agricole, mais par un viticulteur seul.

Comment se fait-il qu’un dispositif que vous considériez comme important, une forme de prix plancher, ne soit pas connu des acteurs économiques plusieurs années après la promulgation de la loi ? Pourquoi a-t-on commencé à travailler sur une loi Egalim 2 sans essayer de conforter cette disposition qui n’était pas appliquée ?

M. Stéphane Travert. Il semble que nous avons été précurseurs s’agissant des prix planchers. Des amendements avaient d’ailleurs été déposés pour fixer de tels prix. Cependant, bien souvent, un prix plancher devient un prix plafond et toute marge de négociation se trouve bloquée à l’intérieur des interprofessions.

Les débats sur le PLOA l’ont encore montré, chaque habilitation à légiférer par ordonnance que propose le Gouvernement suscite la méfiance du Parlement, qui s’estime écarté de la discussion. Dans le projet de loi Egalim, plusieurs articles prévoyaient des ordonnances, et nous avions pris l’engagement de travailler avec les parlementaires. Nous avions ainsi défini ce que pouvait être un prix abusivement bas : le prix auquel un producteur, un distributeur ou un transformateur vend à perte, plus bas que son prix de revient, c’est-à-dire sans dégager de ressources pour investir, innover ou simplement vivre dignement de son travail.

Un de nos principes est que nul n’est censé ignorer la loi et je m’étonne qu’un article qui était attendu par les organisations syndicales ne soit pas connu d’elles ou que la DGCCRF ne parvienne pas à en cerner le dispositif. Cela tendrait à démontrer l’importance qu’il y a à remettre régulièrement sur le métier les indicateurs de coût de production, qui doivent suivre les évolutions de l’environnement des agriculteurs, par exemple une période d’inflation très marquée comme celle que nous avons connue.

Egalim 2 est venue renforcer Egalim 1 par la sanctuarisation de la matière première agricole, ce qui ne met pourtant pas fin aux prix abusivement bas. Il faut en effet tenir compte de l’ensemble des maillons de la production, notamment la transformation.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. En précisant que nul n’est censé ignorer la loi, vous semblez convenir que cette disposition d’Egalim 1, que nous avons découverte à la faveur des auditions, pose une difficulté d’application. Pour permettre une juste rémunération des agriculteurs, il faudrait commencer par l’appliquer plutôt que se concentrer sur les relations entre les industriels et la grande distribution, sans garantie que la préservation de la matière première agricole se répercute sur le producteur.

Je ne comprends donc pas le débat actuel, ni l’idée d’une loi Egalim à l’échelle européenne : elle viserait à régler le problème de centrales européennes, au deuxième rang des relations commerciales, alors qu’il suffirait de s’attaquer au premier niveau.

M. Stéphane Travert. Le problème perdurerait. Un tel projet à l’échelle européenne ne serait pas aussi détaillé que ce que nous avons pu faire au niveau français. Il s’agirait de déterminer un bloc d’actions visant à donner une cohérence à nos politiques européennes, à travailler sur les prix et les centrales d’achat européennes pour régler la difficulté à laquelle nombre de nos entreprises sont confrontées. La France ne peut pas agir seule mais elle peut montrer le chemin. Depuis longtemps, je prône la création d’une autorité de régulation indépendante sur les négociations commerciales, avec des ramifications européennes. Cela permettrait peut-être d’éviter le drame que nous connaissons chaque année.

L’objectif d’Egalim est la juste répartition de la valeur entre les différents maillons de la chaîne. Il me semble que la disposition dont nous parlons a été demandée par les professions agricoles car nous avions besoin de définir juridiquement ce qu’était un prix abusivement bas. Dans les débats, nous avions alerté sur l’importance de cette notion et la difficulté de lui donner une base juridique. C’est la raison pour laquelle nous avions donné un avis défavorable à ce qu’elle soit définie par le Parlement plutôt que par une ordonnance. Le dispositif est en effet fragile.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. L’ordonnance du 24 avril 2019 relative à l’action en responsabilité pour prix abusivement bas indique que « pour caractériser un prix de cession abusivement bas, il est tenu compte notamment des indicateurs de coûts de production » des interprofessions « ou, le cas échéant, de tous autres indicateurs disponibles dont ceux établis par l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires » ainsi que, dans le cas d’une première cession, « des indicateurs figurant dans la proposition de contrat du producteur agricole ». La disposition n’est pas respectée : les viticulteurs, par exemple, dérogent à l’obligation de contractualisation. Il y aurait déjà là une piste pour faire appliquer les dispositions de la loi Egalim 1.

Je comprends mal pourquoi le débat sur les lois Egalim, notamment Egalim 4, porte sur les centrales d’achat alors qu’il faudrait plutôt appliquer les dispositions antérieures. Pour régler le problème des ententes sur les prix, on pourrait ajouter les indicateurs de coûts de production propres à l’agriculteur, que son comptable peut lui délivrer facilement. Cela permettrait, en couplant ces derniers avec des indicateurs interprofessionnels, d’individualiser la proposition et de renforcer le dispositif.

Encore une fois, je n’ai connaissance que d’une action en justice et le viticulteur de ma circonscription qui s’est fondé sur cette disposition a obtenu gain de cause. Nul n’est censé ignorer la loi, mais beaucoup ne la connaissent pas.

M. Stéphane Travert. Je note votre remarque. Nous pourrons examiner l’article. Nous ne sommes pas encore à Egalim 4 : nos collègues doivent d’abord faire part de leurs conclusions avant d’entamer la réflexion sur un futur texte. Il faut appliquer les dispositions d’Egalim 1 et d’Egalim 2. Les choses sont en perpétuelle évolution.

J’appelle de mes vœux une nouvelle session des États généraux de l’alimentation, qui étaient prévus tous les deux ans – une feuille de route qui a été bouleversée par la crise sanitaire. Il est toujours bon de réunir l’ensemble des acteurs pour un point de situation.

Une nouvelle négociation des plans de filière peut également être de nature à éclaircir ces points. Le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire Marc Fesneau s’est engagé à la mener.

Enfin, vous avez relevé que certains interlocuteurs ignoraient comment appliquer la disposition. Peut-être cela vaut-il la peine de retravailler le dispositif. Nous pourrions le suggérer à nos collègues Anne-Laure Babault et à Alexis Izard, qui sont chargés de la mission d’évaluation d’Egalim.

Mme Anne-Laure Blin (LR). Voulu par le Président de la République dès 2017, le principe du droit à l’erreur a été introduit dans la loi pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC) du 10 août 2018 afin que, dans toutes leurs démarches avec l’administration, les citoyens puissent corriger d’eux-mêmes une erreur sans que cela leur porte préjudice.

Or le dispositif comporte des exceptions en matière de droit de l’environnement et de droit de l’Union européenne qui le rendent inopérant pour les agriculteurs. Chargés d’un groupe de travail sur les contrôles opérés dans les exploitations agricoles, Éric Martineau et moi-même avons inscrit dans nos conclusions que le législateur devrait reprendre celui-ci pour y inclure les agriculteurs. Moi-même, j’ai déposé une proposition de loi en ce sens.

Lors du Salon international de l’agriculture, le Président de la République s’est engagé à reprendre « ce que l’on n’avait pas réussi à faire jusque-là » et à instaurer un véritable accompagnement des agriculteurs et un droit à l’erreur. La disposition a été appliquée, dans une certaine mesure, pour le dépôt des dossiers PAC, la nouvelle PAC posant encore des difficultés. Reste le volet environnemental. Or tous mes amendements au PLOA ont malheureusement été rejetés, ni les rapporteurs ni le Gouvernement n’ayant souhaité leur donner un avis favorable.

Puisque vous étiez ministre à l’époque, pouvez-vous expliquer comment la disposition a été introduite dans la loi ESSOC ? Avez-vous été consulté ? Les conséquences des exceptions à connotation environnementale, qui excluent les agriculteurs, ont-elles été évaluées ? Comment pourrait-on consacrer un droit à l’erreur pour les agriculteurs dans le texte final du PLOA ?

M. Stéphane Travert. En arrivant aux responsabilités, je me suis heurté aux retards dans le versement des aides de la PAC, qui tenaient parfois à des erreurs de saisie dans leur déclaration par les agriculteurs. En tant que parlementaire, j’ai souvent reçu des personnes confrontées à des refus de paiement de ces aides en raison d’une case mal cochée ou d’un document manquant. La preuve de la bonne foi doit être établie. Sur ce point, nous avons progressé et les messages que nous avons envoyés permettront, je l’espère, de trouver une issue.

Je ne suis d’ailleurs pas persuadé que le projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole constitue le meilleur véhicule législatif pour aller en ce sens. Peut-être un projet de loi de simplification ou d’autres textes accompagnant la loi d’orientation – puisque c’est bien une loi d’orientation que l’Assemblée nationale a adoptée hier – seraient-ils plus adaptés.

J’en suis désolé, mais je n’ai pas un souvenir très précis des travaux qui ont précédé l’adoption de la loi ESSOC, dans la mesure où le texte relevait principalement du ministère de l’économie et des finances. Des exceptions avaient été prévues pour l’agriculture car nous souhaitions promouvoir un droit à l’erreur à l’échelle européenne. Autant vous dire que les choses n’ont pas été simples à cet égard, puisqu’elles n’ont toujours pas abouti – mais l’idée fait peu à peu son chemin et nous posons des jalons. J’espère que nous pourrons, à la faveur de l’élection du nouveau Parlement européen puis de la désignation de la nouvelle Commission, faire progresser cette idée car, dans le domaine agricole, les dispositions applicables en France dépendent en grande partie de la réglementation européenne.

Nous avons évoqué à plusieurs reprises, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, la nécessité de faire en sorte qu’aucun agriculteur ne soit plus mis en difficulté pour avoir oublié de cocher une case en effectuant sa déclaration sur Telepac – le service de télédéclaration des dossiers PAC. Seulement, nous nous heurtions chaque fois aux règlements européens, car c’est bien à ce niveau-là que ces questions doivent être réglées. J’avais d’ailleurs soulevé ce point à l’occasion d’une réunion du Conseil des ministres de l’agriculture de l’Union, estimant que nous devions en faire un marqueur de la politique européenne en la matière car bon nombre d’États membres étaient confrontés au même phénomène.

Je ne désespère pas que nous fassions aboutir cette demande très forte, comme le Président de la République s’y est effectivement engagé. Nous sommes déjà parvenus à faire accepter le principe « absence de réponse vaut accord », qui semble parfaitement intégrée par les principaux intéressés – nul n’est censé ignorer la loi, disions-nous : c’est visiblement plus facile pour certaines lois que pour d’autres !

À la suite du mouvement des agriculteurs, les préfets ont eu pour instruction de recevoir les organisations syndicales pour voir comment simplifier certaines démarches. Le droit à l’erreur doit en effet être consacré non seulement dans la loi, mais aussi dans la relation entre les agriculteurs et les services déconcentrés de l’État, en mettant en avant le bon sens que nous appelons tous de nos vœux. Quant à la définition du cadre législatif dans lequel les administrations agissent sur le terrain, le niveau pertinent me semble être, pour le secteur agricole, l’échelon européen – et, en l’occurrence, il y a encore du travail.

M. Jordan Guitton (RN). Le PLOA qui a été adopté hier vous semble-t-il de nature à révolutionner le monde agricole ?

M. Stéphane Travert. J’ai passé l’âge d’avoir l’esprit révolutionnaire ! Ce texte constitue une brique importante : nous avons besoin d’adopter une nouvelle loi d’orientation tous les dix ans. Je me souviens des cris d’orfraie qui ont accueilli Stéphane Le Foll lorsqu’il est monté à la tribune en 2014 pour défendre sa loi d’avenir pour l’agriculture, qui consacrait l’agroécologie. Désormais, plus personne ne songe à remettre en cause cette orientation : l’agroécologie est rentrée dans les mœurs, à tel point que tout le monde en fait – parfois sans le savoir, comme M. Jourdain avec la prose. Déjà, à l’époque, il ne s’agissait pas d’opposer les modèles mais de promouvoir une agriculture plus saine, plus sûre et plus durable afin de tirer le secteur vers le haut, comme nous entendions le faire à travers la loi Egalim.

Je ne sais pas ce qu’est une loi révolutionnaire mais je crois savoir qu’une loi doit permettre d’accompagner des filières et des structures et de soutenir des politiques publiques. Nous devions réaffirmer un certain nombre de valeurs. C’est ce que nous avons fait en adoptant l’article 1er reconnaissant le caractère d’intérêt général majeur de l’agriculture, mais aussi en prenant des mesures pour accompagner les nouvelles générations et les inciter à embrasser les métiers agricoles, afin de prévoir ce que sera l’agriculture de demain. Une de mes dernières actions en tant que ministre avait été de réunir tous les acteurs de la filière aquacole pour valoriser les métiers de la conchyliculture et de la mer. C’est ce que nous voulons faire à travers la loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire : valoriser les métiers de l’agriculture grâce à l’innovation et à une plus grande facilité d’installation, afin d’anticiper le renouvellement des générations.

M. Jordan Guitton (RN). La majorité à laquelle vous appartenez n’a pourtant pas daigné alléger la fiscalité qui pèse sur la transmission des exploitations. Cette question est devenue un serpent de mer pour le monde agricole en général et pour la filière viticole en particulier – en Champagne, dont je suis originaire, on subit de plein fouet la hausse des prix du foncier. Je faisais ainsi remarquer ce matin à votre successeur, M. Didier Guillaume, que Le Monde soulignait déjà, en 2020, qu’il reviendrait à un futur ministre de l’agriculture de faire adopter une loi en vue de réduire la pression fiscale pour faciliter les transmissions agricoles. Pourquoi n’est-ce toujours pas fait, alors que vous êtes au pouvoir depuis 2017 – et même depuis 2012 en tant que député de la majorité socialiste ?

M. Stéphane Travert. Permettez-moi de rappeler que je ne suis plus ministre. Je n’esquiverai cependant pas votre question.

Il ne vous aura pas échappé que le rapporteur général du PLOA, notre collègue Éric Girardin, lui aussi originaire de Champagne, avait proposé, à l’article 12, de créer un groupement foncier agricole d’investissement (GFAI). Seulement, l’article en question a été supprimé par la commission spéciale. Il n’a pas été soumis à l’examen des députés en séance publique car nous estimions que le dispositif n’était pas mûr. Mais il nous faudra bien traiter ce point du foncier, qui est effectivement la brique qui manque à l’édifice actuel.

Si vous avez participé aux débats de la semaine dernière, vous savez que j’ai tenu, en tant que président de la commission des affaires économiques, à ce que celle-ci conduise une mission sur cette question, précisément parce que j’ai la conviction que ce travail doit être mené. Après l’adoption de la loi Egalim, nous avions prévu de présenter une loi foncière. Au vu du très grand nombre d’amendements qui avaient été déposés sur ce thème et des positions des uns et des autres, il nous est apparu qu’un tel projet de loi ferait probablement l’objet de plus de 10 000 amendements, quand bien même nous détiendrions la majorité absolue. Puis des événements mondiaux nous ont empêchés de légiférer sur cette question : il fallait d’abord parer à l’urgence.

Nous devons donc nous y pencher, mais pas n’importe comment. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé le lancement de cette mission, dont je détaillerai les contours après consultation des représentants des groupes et qui sera chargée de définir précisément le périmètre de l’action à mener. Celui-ci devra, en tout cas, inclure aussi bien l’agriculture que l’industrie et le monde de l’entreprise. Nous verrons ensuite si nous sommes en mesure de défendre un texte sur cette question que nous devons absolument traiter.

M. Jordan Guitton (RN). En 2017, le ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot occupait le premier rang dans l’ordre protocolaire, après le Premier ministre. Quelles étaient vos relations ? Avez-vous dû lutter pour obtenir des arbitrages favorables au monde agricole et empêcher qu’il n’entrave votre action en s’immisçant dans votre domaine de compétence ?

M. Stéphane Travert. Certains avaient même pensé former un grand ministère de l’environnement, dont l’agriculture constituerait l’un des pans. La France étant historiquement une grande nation agricole, une telle décision n’aurait sans doute pas été bien accueillie. Pour autant, les ministères doivent travailler ensemble plutôt qu’en silos. Et, comme partout ailleurs – dans les groupes politiques, dans les entreprises –, le travail collectif est plus difficile, parce qu’il impose de trouver des compromis.

Que le ministre de la transition écologique et solidaire ait été ministre d’État et premier dans l’ordre protocolaire quand j’étais huitième n’a nullement présagé des arbitrages rendus en interministériel par le Premier ministre. Beaucoup nous ont été favorables – j’ai toujours pu me prévaloir de l’écoute d’Édouard Philippe. D’autres nous ont été défavorables, mais c’est le rôle d’un ministre, qui participe à un travail collectif, que de savoir respecter les arbitrages. S’il ne le peut pas, il démissionne – c’est arrivé.

Nous avons donc su bâtir des compromis sur certains dossiers. Quant à nos relations, elles n’ont aucun intérêt : ce qui importe, c’est notre action et ses résultats. Nous ne nous accordions pas toujours sur la manière d’atteindre nos objectifs, mais on tombe ici dans la petite histoire, qui ne concerne que moi. En attendant, je suis toujours là.

M. Jordan Guitton (RN). En tant que ministre, vous avez géré le dossier du glyphosate. Alors que l’absence de solution alternative vous avait, à l’époque, permis d’obtenir un sursis – je ne suis d’ailleurs pas convaincu que la science en ait identifié une depuis –, j’ai le sentiment que le Gouvernement a fait un choix différent pour les néonicotinoïdes : il a décidé de se coucher et de verser des indemnisations aux betteraviers plutôt que de se battre pour obtenir des dérogations à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). De ce fait, nous subissons la concurrence déloyale de notre voisin allemand, ce qui me semble problématique.

M. Stéphane Travert. On ne peut pas mettre sur le même plan le glyphosate et les néonicotinoïdes.

La loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité prévoyait l’interdiction des néonicotinoïdes dans les semences enrobées. À mon arrivée au ministère, j’avais indiqué, créant d’ailleurs un certain émoi, que s’il était hors de question de revenir sur cette loi, que j’avais votée, on ne pouvait pas décréter une interdiction sans proposer de solution. Julien Denormandie vous l’a certainement confirmé : il s’était efforcé d’élaborer un projet de loi encadrant l’utilisation des néonicotinoïdes pendant trois campagnes de production de betteraves lorsque la CJUE, de façon souveraine, a rendu une décision que nous nous devions d’appliquer. Cela ne signifie pas pour autant que le problème est réglé, puisque l’interdiction des néonicotinoïdes impose de lutter contre le puceron et la jaunisse de la betterave avec d’autres produits. L’Institut technique de la betterave (ITB) a d’ailleurs beaucoup travaillé pour les développer, comme la vice-présidente Hélène Laporte et moi-même l’avons constaté à l’occasion de la mission d’évaluation que nous avons menée sur la loi du 14 décembre 2020.

Vous établissez un parallèle avec le glyphosate, qui était devenu un totem. Depuis Paris, on a parfois une vision folklorique de la réalité des territoires : le glyphosate y était décrit tour à tour comme un fongicide, un pesticide, un herbicide. C’est un herbicide. Personne n’a particulièrement envie de l’utiliser mais, pour certaines activités agricoles – les vignes en pente, les légumes d’industrie, l’agriculture de conservation –, nous n’avons toujours pas trouvé de produit de substitution. L’objectif du Président de la République était d’en interdire l’utilisation partout où cela était possible.

La question que tout gouvernement et toute majorité doivent s’attacher à traiter est celle de la dangerosité du produit telle qu’elle est définie par la science. Il s’agit de se conformer aux avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), qui sont les seuls qui comptent et sur lesquels la décision politique doit s’appuyer. L’utilisation du glyphosate a drastiquement diminué, que ce soit dans les communes, où il ne peut plus être pulvérisé pour entretenir les voies de circulation douce ou les cimetières, ou dans le cadre de l’agriculture de conservation. Cette évolution peut parfois créer des difficultés mais elle est entrée dans les mœurs et elle se poursuivra.

Lors de l’examen de la loi Egalim, la question du glyphosate avait été introduite par le biais d’un amendement prévoyant une interdiction sèche. Nous avons préféré créer une task force réunissant l’ensemble des filières utilisatrices pour déterminer lesquelles disposaient de solutions alternatives et lesquelles n’en avaient aucune. Ce travail doit continuer.

Faisons aussi confiance à la recherche et à l’innovation. On en revient toujours au même problème : le monde agricole doit générer suffisamment de revenus pour investir à la fois dans l’outil de production et dans la science afin de pouvoir se passer des produits phytosanitaires ou de les remplacer par des produits de biocontrôle. Tel est bien toujours l’objectif du Gouvernement, du Président de la République et de la majorité.

M. Jordan Guitton (RN). Ne trouvez-vous pas scandaleux que, dans le modèle actuel, les Allemands continuent d’utiliser des néonicotinoïdes par pulvérisation alors que les Français ne le peuvent plus, ce qui crée une concurrence déloyale ?

M. Stéphane Travert. Les producteurs de betteraves ne peuvent plus utiliser les semences enrobées mais ils pulvérisent divers produits pour protéger les plantes contre la jaunisse. Tout le monde est logé à la même enseigne. Il faut, sur cette question, mener une réflexion européenne car, derrière la filière betterave, c’est l’avenir de la filière sucrière et des outils de production qui se joue. Personnellement, je préfère consommer du sucre issu de betteraves produites en France plutôt que dans des pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes sanitaires. Il est vrai que l’arrêt de la CJUE n’a pas permis d’aller au bout de la campagne 2023 et d’en tirer toutes les évaluations nécessaires, ce que nous avions d’ailleurs souligné, Hélène Laporte et moi, dans notre rapport.

 

 

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La commission procède à l’audition de M. Thierry Cotillard, président du groupe Les Mousquetaires, accompagné de Mme Nathalie Florent, directrice générale d’Agromousquetaires, M. Gwenn Van Ooteghem, directeur général d’Intermarché, M. Sylvain Bruno, directeur de la communication et des affaires publiques, et M. Nicolas Raynal, directeur adjoint chargé des affaires publiques et des relations institutionnelles.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Nous accueillons M. Thierry Cotillard, président du groupe Les Mousquetaires, accompagné de Mme Nathalie Florent, directrice générale d’Agromousquetaires, de M. Gwenn Van Ooteghem, directeur général d’Intermarché, de M. Sylvain Bruno, directeur de la communication et des affaires publiques du groupe Les Mousquetaires et de M. Nicolas Raynal, directeur adjoint du même groupe en charge du pôle des affaires publiques et des relations institutionnelles agricoles.

Madame, messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry Cotillard, Mme Nathalie Florent, M. Gwenn Van Ooteghem, M. Sylvain Bruno et M. Nicolas Raynal prêtent serment.)

M. Thierry Cotillard, président du groupe Les Mousquetaires. Le groupement des Mousquetaires, qui rassemble 3 100 chefs d’entreprise indépendants, est fortement ancré dans les territoires, comme l’atteste la présence d’un de nos magasins tous les douze kilomètres. Nous partageons la volonté d’être acteur de la souveraineté alimentaire au moyen d’un modèle singulier, puisque nous sommes à la fois distributeurs et producteurs de produits agroalimentaires. Les chefs d’entreprise sont propriétaires de leurs points de vente, qui constituent des PME indépendantes impliquées dans les territoires et unies par des outils communs, tant en ce qui concerne la chaîne logistique que les centrales d’achat ou les usines. Nous participons tous au copilotage de l’entreprise. Pour ce qui me concerne, je suis à la tête de trois points de vente en région parisienne et préside le groupement des Mousquetaires.

Nous sommes le troisième acteur de la distribution alimentaire en France, avec près de 17 % de parts de marché. On compte, dans notre pays, 1 887 magasins Intermarché et 326 magasins Netto. Notre groupe emploie 150 000 salariés et constitue un modèle unique de producteurs commerçants. Nous détenons cinquante-six usines agroalimentaires, toutes localisées sur le territoire français. Nous sommes en relation directe avec le monde agricole : on estime à 30 000 le nombre de producteurs français travaillant avec le groupement. Par ailleurs, nous sommes l’un des premiers armateurs de pêche français puisque nous employons quinze chalutiers.

Nous sommes un partenaire important de la ferme France. Avant Egalim déjà, nous avions lancé la contractualisation dans quelques filières agricoles. Nous présentons la spécificité d’avoir intégré les filières, conformément à la vision de notre fondateur, Jean-Pierre Le Roch, qui considérait il y a cinquante ans qu’il fallait maîtriser les différents maillons de la chaîne alimentaire. Cela demeure la volonté des 3 200 entreprises que je représente. Nous allons fêter les cinquante ans d’Agromousquetaires, né en 1974 de la reprise de la société Guidel, dans le Morbihan. Depuis, nous avons développé de manière empirique nos savoir-faire et étendu notre activité en investissant dans des sites industriels en difficulté et dans des entreprises familiales n’ayant pas de solution pour assurer la transmission de l’activité, mais aussi en prenant des participations dans des PME que nous avons accompagnées dans leur croissance.

Cette méthode, que nous appliquons depuis cinquante ans, a conduit à un certain nombre d’actions emblématiques. Nous avons créé en 1986 une usine d’embouteillage d’eau minérale à Aix-les-Bains, à la demande de la municipalité. Nous avons procédé en 1990 au sauvetage de la laiterie Saint-Père, qui avait été fondée en 1905 en Loire-Atlantique et qui collecte 250 millions de litres de lait par an et fait travailler 400 éleveurs dans un rayon de 100 kilomètres. Nous sommes entrés au capital de Monique Ranou, entreprise née en 1905, installée à Quimper, qui est la première en France à avoir développé la charcuterie libre-service et emploie actuellement plus de 600 salariés. Nous avons acheté notre premier bateau, le Commandant Gué, en 1993, que nous avons rebaptisé le Kerguelen de Trémarec, avant de faire l’acquisition de plusieurs autres navires. En 2022, nous avons racheté St Mamet, une entreprise de transformation de fruits qui est partenaire de plus d’une centaine d’arboriculteurs dans le Sud-Est de la France.

Nous avons constitué, au fils des ans, l’un des premiers acteurs agroalimentaires français, les classements nous situant tantôt à la quatrième, tantôt à la troisième place. Le pôle industriel emploie 12 000 salariés, exploite cinquante-six usines et réalise un chiffre d’affaires de 4,7 milliards d’euros.

Les représentants de Carrefour indiquaient ce matin que leur groupe réalisait des achats directs d’un montant de 1 milliard d’euros en tant que distributeur. Nous nous situons à peu près au même niveau mais, en plus, nous consacrons 1,7 milliard d’euros à l’achat de matières premières destinées à notre production industrielle. Le total de nos achats s’élève donc à près de 2,7 milliards d’euros, ce qui fait de nous le plus gros acheteur – ou l’un des plus gros acheteurs – de produits agricoles en France.

Nous investissons des centaines de millions d’euros dans nos usines pour maintenir notre niveau de productivité et, ainsi, proposer les meilleurs prix et la qualité la plus élevée. Nous sommes le premier fabricant de marques propres en France, qui concernent des secteurs aussi divers que les produits laitiers, les glaces, la charcuterie, les steaks hachés, les produits de la mer, les sauces, les viennoiseries ou les eaux minérales, pour ne citer que ceux-ci.

Nous entretenons depuis l’origine un lien étroit avec le monde agricole dans le cadre de notre pôle industriel. Nous avons su répondre présent à l’occasion de différentes crises : en 1978, lorsqu’il a fallu écouler des surproductions ; lors de la crise du covid ; à la suite du gel, en 2021, qui a frappé les productions d’abricots, de pêches et de nectarines ; ou encore en 2022, lors de l’épisode de sécheresse qui nous a conduits à augmenter le prix de vente du lait : nous avons alors fait le choix d’arrêter la fourniture de premier prix pour soutenir nos éleveurs partenaires.

Notre engagement auprès des agriculteurs se matérialise aussi par le programme Producteurs d’ici, qui permet à chaque indépendant de travailler en direct avec des producteurs. Cette activité s’est fortement développée pendant le covid, période au cours de laquelle les agriculteurs peinaient à écouler leur production auprès de la restauration collective et traditionnelle. Dans ce cadre, 7 500 agriculteurs travaillent en relation directe avec nos chefs d’entreprise, qui ont toute liberté de contracter avec eux.

Nous avons développé, depuis 2018, le contrat « Les Éleveurs vous disent merci », qui vise à mieux rémunérer les producteurs. C’est, en quelque sorte, la déclinaison de « C’est qui le patron ? » aux marques de distributeur. L’idée est née en 2015, lors de la crise qui frappait la filière laitière. Cette marque a trouvé son public et a été étendue, au cours des dernières années, à une trentaine de produits, parmi lesquels les œufs, la volaille, le miel, le jambon, le steak haché, etc. Grâce à ce programme, 4 millions d’euros ont été reversés en 2022 à plus de 900 producteurs engagés dans la démarche.

À l’échelle du groupement, nous sommes probablement l’un des acteurs qui s’approvisionnent le plus en produits agricoles français, tant au niveau de l’enseigne et des points de vente que dans le cadre de notre sourçage pour Agromousquetaires. La totalité des marques de distributeur (MDD) d’Intermarché et de Netto est produite en France, 75 % de nos fruits et légumes – hors produits exotiques – sont d’origine française, à l’instar de 95 % de la volaille – et 100 % pour les MDD. Localement, chaque magasin Intermarché et Netto a huit à dix partenaires parmi les producteurs locaux. Quelque 15 000 éleveurs travaillent avec Agromousquetaires. Notre approvisionnement se fait autant que possible auprès de producteurs français. En amont, 100 % des laits de pâturage viennent de France, à l’instar de 99 % du bœuf et du porc, et de 71 % de l’agneau.

Pour sécuriser les revenus du monde agricole, nous avons fait le choix de la contractualisation dans plusieurs filières. Celle-ci s’élève à 90 % pour le lait, à 60 % pour le porc, à 41 % pour le jeune bovin et à 20 % pour le blé. À titre d’exemple, dans la filière porcine, nous avons élaboré un contrat en partenariat avec les éleveurs qui, depuis 2016, sécurise la trésorerie des 200 producteurs engagés en cas de chute des cours. Le taux d’adhésion élevé atteste le succès de ce dispositif.

Nous avons créé l’association Agrimousquetaires afin de soutenir le monde agricole par une collecte de fonds dans deux domaines : d’une part la transition agricole et environnementale, de l’autre l’installation de nouveaux éleveurs.

Nous allons approfondir nos relations économiques avec nos partenaires agricoles en essayant de tendre vers la contractualisation totale.

Animés par la conviction que la grande distribution a une responsabilité dans la chaîne alimentaire et le revenu du monde agricole, nous soutenons pleinement la démarche Origine-Info engagée par Olivia Grégoire. En 2020, nous avons créé le Franco-Score, qui était, dans une certaine mesure, un dispositif précurseur d’Origine-Info puisqu’il indiquait, sur les produits que nous fabriquions en France, le taux de matières premières agricoles issu de l’agriculture française.

Nous sommes intimement convaincus que la préservation de la souveraineté alimentaire est compatible avec la défense du pouvoir d’achat. Nous n’opposons pas les deux, comme nous l’avons prouvé en 2023 : alors que nous connaissions une inflation de l’ordre de 20 %, nous avons proposé des prix abordables tout en sécurisant le revenu des agriculteurs qui travaillaient avec Agromousquetaires.

En notre qualité d’acteur central dans les territoires, nous souhaitons, face à la crise persistante, coconstruire des solutions pour trouver le juste équilibre. Nous avons fortement soutenu les lois Egalim 1 et 2, animés par la volonté d’accroître le revenu du monde agricole. Dans certaines filières, ces textes ont vraiment porté leurs fruits ; dans d’autres, il reste des progrès à accomplir. Nous voyons, dans la perspective d’une loi Egalim 4, une occasion d’aller encore plus loin.

Plusieurs moyens pourraient, selon nous, être employés pour préserver le revenu des agriculteurs. D’abord, il faut aller encore plus loin dans la contractualisation dans certaines filières. Ensuite, il convient de faire preuve d’une plus grande directivité dans les relations entre agriculteurs et transformateurs en fixant une date butoir préalable aux négociations entre distributeurs et industriels. Par ailleurs, nous sommes partisans de supprimer l’option 3 dans le cadre de la sanctuarisation des matières premières agricoles (MPA), afin d’assurer une transparence totale. En outre, il faut travailler à la construction du prix en marche avant. Nous sommes également favorables à la poursuite du relèvement du seuil de revente à perte de 10 % (SRP+10). Si nous prônons le maintien de l’encadrement des promotions sur les produits alimentaires, nous appelons à sa suppression pour la DPH (droguerie, parfumerie, hygiène), la déconsommation actuelle ne favorisant nullement le revenu du monde agricole.

Enfin, nous pensons qu’il faut promouvoir le dispositif Origine-Info auprès de l’ensemble des industriels. Pour que les lois Egalim soient les plus favorables possible aux agriculteurs, nous considérons qu’il faut les élargir à l’ensemble des débouchés du monde agricole, parmi lesquels la RHF (restauration hors foyer). La grande distribution ne représente en effet que 50 % des débouchés agricoles.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Pouvez-vous nous redire quelle part représente la production française dans le bœuf et la volaille que vous distribuez ?

M. Thierry Cotillard. Concernant le bœuf, 100 % des abattages réalisés au sein des abattoirs du groupement sont d’origine française, à l’instar du porc et de la charcuterie de notre marque Monique Ranou. Ce n’est pas le cas de certaines grandes marques nationales, qui utilisent 60 % de viande française et 40 % de viande espagnole ou allemande.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Cela concerne-t-il l’ensemble du bœuf que l’on trouve sur vos étals ou seulement le bœuf abattu par Intermarché ?

M. Thierry Cotillard. La viande abattue par Agromousquetaires est écoulée à 90 % au sein d’Intermarché et de Netto. Le reste est vendu au secteur de la restauration et, dans une moindre mesure, à l’export. La viande que l’on trouve dans nos boucheries traditionnelles ou en libre-service vient de nos abattoirs.

Mme Nathalie Florent, directrice générale d’Agromousquetaires. Les bœufs et les porcs abattus dans les abattoirs du groupement sont d’origine française. Ils proviennent soit de coopératives, soit, pour ce qui est de la viande bovine, de commerçants, soit des éleveurs avec lesquels nous avons contractualisé directement. On peut avoir de la viande d’une autre origine – c’est le 1 % restant – lorsque nous ne disposons pas des quantités suffisantes : c’est le cas, actuellement, de la langue de bœuf. Toutefois, cela reste anecdotique.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Qu’en est-il de la volaille ?

M. Thierry Cotillard. Nous n’avons pas d’usine pour la volaille mais nous détenons une marque propre 100 % française. Nous travaillons également avec des fournisseurs comme LDC, qui sont essentiellement français.

M. Gwenn Van Ooteghem, directeur général d’Intermarché. Il faut distinguer les produits vendus sous nos marques de ceux que nous fabriquons. Ces derniers viennent de nos usines, qui s’approvisionnent essentiellement, quand c’est possible, en France. Les proportions que nous vous avons indiquées concernent les produits vendus sous nos marques, en particulier les produits frais traditionnels, vendus en vente assistée ou en fraîche découpe dans les points de vente. Elles s’appliquent aussi aux produits transformés, notamment en épicerie, dans le cas des MDD. En revanche, nous ne sommes pas en mesure de vous donner d’ordre de grandeur concernant les grandes marques nationales, car elles ne sont pas toujours parfaitement transparentes.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Quelle proportion représente la production française dans la volaille que vous distribuez ?

M. Thierry Cotillard. La volaille que nous vendons sous notre marque est à 100 % d’origine française. Nous n’avons pas d’usine dans ce secteur mais notre cahier des charges nous impose de demander à nos fournisseurs une production 100 % française.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Qu’en est-il des fruits et légumes tempérés ?

M. Thierry Cotillard. En moyenne, 75 % de nos fruits et légumes sont d’origine française. En hiver, la proportion est comprise entre 55 et 60 %.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Cela inclut-il les produits exotiques ?

M. Thierry Cotillard. Non.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Pour les viandes, vous êtes dans la moyenne française, voire au-dessus s’agissant de la volaille, mais, pour les fruits et légumes, vous vous situez en dessous des capacités de production françaises. Or, les fruits et légumes ont été identifiés comme étant l’une des filières problématiques. C’est l’un des débats emblématiques de la crise agricole. Nous ne sommes plus autosuffisants en ce domaine, notre taux d’auto-approvisionnement pour les fruits et légumes tempérés dépassant à peine 80 %. La question est de savoir si la filière est en souffrance en raison d’une insuffisance de la demande – donc d’une structuration trop peu développée du secteur – ou d’une insuffisance des capacités de production qui nous contraindrait à nous approvisionner à l’étranger. Quelle est votre lecture des choses ?

M. Gwenn Van Ooteghem. Comme vous le savez, les dirigeants de nos points de vente peuvent s’approvisionner directement auprès des producteurs, ce qui nous différencie d’un groupe intégré. Les chiffres que nous vous donnons concernent les approvisionnements de la centrale d’achat. Les points de vente, pour leur part, travaillent avec plus de 7 000 producteurs français ou TPE-PME – très petites, petites et moyennes entreprises – nationales dans le cadre de la démarche Producteurs d’ici. Les achats réalisés en vertu de ce programme sont réalisés auprès de producteurs situés à moins de soixante-dix kilomètres du point de vente. Or on compte à présent 2 200 Intermarché et 400 Netto. Nous ne pouvons pas vous fournir les chiffres concernant ces achats car ils ne peuvent être consolidés. Concernant la centrale d’achat, dès qu’on le peut, on s’approvisionne en produits français, jusqu’à atteindre, parfois, 80 %, hors exotique. L’hiver, la proportion est plutôt de l’ordre de 70 %.

M. le président Charles Sitzenstuhl. Avez-vous envisagé d’agir collectivement pour soutenir la filière des fruits et légumes en vous montrant plus ambitieux et plus patriotique, par exemple en visant, d’ici dix à vingt ans, une proportion de 90 %, voire de 100 % de production française ? Compte tenu de votre force de frappe, n’avez-vous pas une responsabilité vis-à-vis de l’agriculture française qui devrait vous conduire à lancer un mouvement à même de favoriser la restructuration ou le développement d’une filière ?

M. Thierry Cotillard. Les chiffres que je vous ai donnés ne tenant pas compte des achats locaux, nous sommes probablement plus proches que cela de nos confrères en ce qui concerne l’approvisionnement global en produits français. Le rayon des fruits et légumes, placé en entrée de magasin, est stratégique. Il peut drainer la clientèle, à condition de parvenir à concilier la qualité – et donc l’approvisionnement français – et le prix. Or l’écart de compétitivité avec l’Espagne peut être flagrant, en pleine saison, par exemple pour la tomate grappe ou la fraise.

Vous avez raison, on a une part de responsabilité, mais il faut prendre en considération la volonté de développer, ou non, le pôle végétal – choix que nous avons fait. Le secteur végétal fait partie de notre cinquième pôle d’activité, qui est assez récent et que nous allons promouvoir, ce qui peut contribuer à rassurer le monde de la production arboricole. Nos autres pôles comprennent la filière de la marée, également déficitaire mais importante pour notre image, la filière carnée, essentielle car nous employons 3 000 salariés et exploitons sept abattoirs – ce qui fait de nous l’un des groupes les plus importants après Bigard , le pôle saveurs et le pôle circulaire.

S’il est un pôle stratégique, sur lequel nous allons donc engager des moyens, c’est bien le pôle végétal, et c’est ce qui nous a poussés à racheter St Mamet. Nous avons hésité au moment de le faire, en 2022 parce que l’entreprise sortait d’un LBO – leveraged buy-out, ou rachat avec effet de levier –, et finalement, nous l’avons fait. Plus de cent producteurs sont partenaires de l’usine : si elle avait dû fermer, ils auraient eu du mal à écouler leur production. L’enjeu pour nous, c’était que nos confrères jouent le jeu et qu’ils ne cessent pas d’acheter des produits de cette marque nationale sous prétexte que l’usine passait aux mains d’Intermarché. Un de nos concurrents a fait le choix de déréférencer St Mamet, mais nous espérons que les distributeurs prendront leurs responsabilités car si nous n’écoulons pas les fruits au sirop St Mamet, ce sont des agriculteurs qui vont se retrouver en difficulté.

Je peux vous assurer que nous allons investir sur le pôle végétal dans les dix ans à venir : c’est dans notre plan stratégique.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. J’aimerais que nous revenions sur la question de la viande de bœuf et de porc, parce que c’était un peu confus : vous nous avez surtout parlé de ce qui se passe dans vos abattoirs, mais ce qui nous intéresse, c’est ce que l’on trouve dans vos rayons. Sans parler pour l’instant des produits transformés, confirmez-vous que l’on trouve bien dans vos rayons 100 % de viande – bœuf, porc, volaille – d’origine française ?

M. Thierry Cotillard. On n’est pas à l’abri de trouver dans l’un de nos magasins de l’angus d’origine irlandaise, si un commerçant choisit de compléter l’approvisionnement qui vient de nos usines, mais ce ne sera jamais plus de 10 % car 90 % de la production vendue par un Intermarché vient de nos usines et est d’origine française ; sur les 5 à 10 % restants, il peut arriver que l’on trouve de la viande qui n’est pas d’origine française. À titre d’exemple, il se peut que la centrale propose un gigot d’agneau français mais qu’un indépendant fasse le choix de l’acheter en Nouvelle-Zélande pour le vendre à 9,95 euros, parce que des familles ont besoin de ce prix-là.

Notre organisation est duale, avec un schéma directeur franco-français et des indépendants qui ont une part de liberté ; mais ce qui est certain, c’est qu’il y a toujours dans nos rayons une part très majoritaire de viande d’origine française venue de nos usines. La présence de viande étrangère dans nos rayons reste vraiment anecdotique. Nous sommes très vigilants sur ce point et avons des forces de vente qui tournent dans les magasins : nous sommes à peu près certains que toute notre volaille est française, puisque cela figure dans le cahier des charges de nos fournisseurs.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Au moment de la mobilisation du monde agricole, certains agriculteurs sont pourtant entrés dans un de vos magasins en Côte-d’Or et ont rempli un caddie entier contenant de la viande bovine allemande, du porc irlandais et du poulet belge. Je veux bien croire que ce soit dû au choix individuel d’un indépendant, mais c’est tout de même problématique. Ce que je comprends, c’est que les chiffres que vous nous avez donnés sont à tempérer, puisque ce sont ceux de la centrale et non ceux des produits effectivement en magasin…

M. Gwenn Van Ooteghem. Les chiffres que nous vous donnons concernent notre MDD ou les produits que nous proposons en vente assistée, dans les rayons frais traditionnels. S’agissant d’autres marchés, comme celui du jambon, je ne peux vous parler que de notre MDD : il est possible que des marques nationales vendent de la viande venue d’Espagne. Les chiffres que nous vous donnons concernent les rayons dont nous maîtrisons l’approvisionnement.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Nous avons eu un peu le même problème ce matin avec Carrefour. Ma question portait sur l’ensemble des produits que l’on trouve dans vos rayons, pas seulement sur votre MDD.

Vous dites que vous ne connaissez pas forcément l’origine des viandes utilisées par les marques nationales dans leurs produits transformés. Je conçois que cela ne figure pas toujours sur l’étiquetage mais, dans les contrats que vous passez avec ces marques, ne pouvez‑vous pas demander à être informés de la composition et de l’origine de ces produits ?

M. Thierry Cotillard. Nous sommes favorables à ce qu’il y ait la plus grande transparence sur l’origine des produits, parce que nous sentons que c’est un facteur de différenciation. Même si, comme je vous l’ai dit, un vendeur indépendant peut compléter ce qu’Intermarché lui propose, nous misons vraiment, en amont, sur le made in France et nous avons intérêt à le revendiquer.

Ce que nous sentons, pour être dans les instances qui promeuvent ce type d’évolution, c’est que nos industriels y sont plutôt réticents. Certains y voient un exercice imposé qui les empêche de réduire leurs coûts de production et qui n’est pas au service de leur modèle économique. Nous n’avons pas l’obligation d’imposer cette transparence dans le cahier des charges mais, de la même façon que nous avions incité nos industriels à être vertueux sur le nutri-score, nous leur demandons d’être transparents sur l’origine. Ce n’est pas aussi simple que cela car, au gré des saisons et de la volatilité de la matière première, le sourçage peut changer et la proportion évoluer d’un produit à l’autre.

M. Gwenn Van Ooteghem. S’agissant des TPE et PME, nous avons une bonne visibilité et elles jouent plutôt le jeu du made in France. Pour les grands groupes, cela dépend : certains prennent des engagements à ce sujet et font la transparence sur leurs approvisionnements, non seulement sur l’emballage, mais aussi dans le cahier des charges ; d’autres se donnent la faculté de modifier leur approvisionnement en cours d’année. Il se peut qu’au moment où nous négocions, ce soient des pommes ou des abricots français qui servent à faire les compotes et que, trois mois après, ces fruits viennent d’un pays de l’Est.

On ne peut pas faire de généralités : certains grands groupes s’engagent pour le made in France et la qualité et signent des contrats tripartites pluriannuels avec le monde agricole ; d’autres ont encore du mal à le faire. Nous pouvons toujours faire le choix de ne pas référencer certaines marques mais, pour reprendre l’exemple du jambon, nous ne pouvons pas cesser de vendre la marque qui domine le marché : nous pouvons réduire l’assortiment proposé, mais nous vendrons toujours des produits de cette marque, même si le porc vient d’Espagne.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Le fait que l’origine des produits utilisés puisse varier au cours de l’année ne va-t-il pas compliquer l’élaboration de l’Origine-Score et son inscription sur les emballages ?

À ce propos, vous annonciez dans un communiqué du 19 novembre 2019 le lancement d’un Franco-Score. Cette idée a-t-elle prospéré ?

M. Thierry Cotillard. Quand nous l’avons lancé, nous nous sommes dit que c’était à nous de montrer la voie puisque nous sommes le premier fabricant de MDD en France, et nous espérions être suivis. Quatre ans plus tard, Origine-Info voit le jour et nous nous en réjouissons. Pour rendre compte des variations de l’approvisionnement, notre idée est de digitaliser l’information grâce à un QR code : cela donnerait davantage de flexibilité à l’industriel. Si l’origine des produits vient à évoluer – pour des raisons climatiques, de prix ou autre –, il sera beaucoup plus facile de modifier un QR code que des packs, qui sont imprimés en série. Nous pourrons être beaucoup plus réactifs. Notre expérience du Franco-Score nous a amenés à proposer à Olivia Grégoire et à son ministère d’adopter un système digital.

Il y a cinq ou six ans, nous avons lancé le programme Bprod – Bénéfices produits. Jusque-là, notre MDD ne faisait que copier les marques nationales ; j’ai demandé que l’on refasse toutes nos gammes à 360 degrés, pour passer de me too à me better. En comparant nos produits avec ceux des marques nationales, nous nous sommes dit qu’il ne fallait pas nous en tenir au goût, mais prendre en compte beaucoup d’autres critères : l’origine des produits, l’emballage – pour consommer moins de plastique –, la rémunération des agriculteurs, mais aussi le bien-être animal. Nous avons demandé à chaque chef de produit d’améliorer sa MDD en fonction d’un ou de plusieurs de ces critères. À l’heure où la question du pouvoir d’achat est devenue centrale – ce qui n’était pas le cas à l’époque –, nous pourrions être tentés de faire fi de ces critères, mais la consigne que nous avons donnée est de ne pas revenir sur ces exigences. Il serait tellement plus simple de revoir notre cahier des charges et de faire du « moins bien manger » moins cher ! Mais le défi est justement de continuer à acheter français et à faire du « mieux manger », à des prix accessibles.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous dites préférer le QR code mais n’auriez-vous pas intérêt à valoriser le fait que vous vous approvisionnez à 100 % en France en mettant un drapeau français sur les produits de votre MDD ? Un QR code est beaucoup moins lisible.

Par ailleurs, avez-vous des études statistiques sérieuses démontrant que l’origine française est un élément qui joue un rôle important dans le choix du consommateur, que c’est vendeur ? Si tel est le cas, cela pourrait nous aider, en tant que législateurs, à défendre cet étiquetage.

Enfin, puisque vous êtes le premier acheteur de certaines productions – notamment la viande et le lait –, pouvez-vous nous dire si les indicateurs de coûts de production sont respectés dans les prix d’achat ?

M. Gwenn Van Ooteghem. Le made in France n’est pas qu’une affaire de conviction : il faut aussi faire preuve de constance. Nous avons effectivement la conviction que le made in France est vendeur, en tout cas pour les produits traditionnels, mais ce qui importe, c’est de ne pas changer d’avis dès qu’il y a une crise.

Au cours des deux dernières années, comme les prix de l’alimentation ont bondi de près de 20 %, nos clients ont changé leurs comportements d’achat, délaissant parfois le made in France au profit d’autres produits, par contrainte plus que par souhait. Mais nous, nous sommes restés constants. Nous proposons toujours les mêmes assortiments en bio et nous gagnons des parts de marché. Le bio a reculé de 6 % depuis le début de l’année, mais seulement de 2 % chez nous car nous avons la conviction que cela va repartir, tout comme le made in France. Nous ne modifions pas nos cahiers des charges sous prétexte qu’ils sont peut-être un peu moins payants qu’il y a trois ans du fait de cette crise du pouvoir d’achat : nous savons qu’à long terme, ce sera payant. Pour les produits frais traditionnels, on voit bien que c’est le made in France qui fonctionne. Pour les marchés plus transformés, c’est plus difficile à dire mais, pour les produits de notre MDD comme pour nos rayons frais traditionnels, nous pensons que le made in France joue sur la fréquentation de notre enseigne.

Mme Nathalie Florent. Avec tous nos partenaires, nous introduisons un certain nombre d’indicateurs dans la discussion et nous définissons un tunnel : c’est par exemple le cas avec la filière porcine, comme avec la filière laitière. Les coûts de production sont évidemment pris en considération.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous dites que vous prenez en considération les coûts de production mais ce que je voudrais savoir, c’est si certaines productions sont achetées en dessous des indicateurs donnés par les interprofessions.

Mme Nathalie Florent. Pas à ma connaissance. Nous avons avec nos producteurs des relations de longue durée. La décapitalisation et la baisse du cheptel font que nos éleveurs, s’ils ne trouvaient pas un intérêt à travailler avec nous, pourraient se retourner vers d’autres opérateurs. Le coût de production peut être très différent d’une exploitation à une autre et nous adaptons nos discussions en fonction du contexte : en Loire-Atlantique, la prise en compte des coûts de production ne sera pas la même que dans la fruitière de Domessin, où les élevages sont en alpage. Nous prenons en compte la situation de nos éleveurs partenaires.

M. Thierry Cotillard. Nous avons rejoint les interprofessions afin de réfléchir à ces questions. Il semblerait – et la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) le confirme – que certaines filières, comme celle du porc, ont eu la maturité d’intégrer la contractualisation, le tunnel et le prix minimum, et que d’autres ont plus de mal à le faire. Peut-être est-ce parce qu’il y a une disparité de coûts de production au sein même de ces filières qu’elles n’arrivent pas à se mettre d’accord sur des indicateurs. Il faudrait commencer par identifier toutes ces filières.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. La filière bovine, celle du blé et celle de la volaille ont publié des indicateurs : il ne semble donc pas y avoir de problème avec les filières principales.

La loi Egalim 1 contenait une disposition interdisant les prix abusivement bas – c’est-à-dire inférieurs aux indicateurs. Avez-vous connaissance de cette disposition ? Si ce n’est pas le cas, sachez que vous n’êtes pas les seuls…

M. Thierry Cotillard. Cela amène à la question, assez structurante dans la négociation commerciale, de la marche en avant du prix, à laquelle nous croyons. Lorsque j’achète un yaourt, je ne sais pas forcément à quel prix le lait qui a servi à le faire a été payé. Ce à quoi nous croyons, c’est à la transparence – et il faut encore avancer sur ce sujet – et surtout à un premier niveau de négociation.

Sur cent produits agricoles, cinquante vont à la grande distribution et, parmi eux, on n’a que 20 % d’achat direct de produits bruts ; 80 % passent aux mains d’un industriel qui les transforme et nous les vend. Pour améliorer le revenu agricole, nous pensons que le premier niveau de négociation devrait obéir aux mêmes contraintes que les négociations commerciales : on pourrait fixer une date butoir et décider par exemple qu’au 1er décembre, tous les prix agricoles doivent avoir été négociés par les industriels, avec des indicateurs qui sanctuarisent les coûts de production et qui intègrent par exemple le coût de l’alimentation des animaux. Ces prix, une fois établis, seraient annexés aux conditions générales de vente (CGV) et ne seraient plus négociés au niveau des distributeurs : cela permettrait de sécuriser le revenu agricole.

En 2023, alors que nous étions en négociation avec Lactalis et qu’il fallait signer avant le 31 janvier, une organisation de producteurs nous a écrit trois fois pour nous dire de ne pas signer parce qu’ils ne s’étaient pas encore mis d’accord sur le prix du lait. C’était très embêtant car nous risquions de payer 4 millions d’amende si nous dépassions la date butoir. Si nous avons, en annexe, un document où l’industriel s’engage à revaloriser le prix payé aux producteurs, les choses seront plus simples. Cela n’arrangera évidemment pas une multinationale qui fait de l’export puisque cela va mettre de la confusion dans ses marges et son modèle économique, mais il y aurait une vraie amélioration en matière de marche en avant du prix si l’on arrive, avec Egalim 4, à sanctuariser le prix que l’industriel paie au monde agricole : la négociation pourrait obéir aux mêmes règles que celles qui ont lieu entre un industriel et un distributeur, avec des dates butoir et des sanctions si elles ne sont pas respectées.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. S’agissant des premiers achats que vous faites auprès des abattoirs ou des producteurs de lait pour votre MDD, vous confirmez donc que vous n’avez pas connaissance des dispositions de l’article L. 442-7 du code du commerce, qui interdit de pratiquer des prix de cession « abusivement bas ».

Vous avez évoqué le dispositif SRP+10, qui fait l’objet d’un débat puisqu’on se demande si les marges qu’il a permis de dégager ont bien ruisselé jusqu’aux producteurs. Pouvez-vous nous donner les marges que vous avez réalisées grâce à son application et nous expliquer comment vous les avez employées ?

M. Thierry Cotillard. Je vais vous faire une réponse très macroéconomique et M. Van Ooteghem complétera. Nous pourrons vous fournir des chiffres plus précis par écrit mais comme nos concurrents sont susceptibles d’écouter cette audition, je n’en dirai pas trop pour préserver le secret des affaires.

Si l’on prend l’exemple du lait, je dirais qu’une partie, de l’ordre de 50 %, a permis de revaloriser le prix d’achat, ce dont les producteurs ont bénéficié. Sur l’autre partie, des travaux réalisés par l’Insee et Bercy tendent à prouver que notre métier est un métier de péréquation. Il est vrai que, pour certains produits, nous avons pris 10 % de marge, mais comme nous n’avons pas intérêt, dans une perspective de conquête commerciale, à avoir un panier en inflation, nous avons dans le même temps baissé le prix de produits que nous avons mieux écoulés – de la MDD ou autre. Ce qui est certain, c’est qu’à Intermarché la marge n’est pas passée de 18 à 25 % : nous sommes toujours restés dans un couloir compris entre 18 et 20 et les résultats que l’on publie sont toujours de l’ordre de 2 %.

Une partie a été réinvestie, avec des jeux de péréquation liés à la concurrence commerciale, et une partie a permis de revaloriser le prix d’achat. Pour prendre l’exemple du lait, les années où le SRP+10 est apparu, nous n’avons pas acheté en déflation mais en inflation, grâce aussi à des positions politiques. Je me rappelle avoir signé un contrat tripartite avec Bel, qui s’engageait de manière très transparente à revaloriser l’achat du lait. Nous lui avons fait confiance et nous avons eu raison, puisque dans les années qui ont suivi, les éleveurs nous ont confirmé que leur rémunération avait été meilleure.

M. Gwenn Van Ooteghem. En revendant les produits 10 % plus cher, on a obtenu un gain global, mais celui-ci ne se retrouve pas dans le compte de résultat car des filières ont été aidées : celle du lait, comme l’a expliqué M. Cotillard, mais aussi celle qui fait de la compote de pommes en approvisionnement 100 % français, avec qui nous avons conclu un accord – nous avions d’ailleurs communiqué là-dessus à l’époque. Par ailleurs, pour que les prix ne soient pas significativement plus élevés chez Intermarché que chez nos compétiteurs, nous avons baissé ceux de certains produits. Au bout du bout, nos marges n’ont pas augmenté ; nous pourrons vous adresser les documents qui le montrent si vous le souhaitez.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Il y a forcément des revalorisations sur les productions agricoles chaque année : peut-être pourrait-on comparer avec les deux années précédentes pour comprendre comment cela s’est passé ?

Lors de leur audition, les représentants de la filière tomates-concombres nous ont expliqué qu’une péréquation des marges se pratiquait entre les rayons, certains étant plus rentables que d’autres, et que cela ne se faisait pas forcément à l’avantage des produits alimentaires. Il semble qu’il y ait aussi une forme de péréquation au sein des rayons. Vous avez cité le rayon des fruits et légumes : pour faire un premier prix sur la tomate, on prend de la tomate marocaine sur laquelle on applique une marge plus faible que sur la tomate française. Cela revient à dire que le producteur français paie la marge du producteur marocain.

Je ne vous en fais pas grief, parce que, dans un contexte concurrentiel, vous êtes obligés de faire comme tous les autres, mais ne peut-on trouver une solution pour que ce ne soit pas celui qui fait de la haute qualité – en général, c’est le Français – qui paye ? Il en va de même pour les produits bio, qui ont des marges plus importantes. Il est beaucoup plus difficile de vendre les produits haut de gamme que les produits d’importation.

M. Gwenn Van Ooteghem. Nous ne faisons pas forcément comme tout le monde. En réalité, nos clients achètent selon leurs moyens. Nous devons répondre aux demandes de ceux qui ont des budgets plus contraints, qui doivent eux aussi pouvoir se nourrir avec des produits peu transformés. C’est pourquoi nous proposons plusieurs catégories de tomates et de concombres, en accès prix comme en premium. Le prix de la production française se justifie parfois aussi pour cette raison.

Il est effectivement possible de travailler sur la péréquation parce que ce que nous souhaitons, c’est justement qu’il n’y ait pas trop d’écart entre les prix dans les rayons. Il y a un écart, mais il ne faut pas qu’il soit trop important.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Votre réponse est un peu contradictoire. Ce système n’incite pas à acheter de la tomate française, même s’il y a une demande du consommateur, puisqu’une marge plus importante sur les productions françaises entraîne des prix beaucoup plus élevés. Je ne suis pas un fin connaisseur des rayons fruits et légumes d’Intermarché, mais quand vous vendez de la tomate marocaine à 1 euro, la marge en pourcentage est nécessairement plus faible que pour de la tomate française à 3 ou 4 euros.

M. Thierry Cotillard. C’est une réalité de marché, particulièrement en ce moment : si le premier prix de la tomate est à 1 euro chez Lidl, chez Leclerc et chez Carrefour, il sera très compliqué de proposer une entrée de gamme à 1,30 euro. Nous avons donc fait le choix, il y a quelques années, d’adopter une approche marketing sur les fruits et légumes français en créant la marque Mon marché plaisir, qui fait une vraie différence. Le seul inconvénient de cette démarche est qu’elle consomme un peu d’emballage puisqu’il faut raconter l’histoire du produit en mettant le logo made in France, etc.

Nous avons considéré que les deux devaient coexister parce qu’il existe différents profils de clients. Il y a celui qui adorerait acheter de la tomate française mais qui n’en a pas les moyens : il n’a pas le choix – un Français sur deux est à dix euros près à la fin du mois. Mais nous devons aussi nous adresser aux Français qui ont du pouvoir d’achat, en marketant et en faisant voir très clairement le cahier des charges du made in France. Nous sommes un des seuls distributeurs à avoir choisi de se différencier de cette façon, en créant une marque en fruits et légumes avec un sourçage et un cahier des charges qui ne portent que sur des produits français.

M. Gwenn Van Ooteghem. Pendant la crise sanitaire liée au covid, nous avons fait, à de multiples reprises, des opérations de dégagement pour soutenir la production française. À chaque fois qu’une interprofession nous a demandé d’agir, nous l’avons fait.

Pour défendre le pouvoir d’achat mais aussi le mieux manger auprès de nos clients, nous avons décidé en début d’année dernière de faire une opération commerciale le jeudi, le vendredi et le samedi, portant sur un fruit et légume, une viande et un poisson provenant essentiellement, voire exclusivement de la production française. Pour les vendre au meilleur prix, nous contractons nos marges – la marge industrielle, quand les produits sont livrés par un gros Mousquetaire, ou notre propre marge concernant les fruits et les légumes. L’objectif est d’offrir chaque semaine de la production française de qualité à nos clients afin qu’ils puissent aussi se nourrir avec les produits les plus sains.

Nous avons par ailleurs pris la décision de consacrer la MDD Intermarché aux seuls fruits et légumes français. Ils se situeront donc, du point de vue de leurs prix, entre le produit économique et le produit un peu plus premium. Nous assumons ainsi de ne vendre sous MDD que des produits de saison – il n’y aura pas de fruits exotiques – et seulement des produits français. Cela devrait être en vigueur à la fin de l’année.

M. Thierry Cotillard. Puisque nous sommes là pour trouver des solutions, nous pourrions peut-être nous inspirer des chartes d’engagement que nous avions signées avec la FEEF – Fédération des entreprises et entrepreneurs de France – pour mener une politique de différenciation – Procter & Gamble ne peut en effet être comparé à la PME du coin. Nous avons pris des engagements – référencement des innovations, clôture anticipée des négociations, travail en flux poussé quand il n’y a pas de force de vente, etc. Un choix politique a été fait, toutes les enseignes ont été convoquées à Bercy, et quand l’un commençait, les autres suivaient ; c’est ainsi que la dynamique a été lancée.

On pourrait très bien penser que, pour concurrencer des produits sur lesquels nous ne sommes pas compétitifs, il n’y a pas de solution : la tomate grappe espagnole sera toujours moins chère. Que les enseignes au service du pouvoir d’achat, mais aussi du soutien des filières, fassent ce que nous sommes en train de faire : retenir chaque semaine trois produits pour lesquels nous faisons le choix d’être à zéro – en accord avec les agriculteurs, afin de ne pas mettre en danger leur rémunération.

Lors de la crise sanitaire, tous les dimanches matin, Christiane Lambert m’appelait pour me signaler un problème sur la filière noix ou la filière fleurs. Je peux vous assurer que nous avons joué le jeu, parce que nous avions le sens des responsabilités. Il serait bon de remettre à l’ordre du jour l’union sacrée qui régnait à l’époque, en rappelant que nous avons une responsabilité en matière de souveraineté alimentaire.

Si nous nous livrons à une guerre des prix, la situation n’évoluera pas. Des dirigeants responsables devraient être capables de s’engager sur des propositions qui, si elles sont identiques pour tous les distributeurs, ne créeront pas d’écarts de compétitivité. Il faut y réfléchir parce que vous ne pouvez pas gommer en six mois l’écart de compétitivité de l’agriculture française dans certaines filières. Il faudrait mettre sur la table les bonnes pratiques des uns et des autres, et convenir pour 2025 d’une charte de bonnes pratiques avec les acteurs agricoles, notamment la FNSEA. Cela aiderait à écouler les produits au meilleur prix pour eux, tout en étant au service du consommateur.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Je ne vous faisais pas de reproche particulier mais, entre les opérations temporaires que vous avez évoquées – je ne sais pas si les trois produits que vous avez cités représentent un volume important – et le système soviétique où l’on interdit la péréquation des marges, il faudrait parvenir à trouver une solution un peu plus efficace.

Concernant les centrales d’achat européennes, sauf erreur de ma part, vous étiez membre, avec Auchan, de la centrale d’achat Agecore jusqu’en 2021.

M. Thierry Cotillard. Nous avons quitté cette centrale d’achat mais Auchan n’en faisait pas partie. En revanche, nous venons de conclure avec lui une alliance pour la campagne 2025.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Vous confirmez donc que vous êtes entrés dans une nouvelle centrale d’achat avec Auchan. Pourriez-vous nous dire pourquoi vous ressentez la nécessité de passer par une centrale d’achat européenne ?

M. Gwenn Van Ooteghem. Je précise que cette opération devra être validée par l’Autorité de la concurrence. Ce n’est pas une centrale d’achat européenne, au contraire : si le projet avec Auchan se concrétise, nous serons les seuls acteurs à continuer à acheter en France, puisque cette centrale sera située à Massy. Quant à Agecore, il s’agit d’une centrale de service internationale dont nous ne sommes plus partenaires depuis plusieurs années. Le projet avec Auchan consiste à acheter aux plus gros industriels ensemble, en France, en appliquant l’ensemble du dispositif français. Cela fera de nous, avec Auchan, le seul distributeur à acheter encore aux plus gros fabricants en France.

M. Grégoire de Fournas, rapporteur. Comment réussirez-vous à rester compétitifs si vous ne faites pas la même chose que vos concurrents, par exemple Carrefour, dont la centrale d’achat, Eureca, se trouve à Madrid ? Si vous ne suivez pas le même chemin, comment parviendrez-vous à négocier dans les mêmes conditions avec des gros industriels ?

M. Gwenn Van Ooteghem. Nous comptons sur vous pour que tous les acteurs appliquent les lois françaises, qu’ils se trouvent en France ou à l’étranger.

Nous pensons en effet qu’il faut peser sur le marché. Intermarché à lui seul n’est pas ridicule, avec 18 % de parts de marché une fois que nous aurons consolidé notre croissance externe. C’est tout à fait suffisant avec les PME et TPE ; il faut même faire attention à équilibrer le rapport de force – nos acheteurs y sont très sensibilisés.

En revanche, avec les plus grands groupes, c’est clairement insuffisant dans la mesure où leurs directions sont rarement en France ou, si c’est le cas, sont souvent pilotées en Europe, voire au niveau mondial. Pour ces grandes multinationales, nous ne pesons pas grand-chose. Le fait de s’allier avec Auchan, qui est dans la même nécessité d’agir, et de compléter le dispositif avec le groupe Casino recomposé nous permettra d’être un client un peu plus important et de peser un peu plus vis-à-vis de ces grands groupes. C’est pour cela que nous l’avons fait. Nous avons tenté d’agir seuls : ce n’est pas génial car on a du mal à négocier. Je ne dis pas que c’est le cas avec tous, certains sont très coopératifs, mais c’est un peu plus compliqué avec d’autres.

M. Thierry Cotillard. Concernant le droit applicable, nous allons observer attentivement ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Si cette pratique est déclarée illégale, les eurocentrales n’auront plus de raison d’exister et nous n’aurons pas perdu notre temps à en créer une en France. Si leur légitimité est confirmée, en revanche, nous n’aurons pas d’autre choix que d’y aller parce que l’écart de compétitivité sera terrible. Les huit mois qui viennent seront cruciaux pour nous : nous attendons que cela soit tranché une fois pour toutes aux niveaux français et européen, parce que tout retard serait préjudiciable pour nos consommateurs.

M. Serge Muller (RN). Votre slogan est : « producteurs et commerçants ». Commence fonctionne réellement cette double étiquette ? Qui fixe le prix et où se trouvent les fermes ?

M. Thierry Cotillard. Le slogan « producteurs et commerçants » vient de la singularité de notre modèle : nous avons fait le choix, il y a cinquante ans, de maîtriser l’intégralité de la chaîne alimentaire afin de nous mettre au service de nos consommateurs. Nous avons donc investi dans une première usine, un premier bateau, et aujourd’hui 50 % de notre chiffre d’affaires réalisé avec nos marques de distributeur provient de notre propre outil industriel. Notre slogan serait plutôt « fabricants et commerçants ». Néanmoins, nous produisons et c’est pour cela que nous avons choisi ce slogan.

Concernant le monde agricole, nous achetons à des fournisseurs de fruits et légumes qui livrent Intermarché et, parallèlement, nous réalisons 2,7 milliards d’achats de produits agricoles – 1,7 milliard à l’industrie agroalimentaire et 1 milliard à des distributeurs. Les filières agroalimentaires les plus importantes sont celles du bœuf et du porc. Pour le bœuf, la contractualisation s’élève à 20 % et nous espérons accélérer. Pour le porc, en revanche, nous avions commencé la contractualisation avant Egalim ; elle concerne actuellement plus de 2 millions de porcs et permet à nos partenaires agricoles de faire face à un éventuel effondrement des cours en sécurisant leur trésorerie. Quelque 60 à 70 % des agriculteurs travaillant avec nos outils sont contractualisés. Nous sommes convaincus que c’est en procédant ainsi que nous y parviendrons. En tout cas, cela permet à un chef d’entreprise d’avoir suffisamment de visibilité pour réinvestir dans son exploitation, pour rassurer le banquier, etc.

Enfin, concernant la filière mer, c’est totalement différent car les seize chalutiers nous appartiennent. Ce sont nos salariés qui pêchent. Il n’y a donc pas de problème de rémunération puisque nous maîtrisons l’intégralité de la filière.

M. Serge Muller (RN). Pouvez-vous me confirmer que tout ce que vous vendez vient de France ? Ou bien ai-je mal saisi ?

M. Thierry Cotillard. Si je prends l’exemple de la charcuterie, qui représente une vente importante, le jambon Monique Ranou, avec ou sans nitrite, est fabriqué à 100 % avec du porc français. Si j’avais voulu vendre le jambon moins cher en MDD, j’aurais décidé d’acheter 50 % chez nos éleveurs bretons et de contractualiser le reste avec des Allemands et des Espagnols ; mais ce n’est pas le choix que nous avons fait. C’est une question d’équilibre matière. Certes, j’achète à l’étranger mais cela ne représente pas plus de 3 à 4 %. Notre volonté est de privilégier un sourçage français.

M. Serge Muller (RN). J’ai lu dans un article que les Français souhaitent changer de modes de consommation, c’est-à-dire qu’ils veulent manger du local, du sain, de l’équitable – on pourrait même ajouter du bio mais nos agriculteurs sont déjà en agriculture raisonnée. Avez-vous l’intention d’adapter votre stratégie de vente aux désirs du client ?

M. Thierry Cotillard. Ayant vu cette tendance émerger il y a six ou sept ans, nous avons lancé un programme pour promouvoir le mieux manger, soutenir le local et pousser le bio, aussi bien dans nos usines que dans nos points de vente.

Le vrai risque, c’est que, sous la pression du pouvoir d’achat, on fasse fi de tout ce travail et que l’on aille faire du Top Budget ou une ligne de premier prix. Si j’avais écouté mes ventes, j’aurais enlevé la moitié des linéaires de bio. Nous n’avons pas fait ce choix parce que nous pensons qu’il faut passer la bosse, c’est-à-dire que la solution doit venir de l’attractivité des prix des produits bio dans nos rayons.

Toutefois, j’ai l’intime conviction que cela passera aussi par un plan d’aides à la filière bio – et je m’adresse ici au Gouvernement. La situation est en effet catastrophique : les agriculteurs bio, qui sont les plus vertueux, sont pris au piège. Comme la demande ne suit pas l’offre, cette dernière finit en conventionnel, c’est-à-dire que l’on en vient à mettre du lait bio dans les briques de lait conventionnel. C’est le vrai danger. Il faut un soutien à la filière bio.

Si le pouvoir d’achat est une préoccupation pour les Français, il est de notre devoir de continuer à défendre le mieux manger. L’espoir est réel car, sans aller jusqu’à parler de déflation, nous pensons que l’inflation à deux chiffres est terminée et que les prix vont se stabiliser. Apporter le mieux-être au plus grand nombre de Français qui ont un problème de pouvoir d’achat, c’est l’adage d’Intermarché. Notre politique n’est pas de faire marche arrière car nous pensons que tous les choix que nous avons faits il y a cinq ou six ans finiront par payer.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaite aborder la question de la pêche, dont on parle très peu dans le débat politique, même en cette période d’élection européenne et alors même que la pêche est une compétence communautaire – c’est une faute collective. Votre particularité est de posséder une flotte – de mémoire, il s’agit de la première flotte française.

J’aimerais savoir comment vous voyez les choses concernant la filière de la pêche française, qui dépérit dans l’indifférence quasi générale. Avec Boulogne-sur-Mer, on a l’exemple d’une erreur stratégique majeure : alors qu’il s’agissait du premier port de pêche et de la première filière de transformation sur le plan européen, certains ont cru que l’on pouvait faire de la transformation sans la pêche. Je fais partie de ceux qui ont dit que c’était une illusion, qu’après quelques années la transformation serait fragilisée par l’absence de matière première, et que ceux qui fournissent la matière première finiraient bien par se dire que c’est quand même plus malin de la transformer chez eux pour faire de la valeur ajoutée là où la matière première arrive. Quand on perd sa souveraineté sur la matière première, on finit par perdre la valeur ajoutée de la transformation et on devient dépendant de l’une et de l’autre.

Pouvez-vous nous faire un point sur cette question, sur la souveraineté et sur la difficulté pour la grande distribution, même si elle le voulait, de s’approvisionner en produits français ? Parlons déjà de la pêche sauvage, pas de la culture.

M. Thierry Cotillard. La situation est en effet préoccupante. Notre filière mer est déficitaire de plusieurs millions d’euros depuis quelques années et nous n’en voyons pas la fin. Nous avons un plan – l’objectif d’une entreprise n’est pas de perdre de l’argent – car nous y croyons fortement, et parce qu’Intermarché a une image de producteur grâce à ses bateaux. Nous soutenons donc notre flotte mais elle nous coûte, économiquement et financièrement. C’est d’ailleurs toute la filière qui est déficitaire, comme j’ai pu le constater en passant au pavillon France Mer pendant le salon de l’agriculture. Tous les acteurs partagent ce constat, qui n’est pas sur le devant de la scène politique, comme vous l’avez relevé, et c’est dommage parce qu’il y a certainement une aide à apporter.

Plusieurs phénomènes expliquent les difficultés de la filière. Le premier, que nous assumons totalement, est que nous avons été parmi les premiers à décider de nous orienter vers une pêche plus responsable. Il y a sept ou huit ans, nous avions été attaqués par une association, Bloom. Nous avions alors réagi positivement en construisant avec cette association des techniques de pêche plus respectueuses de l’environnement, afin de préserver les fonds marins et la ressource. Dans un tel schéma, vous produisez moins, vous pêchez moins et votre outil industriel dispose de moins de ressources pour assumer la dépense que cela représente.

Deux autres phénomènes ont encore accru les difficultés de la filière : le Brexit et surtout la crise énergétique. La filière pêche consomme beaucoup de carburant, non seulement pour partir en pêche mais également pour assurer la chaîne du froid, depuis le bateau qui se trouve en Irlande jusqu’à l’étal du point de vente à Brest ou en Corrèze. En conséquence, le prix du poisson a considérablement augmenté et devient inaccessible.

Notre stratégie commerciale, en maîtrisant toute la filière, vise à proposer du filet de poisson à moins de 10 euros. À ce prix-là, il trouve preneur car il n’y a pas de déconsommation voulue des Français : c’est juste qu’ils n’ont pas les moyens de payer davantage. Mais nous ne parvenons pas à l’équilibre économique, ni dans le rayon ni au niveau de l’outil industriel. Nous enregistrons des dizaines de millions de pertes au niveau du groupe pour cette filière, ce qui entraîne malheureusement des fermetures de rayons – plus d’une centaine – parce qu’ils ne sont pas rentables. Quand vous payez un poissonnier et que les ventes font moins 7 % ou moins 8 % parce que le poisson est devenu inaccessible, vous finissez par fermer le rayon.

Face à cette situation, nous ne sommes pas fatalistes : nous avons un plan de relance. L’objectif n’est évidemment pas d’envoyer les bateaux au rebut ni de continuer à fermer nos rayons poissonnerie, mais de miser sur notre différence : les Mousquetaires sont ancrés dans les territoires bretons et à Boulogne-sur-Mer. Nous avons un plan d’optimisation : notre métier d’industriel ou de distributeur consiste à serrer nos charges sur la logistique, sur les téléventes, etc. Mais cela ne réglera pas le problème du surcoût structurel de la filière du fait de la facture énergétique et des conséquences du Brexit.

Nous pouvons effectivement être inquiets pour le devenir de la filière pêche mais, pour notre part, nous avons décidé de ne pas jeter l’éponge et de tout faire pour rester le premier pêcheur et, espérons-le, le premier vendeur.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais vraiment comprendre les difficultés de la filière pêche française. Le prix du carburant pour les pêcheurs est à peu près le même dans tous les pays européens ; il y a par ailleurs des aides, auxquelles je suis favorable le cas échéant. Quant aux Brexit, il touche aussi l’Espagne, les Pays-Bas et les autres membres du marché européen. Sans parler des Anglais, il y a d’autres pays européens qui maintiennent leur flotte, avec parfois des bateaux qu’on vous a incités à détruire en France. J’ai cru voir récemment des bateaux inaugurés sur les côtes du nord de l’Europe qui n’avaient pas l’air en ligne avec les recommandations de Bloom.

Je comprends que vous définissiez votre propre politique, mais d’autres pays font autrement et il y a encore du poisson qui arrive d’autres côtes européennes ou d’autres ports européens au sein du marché commun. Comment expliquer qu’en France, où l’on sait pêcher – l’art de la pêche en France est remarquable et incontestable –, la filière est en train de disparaître alors que ce n’est pas le cas dans tous les pays européens, y compris les Pays-Bas dont l’économie est, à bien des égards, semblable à celle de la France.

Mme Nathalie Florent. La pêche sauvage sur un banc traditionnel en France représente moins de 10 % du chiffre d’affaires d’un point de vente. Il faut également avoir en tête que la concurrence, c’est l’élevage. Quand nous nous battons pour préserver une pêche française portant sur des espèces qui ne sont plus de grands fonds, la pêche est forcément réduite. Nos volumes ne sont plus suffisants pour faire fonctionner toute la chaîne de valeur, à savoir nos outils de transformation au plus proche de la débarque. C’est une somme de surcoûts qui nous est imposée, y compris en matière de droit du travail, par exemple avec la nécessité de faire revenir nos pêcheurs pour leurs temps de repos.

Ne connaissant pas le modèle des Pays-Bas, je ne saurais pas vous dire précisément pourquoi nous sommes moins compétitifs. Ce qui est certain, toutefois, c’est que nous consommons moins de poissons en France parce que la pêche est devenue chère, quel que soit l’opérateur, y compris sur les importations – et je rappelle que 90 % du chiffre d’affaires de nos rayons est assuré par les ventes de coquillages, de crustacés et de poissons d’élevage. La pêche sauvage est en effet une fierté nationale mais elle est en grande difficulté.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez indiqué que le bio s’inscrivait dans une stratégie du mieux manger et qu’il fallait le soutenir. Or il n’existe aucune preuve scientifique démontrant que le bio apporterait un gain pour la santé. Chacun est libre de croire ce qu’il veut mais pourquoi affirmez-vous que cela s’inscrit dans la stratégie du mieux manger ?

En tant que législateurs, nous choisissons où vont les aides, dans la mesure du possible. Pourquoi devrions-nous faire le choix de subventionner le bio alors que nous avons besoin d’argent pour installer de jeunes agriculteurs, moderniser les exploitations ou encore investir dans la robotisation, la génétique, les alternatives phytosanitaires ? J’aimerais comprendre pourquoi vous considérez qu’on devrait faire du bio une priorité nationale dans le cadre de la souveraineté alimentaire.

M. Thierry Cotillard. Je me suis peut-être mal exprimé. Ayant une formation d’ingénieur agronome, je peux vous confirmer qu’il n’y a pas de lien entre la santé et le mode de production, sinon nous l’aurions déjà démontré, expliqué et vendu aux consommateurs. En fait, c’est une démarche vertueuse que nous insufflons en essayant de rendre la viande, le poisson, les fruits et les légumes accessibles. Nous avons lancé, disais-je, le programme Bprod qui vise le mieux, au sens général, dans notre production industrielle : il s’agit de mieux rémunérer l’agriculteur avec la gamme de produits Merci, ou en consommant moins d’emballage, ou encore en produisant de façon plus respectueuse de l’environnement. C’est dans ce cadre que nous soutenons le bio, mais aussi l’agriculture raisonnée avec le label HVE – Haute Valeur environnementale.

Il ne s’agit donc pas de faire un raccourci entre mieux manger et bio, mais de promouvoir le mieux en général, système vertueux, et le mieux manger, pour lequel nous actionnons certains leviers, par exemple en portant une attention plus grande à la composition des produits que nous fabriquons, en veillant à la qualité des ingrédients et en limitant l’utilisation d’additifs, afin que nos recettes soient les plus saines possible.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Quelles sont, de votre point de vue de producteur, les forces et les faiblesses de la filière française de transformation agroalimentaire ? Comment la renforcer ?

Une partie de nos filières agroalimentaires ont été rachetées par des intérêts étrangers, américains – Kraft – et mexicains, et l’on commence à observer dans ce secteur des délocalisations d’usines vers les pays de l’Est. Les ingrédients des produits concernés étant le blé, le sucre et des matières grasses végétales, l’idée est sans doute que le terroir français n’est pas plus adapté qu’un autre à leur fabrication ; mais enfin il s’agit de recettes françaises et de produits auxquels les Français sont attachés. Quoi qu’il en soit, est-ce selon vous une tendance de fond ? Y a-t-il des réformes à mener pour s’en prémunir, ou s’agit-il d’acteurs mondialisés qui trouveront toujours le moyen de produire moins cher, de sorte qu’il n’y aurait rien à faire à part contrôler les capitaux de ces entreprises ?

M. Thierry Cotillard. Je laisse répondre Nathalie Florent, qui, avant son poste actuel, a été responsable des achats auprès des multinationales.

Mme Nathalie Florent. Il ne faut surtout pas jeter l’éponge. Non, nous ne nous battons pas à armes égales ; oui, les grands groupes ont une stratégie d’implantation liée à un mix marge et aux coûts de production et, en France, nous ne sommes pas à égalité avec eux en matière de taxes et d’emploi. Nous avons un vrai problème de ressource – je ne parle pas ici de matières premières mais de main-d’œuvre. Tout ne peut pas être automatisé ; nous avons besoin de savoir-faire, d’opérateurs. Or il est devenu de ce point de vue très compliqué de faire fonctionner nos unités de production sur le sol français.

Il faut prendre le sujet à bras-le-corps et rester très fiers de notre industrie, qui fabrique de beaux et bons produits. Il faut trouver les solutions nous permettant de nous battre à armes égales.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous rassure, je ne suis pas du tout pour jeter l’éponge.

On entend beaucoup parler de ces problèmes de recrutement mais on a du mal à en avoir l’explication en dehors de quelques lieux communs. Les salaires sont généralement supérieurs à la moyenne pour les qualifications demandées. La pénibilité existe, mais les conditions de travail dans l’industrie se sont grandement améliorées ces dernières années. Certes, il y a, depuis le covid, un problème de motivation au travail dans la plupart des économies occidentales et, visiblement, particulièrement en France.

Nous ne sommes pas un tribunal ; nous sommes là pour trouver des solutions. Que peut-on donc faire pour favoriser le recrutement, alors que la nécessité de réindustrialiser fait désormais consensus parmi toutes les forces politiques ? Que peut faire le Parlement pour vous aider ?

Mme Nathalie Florent. Il y a un travail de communication à mener. Il faut arrêter de diaboliser l’industrie agroalimentaire. En France du moins, on en parle très rarement de façon positive – il suffit de voir les reportages où l’on nous traite d’empoisonneurs.

Il faut aussi un travail d’éducation et de formation. Nous manquons d’opérateurs de maintenance, car il y a de plus en plus de technologie sur notre ligne, même si tout ne peut être automatisé. Il est donc nécessaire de repenser nos filières de formation et de donner envie aux jeunes de venir chez nous. Y a-t-il assez de bras pour cela ? C’est une question à laquelle il faut répondre en tenant compte de l’évolution démographique de la France.

La filière doit être valorisée. Aujourd’hui, travailler dans l’agroalimentaire, ce n’est pas sexy. Le travail est pénible : c’est du trois-huit, sur sept jours. Nous étudions la flexibilisation du temps de travail et la prise en compte des nouvelles attentes. Mais la question de la valeur travail, que vous avez citée, est la première difficulté à laquelle nous nous heurtons dans le recrutement.

M. Thierry Cotillard. Il y a en effet une question d’image et d’apprentissage, mais les budgets et les accompagnements dont nous avons bénéficié ces dernières années nous ont vraiment aidés. Près de 1 million de jeunes nous ont rejoints, dans le métier de distributeur ou dans celui d’industriel. Il faut continuer sur cette voie, valoriser les métiers manuels et que les entreprises aient des plans d’accompagnement. Nous ne pouvons que soutenir ces dispositions.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous êtes le troisième groupe de distribution que nous auditionnons. La crise de l’hyperinflation a donné lieu pendant deux ans à une communication de presque tous les patrons de la grande distribution dans une foule d’émissions et de programmes à grande écoute. Pendant la crise agricole, la communication a été moindre. Et quand on vous écoute, on a l’impression que tout va bien, que les agriculteurs sont tous associés à la production et que l’approvisionnement, en dehors des difficultés spécifiques de la filière fruits et légumes ou de la pêche, est français. Pourtant, les agriculteurs n’arrivent pas à vivre de leur travail. L’audition de Lidl nous a donné quelques pistes, mais, comme profane, je ne comprends pas bien.

Cela fait vingt ans que la grande distribution est accusée d’être responsable des problèmes des agriculteurs. Vous dites que ce n’est pas vous, mais vous ne nous dites pas pourquoi, si bien qu’on a l’impression que ce n’est la faute de personne. Nos compatriotes qui nous écoutent, en particulier les agriculteurs, ne comprennent pas ; donc ils vont encore être en colère. C’est ce qui est frustrant dans ces auditions, alors que les auditionnés sont sous serment.

Il n’y a pas beaucoup d’acteurs sur la chaîne agroalimentaire – et, dans votre cas, vous intervenez sur toute la chaîne. Si des problèmes de revenu agricole se posent et si les agriculteurs n’arrivent pas à vivre de leur travail, quelqu’un doit bien en être responsable. Si ce n’est pas vous, ni comme transformateur, ni comme distributeur, ni comme producteur, à qui la faute ?

M. Thierry Cotillard. Chaque patron a ses convictions. La mienne est que, dans notre monde, rien n’est tout blanc ou tout noir. On ne peut pas dire que les distributeurs sont parfaits et que les industriels sont les méchants. Chacun doit prendre sa part de responsabilité. Je suis fils d’agriculteurs : je connais le sujet. J’ai vu la pénibilité, l’absence de vacances, les fins de mois difficiles. Bien évidemment, j’ai une part de responsabilité dans ces problèmes.

Lors de la crise agricole, le seul distributeur qui a accepté d’aller sur le plateau de France 2 avec Bruno Le Maire, c’est moi. J’y suis allé parce que j’ai considéré que je n’avais pas à rougir de nos actions. Nous sommes imparfaits dans certains domaines et je suis ouvert à ce qu’on me le dise pour que nous puissions nous corriger. Mais je sais aussi qu’il y a des choses que nous faisons très bien, localement, avec nos agriculteurs.

Cela étant dit, nous sommes face à une occasion qu’il ne faut pas manquer : si le problème n’est pas réglé dans les trois mois, on en reparlera au prochain Salon de l’agriculture, ce sera à nouveau l’émeute et cela finira mal car des vies sont en jeu. C’est insupportable, intolérable : il faut apporter des solutions.

J’ai l’intime conviction que la bonne méthode consiste à être transparent sur qui gagne quoi. Pour l’agriculteur, dans certaines filières, c’est zéro, voire négatif. Chez un distributeur qui va très bien, c’est 2 à 3 %, sachant que certains distributeurs vont au tas. Notre démarche de croissance externe confirme que la distribution n’est pas un secteur si prospère. Vous n’avez qu’à regarder le prix de l’action de certains concurrents cotés.

Côté industriels, il n’y a pas à rougir des performances des PME : il s’agit, comme nous, de chefs d’entreprise engagés dans les territoires et ils ont le droit de gagner de l’argent. En revanche, je demande un peu de transparence sur les résultats des grandes multinationales qui concentrent 60 % du secteur alimentaire et 80 % de l’approvisionnement agricole. Selon l’Insee, la marge brute du secteur agroalimentaire est montée à 48 %, contre 24 % précédemment ; certes, c’est le rôle des lobbies de vous expliquer que les chiffres sont faux et l’étude mauvaise, mais vous avez autorité pour faire refaire une étude ou pour approfondir afin de savoir où va la valeur créée et, ainsi, mieux la répartir. La transparence est la première règle à imposer, notamment entre le premier maillon, l’agriculteur, et l’industriel, qui offre 80 % des débouchés agricoles.

Si on considère que les eurocentrales détruisent de la valeur et écrasent les agriculteurs, il faut prendre ses responsabilités. Nous avons proposé une charte de bonne conduite, comme nous l’avions fait pour les PME, de sorte que les industries vraiment impliquées dans le monde agricole sortent des eurocentrales. Vous avez quatre ou cinq personnes à convoquer pour leur dire qu’ils ont une responsabilité dans la chaîne alimentaire. Je les connais et je les côtoie, puisque nous avons rejoint la Fédération du commerce et de la distribution (FDC) ; ce sont des gens raisonnables, qui en ont marre d’être accusés de tous les maux de la terre, notamment du mal-être agricole. Vous pourrez obtenir que quelques dossiers ne soient pas traités au niveau des eurocentrales et reviennent en France.

M. Gwenn Van Ooteghem. Nous ne faisons pas tout bien, mais nous sommes entièrement responsables de ce que nous achetons en direct. C’est le cas d’Agromousquetaires comme de nos MDD, conformément au cahier des charges.

Quant aux marques nationales, certaines sont très transparentes, d’autres pas du tout. Nous ne pouvons pas être responsables d’une négociation qui a lieu le plus souvent ailleurs qu’en France avec un acheteur de matière première qui travaille pour une grande multinationale et qui achète en direct. L’option 3 n’est pas transparente du tout. Elle n’indique ni la valeur ni la provenance de la matière première agricole ; elle donne simplement un tarif dont une partie est due à une augmentation du prix de la matière première agricole. Il y a des différences importantes entre les déclarations et l’authentification que nous recevons. Quand il y a un transformateur entre l’agriculteur et nous, sans transparence, comment faire ?

Depuis le 1er janvier 2022, le prix d’achat aux grandes marques a augmenté de 18 à 20 %. Et en 2024, bien que nous ayons observé un reflux du prix de la matière première – Agromousquetaires facture moins cher à Intermarché –, les négociations se sont encore terminées par une hausse d’environ 1 %, et cela devrait continuer l’an prochain. Quand on a une telle augmentation du prix d’achat aux transformateurs, où est le ruissellement ?

 

La séance s’achève à dix-huit heures quarante-cinq.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Anne-Laure Blin, M. Grégoire de Fournas, M. Jordan Guitton, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, Mme Juliette Vilgrain

Excusé. – Mme Mélanie Thomin