Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques de protection
de l’enfance
 

– Audition de la Professeure Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital Necker‑enfants malades, présidente de l’association Im’pactes              2

– Présences en réunion................................14

 


Mardi
21 mai 2024

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 6

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
Mme Ingrid Dordain,
Vice-présidente

 


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La séance est ouverte à dix-huit heures cinq.

Sous la présidence de Mme Ingrid Dordain, vice-présidente, la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance s’est réunie en vue de procéder à l’audition de la Professeure Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital Necker-enfants malades, présidente de l’association Im’pactes.

Mme la présidente Ingrid Dordain. Chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance avec l’audition de la Professeure Céline Greco, cheffe de service en médecine de la douleur et en médecine palliative à l’hôpital Necker-enfants malades. Vous êtes également présidente de l’association Im’pactes, qui œuvre pour la promotion de la santé, de la scolarité et de l’accès à la culture des enfants, adolescents et jeunes majeurs victimes de violences.

Je vous remercie, Docteur Greco, d’avoir accepté notre invitation.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera disponible à la demande. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(La Professeure Céline Greco prête serment.)

Pr Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l’hôpital Necker-enfants malades, présidente de l’association Im’pactes. Je suis cheffe de service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l’hôpital Necker, mais je suis également membre du comité de vigilance des enfants placés. J’ai moi-même été placée à l’âge de 14 ans en raison de violences intrafamiliales. Ce placement a été salvateur pour moi. En tant qu’ancienne victime et ancienne enfant placée, je suis devenue experte en protection de l’enfance. Je siège également au bureau du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et j’ai cofondé la commission « Santé » du CNPE en 2017, que je copréside actuellement.

Je souhaite vous faire comprendre l’impact des violences subies par les enfants sur leur vie d’adulte, qui peut réduire leur espérance de vie de vingt ans. Pour illustrer cela, imaginez que vous croisez un ours dans la forêt. Votre cerveau ordonne alors à vos glandes surrénales de sécréter de l’adrénaline et du cortisol. Ces hormones provoquent une tachycardie, une augmentation de la tension artérielle et une modification de la respiration afin d’acheminer plus de sang vers les muscles, notamment les biceps et les jambes, pour vous permettre de combattre ou de fuir. Votre foie libère du glucose, source d’énergie, tandis que votre système digestif et immunitaire se met au repos. Après avoir combattu ou fui l’ours, un thermostat interne stoppe la sécrétion d’adrénaline et de cortisol, et le corps revient à son état de base. Mais que se passe-t-il lorsque l’ours rentre à la maison chaque soir ? Le thermostat ne fonctionne plus ; l’adrénaline et le cortisol sont sécrétés en permanence. Ce mécanisme explique les conséquences des violences faites aux enfants.

Vous avez deux fois plus de maladies cardiovasculaires, deux à trois fois plus de maladies respiratoires, deux fois plus de cancers, et onze fois plus de démences. Vous allez également souffrir d’asthme et votre tube digestif ne fonctionnera plus correctement, entraînant des troubles fonctionnels intestinaux. Votre système immunitaire sera également affecté, provoquant de nombreuses pathologies auto-immunes. Les violences subies dans l’enfance ont des conséquences graves et multiples chez l’adulte. Ces conséquences ne se limitent pas à la santé physique, mais touchent aussi le métabolisme et l’endocrinologie. L’architecture du cerveau se modifie, notamment avec une amygdale de taille différente, ce qui entraîne une mauvaise gestion des émotions. L’hippocampe, qui contrôle la mémoire, fonctionne mal, provoquant des troubles de la concentration. Les enfants victimes de violences ont plus de troubles des apprentissages et sept fois plus de risques de déscolarisation. Les conséquences épigénétiques sont également notables, avec des télomères raccourcis, ce qui réduit l’espérance de vie.

Le message à retenir est que ces violences ont des conséquences lourdes, coûtant à notre société 38 milliards de dollars par an, soit 1,4 % de notre produit intérieur brut (PIB). Une prise en charge précoce permettrait d’éviter ces coûts humains et économiques. En termes de santé publique, cela représente un million de Daly (disability-adjusted life years), soit le nombre d’années de vie perdues en raison d’un décès précoce ou d’un handicap. Il est donc impératif de prendre en charge précocement les conséquences de ces violences pour assurer la santé des adultes de demain.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure de la commission d’enquête sur les manquements des politiques de protection de l’enfance. Nous nous trouvons à un moment charnière pour aborder les questions de protection de l’enfance. Cette commission d’enquête, inédite dans son approche, se veut un véritable électrochoc. En effet, malgré une trentaine de rapports publiés ces dernières années sur la protection de l’enfance, les alertes se multiplient, soulignant l’urgence de la situation. La santé des enfants est souvent réduite à des problématiques psychiques, notamment en pédopsychiatrie, tandis que leur santé globale est moins souvent prise en compte. Les études récentes en neurosciences et sur le développement de l’enfant nous obligent à revoir notre approche.

Vous avez mentionné différents aspects de la santé des enfants qui sont essentiels. J’aimerais approfondir certains sujets que vous avez abordés dans diverses interviews, notamment le projet de centre d’appui à l’enfance que vous souhaitez mettre en place. Je soutiens pleinement cette initiative et j’aimerais que vous éclairiez les travaux de cette commission d’enquête sur ce point précis. Nous allons bientôt débuter les discussions autour du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025. Je m’engage fermement sur les questions de formation, de revalorisation des salaires et, bien entendu, sur les enjeux de santé. Investir dans l’enfance, c’est investir dans l’avenir de notre société.

Les travaux internationaux que vous suivez constituent également un indicateur précieux. Ils permettent de disposer d’une vision transversale, au-delà des simples indicateurs économiques comme le PIB, et soulignent l’importance d’investir dans l’enfance pour préparer l’avenir de notre société. Ainsi, il est impératif que nous intégrions ces perspectives dans nos travaux pour disposer d’une politique de protection de l’enfance à la hauteur des enjeux actuels et futurs.

Les travaux de Nadine Burke Harris en Californie ont suscité de nombreux débats et ont influencé la recherche jusqu’au Canada. Il serait intéressant que vous puissiez nous en parler, ainsi que de l’association Im’pactes que vous avez récemment mise en place, et sur laquelle vous avez pu échanger avec le ministre Bruno Le Maire. J’ai proposé à la commission d’enquête d’auditionner le ministre car les questions budgétaires sont essentielles. Il est important que vous nous exposiez les travaux que vous menez actuellement avec le ministre chargé de l’économie et des finances.

Vous avez indiqué que l’impact financier des violences dont sont victimes les enfants se chiffrait à 38 milliards de dollars par an. Il est intéressant de considérer cet aspect à la lumière de l’investissement dès le plus jeune âge pour accompagner et repérer ces enfants, afin de prévenir les problèmes de santé que vous avez évoqués.

Pr Céline Greco. En 2013, j’ai publié un livre qui m’a permis de travailler avec la ministre Laurence Rossignol dans le cadre de l’élaboration de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. J’ai commencé à donner des conférences destinées au grand public et aux travailleurs sociaux, en France et à l’international, notamment en Roumanie et au Japon. J’ai alors réalisé que la création d’une association me permettrait de mieux concrétiser mes idées pour améliorer la prise en charge des enfants en protection de l’enfance. En 2021, grâce à la Fondation des hôpitaux, nous avons mis en place des équipes Pactes dans sept hôpitaux : cinq à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), un à Brest et un à Grenoble. Ces équipes mobiles, spécialisées en protection de l’enfance, avaient pour mission de renforcer la prévention au sein des services hospitaliers, d’améliorer le repérage des situations préoccupantes, de faciliter la prise en charge et de mettre en place des consultations de guidance parentale. Ces équipes Pactes ont ensuite été pérennisées en Unités d’accueil pour les enfants en danger (UAPED), bien que les moyens alloués nécessiteraient d’être revalorisés.

À la suite de cette transformation, je me suis interrogée sur les actions à mener en aval, car les enfants pris en charge perdent en moyenne vingt ans d’espérance de vie s’ils ne bénéficient pas d’une intervention précoce. L’association Im’pactes se concentre sur deux volets principaux. Le premier volet concerne la scolarité et la culture. Il vise à améliorer les perspectives éducatives des enfants pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Les chiffres sont alarmants : seulement 15 % de ces enfants réussissent le brevet des collèges, 5 % le baccalauréat général et 1 % accède à l’enseignement supérieur. La prise en charge s’arrêtant à 18 ans, voire 21 ans au mieux, il est difficile pour ces jeunes de se projeter dans des études longues.

Vous connaissez les chiffres, comme Éric Ghozlan l’a mentionné plus tôt : près de 45 % des jeunes sans-abri âgés de 18 à 25 ans proviennent de l’ASE. Avec l’association Im’pactes, nous avons développé un volet « scolarité et culture ». Nous prenons en charge les enfants de 3 à 25 ans en leur offrant du soutien scolaire, des activités d’expression artistique, de la bibliothérapie, des sorties culturelles et des séjours linguistiques. Pour les jeunes adultes, nous organisons des séminaires de préparation à l’autonomie : comment faire une demande de logement, gérer un budget, se nourrir avec peu de moyens ? Nous leur fournissons un kit de sortie comprenant un ordinateur, un téléphone portable, une carte sim, et nous les aidons à obtenir leur permis de conduire. Nous mettons en place des bourses d’études, comme celles dont j’ai bénéficié. Si j’ai pu mener des études de médecine parallèlement à des études de sciences pour obtenir un MD-PhD (doctorate of medicine and of philosophy), c’est grâce à la Fondation Bettencourt Schueller. Sans cette aide, j’aurais dû travailler le soir à Carrefour et je n’aurais pas pu suivre ce double cursus qui m’a permis d’obtenir des diplômes en sciences et en médecine. Je m’efforce de rendre ce que j’ai reçu. Nous accompagnons ces jeunes jusqu’à 25 ans avec ces bourses. Grâce à Galileo Global Education, nous offrons des scolarités gratuites dans les écoles du groupe Galileo. Nous avons mis en place un ensemble de mesures pour accompagner ces enfants vers un avenir professionnel choisi jusqu’à 25 ans, incluant un volet santé.

Le deuxième volet concerne la santé. Aujourd’hui, nous savons que moins de 30 % des enfants bénéficient d’un bilan de santé somatique et psychique à leur admission dans le dispositif de protection de l’enfance, bien que cela soit obligatoire depuis la loi du 14 mars 2016, renforcée par celle du 7 février 2022. Parmi ces 30 %, seulement 10 % bénéficient d’un suivi effectif de leur santé. Ce n’est pas par manque de volonté, mais parce qu’il n’existe pas de structures adaptées. Le délai d’attente dans un centre médico-psychologique (CMP) est de dix-huit à vingt-quatre mois, alors que la durée moyenne d’un placement est de dix-huit mois. Lorsqu’un enfant est placé pour la première fois, une demande est formulée auprès du CMP. Cependant, lorsque cette demande est acceptée, l’enfant a souvent déjà changé de lieu de placement. Il n’existe actuellement aucune infrastructure capable de prendre en charge ces enfants très précocement.

De plus, il est essentiel de souligner que ces enfants nécessitent un soutien psychologique intensif. À ce jour, les consultations de psychologues, de psychomotriciens et d’ergothérapeutes ne sont pas remboursées par la sécurité sociale. Ces enfants subissent un double traumatisme : les violences et négligences qu’ils ont endurées, d’une part, et le déracinement lié au placement, d’autre part. Même si le placement est bénéfique, voire salvateur, il constitue aussi un traumatisme. Il est donc impératif de disposer d’experts capables de gérer ce double traumatisme.

Inspiré par des modèles étrangers tels que le Centre for youth wellness de San Francisco, fondé par Nadine Burke Harris, ou les centres d’appui à l’enfance canadiens présents dans chaque province, ainsi que le centre Ankerland à Hambourg, j’ai entrepris de créer le premier centre d’appui à l’enfance en France, spécifiquement pour la région Île-de-France. L’objectif est de disposer d’un centre d’appui par région, à l’instar des UAPED et des équipes pédiatriques régionales d’expertise et de diagnostic (Epred). Ce centre aurait pour mission non seulement de prendre en charge ces enfants, mais aussi d’assurer des formations sur la gestion des doubles traumatismes. Ces formations s’adresseraient aux professionnels libéraux, aux médecins hospitaliers et aux travailleurs sociaux. Il s’agit aussi de créer des centres d’appui départementaux afin de garantir une couverture territoriale adéquate.

En tant que membre du CNPE et co-animatrice de la commission « Santé », j’estime que des forfaits annuels par enfant, compris entre 1 500 et 2 000 euros, sont nécessaires. Le coût total de cette mesure s’élèverait à 550 millions d’euros pour couvrir les besoins des 370 000 enfants de l’ASE. Bien que cette somme puisse sembler conséquente, elle est à mettre en perspective avec le coût de l’inaction, évalué à 38 milliards de dollars, incluant des impacts sur la santé, la justice, l’insertion socioprofessionnelle et des conséquences humaines non négligeables. L’investissement en faveur ces forfaits représenterait donc 550 millions d’euros par an. En tant que médecin, je souligne que nous dépensons 5 milliards d’euros par an en bons de transport, dont une partie, et je parle en connaissance de cause, n’est pas totalement justifiée. Sans vouloir déshabiller Pierre pour habiller Paul, je pense qu’il serait possible de trouver ces 550 millions d’euros pour prendre en charge correctement ces enfants. Ces forfaits s’inspirent d’expériences menées aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, ainsi que d’expérimentations en cours, notamment l’expérimentation « Santé protégée » et le programme d’expérimentation d’un protocole de santé standardisé appliqué aux enfants ayant bénéficié avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance (Pegase). Ils permettraient d’assurer des parcours coordonnés et gradués, sur une durée suffisamment longue pour que l’enfant retrouve une courbe de développement normal. Ils garantiraient également la coordination des soins.

Nous pourrions envisager un maillage avec les centres d’appui régionaux et une collaboration avec les coordinateurs de soins du centre, qui assureraient la coordination avec les professionnels libéraux, les hôpitaux et les référents ASE. Il serait également pertinent de développer le rôle des infirmières en pratique avancée au sein des centres d’appui à l’enfance et de l’ASE, afin qu’elles puissent assurer la coordination des soins.

C’est dans cette optique que nous avons conçu le premier centre d’appui à l’enfance, qui verra le jour fin 2025 en Île-de-France. J’espère que nous pourrons ensuite établir des centres d’appui régionaux, y compris dans les territoires ultramarins, ainsi que des centres départementaux.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cette introduction rapide mais efficace et très pédagogique, tant pour les députés que pour le grand public. Il est essentiel d’ouvrir ce débat et, bien que ce sujet soit déjà abordé à l’Assemblée nationale, il doit être compris par l’ensemble de la société.

Ma première question porte sur le retard et le désinvestissement profond dans la protection de l’enfance. Comment l’expliquez-vous ? Pourquoi l’État est-il moins impliqué que dans d’autres pays ? Vous évoquez souvent le rôle des fondations et du secteur privé dans votre parcours. Il apparaît que l’État est très défaillant dans l’accompagnement des enfants placés, que ce soit en matière de scolarité, de santé, ou de politique éducative.

J’ai une autre question concernant les mesures d’urgence que l’on pourrait mettre en place pour améliorer rapidement la situation. Quelles grandes mesures proposez-vous ?

Enfin, j’aimerais aborder la question des mineurs non accompagnés, souvent négligée dans la protection de l’enfance. Ces mineurs rencontrent des obstacles encore plus profonds dans la prise en charge de leur santé, qu’elle soit psychique ou physique.

Pr Céline Greco. J’ai l’impression, et d’ailleurs j’en avais parlé au ministre Bruno Le Maire, que la société tout entière pense que les violences intrafamiliales n’affectent que les milieux sociaux défavorisés. Lorsque l’on interroge les gens, c’est souvent ce que l’on entend. Or, ces violences touchent tous les milieux. Les cantonner aux milieux sociaux défavorisés, c’est entretenir une sorte de confusion entre pauvreté et délinquance. J’ai l’impression que ces enfants n’intéressent pas. Notre société ne les connaît pas. Ce sont des invisibles.

Nous avons accompli un travail de visibilité des violences faites aux femmes. Aujourd’hui, ce sujet est devenu une question de société ; ces violences sont désormais visibles et ne sont plus tolérées. Nous connaissons le nombre de femmes tuées chaque semaine, chaque jour. En revanche, nous n’avons pas de chiffres pour les enfants. Parfois, c’est un enfant par jour, parfois un tous les trois jours, puis on estime que c’est un tous les cinq jours. En vérité, nous n’avons pas de chiffres précis. Pourquoi n’avons-nous pas de chiffres ? C’est un problème. Nous manquons de travaux de recherche dans ce domaine. Regardez les budgets de la recherche alloués à la protection de l’enfance. Ils sont dix à vingt fois inférieurs, par exemple, à ceux consacrés à la recherche sur l’autisme, alors qu’il y a dix fois plus d’enfants concernés. Je ne dis pas qu’il faut diminuer la recherche sur l’autisme, mais il serait nécessaire d’allouer davantage de budgets à la recherche sur la protection de l’enfance pour obtenir des chiffres fiables. Je fais toujours le parallèle avec la sécurité routière. Lorsque l’on connaît le nombre de tués et de blessés sur les routes, on peut mettre en place des politiques de prévention : radars, tests d’alcoolémie, système antidémarrage des voitures... Tant que nous n’avons pas de chiffres réels sur le nombre d’enfants tués et sur les violences qu’ils subissent, nous ne pouvons pas instaurer de politiques de prévention efficaces.

Il faut donc sortir de cette invisibilité en investissant massivement dans la recherche. La recherche sur le nombre d’enfants concernés et sur les conséquences à long terme de ces violences est essentielle. D’autres pays la réalisent, mais pas la France, faute de budgets. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une question budgétaire. La communauté internationale utilise un langage commun que nous ne partageons pas. Par exemple, la communauté internationale parle des adverse childhood events (ACE), qui sont au nombre de dix : violences physiques, sexuelles, psychologiques, toxicomanie d’un parent, séparation des parents, etc. En France, nous n’abordons pas les ACE, alors que tous les pays s’accordent sur des chiffres et réalisent des études montrant que plus de quatre ACE augmentent les risques d’infarctus et de cancer. La France est quasi-absente des congrès internationaux sur la protection de l’enfance, tels que l’Intercap (International course on child abuse paediatrics) ou l’Ipscan (International society for the prevention of child abuse and neglect). Nous devons commencer par parler le même langage et introduire la culture des ACE en France pour travailler à l’international avec les autres pays. C’est un point majeur, car sans normes communes, nous ne pouvons pas mettre en place les mêmes recherches, ni comparer nos résultats. Le point de départ est donc le développement de la recherche pour obtenir des chiffres fiables et éviter des estimations imprécises qui diluent la réalité du problème.

Par ailleurs, il est erroné de penser que tout ce qui se passe dans l’enfance est guéri à l’âge adulte. En tant que médecin spécialisée dans la douleur, je rappelle qu’avant 1987, on opérait les enfants sans anesthésie, car on pensait qu’ils n’avaient pas de système nerveux développé.

Ce que j’essaie de faire comprendre, c’est que si, en 2024, vous croisez un survivant du Bataclan qui a encore du mal à sortir de chez lui, qui sursaute au moindre bruit de voiture, jamais vous ne lui direz que c’était en 2015 et qu’il faudrait peut-être passer à autre chose. Vous pouvez vous identifier à lui et comprendre la peur qu’il a subie. On oublie souvent que les enfants victimes de violences psychologiques, physiques et sexuelles vivent un Bataclan tous les soirs. Quand je rentrais chez moi le soir, je me demandais si je serais encore vivante le lendemain matin. Et si je n’étais pas à l’école le lendemain matin, est-ce que quelqu’un allait appeler la police ou les pompiers ? À l’âge adulte, on nous dit : « Écoute, c’était quand tu étais enfant, il faudrait peut-être passer à autre chose ». Cette attitude contribue à minimiser les violences faites aux enfants. On considère à tort que la plasticité cérébrale et le développement de l’enfant effaceraient ces violences subies. Il est essentiel de sensibiliser les personnalités académiques, les politiques et la société tout entière à cette réalité. Ces enfants vivent un Bataclan chaque soir.

Mme Béatrice Roullaud (RN). J’avais suivi avec grand intérêt votre intervention télévisée lors de l’audition du juge Édouard Durand. Je vous remercie pour vos travaux.

Concernant les chiffres de la maltraitance, certains experts, comme le professeur Bernard Hoerni, évoquent deux enfants décédant chaque jour en France en raison de maltraitances. L’association L’Enfant bleu, basée à Lyon, mentionne ce chiffre. Toutefois, les chiffres les plus couramment cités parlent de cinq enfants. Je vous remercie de souligner l’importance de disposer de statistiques précises pour sensibiliser la population.

Ma question, qui me préoccupe profondément, concerne la détection et la prise en charge des cas de maltraitance. En Seine-et-Marne, un enfant a été retrouvé dans une machine à laver après neuf signalements et trois informations préoccupantes. En tant que médecin, que se passe-t-il lorsque vous identifiez un cas de maltraitance aux urgences ? Pourquoi des cas comme celui du petit Bastien sont signalés si tardivement ? Vous avez mentionné que plus l’intervention est précoce, moins les conséquences sont graves. Comment peut-on retirer un enfant de parents maltraitants le plus rapidement possible ?

Pr Céline Greco. Le problème réside dans les lacunes de la formation des professionnels en contact avec les enfants, ce qui complique leur repérage et leur prise en charge. On observe cela avec les équipes Pactes, devenues UAPED, dans les hôpitaux. Il est extrêmement difficile de repérer un enfant et de le signaler, surtout pour un médecin traitant isolé dans son cabinet, car cela représente une grande responsabilité. De nombreuses études montrent que la peur des représailles freine les signalements. C’est plus facile à l’hôpital car on travaille en équipe. La mise en place des équipes Pactes a permis aux professionnels de se dire : « J’ai un doute sur cet enfant, mais la présence de ces équipes à l’hôpital me permet de ne pas gérer seul ce qui m’effraie. Je peux appeler une équipe experte qui m’aidera à lever ou confirmer mon doute. » La création de ces équipes dans les hôpitaux a drastiquement augmenté le nombre de repérages. Il ne s’agit pas seulement de signalements ou d’informations préoccupantes, ni de placements. Je me souviens être passée sur France 5 lors de la mise en place des équipes ; je n’avais pas vu le bandeau en dessous de l’écran. En revoyant l’émission, j’ai constaté qu’il était écrit « équipe commando ». Ce n’était absolument pas cela. L’objectif n’était pas de repérer plus pour placer plus, mais de repérer plus tôt afin de faire des signalements et des informations préoccupantes lorsque nécessaire, et aussi de mettre en place des consultations de guidance parentale lorsque cela était possible.

À l’UAPED de l’hôpital Robert Debré, le médecin, la psychologue et l’infirmière de cette unité ont instauré des consultations de guidance parentale. Le taux de placement des enfants n’a pas augmenté, mais le repérage des situations à risque est désormais beaucoup plus précoce. Il est nécessaire de généraliser ces UAPED dans les hôpitaux, de les doter de davantage de moyens et de mieux former les professionnels. Aux États-Unis, par exemple, il existe un diplôme de pédiatrie sociale. Les jeunes médecins, notamment les internes, bénéficient d’une formation supplémentaire appelée formation spécifique transversale (FST). Certains internes suivent la FST « douleur » ou la FST « médecine palliative ». Nous gagnerions à former des jeunes médecins en pédiatrie sociale, qui effectueraient des stages dans les UAPED et en pédopsychiatrie, afin de se spécialiser dans le repérage et la prise en charge des enfants en danger.

De la même manière, il serait pertinent d’ajouter une formation en pédiatrie sociale pour les infirmières en pratique avancée, afin qu’elles puissent travailler dans les centres d’appui à l’enfance, qui se multiplient actuellement en France, ou en protection maternelle et infantile (PMI). Les psychologues devraient également bénéficier d’une formation spécifique. Ainsi, il est impératif de renforcer les compétences des professionnels de santé en pédiatrie sociale pour améliorer le repérage et la prise en charge des enfants en danger. Il est essentiel de suivre une formation aux bonnes pratiques cliniques avant de pouvoir postuler pour conduire un essai clinique. Cette formation en ligne exige un taux de réussite supérieur à 70 %. Pourquoi ne pas exiger la même chose des professionnels associatifs, des futurs bénévoles, mentors et parrains qui seront en contact avec des enfants dans le milieu sportif ? Bien que cette formation en ligne ne suffise pas à elle seule pour prendre en charge ces enfants, elle constitue néanmoins un premier pas vers une acculturation aux violences faites aux enfants. Elle permettrait également d’apprendre à écouter leurs paroles et à transmettre ces informations aux personnes compétentes. En tant que médecin, cette exigence nous est imposée pour les essais cliniques. Il serait pertinent de l’étendre aux milieux associatif et sportif, au-delà des seules professions de santé.

Les UAPED doivent se déployer sur le territoire. Par exemple, l’UAPED de l’hôpital Robert Debré accueille un tiers des enfants venant de l’extérieur. Les services de PMI, les écoles et les médecins traitants sollicitent cette unité, ce qui réduit l’angoisse liée à la réalisation d’un signalement ou d’une information préoccupante. Le travail en équipe est indispensable pour améliorer les signalements.

Mme Karine Lebon (GDR-NUPES). Pour rebondir sur vos propos et sur l’idée de vivre un Bataclan chaque soir, il est indéniable qu’un crime contre l’enfance constitue un crime contre l’humanité. Un individu en construction aura beaucoup plus de difficultés à surmonter des situations traumatisantes et des mauvais traitements, surtout lorsqu’ils sont répétés.

Je souhaite approfondir avec vous la question des enfants nés de mères alcooliques. Étant élue de La Réunion, je constate que, dans mon territoire, un bébé naît avec un trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale tous les deux jours. C’est une forme de maltraitance, même si souvent la mère qui consomme de l’alcool pendant sa grossesse n’a pas conscience des conséquences tragiques pour son enfant. Selon la professeure Bérénice Doray, généticienne au centre hospitalier et universitaire de La Réunion, 90 % de ces enfants sont placés.

La loi Taquet rappelle qu’un bilan d’entrée et un suivi annuel sont obligatoires pour chaque enfant suivi par l’ASE. Cependant, comme vous l’avez mentionné, seulement un tiers des départements respecte cette loi. Dans une interview sur France Inter, M. Adrien Taquet reconnaît lui-même que cette loi est difficile à appliquer, en raison de l’accès problématique aux soins pour l’ensemble de la population, des déplacements fréquents des enfants placés, et du manque de moyens pour les amener aux rendez-vous médicaux. L’État porte également une part de responsabilité. Comment assurer une prise en charge précoce dans de telles conditions ? Votre association, Im’pactes, s’efforce de répondre à ce défi en projetant de mettre en place des centres d’appui à l’enfance dans plusieurs régions, avec l’objectif d’en déployer partout, y compris dans les outre-mer. Je m’en réjouis, mais je m’interroge sur le calendrier. À La Réunion, 2 500 enfants sont placés et les moyens proposés par le département sont jugés insuffisants par de nombreux professionnels de terrain. Quand ces centres seront-ils opérationnels à La Réunion ? Pensez-vous qu’un système prioritaire pour l’accès aux soins généraux et spécialisés des enfants placés devrait être instauré ?

Pr Céline Greco. Je m’engage, de mon vivant, à tout mettre en œuvre pour établir un centre d’appui à l’enfance à La Réunion. Le premier est prévu pour 2025. Nous pouvons mettre en place ce premier centre grâce à un soutien fort de la ville de Paris qui met à disposition du foncier, de l’AP-HP, de l’ARS, de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) et de la direction générale de l’offre de soins (DGOS). Une fois ce centre pilote monté, il sera beaucoup plus facile d’en déployer d’autres sur le territoire.

De plus, nous avons trouvé un modèle permettant sa duplication. L’idée est de s’adosser à un centre hospitalier afin que le centre puisse être assimilé à un hôpital de jour pour les enfants. Cela présente plusieurs avantages. Si nous étions restés sur un simple modèle de centre de santé, nous aurions été en difficulté dès le départ, notamment parce que les consultations de psychologues et de psychomotriciens ne sont pas remboursées. Pour ce premier centre en Île-de-France, nous avons prévu treize à quinze psychologues et cinq psychomotriciens, ce qui aurait généré un déficit d’un million d’euros. Le modèle des hôpitaux de jour permet une prise en charge complète par la Cnam. Lors de son admission, l’enfant bénéficie d’un bilan de santé complet réalisé par un pédiatre, un pédopsychiatre, un psychologue, une infirmière et, si nécessaire, un psychomotricien et un orthophoniste. La présence de trois ou quatre intervenants permet de rentrer dans le cadre des hôpitaux de jour, financés par la Cnam. Les avantages sont multiples. L’enfant est mobilisé une demi-journée, contrairement à la situation actuelle où il doit se rendre à plusieurs rendez-vous dispersés dans la semaine, ce qui est éprouvant pour lui. Par exemple, il peut avoir une séance de psychomotricité le lundi à 17 heures, un rendez-vous avec le pédiatre le mardi à 14 heures 30 et une consultation avec le pédopsychiatre le jeudi à 15 heures 30. Cette dispersion épuise des enfants déjà fragilisés.

Les éducateurs passent leur temps à transporter les enfants, alors que leur mission première est de les accompagner et de s’en occuper. Le modèle des hôpitaux de jour permet à l’éducateur de venir avec trois ou quatre enfants qui bénéficient d’une prise en charge durant une demi-journée, puis sont libres pour le restant de la semaine. Ce modèle, lorsqu’il est soutenu par un centre hospitalier, permet de créer ces centres d’appui partout, en région et dans les territoires ultramarins, sans être déficitaire. C’est grâce à ce modèle que nous avons obtenu, pour la région Île-de-France, le soutien de la Cnam et de la DGOS. Il nous faut parvenir à le dupliquer. Si nous réussissons à obtenir des forfaits dans le PLFSS pour 2025, cela constituera également une réponse à la demande. En attendant ces forfaits, le modèle actuel permet aux centres de ne pas sombrer et de rester à l’équilibre.

Mme Éva Sas (Écolo-NUPES). Je suis très intéressée par votre intervention, notamment par la description du centre d’appui à l’enfance. J’aimerais savoir comment il peut assurer un suivi tout au long de l’enfance pour des personnes parfois éloignées des soins. Le fait d’avoir un centre d’appui par région, surtout dans des régions très étendues, soulève la question de la fréquence du suivi des enfants.

Concernant le financement, pourriez-vous détailler le chiffrage des forfaits par enfant, que vous évaluez à 550 millions d’euros ? Nous sommes heureux de disposer de chiffres sur les moyens nécessaires, car cela nous permettra de les défendre efficacement. Bien que 550 millions d’euros puissent sembler insuffisants, nous serons à vos côtés pour en demander davantage au gouvernement, notamment à l’assurance maladie.

Pr Céline Greco. Les centres d’appui à l’enfance seront prioritairement dédiés aux enfants de 0 à 18 ans pris en charge par la protection de l’enfance ou victimes collatérales de féminicides. Ces centres auront pour mission de réaliser des bilans de santé somatique et psychique des enfants, ce qui permettra de mettre en place des parcours de soins coordonnés et gradués. Nous avons défini trois parcours, dont le parcours standard pour les enfants qui ne vont pas trop mal et qui pourront être pris en charge en ambulatoire, c’est-à-dire en ville, grâce à une coordination des soins, comme cela se fait par exemple dans le cadre des expérimentations « Santé protégée » ou Pegase. Pour les enfants des deux autres parcours, c’est-à-dire les parcours renforcés et intensifs, ils seront pris en charge au sein du centre. Pour les enfants du parcours renforcé, des consultations avec des psychologues et des psychomotriciens seront organisées bimensuellement. Pour les enfants du parcours intensif, les consultations seront hebdomadaires et incluront des psychologues, de la psychomotricité, et éventuellement de l’orthophonie en cas de troubles du langage.

Les études montrent que lorsqu’on prend en charge précocement ces enfants, un suivi moyen de vingt-quatre mois permet de les remettre dans des courbes de développement proches de la population générale. Pour ce premier centre, nous avons prévu de suivre les enfants pendant au moins vingt-quatre mois. Comme je l’ai mentionné précédemment, les délais d’attente dans les CMP sont de dix-huit à vingt-quatre mois. Cela signifie que dès l’arrivée de l’enfant, nous l’inscrivons sur liste d’attente dans un CMP, nous le prenons en charge au centre puis, dès qu’il va mieux, il peut basculer sur un parcours ambulatoire.

Le centre proposera aux enfants des ateliers d’art-thérapie et de la prévention secondaire, visant à renforcer la confiance en soi, l’estime de soi et la nutrition. Les enfants en protection de l’enfance présentent souvent des troubles du comportement alimentaire. La démarche permettra également de former les professionnels de santé aux spécificités de ces enfants, souvent victimes de double traumatisme, et d’aider les travailleurs sociaux en maisons d’enfants à mieux gérer les crises et prévenir les violences institutionnelles. Une meilleure gestion des crises et la prévention des violences limiteront les burn-out des travailleurs sociaux, actuellement démunis face à des enfants présentant des troubles du comportement de plus en plus massifs.

Pour répondre à votre question, un seul centre régional ne suffira pas. À Hambourg, lorsque Andreas Krüger a créé Ankerland, ils ont rapidement été dépassés, notamment dans les départements plus reculés. Ils ont alors mis en place des bus mobiles, des équipes mobiles allant à la rencontre des enfants pour des consultations avancées dans les départements où l’accès au centre est difficile. L’idée est de créer ce premier centre régional, puis de déployer des équipes mobiles pour atteindre les enfants dans les départements où l’accès est plus compliqué. En Île‑de-France, le réseau de transport permet d’accéder facilement à Paris, mais ce n’est pas le cas dans d’autres départements. Ainsi, il serait pertinent de mettre en place ces bus mobiles sur chaque territoire.

Les Allemands ont également mis en place des schreie Ambulances, des maisons pour les enfants hurleurs ou pleureurs, ce qui est très intéressant. Ces maisons de santé en Allemagne permettent aux parents de venir avec un bébé qui pleure en permanence pour bénéficier du soutien d’une puéricultrice ou d’une sage-femme. Ils peuvent également laisser leur bébé aux bénévoles de la schreie Ambulance pour se reposer un peu. Grâce à cette initiative, les Allemands ont réduit de 47 % le nombre de bébés secoués. De plus, ils ont développé une application gratuite appelée « Unser kleiner Schreiehals » (notre petit hurleur), qui a contribué à diminuer le stress parental. Cette application est extrêmement utilisée, avec un taux d’observance de 70 %. Tout cela s’inscrit dans une démarche de guidance parentale. Je pense que nous manquons de ce type de soutien si nous voulons réellement prévenir le syndrome du bébé secoué. Il serait pertinent de mettre en place des maisons des parents où ceux-ci pourraient venir déposer leur bébé et obtenir des conseils simples. Par exemple, si votre bébé pleure, passez l’aspirateur, fermez la chambre, mettez de la musique. Ces lieux offriraient aux parents la possibilité de laisser leur bébé quelques heures pour prendre du temps pour eux. Je pense particulièrement aux familles monoparentales qui n’ont aucun répit. En développant des schreie Ambulances à la française, accompagnées d’une application, nous pourrions, comme les Allemands, réduire drastiquement le syndrome du bébé secoué.

M. Léo Walter (LFI-NUPES). Je souhaite attirer l’attention sur un autre aspect de l’accueil des enfants de l’ASE, à savoir la question de leur scolarité. Vous avez mentionné précédemment que seulement 13 % de ces enfants obtiennent le brevet ou préparent un baccalauréat, comparé à des taux bien plus élevés dans le reste de la population. De plus, seulement 4 % poursuivent des études supérieures, tandis que 70 % quittent le système scolaire sans diplôme. Il me semble que dans les pôles d’appui à l’enfance dont vous parlez, l’éducation nationale est largement absente. Je m’interroge donc sur la nécessité d’accompagner et de former les enseignants pour qu’ils puissent accueillir ces enfants de manière adéquate. Venant d’un département très rural, où les écoles sont de petite taille, la situation est encore plus complexe. Par exemple, lorsqu’une petite école se trouve à proximité d’une maison d’enfants à caractère social (Mecs) ou d’un foyer, et qu’un grand nombre d’enfants y sont accueillis, cela crée des tensions. Les enseignants, souvent démunis, peuvent alors, malgré leurs bonnes intentions, ne pas parvenir à accueillir ces enfants de manière adaptée. Comment peut-on accompagner l’éducation nationale dans son ensemble, et plus particulièrement la médecine scolaire, qui, comme nous le savons, est particulièrement démunie ces dernières années ? Une réflexion mérite d’être menée en termes de formation et de structure d’accompagnement.

Le deuxième point que je souhaite aborder est lié à cette réflexion. Tous les jeunes que nous avons auditionnés ont mentionné la difficulté qu’ils rencontrent à l’approche de la majorité, notamment ceux qui ont réussi à poursuivre des études supérieures. Plusieurs d’entre eux, comme vous l’avez vous-même souligné, ont affirmé avoir été sauvés par des bourses privées. Ne serait-il pas pertinent de prévoir un dispositif pour que ces bourses privées ne soient plus nécessaires et que l’État assure un véritable accompagnement jusqu’à la fin des études ? L’État doit jouer le rôle des parents pour ces jeunes. En tant que parents, nous accompagnons nos enfants sans nous soucier de savoir s’ils ont atteint l’âge de 18 ans.

Pr Céline Greco. Ce que Nadine Burke et le Centre for youth wellness de San Francisco ont accompli est inédit. Ils ont établi des liens étroits avec les écoles. Je consacre beaucoup de temps à élaborer des projets d’accueil individualisés (PAI) pour des enfants allergiques ou souffrant de douleurs, leur permettant de prendre du Doliprane. Cependant, nous ne mettons pas en place de PAI pour les enfants présentant des troubles du comportement, souvent liés aux violences subies. Il manque une connexion avec l’école pour expliquer ces comportements et éviter de marginaliser un enfant turbulent, en comprenant que cette turbulence peut être une réaction aux violences vécues et qu’il convient de l’accompagner en conséquence.

Les centres d’appui à l’enfance auront pour mission de renforcer ces liens avec les écoles afin de mettre en place des PAI adaptés. Par exemple, en tant que médecin spécialisée dans la douleur, lorsque je rencontre des enfants atteints de maladies génétiques, je me rends parfois dans les écoles pour expliquer aux autres enfants et aux enseignants les conséquences de ces maladies. J’explique pourquoi l’enfant peut être absent ou pourquoi les lésions sur ses mains ne sont pas contagieuses. Ce travail d’explication doit également s’appliquer aux enfants ayant subi des violences, pour que l’école comprenne leurs réactions. La mise en place des UAPED a favorisé la collaboration avec les écoles. Il est également nécessaire de revaloriser les médecins scolaires, dont les salaires sont parmi les plus bas de tout le corps médical. Cette situation décourage de nombreux professionnels de s’engager dans la médecine scolaire. Il faut aussi valoriser le travail des infirmières en pratique avancée dans les établissements scolaires. Nous disposons de personnels compétents, mais il faut les rémunérer correctement et développer les structures existantes. J’ai une infirmière en pratique avancée dans mon équipe et il est extrêmement difficile pour elle de trouver sa place car, en réalité, on n’a pas accordé à ces infirmières la reconnaissance qu’elles méritent. Je pense que qu’elles pourraient également intervenir dans les écoles et établir des liens avec les UAPED, les centres d’appui et l’ASE, devenant ainsi des piliers essentiels dans la prise en charge des enfants.

Comment peut-on demander à des jeunes d’être autonomes à 18 ans alors que la moyenne d’âge de départ du domicile parental en France est de 25 ans ? Cette situation ne permet pas aux jeunes de se projeter dans des études supérieures. Nous constatons que les jeunes que nous accompagnons sur le plan psychologique vont très mal. Nous tentons, avec des moyens limités, de les intégrer dans un parcours psychologique comprenant huit séances avec un psychologue. Il n’existe pas d’accompagnement pour les jeunes majeurs, ni sur le plan psychologique, ni sur le plan de leur santé. Tout s’arrête brutalement. Or, nous ne pouvons pas exiger que ces jeunes soient autonomes à 18 ans. Il faudrait que l’État les accompagne systématiquement jusqu’à 25 ans. À 18 ans, il est impossible de se dire : « Je vais faire médecine ou je vais devenir avocat ». Par conséquent, ils sont souvent orientés vers des filières professionnalisantes qu’ils n’ont pas nécessairement choisies. Lorsque ce choix est délibéré, il n’y a pas de problème.

Notre objectif avec l’association Im’pactes est de permettre aux jeunes de choisir leur avenir professionnel plutôt que de le subir par défaut. C’est dans cette optique que nous avons obtenu le soutien du ministre Bruno Le Maire pour former une coalition d’entreprises françaises mobilisées pour l’enfance. Actuellement, l’État ne prend pas en charge cette initiative, mais nous avons réussi à mobiliser des entreprises et cela s’avère vertueux. En effet, les jeunes qui réussissent leur insertion professionnelle s’intègrent dans les entreprises qui les ont aidés à poursuivre leurs études.

Il est essentiel que les enfants de l’ASE, dès la classe de sixième, aient un rêve d’avenir, sans quoi nous risquons de les perdre. Il faut les inspirer dès l’école primaire. Pour cela, nous organisons un « village des métiers » où, tout au long de l’année, les enfants, avec leurs parents, peuvent rêver du métier qu’ils souhaitent exercer. Cette année, le 30 juin, des professionnels tels que des vétérinaires, des avocats, des boulangers, des juges et des médecins viendront à la rencontre des enfants pour leur expliquer leur métier. Les entreprises qui nous soutiennent dans cette démarche rencontreront ces enfants pour ensuite les accompagner en tant que mentors. De nombreux mentors issus d’entreprises se sont mobilisés. Ces jeunes, après avoir effectué un stage en alternance, signeront un jour un contrat à durée déterminée ou indéterminée. Nous avons également besoin du secteur privé pour nous aider à prendre en charge ces enfants. Je pense que la prise en charge minimale jusqu’à 25 ans ne devrait même pas être un sujet de débat.

Mme la présidente Ingrid Dordain. Je vous remercie d’avoir éclairé nos travaux.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures.

 

 


Membres présents ou excusés

Présents. – M. Paul Christophe, Mme Ingrid Dordain, M. Philippe Fait, Mme Stéphanie Kochert, Mme Christine Le Nabour, Mme Karine Lebon, Mme Marianne Maximi, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago, Mme Eva Sas, M. Léo Walter

Excusées. – Mme Laure Miller, Mme Astrid Panosyan-Bouvet