Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie Coquille-Chambel et Mme Séphora Haymann, membres du collectif #MeTooThéâtre, accompagnées de Me Anne Lassalle              2

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Iris Brey, journaliste et autrice, membre du collectif 50/50 17

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Emmanuelle Dancourt, présidente de MeTooMédia et M. Florent Pommier, trésorier 28

– Présences en réunion................................43

 


Mercredi
22 mai 2024

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 2

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Erwan Balanant,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures trente.

La commission procède à l’audition de Mme Marie Coquille-Chambel et Mme Séphora Haymann, membres du collectif #MeTooThéâtre, accompagnées de Me Anne Lassalle.

M. le président Erwan Balanant. Mes chers collègues, nous entamons cet après-midi les travaux de notre commission d’enquête. Ils dureront six mois et suivront quatre axes : évaluer la situation des mineurs évoluant dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité ; faire un état des lieux des violences commises sur des majeurs dans ces mêmes secteurs ; identifier les mécanismes et les défaillances qui permettent ces violences et établir les responsabilités de chacun ; formuler des propositions concrètes pour combattre ces fléaux.

Comme cette audition est la première, je tiens à indiquer avec force que nous ne sommes pas un tribunal. Notre commission devra veiller, et j’en serai le garant, à ne pas faire porter ses investigations sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire. Notre mission est d’informer sur les systèmes en place permettant les abus et les violences et de proposer des pistes pour y remédier.

Nous auditionnons Mmes Marie Coquille-Chambel et Séphora Haymann ainsi que Maître Anne Lassalle, auxquelles je souhaite la bienvenue et que je remercie de s’être rendues disponibles rapidement.

Mesdames, nous avons souhaité vous auditionner, en tant que membres du collectif #MeTooThéâtre, pour connaître votre perception des sujets qui nous occupent dans le secteur du théâtre et du spectacle vivant. Dans un premier temps, vous pourrez exposer brièvement les raisons pour lesquelles votre collectif a été fondé et en décrire les actions. Dans un second temps, la rapporteure Francesca Pasquini, puis les autres membres de la commission vous poseront des questions. J’invite nos collègues à faire preuve de concision. Je considère qu’une minute suffit largement à formuler une question de façon précise.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Marie Coquille-Chambel, Séphora Haymann et Anne Lassalle prêtent successivement serment.)

Mme Marie Coquille-Chambel, membre du collectif #MeTooThéâtre. Nous avons créé le collectif #MeTooThéâtre en octobre 2021, à la suite de la publication dans Libération d’une enquête de Cassandre Leray faisant état de faits de violences sexuelles qu’aurait commis Michel Didym, qui, en tant que directeur d’un centre dramatique national (CDN) et d’un festival d’écriture, était une personne importante dans le milieu du théâtre. Pourtant, lorsque l’enquête est parue, presque personne dans ledit milieu ne l’a diffusée. Personne ne s’est posé la question de savoir ce que signifie le témoignage de dix-huit femmes relatant des faits de violence allant du harcèlement sexuel au viol. J’ai alors écrit un texte, que j’ai publié sur les réseaux sociaux, indiquant que nous sommes sexuellement agressées et violées dans l’impunité et surtout l’indifférence générales des médias et du milieu du théâtre.

J’ai ensuite été contactée par l’autrice Julie Ménard, que j’ai rencontrée avec d’autres femmes du milieu du théâtre pour discuter de la façon de rendre visibles ces violences, dans la mesure où la médiatisation ne fonctionnait pas – le milieu du théâtre ne voulait pas vraiment les relayer et les médias ne s’intéressent pas aux accusés inconnus du grand public.

Nous avons décidé de lancer un hashtag. Les réseaux sociaux sont une façon plutôt simple d’avoir accès à une parole et de témoigner sans nommer les personnes mises en cause. Il s’agissait de dresser un état des lieux des violences que nous subissons, ce qui nous distingue d’autres hashtags du mouvement MeToo, tels que #BalanceTonPorc. Notre hashtag a rassemblé plus de 5 000 témoignages.

Nous avons ensuite décidé d’organiser un rassemblement devant le ministère de la culture. Plusieurs personnalités du théâtre et du monde politique s’y trouvaient. Nous avons demandé à des autrices et à des auteurs de nous écrire des textes pour dire ce qui se passait dans le milieu théâtral, afin d’aller au-delà des tweets de 240 caractères. Nous en avons tiré un livre, que je vous invite à lire. Il rassemble des témoignages intéressants sur ce qui se passe en coulisses et sur les plateaux.

À présent, notre ambition est de réunir des états généraux du théâtre pour que nous puissions nous poser des questions, en concertation avec des directions. Nous devons savoir comment faire si un comédien ou un metteur en scène est accusé. Nous devons établir un protocole clair, dont nous avons pris conscience, au fil des témoignages que nous avons recueillis et transmis aux institutions concernées, qu’il n’existe pas. Nous voulons désindividualiser au maximum ces choses-là pour assurer la protection de tous et de toutes.

Mme Séphora Haymann, membre du collectif #MeTooThéâtre. Au fur et à mesure, nous nous sommes organisées. Nous nous sommes fédérées sur le tas. Le collectif #MeTooThéâtre n’est pas notre travail. Nous ne sommes pas rémunérées ; nous n’avons demandé aucune subvention. Nous sommes un groupe de personnes unies par notre révolte.

De plus en plus visibles, nous sommes devenues des personnes-ressources. Nous recevons énormément de témoignages, que nous avons décidés, petit à petit, de transmettre aux directions de compagnies et de théâtres concernées, pour les informer de cas et les laisser maîtresses de leur décision.

Nous ne nous substituons pas à la justice. Comme toute association, nous avons fini par nous spécialiser, ce qui a abouti à une situation délétère : la dénonciation des insuffisances d’un système repose sur le travail gratuit de personnes précaires, de plus en plus précarisées et parfois mises en danger – dans la mesure où nous sommes un collectif nominatif, chacun peut savoir qui nous sommes, ce qui nous expose au risque de poursuites judiciaires. Maître Lassalle, qui nous accompagne dans cette audition, est chargée de nous en protéger.

Nous avons pris conscience, de façon claire et prégnante, au fur et à mesure de notre travail, que nous faisons face à une forme de nébuleuse qui laisse l’appréciation individuelle prendre la place de protocoles clairs, déresponsabilisant les individus en charge.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Pouvez-vous faire le point sur le nombre de témoignages que vous avez reçus, sur le genre, le milieu professionnel et la catégorie d’emploi des personnes concernées, et sur la nature des violences subies ? Quelles sont les spécificités des violences sexistes et sexuelles (VSS) commises dans le milieu du spectacle vivant et plus précisément du théâtre, par comparaison avec les autres milieux professionnels entrant dans le périmètre de notre commission d’enquête ?

Mme Marie Coquille-Chambel. Le nombre de témoignages que nous recevons est difficilement quantifiable. Nous en recevons chaque jour. Certains sont des témoignages directs de personnes qui nous contactent dans le cadre de notre collectif ou individuellement. Ils portent sur des faits qui peuvent remonter à trente ans comme à une semaine, soit un champ assez large. D’autres sont des témoignages indirects : à chaque cas, en parlant avec nos interlocuteurs et nos interlocutrices, nous prenons conscience qu’il est possible d’établir une chronologie des faits, ce qui ouvre la boîte de Pandore.

Les violences subies vont du harcèlement au viol. Elles incluent des violences conjugales et psychologiques. Leur champ est très large.

Les personnes accusées font le plus souvent partie de l’une de ces deux catégories : des personnes sur le point de partir en retraite – il est plus facile de porter plainte contre quelqu’un qui n’est plus à son acmé professionnel ; des personnes dont la carrière décolle.

Mme Séphora Haymann. En ce qui concerne le genre des victimes, il s’agit de femmes à une écrasante majorité. Nous avons peu d’hommes. Au demeurant, le genre des victimes est moins pertinent que celui des agresseurs, qui sont toujours des hommes. Seuls deux des témoignages que nous avons reçus incriminent des femmes, dans le cadre d’écoles. Leur proportion est donc infinitésimale.

Tous les milieux professionnels sont concernés. Ce qui compte, c’est que les agressions s’inscrivent toujours dans le cadre de rapports hiérarchiques. Beaucoup d’étudiants et d’étudiantes en sont victimes. Il y a de nombreux problèmes dans les écoles. Cela ne faiblit pas. Nous recevons des témoignages depuis deux ans et demi.

Nous sommes toujours effarées de constater à quel point les systèmes de domination et de violence perdurent, alors même que le degré général de conscience du problème a augmenté et que le sujet est désormais au premier plan du débat public. Le phénomène existe dans les professions techniques, artistiques et administratives, à tout âge et dans toutes les temporalités.

Mme Anne Lassalle, avocate. Le mouvement #MeTooThéâtre est né en 2021. Sans en faire partie, étant avocate, j’y ai d’emblée été associée.

En janvier 2018, j’avais été contactée par une metteuse en scène pour défendre de très jeunes personnes préparant un diplôme d’études universitaires scientifiques et techniques (Deust) à Besançon, au sein de l’université de Franche-Comté. Des parents avaient témoigné anonymement car leur fille, qui n’avait pas été victime de violences, était horrifiée par des pratiques dont elle avait été témoin. L’affaire est définitivement jugée. Une dizaine de personnes ont été reconnues victimes, d’un professeur de l’université, ce qui était passablement choquant. Celui-ci a été condamné en 2020 à une peine de quatre ans d’emprisonnement, dont deux ans avec sursis probatoire. Cette peine a été confirmée en appel en 2021 et assortie de deux peines complémentaires : une interdiction d’enseigner, classique, et une interdiction de mettre en scène, inédite.

Depuis lors, mon numéro de téléphone portable circule de main en main entre de très jeunes personnes qui, souvent, n’ont pas accès à un avocat ou n’ont pas les moyens de s’offrir ses services. J’ai donc été amenée à traiter un nombre croissant d’affaires similaires : à l’heure actuelle, j’ai une vingtaine de dossiers relatifs à #MeTooThéâtre. Initialement, il s’agissait uniquement de dénonciations de faits à caractère sexuel. De plus en plus, des faits de nature distincte mais non moins répréhensibles sont dénoncés, notamment dans les écoles.

J’appelle l’attention de la commission d’enquête sur cette situation. Je traite des faits de violence physique, de violence morale, de dévoiement de la passion de jeunes gens pour le théâtre afin de les contraindre à des actes tout à fait dégradants, de travail dissimulé et de dérives sectaires. Les problèmes révélés par #MeTooThéâtre ne se limitent pas à la sphère sexuelle, où ils ont été initialement identifiés. Ils relèvent de comportements non moins problématiques dans d’autres domaines.

M. le président Erwan Balanant. Nous auditionnerons la semaine prochaine des responsables d’institutions de formation. La présente commission d’enquête a notamment pour objet de protéger les mineurs et en général les gens qui ont la passion de leur art, pour qu’ils puissent le pratiquer en toute sécurité.

Mme Séphora Haymann. Nous avons constaté que, entre les institutions de formation, la circulation de l’information est défectueuse. L’opacité règne. Il n’est pas rare qu’un enseignant ou un intervenant extérieur faisant l’objet d’une plainte exerce quelques semaines ou quelques mois plus tard dans une autre école.

La circulation de l’information entre écoles est déterminée par leur financement. Certaines sont financées par le ministère, d’autres par telle ou telle collectivité territoriale ; entre elles, l’information ne circule pas. Il manque une direction globale permettant de diffuser une information claire et un protocole précis. À défaut, les élèves s’autofédèrent dans le cadre de groupes informels et les informations circulent sous le manteau.

Adopter des protocoles de référence permettrait aussi de décharger de leur responsabilité les personnes qui doivent prendre des décisions lorsque surviennent les problèmes, dans la mesure où elles ne sont pas nécessairement formées pour ce faire. Être nommé à la tête d’une institution culturelle n’exige pas d’être formé à la détection des violences sexistes, sexuelles et homophobes (VSSH), ni d’être avocat ou psychologue familier des chocs traumatiques provoqués par l’état de sidération.

Nous sommes effarées de constater à quel point le système D règne. Nous y suppléons tant bien que mal, mais nous n’avons pas même une raison sociale. Nous ne sommes que des personnes devenues référentes, censées être partout alors même que l’information dont nous disposons est parcellaire. Cette situation est délétère.

La spécificité des VSS subies dans le milieu du théâtre est de deux ordres.

La première découle de la structuration verticale des institutions théâtrales. La façon dont les œuvres sont produites, les compagnies financées et les conventionnements attribués en dépend. Les VSS sont liées aux représentations, donc à la parité. Depuis plusieurs années, des associations telles que HF font des comptages pour établir un état des lieux en matière de parité et de financement.

Certes, la parité progresse ; toutefois, si 46 % des CDN sont dirigés par des femmes, ils ne représentent qu’un tiers des moyens de production. Le pouvoir et la violence s’exercent en raison de la précarité des personnes appartenant à une minorité. Les femmes en font partie, même si elles ne sont pas en minorité. Ouvrir les plateaux et les imaginaires à d’autres corps, à d’autres histoires et à d’autres origines est une façon de réduire et de combattre la violence. Une chaîne globale mène à la violence et lui permet de s’exercer.

Lorsque j’ai commencé le théâtre, il y a quelques années, les œuvres travaillées dans les écoles, indépendamment de leur qualité, avaient pour point commun de réduire les femmes au statut d’adjuvante ou à celui d’ornement. Il est rare, sur les plateaux, que les femmes soient maîtresse de l’action. Elles en sont l’objet, au mieux sujet passif. Elles sont instrumentalisées et utilisées. Sur les plateaux, le seul espace ménagé aux femmes pour exister est la sexualisation du corps.

Moi-même, j’ai longtemps désiré cette place, la seule possible pour moi. Nous avons intégré la culture du viol, qui est un problème à tiroirs et qui sévit dans d’autres sphères de la société que le milieu artistique. De surcroît, je suis une femme non blanche, ce qui me place à la croisée de plusieurs biais de violence, notamment la sexualisation par l’exotisation, qui est une forme de fétichisation raciale.

Les questions qu’il faut se poser sont les suivantes : qui façonne le monde ? Comment ? Les violences du monde ont-elles leur place sur scène ou faut-il les déjouer ? Comment les déjouer ? La violence du monde n’est-elle pas façonnée au contraire par la scène et par la culture en général ? L’œuf ou la poule ?

J’en suis arrivée à la conclusion que la violence et la stigmatisation que je subis au quotidien dans l’espace public sont celles que je vis sur les plateaux. Bien souvent, ce monde qui aimerait se penser comme une conscience humaniste ne fait que reproduire les violences contre lesquelles il prétend lutter.

La seconde spécificité est la fameuse zone grise, qui sert à légitimer toutes sortes de violences. Les choses sont pourtant simples : la zone grise n’existe pas. Il est simple de demander à un individu son consentement afin de déterminer ce qu’il ou elle est capable de produire sur scène.

On raconte volontiers que la confusion entre le personnage joué par l’acteur et l’individu qu’il est est possible, mais ce n’est pas parce que nous travaillons avec nos corps que nos corps sont à disposition. Il n’y a aucune zone floue. Travailler dans des conditions de sécurité pour tous les individus composant les équipes n’a rien de compliqué. Il faut dissiper ce fantasme et le conscientiser de façon globale. Il n’y a pas de zone grise ; travailler dans des conditions de sécurité sans nuire à la créativité des individus est facile.

Mme Marie Coquille-Chambel. Les VSS subies dans le milieu du théâtre présentent une troisième spécificité : la valorisation du désir comme moteur de la création artistique. Il peut en résulter une confusion entre désir de travail et désir sexuel, au point d’excuser des comportements violents au nom de l’art. Les femmes s’en trouvent précarisées et leur compétitivité amoindrie.

S’interroger sur la façon dont est enseignée la pratique théâtrale sera particulièrement instructif pour votre commission d’enquête. Par exemple, la plupart des personnes travaillant dans le cinéma ont été formées dans les écoles de théâtre. Les faits de violence commis sur les plateaux prennent racine dans la notion de désir du professeur ou du metteur en scène, qui est encore enseignée de nos jours.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Quelle est la situation des mineurs dans le milieu du théâtre ? Quelles sont leurs conditions de travail, s’agissant notamment de leurs horaires de travail, de l’accompagnement lors des castings et des violences dont vous auriez peut-être eu connaissance ?

Quels mécanismes et dispositifs les institutions, notamment les théâtres, les compagnies, les associations professionnelles, les syndicats, le ministère de la culture et le Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre (Artcena), ont-elles adopté pour prévenir les VSS ? Comment accompagnent-elles les éventuelles victimes ? Les mesures prises vous semblent-elles suffisantes ? Avez-vous connaissance de défaillances ou au contraire de bonnes pratiques ? Quelles améliorations sont selon vous souhaitables ?

D’après vos expériences respectives et votre expérience au sein du collectif #MeTooThéâtre, quelles démarches un employeur devrait-il entreprendre, lorsqu’une plainte est déposée, pour protéger les victimes présumées et les autres personnes qui travaillent dans le même milieu ou sur la même œuvre ?

Vous dites qu’une proportion significative des témoignages que vous avez reçus est issue des écoles. Existe-t-il dans les écoles des dispositifs de prévention et de signalement des VSS particuliers ? Les autorités compétentes prévoient-elles un accompagnement ? Si oui, vous semble-t-il efficace ? Avez-vous des exemples de bonnes pratiques ou des recommandations pour apporter des améliorations ?

Mme Séphora Haymann. Le problème auquel nous sommes régulièrement confrontées relève du droit du travail et non du droit pénal : le dépôt d’une plainte n’est pas nécessaire pour protéger les salariés, dont les directions sont censées préserver la santé et la sécurité. La pénalisation des VSS dans le milieu du théâtre est donc problématique. Il manque un simple principe de précaution. Souvent, les directions méconnaissent le droit du travail et pensent relever du droit pénal. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est nous, bénévoles d’une association, qui formons au droit du travail des directions de CDN.

La zone grise est là, dans ce cadre nébuleux : les personnes en charge n’ont aucun protocole auquel se référer. Je pose une question, sans aucune malice : pourquoi la suspension de la personne mise en cause le temps de l’enquête n’est-elle pas systématisée ? Tel a récemment été le cas à l’issue d’une enquête administrative sur le Centquatre. Pourquoi le ministre de l’intérieur, par exemple, ne serait-il pas suspendu le temps d’une enquête ?

De même que le classement sans suite d’une plainte ne vaut pas innocence, une suspension n’est pas une reconnaissance de culpabilité. Je ne comprends pas pourquoi la décision est laissée à la libre appréciation des personnes en charge, en l’absence d’un protocole clair. C’est absurde. Faire reposer les décisions sur l’appréciation individuelle et sur une approche pénale des faits défausse les individus des responsabilités qui leur incombent au titre du droit du travail.

S’agissant des mineurs, leur présence dans le milieu théâtral est marginale. Il est rare qu’il y ait des enfants sur les plateaux. Les cas de VSS sont à l’avenant. Le problème se pose dans les écoles. Une grande tolérance enveloppe les relations entre professeurs et élèves, au motif qu’on ne peut pas empêcher les gens de s’aimer, comme on l’a récemment entendu dire.

Une législation semblable à celle applicable à l’éducation nationale serait utile. Les dérives tiennent à la question du désir entre mineurs et majeurs en position d’autorité, ainsi qu’à des pratiques délétères d’enseignement parfois brandies comme un mal nécessaire.

S’agissant des signalements, l’opacité règne. Nous faisons des signalements au ministère lorsque nous avons connaissance de cas, mais nous n’avons aucune visibilité sur la suite qui leur est donnée. Nous ne savons pas comment et à qui ils sont diffusés.

Mme Marie Coquille-Chambel. S’agissant des référents en matière de VSS, la spécificité des compagnies de théâtre est de fonctionner en résidence. Contrairement aux acteurs de cinéma, nous ne partons pas plusieurs mois dans un lieu de tournage au sein d’une équipe inchangée. Nous passons une semaine à Brest, une semaine à Rouen et ainsi de suite : à chaque fois, nous repartons de zéro en matière de relations professionnelles.

On ne nous présente jamais une personne référente en matière de VSS – alors même que certaines équipes administratives en ont une – que nous pourrions contacter s’il se passe quelque chose au sein du théâtre ou de la compagnie. Nous aimerions que les livrets d’accueil de résidence mentionnent des noms de personnes à contacter.

Surtout, la subordination des personnes référentes à une direction pose problème si, par exemple, un directeur est accusé de harcèlement sexuel. Nous aimerions que des personnes ressources extérieures aux théâtres soient présentes – à vous de décider à quelle échelle, du théâtre ou de l’arrondissement – pour éviter tout conflit d’intérêts.

Faire dépendre les subventions du suivi d’une formation sur les VSS est une idée énoncée par Roselyne Bachelot lorsque nous avons créé notre collectif. Toutefois, les petites compagnies ne sont pas concernées et une simple déclaration, qui ne fait l’objet d’aucun contrôle, suffit.

Lorsque des violences surviennent au sein d’une compagnie, si par exemple un metteur en scène ou un comédien est accusé de violences sexuelles, les directions sont bloquées, parce qu’il y a de l’argent en jeu. Nous aimerions que les contrats de travail comportent une clause permettant d’exclure une personne visée par une plainte et prévoyant un dédommagement par les assurances. Les personnes d’une compagnie qui parlent s’exposent à une précarisation. Si un spectacle est annulé, les comédiens perdent de l’argent. Pour parler et saisir la justice, il nous faut une sécurité financière.

Mme Anne Lassalle. De façon générale, la place du droit dans le monde du théâtre est assez obscure. Sa spécificité, au sein du monde culturel, est la précarité des intermittents et des étudiants. Parce qu’ils doivent travailler 507 heures par an pour obtenir un statut qui n’a rien de mirobolant, ils acceptent des situations d’où le droit, de façon générale, est absent. La précarité a également des conséquences judiciaires.

Si tout ne doit pas être appréhendé sous l’angle judiciaire et pénal – nous tenons à rappeler la nécessité de tenir compte de contraintes telles que la protection due à ses salariés par un employeur et à ses étudiants par un directeur d’école –, il n’en reste pas moins que, pour la victime, le processus judiciaire, dès le dépôt de plainte, est complexe et incertain. À l’échelle de la société, 1 % des viols font l’objet d’une condamnation.

En tant qu’avocate, je traite ces dossiers pro bono ou au titre de l’aide juridictionnelle, s’agissant d’étudiants ou d’intermittents du spectacle dont les revenus modiques ne permettent pas d’engager des frais. Le dossier précité concernant un professeur de Besançon m’a demandé trois ans de travail.

L’aide juridictionnelle, qui est formidable, tient compte uniquement de l’audience, soit huit unités de valeur (UV) ou 288 euros, soumis à 50 % de charges. Cela signifie que tout repose sur les épaules d’avocats acceptant de travailler dans de telles conditions pour rétablir une forme de justice. L’État devrait prendre en charge ces dossiers, la précarité constituant un obstacle au dépôt d’une plainte.

Mme Émilie Chandler (RE). En tant qu’avocate, je poserai une question purement juridique. Le théâtre est un art vivant, qui s’inscrit souvent dans le champ de l’intime et du corporel. Le droit du travail inclut la notion de lien de subordination. Comment est-elle appréhendée dans le milieu du théâtre, dans la mesure où elle offre un terrain propice aux phénomènes d’emprise, d’agression et de violences ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Madame Lassalle, vous avez dit que vous traitez des dossiers de dérives sectaires, sur lesquelles nous avons récemment légiféré à ce sujet. Pouvez-vous les qualifier ? Avez-vous pris contact avec la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ?

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). S’agissant de la représentation de la violence et de la sexualisation des artistes, qui sont intrinsèques à l’activité théâtrale, vous suggérez que le contexte artistique permet de tout excuser. Doit-on légiférer ? Comment ? La limite de l’exercice est de savoir ce qui relève de la loi. Dans cette limite, faut-il organiser un débat au sein de votre secteur d’activité ? L’État doit-il en être l’instigateur ? Qu’attendez-vous de nous en la matière ?

Mme Emmanuelle Anthoine (LR). Comment le collectif #MeTooThéâtre est-il structuré ? Comment intervenez-vous dans les territoires, notamment ruraux ?

Vous jouez un rôle d’accompagnement en matière de prévention et de signalement des faits au ministère de la culture. Pouvez-vous nous dire combien vous en avez transmis ?

Êtes-vous toujours présentes auprès des victimes tout au long de la procédure ?

Mme Séphora Haymann. S’agissant du lien de subordination des acteurs et des actrices au metteur en scène, le mouvement #MeToo, de façon générale, est un mouvement de conscientisation globale. Nous faisons émerger la violence et la légitimation du lien de subordination comme le lieu d’une violence possible et légitime dès lors que nous mettons notre corps, notre voix et notre énergie au service d’une œuvre qui n’est pas uniquement la nôtre. Cela s’inscrit dans la structuration verticale donnant au metteur en scène une place hégémonique, ébranlée, depuis plusieurs années, par l’émergence de collectifs qui créent et font du théâtre de façon plus horizontalisée, dont on peut toutefois déplorer qu’elle ne trouve pas de correspondance dans la structuration financière des compagnies.

La question qui se pose est globale : que sommes-nous en mesure d’accepter collectivement au nom de quelque chose et sur quels actes sommes-nous censés fermer les yeux au nom de la liberté d’expression et de création des individus ? Longtemps, on nous a raconté – cela fait partie de la culture du viol – que créer, enseigner et travailler avec notre corps était forcément humiliant et violent, et que tel était le prix à payer pour devenir une ou un grand artiste. Nous contestons cette façon de penser. Nous considérons – il ne s’agit pas d’une naïveté, mais d’une pensée politique – que l’amour, la bienveillance et le care peuvent être une façon de créer à l’égal des autres.

Faut-il légiférer ? Ici, il faut poser la question collective et citoyenne de savoir comment nous voulons vivre les uns avec les autres, et ce que nous acceptons que certains individus subissent sous nos yeux. La loi est claire : on n’a le droit ni de violer ni d’agresser des gens. Le problème est l’application de la loi.

Le débat sur la notion de consentement vous appartient à vous plus qu’à moi. Ce que je constate à mon endroit, c’est que la tolérance, l’omerta et le silence ont régné pendant des années, sous les yeux de chacun. Que des individus soient violentés au profit d’autres a été accepté, en raison de la structuration financière du secteur, de la précarité et de la précarisation des artistes, et de nos imaginaires, des histoires que l’on raconte et de la façon de les raconter.

Les individus puissants ont toujours eu plus de voix que les individus moins puissants. Ils ont toujours raconté les mêmes histoires, de la même façon, au sein des mêmes systèmes de violence, qui se reproduisent donc avec le consentement passif de la majorité des individus. C’est cela qu’il faut remettre en cause.

Il s’agit d’une question philosophique, éthique, morale et citoyenne. Faut-il y répondre par une loi ? Il faut surtout ne pas tolérer la violence. Tout ce que nous demandons, c’est de pouvoir faire notre travail en sécurité, sans être violées, agressées sexuellement ou harcelées. Cela a suffi à provoquer un tollé, et à faire de nous des cibles de violences et d’accusations – la presse nous décrit comme des inquisitrices.

Nous n’avons pas vocation à nous substituer à la justice. Nous n’incitons les victimes qui nous contactent à aucune action en particulier. Elles disent ce qu’elles ont envie de faire, en connaissance de cause, et nous les informons.

Les personnes bénévoles et militantes travaillent gratuitement et sont amenées à se spécialiser en droit, en psychologie et dans de nombreux autres domaines. Elles colmatent les insuffisances de l’État mais ne peuvent pas, en aidant quelques personnes, entraver le fonctionnement du système. Ce que nous voulons, c’est que l’attention se porte sur la façon non d’aider les victimes une fois les faits commis, mais de faire en sorte que plus personne n’en soit victime et doive en parler.

Mme Marie Coquille-Chambel. Que des comportements violents soient tolérés au nom de l’art ou du génie n’exige pas de procéder à une modification législative. Les comportements qui nous sont rapportés sont caractérisés : il s’agit de violences physiques ou sexuelles.

Quant à la représentation de la violence au théâtre, nous ne travaillons pas dessus. Nous travaillons sur le ressenti de personnes au travail et non sur les images véhiculées à cette occasion. Il est tout à fait possible de représenter une scène violente au théâtre, en faisant appel à des personnes ayant travaillé pour ce faire lors de répétitions, pleinement conscientes de ce qu’elles font.

Nous travaillons sur le fait que des personnes détruisent des loges, du matériel et des personnes sans en subir les conséquences parce qu’elles sont célèbres dans le milieu du théâtre, qui de surcroît est un milieu restreint, où nous nous connaissons tous et toutes. On peut y être connu en étant inconnu ailleurs. Comment dénoncer quelqu’un qui était au conservatoire il y a trente ans avec d’autres personnes aussi influentes que lui ? Tel est le domaine dans lequel la législation doit progresser.

Mme Anne Lassalle. S’agissant des dérives sectaires dont j’ai à connaître, je ne peux en évoquer le détail, car l’affaire est en cours d’instruction.

Le milieu du théâtre présente la spécificité que la mégalomanie y est mieux représentée que dans d’autres – je pourrais certes en dire autant du milieu des avocats. Certains professeurs se font gourous.

Par ailleurs, la consommation d’alcool et de stupéfiants, au cours des fêtes fréquentes, facilite la désinhibition et le mélange des genres. Des professeurs boivent des verres jusqu’à point d’heure, d’autres ne boivent pas mais font boire de tout jeunes majeurs, vulnérables à la suggestion. Ils leur font croire qu’ils sont tout-puissants. Or les places sont rares dans les écoles supérieures d’art dramatique – la sélection y est encore plus drastique qu’à l’École nationale d’administration.

Le professeur dont j’ai parlé disait aux jeunes filles que se masturber pendant les cours du soir leur permettrait de comprendre ce que signifie être comédienne et d’intégrer une grande école. Voilà, prosaïquement, ce qui se passe ! Tel autre professeur a dit à un étudiant : « Puisque tu n’as pas de sous et que tes parents ne sont pas aisés, tu vas faire le ménage chez moi. » Voilà comment tout se mélange et comment s’amorcent les dérives sectaires !

Mme Séphora Haymann. Nous ne sommes pas structurés, nous sommes six ou sept individus qui colmatent les défaillances de l’État. La confidentialité des affaires constitue également une difficulté ; nous sommes exposés, ce qui nous met en danger. Pour faire ce travail publiquement, il faut être suffisamment bien installé – ce n’est pas anodin.

Nous accompagnons les victimes. Nous écoutons beaucoup, nous proposons de les mettre en relation, parfois nous enquêtons, même si ce n’est pas de notre ressort. Nous informons les directions des faits objectivés, et nous leur rappelons leurs obligations en matière de droit du travail. Nous faisons les signalements.

Mme Marie Coquille-Chambel. Il est compliqué de dénombrer les signalements : on peut en recevoir un qui reste isolé pendant un an, puis d’autres cas liés se présentent et très rapidement, on arrive à onze. Qu’entend-on par signalement ? Il s’agit des personnes qui viennent nous voir et de directions qui nous contactent. Nous avons énormément de cas : trois cette semaine, par exemple, avec plusieurs victimes à chaque fois. C’est comme ça toutes les semaines. Il est d’autant plus difficile de répondre à votre question que nous ne faisons pas de listes. D’abord parce qu’il serait illégal de dresser une liste de personnes accusées, ensuite parce que la confidentialité est nécessaire. Nous ne pouvons pas créer un document informatique qui recense toutes nos activités : nous avons besoin de nous protéger, parce que notre travail est attaquable. Nous informons les structures concernées et nous menons une mission médiatique et juridique : chaque fois qu’une victime s’adresse à nous, nous la mettons en relation avec Maître Anne Lassalle ou avec une enquêtrice spécialisée dans les violences sexuelles dans le théâtre. Tout dépend de ce que souhaite la victime. Parfois, elle refuse de médiatiser son cas. De manière générale, nous médiatisons peu. Ce que nous voulons maintenant, c’est responsabiliser les directions ; cela implique de leur parler pour qu’elles prennent en charge la situation avant qu’une médiatisation n’intervienne. De cette manière, on ne peut pas nous opposer la présomption d’innocence, ni exprimer les reproches qui suivent toute médiatisation.

Mme Séphora Haymann. Encore une fois, le protocole est flou. Des directeurs d’école ont organisé des confrontations entre une victime et un agresseur présumé. Au nom de quoi peut-on s’autoriser à agir ainsi ? Certains mettent en danger les victimes, transmettent leur plainte à l’agresseur : même si ce n’est pas toujours mal intentionné, c’est dramatique. Or de telles pratiques sont possibles parce qu’il manque un cadre. Nous pallions cette absence comme nous pouvons, en tâchant d’accomplir le travail de vigie, en faisant remonter les informations, qui ne circulent pas, à cause de l’opacité du système. Les grandes compagnies sont structurées, parce qu’elles sont soumises à des obligations liées aux financements qu’elles reçoivent ; elles doivent par exemple nommer un référent ou une référente. Mais ce n’est pas le cas dans les petites compagnies. Parfois, un directeur nous appelle pour nous demander conseil parce qu’il rencontre un problème avec un acteur et une technicienne ; il nous demande comment faire, vers qui se tourner, qui va payer s’il doit annuler sa tournée : cinquante dates sont prévues, il emploie vingt personnes qui seraient au chômage et craint la précarisation. Le flou oblige à choisir entre la morale et l’éthique, l’éthique et la loi, sans savoir comment trancher. Or ces choix ne devraient pas relever de la responsabilité individuelle. Ce vide permet aux violences de perdurer impunément.

M. Emeric Salmon (RN). Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que tous les âges étaient concernés : parliez-vous des victimes ou des mis en cause ?

Mme Séphora Haymann. Je parlais des deux.

M. Emeric Salmon (RN). Vous avez évoqué de nombreux cas de violences et vous avez dénoncé l’excuse du génie. Selon vous, les mis en cause ont-ils conscience du caractère illégal ou illicite de leurs actes ?

Mme Fatiha Keloua Hachi (SOC). Je vais d’abord lire le témoignage d’une actrice qui indique que : « C’est un cliché qui nous colle à la peau, celui de l’actrice dont le corps appartient au metteur en scène ». Ce témoignage édifiant pose la question du caractère systémique des violences dans le monde du théâtre.

Selon vous, #MeTooThéâtre et l’amorce d’une évolution de la société ont-ils permis de réels changements dans votre milieu ? Ou l’omerta est-elle si forte qu’elle s’oppose à l’ouverture de discussions saines et libres, à une vraie libération de la parole ?

Le statut d’intermittent du spectacle peut entraîner une précarité constante et fragilise les professionnels, obligés de faire leur nombre d’heures à tout prix – au sens fort. Quelles solutions pourrions-nous envisager pour diminuer la précarité des jeunes concernés ou qu’ils puissent au moins, en cas de violences, engager une procédure, porter plainte, sans que ça leur coûte financièrement ?

Mme Sarah Legrain (LFI-NUPES). Vos témoignages confortent les réflexions que nous avons menées au début de la commission d’enquête, sur l’importance d’inclure le spectacle vivant dans son champ, ainsi que les institutions publiques et les lieux de formation. Vous avez expliqué que le caractère systémique des violences était lié au croisement de différentes formes de domination – j’y suis très sensible.

Vous insistez beaucoup sur la notion de protocole. Souvent, face à l’omerta, la parole se libère, puis il faut des règles, et, au bout du processus, des décisions, et des lieux de décision. À quel niveau faut-il prendre les décisions ? J’ai très bien compris vos propos sur le rapport à la justice et, indépendamment, sur le code du travail – on peut notamment prendre des décisions de précaution. Les décisions doivent-elles revenir au ministère, à une direction, aux directeurs de compagnie ? Au festival de Cannes, il y a deux jours, j’ai rencontré des membres de la cellule d’écoute Audiens, qui travaille avec le ministère de la culture. Je leur ai demandé ce qui se passe après leur intervention : j’ai eu l’impression que c’était assez opaque. Recevez-vous des informations sur les suites du signalement ? C’est bien de conseiller aux gens de parler, à condition de pouvoir leur montrer que le témoignage a une incidence.

Mme Anne Lassalle. Il me semble évident que les auteurs ont conscience du caractère illégal de leurs actes. C’est vrai en particulier dans les écoles, où le même système se répète d’année en année. On est stupéfait par le nombre de fois où les hommes mis en cause dans ces dossiers ont dit à leurs élèves qu’un jour ils se feraient prendre, qu’ils le savaient ; par le nombre de fois où ils ont donné à la jeune fille des éléments de nature à les accabler. Ils ont très nettement conscience de ce qu’ils font. Le reste dépend de mécanismes psychiques qui ne relèvent pas de mes compétences.

Vous connaissez tous l’article 40 du code de procédure pénale, qui impose à toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire de dénoncer les crimes ou délits dont il a acquis connaissance dans l’exercice de ses fonctions. On pourrait élargir ou préciser la définition de l’autorité constituée, qui n’est pas claire. Cela rassurerait les personnes concernées. De plus, en les contraignant à saisir le parquet, on augmenterait le nombre des signalements.

Mme Séphora Haymann. On constate beaucoup de relativisme, donc une grande tolérance envers les actes violents commis par des responsables dans le milieu du théâtre. Malheureusement, c’est vrai dans toute la société : la hiérarchie implique la violence. Le relativisme mène à mettre en doute la caractérisation, ce qui soulève la question de la zone grise. Il est essentiel de définir les choses, de nommer précisément, et de dissiper le flou qui entoure la nature de la violence et le lieu où elle s’exerce. La responsabilité en est collective : nous sommes tous conscients et conscientes de ce qui est tolérable ou non. On minore la conscience des agresseurs, on les défausse de leur responsabilité, avec la figure du créateur qui travaille à partir de son désir – on floute les choses. Or rien n’est flou : je suis une actrice, je travaille avec mon corps, ma limite est claire. Quand on est très jeune et qu’on ne sait pas encore ce qu’on est en mesure d’accepter, on doit être accompagné par les enseignants pour déterminer ses limites et pour savoir où on peut travailler en sécurité – pour que soient en sécurité ceux qui sont sur le plateau comme les spectateurs dans la salle. Ce milieu suscite beaucoup de fantasmes ; le métier de comédien étant public, on imagine que pour en arriver aux paillettes, il faut passer par la souffrance, l’humiliation et la douleur. C’est faux, il est important de le dire.

Oui, les violences sont systémiques. Le corps des femmes et des personnes appartenant à des minorités est à disposition d’individus qui jouent aux marionnettes. L’histoire du théâtre montre comment le metteur en scène est devenu tout-puissant. Il est aussi le chargé de projet, celui qui va chercher l’argent, le destinataire des financements, ce qui ajoute un rapport de hiérarchie et de précarité propre à permettre l’exercice de violences. Évidemment, les violences sont structurelles. C’est aussi lié aux modes de financement. Il faut assainir – même si le mot ne me plaît pas – la conception des métiers du théâtre, en les objectivant et en les débarrassant des fantasmes qu’ils font naître, car ceux-ci peuvent mener à tolérer des faits inacceptables ou à relativiser leur gravité. Nous sommes tous et toutes en mesure de distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas – ce n’est pas flou.

L’omerta existe. Le problème, c’est qu’on parle de libération de la parole alors que les victimes ont toujours parlé. Pendant des années, le credo des féministes était « on te croit », parce que même si les victimes ne parlaient pas toujours publiquement, la vraie question était de savoir qui voulait bien les entendre, et surtout quelles actions s’ensuivaient. Dans les faits, leur parole n’est pas suivie d’actions. Vous disiez, monsieur le président, que nous ne sommes pas là pour juger la justice, mais qu’en est-il ? Moins de 1 % des violeurs sont condamnés, selon le ministère lui-même. Peut-on décemment conseiller à des femmes de porter plainte, alors qu’on sait comment la suite se déroulera, combien cela leur coûtera, en argent et en santé physique et mentale, et quelle sera la conclusion – la plupart du temps, il ne se passe rien ? Quand des condamnations sont prononcées, les personnes concernées reviennent sur les plateaux. Dans quel cas se passe-t-il quelque chose ?

La question de la liberté d’expression est essentielle, et ce n’est pas à moi d’y répondre. En revanche, je constate que si je veux exercer mon travail dans un cadre sécurisé, je suis toujours confrontée à des bémols, à de bonnes raisons d’admettre qu’il est normal de se faire un peu agresser. Mais ce problème n’est pas seulement le mien, c’est un problème collectif, global. Donc, il faut cesser de parler de libération de la parole : il faut faire en sorte que les femmes n’aient plus rien à dire.

Mme Marie Coquille-Chambel. C’est à cause de l’omerta que nous nous sommes rassemblées en un collectif, parce que presque personne dans le milieu théâtral ne relayait l’enquête de Cassandre Leray sur Michel Didym. Récemment, deux personnes ont été mises en examen pour viol sur mineur ; je ne les citerai pas, mais personne dans le milieu ne l’a relayé, alors qu’il s’agit d’une première décision de justice et non de rumeurs sans fondement. Sur la libération de la parole, je suis d’accord avec Séphora Haymann : tout le monde se prévient toujours, et parfois on attend le moment où une enquête sera publiée. Peut-on décemment attendre des enquêtes médiatiques pour agir dans un milieu donné ?

Il y a une omerta parce que personne ne relaie les informations : la peur de s’exprimer est très forte dans le théâtre. Combien de personnes ont témoigné à visage découvert de violences subies ? Nous ne sommes pas nombreuses. Toutes les enquêtes sont anonymisées, parce que tout le monde a peur. S’il n’y avait plus d’omerta, si on pouvait assumer d’avoir été victime, on ne connaîtrait pas ce niveau de confidentialité.

Mme Séphora Haymann. Nous sommes un tout petit milieu, où tout le monde se connaît : perdre du travail, ça va très vite.

Vous nous avez interrogées sur les écoles et les moyens de protéger les étudiants et les étudiantes. La majorité des écoles ont rédigé une charte, mais quelle est la valeur juridique d’une charte ? Il y a beaucoup de symboles, mais aucun résultat.

Mme Graziella Melchior (RE). Je participe à la mission d’inspection sur les violences sexuelles au sein des forces militaires, lancée à la suite du #MeToo des armées. Je suis stupéfaite des similitudes entre les deux milieux.

Dans les armées aussi, on constate que c’est pendant la formation à l’école que naissent certains comportements. Il faut donc s’interroger sur la manière de sensibiliser et de former les enseignants et les étudiants pour qu’ils sachent ce qui est acceptable ou pas et pour qu’ils détectent les personnes en souffrance.

M. François Cormier-Bouligeon (RE). Nous avons reçu la semaine dernière l’actrice Vahine Giocante, qui a écrit À corps ouvert. Elle nous a expliqué que les metteurs en scène peuvent rajouter, en cours de répétition ou de tournage, des scènes impliquant le corps des actrices. Elle a mis en avant l’importance des coordonnateurs d’intimité. Pourraient-ils remplir au théâtre la même mission qu’au cinéma ? Vous avez évoqué les violences qui ont lieu hors plateau, mais comment éviter les violences sur le plateau ?

Par ailleurs, sur le plan juridique, recommanderiez-vous que les productions, les metteurs en scène et les acteurs soient liés par des contrats stipulant le consentement ou le refus des acteurs de jouer des scènes engageant leur intimité ?

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). J’ai participé à la commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif en tant qu’elles ont délégation de service public. Le milieu du sport aussi connaît des relations de pouvoir qui rendent la situation complexe et favorisent l’omerta.

Vous avez dit que le ministère de la culture ne vous informe pas des suites des affaires que vous avez signalées. Dispose-t-il, comme le ministère des sports et des Jeux olympiques et paralympiques, d’une plateforme dédiée aux affaires de violences ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Comme Mme Graziella Melchior, je participe à la mission d’enquête sur les violences sexuelles dans les armées ; les problèmes sont les mêmes. Y a-t-il aussi des victimes parmi les jeunes étudiants ou les acteurs ? Si oui, existe-t-il une entente, ou un combat commun ?

Mme Séphora Haymann. Avec tout le respect que je vous dois, madame, la question n’est pas le genre des victimes, mais celui des agresseurs. Quelques hommes ont été agressés, mais le problème est de savoir comment la violence s’exerce, et qui l’exerce – non qui la subit. On nous demande souvent s’il y a des femmes agresseuses et des hommes victimes, pour équilibrer la situation et arrêter de stigmatiser. Or la stigmatisation existe dans les faits : la majorité des victimes sont des femmes et la quasi-totalité des agresseurs sont des hommes. En revanche, il existe clairement une entente, et aucune opposition. Surtout, il ne faut pas dévier la question, aussi la ramenons-nous toujours à l’exercice de la violence et à ses auteurs.

Mme Anne Lassalle. Très majoritairement, les victimes sont des femmes ; les auteurs sont quasi exclusivement des hommes. Il faut néanmoins souligner une évolution : parce que les femmes ont eu le courage de parler et la détermination d’agir, #MeTooGarçons est sorti et les hommes se sentent peut-être plus autorisés à parler. Ils se sont d’ailleurs adressés à des associations féministes pour les soutenir – ce qu’elles ont fait.

Mme Marie Coquille-Chambel. Nos propos sont souvent caricaturés ; on entend qu’on ne pourrait plus jouer de scènes de sexe, que les étudiants ne pourraient plus s’embrasser sur un plateau, qu’on ne pourrait plus toucher une comédienne sur la scène. Ce n’est évidemment pas ce que nous disons. Nous parlons d’agressions sexuelles caractérisées.

Les enseignants posent un autre problème, qu’ont illustré les récentes mises en examen : les relations longues avec des étudiantes, assorties de phénomènes d’emprise. Cela me met en colère. J’enseigne maintenant les études théâtrales à l’université ; à 25 ans, je vois bien comment les étudiants et les étudiantes me perçoivent et l’importance qu’a ma parole pour eux et pour elles. Pour répondre à votre question sur la sensibilisation, on perçoit le moment où on va trop loin. Nous voulons donc empêcher ces relations entre enseignants et étudiants qui sont des relations d’emprise, de violence et d’abus. Quand on est sur le plateau avec quelqu’un, on peut très bien lui demander s’il accepte qu’on le touche, qu’on le déplace. Cela peut suffire. Il ne s’agit pas de prévoir comment on jouera telle scène. Nous parlons de viols commis dans les coulisses. Les cas que nous avons rencontrés ne nécessitent pas de légiférer ; nous parlons de jeunes femmes de 18 ans à qui des hommes de 50 ans promettent des rôles.

Mme Séphora Haymann. Le milieu théâtral a évidemment des spécificités, comme ceux du cinéma et de l’armée, mais globalement, on retrouve le même système à tous les niveaux de la société : des hiérarchies, des violences systémiques, le corps des femmes dont on peut disposer, comme on l’a toujours fait. Heureusement, de nombreuses ressources expliquent désormais ces phénomènes sur les plans sociologique, historique, éthique et politique. Il est intéressant de s’y référer pour comprendre qu’il ne s’agit pas de petites chapelles en opposition : elles se complètent et permettent de mieux établir l’ampleur du problème auquel nous sommes confrontés.

C’est devenu un sujet de réflexion dans les écoles, comme dans le débat public de manière générale, ce qui entraîne des évolutions. Il n’y a pas moins de violence, mais les étudiants ont conscience que ce qu’ils sont en train de vivre n’est pas acceptable. Or ce n’était pas le cas à mon époque. Les choses changent, parce que quand les élèves font face à des comportements déviants – violence verbale et humiliation comme violences sexuelles –, ils disent non. Ils se fédèrent. Parfois, ils le font avec leur direction, mais souvent face à elle, comme s’ils étaient responsables de leur propre sécurité. Ce n’est pas normal. Dans ce domaine, nous avons besoin de relais.

Les coordonnateurs d’intimité peuvent être utiles, comme tout ce qui peut faire barrage à la violence, tout ce qui peut objectiver des pratiques et les rendre officielles. Souvent, on dévoie nos paroles, en affirmant qu’on ne peut plus rien faire, qu’on ne peut plus rien dire, qu’on ne pourra plus créer. En fait, si on organise des conditions de travail sécurisées, bienfaisantes pour tous, tout le monde s’y retrouvera et les œuvres s’en porteront mieux.

Mme Anne Lassalle. Faire appel à un coordonnateur d’intimité est une très bonne initiative, mais il faut trouver l’argent nécessaire. Les créations sont exsangues. Elles sont de moins en moins nombreuses parce qu’il y a de moins en moins d’argent dans le théâtre, comme dans la culture en général.

Je finis en évoquant les élèves, parce que ce sujet est essentiel. Ils se préviennent entre eux de l’arrivée d’untel, d’école à école, en créant des groupes WhatsApp de prévention : c’est la honte !

Mme Séphora Haymann. L’idée de prévoir un contrat en amont est très bonne également. Évidemment, on peut changer d’avis : une scène d’amour ou de nudité, qui n’était pas prévue, peut se justifier dans la mise en scène. Mais il sera alors possible de demander son consentement à l’actrice ou à l’acteur a posteriori et de se mettre d’accord. C’est une question de bon sens. Tant qu’on n’use pas de violence, d’emprise, ni de verticalité dans son rapport à l’art et à autrui, tout peut très bien se passer.

Il existe bien au ministère de la culture une cellule d’écoute, avec laquelle nous sommes en relation ; nous leur transmettons des informations. Nous avons rencontré plusieurs fois Mme Agnès Saal, haute-fonctionnaire chargée de l’égalité des droits, et d’autres personnes. En revanche, si nous recevons un accusé de réception de nos signalements, nous ne sommes pas informées des suites. Maintenant, nous prévenons les directions en même temps que le ministère, comme ça tout le monde sait qui a connaissance du problème.

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Savez-vous combien de personnes travaillent sur ce sujet au ministère ?

Mme Séphora Haymann. Elles sont peu nombreuses.

M. le président Erwan Balanant. Nous arrivons malheureusement au bout de l’audition. Je vous remercie sincèrement pour ce que vous faites pour le monde du théâtre et pour votre témoignage. Vous avez ouvert nos auditions et vous nous avez donné plusieurs pistes de réflexion.

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*     *

La commission procède à l’audition de Mme Iris Brey, journaliste et autrice, membre du collectif 50/50.

M. le président Erwan Balanant. Madame Brey, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de vous être rendue disponible aussi rapidement.

Notre commission d’enquête, qui entame cet après-midi ses travaux, a pour objet l’évaluation de la situation des mineurs évoluant dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité ; l’état des lieux des violences commises sur des majeurs dans ces mêmes secteurs ; l’identification des mécanismes et des défaillances qui permettent ces violences et la définition des responsabilités de chaque acteur en la matière ; la formulation de recommandations sur les réponses à apporter.

Nous avons souhaité vous auditionner pour connaître votre perception de ces thématiques, vous qui avez été qualifiée d’« empêcheuse de l’omerta du cinéma français » dans un article du Monde et qui êtes spécialiste de la représentation du genre et des sexualités au cinéma. Vos ouvrages, vos publications, votre série apportent beaucoup d’éléments de réflexion et, surtout, changent le regard sur le cinéma et sur le spectacle en général.

On dit souvent que le cinéma est le miroir de notre société – mais quel est le miroir et quel est le reflet ? Vous avez en tout cas montré qu’en la matière, nous manquons des grilles de lecture permettant de reconnaître les agressions sexuelles à l’image, et qu’en cela, le cinéma est un des endroits où se fabrique la culture du viol ; mais peut-être peut-il dès lors aussi nous donner de nouveaux codes pour notre société.

Dans un premier temps, nous souhaiterions que vous nous exposiez brièvement les raisons pour lesquelles vous estimiez en 2019 et encore récemment qu’en France, nous n’avions « pas voulu avoir de conversation post-#MeToo » et que le système avait voulu « protéger les artistes […] et les œuvres », voire qu’il avait « mis en place un système d’impunité pour protéger ses “géniesˮ ». Vous avez indiqué que ce qu’il fallait regarder, ce n’était pas un individu en particulier – en l’espèce, vous parliez de M. Gérard Depardieu –, mais « une société, ainsi que des systèmes judiciaire et médiatique qui banalisent les violentes faites aux femmes et qui ne les croient pas ».

Dans un second temps, la rapporteure, mes collègues et moi-même vous poserons des questions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Iris Brey prête serment.)

Mme Iris Brey, autrice et réalisatrice. Je me suis rendu compte de l’étendue des violences dès octobre 2017.

À l’époque, j’étais critique aux Inrocks, un journal culturel. J’ai fait une première enquête avec deux autres journalistes à la suite du #MeToo américain. J’étais déjà en contact avec plusieurs comédiennes que j’avais pu approcher en tant que critique et journaliste. Nous avons commencé une espèce d’enquête, avec les moyens du bord puisque Les Inrocks ne me proposaient pas – ils ne le font d’ailleurs toujours pas – de mener de vraies enquêtes sur ces sujets.

J’ai rencontré plusieurs comédiennes à ce moment-là ; elles ont mentionné plusieurs noms, qui se recoupaient. Nous étions donc en octobre 2017 et l’un de ces noms est sorti dans la presse la semaine dernière. Cela fait cinq ans que j’attends que ces noms sortent. Nous ne les avions pas publiés parce que les comédiennes ne le voulaient pas et que je ne m’en sentais pas les épaules, n’ayant aucune formation pour en parler en tant que journaliste et ne me sentant pas protégée par mon média – il faut rappeler que Les Inrocks, la semaine d’après, mettaient Bertrand Cantat en couverture ; en outre, j’étais pigiste.

Mais parler à ces comédiennes m’a permis de me rendre compte de l’étendue du problème, de comparer ce qui se passait en France et aux États-Unis et de comprendre que les comédiennes ne se sentaient pas protégées en France, notamment parce qu’elles n’y ont jamais accès au titre de productrice. Aux États-Unis, le fait qu’elles puissent avoir un pouvoir au sein de l’industrie leur donne un autre accès à la parole. J’ai aussi compris que les agents et agentes ne les protégeaient pas, les producteurs et productrices non plus. J’ai surtout compris qu’elles ne se parlaient pas entre elles.

Je suis entrée dans le collectif 50/50, qui s’appelait à l’origine Le Deuxième Regard et pour lequel j’écrivais des critiques tous les mois. Je m’intéressais notamment à la représentation des femmes dans le cinéma, à l’occasion des sorties hebdomadaires, mais aussi aux femmes de l’industrie qui essayaient de changer les choses. À la suite de cela et de tout ce qui s’est passé dans ce collectif, j’ai opté pour une autre manière de faire : j’ai organisé de manière informelle des dîners chez moi pour que les comédiennes se parlent. C’était très émouvant : elles se rencontraient, se parlaient, échangeaient des expériences similaires.

Au moment où je suis devenue réalisatrice, je me suis dit que ces dîners ne pouvaient plus avoir lieu en ma présence et chez moi. L’ADA, l’Association des acteur.ices, s’est alors constituée, ces réunions ont continué sans moi et l’association a grandi. Ce qui était essentiel était que les comédiennes partagent leurs expériences entre elles et se sentent moins isolées, pour comprendre le système et comprendre que ce n’était pas de leur faute.

Pendant ces dîners, j’ai entendu beaucoup de témoignages de harcèlement, d’agressions sexuelles, parfois de viols. Ils n’étaient pas toujours présentés avec ces mots-là. C’est l’un des problèmes, qui nous ramène à la culture du viol : comment reconnaître ce qui nous arrive quand le harcèlement, les agressions et les viols ne sont pas représentés comme tels dans nos fictions ? Comment mettre des mots sur ce qui nous arrive quand on n’est pas exactement sûre de la nature des violences ?

Là où les choses s’imbriquent, c’est qu’en tant qu’universitaire et théoricienne – en parallèle de mes activités de critique et de militante, je suis docteure en cinéma –, j’ai commencé à étudier la représentation des sexualités féminines dans les séries télévisées américaines. Il me semblait en effet qu’il y avait eu dans les années 2010, avec l’accession de femmes à des postes de pouvoir, un tournant qui permettait de nouvelles narrations et représentations de ce que peut être une sexualité, et que l’objet sériel, comme forme longue, était susceptible de nous montrer que la sexualité n’est pas forcément figée, mais peut évoluer avec la protagoniste ou l’héroïne.

Dans mon deuxième ouvrage, Le Regard féminin, je me suis intéressée à la manière dont le corps de la femme était majoritairement filmé comme un objet de désir et dont, par ce que j’ai proposé de nommer le regard féminin, on pouvait accéder à d’autres narrations.

Dans le troisième ouvrage, La Culture de l’inceste, que j’ai codirigé avec Juliet Drouar, j’ai écrit un chapitre sur la manière dont le cinéma participe à la culture de l’inceste.

Majoritairement, la manière dont les viols et les agressions sexuelles sont filmés dans nos fictions en fait des moments érotiques. L’exemple sur lequel je me suis beaucoup fondée est la série Game of Thrones, qui a été vue par des millions de personnes. Les viols des héroïnes – parce qu’elles sont toutes violées – y sont filmés comme des moments érotiques. C’est-à-dire que les codes visuels vont nous mettre dans la position du voyeur ou du violeur et nous inviter à prendre du plaisir en regardant une femme qui se fait violer.

Certaines de ces scènes jouent aussi de la confusion au sujet de ce qu’un viol. Je vais spoiler pour celles et ceux qui n’ont pas vu la série – mais ne la regardez pas, il y en a beaucoup d’autres plus intéressantes. Cersei Lannister est amoureuse de son frère jumeau avec qui elle a eu un enfant – donc, déjà, c’est de l’inceste – qui est mort. Devant l’enfant mort, Cersei pleure et Jaime Lannister a une soudaine envie de coucher avec sa sœur. Au début de l’acte, on entend Cersei qui dit « non, non », et à la fin de l’acte, elle dit « oui, oui ». Dans les interviews du réalisateur et du comédien qui joue Jaime Lannister, quand on leur demande si c’est une scène de viol, ils répondent « oui et non ». C’est là toute l’ambiguïté et c’est aussi ce qui est problématique.

En tant que spectateur, on a appris à être excité quand on regarde une scène montrée comme érotique. Le problème n’est pas que cela existe, mais que c’est partout et tout le temps. Le livre Watching Rape, qui ne porte que sur les productions états-uniennes, montre que la majorité des scènes de viol sont filmées du point de vue non de la victime, mais de l’agresseur.

Voici pourquoi cela participe à la culture du viol. Dans nos productions cinématographiques, les viols sont présentés soit comme extrêmement violents – un homme arrive dans une ruelle tard le soir et vous viole, ce qui peut arriver mais ne représente pas la majorité des cas –, soit, quand ils arrivent au sein de la famille ou de la part de quelqu’un que l’on connaît – ce qui, statistiquement, est le cas le plus fréquent –, non comme une violence mais comme un acte érotique. Ces codes visuels brouillent la distinction entre ce que l’on peut reconnaître comme agression et ce que l’on peut reconnaître comme rapport consenti et consentant.

Quant à la culture de l’inceste, en faisant des recherches sur la manière dont le corps des enfants et des jeunes filles était érotisé dans le cinéma, je me suis aperçue que le film Lolita de Kubrick représentait un vrai tournant, qui a opéré un changement de paradigme et un changement sociétal. Contrairement au livre de Nabokov, où Lolita est une fille violée par son beau-père, l’adaptation de Kubrick montre une jeune fille responsable du fait que son beau-père est excité par elle. La responsabilité lui en incombe et le mot « lolita » va être utilisé dans le langage commun pour dire que ce sont les jeunes filles qui sont responsables de l’excitation que ressentent les hommes, les pères et les beaux-pères face à elles.

Cela va créer un autre imaginaire cinématographique où le corps de très jeunes filles est filmé et sexualisé par des mouvements de caméra. C’est ce que Laura Mulvey appelle le male gaze dans un article de 1975 où elle utilise l’appareil théorique de la psychanalyse pour parler d’identification. Pour simplifier, la caméra, œil du réalisateur, filme les femmes comme des objets en morcelant leur corps, et nous, spectateurs et spectatrices, nous identifions au regard de la caméra, donc du héros. Nous sommes ainsi positionnés à la place du héros qui prend du plaisir en regardant le corps des femmes « morcellisées », parcellées, objectifiées.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Dans une tribune publiée récemment, vous écrivez que « [le] cinéma a mis en place un système d’impunité pour protéger ses “génies” ». En quoi, selon vous, le cinéma présente-t-il de ce point de vue une spécificité par rapport aux autres secteurs qui entrent dans le périmètre de cette commission d’enquête, voire d’autres domaines de l’activité humaine, notamment le sport, la politique ou le milieu professionnel en général ?

Il y a beaucoup de personnes présentes sur un lieu de tournage et qui participent à celui-ci. Selon vous, certaines catégories de personnes ou de professionnels sont-elles plus particulièrement sujettes à certaines formes de violence ? Si oui, pourquoi ?

Mme Iris Brey. Je pense que tous les hommes puissants sont protégés – je ne vais pas vous l’apprendre –, dans tous les milieux, y compris la politique. Ce qui est différent dans le cinéma, et plus généralement dans l’art, c’est qu’à partir du moment où on porte la casquette de l’artiste, on a le droit de faire du mal au nom de l’art. On est dans une culture où il est permis de se comporter n’importe comment au nom de l’art et de la liberté d’expression dans les œuvres.

J’ai eu ma première expérience de réalisation tardivement : j’ai réalisé une première série il y a deux ans. À l’université, on est tout le temps seul, et quand on présente des idées, on nous dit tout le temps que c’est nul. Quand on soutient sa thèse, alors qu’on a passé dix ans à réfléchir à un sujet, on reste confronté à des regards méprisants. On est tout le temps seul, seul avec nos idées, et le principe est que ce que l’on fait n’est pas forcément très bon. On est éduqué ainsi : il faut devenir excellent, mais on est tout le temps renvoyé au fait qu’on peut être meilleur. Mais quand vous êtes réalisateur ou réalisatrice, tout le monde vous demande votre vision et tout le monde est là pour que cette vision advienne.

J’en ai été extrêmement émue. Je pense que ç’a été la chose la plus émouvante de ma vie : tout d’un coup, une équipe s’emploie à faire des images que l’on a dans sa tête quelque chose que tout le monde va pouvoir voir. C’est un acte de générosité extrême. En revanche, quand on est dans une position où on abuse de ce pouvoir, il peut y avoir beaucoup de débordements.

En effet, ce que j’ai découvert en étant à la place de la réalisatrice, c’est un système très pyramidal : un producteur ou une productrice tout en haut, le réalisateur ou la réalisatrice à côté ou juste en dessous. Les rapports de pouvoir s’exercent à plusieurs endroits entre la productrice ou le producteur, le réalisateur ou la réalisatrice et toute l’équipe des techniciens et techniciennes ainsi que les comédiens et les comédiennes. On vous apprend que tout le monde est là pour votre vision d’artiste et vous met dans une position de pouvoir. Or, à partir du moment où les gens sont là pour vous faire plaisir, beaucoup de débordements peuvent survenir.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Qu’en est-il des catégories de personnes qui seraient susceptibles d’être plus vulnérables sur un tournage ? Tout le monde est-il sur un pied d’égalité face à ce pouvoir de la création dont certains pourraient être tentés d’abuser ?

Mme Iris Brey. Je ne sais pas si tout le monde est à égalité. Tout dépend de l’ancienneté des techniciens et techniciennes, du stade auquel les comédiens et comédiennes se trouvent dans leur carrière ou de leur statut. La question est aussi de savoir qui dispose du plus grand pouvoir économique, c’est-à-dire qui gagne le plus d’argent sur le plateau – non seulement entre les comédiens et comédiennes et le réalisateur ou la réalisatrice, mais aussi entre les comédiens et comédiennes eux-mêmes. En organisant des réunions de comédiennes chez moi, je me suis ainsi rendu compte qu’elles étaient beaucoup moins bien payées que les comédiens, même représentées par les mêmes agents.

Tout cela crée des hiérarchies. Partout où il y a du pouvoir, notamment économique, ceux qui en sont dépourvus peuvent être écrasés. Il y a aussi, chez les comédiennes, cette peur bien réelle et malheureusement justifiée de ne jamais plus tourner.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Vous avez évoqué la série que vous avez réalisée, Split. Pour tourner les scènes de sexe, vous avez fait appel à une coordinatrice d’intimité, Paloma García Martens. Quels ont été son rôle et son apport sur le tournage ? Cette figure mériterait-elle d’être généralisée, y compris pour d’autres types de scènes ? Forte de votre expérience, avez-vous décelé des pistes d’amélioration dans la manière de solliciter ces professionnels ? Le monde du cinéma français pourrait-il, sur cette question comme sur d’autres, s’inspirer de bonnes pratiques en vigueur à l’étranger ?

Enfin, pouvez-vous dresser un état des lieux des initiatives prises par les professionnels du cinéma et les institutions pour améliorer la situation et, le cas échéant, nous faire part de vos suggestions ?

Mme Iris Brey. Mon expérience de la coordination d’intimité a été très positive, puisqu’elle a eu lieu à mon initiative. Ce métier est apparu aux États-Unis après la naissance du mouvement #MeToo. J’avais commencé un travail de recherche en vue d’y consacrer un documentaire mais, ce projet ne s’étant pas concrétisé du fait du covid, j’ai proposé à une autre réalisatrice, Édith Chapin, de le reprendre à son compte. Elle m’a ainsi suivie pendant la préparation de la série et en a tiré le documentaire Sex Is Comedy, disponible sur France TV Slash.

Les scènes de cascade de Split ont été préparées avec un régleur cascades. Parce qu’une comédienne peut, alors qu’elle s’estimait capable de réaliser une cascade à un moment donné, ne pas être en assez bonne forme physique lors du tournage, elle travaille avec une cascadeuse. Le régleur cascades est alors présent pour indiquer si une scène peut être réalisée comme prévu ou si elle est trop dangereuse. J’ai par exemple le souvenir d’une journée pendant laquelle, parce qu’il pleuvait, il m’a expliqué qu’on ne pouvait pas faire la cascade : le corps de la cascadeuse était en danger parce qu’elle aurait pu glisser. Je n’ai pas remis en cause sa parole.

Le même raisonnement vaut pour la coordination d’intimité : sachant que mon scénario prévoyait des scènes de sexe entre deux femmes, je voulais m’assurer que les comédiennes avaient envie de les jouer et que nous étions toutes d’accord sur la manière de les cadrer. Paloma García Martens a réalisé des entretiens préliminaires avec moi ainsi qu’avec les comédiennes seules, pour établir leurs limites – qu’il s’agisse de nudité, d’actes qu’elles souhaitaient ou non effectuer ou de tout autre aspect susceptible d’affecter la manière dont nous pourrions créer ces scènes. J’ai ensuite travaillé avec la cheffe opératrice, la première assistante, les comédiennes et la coordinatrice d’intimité pour définir la chorégraphie des scènes, que les comédiennes ont répétées habillées, pour savoir comment se positionneraient les corps et la caméra et pour qu’elles puissent me dire si le point de vue et les angles retenus leur convenaient ou si elles souhaitaient les rectifier. Le jour J, je redemandais ensuite aux comédiennes si elles étaient toujours d’accord avec la chorégraphie ainsi définie.

Un jour, une des comédiennes m’a indiqué ne plus vouloir faire un geste qui était prévu pendant un plan-séquence. Dans un tel moment, si je n’avais pas travaillé la scène en amont, toute ma vision se serait effondrée. Mais, parce que j’avais fait appel à une coordinatrice d’intimité, que j’y avais réfléchi par avance et que toute l’équipe savait où nous allions, nous avons pu nous asseoir autour d’une table et trouver comment découper la scène autrement pour que la comédienne n’ait plus à faire ce geste.

Les comédiennes participent au film et leur ressenti est celui d’un être humain : ce ne sont pas des objets dont je peux faire ce que je veux. Je dois donc évidemment les écouter si elles m’expliquent ne plus se sentir capables de tourner une scène ou à l’aise pour le faire. La coordinatrice d’intimité est là pour s’assurer que je respecte ce que les comédiennes me disent et pour leur permettre d’évoluer dans un cadre qui facilite la parole. Je ne mesurais pas, avant d’en faire l’expérience, à quel point il est difficile d’arrêter un tournage et de faire savoir à une équipe qu’on n’a plus envie de jouer une scène. Sur un projet à petit budget – ce qui était le cas du mien, puisque je n’avais que seize jours pour réaliser cent minutes de série –, une heure de tournage représente un enjeu important. De ce fait, dès que quelque chose déraille, tout le monde se tend. Le fait de travailler en amont permet alors de rebondir.

Les comédiennes avaient en outre un droit de regard sur le montage – ce qui est très rare –, car je ne souhaitais pas qu’elles découvrent les scènes de sexe sur un grand écran, dans un festival, devant des centaines de personnes. Je voulais qu’elles m’aient confirmé, en amont, être à l’aise avec l’ensemble de ces scènes.

À aucun moment de cette démarche artistique, je n’ai eu le sentiment que la coordination d’intimité constituait une censure. En revanche, elle demande du travail. Je sais que les réalisateurs ou les réalisatrices qui veulent pouvoir improviser craignent que la coordination d’intimité enlève de la vie et de la spontanéité aux scènes de sexe. Peut-être. Mais pourquoi attendrait-on des scènes de sexe qu’elles soient spontanées ? Exactement comme une cascade, elles doivent être chorégraphiées. Le sexe au cinéma n’est pas la vraie vie : c’est une mise en scène, qui demande donc du travail. Ce travail devrait passionner tous les metteurs en scène. La coordination d’intimité ne limite en rien notre capacité créative. Elle garantit simplement que chacun est consentant sur un plateau.

M. le président Erwan Balanant. À vous écouter, j’ai le sentiment que ce dispositif, que vous avez été une des premières à expérimenter en France, peut même nourrir le processus créatif : le fait d’instaurer une relation de confiance avec les comédiennes permet aussi d’imaginer, en cas de blocage, des solutions que vous n’auriez pas pu envisager si vous n’aviez pas réalisé ce travail en amont.

Mme Iris Brey. En effet, mais pourquoi personne ne le fait-il en France ? Parce que cette manière de procéder donne plus de pouvoir aux comédiennes : tout à coup, elles ont voix au chapitre sur la manière dont elles peuvent agir avec leur corps. En leur donnant la possibilité de dire non, je leur donne du pouvoir.

La coordination d’intimité n’est, selon moi, rien d’autre qu’une réflexion sur le pouvoir. Elle ne met nullement en danger les comédiens et comédiennes. Je pense souvent à Maria Schneider sur le tournage du Dernier Tango à Paris : que se passe-t-il dans la tête d’un réalisateur pour qu’il décide, un matin, en beurrant sa tartine, d’utiliser du beurre dans une scène sans en avertir la comédienne ? On sait combien le fait d’être considéré comme un objet, que ce soit dans la vie réelle ou sur un plateau, a des conséquences psychiques sur une vie entière. C’est d'ailleurs la définition du viol : ne plus considérer la personne en face de soi comme un être humain, mais comme un objet qu’on peut prendre.

Sur un plateau, on est face à des personnes vulnérables, qui se mettent au service d’un travail artistique. Il faut donc se rendre compte qu’elles sont des êtres humains et non des objets qu’on peut utiliser à sa guise, selon ses désirs. Dès lors que les comédiennes estiment se mettre en danger, que ce soit physiquement ou mentalement, il est de notre devoir et de notre responsabilité de prendre en compte leur ressenti et de créer des espaces où elles peuvent travailler sereinement – parce qu’il s’agit bien de travail, et non de la vraie vie, où de telles scènes ne devraient de toute façon pas arriver non plus.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Comment sont formées les coordinatrices d’intimité ? Un cursus spécifique existe-t-il ou est-il en cours d’élaboration ?

Mme Iris Brey. J’ai décidé de travailler avec Paloma García Martens notamment parce qu’elle avait été formée aux États-Unis – à ma connaissance, aucune formation n’existe en France.

Il faut comprendre que la préparation de ces scènes avec les comédiennes demande beaucoup de temps, donc d’argent. Or aucune aide supplémentaire n’est versée aux réalisateurs ou aux réalisatrices qui décident de travailler avec une coordinatrice ou un coordinateur d’intimité. La dimension économique est donc cruciale. À titre personnel, j’ai dû, en concertation avec les techniciennes et la première assistante, sacrifier des scènes pour donner sa place à la coordination d’intimité – ce que je ne regrette pas, car j’y vois un enjeu éthique.

J’ai sollicité le CNC – Centre national du cinéma et de l’image animée – pour savoir si un bonus pourrait être créé au titre de la coordination d’intimité. On m’a répondu qu’une telle mesure n’était même pas envisageable dans l’immédiat, puisqu’on est encore à étendre le bonus parité à l’industrie télévisuelle. Pour revenir à une de vos précédentes questions, le bonus pour la parité dans le cinéma fait partie des avancées obtenues par le collectif 50/50 : un film dont les équipes sont majoritairement composées de femmes bénéficie d’un financement plus élevé. Ce mécanisme semble avoir un effet positif, même s’il ne concerne pas encore le milieu sériel.

Toutes ces aides sont le commencement de quelque chose. Certaines fonctionnent, d’autres moins. On a ainsi constaté récemment que le fait de désigner un référent harcèlement pour un tournage ne peut pas marcher si la personne nommée est la productrice du film, qui se trouve aussi être la compagne de la réalisatrice. Il faut donc continuer de penser ces questions.

Je n’ai pas envie de préconiser une généralisation de la coordination d’intimité, même si cette expérience a été très bénéfique pour moi. Sur le tournage de Split, j’ai travaillé avec la comédienne franco-américaine Pauline Chalamet, qui a joué dans de grosses séries produites par HBO, où la présence d’un coordinateur ou d’une coordinatrice d’intimité est obligatoire. Elle m’a expliqué qu’elle pouvait très bien décider de ne pas recourir à la coordinatrice pour toutes les scènes. La présence de la coordinatrice n’est pas automatique : elle doit être considérée comme un outil auquel on peut avoir accès si on en ressent le besoin. En revanche, la production étant censée protéger les personnes qui travaillent pour elle, le recours à ces professionnels devrait être vu comme bénéfique pour tout le monde, puisqu’il empêche des accidents : c’est un outil de prévention.

Cela étant dit, chaque réalisateur ou réalisatrice peut décider de la place qu’il ou elle souhaite accorder à la coordination d’intimité. Tous les projets ne le nécessitent pas. Effectuer ce travail soulève d’ailleurs la question de la définition de l’intimité, qui est vertigineuse. Quand Paloma García Martens a lu mon scénario pour la première fois, elle a estimé qu’il contenait une multitude de scènes d’intimité : au-delà des seules scènes de sexe, la série inclut des scènes de fausse couche, d’avortement ou encore d’agression homophobe qui peuvent réveiller des traumas et résonner intimement chez chacun ou chacune. J’ai décidé de concentrer son périmètre de travail sur les scènes de sexe parce que c’étaient celles qui me semblaient susceptibles d’entraîner une mise en danger, mais elle a envoyé un mail aux comédiennes ainsi qu’aux techniciens et techniciennes pour leur faire savoir qu’ils pouvaient faire appel à elle en cas de problème dans toute autre scène. Les personnes concernées m’ont fait savoir qu’elles s’en étaient senties considérées.

Quand on tourne des séquences qui touchent à nos intimités et qui sont par ailleurs très peu représentées dans les séries et au cinéma, des émotions très fortes peuvent évidemment survenir. Chacun ou chacune doit alors pouvoir décider s’il a besoin d’un cadre spécifique pour travailler.

Mme Sarah Legrain (LFI-NUPES). Un argument souvent opposé à ceux qui veulent lutter contre les violences au cinéma ou dans l’art en général est celui de toutes ces carrières de génies brisées – je le reprends avec beaucoup d’ironie, car on constate que ces carrières brisées sont finalement assez rares –, cette idée que l’art y perdrait. J’aimerais donc vous entendre sur le female gaze et sur tout ce que l’art pourrait gagner si des femmes qui, aujourd’hui, ne percent pas ou renoncent à une vocation en raison des violences qu’elles subissent ou risquent de subir trouvaient enfin leur place dans un monde culturel qui renouerait avec sa vocation émancipatrice.

Mme Iris Brey. Dans le cadre des cours de cinéma que j’ai donnés à New York University et à l’université de Californie, j’ai indiqué publiquement ne plus vouloir enseigner les œuvres d’hommes accusés de viol, ce qui, je le sais, choque beaucoup en France. Pourtant, enseigner, c’est sélectionner un corpus de dix à quinze films qu’on mettra au programme pendant un semestre : c’est choisir qui mettre à l’honneur. Or, dès lors qu’on s’éloigne du canon et qu’on se demande comment il a été formé et par qui, on découvre des centaines de réalisatrices et de films extraordinaires. Quand on se détourne des agresseurs, on trouve simplement des voix qui ont été ignorées, invisibilisées, parce qu’elles émanaient de femmes ou de personnes minorisées.

Notre culture gagnerait évidemment à être enrichie par la mise en lumière de ces voix-là, par la programmation de ces films-là, par la mise en avant de toutes ces réalisatrices oubliées. J’ai écrit Le Regard féminin en 2020 ; depuis, j’ai découvert d’autres films, d’autres textes théoriques qui n’ont pas été traduits, voire pas publiés.

Je pense par exemple aux textes théoriques de Germaine Dulac, qui a travaillé la question « qu’est-ce que le cinéma ? » dans les années 1920 – alors qu’on l’attribue à André Bazin, qui écrivait dans les années 1950 – et qui a aussi réalisé le premier film surréaliste, avant Buñuel. Le nom d’Alice Guy commence à émerger, grâce à d’autres féministes et au prix Alice-Guy, mais c’est fou que son nom ne soit pas connu de tous et de toutes, alors que celui des frères Lumière et de Méliès l’est.

Ce moment où on commence à comprendre l’invisibilisation de ces femmes – à des fins qu’on peut dire politiques puisqu’il s’agit simplement de mettre des hommes en avant – est à la fois dévastateur et émancipateur : il nous donne envie d’aller vers d’autres récits, qui eux nous racontent. On pense que #MeToo est un mouvement contemporain. Mais ces questions sont déjà au début du cinéma ! Les rapports entre hommes et femmes sont à la base de la fiction. Alice Guy entre en cinéma pour demander – avec son premier film, La Fée aux choux – ce que c’est qu’une femme, pour parler des conséquences du féminisme en 1906. Dès 1920, les films de Germaine Dulac racontent l’hétérosexualité comme régime social et politique. En 1927, un film russe d’Olga Preobrajenskaïa montre les conséquences d’un viol : une jeune femme se suicide après avoir été violée par son beau-père. Tout est déjà là ! Ces images existent ; elles ont simplement été occultées, ou moins mises en valeur que d’autres.

Ne vous inquiétez pas pour ces hommes, ces « génies » accusés de viol : jusqu’à aujourd’hui, aucune carrière n’a jamais été brisée – j’ai appris que Depardieu reprenait un tournage bientôt. Et regardez du côté des femmes.

M. Emeric Salmon (RN). Pourriez-vous revenir sur l’absence de productrices en France ? Je suppose qu’il s’agit d’un état de fait et non d’une règle.

En vous entendant parler de l’érotisation du viol dans les séries, j’ai pensé au film Irréversible, qui à l’inverse comporte une scène de viol insoutenable. Faut-il à votre sens interdire totalement les scènes de viol au cinéma ? Faut-il les interdire lorsqu’elles sont présentées de façon positive, comme vous le décriviez à propos de Game of Thrones ? Faut-il au contraire laisser montrer ces scènes, celle de Game of Thrones comme celle d’Irréversible ?

Mme Iris Brey. L’absence de productrices est culturelle : les comédiennes ne sont pas invitées à mettre les mains dans l’argent, à comprendre d’où vient l’argent. C’est la même chose pour les réalisateurs et réalisatrices : dans notre culture, être artiste, ça ne va pas avec la compréhension d’un budget. C’est la France ! Je ne sais pas pourquoi on en est encore là, mais c’est un fait : très peu de comédiennes et très peu de réalisatrices ont des boîtes de production, alors qu’aux États-Unis, les femmes sont nombreuses à être productrices, et donc à mettre de l’argent pour défendre des projets. On peut citer Reese Witherspoon, qui a créé une boîte de production pour qu’on voie plus de récits du point de vue des femmes, ou Jessica Chastain.

Quant à la question du viol au cinéma, je pense qu’il ne faut rien interdire. L’exemple d’Irréversible est intéressant : dans la scène à laquelle vous faites référence, la caméra ne décide pas où elle a envie d’être ; elle reste dans le tunnel et ne nous montre jamais le point de vue de la femme. Il existe à l’inverse des séries qui montrent le point de vue de la personne victime : I May Destroy You, de Michaela Coel ou le film allemand Comme si de rien n’était nous permettent d’accéder à l’expérience du viol non pas comme à une agression très violente un soir dans un tunnel, mais comme à ce qui se passe quand un collègue de travail un peu bourré vous force la main ou quand votre petit ami vous pénètre tout à coup alors que vous êtes endormie. Ce sont ces scènes-là qui manquent, alors qu’elles constituent le quotidien de très nombreuses femmes – une sur trois en France, on peut le rappeler, comme on peut rappeler qu’une personne sur dix est victime d’inceste. Ce sont des expériences que beaucoup d’hommes et de femmes connaissent dans leur chair et qui ne sont pas représentées comme ce qui se passe dans la vraie vie.

Dans Irréversible, il y a un côté sensationnel : on n’arrive pas à regarder la scène. Ce qui serait important, ce serait au contraire d’arriver à la regarder, et à la regarder du point de vue de la victime, pour comprendre ce que ça fait d’être violée.

C’est pourquoi il ne me semble pas qu’il faille interdire certaines œuvres. En revanche, il faut comprendre que le point de vue majoritaire est celui de l’agresseur qui regarde la femme comme un bout de viande. Il est temps que d’autres points de vue sur ces récits émergent.

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). Charlize Theron a dit s’être sentie en danger pendant le tournage de Mad Max : Fury Road et avoir même demandé à être physiquement protégée de son collègue acteur. Comment comprenez-vous ce phénomène de pouvoir sur un tournage récent, puisque le film est sorti en 2015 ?

L’industrie du cinéma a à peine plus d’un siècle. Vivons-nous l’évolution historique d’un secteur, où les femmes demandent une place autour de la table et changent ainsi le travail qui s’y accomplit, ou bien voyons-nous le résultat d’une influence extérieure ? J’aimerais comprendre comment, en tant que théoricienne, vous percevez l’irruption de l’intimité comme question posée à l’industrie du cinéma. Comment sortir de la logique artisanale et artistique qui semble tout permettre et tout justifier ? Quel rôle le législateur pourrait-il jouer ?

Mme Fatiha Keloua Hachi (SOC). J’ai commencé mes études avec une double licence de cinéma et de lettres : à aucun moment, on ne m’a parlé du spectateur – homme ou femme – ni de son point de vue. Aujourd’hui, les jeunes femmes qui veulent travailler dans le domaine du cinéma sont souvent radicales, et rentrent notamment dans le collectif 50/50 auquel vous participez.

Au cinéma, la femme est rarement autre chose qu’un objet pour le regard de l’homme, qu’un objet de désirs et de pulsions. Je crois à la formation, à la sensibilisation, à l’éducation : il me paraît indispensable de travailler sur le regard, féminin et masculin. Il me paraît aussi indispensable de former le public, qui croit regarder naïvement alors qu’il est manipulé, utilisé. Il faudrait une formation pour voir un film ! Je ne sais pas comment faire, mais vous allez sûrement nous donner des pistes.

Mme Iris Brey. Les déclarations de Charlize Theron ne sont pas surprenantes ; on a entendu récemment Juliette Binoche raconter comme elle avait frôlé la noyade pendant le tournage des Amants du Pont-Neuf ou Uma Thurman expliquer les conséquences, qu’elle subira à vie, d’un accident de voiture survenu pendant le tournage de Kill Bill – il existe des vidéos qui n’ont jamais été montrées. Le corps des femmes est régulièrement mis en danger sur les plateaux de cinéma.

On peut parler d’un continuum des violences : de manière générale, le corps des femmes n’est pas considéré comme ayant de la valeur ; on peut le traiter comme un objet, le manipuler, voire le briser, sans penser aux conséquences de ces gestes sur la psyché et sur le corps.

Comment se sortir de là ? Je ne sais pas. Il faudrait que les producteurs, les productrices, les réalisateurs et réalisatrices considèrent les personnes avec qui ils travaillent non pas comme de la matière, mais comme des humains. La prise de risque devrait rester mesurée : le métier des régleurs et régleuses cascades comme des coordinateurs et coordinatrices d’intimité est précisément de mesurer le risque en amont, et de s’assurer au moment du tournage – pas seulement pendant certaines scènes – que les personnes sont protégées. Si de telles choses peuvent arriver à Uma Thurman, à Juliette Binoche ou à Charlize Theron, vous imaginez ce qui arrive aux autres : elles arrêtent de travailler. C’est un métier fondé sur le désir du corps féminin et qui maltraite le corps des comédiennes : je ne sais pas comment répondre à votre question sur les moyens de faire cesser cela.

Il faudrait sans doute réfléchir au patriarcat. Nous avons très peu parlé d’inceste, mais c’est là le berceau des dominations. Il faut savoir que les agressions sont commises à 98 % par des hommes, et se demander pourquoi les hommes pensent qu’ils peuvent violer le corps des enfants, puis des femmes. Tout cela, ce sont les mêmes réflexions.

Quant à l’éducation, j’ai moi aussi l’impression qu’une nouvelle génération pose, dans les écoles de cinéma, la question du corpus, qu’elle interroge cette notion de génie masculin, et qu’elle éprouve un vrai désir d’autres récits, d’autres voix, d’autres représentations.

S’agissant des spectateurs et des spectatrices, il me semble qu’il faut faire confiance à l’intelligence des personnes face à une œuvre d’art. Il me semble aussi qu’il faut mettre en valeur ce qu’on ressent face à un film. Dans la culture française, on met toujours l’intellect au-dessus du corps : on se dit qu’il est important de comprendre les références à la Nouvelle Vague tout en méprisant le fait de pleurer ou de s’évanouir dans un cinéma. Quand j’ai voulu écrire Le Regard féminin, je venais d’avoir mon doctorat et, venant de l’université, j’avais l’impression de devoir sans cesse prouver aux hommes que je connaissais le canon et que j’avais compris le cinéma. Mais je me suis débarrassée de cette logique et j’ai décidé de partir de tout autre chose : mon corps. Je me suis demandé ce qu’il ressentait devant une image : du malaise, de l’excitation, une envie de vomir, une envie de s’évanouir, une envie de fondre en larmes… Il faut interroger les hiérarchies du savoir, se demander quels savoirs la société met en valeur.

Il faut aussi réfléchir au savoir situé : il faut savoir d’où je parle et pourquoi je fais cela. C’est quelque chose qui est mis en valeur dans les textes des théoriciennes aux États-Unis, beaucoup moins en France ; il me semble pourtant crucial de comprendre que notre savoir est situé, que nous parlons d’un point de vue, et que cela influence la façon dont nous théorisons. Si j’avais été un homme blanc hétérosexuel, je n’aurais pas écrit Le Regard féminin ; j’ai écrit ce livre parce que je suis une femme, lesbienne, violée dans l’enfance, qui a envie de voir autre chose. Il faut réfléchir aux représentations qui arrivent jusqu’à nous, aux images auxquelles on a accès et auxquelles on peut s’identifier, aux images que l’on peut ressentir.

Il est aussi important que les hommes arrêtent de dire qu’ils ne peuvent pas s’identifier aux héroïnes – nous nous sommes identifiées aux hommes pendant des siècles ! Il est important qu’ils puissent comprendre et partager nos expériences, car c’est peut-être là la seule solution pour limiter les violences : les mettre à notre place le temps d’un film ou d’une série, afin qu’ils comprennent les cicatrices, les sentiments qui nous traversent, ce que nous n’avons pas envie de reproduire.

Quand je parle aux comédiennes qui me disent que c’est une urgence pour elles, un problème de santé, je le comprends profondément. Je remercie Judith Godrèche et toutes les autres qui nous alertent sur cette profession. Pour revenir au début de notre discussion, on a l’impression que le cinéma est un secteur coupé du monde, mais ce n’est pas le cas : c’est le miroir de notre société. Nous devons nous demander pourquoi nous sommes si nombreux et si nombreuses à entrer en sexualité par la domination et par la violence, et donc réfléchir à des modèles qui seraient plus joyeux et où le consentement pourrait faire partie de notre apprentissage et de notre quotidien.

M. le président Erwan Balanant. Merci infiniment. Votre témoignage ouvre des pistes multiples pour nos réflexions et j’invite tous les membres de la commission d’enquête à lire vos ouvrages. J’avoue pour ma part avoir ressenti beaucoup d’empathie pour Marie Adler dans la série Unbelievable ; j’ai tenté de me mettre à sa place, tout en étant un homme.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Merci pour tout ce que vous nous avez livré avec pudeur et conviction : votre expérience professionnelle, mais aussi votre expérience de vie.

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*     *

La commission procède à l’audition de Mme Emmanuelle Dancourt, présidente de l’association #MeTooMedia, et M. Florent Pommier, trésorier.

M. le président Erwan Balanant. Nous accueillons maintenant les représentants de l’association #MeTooMedia : Mme Emmanuelle Dancourt, sa présidente, et M. Florent Pommier, son trésorier. Madame, monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendus disponibles.

Notre commission d’enquête s’articule autour de quatre axes : l’évaluation de la situation des mineurs évoluant dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité ; l’état des lieux des violences commises sur des majeurs dans ces mêmes secteurs ; l'identification des mécanismes et des défaillances qui permettent ces violences et la définition des responsabilités de chacun ; enfin, la formulation de recommandations.

Nous ne sommes pas un tribunal : notre commission devra veiller à ne pas faire porter ses investigations sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire. Notre mission n’est pas de révéler des faits individuels mais d’informer sur les systèmes en place permettant des abus et des violences et de proposer des pistes pour y remédier.

Nous avons souhaité vous auditionner pour connaître votre perception des thématiques entrant dans le champ de notre commission, en particulier dans les différents secteurs des médias. Dans un premier temps, je vous invite à exposer brièvement votre analyse des violences commises dans le domaine des médias et de la chaîne de responsabilités qui rend possible la perpétuation de ces violences, ainsi que les raisons pour lesquelles votre association a été fondée et les actions qu’elle mène. Dans un second temps, la rapporteure, mes collègues et moi-même aurons des questions plus précises.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Emmanuelle Dancourt et M. Florent Pommier prêtent successivement serment.)

Mme Emmanuelle Dancourt, présidente de l’association #MeTooMedia. Je vous remercie d’avoir créé cette commission. C'est un honneur pour nous de pouvoir vous aider dans vos travaux.

#MeTooMedia est née le 11 novembre 2021. Sa création est directement liée à l’affaire PPDA, puisque toutes ses cofondatrices sont victimes de Patrick Poivre d’Arvor – viol, agression sexuelle, harcèlement. À l’époque de la première enquête préliminaire dans le cadre de cette affaire, nous étions quasiment toutes journalistes, ce qui n’est bien sûr pas le cas de toutes les victimes de Patrick Poivre d’Arvor. #MeToo était alors encore assez récent et ne signifiait pas grand-chose pour le grand public et encore moins pour nos confrères et consœurs journalistes. Si nous, journalistes, n’apportions pas notre contribution, qui allait le faire ? Nous avions les réseaux et nous avons fait ce qu’il fallait, à commencer par la fameuse une de Libération le 9 novembre 2021, à laquelle j’ai participé, avec des sœurs de plainte. Nous nous doutions alors que de nombreuses victimes allaient nous contacter et c’est ce qui est arrivé : des victimes dans le cadre de l’affaire PPDA, mais pas seulement.

#MeTooMedia travaille sur trois axes majeurs.

Le premier est la victime. Nous avons monté l'association autour d’elle : nous sommes là pour l’accueillir, l’écouter, lui demander où elle en est, de quoi elle a besoin. Nous n’imposons rien. Parmi les nombreuses victimes qui arrivent, certaines ont porté plainte, d'autres pas. Si elles n’ont pas porté plainte, nous les rassurons, nous les équipons, nous leur présentons des avocats et nous payons une partie de leurs honoraires grâce à une subvention du ministère chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations. Pour le reste, nous négocions du mécénat de compétences ou du pro bono. Nous les accompagnons jusqu'au bout de la chaîne judiciaire. Nous commençons toujours par la justice. Ensuite, si c’est possible, parce que la victime ou le mis en cause est connu, et que la victime le souhaite, nous pouvons l’accompagner dans la médiatisation. Nous avons des rendez-vous mensuels à Paris, des visios mensuelles de soutien à la victime et des fils sur Signal en perpétuel mouvement.

M. Florent Pommier, trésorier de l'association #MeTooMedia. Le deuxième axe concerne la formation. Nous en avons conçu à l’intention des étudiants et des étudiantes des écoles de journalisme, reconnues par la profession ou pas, mais également à l'intention des personnels des écoles de journalisme et des rédactions. Ces formations ont vu le jour notamment grâce à la subvention du ministère de l’égalité femmes-hommes. Elles sont prêtes et nous allons les déployer dans les écoles et les médias qui nous en font la demande.

L’association a beaucoup grossi en deux ans et compte aujourd’hui un peu moins de 200 adhérents, dont 14 % d’hommes, ce qui n’est déjà pas mal pour une association de lutte contre les violences sexuelles et sexistes (VSS), mais nous pouvons mieux faire. Nous tenons à ce que notre association compte des hommes parmi ses adhérents, ma présence l’atteste, mais nous ne sommes pas à parité. Au départ, il y avait beaucoup de victimes mais nous nous rendons compte qu’aujourd’hui, il y a pas mal d'adhésions d’alliés, c’est-à-dire de personnes qui ne sont pas victimes. La moitié de nos adhérents sont des victimes directes de personnalités du monde des médias et de la culture ou d’anonymes.

Mme Emmanuelle Dancourt. Initialement, #MeTooMedia a été créée par des victimes du monde des médias au sens restrictif du terme, c'est-à-dire télévision, radio, presse écrite et web. Charlotte Arnould, la victime de Depardieu, nous a ensuite rejoints. La première année, nous l’appelions « la belle exception » avant d’apprendre que, au sens juridique du terme, le cinéma, le théâtre, la chorale, le stand-up, tous ces métiers de la culture, sont également des médias. L’association a donc élargi son objet et s’occupe aujourd’hui de victimes du monde des médias mais également de celui de la culture en général. À ce titre, nous avons lancé un #MeTooPhoto sur les réseaux sociaux et, dans deux jours, dans un média. Nous travaillons à un #MeTooMusiqueClassique. Nous ne dénonçons pas seulement des gens connus, mais également des systèmes.

Le troisième axe de notre association est l’amélioration de la loi française. Nous avons mené la semaine dernière, avec la Fondation des femmes, une opération dans le journal Le Monde qui a rassemblé 100 personnes de différents #MeToo. Ce rassemblement est important et nous avons demandé une loi intégrale, dont nous aurons peut-être l’occasion de reparler.

Nous devons passer de #MeToo à #WeToo. C’est un de nos credos. #MeToo, c’est moi aussi, je suis victime, je libère ma parole, je porte plainte, je témoigne, j’aide d'autres victimes. #WeToo, cela peut être vous. Vous n’êtes pas victime, mais, statistiquement, il est certain que vous connaissez autour de vous une victime de viol, d’agression sexuelle ou de harcèlement. Si seules les victimes traitent de ce fait de société, qui n’est pas un fait divers, nous n’y arriverons pas. En revanche, si nous embarquons toute la société, les hommes, les femmes, les victimes, les non-victimes, alors nous aurons peut-être une chance d’arriver à faire changer les mentalités.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Merci beaucoup pour votre présence ce soir. Votre association compte 200 adhérents. Pouvez-vous nous donner une idée du nombre de témoignages que vous recevez, du type de personnes concernées et des violences qu’elles peuvent subir ? Quelles sont les spécificités, si elles existent, des violences sexistes et sexuelles au sein des médias ? Existe-t-il des spécificités par rapport au théâtre et au cinéma ?

Des affaires sortent tous les jours. Quels mécanismes et quels dispositifs les chaînes de télévision, les stations de radio, les studios, les sociétés de production mettent-ils en place pour prévenir ces violences ? Comment accompagnent-ils les victimes ? Quel est votre regard sur ces mesures ? Vous semblent-elles suffisantes ? Pouvez-vous partager des exemples de bonnes et de mauvaises pratiques ?

Mme Emmanuelle Dancourt. Des personnes de tout type frappent à la porte de notre association. Elles sont nombreuses à ne pas correspondre à l’objet de notre association et à nous écrire à l’adresse de contact qui se trouve sur notre site internet. Nous ne les laissons pas tomber : la commission victimes leur répond à chaque fois pour les envoyer au bon endroit, qui peut, par exemple, être la plateforme d’Audiens, un de nos partenaires, ou d’autres associations dont l’objet est plus en phase avec le milieu ou avec ce que dénonce la victime, comme la question des mineurs ou celle de la politique, que nous ne traitons pas car nous n'avons pas d’expertise.

Certaines victimes que nous accompagnons se sont déjà constituées partie civile – il arrive même que leur affaire ait déjà fait l’objet d’un jugement – et se trouvent donc à un stade avancé de la procédure. Ces victimes tiennent à peu près debout, parce qu’elles ont déjà réalisé ce parcours judiciaire. Tu en sais d’ailleurs quelque chose, Florent. Elles connaissent donc le chemin et nombreuses sont celles qui nous rejoignent dans notre combat. Elles aident alors d’autres victimes, notamment au sein de nos commissions.

Certaines victimes sont plutôt en début de chemin. Elles se trouvent souvent dans un état de fragilité auquel il faut faire attention. Nous prenons alors le temps de les accueillir, de les entourer et de les conseiller, mais nous n’imposons rien. Nous allons les amener tranquillement à la plainte et essayer de restaurer leur confiance dans la justice, ce qui n’est pas toujours évident, vu le nombre de classements sans suite. Nous les accompagnons une fois qu’elles sont prêtes, après avoir discuté et repassé la chronologie des faits. Nous pouvons les aider à rédiger leur plainte avant de l’envoyer directement au procureur ou de la déposer au commissariat avec la victime. Nous disposons d’avocates et de conseils, qui interviennent à un moment ou un autre. Nous couvrons tout le spectre.

Nous nous concentrons sur les milieux de la culture et nous cherchons le ruissellement, qui est plus facile lorsque le prédateur est connu, car cela parle aux journalistes et aux instances auprès desquelles la plainte est déposée. Si le prédateur n’est pas un acteur, un animateur de télévision ou un musicien connu, c’est plus compliqué. On nous reproche d’utiliser les médias comme tribunal, mais ce n’est pas vrai : 90 % des affaires que nous traitons ne sont pas médiatisées et elles nous demandent autant de travail, du côté des victimes comme du côté de l'association, que les affaires médiatisées, comme celle de Jean-Jacques Bourdin, la première que nous ayons sorti, de Stéphane Plaza, de Gérard Depardieu, de Vincent Cerutti ou de Manu Levy, que nous avons sortie avec Libération. Je rappelle que nous sommes tous bénévoles.

M. Florent Pommier. Les affaires qui ne sont pas médiatisées représentent en effet la majorité des affaires que nous suivons. Dans certains cas, les victimes refusent la médiatisation et nous respectons, bien évidemment, leur calendrier, leur état émotionnel et leur état de santé. Nous les accompagnons financièrement, nous les écoutons, ce qui est déjà énorme, et, si elles décident un jour de médiatiser, nous sommes également à leur côté.

Mme Emmanuelle Dancourt. J’en viens à votre deuxième question : dans ces métiers, les corps sont très engagés et les ego sont exacerbés. Je le vois dans le milieu de la télévision, que je connais bien puisque je suis journaliste de télévision, mais je pense que cela vaut pour le cinéma ou le théâtre. Patrick Poivre d’Arvor comme Gérard Depardieu sont des hommes qui ont du pouvoir et de l’argent, auxquels on a tout passé très rapidement. Dans ces affaires, que nous connaissons bien, nous constatons que l’impunité démarre très tôt : ces hommes perdent le sens des réalités parce que personne n’ose rien leur dire. PPDA rassemblait 10 millions de téléspectateurs au moment où il a quitté l’antenne en 2008. Il s’agit en quelque sorte d’une prise de pouvoir : les violences sexistes et sexuelles, avant de parler de sexe, parlent de pouvoir et de domination d’un corps sur un autre. C’est ce que j’ai senti dans le bureau de PPDA lorsqu’il m’a agressée. Il a pris possession de mon corps, mais pas de mon esprit, puisque je n’étais pas du tout sous son emprise. La réputation et la notoriété des auteurs font que les gens n’osent rien dire et ne comprennent pas ce qu’il leur arrive. Je n’avais pas compris que j’avais été sexuellement agressée par PPDA. Il a fallu qu’on me le dise pour que je porte plainte. Il y a donc ce rapport au corps, à l’argent, au pouvoir. Je ne sais pas si c'était le genre de réponse que vous attendiez, mais c'est ce qui me vient spontanément.

Quant aux ego exacerbés, vous comprendrez ce que je veux dire si vous regardez le numéro de l’émission « V.I.P. » de la chaîne KTO – où j’ai reçu plus de 600 personnalités en quinze ans – consacrés à PPDA. Il ne parle que de lui. Certes, c’est le principe de l’émission, mais il y a plusieurs manières de parler de soi. Il a brodé sa légende, dans une insincérité totale. Nous nous sommes d’ailleurs rendu compte plus tard qu’il a beaucoup utilisé le mot « jouir ». C’était une prise de possession alors que l’antenne était calme et posée et que des valeurs devaient ressortir. C’est l’émission la plus ratée de ma carrière. La prise de possession peut se faire à l’antenne, elle peut aussi se faire par exemple au théâtre, par le public qui applaudit.

M. Florent Pommier. J’aimerais parler de l’influence au sein des médias ou dans le milieu de la culture, cette influence qu’un acteur ou un journaliste pense avoir du fait qu’il exerce un métier de « prestige ». Dans les écoles de journalisme – j’ai moi-même été dans une de ces écoles –, on nous dit que c’est un métier de privilégié et qu’il est dur d’y accéder. Les études supérieures et les concours sont très sélectifs. On ressent la pression très tôt. La réalité qu’on découvre après est beaucoup moins rose. C’est peut-être moins vrai à la télé, mais quand on démarre dans ce métier, on est la plupart du temps pigiste et donc rémunéré à la tâche. Ce qui m’est arrivé est essentiellement dû à la précarité.

Dans ces conditions en effet, il est inévitable que certaines personnes cherchent à en mettre d’autres sous leur coupe. Elles trouveront très facilement de jeunes femmes ou de jeunes hommes. J’avais 22 ans et la personne qui m’a violé a profité de ma situation de fragilité, à la fois financière, puisque je n’avais pas de contrat, et géographique puisqu’on nous dit qu’il faut bouger, faire des contrats à droite, à gauche alors qu’il est difficile de se loger à moindre prix. Cette situation de vulnérabilité fait qu’il est potentiellement plus facile de se retrouver sous emprise. Mon cas importe peu, je ne suis pas venu pour cela, mais il est important de comprendre que la plupart des jeunes qui démarrent dans le journalisme sont en situation de précarité et c’est de pire en pire. Les jeunes restent en moyenne sept ans dans le métier – cette information provient d’un livre dont la référence m’échappe pour le moment. Ils sont donc nombreux à quitter le métier assez rapidement. Les postes pour les nouvelles promotions qui sortent chaque année sont assez peu nombreux si bien que – et cela fait partie du système – les hommes agresseurs disposent d’un vivier de jeunes femmes et de jeunes hommes en alternance, en CDD, en pige, en stage dans lequel ils font leur marché. Le cas de Lionel Sanchez à Radio France est extrêmement particulier. C’est dans la presse, nous pouvons donc en parler. Il a pu sévir pendant des années – on a d’ailleurs retrouvé des vidéos pédocriminelles sur son ordinateur – avant d’être licencié. Ce cas n’est sans doute pas spécifique aux médias, mais, dans ce milieu, certaines circonstances aggravent les choses.

Mme Emmanuelle Dancourt. Nous avons donné une formation sur le tournage d’une grosse série télévisée aux 130 personnes y travaillant – acteurs, techniciens, production. Les intermittents ont levé la main pour dire : « Protégez-nous ! ». Quand ils dénoncent une agression sexuelle, ils sont virés et cela se passe toujours ainsi : on vire le problème et pas l’agresseur, qui peut être un acteur connu ou le producteur. Les intermittents du spectacle que nous rencontrons dans le cadre de nos activités connaissent la même situation de vulnérabilité financière et professionnelle que les pigistes.

Les référents VSS sur ce tournage sont venus nous voir pour nous dire qu’ils n’avaient suivi qu’une journée de formation et qu’ils souhaitaient la compléter avec nous. Ils estimaient ne pas avoir assez été formés et que, en conséquence, ils se retrouvaient face à des cas de conscience sans savoir comment accompagner les personnes.

Je vous invite à réfléchir sur le statut de lanceur d’alerte. Il est mal connu et ceux qui le connaissent ne savent pas dans quelle mesure ils sont protégés. Il existe de nombreuses idées reçues sur ce statut. J’ai moi-même voulu être lanceuse d’alerte dans un média où j’ai travaillé, mais mon avocat me l’a déconseillé en me disant que cela risquait de se retourner contre moi.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Vous évoquez la fragilité et la précarité des jeunes. Ils constituent des proies faciles pour les prédateurs. Souvent, en effet, les jeunes ne restent pas longtemps dans le métier ; ils constituent donc un vivier qui se renouvelle rapidement.

Tout à l’heure, les membres du collectif #MeTooThéâtre ont longuement évoqué les écoles. Vous arrive-t-il d’être sollicités par les écoles de journalisme, pour dispenser des formations aux élèves ou des conseils aux jeunes diplômés ?

Par ailleurs, êtes-vous en contact avec les mouvements #MeToo d’autres secteurs ? Vous disposez d’une subvention du ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, afin notamment de régler une partie des frais d’avocats. Ce n’est apparemment pas le cas du collectif #MeTooThéâtre. Peut-être des échanges de bonnes pratiques entre vous seraient-ils utiles ?

Les agressions affectent souvent des victimes jeunes, qui découvrent un secteur qui les passionne et où elles comptent faire carrière. Vous avez tous les deux été victimes de violences sexuelles dans votre milieu professionnel. Accepteriez-vous d’évoquer le processus de reconstruction ? Quels obstacles avez-vous rencontrés et de quels soutiens avez-vous bénéficié, après avoir accusé vos agresseurs ?

M. le président Erwan Balanant. Je souhaiterais également savoir ce qui, selon vous, donne la force de dénoncer son agresseur.

M. Florent Pommier. Commençons par le moins personnel, les écoles. Lors de la première pause d’une formation de deux jours que nous dispensions au CFJ – le Centre de formation des journalistes, une école dite reconnue du secteur –, un groupe d’étudiants est venu nous interroger sur ces questions, et leur intérêt nous a frappés. Nous avons gardé contact et avons créé une commission pour les étudiants et étudiantes au sein de l’association.

Les besoins sont importants, car tout reste à construire dans les écoles. Peut-être faudrait-il désigner dans chaque école – de journalisme, mais aussi de théâtre, par exemple – des élèves référents en matière de violences sexistes et sexuelles, car les élèves sont mieux à même que les membres de l’équipe enseignante de collecter les informations et de recevoir les alertes.

Mme Emmanuelle Dancourt. Nous n’avions pas envisagé initialement de créer une commission dédiée aux étudiants, mais ce sont eux qui nous l’ont demandé. Au mois de février, nous avons également dispensé une formation dans le cadre du master de journalisme de Dijon. Pendant deux jours, de nombreux étudiantes et étudiants nous ont approchés pour témoigner, par exemple de problèmes survenus lors de stages dans un grand quotidien régional. Les étudiants affectés se sentent seuls. Nous travaillons donc à combler un manque. Les trois ambassadrices bénévoles de #MeTooMedia vont commencer à organiser leurs propres événements.

Les étudiants de différentes écoles nous ont également fait part d’agressions sexuelles lors d’une manifestation sportive entre plusieurs écoles. Et au sein même des établissements, des problèmes subsistent, comme nous l’ont rapporté certains membres de leur direction. Nous déployons cette activité bénévole comme nous le pouvons, selon nos moyens.

J’en viens à la subvention de 75 000 euros, attribuée par le ministère délégué chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, quand Isabelle Rome était à sa tête. Nous avons également reçu 5 000 euros de la Fondation des femmes. Ces sommes nous servent à payer les frais de justice des victimes, à monter des formations et à acquérir un peu de matériel. Nous demandons de nouvelles subventions, parce que notre champ d’action s’élargit aux mouvements #MeToo d’autres secteurs.

Nous sommes en contact avec les collectifs 50/50, #MeTooThéâtre et l’association ADA – l’Association des acteur.ices. Nous avons en outre de très bons échanges avec les membres de l’association Femmes journalistes de sport. J’espère que vous les recevrez, car elles ont beaucoup à dire – quand la rédaction d’un grand quotidien sportif ne compte que 13 femmes pour 180 pigistes, cela ne se passe pas forcément très bien. D’ailleurs, notre association, le collectif #MeTooThéâtre et l’association Femmes journalistes de sport ont été montés le même mois. Enfin, sur l’application Signal, nous échangeons avec les mouvements #MeToo d’autres secteurs.

Actuellement, notre association doit changer d’échelle ; ses effectifs sont clairement insuffisants. En effet, d’autres associations #MeToo en lien avec le théâtre, le cinéma, le stand-up, et ainsi de suite, nous ont sollicités, parce qu’elles préfèrent se concentrer sur l'égalité entre femmes et hommes, plutôt que sur la défense de victimes individuelles. Elles nous confient donc les victimes qui les contactent. Malgré la subvention du ministère – d’un montant important, d’autant plus qu’elle a été versée alors que nous venions de fonder l’association – nous risquons donc d’être bientôt à court de moyens.

M. Florent Pommier. Venons-en aux entreprises. Les plus importantes sont dans l’obligation de nommer des référents harcèlement sexuel. Ceux-ci font ce qu’ils peuvent, souvent avec beaucoup de bonne volonté et de motivation, mais sans forcément rencontrer beaucoup de répondant.

Certaines accusations de harcèlement sont déléguées à des entreprises extérieures de conseil, qui déterminent si les faits visés relèvent du harcèlement sexiste, du harcèlement d’ambiance, du harcèlement direct ou d’une agression. C’est souvent pour les entreprises une façon de se débarrasser de la patate chaude. De tels audits ne débouchent sur rien, dans la majorité des cas.

Dans les cas les plus extrêmes, quand le problème est trop évident, des licenciements sont prononcés. Radio France a ainsi licencié quelques personnes pour ce type de motifs ces dernières années – j’ai déjà cité le cas de M. Lionel Sanchez. Mais ces cas ne représentent que la partie émergée de l’iceberg.

En outre, puisque les violences physiques ou sexuelles sont souvent traitées comme des fautes simples, les licenciements qu’elles motivent donnent lieu à d’importantes indemnités, conformément au droit du travail. Encore récemment, un salarié licencié pour agression a ainsi touché 200 000 euros d’indemnités, parce qu’il avait quinze ans d’ancienneté dans l’entreprise, ce qui a choqué la victime. C’est seulement en cas de faute lourde que le versement de toute indemnité est exclu. Il faudrait donc faciliter les licenciements pour faute lourde ou pour faute grave en cas de violence physique ou sexuelle.

Dans la majorité des cas, les agresseurs sont maintenus dans l’entreprise, parfois à des postes plus élevés, parfois dans des placards. Une réflexion doit être menée sur ces situations. Je n’ai pas de solution à vous apporter sur un plateau ; c’est vous qui légiférez.

Revenons-en aux référents chargés de lutter contre le harcèlement sexuel. Dans les cas que nous connaissons, le référent élu du personnel et celui nommé par la direction parviennent à s’entendre, à organiser une médiation. Mais quel sens peut avoir une telle médiation, quand il s’agit d’une agression ou d’un viol ? Il faudrait que les référents harcèlement sexuel aient davantage de poids. En outre, il faudrait imposer la désignation de tels référents dans toutes les entreprises – actuellement, elle n’est obligatoire que dans les plus grandes.

Enfin, la désignation comme référent élu du personnel – un poste réservé à un membre du comité social et économique de l’entreprise – devrait s’accompagner d’une obligation de formation et de l’octroi d’heures de délégation. Actuellement, ce n’est pas le cas.

M. le président Erwan Balanant. Selon vous, qu’est-ce qui donne la force de dénoncer, et comment se reconstruit-on ensuite ?

Mme Emmanuelle Dancourt. Pendant dix ans, j’ai parlé des agissements de Patrick Poivre d’Arvor – PPDA – à tout le monde. Personne ne m’a conseillé de porter plainte, car à l’époque, cela ne se faisait pas. Pour autant, personne n’a remis en cause ma parole.

Quant à la reconstruction, elle est propre à chaque victime. Il est en tout cas certain que le collectif donne de la force et qu'il est important pour les victimes de savoir qu’elles sont crues.

Il faut croire les victimes, tout d’abord parce qu’elles ont tout à perdre à se déclarer telles. Parmi les victimes que nous aidons, nombreuses sont celles qui n’ont pas été crues par leur famille, par leur petit ami, ou qui ont perdu leur job.

Les victimes perdent également leur dignité. Quand Charlotte Arnould a dénoncé Gérard Depardieu pour deux viols digitaux non prescrits, elle avait 22 ans, elle était danseuse, une carrière d’actrice s’ouvrait à elle. Mais tout s’est fini lorsqu’elle a fait face à Gérard Depardieu. Florence Porcel était quant à elle spécialisée dans la vulgarisation scientifique liée au domaine spatial ; elle passait à l’antenne sur France Inter et dans de nombreuses émissions ; sa chaîne Youtube marchait très bien. Tout s’est arrêté d’un seul coup, car c’est elle qui a dû porter le poids de la honte. J’espère que vous entendrez ces deux femmes.

Il semble que seulement 2 % des personnes qui se déclarent victimes mentent, d’après la seule étude sur le sujet, qui est américaine et date un peu. C’est évidemment trop, mais cela reste une infime minorité. Il faut donc partir du principe que la victime dit vrai.

Enfin, toutes les victimes ne se reconstruisent pas. L’affaire PPDA a donné lieu à des suicides, par exemple.

M. Florent Pommier. En matière de reconstruction, il n’existe pas de recette. Pour ma part, les faits ont eu lieu alors que je travaillais à la radio, média dans lequel je m’étais spécialisé pendant ma scolarité. J’ai dû quitter ce secteur du jour au lendemain et il a été douloureux de constater que je m’étais spécialisé en vain.

Néanmoins, j’ai rebondi. J’ai travaillé dans la presse écrite. Actuellement, je travaille davantage comme journaliste photographe que comme rédacteur. Je suis également devenu formateur dans des écoles de journalisme. D’autres ne s’en sortent pas aussi bien et quittent le métier.

Juste après les faits, quand j’ai quitté la radio, j’étais convaincu que ce secteur n’était pas pour moi, mais sans saisir pourquoi, à cause d’une d’amnésie qui a duré dix ans – et qui m’a sauvé. Ce type de blocage du cerveau est désormais documenté par la science.

Les attentats de 2015 ont été un choc important pour moi, comme pour beaucoup de Parisiens. Il m’a conduit à entamer une psychothérapie, sans vraiment savoir pourquoi. Les faits ne sont remontés que deux ans plus tard, à l’automne 2017, au moment où le #MeToo américain a éclaté. J’ai alors compris que l'angoisse que j'éprouvais n’était pas liée aux attentats, mais au viol que j’avais subi et occulté. Cette prise de conscience m’a fait chuter dans une profonde dépression. J’ai tenté de me suicider. C’est grâce à la naissance de ma nièce – qui découvrira peut-être un jour cette audition – que je suis là aujourd’hui.

La psychothérapie m’a aidé. En outre, mes proches ont été à l’écoute, attentifs, aimants. C’est aussi grâce à eux que je suis là. Il faut donc parler et bien s’entourer. C’est plus difficile avec certaines familles. Mais si l’on ne peut pas choisir sa famille, du moins peut-on choisir ses amis, ou son association. J’ai également bénéficié de séances d’hypnose, entre autres soins non pris en charge. Heureusement que je dispose de quelques revenus – guère mirobolants – pour les financer.

Enfin, la procédure judiciaire m’a aidé à me reconstruire – ce n’est pas le cas pour tout le monde. J’ai porté plainte en 2019, alors que les faits n’étaient pas prescrits ; je l’aurais fait même s’ils l’avaient été. L’enquête a été classée sans suite, trois ans après le dépôt de la plainte, en 2022. J’ai eu accès au dossier ; il est pauvre.

Surtout, j’ai découvert que l’enquête s’était concentrée sur moi. Les policiers ont auditionné de nombreuses personnes de mon entourage, y compris d’anciens collègues qui ne me connaissent pas ; ils y ont consacré un temps important. Paradoxalement, ils ont très peu enquêté sur mon agresseur, se contentant de l’auditionner à l’issue de l’enquête et de vérifier qu’il n’était pas inscrit sur le fichier des délinquants sexuels. Ni son entourage professionnel, ni ses proches, ni sa famille n’ont été entendus. Pour une victime, c’est insupportable. Pourquoi n’imposerait-on pas un minimum d’enquête sur la personne mise en cause ?

En réalité, je n’attendais rien de cette enquête, sinon de me sentir pris en compte, considéré. Je l’ai été. Les policiers ont été admirables et j’ai eu affaire à des agents extrêmement bien formés, ce qui n’est pas le cas de tout le monde.

Je tenais à être confronté à mon agresseur. Ce fut une situation difficile, que je ne conseille pas à tout le monde. Je ne regrette pourtant pas la confrontation, qui m’a aidé à rebondir, à renoncer à ma colère, à clore le dossier, à faire la paix avec moi-même. Je continue désormais à me reconstruire en militant, car je me sens bien dans cet exercice.

Mme Clémentine Autain (LFI-NUPES). Votre témoignage est très émouvant. En tant que sœur de plainte, je vous remercie.

Vous avez évoqué tout à l’heure un point fondamental, celui de votre précarité au moment des faits et plus généralement de la précarité dans le secteur des médias. C’est un élément important des rapports de domination, qui s’ancrent malgré tout dans l’histoire d’une domination d’un sexe sur l’autre.

Je souhaite qu’au cours de nos auditions, nous disposions d’éléments sur la part des personnes précaires parmi les victimes.

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). Je vous remercie pour votre témoignage, dont la sincérité démontre un grand courage.

J’ai travaillé comme journaliste au sein du groupe LCI, dans le même bâtiment que PPDA. Je connais certaines de ses victimes et j’ai été témoin du silence de la rédaction et de la complicité de la direction. Certains feignent aujourd’hui de découvrir le problème, alors qu’il était notoire. Même si nous n’imaginions pas que des viols avaient lieu, nous savions qu’une femme ne devait jamais se retrouver seule avec PPDA.

J’ai commencé à travailler à LCI alors que j’avais 19 ans. Vous décrivez très bien la précarité des jeunes de ce secteur, où il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus, comme dans le secteur artistique. Cela donne aux jeunes le sentiment de devoir tout accepter pour garder leur place. Il faudrait demander à la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels quelle est la proportion des pigistes parmi les détenteurs de la carte de presse. En tout cas, le salaire moyen des détenteurs cette carte est inférieur au Smic mensuel. Le prestige du métier de journaliste ne protège pas de la précarité.

Vous avez également évoqué le nomadisme, très important lors des reportages. Pour ma part, j’ai voyagé dans toute la France pour Radio France et France 3. Le travail s’effectuait à l’extérieur de la rédaction, au sein d’une équipe isolée, où les rapports hiérarchiques étaient très forts. Quelles solutions imaginez-vous pour de telles situations ?

Quant aux agressions qui surviennent au sein des rédactions, je rappelle que la non-assistance à personne en danger est punie par la loi. Quelles solutions imaginez-vous ?

Enfin, au cours des dernières années, avez-vous constaté un changement au sein des rédactions ?

Mme Graziella Melchior (RE). Je vous remercie pour ce témoignage très émouvant, qui demande du courage.

Les similitudes sont grandes avec le mouvement #MeToo dans les armées. De fait, malgré les différences entre vos deux milieux, les agissements et les manières de les cacher y sont les mêmes.

Vous accompagnez les victimes du mieux que vous pouvez. Grâce à votre engagement associatif, elles peuvent s’en sortir et c’est très bien, mais quid des auteurs des faits ? Ils répètent souvent leurs agissements. Pour que les choses changent, ne faudrait-il pas que des associations s’intéressent également à eux ? Vous évoquez un suivi judiciaire et disciplinaire, mais certains considèrent que les hommes qui commettent des agressions ont souvent eux-mêmes été abusés dans leur enfance, et qu’ils reproduisent ainsi un schéma qu’ils connaissent. Quel est votre avis sur ces questions ?

Mme Emmanuelle Anthoine (LR). Je vous remercie pour vos témoignages, qui m’ont beaucoup touchée. L’association s’est construite autour des victimes, ce que je trouve fondamental. Vous avez dit que c’est le collectif qui donne de la force et, à ce titre, il est intéressant de noter que les victimes ne comptent que pour 50 % des adhérents. Vos liens avec les autres mouvements #MeToo contribuent également à vous donner une véritable force d’action. Et vous avez pour particularité de dispenser des formations, d’accompagner les victimes tout au long des procédures, notamment en prenant en charge leurs frais. Pour avoir été avocate pendant trente ans et avoir accompagné des victimes, je sais combien cette étape peut être difficile.

Alors que votre association existe depuis maintenant deux ans, sentez-vous qu’elle a un impact ? Diriez-vous que votre collectif contribue à une certaine inversion des situations ? Par ailleurs, avez-vous eu des retours des formations que vous avez organisées ? Vous avez dit que des étudiantes étaient venues à vous, avec l’envie de participer à votre travail. Pourriez-vous nous en dire plus ?

M. Emeric Salmon (RN). Je vous remercie également pour votre présence et vos témoignages. J’aurai deux questions.

Premièrement, vous avez inclus le web dans votre définition des médias. J’aimerais donc savoir si vous vous occupez de cas ayant trait aux réseaux sociaux – cas qui, j’imagine, sont nombreux ?

Deuxièmement, êtes-vous sollicités par des personnes concernées par des faits prescrits légalement ? Si oui, comment aidez-vous les victimes qui se trouvent dans cette situation ?

Mme Emmanuelle Dancourt. Pour répondre d’abord à Mme Youssouffa, je ne suis allée qu’une fois dans les locaux de TF1 : le soir de mon agression. Je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai pas été protégée, alors que le droit du travail oblige une entreprise à protéger ses salariés, ses stagiaires, ses sous-traitants, ses visiteurs. Et je ne suis pas la seule, loin de là ! Le fameux « coup du plateau », PPDA l’a fait à de nombreuses personnes. Je continue donc de me demander pourquoi TF1 n’a pas lancé d’enquête interne, car de nombreuses personnes ayant connu Patrick Poivre d’Arvor y travaillent encore. Beaucoup ont dit ne pas savoir qu’il commettait des viols, alors que tous les soirs, il faisait venir une nouvelle femme sur le plateau. Ils auraient donc pu se poser des questions, d’autant que la direction savait : Muriel Reus avait alerté Patrick Le Lay.

S’agissant des reportages, pour en avoir fait pendant dix ans pour France 3, il est vrai que l’on se trouve complètement satellisé hors de la station, avec une équipe réduite ; c’est le principe. S’il avait dû m’arriver quelque chose, je ne sais pas ce que j’aurais fait ; c’est une bonne question ! Les directions des ressources humaines (DRH) disent souvent que personne n’est venu les voir, mais c’est bien le dernier endroit auquel je penserais, compte tenu de leurs liens avec la direction. Nous voyons bien que les enquêtes internes menées par de grands groupes télévisuels souffrent de biais. Quant aux syndicats, encore faut-il savoir qu’ils sont formés à la question et qu’ils s’en emparent. Les cellules sont-elles assez visibles et les référents assez formés ? Florent Pommier en parlait plus tôt.

Il faudrait donc certainement que les différentes associations – et pas seulement la nôtre – soient davantage présentes, et donc qu’elles aient davantage de moyens pour se professionnaliser et pour embaucher. À cet égard, le changement d’échelle qu’est en train de connaître #MeTooMedia n’est pas sans enjeux. Pour l’heure, nous sommes tous bénévoles et nous sommes exténués !

M. Florent Pommier. En ce qui concerne les reportages, de petites choses ont été réalisées par des grands groupes, comme Radio France, notamment pour les pigistes réguliers. Nous pourrions néanmoins réfléchir à un dispositif national, qui consisterait en un numéro unique pour la presse, les arts, la culture, et qui serait accessible par n’importe qui, à n’importe quelle heure, même la nuit si possible, en cas d’agression ou de viol lors d’un reportage, d’une mission, d’un tournage. Nous pourrions nous inspirer de la cellule d’écoute de la mutuelle Audiens, avec laquelle nous travaillons, ou encore du 3919.

J’ajoute qu’il serait préférable d’éviter, voire d’interdire que des professionnels se logent mutuellement. Il est évidemment plus cher de payer un hôtel ou une auberge de jeunesse à quelqu’un qui se déplace, mais l’hébergement gratuit peut donner au bénéficiaire l’impression d’être redevable. Je ne vous fais pas un dessin : la personne accueillie est invitée à aller sur le canapé ou dans le lit de celui chez qui elle se trouve.

Mme Emmanuelle Dancourt. Comment changer les choses ?, demandait ensuite Mme Melchior. La première réponse qui me vient spontanément est d’inclure davantage de femmes dans les instances de direction. Non que les femmes soient parfaites, mais nous revenons toujours à cette question. C’est un problème que vous connaissez par cœur. Dans l’armée, que je connais bien également, les choses sont tout à fait flagrantes. Où sont les femmes ? Où sont-elles chez Altice Media, groupe pour lequel je travaille ? Où sont-elles à TF1 ? Certes, Catherine Nay en a fait partie, mais encore faut-il que les femmes soient « déconstruites » pour utiliser le terme consacré, et qu’elles soient très au fait de ce sujet.

Les personnes en postes sont également insuffisamment formées. C’est pourquoi nous proposons des formations aux rédactions, aux sociétés de production, aux écoles de journalisme, avec un programme très intense de deux jours. Nous montrons comment traiter les violences sexistes et sexuelles, aussi bien au sein des structures que dans les articles ou les reportages. Nous expliquons comment interviewer une personne mise en cause, une victime, les mots qui sont à utiliser, comment éviter d’être attaqué en diffamation, etc.

Cependant, ces formations devraient aussi concerner les instances dirigeantes. Quand nous sommes allés sur le tournage de cette grande série télévisée, nous avons passé trois heures avec les managers pour leur rappeler leurs devoirs. Par exemple, nous leur avons demandé ce qu’ils doivent faire si une victime d’agression ou de viol vient les trouver. Ils ont répondu qu’ils devaient l’extraire du tournage, alors que c’est exactement le contraire ! C’est bien l’agresseur présumé qui doit être sorti, par des mesures conservatoires. Or ils ne sont même pas au courant, car ils ne sont pas formés.

M. Florent Pommier. Au-delà de la formation, c’est de sensibilisation dont nous avons besoin, car une fois formé, il faut appliquer ce qu’on a appris. Si on est sensibilisé, on sait que ce n’est pas la victime qu’il faut écarter. D’ailleurs, le réalisateur d’un film vient d’être contraint par la production de rester chez lui pour une affaire de ce genre. Comme quoi, les choses changent ! Voilà ce qu’il faut systématiser.

Mme Emmanuelle Dancourt. Il va faire le montage à distance !

Ensuite, Mme Anthoine nous a demandés quel était l’impact de notre collectif. Il est énorme ! Je ne sais pas si nous sommes efficaces, mais il est certain que nous sommes féconds. Vous avez d’ailleurs devant vous le premier adhérent de #MeTooMedia. Florent Pommier postulait déjà que l’association n’était pas encore créée. Je l’ai vu se reconstruire petit à petit, pouvant compter sur nous quand ça n’allait pas. Et maintenant, chose admirable, c’est lui qui est là pour les autres.

Nous avons vu beaucoup de victimes se remettre debout. Dans deux jours, un article va sortir au sujet d’une personne aidée par #MeTooPhoto. Si vous saviez dans quel état elle se trouvait en octobre ; aujourd’hui, c’est une guerrière ! Elle a trouvé des gens pour la rassurer, du soutien, de l’aide très concrète.

Nous ne croyons qu’aux actes ; les longs discours, nous les laissons à d’autres. Tous nos collectifs, au-delà du seul #MeTooMedia, sont organisés autour des victimes, et notre impact, je le redis, est énorme ! Il semblerait d’ailleurs que l’implication de l’association dans une affaire permettrait d’accélérer l’instruction du dossier. Nous en sommes très heureux.

Quant à l’inversion des situations, elle progresse, car les victimes osent davantage s’exprimer. Elles nous voient libérer nos propres paroles, si bien que le silence dont nous parlions est en train d’exploser. Souvent, les victimes nous disent que nous avons fait éclater leur bulle de solitude et que, désormais, elles parlent.

M. Florent Pommier. Parler – pas forcément publiquement, ni tout le temps, partout – est extrêmement important, car c’est la première porte que l’on ouvre pour soi-même. Rappelons d’ailleurs que le silence, l’omerta, est l’allié des agresseurs. Le simple fait de parler, que ce soit à des gens de confiance ou à des associations de victimes, ouvre un champ de reconstruction majeur. C’est un pas immense que franchit la personne.

Le législateur gagnerait d’ailleurs à accompagner ce phénomène, en donnant des moyens aux associations d’écoute, ou encore en sanctuarisant ceux du 3919, de sorte que la structure ne se retrouve pas dans des situations comme celle qu’elle a connue il y a quelques mois. Il ne faut pas s’y tromper : ce sujet doit être pris à bras-le-corps et bénéficier de budgets sanctuarisés.

Mme Emmanuelle Dancourt. Mme Anthoine nous interrogeait également sur l’impact des formations que nous dispensons. Au bout de deux jours avec nous, les étudiants sont rincés ! Nous leur faisons refaire de nombreux reportages, de nombreuses interviews problématiques, de nombreux articles. Le second après-midi, nous les plaçons devant un cas réel, en leur faisant jouer chaque rôle : le journaliste, le syndicaliste, la défense de la victime, etc. Mais à la fin, ils sont incapables de partir.

Lors de la dernière formation à laquelle j’ai participé, à Dijon, ils ne voulaient plus sortir de la salle et sont restés une heure de plus – surtout les garçons d’ailleurs – à discuter. Jamais personne ne leur avait parlé aussi crûment de la chose. Nous sommes très directs. Et il s’agit de la seule formation assurée par des personnes qui sont à la fois journalistes et victimes. Nous commençons le programme comme des professionnels, puis, si nous le sentons, le deuxième jour, une fois qu’ils se sont attachés à nous, nous leur parlons de nos histoires. Nous leur disons qu’ils ne peuvent rien faire pour nous, car nous allons bien, mais qu’un jour, ils pourront aider quelqu’un de leur entourage et qu’en tant que journalistes, ils seront nécessairement confrontés à une victime et qu’il faudra savoir réagir. Ainsi, au-delà de la commission étudiante que nous avons créée, nous voyons que nos formations ont une grande incidence.

M. le président Erwan Balanant. En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas encore rincés ! Cela étant, une fois que vous aurez répondu à M. Salmon, nous prendrons les deux dernières questions, de Mme Poueyto et de Mme la rapporteure.

Mme Emmanuelle Dancourt. Pour répondre à M. Salmon, des cas liés aux réseaux sociaux, nous n’en avons pas. Cela ne nous est pas encore tombé dessus !

Quant aux affaires prescrites, nous les considérons de la même manière que celles qui ne le sont pas, car il est tout de même possible de déposer une plainte. De plus, ce sont souvent les victimes de faits prescrits qui font émerger la parole des autres, car elles sont exposées à des conséquences moins importantes. Non que ces personnes servent de paratonnerre, mais elles ont bien conscience qu’elles peuvent libérer la parole, ce qui est très important.

M. Florent Pommier. À ce propos, j’estime que c’est le moment de faire évoluer la loi, afin d’établir une prescription glissante. Pour un même auteur présumé, une victime de faits non prescrits doit permettre de rouvrir tous les dossiers qui le seraient. En effet, je ne vois pas pourquoi certains faits seraient disqualifiés au motif qu’ils sont trop anciens quand d’autres, similaires, ne le sont pas. Tous les dossiers doivent peser à charge contre les agresseurs, même s’il revient évidemment ensuite au magistrat de se prononcer en toute indépendance.

M. le président Erwan Balanant. Je précise que le principe de la prescription glissante a été voté uniquement en ce qui concerne les actes à caractère sexuel commis à l’encontre de mineurs. L’extension de ce principe aux personnes majeures est une piste de réflexion.

Mme Emmanuelle Dancourt. Oui, introduire une prescription glissante pour de telles affaires serait très important, d’autant que cela existe déjà pour les mineurs. Avec une telle mesure, des affaires comme celle qui concerne Patrick Poivre d’Arvor prendraient une autre dimension.

Mme Josy Poueyto (Dem). Je reviens au tournage de la grande série sur lequel vous vous êtes rendus. Comment décidez-vous de vous déplacer ? Est-ce parce que des faits vous sont signalés ?

Par ailleurs, que pensez-vous du boycott des séries ou des films dont le tournage aurait été le lieu de faits répréhensibles ? Les sociétés de production ont besoin de spectateurs. Une mauvaise publicité, notamment sur les réseaux sociaux, où il est facile de le faire, pourrait peut-être avoir un impact. Je suis même prête à m’y mettre ! Pourquoi, en effet, ne pas faire appel à ceux qui se trouvent de l’autre côté de l’écran et qui, comme moi, ne se posent pas la question. S’agissant du mouvement #MeToo des armées, nous étions déjà sensibilisés à la question. Mais là, le secteur a trait au ludique, au plaisir. Il faut des auditions comme celle-ci pour réfléchir ne serait-ce qu’à la manière dont les scènes sont tournées.

Mme Emmanuelle Dancourt. Nous avons été appelés pour faire de la prévention. Cela a commencé par une journée de formation au siège de l’entreprise, puis nous sommes allés sur le tournage de la série. Il n’y a pas eu de signalement préalable mais, comme toujours, une fois que nous avons été sur place, des cas sont remontés, certains ayant déjà été communiqués aux référents du tournage, et d’autres non. Peut-être, d’ailleurs, est-ce parce que nous sommes des acteurs extérieurs que des personnes sont venues nous rapporter des faits et nous demander conseil. Nous avons d’ailleurs suggéré à certains de porter plainte, leur proposant de les accompagner. Je précise que nous allons être rappelés par cette entreprise, qui veut répéter cette formation. Ses dirigeants avaient entendu parler de nous dans les médias.

Par ailleurs, il est vrai que quand on regarde un film ou une série, on ne pense pas aux conditions de tournage. Nous sommes tous effarés de découvrir ce qui s’y passe. Des organismes comme l’Association des acteur.ices (ADA) ou comme le collectif 50/50 sont très à l’avant-garde du combat pour la présence de véritables référents, qui soient indépendants des producteurs et formés en conséquence. Nous comptons sur vous pour généraliser ce fonctionnement.

Mme Francesca Pasquini, rapporteure. Vous avez dit que le silence est l’allié des agresseurs. À cet égard, j’ai cru comprendre que vous étiez partisans de l’élargissement aux majeurs du principe de prescription glissante que nous avons introduit s’agissant des viols et des agressions sexuelles commis contre des mineurs. En ce qui me concerne, je vais encore plus loin en plaidant, dans le cadre d’une proposition de loi, pour l’imprescriptibilité de ces crimes sexuels commis contre les mineurs.

Nous savons que les poursuites judiciaires aident les victimes à se reconstruire : ce fut votre cas. La question de la prescription revient-elle souvent chez celles que vous accompagnez depuis maintenant trois ans ?

M. Florent Pommier. Je ne donnerai évidemment pas de nom, mais j’ai l’exemple d’une personne qui a connu une amnésie de quarante ans. À l’âge de 55 ans, tout est remonté, quand son fils a atteint l’âge où il avait été violé. Or il fait face à un mur sur le plan judiciaire.

Nous sommes assez nombreux et nombreuses, au sein des associations de lutte contre les violences sexuelles, à souhaiter porter le délai de prescription à cinquante, soixante ou soixante-dix ans après la majorité, afin de rendre les faits imprescriptibles en pratique.

Mme Emmanuelle Dancourt. C’est un sujet dont nous parlons tout le temps. Lors de l’affaire PPDA, j’ai beaucoup regretté d’être concernée par la prescription, car si cela n’avait pas été le cas, j’aurais eu un impact bien plus important. Beaucoup d’avocats ne veulent pas toucher à ce principe, arguant que la prescription est utile à de nombreuses victimes pour se réparer. Au sein de l’association, tout le monde rêverait plutôt d’une imprescriptibilité des viols. S’agissant des mineurs, cela nous paraît une évidence, mais pour les majeurs également, car on met du temps à se réveiller. Tous les travaux sur la mémoire traumatique l’indiquent, la moyenne étant de trente ans pour prendre conscience de ce qu’on a vécu. S’agissant du viol et des agressions sexuelles, la moyenne s’élève respectivement à vingt ans et à six ans. Pour ma part, j’ai mis douze ans à me réveiller. Tant pis si nous fâchons nos avocats, mais nous sommes du côté des victimes.

M. le président Erwan Balanant. Je vous remercie pour cette audition. Ajoutée aux deux précédentes de l’après-midi, elle montre l’étendue de nos travaux à venir, ainsi que des réflexions que nous allons avoir afin de proposer des solutions concrètes. Vos témoignages nous fournissent des pistes importantes, et je rappelle que vous pouvez les compléter par des contributions écrites.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Emmanuelle Anthoine, Mme Clémentine Autain, M. Erwan Balanant, Mme Émilie Chandler, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Sarah Legrain, Mme Pascale Martin, Mme Graziella Melchior, M. Maxime Minot, Mme Francesca Pasquini, Mme Josy Poueyto, M. Emeric Salmon, Mme Juliette Vilgrain, Mme Estelle Youssouffa

Excusés.   M. Jean-François Coulomme, Mme Constance Le Grip