Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat des Français

– Audition de M. François Ecalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, président de Fipeco 2

– Audition de M. François Facchini, économiste, professeur à Paris 1 Panthéon Sorbonne, responsable du programme politiques publiques du centre d’économie de la Sorbonne (CES)              12

– Présences en réunion................................21

 


Jeudi
23 mai 2024

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 3

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Philippe Juvin,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures.

M. le président Philippe Juvin. Nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête, qui vise à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat des Français. En accord avec le rapporteur, les premières auditions ont pour objet de poser les termes du sujet, raison pour laquelle nous invitons des experts. Il est évidemment important de recevoir des chercheurs, des économistes, des universitaires dont les travaux contribuent au débat public sur la dette.

Le premier invité de ce jour est M. François Ecalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de l’association Fipeco, qui fait partie des experts unanimement reconnus sur les questions de finances publiques et d’endettement en particulier. J’invite à ce titre ceux qui ne le feraient pas encore à lire les publications de Fipeco, qui sont toujours riches d’enseignements.

Monsieur Ecalle, nous sommes absolument ravis de vous recevoir et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Ecalle prête serment.)

M. François Ecalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d’abord de m’avoir invité à m’exprimer. Dans mon exposé liminaire, je vais essayer de répondre à la question qui fait l’objet de votre commission d’enquête : quelles sont les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat ?

De la fin 2016 à la fin 2023, la dette publique française a augmenté de 911 milliards d’euros. Le déficit public représente la principale cause de l’augmentation de la dette, mais ce n’est pas la seule. Elle peut augmenter ou diminuer alors que le déficit est nul, par exemple en raison de nationalisations ou de privatisations et, plus généralement, des achats ou des ventes d’actifs financiers. À ce titre, les variations du montant des actifs financiers ont contribué pour 7 % à la hausse de la dette sur cette période.

Le déficit public représentait 3,8 % du PIB (produit intérieur brut) en 2016. S’il avait été maintenu à ce niveau entre 2017 et 2023, la dette publique aurait augmenté de 660 milliards d’euros. Pour mesurer l’héritage de l’histoire de la politique économique avant 2017, il convient toutefois de retenir plutôt le déficit structurel de 2016, c’est-à-dire corrigé des effets des fluctuations de l’activité économique, ce qui oblige à émettre des hypothèses difficiles.

En fonction de ces hypothèses, l’héritage de l’histoire de cinquante ans de politique économique explique 50 % à 70 % de l’augmentation de la dette publique de fin 2016 à la fin 2023. La chute du PIB en 2020 explique une partie de la hausse de l’endettement public, mais son impact est largement compensé, d’une part par les effets d’une croissance relativement forte certaines années (2021-2022, mais aussi 2017-2019) ; et d’autre part par une progression du produit des prélèvements obligatoires à législation constante plus rapide que celle du PIB.

Cette forte élasticité des prélèvements obligatoires n’est en effet pas durable et la faiblesse des recettes fiscales en 2023 traduit selon moi un retour à la normale, qui n’est pas terminé. Au total, les effets de la conjoncture et de cette forte élasticité des recettes expliquent seulement de 0 à 10 % de l’augmentation de la dette sur cette période.

Par différence avec les effets précédents, les mesures de hausse ou de baisse des dépenses et des recettes publiques qui ont été mises en œuvre de 2017 à 2023 expliquent entre 20 % et 35 % des 911 milliards d’euros de hausse de la dette publique. Mais 1 milliard d’euros n’a pas la même signification en France aujourd’hui et autrefois, ou encore aujourd’hui en France et dans d’autres pays. C’est pourquoi les économistes rapportent généralement, pour comparer les dettes dans le temps et dans l’espace, le montant de ces dettes au produit intérieur brut. Le PIB constitue une approximation de l’assiette des prélèvements obligatoires qui, eux-mêmes, garantissent le remboursement in fine de la dette publique.

De fin 2016 à fin 2023, la dette publique française est passée de 98 % du PIB à 110,6 % du PIB soit une hausse de 12,6 points. Cette progression est forte, mais la dette avait augmenté plus fortement au cours d’autres périodes marquées par une récession. Ainsi, la dette a augmenté de 18,9 points de PIB de fin 1992 à fin 1996, et de 26,3 points de PIB de fin 2007 à fin 2012. De plus, si la dette française a augmenté de 12,6 points de PIB de fin 2016 à fin 2023, la dette moyenne des pays de la zone euro a diminué de 1,8 point de PIB à la même période.

La France est le pays de la zone euro où la hausse de la dette a été la plus forte en points de PIB sur cette période. Pourtant, le déficit public de la France a moins augmenté de 2016 à 2023 que le déficit moyen de la zone euro : 1,7 point de PIB pour la France contre 2,1 points pour la moyenne de la zone. Mais ce n’est pas tant la hausse du déficit qui explique l’augmentation de la dette que son niveau. Or celui-ci était déjà très élevé en 2016 (3,8 % de PIB) ; il était alors le deuxième de la zone euro et il est demeuré ensuite parmi les plus élevés (en 2023, il était encore le deuxième de la zone euro). La hausse de la dette publique française de 2016 à 2023 a été plus forte que celle des autres pays de la zone euro, en grande partie parce que le déficit public était déjà très élevé en 2016, ce qui renvoie à mes propos précédents sur les causes de cet endettement.

La hausse de 1,7 point de PIB du déficit français sur cette période résulte en fait entièrement de la baisse de 1,7 point des recettes publiques en pourcentage du PIB. Ainsi, les dépenses publiques en pourcentage du PIB en 2023 sont au même niveau qu’en 2016. À l’inverse, dans la zone euro, la hausse de 2,1 points du déficit moyen sur cette même période résulte entièrement d’une augmentation de 2,1 points de PIB des dépenses.

Autrement dit, la hausse du déficit français s’explique par des pertes de recettes, alors que celle des autres pays de la zone euro résulte d’une hausse des dépenses, ce qui ne nous empêche pas d’avoir les dépenses publiques les plus élevées de la zone. Il était souhaitable de réduire les prélèvements obligatoires, mais il fallait d’abord réduire les dépenses et « ne pas mettre la charrue avant les bœufs ». Je précise que d’autres gouvernements français avaient commis la même erreur bien avant 2017. Il s’agit là pour moi d’une des causes importantes de l’augmentation de la dette publique depuis cinquante ans.

En réalité, en empruntant au lieu de réduire les dépenses ou d’augmenter les recettes, nous préservons le pouvoir d’achat des ménages, mais nous remettons le problème à plus tard. Nous pouvons peut-être continuer pendant longtemps d’emprunter pour financer le remboursement des dettes anciennes et le déficit de l’exercice en cours, mais nous prenons des risques. Les créanciers de l’État pourraient ainsi un jour s’inquiéter de notre capacité de remboursement et ajouter une prime de risque de plus en plus forte aux taux d’intérêt auquel nous empruntons, provoquant ainsi un emballement incontrôlé de la dette.

Certes, la Banque centrale européenne (BCE) dispose des moyens juridiques et financiers de l’empêcher. Mais elle ne peut intervenir que si elle considère que notre dette publique est soutenable. Cela signifie qu’elle pourrait alors nous obliger à mettre en œuvre des mesures de redressement draconiennes, cette fois-ci au détriment du pouvoir d’achat des ménages ou de la compétitivité des entreprises. Or la dégradation de la compétitivité des entreprises contribue à augmenter notre déficit commercial, que nous finançons soit en vendant des actifs à des non-résidents, soit en nous endettant vis-à-vis de l’extérieur. Selon moi, la dette extérieure n’est pas plus satisfaisante que la dette publique.

M. le président Philippe Juvin. Vous avez rappelé que la France est le pays de la zone euro où la progression de la dette a été la plus forte. Comment explique-t-on que d’autres pays, notamment ceux qui ont connu des difficultés comme le Portugal ou l’Espagne, parviennent à diminuer leur dette ?

Ensuite, vous avez indiqué qu’il aurait fallu baisser les prélèvements, mais seulement après avoir diminué les dépenses. Est-ce la procédure suivie par les pays qui ont effectivement réussi à diminuer leurs dettes ?

Vous avez aussi insisté sur le fait que tout allait bien tant que nos créanciers nous prêtent et vous avez souligné le risque qu’un jour, ils ne prennent peur. Vous aviez d’ailleurs tenu les mêmes propos lors d’une interview sur Franceinfo, concluant ainsi : « On se met dans une situation où notre souveraineté va dépendre des décisions qui seront prises à Francfort ». Je souhaiterais donc obtenir votre commentaire concernant ce risque sur la souveraineté.

M. François Ecalle. S’agissant de la souveraineté, la France est en effet le pays de la zone euro où la dette publique a augmenté le plus en points de PIB au cours de cette période. La raison pour laquelle les autres pays ont diminué leur dette ou l’ont plus contenue est liée mécaniquement au montant de leur déficit.

En 2016, nous étions le deuxième pays de la zone euro en matière de déficit, l’Espagne occupant la première place. Depuis, l’Espagne a réduit sa dette – car elle a réussi à réduire légèrement son déficit public ou l’a très peu augmenté –, qui est désormais plus faible que celle de la France. Ce pays, tout comme le Portugal, bénéficie des effets des mesures de redressement prises sous une très forte contrainte, dans les années 2012-2014 et qui ont entraîné un impact négatif sur l’activité économique.

À court terme, je suis keynésien. À court terme, quand on réduit le déficit public, il est alors possible de prendre des mesures qui ont généralement un effet négatif sur l’activité économique. Mais sur le long terme, les mesures de redressement du déficit, par des hausses d’impôts ou surtout des baisses des dépenses, entraînent des résultats.

L’Italie présente en 2022-2023 un déficit très élevé, apparemment en raison d’une seule mesure, un crédit d’impôt pour la rénovation thermique des logements qui représente plusieurs points de PIB. Mais en réalité, les années précédentes, l’Italie avait fourni des efforts notables, qui lui avaient permis d’être quasiment à l’équilibre en termes de solde primaire, lui permettant de s’inscrire dans une voie plutôt décroissante.

Ensuite, je pense effectivement que le problème fondamental posé par la dette publique concerne sa souveraineté ; et notamment le risque de voir les créanciers de l’État s’inquiéter et demander une prime de risque de plus en plus élevée, entraînant un phénomène de « boule de neige » incontrôlable. Une telle mécanique se termine toujours mal, parfois par un défaut de paiement ou, sans aller jusque-là, par une restructuration et des mesures de redressement.

La France a la chance d’appartenir à la zone euro, ce qui explique probablement que les marchés financiers ne s’inquiètent pas. Depuis le fameux « Whatever it takes » - quoi qu’il en coûte - prononcé en 2012 par Mario Draghi, la BCE dispose de l’instrument financier et juridique qui lui permet d’intervenir pour acheter des dettes d’un pays de la zone en quantité illimitée. De ce fait, elle a les moyens d’arrêter tout mouvement de hausse des taux d’intérêt sur la dette de n’importe quel pays. Mais elle ne peut pas le faire sans contrepartie. Selon le deuxième instrument, celui qui a été mis en place en 2020, elle ne peut intervenir que si d’une part, le pays en question respecte les règles budgétaires européennes – ce qui peut poser problème même si l’on peut toujours arguer que leur non-respect n’a jamais entraîné de sanctions – et d’autre part, que si elle considère que la dette publique du pays en question est soutenable, c’est à dire si la hausse des taux est due à un emballement spéculatif sans véritable cause.

Pour répondre à votre question, nous nous mettons dans la situation de dépendre d’une décision qui sera prise à Francfort par la BCE. Même si la BCE ne laisserait jamais tomber des pays « too big to fail » comme la France ou l’Italie, je pense que nous en paierions un prix politique vis-à-vis de nos partenaires européens. Lorsque l’euro a été créé, les pays du nord de l’Europe n’ont pas signé pour se retrouver dans cette situation ; ils ont mis en place des règles qui visaient justement à l’éviter.

M. le président Philippe Juvin. J’ajoute qu’il faudra quand même que quelqu’un paye la dette européenne, un sujet qui est totalement ignoré de tout le monde. Chaque pays aura à payer sa quote-part le jour venu, y compris la France.

Ensuite, un des éléments qui ont conduit à la création de cette commission d’enquête concerne la polémique sur la prévision de croissance qui a été surestimée au moment du vote de la loi de finances, aboutissant à un écart de 0,6 point de PIB entre les prévisions de déficit de l’année 2023 et le déficit finalement observé. Vous avez déclaré que si une erreur de 0,3 % est acceptable lors des prévisions, il convient de s’interroger sur les causes de cette erreur lorsque celle-ci dépasse ce seuil. Vous avez également travaillé à la direction de la prévision à Bercy. Compte tenu de votre expérience, qui aurait dû selon vous tirer la sonnette d’alarme face à un dérapage de ce type ? Quelle direction aurait-elle dû agir de la sorte ?

Par ailleurs, vous avez également indiqué que lorsque vous travailliez à la Cour des comptes, vous n’aviez jamais accès aux prévisions techniques de croissance produite par les services de Bercy. Vous avez également ajouté, d’une manière faussement naïve, que les gouvernements successifs ne prennent jamais en compte les travaux de leurs propres directions techniques. Nous avons donc l’impression que des directions établissent des prévisions, qui seront utilisées ou non par les gouvernements en fonction de leurs objectifs politiques. De son côté, la Cour des comptes n’est apparemment au courant de rien. Je m’interroge donc sur la possibilité d’un contrôle.

M. François Ecalle. L’écart entre le déficit public inscrit dans la loi de finances de fin de gestion et le déficit finalement affiché par l’Insee en mars de l’année suivante ne dépasse généralement pas 0,3 point de PIB, ce qui est assez normal ou en tout cas explicable. Aux mois d’octobre et novembre, quand les services du ministère des finances préparent le projet de loi de finances de fin de gestion, il demeure encore des incertitudes, dont deux sont systématiques chaque année. Il s’agit d’une part du dernier acompte d’impôt sur les sociétés (IS), qui est versé le 15 décembre et qui est très fluctuant et, à mon avis, quasiment imprévisible ; et d’autre part de l’investissement des collectivités locales, très concentré sur le dernier trimestre et dont les remontées sont assez tardives. Chaque année, il existe également des causes spécifiques. En 2023, il y avait par exemple le prélèvement sur les rentes intramarginales des fournisseurs d’énergie. Au-delà de 0,3 %, il convient de s’interroger.

À mon époque, tous les mois, la direction générale du Trésor et la direction du budget adressaient une note au ministre en lui faisant un point sur l’« atterrissage » de fin de gestion. S’agissant de 2023, je pense que les services du ministère ont bien constaté, vers le mois de décembre, que le déficit budgétaire ne serait pas de 4,9 points de PIB, mais plutôt de 5,2 %, et que la croissance fléchissait. Sans disposer d’informations particulières, j’imagine que le ministre de l’économie a hésité à le faire savoir ; parce que si cela avait été su, il aurait alors fallu remettre en cause les prévisions de recettes fiscales de la loi de finances initiale (LFI) pour 2024. Compte tenu des circonstances du vote de cette loi de finances initiale, je comprends que le ministre de l’économie ait hésité à modifier l’équilibre de la LFI pour 2024.

Dans les années 1993-1997, j’appartenais effectivement à la sous-direction chargée des prévisions de finances publiques. Il existait alors, et je pense que c’est toujours le cas, deux types de prévisions : les prévisions techniques et les prévisions dites « normées » des comptes de présentation. Les prévisions techniques ont ainsi toujours été beaucoup plus pessimistes que les prévisions officielles. J’ai d’ailleurs pu le constater à l’occasion des audits demandés à la Cour des comptes en 2002 et 2012. En effet, lorsque j’étais chargé de préparer le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, je n’ai jamais obtenu les prévisions techniques du Trésor, ni du budget en 2002. En revanche, je les ai reçues en 2012, en raison du changement de gouvernement. Je ne travaille plus à la Cour des comptes depuis 2016, mais à la lecture du rapport d’audit de la Cour des comptes de 2017, je présume que les auditeurs ont également eu accès aux prévisions techniques, ce qui me laisse penser qu’ils n’y ont peut-être pas accès en dehors de ces périodes d’alternance.

M. le président Philippe Juvin. Nous demanderons plus de détails au président Moscovici.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat des Français. Avant d’en venir aux questions quantitatives sur la dette, je souhaite vous interroger sur l’aspect qualitatif. Dans le fond, existe-t-il une « bonne » et une « mauvaise » dette ? Peut-on s’endetter légitimement pour des investissements de long terme auxquels seul l’État peut faire face ? La qualité d’une dette dépend-elle à la fois de sa composition, mais aussi de la capacité d’un État à se financer ? Ensuite, selon vous, existe-t-il un niveau à partir duquel il est possible de parler de surendettement ?

Je m’interroge également sur l’impact macroéconomique de notre endettement. Quels sont les mécanismes de transmission aux acteurs privés – entreprises et ménages – d’une hausse des taux d’intérêt ? Quels sont les effets d’éviction sur l’économie réelle d’un endettement trop important ? Quelles peuvent être les conséquences pour la France des dettes de nos voisins européens, par exemple l’Italie ? En effet, le besoin d’emprunt de ce pays est extrêmement élevé et peut contribuer à réduire la capacité de diversification des investisseurs. Existe-t-il une conséquence sur nos charges d’intérêts ?

Par ailleurs, les dépenses que nous avons consenties pour répondre à la fois la crise sanitaire et à la crise énergétique sont-elles comparables, supérieures ou inférieures à celles de nos voisins européens ?

Selon vous, si le déficit primaire avait été de 3,7 points en 2017, l’endettement aurait été finalement de 70 % à 80 % inférieur. Si ce déficit et cette dette avaient été nuls, quels auraient été l’endettement et la charge de la dette depuis 2017 ?

Ensuite, pouvait-on anticiper que l’élasticité des prélèvements obligatoires au PIB devienne négative 2023 ?

Enfin, vous indiquez que les impôts ont été réduits sans que les dépenses aient diminué à due concurrence. Mais, en lien avec cette forte élasticité, ne constate-t-on pas que la baisse des prélèvements obligatoires et des impôts a pu compenser, voire surcompenser la perte de recettes directes liées à la diminution des prélèvements obligatoires ?

M. François Ecalle. Je me méfie de la distinction entre « bonne » et « mauvaise » dette, même si les économistes ont tendance à estimer que la dette qui finance les investissements est une « bonne » dette, par opposition à la dette dévolue au fonctionnement. Certains investissements ne servent strictement à rien pour la croissance future tandis que certaines dépenses de fonctionnement – par exemple les dépenses de formation – sont autant de dépenses d’avenir.

Quel est le niveau excessif de la dette ? Nous ne le savons pas. Les économistes sont incapables de dire quel est le niveau de dette à partir duquel les créanciers commencent à paniquer. Le Japon n’a pas de problème à se refinancer avec une dette au-dessus de 200 % du PIB, d’autres pays ont eu des difficultés avec des dettes inférieures à 60 % du PIB. Ces éléments dépendent de facteurs parfois très subjectifs, liés aux conditions spécifiques à chaque pays, à chaque période. En revanche, la littérature économique s’accorde à dire qu’un État doit être capable de montrer que la dette publique est sous contrôle. De manière mathématique, cela se traduit par la nécessité que la dette se stabilise en pourcentage du PIB, sur une moyenne période.

Ensuite, comme je l’indiquais précédemment, je suis keynésien, mais à court terme. À court terme, le déficit et donc l’endettement entraînent des effets généralement favorables sur l’activité, mais ils n’ont quasiment aucun effet à moyen et long termes. En théorie, l’effet d’éviction signifie que si le déficit est plus important, toutes choses égales par ailleurs, il a tendance à augmenter les taux d’intérêt et donc à diminuer l’investissement privé. En pratique, cela demeure difficile à mettre en évidence. Selon moi, cet effet d’éviction est quasi nul dans la zone euro.

Un autre facteur mentionné dans la littérature économique pourrait être plus important. Il s’agit des effets dits ricardiens : lorsque le déficit augmente, les ménages anticipent une future hausse des impôts et constituent donc une épargne de prévoyance. Je n’exclus pas qu’une partie du taux d’épargne élevé que nous connaissons s’explique par ce mécanisme, sans être en mesure de le confirmer.

Ensuite, d’une certaine manière, l’Italie nous protège : si un pays devait être attaqué sur les marchés, il s’agirait sans doute d’abord de l’Italie. Par ailleurs, il est difficile de mesurer l’ampleur comparative des dépenses de crise engagées par nos voisins. J’ai malgré tout l’impression qu’elles sont comparables, voire que les autres pays ont plutôt dépensé un peu plus que nous.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelles auraient été les conséquences en matière de dette publique des mesures discrétionnaires prises par le pouvoir politique depuis 2017 si l’on neutralise le passé ?

M. François Ecalle. Les mesures prises en matière de dépenses et de prélèvements obligatoires au cours des années 2017-2023 contribuent finalement pour 20 % à 35 % aux 911 milliards d’euros. Je dirais qu’elles y contribuent pour environ 30 %.

Enfin, les services de Bercy avaient prévu que l’élasticité des prélèvements obligatoires serait inférieure à 1, soit environ 0,8 %. Ils avaient donc vu ce retournement, mais pas son ampleur. Je précise que l’histoire n’est pas terminée : le programme de stabilité prévoit une élasticité inférieure à 1 en 2024 et 2025.

M. Kévin Mauvieux (RN). Environ 8 % à 12 % de notre dette est constituée d’obligations indexées sur l’inflation (OATi). Ces titres ont généré entre 2021 et 2022 une hausse de 414 % de la provision pour charge d’indexation de la dette, laquelle deviendra dans les années à venir le premier poste de dépense de l’État. Cela constitue-t-il selon vous un risque pour la dette en tant que telle et pour les futures possibilités de désendettement ?

Ensuite, la dette française est détenue environ à 53 % par des non-résidents. Cette part peut-elle avoir un impact sur la souveraineté de notre dette et de nos choix à l’avenir, si les créanciers devaient ne plus avoir confiance ? Serait-il important de prendre des mesures nous permettant de connaître nos créanciers et de savoir d’où ils proviennent exactement ? Qui détient la dette de la France ?

M. François Ecalle. Il est vrai qu’en 2022, cette indexation a accru la charge d’intérêt de la dette d’une quinzaine de milliards d’euros, mais cela ne se reproduira pas, puisque l’inflation était très élevée cette année-là et qu’elle a déjà diminué en 2023. Si les taux d’inflation reviennent vers 2 %, la charge d’indexation s’établira à des niveaux compris entre 2 et 4 milliards d’euros.

L’émission d’obligations indexées sur l’inflation est un pari effectué par les services du ministère des finances, sur le fait que l’inflation sera plus faible en réalité que les estimations des acteurs des marchés financiers qui achètent ces OAT. Ce pari a plutôt été gagné par les services de Bercy entre 2002 et 2022, mais fortement perdu en 2022. Globalement, je pense qu’il n’existe pas vraiment de problème à avoir 10 % à 12 % d’obligations indexées.

Ensuite, il existe effectivement peu d’information sur les détenteurs de la dette publique, au-delà du fait qu’environ la moitié de celle-ci est détenue par des non-résidents (pour moitié européens et pour moitié hors d’Europe). Est-ce un bien ou un mal ? Deux discours sont possibles. Les organisations internationales estiment que plus cette dette est détenue par des créanciers étrangers, plus il existe un risque qu’ils s’en aillent au moindre problème. De son côté, l’Agence France Trésor assume de vendre la dette française à des non-résidents et estime qu’il s’agit là de la reconnaissance de la qualité de la signature française.

M. Jean-René Cazeneuve (RE). La note des services de Bercy du 7 décembre 2023 est compatible avec vos propos, quand vous avez estimé qu’un écart de 0,3 % est acceptable. Cette note évoque un déficit de 5,2 % du PIB, soit dans la marge d’erreur de 0,3 % par rapport aux 4,9 points de PIB. Par ailleurs, cette note elle-même se trompait et aucun machiavélisme n’a présidé au maintien des prévisions à cette période de l’année.

Ensuite, la dette est essentiellement créée par la somme des déficits. Les déficits de la période 2022-2023 sont particulièrement prononcés parce que la politique du gouvernement est très protectrice vis-à-vis des Français, à la fois à travers l’indexation des prestations et les différents boucliers mis en place. De fait, la France a connu une inflation significativement plus basse et un pouvoir d’achat beaucoup plus soutenu qu’un certain nombre de pays. Cela crée-t-il à votre avis un bénéfice pour notre pays dans les années à venir ?

M. François Ecalle. Ces mesures ont effectivement permis, pendant un certain temps, d’avoir en France un taux d’inflation inférieur à celui des autres pays de la zone euro, ce qui a entraîné des effets favorables sur les finances publiques à travers l’indexation des prestations sociales. Simultanément, le coût budgétaire a été très élevé. Une note du Haut conseil des finances publiques estime ainsi que l’impact a été malgré tout négatif sur les finances publiques. Je pense qu’elles auraient pu être mieux ciblées en direction des ménages dont les revenus étaient inférieurs à certains seuils.

M. Marc Le Fur (LR). Le Gouvernement explique fréquemment la croissance de la dette par l’effet covid, mais il ne s’agit selon vous que d’une petite partie de l’explication car la croissance a compensé cet effet ; ainsi cette justification tombe. Ensuite, nos gouvernants n’ont-ils pas été également victimes d’un effet « tente à oxygène » ? Pendant des années, la dette augmentait, mais la charge de la dette diminuait, créant à mon sens un phénomène d’illusion et peut-être une certaine irresponsabilité. Enfin, je demeure surpris que l’État ne sache pas mieux qui sont ses créanciers, d’autant plus s’il s’agit de pays fragiles ou qui n’ont pas que des bonnes intentions à notre égard.

M. François Ecalle. Deux impacts doivent être distingués dans l’effet covid : la chute mécanique du PIB et de la diminution subséquente des recettes ; et l’impact des mesures prises pour soutenir l’activité et les ménages. S’agissant du PIB, les années 2017-2019 ont été bonnes et le rebond 2021-2022 a été assez prononcé. Quand on y ajoute ces éléments d’élasticité globalement favorables sur toute cette période, l’effet global sur la hausse de la dette à 911 milliards d’euros est inférieur à 10 %. Le PIB n’a pas plus chuté en raison des mesures de soutien de l’activité qui ont été prises.

Ensuite, depuis 2000 et la création de l’euro, la dette publique a augmenté, mais la charge d’intérêts a diminué. En effet, l’entrée dans la zone euro nous a permis de réduire nos taux d’intérêt et de les ramener maintenant à cinquante points de base des taux allemands, créant cette illusion depuis vingt ans.

S’agissant de la méconnaissance de nos créanciers, le directeur de l’Agence France Trésor pourra sans doute mieux vous renseigner. Des investisseurs souscrivent à ses titres, mais ceux-ci sont ensuite échangés sur le marché. Pour connaître les détenteurs réels, il faudrait être en mesure de mener des enquêtes dans l’ensemble du monde, ce que la France n’a pas les moyens de réaliser. Le FMI en sait peut-être un peu plus, mais pas de manière décisive.

M. le président Philippe Juvin. Rétrospectivement, nous n’avons pas profité de la période de taux d’intérêt nuls voire négatifs pour nous désendetter comme certains de nos voisins y sont parvenus. Quel est donc le bon moment pour se désendetter ?

M. François Ecalle. La Belgique en a très bien profité pour prendre des mesures de redressement. En 2000, son taux d’endettement s’établissait autour de 120 % ou 130 % du PIB ; il est aujourd’hui inférieur à 100 %.

M. le président Philippe Juvin. Comme M. Le Fur l’indique, peut-être les Belges y sont-ils parvenus parce qu’ils n’avaient pas de gouvernement... ?

M. François Ecalle. Il est vrai que la période durant laquelle la Belgique a le plus redressé ses comptes publics a correspondu à l’époque où elle n’avait pas de gouvernement.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Je relève cependant que la France est sortie en 2019 de la procédure pour déficit excessif dans laquelle elle était rentrée en 2008. La dette publique a diminué entre 2017 et 2019. Par ailleurs, les taux d’intérêt sont restés extrêmement stables entre le début des années 2000 et les années 2015, alors même que le montant global de la dette a doublé dans l’intervalle.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je souligne malgré tout qu’il y aurait un problème à ne pas confier la conduite des affaires à un gouvernement démocratiquement élu.

Existe-t-il une corrélation univoque et claire entre le niveau de dette et le niveau de vie d’une population ? Ensuite, existe-t-il en Europe une forme de « vases communicants » entre la part de l’endettement privé et la part de l’endettement public ? Y a-t-il une distribution lisible dans les économies européennes ?

Ma troisième question porte sur les dépenses fiscales qui ne sont plus comptabilisées. Romaric Godin publie aujourd’hui dans Mediapart un excellent article, comme il a l’habitude de le faire, dans lequel il liste à partir d’une note de l’Institut la Boétie, trois types de dépenses fiscales qui n’ont plus été classées comme telles, tout en représentant des montants considérables à partir des données de 2018 : 17,6 milliards d’euros pour les sociétés mères et filiales ; 16,4 milliards d’euros sur le régime d’intégration des groupes et 7 milliards d’euros sur le régime sur les titres de participation et leur distribution. Ne faudrait-il pas comptabiliser à nouveau ces dépenses fiscales pour en prendre la juste mesure ? Sont-elles réellement efficaces ?

Ensuite, le financement de marché de la dette est-il le seul moyen existant ? Le circuit du Trésor d’après-guerre a-t-il été réellement remplacé ? Est-il réellement remplaçable, peut-être par la BCE ? Ne pourrait-on pas envisager de modifier les statuts de celle-ci ?

Par ailleurs, la prévision souffre d’un autre trou noir : la fraude. La lutte contre la fraude fiscale ne constitue-t-elle pas un enjeu de taille ?

Enfin, les OATi ne constituent-elles pas un outil faible de lutte contre l’inflation et une forme de protection de la rente ?

M. François Ecalle. Je n’ai pas en tête de travaux mettant en corrélation le niveau de dette et le niveau de vie.

La dette privée française est aussi très élevée : lorsque l’on additionne la dette privée et la dette publique, la France fait partie des pays les plus endettés. Notre dette extérieure n’est « que » de l’ordre de 40 % du PIB, mais elle est sur une mauvaise pente.

Il existe effectivement des dépenses fiscales non efficaces, que l’on pourrait réduire. Le régime de l’intégration fiscale mère-fille ne figure pas dans la liste officielle des dépenses fiscales, qui pose par ailleurs des problèmes difficiles à résoudre. Une dépense fiscale représente en effet une dérogation par rapport au droit commun de la loi fiscale. Je reconnais qu’il serait pertinent d’avoir un avis extérieur sur la classification des dépenses fiscales qui, pour le moment, est entièrement réalisée par les services de la direction générale des finances publiques.

Il y a longtemps, à l’époque du franc, l’État s’endettait soit par le circuit du Trésor, soit auprès des banques. En 1982, la France a souffert d’un sérieux problème de financement de sa dette. En raison du déficit extérieur, nous devions emprunter en dollars auprès de banques américaines pour financer nos importations. À un moment donné, ces banques ont refusé de continuer et seule l’Arabie Saoudite a alors accepté de prêter à la France, en dollars.

Il est naturellement essentiel de lutter contre la fraude, mais il faut rappeler que la lutte contre la fraude fiscale rapporte à peu près 10 milliards d’euros par an en redressements. De nombreux efforts ont été réalisés en termes juridiques et de coopération internationale à ce titre et je ne suis pas sûr que des efforts supplémentaires en la matière offriraient des gains à la hauteur des autres enjeux sur l’endettement public.

M. David Amiel (RE). L’année 2020 a constitué une rupture très importante, puisque la dette publique est brutalement passée de 98 % du PIB à 115 % du PIB. Symétriquement, depuis 2006, la dette publique en pourcentage du PIB ne s’est réduite qu’à deux périodes : entre 2017 et 2019 et entre 2020 et 2023.

Ensuite, la croissance n’est évidemment pas étrangère à la politique budgétaire qui est menée, à court et long terme, puisqu’elle induit des effets sur l’investissement, le capital humain, la productivité et la participation au marché du travail. À l’inverse, nous nous rappelons la hausse de la dette publique provoquée par des ajustements budgétaires trop brutaux, notamment entre 2011 et 2014. Peut-être pourriez-vous nous éclairer sur cette période où les déficits publics ex ante étaient très différents des déficits publics réalisés ex post ? Entre-temps, la croissance s’était effondrée, entraînant in fine une augmentation de la dette publique.

Enfin, pour mieux mesurer l’effet de la crise sanitaire, selon vous que se serait-il passé pour notre dette publique si la période 2017-2019 s’était prolongée entre 2020 et 2023 ?

M. François Ecalle. La France a très rarement réduit sa dette publique. Cela est arrivé légèrement à la fin de la décennie précédente et au milieu des années 2000. En réalité, cette dette publique augmente pendant les périodes de crise, puis se stabilise ensuite.

En 2011-2012, les ajustements ont d’une certaine manière cassé la reprise de la croissance. Cependant, les exemples actuels du Portugal et de l’Espagne montrent qu’il n’y a pas eu d’effets à long terme. Je pense que le redressement des comptes publics a un prix en termes d’activité et de pouvoir d’achat. Je rappelle par ailleurs que l’intervention de la BCE en 2011-2012 n’était pas acquise puisqu’elle allait bien au-delà des règles établies dans le traité de Maastricht et que nous avons été sauvés par le « Whatever it takes » de Mario Draghi.

Je reconnais qu’en 2018 et 2019, avant l’épisode des gilets jaunes, le déficit public avait été réduit, les dépenses publiques avaient été plutôt bien tenues, des économies avaient été entamées.

M. le président Philippe Juvin. Si je comprends bien, la véritable cassure intervient selon vous avec le mouvement des gilets jaunes.

Je vous remercie et rappelle qu’il vous est possible de compléter la richesse des informations que vous avez délivrées par tout document écrit que vous jugeriez utile de nous envoyer.

 

M. le président Philippe Juvin. Nous recevons M. François Facchini, professeur à Paris 1 Panthéon Sorbonne et responsable du programme politiques publiques du centre d’économie de la Sorbonne (CES). Monsieur Facchini, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de votre disponibilité.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Facchini prête serment.)

M. François Facchini, économiste, professeur à Paris 1 Panthéon Sorbonne, responsable du programme politiques publiques du centre d’économie de la Sorbonne (CES). Je travaille effectivement depuis longtemps sur la question de la dette, particulièrement sur le volet des dépenses. Si je devais qualifier le sujet, je dirais qu’il est d’abord économiquement important. La dette opère à la fois un transfert de richesses dans le futur, elle engage donc nos générations et celles de demain. La dette a un effet redistributif évident, à la fois entre générations, mais aussi à l’intérieur des groupes qui composent une société. Depuis Montesquieu et ensuite Marx, nous savons que la dette favorise les inégalités.

La dette constitue également un enjeu économique dans la mesure où elle a un effet sur la croissance. Cet effet n’est pas facile à observer, mais il est réel et probablement circulaire : la dette agit sur la croissance, qui elle-même agit sur la dette. De fait, si les ratios du traité de Maastricht mesurent le déficit et la dette par rapport au PIB, je privilégierai dans mes réponses les montants en valeur nominale voire des ratios par habitant (dépenses publiques par habitant, recettes par habitant).

Enfin, la dette est aussi un enjeu politique. L’économie politique de la dette, qui s’est extrêmement développée à la fin des années 1990, montre que le transfert de richesses entraîne un calcul politique : des agents gagnent, d’autres perdent et il existe des opportunités pour les dirigeants politiques de gagner des parts de marché politique par la dette et les déficits.

En résumé, cette dette constitue un enjeu majeur, à la fois économiquement, politiquement et en termes de justice sociale. Je la définirai comme un devoir de restitution, qui est différent selon qu’il s’agit d’un ménage, d’une entreprise ou d’un gouvernement.

M. le président Philippe Juvin. Le premier motif de cette commission d’enquête est lié à l’augmentation de la dette depuis 2017. La personne auditionnée précédemment a estimé que le point de bascule avait été le mouvement des gilets jaunes. J’aimerais donc connaître votre analyse sur la cinétique de la dette et sur les causes éventuellement extérieures des décisions qui ont été prises.

Ensuite, en me référant à certains des travaux que vous avez publiés, je voudrais savoir si la dette crée toujours de la croissance, quel que soit son niveau. Existe-t-il une « bonne » et une « mauvaise » dette ? Avez-vous pu analyser le « quoi qu’il en coûte », notamment à la lumière de comparaisons internationales pour déterminer s’il a été finalement bénéfique ?

M. François Facchini. À la lecture de l’un de mes graphiques, j’estime que l’effet des mouvements sociaux sur la dynamique de la dépense n’est pas achevé, dans une situation où il existe une sorte d’incapacité à augmenter les impôts. L’une des définitions d’une dette insoutenable correspond à la situation où un gouvernement ne peut agir ni sur la dépense – parce que c’est impossible politiquement – ni sur l’impôt. Un gouvernement qui ne peut pas toucher à la dépense parce qu’il est bloqué par un compromis social défavorable à la diminution des services publics est conduit à accroître sa dette. Le mouvement des gilets jaunes se place probablement dans ce cadre et il rappelle que ceux qui sont sans voix, en général, utilisent la violence contre l’État.

Ensuite, les déficits sont chroniques depuis 1974. Notre période se caractérise, non pas tant par la tendance à la hausse de la dette, mais par la gestion post crise, dans la mesure où toutes les crises génèrent des dettes, comme nous avons pu le constater en 1993, en 2008 ou en 2020. Les crises économiques n’ont pas la même nature que la crise sanitaire, mais dans les trois situations, les gouvernements ont agi de la même manière durant la crise. En revanche, ils ont agi différemment après la crise.

Un graphique que j’ai construit illustre ce comportement, avec une croissance du stock de dette pendant chaque crise, puis une baisse de ce stock en période de stabilisation de la croissance et en période de retour à la normale, mais cette baisse est toujours moins importante que la baisse observée lors de la période suivant la crise précédente. La dette ne s’autoentretient pas par un effet « boule de neige », mais le niveau de la dette reste très élevé. Selon la littérature économique, une des explications tient dans l’incapacité d’un gouvernement à diminuer la dépense puisqu’il ne peut pas toucher à l’impôt.

Plusieurs pistes d’explication sont envisageables, notamment pour la France. La première concerne le « risque de gérontocratie », à travers une très forte demande des dépenses sociales, des dépenses de santé et des dépenses de retraite. De fait, l’étude des données de l’Insee sur la période 2017-2023 atteste bien de la hausse des dépenses de santé sous l’impact de la crise covid. Quand le corps électoral est constitué de personnes vieillissantes demandant des dépenses qui leur sont favorables, mais refusant les impôts, il est très facile de déplacer la charge de la dépense dans le futur.

La deuxième piste concerne les marchés financiers, qui profitent les premiers de ces politiques monétaires accommodantes. Dès le XIXe siècle, Benjamin Constant a montré que les prêteurs exercent une demande en faveur de la dette, dont ils récupèrent la rente. En l’occurrence, la zone euro nous protège, permettant à la France de se comporter en quelque sorte comme un passager clandestin. Normalement, lorsque la dette d’un pays augmente, celui-ci voit son taux de change baisser et son inflation augmenter, pouvant conduire à la situation qu’ont connu le Liban en 2019 ou l’Argentine de manière récurrente. De son côté, la France est protégée par la zone euro, mais uniquement parce que certains des pays de la zone sont vertueux et respectent leur parole. Légalement, nous sommes en excès de dette, notamment parce que nous ne pouvons pas agir sur les deux leviers, l’impôt et la dépense.

Enfin, une dernière piste concerne la théorie des gouvernements faibles (weak governments). Dans les années 1990, il a été observé que les gouvernements qui étaient fragmentés et avaient une très faible majorité voyaient diminuer leurs possibilités de s’engager dans des politiques d’assainissement et de réduction des dépenses. Vous êtes mieux placés que moi pour savoir que le gouvernement actuel n’a pas de majorité claire et qu’il est donc placé dans la situation de ces gouvernements faibles, qui ne peuvent pas engager des grandes réformes et agir pour diminuer les dépenses.

Cette fragilité se traduit de deux manières. Tout d’abord, lorsque le gouvernement est faible, les électeurs perçoivent moins bien sa responsabilité ; celui-ci peut toujours expliquer qu’il n’a pas de majorité ou que l’opposition n’effectue pas son travail. Ensuite, il est difficile de baisser les dépenses quand de nombreux députés ont la possibilité de négocier des programmes favorables à leur circonscription ou alors à leur ligne politique, puisque chaque voix est essentielle au gouvernement. À titre personnel, j’ai le sentiment que la période 2022-2023 relève de cette situation et il me tarde de connaître les chiffres de l’Insee pour l’année 2023, pour vérifier si cette théorie est confirmée par les faits.

M. le président Philippe Juvin. Pourrez-vous nous adresser les graphiques que vous mentionnez, ainsi que des éléments de littérature économique concernant la théorie des gouvernements faibles ?

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat des Français. À vous entendre, j’ai le sentiment que la dette constitue en soi un outil qui pourrait être disqualifié. Que pensez-vous de la notion de dette qualitative, notamment aux regards des dépenses de transition énergétique qui ont des effets dans le futur ? Cela revient à se demander « pourquoi s’endetter » ? Ensuite, considérez-vous qu’il n’existe pas de niveau d’endettement maximal parce que la question consiste surtout à savoir si l’on est en mesure de rembourser la dette grâce à la crédibilité de la politique économique et à la maîtrise des déficits publics par le biais des dépenses ou des recettes ?

En revanche, M. Ecalle, que nous avons auditionné précédemment, nous indiquait que la question ne relève pas tant des dépenses publiques en soi que du fait que les recettes aient été réduites avant même de procéder à la baisse des dépenses publiques. De votre côté, vous nous indiquez que le problème porte plus sur les dépenses que sur les recettes. Considérez-vous donc que notre politique économique pèche plus par ses dépenses que par ses recettes ?

Disposez-vous d’éléments de comparaisons européennes par rapport à la réponse de la France aux chocs externes – sanitaires ou énergétiques – qui ont été rencontrés ? Je m’interroge également sur l’impact des mesures discrétionnaires de ce quinquennat, en dehors de toute forme d’héritage. En effet, M. Ecalle nous a indiqué que le problème venait d’un niveau d’endettement plus élevé en France que chez nos partenaires européens avant la crise sanitaire, alors que notre déficit était moins élevé entre 2017 et 2020.

M. François Facchini. Votre première question relève du débat traditionnel sur les causes de la dette qui seraient à chercher soit du côté de la dépense, soit de celui de la recette. Il me semble qu’à la lumière de la théorie économique, la dette française est soutenable sur un critère, mais insoutenable sur au moins trois autres.

Le premier est le critère de stabilité forte, c’est-à-dire quand la charge d’intérêt de la dette publique couvre le solde primaire. Cette soutenabilité forte a disparu depuis 1981, la littérature a d’ailleurs montré que les gouvernements de gauche sont en général plus favorables à la dette que les gouvernements de droite.

Ainsi, le déficit du solde primaire est de plus en plus important et la charge d’intérêt est de 50 milliards d’euros en 2023 : l’écart se creuse et selon la littérature économique, la dette n’est alors pas soutenable.

Le deuxième critère est celui de la soutenabilité faible, c’est à dire la différence entre les recettes et les dépenses. Ici aussi, l’écart s’est creusé même si c’est dans une moindre proportion.

Le troisième critère concerne l’effet « boule de neige » ; et je pourrai à ce titre mettre à votre disposition les statistiques de la Commission européenne. Il est vrai que la politique monétaire permet aux gouvernements de s’endetter à bas prix et que la dette n’est pas entretenue par la hausse des taux. Cependant, cela ne relève pas de la responsabilité des gouvernements français, mais de la responsabilité de l’Union européenne. L’Allemagne a su profiter de la baisse des taux pour se désendetter, quand la France s’en est servie pour augmenter sa dépense. Il ne s’agit pas là d’un effet « boule de neige », mais d’un effet d’opportunisme.

Le quatrième critère a trait à l’impossibilité d’augmenter les impôts, que j’ai précédemment évoquée. Il est possible de réformer la structure des impôts sans toucher aux taux, comme de nombreux pays l’ont fait.

Ensuite, vous m’avez demandé s’il s’agit de la crise de la dépense ou de la crise de l’impôt. Pour que l’effet « boule de neige » se matérialise, il faut que le taux d’intérêt nominal (« r » pour rates) soit supérieur au taux de croissance (« g » pour growth). Or puisque la France est une économie ouverte, son taux de croissance est très dépendant du taux de croissance mondial. Cependant, il existe des leviers internes, qui sont de trois ordres pour les finances publiques : la dette, la recette et la dépense. À ce titre, il existe un débat chez les économistes pour établir le rôle que peut jouer la dépense, en considérant avec toutes les écoles de pensée – classiques ou keynésiennes – que l’impôt est un frein, parce qu’il crée des effets d’inactivité : son coût de perception est élevé. Une équipe d’économistes de Montpellier estime ainsi dans une étude de 2013, financée par le ministère des finances, que pour 1 euro d’impôt prélevé, la société supporte en réalité entre 1,20 et 1,30 euro. Il faut noter que certains impôts sont beaucoup plus coûteux que d’autres, en termes de croissance.

S’agissant de la dépense, existe-t-il un niveau de dette au-delà duquel la croissance diminue ? La dépense engendre elle aussi un niveau d’inactivité puisqu’elle a un effet d’entraînement. Or cet effet d’inactivité est d’autant plus grand que la dépense est dite improductive, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une dépense de transfert. En France, l’évolution des dépenses montre que ce sont plutôt les transferts sociaux, les prestations, qui ont augmenté, plutôt que les dépenses en capital, en investissement. Par exemple, les dépenses dites d’éducation ont bien plus augmenté dans d’autres pays qu’en France, depuis les années 2010.

En résumé, la structure de dépenses de la France n’est pas favorable à la croissance, et je pense que cela est lié à son équilibre politique. Ces dépenses engendrent également des effets d’éviction, par exemple à travers les banques « paresseuses », qui financent une partie de leurs fonds propres par des titres publics plutôt que de sélectionner correctement les projets entrepreneuriaux. Ces effets d’éviction provoquent des effets négatifs de la dépense et de la dette sur notre activité.

Certes, il existe un effet d’entraînement de la dépense publique, mais à un moment donné, cet effet devient plus faible que l’effet récessif. D’après moi, à la lumière de la littérature économique que j’ai pu explorer, le niveau de dépenses publiques maximal se situe à hauteur de 75 % du PIB. Il existe également un effet non linéaire de la dépense, certes beaucoup plus faible, mais tout dépend de la période d’observation.

En résumé, je ne partage pas forcément l’opinion de mon collègue s’il vous a indiqué que la dette était uniquement portée par une baisse des impôts, d’autant plus qu’un gouvernement dispose de deux leviers – la recette et la dépense. Avoir une stratégie uniquement fondée sur la dépense est beaucoup plus dangereux qu’une stratégie consistant soit à augmenter les impôts, soit à baisser les dépenses, puisque la croissance domestique est très dépendante de la croissance mondiale.

M. Jean-René Cazeneuve (RE). Je partage l’idée que l’absence de majorité absolue ait un coût et empêche de prendre des décisions un peu difficiles. L’illustration en est fournie par le compromis sur la loi de finances de fin de gestion établi avec les oppositions, qui demandent par exemple un élargissement de la prime carburant ou de MaPrimeRénov’. Ensuite, la limitation des impôts en France ne concerne pas uniquement les impôts nationaux, mais également les impôts locaux. Les élus locaux indiquent ainsi qu’ils ne disposent plus de marge de manœuvre pour augmenter les impôts et la taxe foncière, compte tenu de leur coût politique.

Si je vous ai bien compris, la dette accroît les inégalités. Mais l’État est intervenu massivement ces dernières années précisément pour essayer de limiter les inégalités, à travers le bouclier énergétique ou la revalorisation de l’intégralité des prestations sociales et des retraites. Pouvez-vous nous fournir plus d’explications à ce sujet ?

M. François Facchini. Une tradition ancienne lie la dette et les inégalités ; les vrais rentiers étant les rentiers de l’État. À ce sujet, les données de Thomas Piketty montrent que la grande période des inégalités en France est celle des rentiers, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale, selon le mécanisme suivant : ceux qui reçoivent les intérêts sont plutôt les hauts revenus, puisque de nombreux titres portent sur les assurances-vie par exemple ; quand l’assiette de ceux qui payent la dette est bien plus large. Il existe donc une inégalité d’accès à la rente publique. Lorsque le crédit est peu cher, les marchés financiers en bénéficient en priorité.

Dès lors, cet élément entre en contradiction avec la politique de redistribution et certains économistes qualifient ce phénomène de « complexité » : les effets d’une action entraînent une multitude d’effets qui ne sont pas maîtrisés et qui vont souvent à l’encontre de ce qui est initialement souhaité. Dans la tradition qui est la mienne, il est ainsi quasiment impossible d’évaluer un choix de politique publique.

M. le président Philippe Juvin. Je vous transmets une question de notre collègue Kevin Mauvieux du Rassemblement national : que pensez-vous des 10 % de dette indexée à l’origine d’une hausse de 414 % de la provision pour charge d’indexation de la dette entre 2021 et 2022, alors que la charge globale des intérêts de la dette est en passe de devenir le premier poste de dépense de l’État ? Ensuite, que pensez-vous également du risque que représente sur notre dette et notre souveraineté le fait de ne pas connaître nos créanciers ?

M. François Facchini. Je n’ai pas d’avis particulier sur la première question.

La dette française est détenue à 50 % par des non-résidents. La finance publique fonctionnelle keynésienne préfère quand la dette est détenue par les résidents, car cela évite des « fuites » dans le circuit. L’ouverture dans les années 1980 a été opérée pour pouvoir accéder à une masse de fonds beaucoup plus grande et donc réduire les taux.

Si j’ai bien compris, nous ne savons pas si des fonds souverains étrangers détiennent la dette française. Si tel est le cas, cela ne me semble pas particulièrement grave, sauf si la dette est détenue par des États mafieux ou bandits qui ne respectent pas leur devoir de restitution.

M. Marc Le Fur (LR). J’ai bien retenu votre théorie des gouvernements faibles, qui me semble très intéressante. Vous indiquez qu’un gouvernement faible est incapable de réduire la dette. Aux raisons que vous avez avancées, j’ajouterai celle selon laquelle le gouvernement faible gagne du temps, car l’absence de majorité relative lui épargne des choix qu’il aurait dû effectuer.

Ensuite, je suis très attentif aux propos liminaires que vous avez tenus, en particulier le fait que la dette représente un préjudice pour les générations futures, à plus forte raison quand elle n’a pas servi à financer des investissements ou de la formation. Enfin, pourriez-vous documenter vos propos concernant la dette génératrice d’inégalités, au-delà du fait qu’elle favorise les rentiers ?

M. François Facchini. Votre intervention me permet de préciser la composition de la dynamique des dépenses. Les prestations sociales en espèce et en nature ont augmenté en 2023, pour s’établir à 709 milliards d’euros. Je précise que les rémunérations ont également augmenté fortement, à hauteur de 346,2 milliards d’euros et que les actifs représentent la partie congrue des dépenses. Ensuite, il est préférable de disposer de dépenses dites productives que de dépenses de transfert.

Les inégalités sont, encore une fois, liées à la nature de la politique monétaire. Lorsque les taux baissent, ceux qui ont le plus d’opportunités d’utiliser cette baisse des taux pour augmenter leur patrimoine ou racheter des entreprises sont généralement ceux qui possèdent déjà un patrimoine important. Tout le monde en profite, mais ceux qui en profitent le plus sont déjà les mieux dotés.

Cette baisse peut provoquer un phénomène souvent dangereux ; la constitution de bulles : lorsque les taux sont bas, les liquidités affluent sur le marché, les agents rachètent tout ce qu’ils trouvent, entraînant une augmentation du prix des actifs, comme le marché actions ou le marché immobilier. Lorsque les bulles éclatent, elles provoquent souvent les grandes crises. Ceux qui ont bénéficié de la période de croissance préalable s’en tirent à peu près, ce qui n’est pas le cas de ceux qui en ont peu bénéficié ou pas du tout. Ce phénomène tend donc la distribution des revenus et du patrimoine.

M. le président Philippe Juvin. Je souhaite brièvement revenir sur le sempiternel débat entre « bonne » et « mauvaise » dette. L’exemple est certes imparfait, mais tous ceux qui ont eu à gérer une collectivité territoriale savent que l’endettement n’est possible que pour l’investissement et non le fonctionnement, ce qui ne règle évidemment pas le problème. Il n’en reste pas moins que dans un tel système forcément imparfait, la ligne de partage entre la dépense d’investissement et la dépense de fonctionnement représente probablement une des moins mauvaises lignes de partage entre la « bonne » et la « mauvaise » dette.

Au fond, dans le cadre de ce système imparfait, est-il possible de dire que comptablement, l’investissement pourrait être financé par un endettement, y compris dans les dépenses de l’État, alors que cela ne devrait pas être le cas en théorie des dépenses de fonctionnement, notamment les traitements ?

M. François Facchini. Cette question est historique : dans son traité économique, Vauban distingue déjà les dettes extraordinaires des dettes ordinaires. À ce titre, la dette covid ou la dette contractée pour mener une guerre constituent une dette extraordinaire, dont on comprend qu’elles peuvent être financées par l’emprunt. Mais en 1914, quand la guerre s’est achevée, les dépenses ont mécaniquement baissé, permettant assez facilement de revenir à l’équilibre. Aujourd’hui, à chaque fois que la dette augmente lors d’une crise, nous ne parvenons pas à la faire diminuer ensuite.

Dès lors, revenir à des principes simples selon lesquels la dépense extraordinaire peut être financée par la dette et la dépense ordinaire doit être financée par l’impôt peut paraître constituer un bon modèle. L’Insee agit de la sorte, en considérant que l’addition des dépenses de prestations et des rémunérations aboutit aux dépenses de fonctionnement. De fait, les rémunérations et les consommations intermédiaires (notamment les postes liés à la consommation d’énergie et d’électricité) ont augmenté.

M. David Amiel (RE). Ma première remarque concerne la soutenabilité de la dette publique. Vous avez évoqué différentes écoles, différentes approches ; mais j’insiste sur le fait que de nombreux macroéconomistes ont désormais le sentiment qu’il est très difficile d’avoir une métrique unique pour approcher la soutenabilité d’une dette publique, laquelle est extrêmement variable selon les pays et les contextes. Le Fonds monétaire international (FMI) recourt d’ailleurs à des analyses de soutenabilité de la dette (ou DSA, debt sustainability analysis). La même approche a également guidé la Commission européenne dans la révision des règles budgétaires.

Ensuite, vous avez évoqué le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) dans la politique de taux bas. Ces derniers représentent cependant un phénomène mondial depuis trente ans, au-delà de la zone euro. Ce phénomène a d’ailleurs suscité un grand débat chez les macroéconomistes autour de la question de la « stagnation séculaire ». Quelle est votre appréciation de ce mouvement de long terme de baisse des taux d’intérêt réels, a minima dans l’ensemble des économies développées ? Est-il amené à durer selon vous ?

M. François Facchini. Je crois que cette baisse est artificielle et qu’elle entraîne des conséquences extrêmement graves sur les équilibres des économies mondiales. Distordre l’information sur la temporalité – puisque le taux d’intérêt représente une variable sur le partage entre ce que nous consommons aujourd’hui et ce que nous consommerons demain – et la rendre indisponible conduit à s’empêcher d’ajuster l’offre à la demande dans le temps.

La tendance longue a fait l’objet d’un grand nombre de travaux. Elle me semble être la conséquence de ce jeu entre la politique monétaire et la politique budgétaire, la deuxième semblant dicter en fait la première. Autrement dit, si l’indépendance du banquier central est établie de droit, elle n’existe pas dans les faits. En effet, le banquier central ne peut pas prendre le risque d’une crise de défaut de paiement d’un État : il est obligé de tenir compte de l’augmentation des risques de défaut des gouvernements. Par conséquent, quand tous les gouvernements s’engagent dans des politiques d’expansion de la dette et des déficits, les autorités monétaires suivent.

Enfin, certains de mes collègues considèrent – mais j’en suis moins convaincu – que nous sommes plus court-termistes et que nous nous projetons moins dans le futur ; ce qui expliquerait selon eux notre tendance à la baisse des taux.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je tiens à souligner, plutôt pour la mémoire de nos débats que pour vous interpeller, que vos propos me semblent être malgré tout sous-tendus par un certain nombre de présupposés moraux, qui peuvent être discutés. Vous évoquez ainsi les pays « vertueux », le « devoir de restitution », et avez eu le mérite de réintroduire d’une certaine manière la notion de compromis social dans la discussion. Étant plutôt d’orientation marxienne, je ne l’aurais pas formulée dans ces termes, mais cette notion m’intéresse beaucoup.

En effet, vous montrez l’existence d’une tension entre la demande de la population et la position des gouvernements, qui incorporent certaines demandes du marché ou de ce qu’ils ont cru en comprendre. D’une certaine façon, on arrive à croire ou à penser que ces gouvernements sont ballottés par l’opinion et que, d’une certaine façon, le plus grand ennemi de l’économie ou de la bonne gestion serait la démocratie elle-même. Je pousse un peu loin votre raisonnement, mais il me semble que ces éléments méritent d’être discutés et éclairés.

Enfin, je voudrais revenir sur le paradoxe que vous avez formulé, en précisant que la demande sociale de dette provient d’une population âgée en particulier. Or il me semble que les forces politiques qui plaident pour réduire le plus la dépense publique et la dette sont précisément celles dont l’électorat est le plus âgé. Sauriez-vous expliquer ce paradoxe ?

M. François Facchini. Je pense qu’il ne faut pas se leurrer sur la notion de demande sociale. Cette question est abordée différemment selon les écoles de pensée. L’une d’entre elles se fonde sur le modèle bipolaire d’une société construit sur deux groupes, avec deux intérêts bien identifiés. Une autre école envisage un modèle de démocratie polyarchique, avec une multiplicité de groupes. Ainsi, lorsqu’il est question d’austérité, il ne s’agit jamais d’une austérité pour tous : cette austérité est dirigée vers certains, ceux qui sont la cible des dépenses publiques, qui bénéficient des dépenses publiques qui ne les paient pas au juste prix. D’autres vont au contraire voir la charge du paiement baisser. Encore une fois, il existe un effet redistributif.

Votre question sur la composition de l’électorat est très intéressante. Les pays qui voient leurs populations vieillir ont tendance à s’endetter, mais les économistes ne se sont pas véritablement penchés sur le fait que certains partis soutenant une diminution de la dette ont pourtant un électorat vieillissant. N’ayant pas travaillé plus profondément sur ce phénomène, je ne peux pas vous répondre plus en détail.

M. le président Philippe Juvin. Je souhaite profiter de votre bonne connaissance du milieu des économistes. Quelles seraient selon vous les personnes qu’il nous faudrait absolument auditionner ?

M. François Facchini. La réponse à votre question dépend en partie de l’orientation que vous souhaitez donner cette commission. Je vous suggère d’interroger des économistes danois, ce pays ayant effectué une réforme très efficace.

Il existe en effet deux manières de diminuer ce fameux ratio de dette sur le produit intérieur brut. Certains gouvernements cherchent à augmenter la croissance et donc à jouer sur le PIB, comme cela a pu être le cas du Portugal. D’autres gouvernements réduisent la dépense. Ils ne sont pas nombreux, mais il me semble pertinent de voir comment ils ont agi, par exemple en Irlande ou en Suède dans les années 1990. Il faudrait donc interroger des experts des gouvernements qui ont engagé ces mesures qui ont été un succès en termes de croissance.

M. le président Philippe Juvin. Je vous remercie. Je vous rappelle que vous pouvez envoyer au secrétariat de la commission d’enquête tout document vous paraissant utile, tout particulièrement ceux que vous avez cités.

 

La séance s’achève à dix-sept heures.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. David Amiel, M. Jean-René Cazeneuve, M. Philippe Juvin, M. Mathieu Lefèvre, M. Philippe Lottiaux, M. Emmanuel Mandon, M. Kévin Mauvieux, M. Aurélien Saintoul

Excusés. – M. Daniel Labaronne, Mme Valérie Rabault, M. Nicolas Sansu

Assistait également à la réunion. – M. Marc Le Fur