N° 2673
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 mai 2024.
PROPOSITION DE LOI
visant à favoriser la mixité sociale et scolaire au sein des établissements scolaires,
(Renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Fatiha KELOUA HACHI, M. Boris VALLAUD, M. Inaki ECHANIZ, Mme Claudia ROUAUX, M. Joël AVIRAGNET, M. Christian BAPTISTE, Mme Marie-Noëlle BATTISTEL, M. Mickaël BOULOUX, M. Philippe BRUN, M. Elie CALIFER, M. Alain DAVID, M. Arthur DELAPORTE, M. Stéphane DELAUTRETTE, M. Olivier FAURE, M. Guillaume GAROT, M. Jérôme GUEDJ, M. Johnny HAJJAR, Mme Chantal JOURDAN, Mme Marietta KARAMANLI, M. Gérard LESEUL, M. Philippe NAILLET, M. Bertrand PETIT, Mme Anna PIC, Mme Christine PIRES BEAUNE, M. Dominique POTIER, Mme Valérie RABAULT, Mme Isabelle SANTIAGO, M. Hervé SAULIGNAC, Mme Mélanie THOMIN, Mme Cécile UNTERMAIER, M. Roger VICOT,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Alors que l’Article L. 111‑1 du code de l’éducation, issu de la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, a instauré le principe selon lequel « Le service public de l’éducation […] veille à la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement », force est de constater que, plus de 10 ans après, notre pays a laissé se développer des établissements ghettos, où l’on ne se mélange plus, où l’on empêche les enfants d’apprendre les uns avec les autres et les uns des autres.
Toutes les études se succèdent et convergent pour démontrer la puissante ségrégation scolaire en France :
En 2021, 10 % des 7 000 collèges concentrent à eux seuls près de 60 % des enfants d’ouvriers ou d’inactifs (milieu défavorisé), alors que les 10 % des collèges les plus favorisés en accueillent moins de 15 %, selon la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) ([1]). Si on mesure ce phénomène en fonction de l’indice de position sociale des établissements (IPS) pour dépasser la seule catégorie socioprofessionnelle des parents et synthétiser différents caractéristiques sociales des familles, les résultats sont identiques : 10 % des collèges les plus favorisés ont un IPS inférieur à 80, tandis que 10 % des collèges les plus favorisés ont un IPS supérieur à 124 ([2]).
Quant aux collèges privés, ils accueillent deux fois plus d’élèves socialement très favorisés (40,1 %) que les collèges publics (19,5 %), et cet écart n’a cessé de se creuser depuis le début des années 2000 ([3]). La Cour des comptes souligne ainsi que le pourcentage de professions et catégories sociales très favorisées passe, pour les établissements d’enseignement privés sous contrat, de 26,4 % en 2000 à 40,2 % en 2021, quand celui des professions et catégories sociales défavorisées passe de 24,8 % en 2000 à 15,8 % en 2021. Un récent rapport parlementaire sur le financement de l’enseignement privé sous contrat ([4]) a démontré qu’à la rentrée 2022, les élèves scolarisés dans un établissement privé présentent un IPS moyen de 15 à 23 points supérieur à l’IPS moyen des élèves scolarisés dans un établissement public, tous niveaux scolaires confondus.
« Cette absence de mixité sociale et scolaire est un puissant facteur de production d’inégalités. L’école de la République, censée combattre ces dernières, n’est pas seulement devenue celle qui s’en accommode, mais celle du tri, silencieux et bien réel, entre élèves » dénoncent l’ancienne Ministre Najat Vallaud‑Belkacem et François Dubet dans le leur livre Le ghetto scolaire ([5]). Ils appellent à « une révolution de la mixité ».
Cette proposition de loi vise donc à lutter contre les séparatismes sociaux qui gangrènent l’école.
Tout d’abord, pour que la ségrégation soit enfin combattue, la mixité doit être mieux intégrée au modèle de répartition des moyens aux établissements. Ainsi, cette proposition de loi instaure un premier outil indispensable : la modulation des dotations des établissements en fonction de leur respect de la mixité, y compris celle des établissements privés. Le principe de l’allocation progressive des moyens aux établissements scolaires a été mise en place sous le quinquennat Hollande, cette proposition vise à le consacrer dans dans la loi tout en le renforçant.
Il s’agit de donner plus de moyens aux collèges les moins favorisés dans leur composition sociale que les autres pour leur permettre de diminuer les effectifs par classe, d’enrichir l’offre de formation avec des enseignements facultatifs, de permettre le travail en groupe ou des co‑interventions, de systématiser les dispositifs d’accompagnement individualisés.
La prise en compte de l’IPS permettrait également d’atténuer les effets de seuils de l’éducation prioritaire, concentrée sur un trop petit nombre d’établissements ([6]), et de répondre au décalage grandissant entre la carte REP établie à partir de données de 2011 et la réalité de la ségrégation au sein des établissements aujourd’hui, liée aux évolutions des quartiers.
Il s’agit, en contrepartie, de donner moins aux établissements qui ne contribuent pas à l’objectif de mixité sociale, et notamment aux établissements privés. Envers l’enseignement privé, l’État doit cesser de se comporter comme un « observateur passif » pour redevenir un « partenaire exigeant » ([7]). L’Education nationale doit fixer la contribution qu’elle attend du privé à l’objectif de mixité, en suivre l’évolution, et en conditionner son financement. En ce sens, le protocole d’accord conclu, entre le ministère de l’éducation nationale et le secrétariat de l’enseignement catholique, le 17 mai 2023, en vue de renforcer la mixité sociale et scolaire des établissements d’enseignement privés associés à l’État par contrat ne devrait avoir aucun impact significatif. Seules des mesures contraignantes, adaptées au secteur privé sous contrat, permettront d’améliorer le niveau de mixité sociale au sein de ces établissements.
Ainsi, l’article 1er vise à pondérer plus fortement le critère de l’IPS dans l’allocation des moyens attribués aux établissements de premier et de second degrés.
D’une part, il signifie que le critère de l’IPS doit obligatoirement être pris en compte dans le modèle d’allocation des moyens de l’État aux académies et dans leur répartition infra‑académique : ainsi, plus il sera faible, par rapport à l’IPS de la moyenne des établissements publics situés dans le secteur de carte scolaire, plus la dotation horaire en assistants d’éducation complémentaire devra être forte ; plus il sera élevé, plus la dotation devra être faible. Cette modulation viserait uniquement les moyens alloués au‑delà de l’attribution annuelle d’heures d’enseignement qui couvre les besoins liés aux programmes.
D’autre part, il induit que soit introduit un critère d’IPS dans le calcul du financement versé par les collectivités territoriales. Il s’agit d’étendre le modèle mis en place par certains départements, comme la Haute‑Garonne, instaurant une modulation de la dotation par élève attribuée par le conseil départemental au prorata du degré de mixité sociale de chaque établissement. Cela permet aux collèges accueillant une part importante d’élèves issus des catégories sociales les plus défavorisées de réaliser des projets éducatifs ambitieux susceptibles de corriger les inégalités et le déterminisme social. Cette modulation ne viserait que la part éducative de la dotation de fonctionnement sans toucher à la part structurelle qui permet le fonctionnement et l’entretien courant des bâtiments.
L’article 2 vise à intégrer l’enseignement privé à la politique publique en faveur de la mixité sociale et scolaire afin de faire converger les IPS public/privé.
Ainsi, d’une part, il conditionne les contrats d’association entre l’État et les établissements privés à des objectifs de mixité scolaire.
D’autre part, il applique aux écoles, collèges et lycées privés la stricte modulation de leurs dotations en fonction de critères liés à la mixité sociale.
Cette pondération vise les contributions de l’État et des collectivités territoriales couvrant les dépenses de rémunération des personnels non enseignants afférentes à l’externat et les dépenses de fonctionnement de matériel afférentes à l’externat (L.442‑9) afin que les moyens de vie scolaire et de fonctionnement des établissements privés soient revus à la baisse pour ceux qui n’enregistrent aucun progrès. Cela ne remet pas en cause le principe selon lequel « les dépenses de fonctionnement des classes sous contrat sont prises en charge dans les mêmes conditions que celles des classes correspondantes de l’enseignement public » (L. 442‑5) puisque la proposition de loi applique ces mêmes règles aux établissements publics.
Elle s’applique également à toutes les aides aux investissements des établissements privés par les collectivités territoriales (L. 442‑6 et suivants), aux subventions facultatives de la part de l’État ou des collectivités territoriales (L. 151‑4, L. 442‑16) etc., qui seront pondérées en fonction de l’indicateur de mixité sociale. Il semble ainsi normal de s’assurer que les investissements réalisés par les établissements privés faisant l’objet de subvention publique puissent bénéficier à des élèves de tout milieu social, et non seulement aux plus favorisés.
Ces deux articles permettent donc d’instaurer un mécanisme de bonus/malus modulant le montant des dotations des établissements en fonction d’un indicateur de mixité sociale local qui comprendra notamment l’IPS. Il devra également tenir compte du taux de poursuite de scolarité dans l’établissement, particulièrement des élèves boursiers ou issus de milieux défavorisés, afin de pénaliser le taux d’éviction des établissements privés envers les élèves en cours de scolarité dont les résultats scolaires ne sont pas jugés satisfaisants. Les modalités de calcul de cet indicateur seront déterminées par un décret pris en Conseil d’État spécifique pour chaque niveau (élémentaire, collège et lycée).
Toutefois, la modulation des dotations des établissements ne saurait, à elle seule, résoudre toutes les difficultés de mixité sociale et scolaire. Engager une politique publique nationale en faveur de la mixité sociale et scolaire nécessite de mobiliser tous les acteurs et dépend d’alliances éducatives territoriales ambitieuses et souvent complexes.
Parce qu’une approche normative uniforme et centralisée ne semble pas la plus adaptée, le ministère de l’éducation nationale avait lancé en 2016 des expérimentations territoriales visant à favoriser la mixité scolaire. De celles‑ci on peut en conclure qu’aucun modèle transposable d’un territoire à l’autre ne s’est imposé et que mobiliser à partir des besoins des territoires reste l’approche la plus à même de produire des effets. Aujourd’hui, la lutte contre la ségrégation scolaire ne peut reposer sur les seules épaules de quelques volontaires, il est indispensable que chaque territoire se mobilise et se fixe des objectifs de mixité.
Aussi, le deuxième levier d’action proposé par ce texte est d’instaurer, dans chaque département, une commission territoriale, à laquelle participent les différents acteurs locaux pour répondre aux objectifs de mixité.
Ainsi, l’article 3 vise à fixer le cadre législatif dans lequel ces commissions départementales pour la mixité scolaire sont instaurées.
Cet article s’inspire des modèles mis en place dans les territoires pilotes sur la mixité de 2016 où la qualité du travail partenarial entre le conseil départemental et le rectorat a permis la mise en place d’une gouvernance territoriale qui a été garante de la mobilisation de la communauté éducative et de l’implication des familles. L’enjeu de ce pilotage territorial adapté est de produire, dans la durée, une culture commune de territoire au service de la mixité sociale.
Ainsi, dans chaque département, est créée une instance, coprésidée par le président du conseil départemental et le directeur académique des services de l’éducation nationale (DASEN), à laquelle participent les collectivités concernées, les représentants des organisations syndicales, les fédérations de parents d’élèves afin d’associer et d’impliquer étroitement l’ensemble des acteurs. Des chercheurs, des spécialistes de l’éducation issus de différentes disciplines peuvent également y être associés. Il est important que les établissements privés participent à ces instances afin de contribuer, eux aussi, aux objectifs de mixité, comme ce fut le cas à Castre dans le Tarn, à Rive de Gier dans la Loire, ou encore à Redon en Ille‑et‑Vilaine.
Ces instances permettront ainsi à l’échelle d’un département de coconstruire une stratégie sur la base d’un diagnostic partagé. Pour être efficace, ce partenariat nécessite d’être formalisé par le biais d’un conventionnement portant sur les objectifs à atteindre, les modalités de travail et la contribution des différentes parties et la gouvernance de l’ensemble. Des protocoles d’évaluations permettraient également de mesurer leur impact sur 3 dimensions : la composition sociale des établissements, la réussite scolaire et le développement des compétences des élèves.
Cette instance sera consultée lors de l’élaboration de la carte scolaire par la collectivité territoriale compétente. Elle participera à la fixation de l’indicateur de mixité sociale qui pondère les dotations des établissements du second degré attribuées par la collectivité territoriale.
Pour conclure, si les auteurs de cette proposition pensent que la mixité est un impératif de justice sociale et de civisme, ils rappellent qu’il faut être capable d’instruire et d’éduquer ensemble des élèves inégaux en termes de conditions sociales, de vie familiale et de familiarité avec l’école. Comme l’écrivent Mme Najat Vallaud Belkacem et M. François Dubet « cela suppose que la réalité de cette hétérogénéité nourrisse les pédagogies, la vie scolaire et la gestion éducative des temps hors classe, l’aide au travail personnel des élèves, la continuité éducative notamment entre le premier et le second degrés, la relation avec les familles et l’organisation des établissements. Cela suppose aussi des changements de représentation et de pratiques pour faire de la diversité des élèves une véritable opportunité de leurs apprentissages ».
– 1 –
proposition de loi
Article 1er
Le cinquième alinéa de l’article L. 111‑1 du code de l’éducation est complété par une phrase ainsi rédigée : « L’État et les collectivités territoriales pondèrent la répartition des moyens attribués aux établissements scolaires du premier et du second degré en fonction d’un indicateur de mixité sociale dont les modalités sont définies par décrets en Conseil d’État. »
Article 2
L’article L. 442‑5 du code de l’éducation est ainsi modifié :
1° Le premier alinéa est complété par les mots : « et à l’objectif de mixité sociale énoncé à l’article L. 111‑1 » ;
2° L’avant‑dernier alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée : « Conformément à l’article L. 111‑1, l’État et les collectivités territoriales pondèrent la répartition des moyens attribués aux établissements privés du premier et du second degrés, au titre du titre IV du livre IV de la deuxième partie du présent code ainsi que les moyens attribués de manière facultative, en fonction d’un indicateur de mixité sociale dont les modalités sont définies par décrets en Conseil d’État. »
Article 3
L’article L. 111‑1 du code de l’éducation est complété par quatre alinéas ainsi rédigés :
« À ce titre, il est créé dans chaque département une commission comprenant les représentants de l’État, des collectivités territoriales, des établissements scolaires, des organisations syndicales et des fédérations de parents d’élèves. Elle est co‑présidée par le président de département et le directeur académique des services de l’éducation nationale.
« La commission, en cohérence avec les orientations nationales en matière de politique de mixité scolaire, est chargée d’établir un contrat pluriannuel d’orientation fixant notamment des objectifs de mixité scolaire et la contribution des différentes parties prenantes.
« Elle est consultée lors de l’élaboration de la carte scolaire par la collectivité territoriale compétente. Elle participe à la fixation de l’indicateur de mixité sociale local qui pondère les dotations des établissements scolaires attribuées par la collectivité territoriale.
« Un décret en Conseil d’État précise la composition et les attributions de cette commission. Il détermine notamment les conditions selon lesquelles toute autre personne physique ou morale susceptible de contribuer à l’élaboration du projet peut participer à la commission. »
Article 4
I. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.
II. – La charge pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par la majoration de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État, par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.
([1]) Note d’information n°23.37, DEPP, Ministère de l’Educations nationale, 2023
([2]) Note d’information n°20.01, DEPP, Ministère de l’Educations nationale, 2020
([3]) Dans les années 2000, le privé sous contrat accueillait 12,5 points de pourcentage d’élèves « très favorisés » de plus que le public, en 2022, cet écart est de 20 points de pourcentage. Note n°23.37, DEPP (supra).
([4]) Rapport d'information n°2423 en conclusion des travaux d'une mission d'information relative au financement public de l’enseignement privé sous contrat, par M. Paul Vannier et M. Christopher Weissberg.
([5]) « Le ghetto scolaire, pour en finir avec le séparatisme », Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet, Editions du Seuil et La République des idées, mars 2024
([6]) 70% des enfants défavorisés ne sont pas scolarisés en éducation prioritaire
([7]) « Le ghetto scolaire, pour en finir avec le séparatisme », Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet, Editions du Seuil et La République des idées, mars 2024