N° 1110
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 avril 2023.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
M. William MARTINET,
député.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le 22 juin 2023, un bébé de 11 mois a trouvé la mort empoisonné dans une entreprise de crèche appartenant au groupe People & Baby. Cette tragédie a contribué à libérer la parole des parents et des professionnelles concernant la maltraitance des enfants au sein des crèches privées lucratives.
Plus généralement, c’est le modèle économique des entreprises de crèches et ses dérives qui se retrouvent sous le feu des critiques. La marchandisation du secteur de la petite enfance, décidée à bas bruit en 2004, mérite aujourd’hui un débat politique argumenté et transparent.
Le coût de fonctionnement des crèches privées lucratives est élevé, de 15 % supérieur à celui des crèches gérées par une collectivité territoriale ([1]). Les fonds publics représentent l’essentiel du financement des places ouvertes par les entreprises de crèches. Ces dernières bénéficient d’une double subvention. Une première par la Caisse d’allocations familiales qui soutient indifféremment les acteurs publics et privés. Une seconde à travers les aides fiscales dont bénéficient les entreprises qui réservent des berceaux pour leurs salariés. Ainsi, deux tiers des 330 millions d’euros de chiffre d’affaires du groupe Babilou, une des plus grandes entreprises de crèches du pays, sont des fonds publics ([2]).
Tout indique que cette abondance d’argent public et ces coûts de gestion élevés ne sont pas mis au service de la qualité de l’accueil des enfants. Les alertes sont nombreuses. Journalistes ([3]), parents ([4]) et professionnelles ([5]) signalent depuis plusieurs années des faits de maltraitance plus fréquents et plus graves en crèches lucratives, des pratiques commerciales frauduleuses et des conditions de travail dégradées pour les professionnels.
Bien qu’il soit coûteux pour les finances publiques, maltraitant envers les enfants et qu’il malmène les professionnelles, le business des crèches privées lucratives est florissant, au point de représenter 80 % des ouvertures de places ces 10 dernières années. Un tel essor s’explique avant tout par le haut niveau de rentabilité dont bénéficient les investisseurs.
Les entreprises de crèches prennent grand soin de dissimuler la logique financière qui les anime. Leurs logos arborent des oursons, tortues, petites mines réjouies et adorables pandas ([6]). Leurs chartes de valeurs affirment « respect, écoute et empathie », « solidarité des équipes », « bien‑être de l’enfant » ([7]). Derrière cette vitrine, ce sont de puissants acteurs économiques qui tirent les ficelles. Les quatre principaux groupes de crèches privés sont tous adossés à des fonds d’investissement. Dans le cas de l’entreprise Babilou, l’actionnaire majoritaire est la société de capital‑investissement Antin Infrastructure Partners, capitalisée en bourse à 2,835 milliards d’euros, connue pour ses investissements dans la fibre optique en Hollande, les gares ferroviaires en Italie ou encore les pipelines en Mer du nord britannique ([8]). Ces fonds d’investissement exigent des niveaux de rentabilité élevés ([9]) qui se répercutent sur le management des entreprises dont ils sont actionnaires.
Sur le terrain, les témoignages illustrant cette pression financière sont nombreux. On peut citer le rationnement des produits d’hygiène – » deux couches maximum par jour » – et le recrutement de personnels non qualifiés ([10]). Une ancienne responsable d’une crèche privée lucrative résumait ainsi le fonctionnement de l’entreprise : « usine à fric au détriment de l’enfant » ([11]).
En avril 2023, l’IGAS a dénoncé « des dérives inacceptables car elles suivent une logique exclusivement financière sans autre considération » ([12]) et n’a pas hésité pas à faire référence au scandale des EHPAD privés des groupes Korian et Orpéa : « l’activité marchande dans le secteur de la petite enfance soulève les mêmes enjeux et les mêmes risques que dans le secteur des personnes âgées » ([13]).
Dès lors, l’Assemblée nationale considère nécessaire la création d’une commission d’enquête pour investiguer le modèle économique et financier des entreprises de crèches, leur utilisation des fonds publics et les conséquences de la recherche de profit sur les conditions de travail des professionnelles et la qualité de l’accueil des jeunes enfants.
proposition de rÉsolution
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête de trente membres. Cette commission d’enquête a pour missions :
1° d’analyser les informations financières des entreprises de crèches pour mesurer leur taux de profitabilité, la contribution des financeurs publics à cette profitabilité, la constitution de capitaux personnels ou professionnels indus qui en découlent ;
2° d’identifier les montages financiers soupçonnés de donner lieu à des malversations et les failles de la réglementation permettant leur existence ;
3° de dévoiler les stratégies de lobbying des entreprises de crèches et leur impact sur les pouvoirs publics, ainsi que les éventuels conflits d’intérêt au sein des instances de gouvernance des organismes financeurs ;
4° d’évaluer les conditions d’accueil des jeunes enfants et de travail des professionnels dans ces établissements, ainsi que les conséquences de la recherche de rentabilité sur ces conditions d’accueil et de travail ;
5° de prendre connaissance d’éventuels abus dans la relation commerciale entre les entreprises de crèches et les parents ;
6° d’émettre des recommandations sur les réponses que peuvent apporter les décideurs publics en la matière.
([2]) « Leurs valeurs sont les mêmes que celles d’Orpea » : les crèches privées ou la loi du marché dès le berceau (nouvelobs.com)
([3]) « Leurs valeurs sont les mêmes que celles d’Orpea » : les crèches privées ou la loi du marché dès le berceau (nouvelobs.com) ;
Crèches privées : les dérives d’un business biberonné à l’argent public | Mediapart ;
([4]) Micro‑crèches : problèmes de sécurité, négligences, soupçons de maltraitance… Des parents et employés alertent - Magicmaman.com ; « C’est l’Orpea des tout‑petits » : des micro‑crèches mises en cause par des familles – Le Parisien | Syndicat National des Professionnel·le·s de la Petite Enfance (snppe.fr)
([9]) https ://www.franceinvest.eu/wp‑content/uploads/2021/06/France‑Invest‑Etudes‑2021_Performance‑2020.pdf
([10]) « Il fallait diviser le coton en deux » : l’envers du décor des crèches privées (nouvelobs.com)
Maltraitances en crèche : un tabou français | Mediapart
Après le scandale des Ehpad, les crèches ? - 12/04 (bfmtv.com)
([11]) (13) Ghita ; plaignante : "Notre collectif a été submergé par une centaine de signalements" - YouTube