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N° 1620
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 septembre.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d’une commission d’enquête les pratiques des caisses d’allocations familiales, notamment en termes de contrôle sur les populations les plus précaires et les privations de droits et de non recours qui en résultent,
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
Farida AMRANI, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT, Rodrigo ARENAS, Clémentine AUTAIN, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Mickaël BOULOUX, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Paul‑André COLOMBANI, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ETIENNE, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Fatiha KELOUA‑HACHI, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Antoine LÉAUMENT, Karine LEBON, Arnaud LE GALL, Tematai LE GAYIC, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Sarah LEGRAIN, Murielle LEPVRAUD, Frédéric MAILLOT, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean Philippe NILOR, Danièle OBONO, Nathalie OZIOL, Mathilde PANOT, René PILATO, François PIQUEMAL, Thomas PORTES, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Aurélien SAINTOUL, Michel SALA, Sabrina SEBAIHI, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACH‑TERRENOIR, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER,
Député‑e‑s.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Depuis le premier trimestre 2022, plusieurs médias d’investigation ont révélé une série de dysfonctionnements et de pratiques illégales liés aux caisses d’allocations familiales (CAF). Le 1er décembre dernier, l’émission Envoyé Spécial a diffusé un reportage « La CAF ne répond pas ». Le 10 décembre, la cellule investigation de Radio France révélait son enquête « Quand des algorithmes notent les allocataires de la CAF » diffusé sur France Inter. Ces émissions, comme de nombreuses autres, se sont appuyées sur les travaux du collectif « Changer de cap » qui, depuis 2021, a engagé avec plusieurs associations un travail d’enquête et de recoupement de témoignages sur certaines pratiques des CAF, illégales, maltraitantes ou discriminatoires.
Selon les témoignages recueillis, le versement des prestations fait l’objet de nombreuses anomalies liées au traitement automatique des déclarations des allocataires. L’algorithme est programmé pour suspendre automatiquement les droits, déclencher directement un contrôle. Suspensions de droits sans explications, non‑respect du contradictoire, suspensions préventives de toutes les prestations en cas de contrôle, remboursements autoritaires d’indus : il en résulte des pratiques contraires à la réglementation, aux droits fondamentaux ou au Règlement général sur la protection des données.
Les notifications automatiques ne comportent pas le détail des calculs ni les raisons des indus éventuels. La suspension totale des droits ne respecte pas l’obligation d’un reste à vivre pratiquée par toutes les autres administrations. Lorsqu’un indu est constaté, la CAF le récupère sans même parfois informer l’allocataire, y compris sur des prestations de nature différente. De plus, l’algorithme impute automatiquement aux allocataires les erreurs dues à l’administration ou à l’incohérence des réglementations, alors que celles‑ci représentaient en 2013, 30 à 35 % des indus constatés ([1]).).
Ces pratiques ont pour effet de laisser de nombreuses familles dans un total dénuement pendant plusieurs mois, avec des conséquences parfois dramatiques : ruptures familiales, expulsions du logement, basculements dans la grande pauvreté ou la misère, dégradation de la santé, stress, problèmes psychiques, perte de confiance dans la société. Ces conséquences perdurent parfois même quand les droits sont rétablis. Il est donc nécessaire d’évaluer ces pratiques et leurs conséquences au regard des principes fondamentaux du droit et déterminer leurs causes en explicitant les choix de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), de la tutelle et des prestataires qui ont instauré cette situation de non‑droit.
Cet état de non‑droit est renforcé par l’opacité des règles. En effet, les modalités d’éligibilité, de versement des prestations et de contrôle sont déterminés par des centaines de « lettres réseau » et informations techniques adressées par la CNAF aux CAF et à leurs agents. Or, ces textes ne sont pas publiés, les allocataires ne peuvent donc ni connaître les règles qui ont déterminé leur prestation, ni le détail des calculs, ils ne peuvent pas se défendre en cas de contestation. Ces textes constituent pourtant des circulaires dès lors qu’ils « émanent d’une autorité publique et ont des effets notables sur les droits ou la situation des administrés ». ([2]) Ils constituent l’architecture sur laquelle repose les contrôles et les suspensions de versement d’allocations qui en résultent. Quelles sont les raisons de cette opacité ? Pourquoi ces documents ne sont‑ils pas publiés sur le site de la CNAF ?
Un score de risque (d’erreurs ou de fraude) est attribué à chaque allocataire, en référence à des situations types : plus le score se rapproche de 1 et plus le risque d’un contrôle est élevé. Ce dispositif était initialement tourné vers la détection des fraudes, mais il s’est avéré que celles‑ci sont insignifiantes (351 millions d’euros pour 99 milliards de prestations versées en 2022, soit 0,4 %) ([3]). Aujourd’hui, l’objectif assigné aux CAF est de récupérer un maximum d’indus en optimisant le rendement des contrôles. Le datamining conduit à cibler des contrôles sur les allocataires les plus enclins à faire des erreurs de déclarations. Plus qu’un ciblage sur des risques présumés, ces pratiques reviennent à exercer un contrôle social par la multiplication des contrôles. Une stigmatisation s’applique aux usagers les plus vulnérables, désignés comme des fraudeurs potentiels. Ces pratiques ne sont pas nouvelles : en septembre 2017, le Défenseur des droits avait déjà alerté sur les « dangers » de l’utilisation du datamining et mettait en garde contre un risque de discriminations.
De plus, ces pratiques contribuent à alimenter le non‑recours aux droits. Les plus vulnérables sont les plus contrôlés, qu’il s’agisse de femmes seules avec enfants, des personnes les plus pauvres, de ceux et celles qui connaissent des situations professionnelles instables ou sont en situation de handicap. Certains renoncent à demander des prestations, craignant de devoir rembourser des indus liés à un fonctionnement devenu imprévisible.
Les errements constatés sont liés à une politique de ressources humaines guidée par la compression des coûts qu’il est nécessaire de questionner. Depuis 2017, le nombre d’agents statutaires a été réduit sous la pression de la tutelle (ministère du budget et direction de la sécurité sociale), qui exercent une cotutelle sur les CAF, au nom des supposés gains de productivité qui allaient résulter de la dématérialisation. Les agents de premier accueil sont de plus en plus des CDD recrutés pour 6 mois, qui ne répondent qu’à des questions d’ordre général. Des tâches nouvelles sont sans cesse demandées aux CAF et les désordres informatiques se sont multipliés avec la sous‑traitance des programmes à des opérateurs privés. La multiplication des bugs et des dysfonctionnements a entraîné dans certains cas un recul de la productivité. Il en résulte une désorganisation de certaines CAF et une grande souffrance au travail des agents, analogue à celle qu’on observe dans les hôpitaux, l’éducation nationale et d’autres services publics, avec des burn‑out, des départs d’agents chevronnés et un mal‑être généralisé.
En l’absence d’interlocuteur humain, les allocataires sont livrés à eux‑mêmes, dès lors que le lien agents‑allocataires est rompu. L’outil informatique étant inégalement maîtrisé selon les générations, une discrimination supplémentaire s’applique aux personnes rencontrant des difficultés à créer un espace en ligne ou à remplir correctement leurs déclarations ou se situent en zone blanche. Mais les plus jeunes connaissent également de grandes difficultés à maîtriser le langage administratif et la complexité des procédures. Les allocataires ont seuls la responsabilité d’interpréter avec exactitude et ponctualité une réglementation complexe, parfois contradictoire, faite de sédimentations successives, sous peine de voir leurs prestations suspendues.
Ces pratiques s’inscrivent dans l’objectif général de dématérialiser les services publics et de transformer les CAF en plates‑formes numériques favorisant le développement de biens et de services par les acteurs privés, d’où les orientations imposées : moins de guichets, diminution des effectifs, dématérialisation, diminution des coûts. L’attribution conséquente de marchés informatiques par la CNAF à des prestaires résulte de cette volonté politique. Ainsi, la CNAF a souscrit de multiples contrats de marchés publics pour les 4 ans à venir, à hauteur de 477 millions d’euros. Les algorithmes et les systèmes d’information de la CNAF ne sont pas contrôlés et les choix ne font pas l’objet de véritables études d’impact au sens de la loi organique de 2009. L’algorithme de ciblage n’a fait l’objet d’une autorisation de la CNAF qu’en 2011, alors qu’au moins 3 versions ont été mises en œuvre depuis. La Cour des comptes est principalement préoccupée par l’optimisation du rendement des contrôles, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) est en voie disparition. Il serait utile d’analyser la finalité et le contenu de ces contrats, qui confient au secteur privé la réalisation de services, mais aussi une partie de la maîtrise d’ouvrage, contribuant au démantèlement progressif du service public de la sécurité sociale.
proposition de rÉsolution
Article unique
En application des articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, est créée une commission d’enquête de trente membres, chargée de :
– de faire un état des lieux des modalités de gestion par les caisses d’allocations familiales des prestations de la branche famille et de celles qui leur sont confiées par les Départements et par l’État, au regard du respect de la législation en vigueur et de la réglementation européenne, de transparence et d’accès aux droits ;
– d’analyser en particulier les modalités de calcul, de versement automatiques des prestations et de contrôles ciblés en explicitant les choix de la caisse nationale d’allocations familiales, de la tutelle et des prestataires ;
– d’évaluer les modalités de sous‑traitance informatique et les contrats passés par la branche famille de la sécurité sociale en novembre 2022 avec des prestataires privés ;
– d’expliciter les dispositions législatives qui apparaitraient nécessaires, notamment pour mettre en place un contrôle de légalité, des outils de suivi et de régulation et garantir le respect du droit et des missions de solidarité qui sont celles des caisses d’allocations familiales.
([1]) Selon un selon une étude commune de l’IGAS et de l'IGF 2013 sur les indus de la branche famille (voir ici)
([2]) Arrêt du Conseil d'État du 12 juin 2020 Voir ici https://www.vie-publique.fr/fiches/20265-quest-ce-quune-circulaire
([3]) Communiqué CNAF du 5 juin 2023 voir ici. À noter que si l'objectif était de généraliser l'accès aux droits on prendrait comme références d'autres allocataires et on aboutirait à d'autres résultats. Cet outil est aligné sur la nécessité présupposée de cibler les fraudeurs et la volonté de récupérer un maximum d’indus, et non sur la volonté d’un accès de tous à leurs droits, qui coûterait plus cher (3 milliards d’€ pour le seul RSA) et nécessiterait un accompagnement plus important.