N° 1311

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er juin 2023

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français,

 

 

Président

M. Jean-Philippe TANGUY

 

Rapporteure

Mme Constance LE GRIP

Députés

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

(du 19 janvier au 24 mai 2023)

 

 

 Voir les numéros : 275 et 589.

 


La commission relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, est composée de : M. Jean-Philippe Tanguy, président ; Mme Constance Le Grip, rapporteure ; Mme Nadège Abomangoli ; M. Pieyre-Alexandre Anglade ; M. Julien Bayou ; M. Éric Bothorel ; M. Ian Boucard ; M. Philippe Brun ; Mme Clara Chassaniol ; Mme Mireille Clapot ; Mme Caroline Colombier ; M. Jean‑Pierre Cubertafon ; M. Pierre‑Henri Dumont ; M. Nicolas Dupont-Aignan ; M. Laurent Esquenet-Goxes ; Mme Anne Genetet ; M. Frank Giletti (à compter du 1er juin 2023) ; Mme Stéphanie Kochert ; M. Bastien Lachaud ; Mme Hélène Laporte (jusqu’au 31 mai 2023) ; M. Thomas Ménagé ; M. Kévin Pfeffer ; Mme Anna Pic ; M. Thomas Portes ; M. Richard Ramos ; M. Thomas Rudigoz ; M. Aurélien Saintoul ; M. Vincent Seitlinger ; M. Charles Sitzenstuhl ; M. Stéphane Vojetta.

 


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SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) (19 janvier 2023)

2. Audition, ouverte à la presse, de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (19 janvier 2023)

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l’université Paris Cité (19 janvier 2023)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS, ministère de l’Europe et des affaires étrangères) (26 janvier 2023)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) (26 janvier 2023)

6. Audition, ouverte à la presse, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées) (26 janvier 2023)

7. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) (2 février 2023)

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) (2 février 2023)

9. Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI, ministère de l’intérieur) (2 février 2023)

10. Audition, à huis clos, de M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin (ministère de l’économie et des finances) (9 février 2023)

11. Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, et Jérôme Simon, premier vice-procureur financier (9 février 2023)

12. Audition, à huis clos, de M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED, ministère de l’économie et des finances) (15 février 2023)

13. Audition, à huis clos, de M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE, ministère des armées) (15 février 2023)

14. Audition, à huis clos, de MM. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Vincent Strubel, directeur de l’Agence nationale de sécurité des services informatiques (ANSSI), et Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) (16 février 2023)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine, rapporteur de la mission d’information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français (9 mars 2023)

16. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Lefas, président de Transparency International France (9 mars 2023)

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (9 mars 2023)

18. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant MM. Frédéric Métézeau et Maxime Tellier, journalistes à Radio France, MM. Damien Leloup et Florian Reynaud, journalistes au journal Le Monde, et Mme Sandrine Rigaud, rédactrice en chef de Forbidden Stories (14 mars 2023)

19. Audition, à huis clos, de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE, ministère de l’économie et des finances) (14 mars 2023)

20. Audition, ouverte à la presse, de M. Rachid M’Barki, journaliste (22 mars 2023)

21. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF, ministère de l’intérieur) (23 mars 2023)

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV (23 mars 2023)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. Buon Tan, ancien député (23 mars 2023)

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Mariani, député européen, ancien ministre, ancien député (28 mars 2023)

25. Audition, à huis clos, de M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (29 mars 2023)

26. Audition, ouverte à la presse, de Mme Cécile Vaissié, professeur en études russes et soviétiques à l’université Rennes 2 (29 mars 2023)

27. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) (29 mars 2023)

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France (30 mars 2023)

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Glucksmann, député européen, président de la commission spéciale INGE 2 (4 avril 2023)

30. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ancien ministre (5 avril 2023)

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE, chef par intérim de la division anti-corruption, et de Mme Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption, coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption) (6 avril 2023)

32. Audition, ouverte à la presse, de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (6 avril 2023)

33. Audition, ouverte à la presse, de Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen (6 avril 2023)

34. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre (11 avril 2023)

35. Audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Tang, ministre taïwanaise du numérique (12 avril 2023)

36. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Olivier, député européen (12 avril 2023)

37. Audition, à huis clos, de M. Jean-Pierre Duthion, lobbyiste et consultant (12 avril 2023)

38. Audition, ouverte à la presse, de M. Maurice Leroy, ancien ministre, ancien député (13 avril 2023)

39. Audition, ouverte à la presse, de MM. Charles d’Anjou, président du média Omerta et Régis Le Sommier, directeur de la rédaction (13 avril 2023)

40. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre (2 mai 2023)

41. Audition, ouverte à la presse, de M. François Fillon, ancien Premier ministre (2 mai 2023)

42. Audition, ouverte à la presse, de M. José Bové, ancien député européen (4 mai 2023)

43. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député européen (4 mai 2023)

44. Audition, ouverte à la presse, de Mme Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national (24 mai 2023)

 


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   comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête

 

 


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.ingerences-etrangeres-commission-d-enquete
 

 


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1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) (19 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous ouvrons les travaux de notre commission d’enquête en recevant M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Nous avons en effet souhaité auditionner en premier lieu des experts et membres du corps académique afin de préciser les termes qui seront au cœur des débats de notre commission d’enquête. Je pense en particulier à la notion d’ingérence : vous nous expliquerez ce qu’elle recoupe et en quoi elle se distingue du concept d’influence. Notre rapporteure, Mme Constance Le Grip, et d’autres membres de notre commission d’enquête ont souvent décrit le concept d’ingérence comme un spectre, un continuum qui recouvre plusieurs sujets. Au-delà de cette question sémantique, vous nous présenterez votre analyse de la situation, vous nous décrirez l’ampleur de ces ingérences ou de ces risques d’ingérence, et vous nous expliquerez comment le sujet devrait, selon vous, être abordé par notre commission d’enquête. Vous pourrez aussi nous aider à tracer quelques pistes.

Expert en relations internationales, vous avez consacré votre thèse aux relations franco-soviétiques de 1958 à 1964 et vous avez publié de nombreux articles sur la Russie et les État issus de l’Union soviétique – une zone géographique sur laquelle notre commission d’enquête envisage de se pencher plus particulièrement. Parmi vos ouvrages récents, on peut citer L’Affolement du monde – 10 enjeux géopolitiques, sorti en 2017, et Guerres invisibles – Nos prochains défis géopolitiques, publié en 2021. Votre tout dernier livre, Les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, sort en librairie aujourd’hui même.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Thomas Gomart prête serment.)

M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Les circonstances un peu difficiles de cette journée de grèves ont empêché M. Thierry de Montbrial de répondre à votre invitation : il m’a donc demandé de représenter l’IFRI devant votre commission d’enquête.

Vous avez sollicité mon analyse de la situation géopolitique actuelle et de l’évolution des formes d’ingérence que la France et, plus généralement, les États démocratiques doivent affronter. Je ferai cet exposé du point de vue qui est le mien, celui d’un directeur de think tank. Ce secteur fonctionne grâce à des échanges constants et repose sur un principe de coopération avec des pairs étrangers, quel que soit le pays où ils travaillent. Autrement dit, l’univers des think tanks tel que nous le concevons à l’IFRI est fondamentalement ouvert.

Je pourrais sans doute répondre sans trop de difficultés à votre demande d’analyse géopolitique, mais il me sera plus difficile de parler d’ingérence car cette notion renvoie, à mon sens, à des manœuvres secrètes qui ne sont pas compatibles avec le secteur ouvert que je viens d’évoquer. Je parlerai davantage des stratégies d’influence, à savoir des tentatives de faire évoluer le comportement de certains acteurs sans recourir à la force. Je comprends que vous ayez un débat sur ces différentes notions – mon collègue Frédéric Charillon, que vous auditionnerez aussi cet après-midi, sera davantage capable de vous éclairer.

Je ferai cet exposé en m’appuyant sur mes propres travaux, que vous avez eu la gentillesse de citer, et sur ceux de mes collègues de l’IFRI.

Après vous avoir proposé un cadre d’analyse synthétique de la situation géopolitique, j’essaierai d’identifier quatre grandes évolutions des formes d’influence, d’ingérence ou d’action extérieure, puis je me pencherai plus spécifiquement sur les stratégies militaires d’influence, un thème sur lequel l’IFRI a mené des travaux récemment.

S’agissant tout d’abord de la situation géopolitique actuelle, nous nous situons au chevauchement de deux cycles stratégiques. Nous sortons du cycle de la lutte contre le djihadisme, marqué par une approche très asymétrique, pour entrer dans celui de la compétition de puissances. Si ce cycle réapparaît en tant que tel dans la doctrine, nous n’en étions en réalité jamais vraiment sortis – pour des raisons sur lesquelles je pourrai revenir, nous avons cependant eu tendance, dans l’univers qui est le mien, à minorer les questions stratégiques. De même, je ne pense pas du tout que nous en ayons fini avec la lutte contre le djihadisme. Le fait que nous nous situions simultanément dans ces deux cycles a des conséquences en termes d’influence et d’ingérence. Notre pays fait face à une dégradation de son environnement stratégique plus rapide que les experts ne l’avaient prévu. Lors de l’élaboration de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, à laquelle j’ai participé, un certain nombre de phénomènes avaient été identifiés, mais l’accélération due notamment à la guerre en Ukraine est tout à fait marquante.

J’aimerais maintenant souligner un enchevêtrement et deux découplages, qui en annoncent peut-être un troisième.

Dans les livres que vous avez mentionnés, j’ai essayé de décrire un enchevêtrement entre ce qui relève des affaires intérieures et des affaires extérieures, entre ce qui relève d’acteurs publics et d’acteurs privés, entre ce qui relève de logiques locales et de logiques globales. Tout cela crée un niveau de complexité très difficile à appréhender par l’analyse.

Deux grands découplages permettent de caractériser la situation géopolitique qui est la nôtre. Le premier est le découplage entre la Chine et les États-Unis dans certains segments du domaine technologique. Il n’y a cependant pas de divergence complète entre ces deux pays en matière économique : nous sommes face à deux économies siamoises qui, à mon avis, vont le rester. Le deuxième découplage, beaucoup plus récent, a des effets immédiats sur l’économie politique internationale et notre situation intérieure : c’est le découplage énergétique entre la Russie et l’Union européenne à la faveur de la guerre d’Ukraine. Je vois se dessiner un troisième découplage entre les pays industrialisés et les pays du Sud global – une notion contestée par notre diplomatie –, qui portera sur le concept d’injustice climatique.

Pour décrire le contexte géopolitique de la manière la plus synthétique qui soit, je vous proposerai quatre pistes de réflexion.

Premièrement, nous sommes confrontés à une accélération de la contrainte environnementale qui entraînera des déplacements de populations, des tensions accrues sur les ressources et une multiplication des crises naturelles. Pour résumer les choses en une formule, l’Ukraine est détruite par les armes russes mais le Pakistan l’est par les inondations. Nous devons donc essayer de faire preuve de réalisme environnemental en comprenant que les questions de climat, de biodiversité et de pollution, qui renvoient certes à la notion de biens communs, sont aussi de plus en plus le terrain de confrontations entre différentes logiques nationales et de renationalisations de stratégies. Pour le dire autrement, la Chine et les États-Unis subordonnent aujourd’hui leurs politiques climatiques et numériques respectives à leur rivalité stratégique. Cela rend le positionnement des Européens, qui appréhendent davantage ces sujets par le biais de logiques coopératives, très délicat.

Deuxièmement, nous assistons à une accélération de la propagation technologique, c’est-à-dire de la propagation d’outils d’autonomisation (empowerment) – en ce qu’ils permettent à chacun de produire ses propres médias –, de coopération, mais aussi de coercition. Les individus, les organisations et les États ont beaucoup de mal à naviguer dans ces emboîtements de juridictions et de souverainetés et à distinguer, parmi ces outils, ce qui relève de la coopération et ce qui relève de la coercition. L’usage d’un ordinateur HP pour le secrétariat de cette commission d’enquête n’est pas le même qu’à l’aéroport de Moscou-Cheremetievo, par exemple.

Troisièmement, en dépit d’une dynamique d’hyperconnexion, nous observons une fragmentation politique et sociale, une archipélisation des sociétés. Les inégalités sont croissantes, tant entre les pays ou les régions du monde qu’au sein d’un même pays. Cette fragmentation politique et sociale aboutit à des formes de confrontation cognitive que l’on retrouve à la fois dans les modes de consommation et dans les modèles politiques. La mise en données de toutes nos actions individuelles et collectives va continuer à croître de manière exponentielle. Dans Le Premier XXIe siècle, Jean-Marie Guéhenno relève une convergence entre les entreprises technologiques et le Parti communiste chinois (PCC), qui « se retrouveraient dans la même ambition de contrôler les esprits jusqu’au point où le confort aura fait oublier la servitude ». Il s’agit là d’un sujet très important pour votre commission d’enquête, dans la mesure où il pose la question de la cohésion nationale. Il faut se demander comment cette dernière réagit à la mise en données du monde et dans quelle mesure elle est victime des tentatives d’ingérence ou des stratégies d’influence d’acteurs extérieurs.

Quatrièmement, il convient de citer les quatre principaux chocs à venir, qu’ils soient de nature géostratégique ou géoéconomique. L’Union européenne a du mal à se positionner dans la rivalité entre la Chine et les États-Unis : ainsi, en novembre dernier, le chancelier Scholz s’est rendu à Pékin quand le président Macron est allé à Washington. Par ailleurs, on peut se demander s’il n’y aura pas, dans le capitalisme global, une sorte de remplacement de la Chine par l’Inde, un pays qui s’affirme et sur lequel nous devrions beaucoup plus travailler. Il faudra aussi scruter l’évolution de la Russie et de l’Iran, qui sont désormais les deux pays les plus sanctionnés au monde ; ils présentent un certain nombre de convergences s’agissant de leur appareil d’État et de leur appareil répressif, mais aussi des différences profondes quant à l’évolution de leurs sociétés civiles respectives. Je souligne enfin l’importance des puissances régionales : dans le livre que je publie aujourd’hui, je m’intéresse notamment à l’Arabie Saoudite et à la Turquie, qui affichent des ambitions de transformation de leur environnement.

Je m’efforcerai maintenant de décrire, de manière très synthétique, les principales évolutions des formes d’action que je peux observer. Dans mon livre Guerres invisibles, je les ai résumées en quatre verbes : numériser, innover, dissimuler, contrôler.

Numériser, tout d’abord. Après la mise en place du Safe Harbor aux États-Unis, il a fallu dix-huit ans à l’Union européenne pour adopter le règlement général sur la protection des données (RGPD). Au cours de ces dix-huit années, il s’est produit, pour paraphraser Karl Marx, une accumulation primitive des données. Surtout, nous avons compris que nous étions désormais confrontés à un « capitalisme de plateforme » qui, par divers canaux, cherche à prendre le contrôle de l’appareil productif. Quand on n’a pas de plateforme, on est fondamentalement tributaire de celles des autres. Certains analystes comme Shoshana Zuboff pensent que ce capitalisme de plateforme est en train d’aboutir à un « capitalisme de surveillance » où l’extraction, le stockage et l’exploitation des données, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont au cœur de l’activité économique. Cela me conduit à une observation qui, à mon sens, reviendra souvent au cours de vos travaux : celle d’une hyperconcentration du pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’acteurs économiques, que l’on résume très souvent et peut-être trop rapidement aux GAFAM américains – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – et aux BATX chinois – Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi. On peut également mentionner le rôle de Huawei concernant la 5G.

Innover, ensuite. Historiquement, il existe un lien très direct entre le niveau de dépenses militaires et la capacité d’innovation. Or les GAFAM disposent désormais de capacités d’investissement, en recherche fondamentale comme en recherche appliquée, supérieures à celles des États, en particulier des États européens – pour les BATX, ce point est beaucoup plus difficile à déterminer. Traditionnellement, l’innovation est d’abord militaire avant de trouver des applications civiles, mais le mouvement est en train de s’inverser. Dans les domaines de l’intelligence artificielle et du software, les Européens sont très absents. Nous nous trouvons face à deux complexes militaro-numériques : le complexe américain, que nous comprenons car il repose encore sur une séparation des pouvoirs, et le complexe chinois, que nous avons beaucoup plus de mal à comprendre.

Dissimuler, maintenant. Un certain nombre d’États conservent et entretiennent des capacités de dissimulation, lesquelles demeurent un attribut de puissance à l’ère de la transparence réclamée par les sociétés civiles. On peut citer la prolifération nucléaire, qui s’est notamment réalisée – en tout cas pour ce que nous en comprenons à partir de travaux ouverts – par le réseau Khan, ou encore l’action des services de renseignement, à propos de laquelle je ne peux m’exprimer puisqu’elle est, par définition, secrète. On peut en revanche essayer de réfléchir sur les « mesures actives », une notion développée par la Russie pour désigner des opérations de manipulation menées directement ou indirectement par un service de renseignement. Je vous renvoie aux travaux de Thomas Rid, qui a récemment publié un livre très au point sur ce sujet.

Contrôler, enfin. Cette action passe par différents canaux : je pense notamment à toute l’ingénierie financière liée au dollar, ou encore à l’arme fiscale – certains parlent de « Bermuland » en référence aux dispositions fiscales offertes par les Bermudes et l’Irlande –, qui fait que 60 % des profits réalisés par les multinationales américaines en dehors du territoire des États-Unis sont déclarés dans des pays à fiscalité réduite. Ce contrôle s’exerce aussi sur l’élaboration des normes par les agences onusiennes, un domaine dans lequel les Chinois investissent fortement. Je citerai encore l’arme juridique, le lawfare, auquel nous avons consacré un certain nombre de travaux, ainsi que la pratique des sanctions et contre-sanctions qui régit aujourd’hui une partie de la vie internationale.

Le troisième et dernier volet de ma présentation porte sur les stratégies militaires d’influence. Je m’appuierai sur une étude de mes deux jeunes collègues Élie Tenenbaum et Laure de Roucy-Rochegonde dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs, animé par l’IFRI en lien avec les trois états-majors d’armée. Quatre acteurs ont été étudiés : l’État islamique, les États-Unis, la Russie et la Chine.

L’« Appel à la résistance islamique mondiale » lancé en 2004 par Moussab al-Souri a d’abord été mis en ligne, ce qui a facilité sa diffusion. Dix ans plus tard, l’État islamique disposait de plus de 40 000 comptes Twitter actifs. Ainsi, pendant dix ans, les djihadistes ont bénéficié d’une forme d’impunité liée au concept de neutralité du Net – ce constat rejoint les débats actuels sur la possibilité de retirer des contenus des plateformes. En 2015, au moment de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, 19 000 sites français ont fait l’objet d’attaques simultanées. Les réseaux sociaux ont été, pour les djihadistes, un outil de recrutement particulièrement performant.

S’agissant des États-Unis, on constate une convergence cyberinformationnelle et une coopération très poussée avec le secteur privé. Le cloud proposé par les entreprises technologiques américaines s’avère très efficace par rapport à ceux des prestataires d’autres pays, qui ne pourront jamais offrir la même qualité de service compte tenu des investissements nécessaires et surtout de l’avance prise par leurs concurrents américains. Cela emporte évidemment d’importantes conséquences pour les acteurs économiques et un certain nombre d’acteurs publics européens.

En Russie, où l’on observe une continuité entre les traditions impériales, soviétique et post-soviétique, des opérations de manipulation de l’information sont pilotées par l’appareil de sécurité, en réaction très forte aux révolutions dites « de couleur », au printemps arabe et évidemment aux événements d’Ukraine en 2014, qui ont conduit les Russes à faire preuve d’un activisme sans équivalent dans l’usage des réseaux sociaux et la création de médias dédiés. On pense en particulier à Russia Today (RT) et à Sputnik, dont la ligne éditoriale consiste surtout à exploiter les clivages internes des démocraties occidentales pour démontrer l’inefficacité prêtée à ce système politique. En juin 2017, Vladimir Vladimirovitch Poutine félicitait les « hackers patriotiques », ces groupes de corsaires très liés à l’appareil d’État et conduisant des opérations d’envergure. On peut mentionner l’usine à trolls connue sous le nom d’Internet Research Agency créée par Evgueni Prigojine, lequel est également à l’origine du groupe Wagner.

La République populaire de Chine revendique officiellement le terme de propagande ; le PCC, arrivé au pouvoir au terme d’une guerre révolutionnaire, lui a même dédié un département très puissant du Comité central, qui contrôle directement un certain nombre de médias comme Xinhua. L’Armée populaire de libération (APL) a élaboré les concepts de guerre de l’opinion publique – tant chinoise qu’internationale –, de guerre psychologique contre les combattants adverses et de guerre juridique passant par le lawfare.

Si j’ai souhaité consacrer le dernier volet de mon exposé aux stratégies militaires d’influence, c’est aussi parce que ce sujet est désormais pris en compte par notre appareil d’État. Fin 2021, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a publié une « Feuille de route pour l’influence de la diplomatie française ». Plus récemment, dans le cadre de la revue nationale stratégique présentée en novembre 2022, une sixième fonction stratégique, la « fonction influence », a fait son apparition, sans doute en réaction aux stratégies d’influence conduites par d’autres puissances.

L’erreur méthodologique à ne pas commettre serait de dissocier, comme l’ont probablement trop fait les experts – je ne parle pas de ceux de l’IFRI –, les logiques de puissance de celles d’influence. Pour la plupart de nos partenaires comme de nos compétiteurs, les deux concepts sont intimement liés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour cet exposé passionnant et très complet.

Vous avez dit en préambule que vous concentreriez votre réflexion sur la notion d’influence, considérant que l’ingérence relevait, si j’ai bien compris, de manœuvres secrètes. Or vous avez décrit par la suite diverses stratégies d’influence dans les domaines économique, militaire et diplomatique qui, au-delà de leur aspect officiel, visible, utilisent aussi des manœuvres secrètes. Vous avez parlé par exemple du réseau Khan, par lequel le Pakistan aurait aidé la Corée du Nord à se doter de l’arme nucléaire. De même que l’eau souterraine peut jaillir en geysers, il arrive que les manœuvres secrètes apparaissent au grand jour, qu’elles soient révélées par des journalistes ou déjouées par les services d’autres pays : le caractère secret de l’ingérence s’en trouve alors altéré.

M. Thomas Gomart. Les concepts se chevauchent, dans une sorte de continuum. Ils sont compris différemment selon que l’on adopte une approche française, britannique, américaine, russe ou chinoise. Autant j’ai encouragé la réalisation de travaux sur les stratégies d’influence, qui peuvent être identifiées et décrites, autant je n’ai pas commandé d’études sur les stratégies d’ingérence, parce que ces dernières ne relèvent pas de sources ouvertes. Cette distinction se justifie donc d’un point de vue méthodologique ; je l’ai faite en tant que directeur d’un institut de recherche qui, comme je vous l’ai expliqué, travaille dans une logique d’ouverture par rapport à ses pairs étrangers. Cependant, vous avez raison, je vous ai présenté des choses qui relèvent de manœuvres secrètes, telles que l’action du réseau Kahn ou la démarche de la Russie en matière informationnelle, dans un certain nombre de cas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La distinction sémantique entre influence et ingérence est-elle vraiment si importante ? Est-elle même pertinente ? Ne pourrions-nous pas utiliser un mot pour l’autre ?

M. Thomas Gomart. Je ne suis pas juriste, mais je considère que l’ingérence présente un caractère délictueux que n’a pas l’influence. Tout le monde exerce de l’influence, tandis que l’ingérence se caractérise par une intentionnalité particulière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans ce cas, ne faudrait-il pas changer de point de vue et considérer que l’ingérence est caractérisée dès lors que des personnes d’une nationalité cible sont soumises et obéissent, directement ou indirectement, volontairement ou naïvement, à une influence extérieure ? Au fond, l’ingérence serait le résultat d’une stratégie d’influence qui a réussi et qui s’exerce sur des personnes d’une nationalité cible.

M. Thomas Gomart. À mon sens, les méthodes ne sont pas les mêmes. S’agissant des stratégies d’influence, Frédéric Charillon décrit très bien les différents canaux par lesquels passe le soft power : l’éducation, la marque pays… L’ingérence se caractérise, quant à elle, par un degré de pression beaucoup plus fort présentant, je le répète, un caractère délictueux. Votre formule selon laquelle l’ingérence serait « une stratégie d’influence qui a réussi » ne recevrait sans doute pas l’assentiment de notre diplomatie. Lorsque nos diplomates nouent des contacts à l’étranger, ils exercent un travail d’influence visant à renforcer le rayonnement de notre pays ou à faire passer des messages, mais cela s’arrête là.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’entends bien vos explications. Cependant, quand on dit d’un dirigeant ou d’un décideur politique qu’il est « sous influence », cela signifie qu’il n’agit plus en fonction de son libre arbitre ni dans l’intérêt de sa fonction. Je pense à des monarques français que l’on a décrits comme sous influence de l’Espagne ; de même, on a dit que la diplomatie française, sous Louis XV ou juste avant la Révolution, était sous influence autrichienne. En d’autres termes, les historiens considèrent que les décisions du roi ou de ceux qui le conseillaient n’allaient pas dans le sens des intérêts du royaume. Je choisis volontairement des exemples anciens pour éviter les polémiques.

Comme vous, je n’ai jamais considéré que les stratégies de puissance avaient cessé. Je remarque cependant que les sujets très importants que vous avez abordés sont assez peu évoqués lors des débats précédant les grands choix démocratiques, ou même dans le débat public d’une manière plus générale, sauf lorsqu’ils ne peuvent vraiment plus être évités parce qu’il y va du maintien de notre niveau de vie, de la protection de nos libertés ou de la sauvegarde de la démocratie – c’est-à-dire lorsque surviennent des crises très graves telles que l’agression russe contre l’Ukraine, la crise énergétique ou la crise du covid, qui a occasionné des problèmes d’approvisionnement en matières premières. On évoque un peu les sujets numériques, sans qu’ils prennent pour autant une place démesurée dans les campagnes électorales, et beaucoup l’influence présumée de tel ou tel pays sur tel ou tel parti ou personnalité politique – rares sont les partis qui échappent à de telles accusations. Quant à vous, vous avez parlé de choses plus concrètes, à savoir de l’influence économique, diplomatique et militaire, ou encore des stratégies d’information ou de désinformation adoptées par tel ou tel pays. Il y a donc une différence très nette entre ce qui relève de l’influence, voire de l’ingérence selon votre point de vue d’expert, et ce qui relève de ces phénomènes dans le débat public ou dans les débats politiques, y compris dans ceux que nous avons dans cette enceinte.

M. Thomas Gomart. Je partage entièrement votre constat mais je n’ai pas vraiment de solutions à vous proposer. Nous sommes parfois très surpris du peu d’intérêt de nos concitoyens pour les sujets de politique étrangère et de politique de sécurité au moment des grandes échéances démocratiques. L’IFRI a essayé d’alimenter le débat, en 2017 comme en 2022, en présentant les positions de tous les candidats sur des questions que nous avions nous-mêmes définies. En 2017, avec Thierry de Montbrial, nous avons même publié un ouvrage, Notre intérêt national  Quelle politique étrangère pour la France ?, en guise de contribution au débat public avant l’élection présidentielle. Mais vous savez mieux que moi qu’un candidat n’est pas élu sur un sujet de politique étrangère. D’importantes questions d’économie politique internationale sont examinées de manière très partielle ; or la question des approvisionnements énergétiques devrait, à mon sens, être beaucoup plus discutée dans l’espace public, surtout dans le contexte de transition énergétique qui est le nôtre. Il ne s’agit pas réellement d’un désintérêt de la part de nos concitoyens : je vois à l’IFRI une forte appétence, notamment chez les jeunes, pour la géopolitique, qui est désormais une option dans l’enseignement secondaire et dans certaines classes préparatoires. En tout état de cause, je regrette que ces sujets ne soient pas plus abordés dans le débat public, que ce soit en France ou dans d’autres pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce qui m’a également interpellé dans votre exposé, c’est le peu de place que vous avez accordé à la France et même à l’Union européenne. Cela signifie-t-il que notre pays n’est pas une cible majeure, ou qu’il n’est pas un acteur suffisamment important pour être davantage mentionné ? En d’autres termes, la France n’est-elle plus dans le jeu ?

M. Thomas Gomart. Tous les pays sont des cibles diplomatiques, mais la France l’est tout particulièrement pour une raison assez simple : elle est un membre permanent du Conseil de sécurité, ainsi qu’une puissance dotée. Son appareil productif est aussi l’objet de raids.

Dans mon dernier livre, je montre en quoi les politiques de long terme menées par neuf pays – la Russie, la Chine, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Inde, la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran – délimitent pour nous un espace stratégique. Elles sont décisives car elles touchent toutes, directement ou indirectement, à notre politique énergétique. Au début de tout raisonnement géopolitique, il faut désormais intégrer la brique « énergie et climat », qui emporte sur notre organisation industrielle des conséquences dont nous devrions débattre davantage.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie pour votre exposé très éclairant, qui situe bien le contexte et permet de dessiner quelques perspectives.

Je souscris globalement à la distinction assez précise que vous faites entre influence et ingérence. L’influence est vieille comme le monde et le jeu des puissances : elle renvoie à ce que les Anglo-saxons appellent parfois le soft power. À travers toute l’histoire, de nombreux pays ont mis en œuvre des stratégies d’influence ; c’est d’autant plus vrai pour la France, un pays qui se voit comme une puissance, qui est membre permanent du Conseil de sécurité, héritier d’une très longue tradition diplomatique et militaire, et qui détient l’arme nucléaire. En réalité, notre stratégie d’influence est très organisée, même si nous n’affichons pas depuis longtemps notre volonté de l’exercer. L’ingérence – ou l’interférence, pour reprendre le concept anglo-saxon – est de mon point de vue très différente. Elle présente en effet un caractère délictueux, toxique et malveillant, dans la mesure où elle vise à déstabiliser voire à détruire une cible. Cette dernière peut être un État, un média ou un quelconque organisme. J’ai bien entendu que l’ingérence n’entrait pas dans le champ d’étude de l’IFRI puisque de telles actions relèvent de l’activité des services et sont donc en très grande partie secrètes.

Parmi les stratégies d’influence étudiées et documentées par l’IFRI, avez-vous établi des distinctions selon les pays, les zones géographiques, les régimes politiques ? Avez-vous perçu des différences de nature ou d’intensité entre les stratégies d’influence mises en œuvre par la Russie, la Chine, l’Arabie Saoudite et les autres acteurs que vous avez mentionnés ? Quelles sont les couleurs particulières de ces différentes stratégies ?

M. Thomas Gomart. J’insiste sur un point : si l’IFRI évolue dans un univers ouvert, tel n’est pas le cas de certains de ses pairs à l’étranger. La liberté de pensée, d’action et de déplacement qui est la mienne n’est pas comparable à celle de mes collègues chinois. Nous considérons que nous devons maintenir nos contacts avec tous les pays, quel que soit leur régime politique, mais nous sommes évidemment conscients des différences d’organisation administrative et politique que rencontrent nos collègues.

Je prendrai d’abord l’exemple de la Russie, un pays où j’ai beaucoup voyagé, étudié et noué de solides amitiés – comme en Ukraine, d’ailleurs. Je ne sais pas si les budgets consacrés à la stratégie d’influence russe sont des données publiques, mais ce qui est frappant dans l’organisation du Club Valdaï, c’est son approche très intégrée, du sommet de l’État – puisque le président Poutine est mobilisé à chaque exercice – jusqu’aux réseaux sociaux. Ces opérations de communication politique, que je qualifierais de grand style, s’appuient sur la présence du président russe, qui conclut chacun des sommets avec un discours très construit élaboré par un premier cercle d’experts russes, qui sera diffusé et traduit dans toutes les grandes langues, et avec la participation d’experts et de journalistes internationaux que l’on essaie d’associer jusqu’à un certain point. À chaque fois, on a l’impression d’une hyperconcentration du temps, lors de la prise de parole présidentielle, puis d’une dissémination de ce discours pour atteindre non seulement une cible russe, mais également une cible mondiale très segmentée – ce sont notamment les leaders d’opinion qui sont visés. Cette organisation a été, de mon point de vue, relativement efficace.

Je lis que la stratégie d’influence chinoise est très intégrée, mais il suffit de comparer les fils Twitter des ambassades russe et chinoise en France pour percevoir les différences de style et d’approche entre les deux pays.

Avant le Brexit, les Britanniques ont plutôt appuyé leur stratégie sur une marque pays, la Cool Britannia. Il s’agissait en quelque sorte d’une stratégie de rayonnement, à la différence des deux autres exemples que je viens d’évoquer.

Mme Anna Pic. L’influence est assez différente de l’ingérence : elle relève de la séduction et ne s’accompagne pas d’une volonté de nuisance.

Il est des stratégies que nous n’avons pas vu venir. Ainsi, la Russie a exploité une certaine image des conflits au sein de nos démocraties, qu’elle a intégrée dans un récit que nous n’avons pas su maîtriser. L’explicitation n’étant pas dans notre culture, nous essayons de calmer les choses sans rappeler nécessairement quels sont les piliers de la démocratie ; or celle-ci consiste justement en une mise en scène des conflits, que l’on résout par le mécanisme de la représentation. C’est ainsi que la Russie s’est ingérée dans nos affaires et a détérioré l’image de l’Occident afin de renforcer sa présence, notamment, dans les pays d’Afrique. Nous avons subi, ces dernières années, des attaques massives.

En commission des affaires européennes, Raphaël Glucksmann et d’autres personnalités nous ont invités à mettre fin à la culture du secret et à éviter le terrain de la guerre hybride en rendant publiques les informations sur les tentatives d’ingérence que nous subissons. Cette nouvelle pratique constituerait une arme contre l’ingérence et la manipulation étrangères. Qu’en pensez-vous ? Vous avez affirmé que la dissimilation restait un attribut de la puissance, et on ne peut que vous donner raison dans les domaines militaire et diplomatique. Mais ne gagnerait-on pas à mieux connaître les stratégies d’ingérence et d’influence ? On a vu par exemple le poids très important qu’avait la Russie en Allemagne du fait des contrats conclus par cette dernière avec Gazprom. De même, ne faudrait-il pas décrypter publiquement les mécanismes démocratiques et en informer l’opinion ?

M. Thomas Gomart. Permettez-moi tout d’abord de citer un livre d’Alain Dewerpe, Espion  Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, publié en 1994. Transparence et secret sont les deux côtés d’une même pièce. De même qu’on a besoin de secret médical ou de secret professionnel, on a besoin de secret diplomatique, particulièrement dans les moments comme celui que nous vivons. En phase de conflit, il doit être possible de mener de manière secrète des tentatives de négociation diplomatique. Les relations interétatiques doivent préserver des espaces de secret : c’est tout l’objet d’administrations spécifiques dans un certain nombre de pays. Or ces appareils administratifs sont soumis, dans nos sociétés démocratiques et ouvertes, à des demandes d’explication, d’accountability, de plus en plus pressantes de la part des sociétés civiles. En réalité, le secret n’exclut pas la transparence ; c’est au législateur, notamment, de tracer la frontière entre les deux.

Il est évidemment utile de mieux connaître les systèmes des autres pays. Nous pensons souvent notre politique étrangère et notre politique de sécurité en étant hors sol, en nous fondant sur nos seuls attributs de membre permanent du Conseil de sécurité et de puissance dotée : c’est là un angle mort de notre réflexion stratégique. Il serait au contraire tout à fait essentiel d’effectuer un travail beaucoup plus long et intellectuellement plus ambitieux, qui consisterait à décrire le dispositif des autres pays et à tenter de définir leurs intentions.

Vous avez cité l’exemple de la Russie, que je propose de développer quelque peu. L’évolution du régime de Vladimir Poutine en plus de deux décennies est particulièrement intéressante ; on s’aperçoit rétrospectivement que nous n’avons pas voulu voir certaines bifurcations.

Le règne de Vladimir Poutine commence par un naufrage, celui du Koursk en août 2000. Le président russe n’ayant pas de base politique, il va s’appuyer sur les structures de force, c’est-à-dire sur un triangle formé par le leadership politique, les services de renseignement et les forces armées. Les relations entre ces trois composantes sont d’autant plus difficiles à analyser qu’historiquement, dans le système soviétique, les services de renseignement étaient notamment chargés de surveiller les forces armées. S’y sont greffés des éléments de grande criminalité que Catherine Bolton a décrits de manière très précise.

Surviennent alors la deuxième guerre de Tchétchénie et la révolution orange de 2003-2004 en Ukraine. Dans l’esprit de Vladimir Poutine, ce genre de manifestations, de protestations ne pouvaient être que téléguidées depuis l’extérieur. Après l’élection à la tête de la Géorgie de Mikheil Saakachvili, qui mène la politique étrangère que l’on sait, la diplomatie russe opère un tournant marqué par le discours de Munich prononcé par le président Poutine en 2007 et par l’intervention de l’armée russe en Géorgie en 2008, sur fond de débats otaniens.

Mais la véritable bifurcation du régime russe a lieu en 2012, lorsque Vladimir Poutine retrouve la présidence de la Fédération de Russie après avoir occupé quatre ans la fonction de premier ministre. Une répression, très mesurée au regard de ce qu’on observe aujourd’hui en Russie ou dans d’autres pays, va s’organiser en réponse aux protestations citoyennes de Bolotnaïa contre cette manipulation constitutionnelle. En 2013, on entend expliquer que la Russie et l’Ukraine sont deux pays habités par un seul peuple. S’ensuivent l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass – au fond, le conflit actuel a commencé il y a maintenant plus de neuf ans.

Je pourrais aussi repartir en arrière et revenir sur les années Eltsine et la répression du Parlement en 1993. Peut-être s’agissait-il là aussi d’une bifurcation que nous avons sous-estimée dans nos analyses et qui a précédé la première guerre de Tchétchénie.

Le sentiment antifrançais en Afrique s’explique non seulement par nos propres erreurs, par nos propres défaillances – c’est une dimension qui mériterait d’être analysée très attentivement –, mais aussi par des opérations de manipulation de l’information ayant produit des effets assez rapides dans les opinions publiques africaines. J’en ai moi-même fait l’expérience en discutant avec des collègues africains. Le talent de la diplomatie russe est de présenter la Russie comme un leader du Sud global alors même que ce pays mène actuellement une guerre coloniale en Ukraine.

Mme Anne Genetet. Si vous avez bien distingué la notion d’influence de celle d’ingérence, il peut aussi y avoir des glissements de l’une à l’autre : des stratégies d’influence peuvent glisser tout doucement vers des actions d’ingérence. Au vu de votre expérience d’observateur des comportements des puissances étrangères, quels sont les signaux d’alerte pouvant laisser présumer qu’une stratégie d’influence est en train de dégénérer, de devenir malveillante et de glisser vers l’ingérence ? Quels outils devrions-nous développer afin de percevoir ces signaux ? Auriez-vous des exemples concrets à nous citer dans les actions de la Russie, de la Chine, de l’Iran, du Qatar ou de la Turquie, cinq pays sur lesquels nous entendons travailler plus particulièrement ?

M. Thomas Gomart. Lorsqu’un diplomate m’invite à déjeuner, je réponds toujours favorablement. Si ce même diplomate m’offre un stylo Montblanc après quelques déjeuners, j’y verrai un glissement – nous sensibilisons d’ailleurs les chercheurs de l’IFRI aux risques que comportent ce genre de situations.

D’un point de vue beaucoup plus large, plusieurs indicateurs peuvent être observés. Le premier concerne le niveau des investissements réalisés en faveur d’actifs stratégiques – après la crise du covid, un travail a du reste été mené s’agissant de la définition de ces actifs et secteurs stratégiques. Au-delà de cet aspect capitalistique, j’appelle particulièrement l’attention de la représentation nationale sur les cas de journalistes ou de chercheurs poursuivis pour leurs écrits par des pays ou groupes étrangers. Un autre signe de ce glissement peut être perçu lorsqu’un État commence à s’inscrire dans une logique de censure des médias et des réseaux sociaux. Ainsi, le 28 février 2022, j’ai accordé un entretien à des journalistes russes avec lesquels j’avais de très bons rapports ; ayant parlé de « guerre », je n’ai jamais vu cet entretien publié.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Nous assistons à une course technologique entre les GAFAM et d’autres industries, indépendantes ou liées à un régime politique. Ces entités disposent de capacités d’investissement très importantes que les entreprises et les États européens n’ont pas. En outre, les innovations technologiques sont plus rapides que la compréhension de ces nouvelles applications et de leurs conséquences dans les sociétés au sein desquelles elles se diffusent sans être aussi contrôlées – ainsi, les critères d’accès au réseau chinois TikTok ne sont pas les mêmes en Chine qu’en Europe et aux États-Unis. De quels moyens les sociétés occidentales, qui n’arriveront pas à rattraper leur retard technologique, disposent-elles pour mieux comprendre les mutations que ces innovations vont entraîner ? Comment faire en sorte que les décisions soient prises plus rapidement ? Vous avez évoqué les dix-huit ans qui ont séparé les premières mesures de régulation aux États-Unis de l’adoption du règlement général sur la protection des données (RGPD) au niveau européen.

Au détour d’une phrase, vous avez mentionné Huawei, ce géant des télécoms chinois qui proposait de déployer la technologie de la 5G plus rapidement que nous n’étions nous-mêmes en mesure de le faire. Que préconisez-vous pour mieux nous protéger ? Comment se fait-il que nous ayons mis autant de temps avant de prendre conscience du problème posé et de légiférer dans ce domaine ? Les décideurs politiques ont-ils été naïfs ? Ont-ils été influencés par le pouvoir chinois ou les représentants de l’entreprise en Europe ? Est-ce l’expression d’une faiblesse économique des pays européens et plus précisément de la France, qui n’avait pas les moyens de déployer la 5G et a donc fait le choix de cet opérateur, avant de revenir en arrière ?

Vous avez expliqué que la prise en compte d’une brique « énergie et climat » était désormais déterminante. Pour des raisons de politique intérieure, les dirigeants allemands ont décidé d’abandonner l’énergie nucléaire et demandé à la France de fermer deux réacteurs : n’est-ce pas là un exemple d’influence qui a glissé vers l’ingérence, puisque cela met en péril la souveraineté économique de notre pays ?

M. Thomas Gomart. Le cas de Huawei est un très bon exemple. L’entreprise, qui a conclu son premier contrat à l’étranger en 2004, a connu un développement fulgurant du fait de sa maîtrise et de sa compétitivité technologiques. Elle a exercé un lobbying très puissant en Europe, auquel a répondu un contre-lobbying tout à fait explicite. Dans Guerres invisibles, je raconte des entretiens réalisés au département d’État, à Washington, au cours desquels on m’a remis un argumentaire contre Huawei en précisant qu’il revenait à Ericsson et à Nokia de réagir. Par ailleurs, Huawei a décidé de poursuivre des chercheurs qui s’étaient exprimés contre l’entreprise – certains de mes collègues et journalistes en parleraient mieux que moi. Enfin, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) qui, n’étant pas un service de renseignement, peut intervenir beaucoup plus facilement dans le débat public, a elle-même souligné l’importance du sujet ; rappelant que notre partenaire allemand était beaucoup plus équipé en matériels Huawei que nous ne l’étions, l’agence a encouragé le secteur à prendre des mesures spécifiques.

L’exemple de TikTok est aussi très intéressant. Ce réseau est interdit en Inde. Je note au passage que certains États interdisent à leur population l’usage de certaines applications, comme Twitter ou Facebook tout en y recourant massivement dans leurs opérations de manipulation. Voilà un autre indicateur du passage de l’influence à l’ingérence.

J’en viens à votre question sur la politique énergétique, qui est effectivement cruciale. Depuis 1945, les rapports entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et les pays du Moyen-Orient peuvent se résumer à un échange entre de l’énergie et des armes. – si l’on met de côté la Russie, qui n’a pas besoin d’acheter d’énergie mais vend quand même des armes.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont voulu garantir à leurs alliés la sécurité de leurs approvisionnements au Moyen-Orient afin de retarder l’exploitation des ressources fossiles de l’hémisphère nord. La première entaille à cette politique s’est produite lors de la crise de Suez ; les Européens ont alors souhaité importer à nouveau des ressources provenant d’URSS, revenant à la situation de l’entre-deux-guerres. À l’initiative de l’Italie, l’oléoduc Droujba a ainsi été construit au début des années 1960. La deuxième entaille est intervenue au début des années 1980, en pleine crise stratégique, lorsque la France, l’Allemagne fédérale, le Royaume-Uni et l’Italie ont décidé d’importer du gaz soviétique par voie terrestre. Ce faisant, les pays européens ont mécaniquement dégradé leurs capacités navales, puisqu’ils n’ont plus à sécuriser le flux.

Nous sommes aujourd’hui à un tournant : les Européens, en particulier les Allemands, se retrouvent contraints d’inverser très vite leur modèle énergétique. Au lieu d’acheter de l’énergie à l’Est, ils s’approvisionnent un petit peu au Sud, mais surtout à l’Ouest puisque le gaz russe est principalement remplacé par du gaz norvégien, du gaz britannique et du gaz naturel liquéfié (GNL) américain.

En 2005, le chancelier allemand Gerhard Schröder a pris la décision de construire les gazoducs Nord Stream, dont le premier est devenu opérationnel en 2011. Ce choix renvoie à une divergence fondamentale entre la France et l’Allemagne : nos voisins ayant décidé d’abandonner le nucléaire, ils se sont tournés vers le gaz, malgré son empreinte carbone, tout en continuant à exploiter le charbon et en investissant beaucoup plus massivement que nous dans les énergies renouvelables. Cela explique en partie les difficultés franco-allemandes actuelles. À partir de quand les décisions allemandes relèvent-elles de l’ingérence ? Ne renvoient-elles pas plutôt à des choix de trajectoires fondamentalement différents des nôtres, tant dans le domaine de la politique étrangère qu’en matière d’approvisionnements énergétiques ? C’est plutôt ainsi que je décrirais les choses, même si nous avons pu observer des cas de corruption tout à fait visibles dans le paysage politique allemand.

M. Laurent Esquenet-Goxes. Au début de votre exposé, vous avez évoqué la stratégie de l’État islamique, qui a investi très rapidement le web en créant notamment de nombreux comptes Twitter. On connaît également l’existence d’une usine à trolls en Russie. Elon Musk a récemment ouvert la possibilité de certifier des comptes Twitter pour 8 euros : aussi les comptes de certains terroristes afghans sont-ils maintenant certifiés. Cette volonté de libéraliser Twitter à outrance relève-t-elle à votre sens de l’ingérence ou de la manipulation ?

M. Thomas Gomart. Je suis incapable de vous répondre s’agissant de la stratégie visée par Elon Musk pour Twitter. Il est très intéressant d’observer l’influence que peuvent avoir de telles personnalités, dont les déclarations ont quelque chose de très performatif.

Avant les élections de 2020, je m’étais intéressé au rapport très complet et très critique du Sénat américain concernant les grands acteurs de la Tech américaine. Ce rapport mettait en lumière les problèmes posés par ces situations monopolistiques, tant pour la sauvegarde de l’entreprenariat que pour la vie démocratique du pays.

Quelles sont les ambitions politiques d’Elon Musk à plus long terme ? Voilà peut-être la question qu’il faut se poser. Cette personne produit d’ailleurs aussi un discours de nature géopolitique, que ce soit pour conquérir le marché chinois avec Tesla ou pour déployer son système de satellites Starlink en Ukraine. Rappelez-vous qu’en septembre dernier, Elon Musk avait déclaré publiquement qu’il faudrait dorénavant payer pour que ces constellations continuent à opérer, abandonnant ainsi sa posture de philanthrope pour revenir à celle d’homme d’affaires.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez très bien décrit les stratégies d’influence de la Russie, mais les éléments constitutifs du système de contrôle que vous avez évoqué renvoient surtout à l’influence exercée par les États-Unis. Le système monétaire, dont l’influence est effectivement déterminante, est dominé par le dollar. Le système juridique, celui du lawfare, est également américain. Il en est de même des sanctions, qui émanent essentiellement des États-Unis, qu’elles soient votées par les instances internationales ou appliquées, volontairement ou involontairement – notamment par le biais du lawfare –, par les alliés des Américains ou les pays non alignés. J’ai oublié le quatrième système, mais je compte sur vous pour nous le rappeler.

Considérez-vous que ces systèmes de contrôle relèvent de l’influence ? Lorsque les mesures sont hostiles, ne peut-on pas parler d’ingérence ? Ainsi, l’extraterritorialité du droit américain a conduit à la condamnation, en 2014, de la banque BNP Paribas à payer une amende de 10 milliards d’euros – une somme correspondant, comme par hasard, à une année de bénéfices. À l’époque, la quasi-totalité des observateurs français avaient contesté, si ce n’est le principe de la sanction, du moins son ampleur, qui n’a pas été sans conséquence pour notre système bancaire. En l’occurrence, est-on encore dans l’influence ou déjà dans l’ingérence ?

M. Thomas Gomart. Le quatrième volet de la fonction de contrôle était la production de normes par les agences onusiennes. On constate un fort investissement chinois dans le contrôle de ces agences. Le terrain était libre du fait du retrait ou du désintérêt des Américains pour ces instances, ainsi que du sous-investissement de diplomaties comme les nôtres qui manquent de moyens pour y être davantage présentes.

Permettez-moi de compléter mes propos concernant les sanctions. Un très bon livre de Juan Zarate raconte l’histoire de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), une instance que tout le monde connaît aujourd’hui mais qui était encore quasiment confidentielle au début des années 1980. En 2001, la réponse américaine aux attentats du 11 septembre a été de contrôler les flux financiers des groupes terroristes ; ce faisant, les autorités ont récupéré énormément d’informations qui leur servent à autre chose. Au fur et à mesure, les sanctions se sont donc sophistiquées. Du reste, les États-Unis ne sont plus les seuls à prendre des sanctions : la Chine, la Russie, le Japon ou encore l’Europe en prononcent également. Il faut alors voir comment ces sanctions se combinent entre alliés. Pour nous, Européens, la grande différence entre les États-Unis, la Chine et la Russie, c’est que nous sommes les alliés des premiers.

À mon sens, l’attitude des États-Unis vis-à-vis des Européens s’explique très largement par le fait que nous avons désarmé depuis le début des années 1970, c’est-à-dire depuis deux générations, tandis que les autres acteurs stratégiques mondiaux réarment depuis 2001, c’est-à-dire depuis une génération. Aussi la quasi-totalité des pays européens pensent-ils leur sécurité dans le cadre otanien. À ce titre, notre pays fait figure d’exception. Seuls trois États membres de l’Alliance atlantique sont capables de concevoir leur politique de défense en dehors de l’OTAN : les États-Unis, bien sûr, la Turquie et la France. Les autres pays européens considèrent que leur sécurité est assurée par les Américains. Nous sommes d’ailleurs dans un moment de resserrement de la relation transatlantique, notamment du fait des enjeux énergétiques que j’ai évoqués en répondant à M. Dumont.

Mme Anne Genetet. Dans le cadre de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), où je suis auditrice, je me suis intéressée au phénomène des sanctions. Effectivement, les États-Unis ne sont pas les seuls à en imposer ; il ne faut pas oublier non plus les contre-sanctions, qui sont une réaction assez immédiate aux sanctions.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le comportement des Américains pour exercer un contrôle par le droit – pour ce qui concerne le domaine économique, je vous renvoie au livre de Frédéric Pierucci. Cependant, d’autres puissances étrangères utilisent ces outils, et parfois même notre propre droit pour se défendre. Ainsi, on a appris hier matin qu’un jeune étudiant français de l’université de Metz était visé par une plainte en diffamation déposée par l’institut Confucius de Metz pour avoir défendu la présidente de l’Association des Ouïghours de France. Du reste, la Chine fait aussi valoir ses propres règles, comme le montre l’affaire des commissariats chinois en France. La guerre par le droit, ou le contrôle par le droit, n’est pas seulement le fait des Américains.

M. Thomas Gomart. Je serai très heureux de communiquer à votre commission d’enquête un travail sur le lawfare réalisé par une chercheuse de l’IFRI, Amélie Férey.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Quel regard portez-vous sur la riposte orchestrée par notre appareil d’État – au sens large – face à la menace réelle et aux atteintes effectives à notre souveraineté que l’on pourrait qualifier d’ingérences étrangères ? La prise de conscience vous semble-t-elle à la hauteur de la situation ?

M. Thomas Gomart. Il y a bel et bien une prise de conscience, que ce soit au ministère des armées et au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui sont mes interlocuteurs privilégiés, ou à Bercy, une administration que je connais moins bien. Un certain nombre de dispositifs ont été élaborés, et l’on sent que nous avons changé de trajectoire. Nous sortons d’une période de réarmement, conformément à la loi de programmation militaire actuelle – nous verrons bien ce qui sera annoncé pour la prochaine. Cela s’explique par la compréhension très nette des défis auxquels nous faisons face. On peut se référer au discours prononcé par le Président de la République à l’École de guerre en février 2020, qui souligne la dangerosité du monde et la nécessité de répondre aux menaces.

Tout cela est-il suffisant ? Il m’est difficile de répondre à cette question, par manque de compétences techniques. J’entends que certaines choses sont très bien protégées tandis que d’autres le sont beaucoup moins, par manque de moyens ou en raison d’une absence de doctrine. Le fait que nos hôpitaux soient à ce point victimes de cyberattaques illustre à mes yeux tout le travail qui reste à faire.


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2.   Audition, ouverte à la presse, de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (19 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons maintenant M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Spécialiste de la Chine, M. Charon est le coauteur, avec M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, d’une importante étude, Les Opérations d’influence chinoises  Un moment machiavélien, paru en 2021.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Paul Charon prête serment.)

M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Mon propos portera essentiellement sur la Chine, dont je suis spécialiste.

Les concepts d’ingérence et d’influence ont besoin d’être distingués, mais ce n’est pas aisé en raison de l’absence de définition académique bien établie. Alors que l’influence est tolérable et le plus souvent tolérée, tel n’est pas le cas de l’ingérence. La distinction du tolérable et de l’intolérable relève en réalité des États, dont les arbitrages diffèrent grandement en la matière.

L’un des critères, certes insuffisant, qu’il est néanmoins possible d’utiliser concerne la réciprocité : confronté à une opération d’influence ou d’ingérence de la part d’un État, il est possible de se demander si celui-ci accepterait que le même type d’action soit pratiqué sur son territoire. Il convient cependant d’apporter une réserve : bien évidemment, on ne peut comparer la France avec la République populaire de Chine, qui n’est pas une démocratie, ni un État de droit. Un autre critère a été évoqué par l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull, qui faisait référence aux trois « C » – Covert, Coercive, Corrupt , soit des activités à la fois secrètes, coercitives et corruptrices.

Ensuite, quand on parle de la Chine, il faut d’abord et surtout penser au Parti communiste chinois (PCC), qu’il faut distinguer d’une population qui est souvent la première victime de ses agissements.

En matière d’influence, nous évoluons dans une profonde asymétrie de connaissance face à la Chine : ils nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons. De fait, l’un des concepts centraux du dynamisme de la pensée stratégique chinoise repose sur le pouvoir discursif, lequel a été emprunté à Michel Foucault. Dans une libraire chinoise, il est ainsi loisible de trouver nombre d’ouvrages de penseurs occidentaux traduits, discutés, commentés et parfois instrumentalisés. L’inverse n’existe pas : dans la plupart des pays occidentaux, on connaît surtout Sun Tzu, alors que celui-ci est très peu influent sur la pensée stratégique chinoise. En revanche, les vrais auteurs influents ne sont pas assez connus. Ainsi, l’ouvrage le plus décisif en termes de stratégie est la Science de la stratégie militaire, œuvre collective et officielle qui date d’une vingtaine d’années mais n’a été traduite dans une langue occidentale – l’anglais en l’occurrence – que l’année dernière. Il nous faut donc combler le plus rapidement possible cette asymétrie, notamment en augmentant le nombre de chercheurs travaillant sur ces questions.

À présent, je tiens à évoquer les formes de cette influence et de cette ingérence chinoises. En matière d’influence, le premier objectif tend à empêcher tout discours négatif sur le PCC ou la Chine elle-même quand le deuxième vise à l’inverse à produire un discours positif sur le PCC et la Chine. Ils se traduisent ensuite par un certain nombre d’opérations de séduction ou de subjugation, qui relèvent plutôt de l’influence, en s’appuyant par exemple sur la langue et la médecine traditionnelle chinoises, les instituts Confucius, etc. La Chine est ainsi dépeinte comme une grande puissance mais bienveillante, qui propose des relations « gagnant-gagnant ».

La Chine développe également des opérations d’infiltration ou de coercition par lesquelles elle cherche à obtenir satisfaction par la contrainte ou en infiltrant les sociétés cibles. Il peut s’agir notamment de mesures de rétorsion économique contre les acteurs qui émettent des critiques ou refusent d’obtempérer aux demandes de Pékin.

De plus, il est possible d’identifier un certain nombre de vecteurs et de champs dans lesquels se déploient les opérations d’influence. Il s’agit en premier lieu des diasporas – 40 à 60 millions dans le monde –, qui sont d’abord considérées comme une menace par le PCC. À ce titre, la diaspora chinoise de France est la plus importante d’Europe ; elle regroupe 600 000 personnes. Ces diasporas sont perçues comme une menace parce qu’elles maîtrisent la langue et les codes culturels chinois, ne cessent de faire des allers et retours entre le pays d’accueil et la Chine, et sont donc susceptibles d’y importer les valeurs libérales. En conséquence, la diaspora est d’abord une cible des opérations d’influence  ̶  dites opérations de front uni – pour la rallier aux objectifs du Parti.

La diaspora fait aussi parfois l’objet d’opérations extrêmement dures, à l’instar de celles menées contre Vicky Xu, une Australienne d’origine chinoise qui a publié un rapport sur les activités chinoise au Xinjiang et les cas d’internement des Ouïghours. Elle a subi une opération de dénigrement et de trolling sur les réseaux sociaux et a été accusée d’être une traître à la nation Han.

Cependant, la diaspora est également un vecteur de l’influence de la Chine, pour diffuser un récit positif dans la société d’accueil ou recruter d’autres intermédiaires qui diffuseront à leur tour ce discours positif, qu’il s’agisse de think tanks, de chercheurs, de journalistes ou d’hommes politiques. Le dispositif est très bien structuré, à travers des bureaux chargés des affaires avec la communauté outre-mer mais également des associations locales servant de relais.

Au-delà, les médias sont concernés selon différents objectifs. Cela concerne d’abord la mise en place de médias de rang international comme CGTN ou Xinhua qui peuvent rivaliser avec Al Jazeera ou CNN tout en adoptant les méthodes des médias russes tels que Russia Today (RT). Il s’agit également de prendre le contrôle des médias sinophones à travers le monde, ce qui est aujourd’hui le cas pour 95 % d’entre eux. En France, les médias privés en langue chinoise sont tous sous le contrôle du Parti, à l’instar de Nouvelles d’Europe, principal quotidien de langue chinoise dans notre pays.

Cette politique de contrôle peut également prendre la forme d’articles placés dans les médias locaux. Par exemple, le China Watch, supplément de huit pages rédigé par le China Daily, était proposé à des médias de premier rang contre rémunération. Même si ces articles sont souvent grossièrement rédigés, ils présentent l’avantage pour la Chine de créer une dépendance financière pour ceux qui les diffusent et de les conduire éventuellement à pratiquer une forme d’autocensure. Enfin, il peut s’agir d’articles directement placés dans des médias. Jeune Afrique avait ainsi publié un article rédigé par Le Quotidien du Peuple ; un chercheur français ayant dévoilé la chose sur les réseaux sociaux, le journal coupa les liens avec les médias chinois. Cela montre que lorsqu’existe un risque réputationnel, on a intérêt à rendre publiques ces pratiques.

Le répertoire d’actions de la Chine passe ensuite par l’éducation, au sein des universités, à travers des dispositifs de contrôle des étudiants chinois présents en France. Ces étudiants sont contrôlés parce qu’ils peuvent représenter une menace mais ils sont aussi parfois mobilisés par le gouvernement lors de manifestations, comme cela a été le cas en 2017 après le décès de Liu Shaoyao, un ressortissant chinois tué par la police lors d’une intervention à son domicile à Paris : plusieurs étudiants chinois m’ont dit qu’ils avaient été plus ou moins forcés d’aller manifester.

Ce répertoire concerne en outre les think tanks qui peuvent être créés par la Chine, comme cela a été le cas à Budapest, pour pénétrer le débat local mais aussi faciliter la mise en place de projets liés aux routes de la soie. Une autre possibilité consiste à tisser un réseau de coopération avec des think tanks locaux, pour « blanchir » les idées chinoises. Cette action peut également porter sur des maisons d’édition contrôlées ou créées en coopération avec des acteurs chinois. Les éditions La Route de la soie sont ainsi liées au département de la propagande chinois.

Un dernier champ concerne les opérations de manipulation de l’information, afin de diffuser une image positive de la Chine, par exemple en amplifiant de manière artificielle le nombre de followers d’un média chinois ; mais également en pratiquant le discrédit à l’encontre de personnes jugées critiques à l’encontre de Pékin.

À l’instar des Russes, les Chinois peuvent utiliser la désinformation pour souffler sur les braises, en identifiant des sujets susceptibles de créer du dissensus et des tensions sociales et en faisant en sorte que ce sujet prenne de l’ampleur. Il s’agit là de l’héritage des « mesures actives » pratiquées par le KGB.

Notre rapport a pour sous-titre « Un moment machiavélien » en référence au Prince de Machiavel, dans lequel celui-ci explique qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. À présent, pour la Chine, la séduction ne suffit plus ; la coercition est perçue comme plus efficace. Ce moment est finalement l’illustration d’une russianisation ou soviétisation des opérations d’influence chinoises, qui s’inspirent des modi operandi de l’Union soviétique. L’opération de désinformation autour de la covid-19 est emblématique. La Chine a ainsi accusé les États-Unis d’avoir fabriqué le SARS-CoV-2 dans le laboratoire militaire de Fort Detrick – manipulation elle-même copiée sur celle lancée par le KGB en 1983 afin de laisser accroire que le sida était une création américaine, à Fort Detrick déjà, pour décimer les populations afro-américaines et gay.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué le concept des trois « C » de l’ancien Premier ministre australien. En tant qu’expert de l’influence chinoise, avez-vous identifié des tentatives ou réussites d’ingérence qui rempliraient l’un ou plusieurs des critères mentionnés ?

M. Paul Charon. Notre rapport évoque en effet plusieurs opérations d’influence, telles que celles menées par les instituts Confucius mais également des actions d’ingérence comme l’opération de désinformation mentionnée à l’instant sur le SARS-CoV-2.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous été informé de soupçons de corruption concernant des États, des organisations, des entreprises, des groupes d’intérêts, ou des personnes privées ?

M. Paul Charon. L’exemple le plus flagrant de corruption est celui de Sam Dastyari, un sénateur australien dont le recrutement par des intermédiaires agissant pour le compte de l’appareil d’État chinois a pu être prouvé. La chercheuse Anne Mary Brady a également mis en exergue des cas d’ingérence en Nouvelle-Zélande.

Bien entendu, la Chine concentre ses efforts sur certains pays. Ainsi Taïwan, mais aussi l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou les États-Unis, sont bien plus ciblés que l’Europe. Et même en Europe, la France n’est pas le pays le plus touché. Toutefois, ces cas ont été révélés car l’écosystème académique et journalistique travaille beaucoup plus sur ces questions qu’en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des domaines de politique intérieure chinoise peuvent interroger les valeurs occidentales, comme les questions du Tibet, des Ouïghours ou des minorités ethniques et sexuelles en Chine. Or celles-ci n’ont plus beaucoup de retentissement en France, alors qu’a contrario on n’imaginerait pas une rencontre avec les dirigeants de la Birmanie sans parler des Rohingyas. Y voyez-vous un hasard, une indifférence ou la conséquence d’une politique d’influence ou d’ingérence chinoise dans notre pays et dans les démocraties alliées ?

M. Paul Charon. Mon constat est légèrement différent : tout a changé lors des trois dernières années. Avant la crise du covid, la question de l’influence de la Chine se posait peu ; mais cela n’est plus le cas aujourd’hui. Ce sujet est désormais de première importance, au sein des communautés scientifiques mais également des médias.

Incidemment, les travaux menés sur la question des Ouïghours ont prouvé qu’il est possible de travailler sur un système fermé comme celui de la Chine. Je pense notamment à ceux d’Adrian Zenz, sinologue et tibétologue allemand qui a été le premier à alerter sur la situation des Ouïghours au Xinjiang en recueillant des informations irréfutables. En contrepartie, il a été victime de campagnes de dénigrement et ne peut plus se rendre en Chine.

Néanmoins, le travail est mené ; la meilleure illustration en est l’effondrement de l’image de la Chine dans le monde. Il y a vingt ans, la Chine bénéficiait par exemple d’une opinion positive à 70 % en Corée du Sud, contre seulement 19 % aujourd’hui. Cette image s’est dégradée un peu partout dans le monde. Certes, il convient de faire une distinction selon la richesse des pays : l’image de la Chine est plus négative dans les pays riches que dans les pays pauvres, où les Chinois peuvent encore acheter une bonne image et jouer sur une opinion très anti-occidentale ou anti-européenne – et ils ne s’en privent pas !

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Plusieurs articles ont fait état de l’influence chinoise en Nouvelle-Calédonie, notamment dans le cadre des trois référendums qui se sont tenus lors des dernières années. Disposez-vous d’informations particulières ? Avez-vous identifié des réseaux d’influence, spécifiquement sur la question de l’indépendance et de l’accès à la ressource en nickel ? Des mesures de rétorsion ont-elles été prises contre ces initiatives antinationales ?

M. Paul Charon. Je n’ai pas spécifiquement travaillé sur la Nouvelle-Calédonie. En revanche, le mode opératoire paraît correspondre à ce que les Chinois sont susceptibles de faire ou ont réalisé ailleurs. À Okinawa, ils agissent par exemple auprès d’un certain nombre d’associations locales pour les encourager à exiger le départ des troupes américaines. D’une manière générale, le PCC exploite et instrumentalise des mouvements populaires de contestation s’il y voit un intérêt.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous entendu parler de rapports des services ou d’experts sur le sujet ?

M. Paul Charon. Anne-Mary Brady travaille sur cette question et publiera sans doute rapidement une recherche sur ce sujet.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaite revenir sur quelques sujets sur lesquels vous avez produit des éléments précis dans votre rapport. Certaines opérations d’influence sont très agressives, notamment la pénétration dans les milieux universitaires, les centres de recherche, les think tanks et les médias. Que dire de la complaisance ou de l’écoute attentive vis-à-vis des intérêts chinois de la part de certains médias français ayant pignon sur rue ?

M. Paul Charon. Dans le domaine universitaire, plusieurs problèmes se posent. Le premier porte sur la capacité du PCC à exercer une influence sur les établissements via la présence d’étudiants, la France n’étant pas le pays le plus concerné. Le Parti fait en sorte d’empêcher régulièrement l’organisation de conférences ou de colloques sur les sujets qui l’irritent. Lors d’un sommet de la sinologie européenne au Portugal, le Hanban, organisme qui gère les instituts Confucius et qui est rattaché au Front uni, a par exemple demandé la suppression de la page consacrée à la fondation taïwanaise Chiang Ching-kuo dans la présentation du colloque.

L’influence peut se traduire également par la mobilisation des étudiants présents dans une université, puisque leur présence assure une partie du financement de celle-ci. Cette mobilisation peut in fine aboutir à une forme d’autocensure à la demande des autorités du Parti. Il s’agit là d’une question concrète et inquiétante.

Un deuxième problème porte sur les contraintes exercées à l’encontre de la sinologie : si un chercheur rédige un article jugé négatif ou critique par le PCC, il ne pourra plus obtenir de visa pour se rendre en Chine. Or un sinologue qui est privé de terrain de recherche met de fait en péril sa carrière académique. Ce type d’opérations touche particulièrement les jeunes chercheurs ayant peu fait de terrain, qui ont besoin d’aller en Chine pour leurs recherches et pour pratiquer la langue. Elles peuvent conduire à des phénomènes très pervers d’autocensure.

Un troisième mode opératoire, encore plus grave, est celui des procédures bâillon. La chercheuse Valérie Niquet a par exemple été attaquée en diffamation par Huawei lorsqu’elle a expliqué que cette entreprise était liée à l’Armée populaire de libération. Ici, il ne s’agit pas tant de gagner le procès que d’épuiser les ressources financières et morales de la partie adverse, afin de dissuader d’autres acteurs de procéder à des travaux critiques.

De fait, plusieurs chercheurs étrangers m’ont dit qu’ils redoublaient de prudence dans la manière dont ils choisissaient et traitaient certains sujets après avoir été attaqués par un intermédiaire du Parti. Lorsque nous travaillons sur ces sujets, la recherche académique se double donc d’une lecture juridique pour ne pas risquer une procédure de la part d’un acteur lié aux intérêts chinois. À cet égard, des actions peuvent et doivent être entreprises, telles que l’utilisation de fonds, pour protéger des chercheurs ou journalistes qui sont attaqués en diffamation.

Par ailleurs, certains think tanks décident de coopérer avec des acteurs chinois. Dans notre rapport, nous avons élaboré une grille d’analyse de ces coopérations, allant de coopérations ponctuelles à des coopérations plus systématiques en tant qu’alliés de circonstance sur des thématiques communes, par exemple l’antiaméricanisme. Le dernier stade est celui de la complicité à proprement parler. Il concerne notamment l’institut Schiller, dont la convergence de vues avec les valeurs du Parti est encore plus profonde et qui adopte une posture révisionniste concernant les institutions internationales.

Enfin, plusieurs travaux ont été réalisés pour mesurer le niveau de pénétration des médias occidentaux. La France s’en sort plutôt bien, quand d’autres médias, par exemple en Italie, ont été plus frappés. Dans notre pays, cette influence a essentiellement pris la forme du supplément China Watch, que j’ai précédemment mentionné.

Le PCC est beaucoup plus puissant sur les médias non officiels comme les youtubers ou les influenceurs sur d’autres plateformes comme Instagram ou TikTok. Il opère ainsi le recrutement d’influenceurs pour diffuser une image positive de la Chine ou réaliser des reportages passant sous silence les problèmes du pays.

Mme Anne Genetet (RE). Députée de la onzième circonscription des Français établis hors de France, qui couvre notamment la zone géographique de la Chine et de Taïwan, je suis frappée par cette attitude chinoise agressive, qui nuit in fine à leur image. Je me demande à ce titre si la situation pourrait évoluer à la faveur de la nomination du nouveau ministre des affaires étrangères chinois. Vous savez que nous entrons bientôt dans l’année du lapin d’eau, qui exprime vigilance et habileté, à l’affût de son environnement mais également capable d’agir très rapidement. Le lapin d’eau séduisant pourrait-il succéder au loup guerrier ?

Vous avez également souligné le manque de locuteurs chinois et de connaisseurs de ce pays. Pour mieux cerner les intentions chinoises, la lecture des Livres blancs chinois me semble incontournable. Le projet d’aide au développement de la Chine est en outre improprement traduit en français par le terme de « nouvelle route de la soie », qui me semble d’un romantisme inapproprié. Le choix des mots est éloquent. Pour ma part, je préfère l’appellation de « projet de la ceinture et de la route », telle qu’il est traduit dans d’autres langues, notamment l’anglais – Belt and Road Initiative ou BRI.

D’après vos observations, quelles sont les initiatives qui relèvent de l’influence et de l’ingérence sur la classe politique française ? Quels sont les signaux d’alerte que vous nous recommanderiez d’adopter ? Comment pouvons-nous repérer les démarches réalisées auprès du monde politique ?

M. Paul Charon. Vous avez raison de mentionner la nomination d’un nouveau ministre des affaires étrangères chinois, Qin Gang, qui était préalablement ambassadeur aux États-Unis. Le signal n’est pas extrêmement clair : il ne s’agit pas d’un modéré et son passage par Washington a été émaillé de fortes tensions et de démonstrations de force.

En revanche, il importe d’envisager ce changement à l’aune de deux autres nominations : d’une part celle du nouvel ambassadeur chinois aux États-Unis, qui est plutôt un modéré ; d’autre part, la rétrogradation de Zhao Lijian, ex-porte-parole du ministère des affaires étrangères, qui représentait sans doute l’incarnation la plus forte des loups guerriers.

Il s’agit là de deux signaux forts attestant la volonté chinoise de nuancer sa diplomatie agressive, du moins de manière conjoncturelle. Dans les mois à venir, nous allons sans doute assister à un adoucissement de leur manière de procéder. De même, l’ambassadeur de Chine à Paris utilise désormais un ton différent de celui qu’il employait encore il y a quelques mois.

La question des loups guerriers est très complexe à lire. Elle a donné lieu à un véritable débat au sein du système chinois. Certaines personnalités et dignitaires ont plaidé contre cette orientation de la diplomatie chinoise.

Concernant la BRI, vous avez raison, même si le terme était bien, au départ, celui de « route de la soie ».

Enfin, il est toujours difficile de cerner les opérations d’influence sur des politiques, notamment lorsqu’elles se déploient à très bas bruit. Nous pouvons cependant essayer d’y parvenir, d’abord en identifiant les bons dispositifs. Ainsi, le principal dispositif chinois qui tente de recruter des hommes et femmes politiques est le Département des liaisons internationales (DLI), qui est rattaché au Comité central du PCC. Le DLI avait historiquement la charge des relations avec les partis communistes dans le monde, qu’il conserve encore – les relations entre la Chine et la Corée du Nord, par exemple, sont des relations de parti à parti et non d’État à État. Après l’effondrement du bloc de l’Est, le DLI a étendu ses activités à l’ensemble des partis politiques et organise régulièrement des évènements en Chine, où des hommes politiques sont invités. En conséquence, surveiller qui se rend à ces manifestations représente un bon moyen de repérer ceux qui sont devenus des cibles du PCC. Tous les partis sont potentiellement concernés : depuis deux ans, nous observons d’ailleurs l’utilisation d’une rhétorique d’extrême droite par le PCC, qui maintient simultanément des liens avec des organisations situées à l’opposé du spectre politique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’exemple de la Hongrie est à ce titre assez révélateur.

M. Paul Charon. C’est exact. Le phénomène peut également être observé en Allemagne, notamment.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Comment pouvons-nous agir pour contrer la BRI, dans laquelle certains pays de l’Union européenne se sont fortement impliqués ? Récemment, une partie importante du port de Hambourg a été cédée au premier armateur chinois, probablement lié au Parti. Ne pourrions-nous pas conditionner l’adhésion de pays candidats à l’intégration dans l’Union européenne, notamment dans les Balkans occidentaux, en les obligeant à ne pas s’arrimer à l’initiative de la BRI ?

Ensuite, vous avez indiqué que la diaspora chinoise est considérée à la fois comme une menace et comme une cible par le PCC. L’organisation non gouvernementale Safeguard Defenders a ainsi révélé l’existence de postes de police chinois illégaux à l’étranger, notamment en France – il y en avait trois à Paris –, dotés de commissaires secrets qui pourraient effectuer des rapatriements forcés de citoyens chinois. Disposez-vous d’informations sur ce point ?

M. Paul Charon. Il est sans doute possible de contrer la BRI en soulignant la dimension néfaste de ces investissements, notamment dans les pays où ils se sont mal déroulés. Nous pouvons ainsi rappeler aux pays de l’Europe centrale et orientale qu’ils ont plus intérêt à travailler avec l’Union européenne qu’avec les acteurs chinois.

Un effort notable de communication doit aussi être mené en Europe, pour mettre en valeur ce que nous sommes capables de réaliser. Ainsi, pendant la crise du covid 19, certaines populations civiles étaient persuadées que l’Europe avait moins agi que la Chine pour la fourniture de masques, alors que la vérité est toute autre. Simplement, la Chine parle mieux de ce qu’elle fait.

Par ailleurs, je ne suis pas spécialiste des investissements chinois mais il me semble plus pertinent de souligner l’intérêt des pays que vous évoquez à ne pas travailler avec la Chine que de renforcer les contraintes.

Enfin, je n’ai pas travaillé directement sur la question des postes de police illégaux. J’ai d’ailleurs relevé certaines erreurs dans les dénonciations effectuées – des associations désignées comme travaillant pour le PCC alors qu’elles sont plutôt du côté taïwanais –, qui m’incitent à la prudence. Pour autant, l’existence de l’opération Fox Hunt est avérée ; elle a consisté à rapatrier de force des cadres du Parti qui s’étaient réfugiés à l’étranger, possiblement avec l’appui de postes de police clandestins dans des pays européens. La Chine l’assume en partie, puisque l’opération Fox Hunt a fait l’objet d’un film éponyme dont l’action se déroule en France, avec la vedette hongkongaise Tony Leung.

M. Laurent Esquenet-Goxes (DEM). Pouvez-vous évoquer la lutte d’influence dans le Pacifique que la Chine a de plus en plus tendance à considérer comme une mer intérieure ? Par ailleurs, avez-vous connaissance d’une volonté de la Chine de peser sur les élections en France ?

M. Paul Charon. Nous avons détecté au moment de l’élection présidentielle un activisme chinois sur le réseau WeChat, appelant simplement les communautés d’origine chinoise à se rendre aux urnes, sans consigne de vote particulière. Il est possible de penser qu’il s’agissait là d’un test pour mesurer la capacité des autorités chinoises à mobiliser la diaspora en France. Il me semble néanmoins que le risque est faible en France en raison de notre système politique. Il est plus marqué dans d’autres pays, notamment les États fédéraux, où les élections locales ont une importance bien plus grande. Il faut rappeler que dans certaines villes canadiennes ou australiennes, la population d’origine chinoise est majoritaire. Encore une fois, nous n’avons pas détecté pour le moment de volonté de peser sur les élections locales ou nationales en France. La difficulté, dans notre pays, est qu’il n’y a pas de médias indépendants s’adressant aux membres de la diaspora qui maîtrisent mal le français ou préfèrent s’informer en chinois.

Par ailleurs, les objectifs de la Chine dans le Pacifique ne sont pas très clairs, y compris pour elle-même. Je ne crois pas qu’elle le considère comme une « mer intérieure » à l’instar de la mer de Chine. Nous ne pouvons néanmoins que constater une pénétration très forte et une présence accrue des moyens militaires chinois dans la région, laquelle a entraîné une prise de conscience marquée des grandes puissances de la région, mais également de la France. Celles-ci ont ainsi pris un certain nombre de mesures, notamment pour rappeler que ces mers sont libres et qu’elles doivent être maintenues comme telles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’aéroport de Toulouse a été cédé il y a quelques années à une entreprise chinoise. Cette participation a été revendue depuis, mais à l’époque des inquiétudes avaient été exprimées, car les pistes de Blagnac servent également à Airbus. Disposez-vous d’informations sur ce sujet ?

M. Paul Charon. Je ne dispose pas d’informations, n’ayant pas travaillé sur ce sujet. En revanche, je peux vous répondre d’une manière plus générale. Il est toujours délicat pour un chercheur travaillant sur les questions d’influence d’alerter sur certains risques et en même temps de ne pas provoquer une exagération ou une amplification de cette menace.

Nous savons qu’un certain nombre d’investissements ne sont absolument pas demandés par le Parti, quelle que soit la région du monde. Les acteurs privés chinois sont relativement libres dans leurs choix d’investissement – c’est assez manifeste en Afrique comme le montre Thierry Pairault –, même s’ils peuvent parfois subir des contraintes et si le Parti peut les instrumentaliser s’il le souhaite. De la même manière, sur la masse des opérations d’espionnage menées par la Chine en Occident, la majorité n’est pas le fait d’acteurs relevant de l’appareil du Parti mais d’entreprises privées ou publiques qui recrutent des cabinets spécialisés. Cela explique la surreprésentation d’opérations économiques dans les cas d’espionnage chinois avérés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le recrutement d’anciennes personnalités politiques françaises pour siéger dans des conseils d’administration de filiales de sociétés chinoises comme Huawei est-il supervisé par le Parti communiste chinois ?

M. Paul Charon. Il est très difficile de répondre à cette question. Les acteurs chinois, comme les autres, recrutent d’anciens hommes politiques principalement pour leur carnet d’adresses.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’exemple canadien ne peut-il pas nous fournir des pistes pour hausser en France le niveau de sensibilisation et de protection des élus, qu’ils soient nationaux ou locaux ? Ensuite, que pouvez-vous nous dire sur TikTok, dont la stratégie de séduction des secteurs culturels est extrêmement conquérante ?

M. Paul Charon. Le Canada devrait être considéré comme un modèle dans le domaine de la lutte contre les ingérences. Le niveau d’éveil des élus et de la société civile y est bien plus élevé que chez nous, sans doute parce que le problème est plus grave et plus ancien chez eux. Nous devrions par exemple nous inspirer, durant les campagnes électorales, de leurs méthodes d’information en plusieurs langues sur les risques de manipulation de l’information, de corruption, etc.

Je n’ai pas travaillé de manière spécifique sur TikTok. Cependant, ce réseau social en tant que tel n’est pas plus dangereux que d’autres. Plus précisément, ils sont tous aussi dangereux. Le Parti s’est initialement attaché à contrôler ses propres réseaux avant de diffuser ses récits et sa rhétorique sur les réseaux sociaux étrangers, notamment occidentaux. La population qui utilise TikTok est très jeune et très influençable, mais on pourrait en dire autant d’Instagram ou du réseau Bilibili.

Au-delà, ces questions concernent la régulation des plateformes, mais également l’éducation aux médias, primordiale pour être à même décrypter une information quelle qu’elle soit – car Tiktok ou Instagram sont aussi devenus, de manière indirecte, des médias d’information. Il faut absolument renforcer cette éducation dès le plus jeune âge, mais également tout au long de la scolarité, y compris dans l’enseignement supérieur. Dans les pays anglo-saxons, il existe par exemple une formation à la pensée critique dans tous les cursus. Celle-ci n’existe pas en France ; il y a là un manque qu’il conviendrait de combler.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il y a quelques années a éclaté un scandale lié à la délivrance de faux diplômes à des étudiants chinois. De fait, le nombre élevé d’étudiants chinois, notamment dans les écoles de commerce françaises, influence leur modèle économique. Ce poids a-t-il selon vous une influence sur le contenu des cours qui y sont dispensés, notamment sur l’économie et les entreprises chinoises, sur le recrutement des enseignants ou sur les publications scientifiques, sans parler de l’influence sur les cadres formés par ces écoles ?

Ensuite, à votre connaissance, le département des liaisons internationales du PCC entretient-il des liens autres que symboliques avec le parti communiste ou d’autres partis français ?

M. Paul Charon. La question des faux diplômes diffère de celle des diplômes délivrés par les universités accueillant des étudiants chinois. La présence parfois massive de ces étudiants dans certaines formations a eu impact dans un certain nombre de cas. Le rapport évoque notamment l’Australie, où des écoles de commerce proposant des MBA dans lesquels les étudiants chinois devenaient majoritaires étaient frappées de phénomènes d’éviction : les meilleurs candidats australiens préféraient ainsi suivre leur MBA au Royaume-Uni, au Canada ou aux États-Unis.

Cependant, je crois que nous avons passé désormais le pic de cette période où les établissements du supérieur avaient misé sur les étudiants chinois pour financer une partie de leur budget. Ensuite, il est évident que plus le nombre d’étudiants chinois est élevé, plus ils sont en mesure de peser sur le contenu des formations ou sur le recrutement des professeurs.

Enfin, la doctrine publiée par le département des liaisons internationales n’exclut aucun parti a priori. Le DLI entretient des relations avec des partis de l’ensemble de l’échiquier politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous ne disposez donc pas d’informations sur les partis français en particulier ?

M. Paul Charon. Pour en avoir une meilleure idée, un moyen consiste à passer en revue les événements annoncés par DLI où sont conviés des membres de partis politiques étrangers. Comme les Chinois s’en servent pour montrer qu’ils sont reconnus, ils listent les personnes invitées et qui ont accepté de venir.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. On peut faire une analogie avec le programme Young Leaders.

M. Paul Charon. Oui, à cette différence près qu’il ne s’agit pas ici d’un programme de formation au long cours mais d’un événement unique. L’idée est la même pour les Chinois : acquérir un brevet d’honorabilité et promouvoir un certain nombre de messages, pour que ces hommes parlent le langage du PCC quand ils rentreront chez eux. On peut penser par exemple à la diffusion de termes comme « relation gagnant-gagnant », « puissance bienveillante » ou « émergence pacifique de la Chine », qui appartiennent au vocabulaire du Parti.


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3.   Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l’université Paris Cité (19 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l’université de Paris Cité, cofondateur et ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Monsieur le professeur, votre plus récent ouvrage, intitulé Guerres d’influence – Les États à la conquête des esprits, présente un intérêt tout particulier pour notre commission d’enquête, tant il démontre que la frontière est ténue entre influence et ingérence.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Frédéric Charillon prête serment.)

M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques à l’université Paris Cité. J’ai en effet publié l’année dernière un ouvrage intitulé Guerres d’influence. Ce phénomène m’est en effet apparu lorsque j’étais directeur de l’IRSEM, mais aussi à l’occasion de mes différents travaux universitaires et de mes déplacements. Cette recherche n’est d’ailleurs pas terminée et j’ai également pu observer à la fois l’intérêt que ce livre avait suscité de la part d’entreprises et l’existence de zones de flou qui demeurent encore à défricher.

En matière d’influence, il faut savoir de quoi l’on parle, ce qui n’est pas évident. Il importe de se montrer vigilant sur les définitions retenues pour éviter un problème courant dans nos démocraties libérales parfois enclines à s’enthousiasmer pour un sujet à la mode sans l’avoir préalablement défini. Tel a été le cas par exemple de la notion de prospective, utilisée sans avoir été clairement explicité.

La vigilance doit également s’attacher aux différentes postures. De nombreuses puissances qui ne nous veulent pas toutes du bien développent des moyens considérables pour exercer leur influence. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans une forme de frénésie ou de panique : l’influence est partie intégrante de la compétition internationale contemporaine. Aujourd’hui, la plupart des pays mettent en œuvre une stratégie d’influence, et cela ne doit pas vous conduire à sonner le tocsin.

À titre d’exemple, un rapport parlementaire britannique s’est penché il y a quelques années sur une supposée immixtion russe dans l’élection présidentielle américaine de 2015 et le référendum sur le Brexit, qui avait eu lieu la même année. Après avoir listé les actions entreprises par les Russes, la conclusion du rapport était frappée au coin du pragmatisme : qu’on le veuille ou non, il s’agit du monde tel qu’il est aujourd’hui et il faut accepter l’existence de ces stratégies.

Pour cerner la question de l’influence, on peut revenir aux grands auteurs de sciences politiques comme Joseph Nye, connu pour avoir conceptualisé la notion de soft power. Celui-ci peut ainsi se résumer à la question suivante : comment obtenir un changement de comportement chez d’autres personnes, qu’il s’agisse de décideurs, de leaders d’opinion ou des opinions publiques ? Le premier moyen est l’usage de la force, de la menace, de la contrainte physique. Le deuxième est la rémunération ou la promesse d’une récompense. Cette dernière peut être d’ordre financier, mais elle peut également être plus subtile, comme l’introduction dans des réseaux ou l’adoubement par des cercles. Le troisième est la conviction, à laquelle peut naturellement être associée une forme de séduction, en établissant une confiance, en donnant le sentiment d’une légitimité, au point même que l’interlocuteur pourrait penser que cela vient de lui : il s’agit là du soft power.

À la lecture de la nouvelle feuille de route de l’influence française et du discours du 9 novembre 2022 du président de la République sur le sujet, on peut discerner trois éléments différents. Le premier concerne l’influence telle que je viens de la décrire, qui a pour but de faire changer des comportements. Il peut s’agir d’obtenir un vote favorable dans une enceinte internationale, une autorisation de prise de participation, l’ouverture d’un espace aérien, bref, des actes concerts.

Un élément différent concerne le rayonnement auquel correspond peu ou prou, pour les anglophones, le nation branding, qui consiste à donner à un pays une image repérable et positive, c’est-à-dire le fait d’être reconnu comme porteur de valeurs positives ou d’opportunités professionnelles. On agit ici plus sur une image, une reconnaissance, une perception positive, ce qui n’est pas la même chose que de demander à quelqu’un un acte précis.

Enfin, il convient d’évoquer la contre-influence, soit la résistance aux fake news et à la déstabilisation. L’objectif est ici de faire prendre conscience à une population qu’elle est susceptible d’être manipulée. Il s’agit donc d’une sorte de résistance à l’immixtion extérieure. Dans la mise en pratique de ces trois politiques publiques, les acteurs seront différents selon les champs d’intervention.

Dans le monde, il est possible de distinguer trois grandes familles de pratiques très différentes. La première est une pratique démocratique et libérale, fondée sur le modèle américain tel qu’il est développé depuis 1945. Plus précisément, cela concerne l’exposition d’un modèle que l’on veut séduisant, aussi bien pour des élites dont on attend le soutien que pour une opinion publique qui sera davantage séduite par une culture populaire. Cela peut se traduire d’une part par la délivrance de bourses dans les universités ou d’invitations pour les leaders d’opinion – ce que les États-Unis pratiquent depuis très longtemps – et d’autre part par la diffusion d’un mode de vie ou d’une culture – que l’on pense simplement à l’émission de Voice of America Jazz Hour, très suivie de l’autre côté du rideau de fer. Cette alliance projette un modèle que l’on veut séduisant dans le but de le transformer en soutien politique. Le modèle américain a connu des réussites incontestables dans ce domaine. Dans les décennies d’après-guerre, on se souvient par exemple que des intellectuels comme Raymond Aron ou Arthur Koestler soutenaient les États-Unis. Dans les débats publics, on appelait à défendre ce modèle, quels que soient ses défauts, au nom de la démocratie.

Le deuxième modèle est celui des pays autoritaires : il ne cherche pas tant à convaincre qu’à faire douter les démocraties. En sciences politiques, il est alors question de sharp power : le couteau remué dans la plaie pour mettre en évidence les maux des sociétés démocratiques. L’objectif est déployé à travers des médias, en insistant sur les mauvaises nouvelles et les dysfonctionnements.

Dans mon ouvrage, j’évoque enfin une troisième catégorie : celle de la « croyance rémunérée », souvent issue des monarchies du Golfe. Elle joue sur une fibre très mobilisatrice, la religion, pour s’adresser à des communautés spécifiques au lieu d’une large opinion publique. Ce jeu est ensuite rendu possible par la rente pétrolière.

Quelle est la situation de l’Europe et de la France en particulier ? Pendant très longtemps, les Européens ne semblaient pas apprécier le terme d’influence, qui était associé à la propagande et apparaissait comme contraire aux valeurs démocratiques. Les États-Unis n’avaient pas ces pudeurs, estimant qu’il s’agissait d’information. L’Union européenne n’aimait pas non plus mettre en avant ses propres réalisations : d’une certaine manière, il n’était pas digne d’agir de la sorte en démocratie.

La France redécouvre depuis quelque temps la notion d’influence, mais elle me semble toujours affectée par un certain nombre de petits défauts. Le premier tient à la confusion entre l’influence et le rayonnement. Ensuite, nous avons parfois tendance à considérer en France que l’influence est une fin en soi. Or l’influence est en réalité un outil, un moyen d’obtenir quelque chose en faveur de nos intérêts. Il importe donc de définir au préalable nos intérêts et nos objectifs.

Il me semble également que, si nous comptons beaucoup sur notre culture et la francophonie, nous éprouvons des difficultés à politiser cette adhésion culturelle. À cet égard, la situation de la France est d’ailleurs assez comparable à celle du Japon : notre culture est appréciée, mais elle n’entraîne pas nécessairement le soutien de nos positions et de nos intérêts géopolitiques. Les États-Unis, eux, y parviennent, ainsi que la Russie. En 1997, lors du sommet de la francophonie à Hanoï, Jacques Chirac avait d’ailleurs lancé ce débat, en suggérant de transformer cette adhésion culturelle en une adhésion politique, dans une forme de club qui pense différemment.

En guise de conclusion, je souhaite évoquer différents sujets qui font l’objet d’offensives d’influence. Il s’agit tout d’abord des milieux de l’expertise et des réseaux professionnels, qui peuvent susciter des tentatives de recrutement, par exemple sur LinkedIn. Il existe par ailleurs des pressions sur le monde intellectuel, qu’il s’agisse des universités, des think tanks ou du monde de l’édition, lequel fait également l’objet de luttes d’influence. Ainsi, la Chine a fait pression avec succès sur des maisons d’édition universitaires prestigieuses comme Cambridge University Press pour que certaines publications soient retirées de leur catalogue.

La dépendance financière des établissements universitaires à l’égard des étudiants étrangers mérite également d’être surveillée. Ces étudiants sont en effet parfois pris en main par leur ambassade et finissent par exiger le retrait ou la modification de certains thèmes d’étude – ne plus parler de Taïwan comme d’un pays mais comme d’une province chinoise, par exemple.

Le public jeune, y compris adolescent, doit être pris en compte, tant il peut être la cible d’influenceurs ou de chaînes particulières comme AJ+. Ces actions ciblent les très jeunes personnes pour façonner leur état d’esprit et les rendre extrêmement critiques à l’égard de la démocratie. Certains pays autoritaires ont lancé de réelles offensives pour convaincre ce type de public.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les deux précédentes auditions ont insisté sur la dimension du secret, de la dissimulation, pour établir une distinction entre influence et ingérence. Y attachez-vous la même importance ?

M. Frédéric Charillon. La subtilité des nouvelles stratégies d’influence tient au fait qu’elles n’ont plus nécessairement besoin d’être secrètes. L’ingérence peut se définir comme une immixtion dans des réseaux pour essayer de changer le cours d’une politique. L’influence a un champ d’action plus large, qui peut s’adresser à des publics sans forcément essayer de pratiquer l’entrisme, en agissant sur le temps long. De fait, l’influence peut faciliter l’ingérence : il y a un continuum. Si un public tient pour acquis que son système est mauvais et que d’autres sont plus justes, il sera d’autant plus manipulable par des stratégies d’ingérence qui lui demanderont ensuite différents services.

Il est également possible de considérer que l’influence relève plus du soft power et l’ingérence de l’espionnage. Le modèle d’analyse MICE utilisé dans le monde de l’espionnage et de l’intelligence résume ainsi les leviers utilisables pour conduire quelqu’un à trahir son pays et travailler avec un autre : le M correspond à l’argent, le I à l’idéologie, le C à la contrainte et le E à l’ego. Quelqu’un qui se laissera convaincre par un certain nombre d’influences ouvertes sera d’autant plus facilement manipulable par des actions beaucoup moins publiques.

Je le répète : certaines activités sont plus répréhensibles que d’autres, mais il existe une réelle continuité entre l’influence et l’ingérence.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous évoquez le retard de l’Europe par rapport aux États-Unis ; j’estime que l’on peut même parler de naïveté. Vous avez également souligné que le rapport parlementaire britannique sur ce sujet concluait que l’influence faisait partie du jeu international et mettait en lumière l’existence de moyens pour obtenir un changement de position des acteurs.

Parmi ceux-ci figure la force. On peut penser ici aux assassinats et tentatives d’assassinat perpétrés par une puissance étrangère au Royaume-Uni. Le même mode d’action a également été employé en Turquie et la France a aussi fait l’objet de coups de force ou de pressions, notamment sur les librairies. Vous avez en outre parlé de la question de la rémunération directe et des différentes formes de rémunération indirecte.

Dans ces domaines, la « règle du jeu » ne semble pas respectée. Je souhaite revenir sur cette naïveté : en tant qu’expert, estimez-vous qu’il existe des méthodes d’identification solides pour isoler les personnes, les surveiller et le cas échéant les mettre hors d’état de nuire, en les traduisant en justice, en retirant leur influence ou en les soumettant à du name and shame ? Le moyen le plus rapide pour retirer une influence publique à une personnalité, un think tank ou toute entité consiste en effet à le compromettre publiquement.

M. Frédéric Charillon. Vous avez raison de le souligner : les stratégies d’influence font de plus en plus fréquemment usage de l’intimidation. Il existe en effet de plus en plus de manières subtiles de pousser à la violence ou à l’intimidation sans se rendre soi-même coupable de violence.

Par exemple, le fait de stigmatiser un universitaire ou un intellectuel qui aurait écrit un ouvrage ne plaisant pas différents pays, jusqu’à exciter une communauté sur les réseaux sociaux, est difficilement prouvable ou opposable. La personne incriminée pourra toujours plaider la liberté d’expression pour se défendre. Pour autant, elle aura réussi à faire passer à l’acte violent d’autres personnes via les réseaux sociaux, dans une forme de manipulation.

Il est donc nécessaire d’apporter des réponses nouvelles. Le fait de vouloir faire taire quelqu’un ou d’empêcher la tenue d’un débat via des procédures bâillons entraîne un affaiblissement. L’intimidation peut prendre la forme de procès pour diffamation qui n’ont aucune chance d’aboutir mais gâchent la vie de la personne et dissuadent ses collègues de la soutenir de manière publique. Simultanément, il est possible d’exciter sur les réseaux sociaux une multitude d’individus anonymes.

Il existe des dispositifs juridiques pour poursuivre de tels agissements, par exemple l’incitation à la haine. Mais certains intervenants y échappent, dans le cadre du jeu subtil de l’influence, notamment lorsqu’elle est anonymisée. Pour autant, nous connaissons des personnes qui sont d’excellents manipulateurs sur les réseaux sociaux et qui font peser in fine sur la cible un sentiment de crainte, par exemple lorsque celle-ci est reconnue et abordée dans la rue, comme cela est déjà arrivé à certains de mes collègues.

Pouvons-nous isoler des « meneurs » ? Disposons-nous d’un arsenal juridique suffisant ? Il est difficile de répondre, car la liberté d’opinion peut facilement être évoquée. Exprimer un désaccord dans un débat est une chose ; laisser entendre que ce que dit une personne est ignoble et qu’elle n’a pas le droit de le dire en est une autre. Dans ce cas, je crois qu’il faut se montrer un peu plus ferme.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné la différence de perspective entre les pays européens et les États-Unis en matière d’influence. Cela m’amène à évoquer l’affaire Alstom. Les justices américaine, suisse et britannique avaient mis en cause des pratiques de corruption « classique » de la part de cette entreprise, telles les rétrocommissions. Celles-ci ont donné lieu à des mesures de rétorsion de la part des États-Unis, qui en ont profité pour établir une stratégie d’influence.

Pour reprendre vos propos, deux visions de l’influence ont cours. L’une paraît en voie d’extinction dans les démocraties occidentales : la corruption active « à l’ancienne ». L’autre a plus trait à des mesures d’influence pour obtenir des avantages économiques et industriels.

M. Frédéric Charillon. Les stratégies de corruption par l’argent existent toujours, comme l’illustrent les exemples récents au sein du Parlement européen, mais la rémunération peut également être indirecte. Je pense par exemple à la création de think tanks par certains pays qui nomment ensuite à leur tête des experts ou des chercheurs particulièrement bien rémunérés. Le fait de confier un statut particulier à certaines personnes peut les inciter à changer d’avis. J’ai pu le constater dans certaines régions du monde : des personnes très hostiles à un pays voisin peuvent modifier brusquement leur discours après une nomination, associée à une rémunération confortable et à d’autres avantages symboliques ou matériels comme des déplacements fréquents dans de très bonnes conditions d’hébergement ou des invitations à des événements de prestige. De telles pratiques sont de plus en plus fréquentes et il importe d’y prendre garde.

Les pressions économiques et les menaces de sanction représentent à la fois une forme d’influence et d’intimidation. Les États-Unis peuvent par exemple afficher des valeurs et estimer publiquement que ceux qui ne les partagent pas n’auront plus accès à certains avantages ou réseaux. Les pratiques se diversifient et deviennent également de plus en plus subtiles. Dans ce cadre, il semble pertinent de revoir nos instruments de résistance ou de contre-attaque. Pour ma part, j’ai déjà été approché par des pays qui m’ont indiqué qu’un de leurs concurrents directs mettait en place un think tank à Paris et qui me proposaient de jouer un rôle dans une structure similaire qu’ils envisageaient de créer – et il était évident que ce ne serait pas du bénévolat. La discussion n’est pas allée plus loin.

Ces pratiques sont en apparence anodines et non répréhensibles – on a le droit de créer un institut de recherche –, mais elles ont néanmoins pour objet d’acheter des loyautés. Ceci passe notamment par le repérage et l’identification de personnes estimées comme vulnérables. Il peut s’agir de personnes encore très influentes, de réels leaders d’opinion, mais qui peuvent à certains moments de leur vie éprouver une déception professionnelle ou redouter de ne plus exercer des fonctions de premier plan. Elles peuvent donc être sensibles à des approches leur offrant la possibilité de continuer à rayonner, de voyager et d’être reçues dans de bonnes conditions.

De telles manœuvres sont plus subtiles que la simple remise d’une valise de billets et elles sont de plus en plus répandues.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé du repérage de personnes affectées par une faiblesse temporaire ou de longue durée. À l’inverse, existe-t-il une forme de contre-repérage ? Des services garants de la sécurité nationale et des intérêts de la France vous ont-ils interrogé pour savoir si vous aviez été approché ? Les services se renseignent-ils pour évaluer les fragilités de certains ?

M. Frédéric Charillon. Il me semble qu’un travail est réalisé assez régulièrement dans ce domaine pour mesurer d’éventuelles tentatives extérieures.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous déjà été personnellement interrogé ?

M. Frédéric Charillon. Je ne suis pas forcément un bon client pour des tentatives d’influence extérieures. En effet, je ne suis pas un expert géographique, je me concentre sur la politique étrangère de la France et sur les relations internationales. Or les pays étrangers sont particulièrement intéressés par les expertises régionales.

L’influence peut cibler des enseignants-chercheurs ou des étudiants particulièrement intéressés par un pays ou une civilisation et il est extrêmement difficile de faire prendre conscience à ceux-ci qu’ils peuvent faire l’objet d’approches intéressées. De nombreux étudiants qui s’intéressent aux relations internationales sont incités par leurs enseignants à prendre des initiatives pour organiser des événements. Ils peuvent par exemple être reçus par une ambassade, qui peut leur proposer de financer une journée d’étude en leur fournissant une assistance logistique ou des intervenants. Il n’est pas aisé de leur dire qu’ils ont été naïfs ou manipulés quand ils sont parvenus à monter un colloque sur un sujet d’étude précis. Cette difficile sensibilisation doit être réalisée bien en amont, dans la mesure où nos étudiants détestent précisément avoir le sentiment d’être manipulés. Cette démarche doit être de leur fait : il ne faut pas qu’ils aient l’impression d’être accusés de naïveté, d’autant plus qu’ils sont tout sauf stupides. Il faut leur rappeler que le contenu des débats ne doit en aucun cas être modifié du fait des cadeaux ou des soutiens apportés. Des actions sont menées, mais elles exigent des effectifs nombreux car les tentatives d’influence sont fréquentes. J’imagine qu’il est impossible de surveiller chaque manifestation scientifique ou chaque initiative organisée dans les universités.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous nous avez présenté les trois grandes familles d’influence et fourni une grille de lecture très opérationnelle. Par-delà le travail d’approche général de la thématique, cette commission d’enquête a l’intention d’œuvrer par grandes zones géographiques : la Russie et certains pays de l’ex-URSS, la Chine et les pays du Golfe.

Avez-vous constaté une accélération ou une modification des stratégies d’influence de la part des pays de ces grandes trois zones ? Leurs approches sont-elles différentes ? La stratégie que vous qualifiez de stratégie de « croyance rémunérée » menée par les monarchies du Golfe est-elle spécifique ?

M. Frédéric Charillon. L’intensification est réelle. Dans le Golfe, la crise ouverte entre le Qatar et l’Arabie Saoudite en 2017 a par exemple suscité une forte compétition pour gagner des relais d’opinion.

Ensuite, les savoir-faire sont différents selon les zones géographiques et l’antériorité de l’expertise. À l’évidence, la Russie dispose d’une pratique plus ancienne et parfois plus subtile de ce genre de manipulations.

Parmi ces puissances, il peut également être utile d’identifier celles qui se lancent dans un débat plus ouvert et celles qui opèrent de manière plus brutale, en achetant des loyautés. Certains pays ont compris que, pour être influents, ils devaient tolérer une certaine dose de critiques. D’autres pays ne sont pas encore en mesure de l’accepter et adoptent des postures plus rigides, ne souffrant aucune remise en question : ils payent quelqu’un pour dire quelque chose et il ne faut surtout pas que la personne s’en écarte. De fait, les régimes les plus autoritaires ne peuvent pas réellement développer une stratégie de soft power s’ils refusent d’entendre la moindre note discordante et exigent systématiquement une obéissance totale.

C’est peut-être pour cette raison que des pays comme le Qatar ont innové, avec des chaînes de télévision comme Al Jazeera, en montrant qu’ils étaient capables de produire un débat plus ouvert, quand d’autres voisins du Golfe n’étaient pas forcément prêts à l’accepter. Même RT, de temps en temps, ouvre un peu le débat.

Certains pays ont clairement indiqué dans les documents de doctrine relatifs à leur action extérieure que leur diplomatie publique allait désormais se lancer dans une compétition d’influence, laquelle s’est clairement intensifiée lors des dernières années. De fait, la France, au même titre que d’autres pays, a fini par accepter cet état de fait et par consentir à descendre dans l’arène.

Des instruments ont donc été mis en place et accompagnés de moyens importants dans des pays qui ont érigé certaines priorités. Des administrations et des institutions entières sont créées et se voient allouer des budgets importants. L’intensité des initiatives pourra varier. Elles pourront parfois être mobilisées de manière très agressive. Lors du conflit qui l’a opposé à l’Arabie Saoudite, le Qatar s’est trouvé isolé un moment avant de mobiliser ses relais pour contre-attaquer.

Comment pouvons-nous répondre ? La création de tels types d’instrument ne figure pas dans notre ADN et une démocratie libérale comme la nôtre n’a pas vocation à propager des fakes news. Mais lors de notre histoire récente, nous avons malgré tout ressenti qu’il nous fallait nous soucier de ces questions. L’année 2003 a été à ce titre remarquable, au plus fort du French bashing aux États-Unis. À cette occasion, nous nous sommes aperçus que nous ne disposions pas d’un caucus français à Washington : nous étions l’un des rares pays européens à ne pas avoir un réseau de personnes prêt à nous défendre au sein des institutions américaines, comme le Congrès par exemple ; personne n’était là pour rappeler aux Américains que nous étions malgré tout des alliés et non des traîtres, que nous continuions de coopérer étroitement dans la lutte antiterroriste, etc.

Il faut donc prendre la mesure de l’effort déployé par certains États pour mettre au point ces instruments. Des priorités politiques ont justifié à leurs yeux l’attribution de moyens financiers et humains élevés, accompagnés d’un suivi constant de la part des plus hautes autorités de l’État. Il ne s’agit pas de tomber dans la paranoïa, mais d’être conscients de ce qui est mis en œuvre dans d’autres pays pour agir sur les esprits, influencer des leaders d’opinions et faire passer des messages.

Mme Anne Genetet (RE). Votre exposé décrit très bien l’existence de ce continuum entre l’influence et l’ingérence. Je suis frappée par vos propos concernant l’inexistence d’un caucus français en 2003, que je rattache aux certitudes erronées dont nous pouvons faire preuve. C’est une erreur de penser que tout le monde sait qui nous sommes et ce que nous défendons. Il convient de procéder autrement et d’agir avec plus d’humilité.

Vous avez évoqué le cas des étudiants et des moyens pour leur permettre de se poser les bonnes questions afin d’éviter de se trouver piégés. Les universités sont supposées être dotées de commissions sur l’intégrité scientifique. Des formations ne pourraient-elles pas être délivrées à ce moment-là pour mettre en garde les étudiants ?

De plus, le procédé n’est-il pas le même avec les élus, qu’il s’agisse des parlementaires, des maires ou des conseillers départementaux ? En tant qu’élus, nous sommes par exemple assaillis de demandes de stage qui sont parfois très suspectes. Avez-vous connaissance de formations à destination des élus pour les aider à discerner les tentatives d’approche de la part de puissances étrangères ?

Vous avez mentionné le cas des chaînes de télévision. Je travaille actuellement sur la réglementation européenne et la diffusion via Eutelsat d’outils d’influence hostiles à la France, soit à partir de notre territoire, soit à destination de notre territoire.

M. Frédéric Charillon. L’influence et la contre-influence ne s’improvisent pas et ne se décrètent pas : elles s’entretiennent à long terme. Il importe de sensibiliser, de la manière la plus intelligente possible. À ma connaissance, il n’existe pas de formations spécifiques pour aider les élus, qui, vous avez raison, peuvent rencontrer les mêmes situations que les étudiants – des groupes d’amitié, par exemple, existent aussi, de manière plus ou moins informelle, dans les universités. En revanche, il serait sans doute possible de décliner une expérience qui a déjà été menée. Ainsi, en 2017, j’étais coordinateur pour les questions internationales à l’ENA et un groupe de parlementaires nouvellement élus nous avait sollicités. Issus de la société civile, ils souhaitaient recevoir une formation aux questions internationales et stratégiques. Nous avons coordonné pour eux un programme sur plusieurs semaines. Cette expérience s’est avérée particulièrement enrichissante pour tous, enseignants comme parlementaires. Il ne s’agit pas de tomber la paranoïa – le contact avec l’étranger est toujours une bonne chose, y compris, dans les moments difficiles –, mais de discuter régulièrement des interactions que tout un chacun peut avoir avec différents pays.

Il me semble en effet important de prolonger vos travaux par des mises en œuvre concrètes, à travers un dialogue avec l’ensemble des acteurs. En France, un défaut habituel consiste à penser qu’il suffit de décréter pour agir, en matière d’influence comme sur d’autres sujets, et l’on considère parfois, les institutions aidant, que le Président de la République est le principal facteur d’influence de la France. La thématique de l’intelligence économique a par exemple souffert de ce phénomène il y a une vingtaine d’années. D’autres pays ont mis en place des mécanismes beaucoup plus précis et concrets dont nous pourrions nous inspirer.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez évoqué les différentes offensives médiatiques ayant eu lieu sur différents canaux, notamment à travers les influenceurs et la chaîne AJ+. Cette chaîne diffuse d’ailleurs des contenus qui ne seraient pas tolérés dans son pays d’origine.

Vous avez également expliqué que les stratégies de contre-influence sont difficiles à mettre en œuvre. Notre culture démocratique est plutôt d’essence positive : nous ne cherchons pas à combattre les fakes news par d’autres fakes news ou par la mauvaise foi. Malgré tout, nous risquons de perdre face à des stratégies qui cherchent à miner notre société. Comment faire pour renverser la vapeur, descendre dans l’arène et combattre ces médias au sens large ? Cela doit-il passer par une interdiction ? Je dois vous faire part de ma grande inquiétude à cet égard, par exemple lorsque je rencontre une classe d’élèves dont la moitié ont pour ambition de devenir influenceurs…

M. Frédéric Charillon. Les publics les plus vulnérables sont en réalité en quête de révélations. Ils ont l’impression qu’on leur cache des choses, que le langage médiatique traditionnel est trop convenu. Ce sentiment les rend sensibles à des messages plus sulfureux. Il y a là une carte à jouer pour les démocraties : nous n’avons pas besoin de mentir pour être attractifs ; il suffit de dire la vérité car c’est à cela que le public est sensible.

Je souhaite évoquer un exemple. Plusieurs de mes étudiants russes se montraient extrêmement méfiants lorsque les autorités américaines expliquaient – dans une stratégie de communication du renseignement inédite  ̶  que l’invasion russe en Ukraine était imminente à la fin février 2022. Or, quand celle-ci s’est déroulée conformément aux alertes américaines, j’ai pu observer l’immense désarroi qui s’est emparé d’eux : on ne leur avait pas menti.

La grande force des médias d’influence réside dans leur promesse de dire la vérité quand tous les autres mentiraient. Si l’on arrive à démontrer que nos médias sont transparents et fiables, voire si l’on produit des informations qu’en d’autres temps on aurait préféré garder confidentielles, le public peut se retourner en faveur des démocraties. Les jeunes ont envie qu’on leur dise les choses que l’on ne leur disait pas auparavant. Le combat n’est donc pas complètement perdu, parce que les régimes autoritaires ne fonctionnent pas sur un modèle de vérité.

Ensuite, faut-il interdire les médias étrangers ?

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Nous l’avons fait pour certains d’entre eux. Nous avons interdit RT.

M. Frédéric Charillon. C’est exact. En la matière, je défends le principe de réciprocité : à partir du moment où certains de nos médias sont interdits dans certains pays, je ne vois pas pourquoi nous n’en ferions pas de même. Au-delà, je pense qu’il faudrait réaliser une étude objective pour cerner les raisons de l’audience et la rapidité du succès des médias comme RT ou AJ+.

Par ailleurs, la question de l’audiovisuel extérieur est un vieux débat en France : nous n’avons toujours pas réussi à créer notre CNN à la française. Pour autant, nous disposons d’un certain nombre d’instruments, à l’instar des instituts français de recherche à l’étranger (UMIFRE), un réseau international de vingt-sept instituts de recherche en sciences humaines et sociales, souvent situés dans des pays et des villes difficiles. Je pense par exemple au CEDEJ au Caire, mais nous avons aussi des entités en Iran, à Moscou, à Bangkok ; l’Institut français du Proche-Orient a dû se replier de Damas à Beyrouth, mais il conserve des antennes à Erbil, à Jérusalem, à Aman. Ces structures souvent anciennes bénéficient encore d’une réelle légitimité et d’une image très positive dans ces pays. Ce sont des lieux de débat et de discussion qui apportent une bouffée d’oxygène aux populations.

Je souhaiterais donc que ces instituts, que l’on laisse parfois se décrépir, profitent d’un réel coup d’accélérateur, en améliorant leur budget de fonctionnement, en étoffant les équipes et en élargissant le recrutement. Nous avons là des structures qui sont enviées par beaucoup d’autres pays et qui pourraient servir une stratégie d’influence assumée. Il existe une demande forte – à laquelle peuvent également répondre les centres culturels français, les services culturels des ambassades, les alliances françaises –, et le public qui va bien au-delà des seuls diplômés francophones. Je pense aussi à la Nuit des idées, initiative du quai d’Orsay qui rencontre un vrai succès.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Le succès de RT a été en grande partie lié au mouvement des gilets jaunes.

M. Frédéric Charillon. Certes. Encore une fois, sans aspirer à vouloir reproduire leurs recettes, il faut essayer de comprendre les raisons du succès de ces médias. Pourquoi la moindre requête sur Google apporte-t-elle tant de renvois à Sputnik ?

M. Laurent Esquenet-Goxes (DEM). Le succès d’audience de ces médias sur internet est dû en grande partie aux usines à bots.

M. Frédéric Charillon. Pour rester dans le champ européen, les fondations allemandes ont plus de succès que nos instituts de recherche.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Elles disposent aussi de ressources financières bien plus importantes.

M. Frédéric Charillon. En effet. Cette question épineuse doit être évoquée à un moment.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Considérer qu’il suffit de dire la vérité pourrait s’entendre si le public cible ne vivait pas en silos, dans des bulles cognitives. Les médias comme RT ou AJ+ fonctionnent surtout grâce aux algorithmes des réseaux sociaux : une personne qui pense que la terre est plate aura à sa disposition de nombreuses vidéos qui renforceront sa croyance. Il n’y a plus d’information communément admise et partagée. En réalité, je suis assez inquiet pour l’avenir dans ce domaine.

M. Frédéric Charillon. Le contenu du message et le vecteur doivent être distingués. Je tiens d’ailleurs à vous faire part d’une anecdote qui m’a frappé : au début de l’affaire ukrainienne, une influenceuse de poids a communiqué auprès de son public – plusieurs millions de followers – pour rappeler qu’il s’agissait là de l’invasion d’un pays par un autre et a en quelque sorte fait œuvre d’éclairage de sa communauté.

Cela pose d’ailleurs un vrai problème : un certain public en plein désarroi ne nourrit plus son sens critique et s’en remet à des personnalités qu’il considère comme fiables et légitimes. Peut-être est-il possible de retourner le phénomène des influenceurs à l’avantage des démocraties, ne serait-ce que parce que celles-ci laissent beaucoup plus de liberté d’expression. Je suis certes inquiet, mais je ne suis pas encore désespéré.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous non plus.

Mme Mireille Clapot (RE). Vos propos sur l’achat des loyautés par des propositions gratifiantes me semblent particulièrement intéressants. Dans l’industrie, c’est une chose contre laquelle on met fortement en garde. Je souhaiterais vous interroger sur les éventuelles stratégies d’influence de deux pays dont vous n’avez pas parlé : Israël et l’Arménie. Pourriez-vous nous éclairer sur celles-ci ?

M. Frédéric Charillon. Israël conduit une stratégie d’influence, que j’évoque d’ailleurs dans mon livre. J’ai notamment interrogé des personnes considérées comme des relais d’Israël et qui ne s’en cachent pas. À cet égard, il y a sans doute là une différence majeure entre les démocraties et les pays autoritaires : les personnes qui défendent les démocraties dans le débat public avancent à visage découvert.

De nombreux travaux universitaires ont d’ailleurs été menés sur la question de la stratégie d’influence d’Israël. Je pense notamment au célèbre livre Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine de John Mearsheimer et Stephen Walt, que l’on ne peut suspecter d’antisémitisme. Ces derniers ont ainsi décortiqué les mécanismes de cette influence tout en démystifiant un certain nombre de fantasmes. L’action des réseaux n’est d’ailleurs pas univoque : dans le cas d’Israël, les lobbys AIPAC et J Street sont plus attachés à des partis politiques qu’à l’État d’Israël à proprement parler.

La Turquie a également mis au point une stratégie d’influence à travers la gestion du culte musulman, qui tourne parfois à l’intimidation. Je pense tout particulièrement aux actions de la Diyanet, qui jouit d’une visibilité et de moyens financiers importants.

Tout le monde n’est pas à armes égales face à ces stratégies, d’autant que les alliances peuvent être mouvantes. Jusqu’à peu, les pays du Golfe faisaient par exemple bloc au sein du Conseil de coopération du Golfe. À partir de 2017, le Qatar a été soumis à un blocus sous les accusations de plusieurs pays dont l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. La Turquie a longtemps été associée au Qatar, mais depuis quelque temps, le rapprochement d’Erdogan avec le régime saoudien entraîne des dissensions. Pour étudier et suivre ce paysage changeant, il faudrait disposer d’un observatoire. De la même manière, certains pays dont on parle peu, comme les pays scandinaves ou l’Australie, réussissent en toute discrétion à élaborer une excellente stratégie d’influence, notamment dans les instances internationales. En Afrique, un pays comme le Rwanda a également réussi à obtenir des positions importantes, notamment dans les opérations de maintien de la paix.

Le Maroc mène de son côté une stratégie intéressante : les MEDays de Tanger étaient initialement des journées stratégiques orientées comme leur nom l’indique vers la Méditerranée, mais leur objet s’est progressivement élargi pour concerner aujourd’hui l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. En réalité, presque tous les pays conduisent aujourd’hui une stratégie d’influence à leur mesure, qu’il s’agisse d’enjeux liés seulement à la sécurité nationale ou d’ambitions plus larges.

Pour en revenir à votre question, l’Arménie mène aussi une telle stratégie, même si elle paraît aujourd’hui plus impuissante face à l’alliance turco-azérie en raison du moindre intérêt de la Russie. En résumé, quand on y regarde de plus près, on découvre une palette de stratégies nationales d’influence qui méritent d’être étudiées avec attention. Au sein de l’Union européenne, des pays moins puissants que la France en termes politiques, démographiques ou militaires sont parvenus à des résultats notables à Bruxelles. Je pense notamment au Portugal qui est devenu très influent au sein de l’Union dans les années 1990 et 2000.

On pourrait évoquer à loisir d’autres réussites, à l’image de la Corée du Sud et même de la Nouvelle-Zélande dans certains secteurs – c’est aujourd’hui le nouvel Eldorado des étudiants.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors des trois auditions de ce jour, le sujet de l’ingérence auprès des décideurs, des relais d’opinion ou du personnel politique en France a été très peu évoqué. Il ne vient pas spontanément lors des présentations. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

M. Frédéric Charillon. Je ne sous-estime pas le phénomène. Le problème n’est naturellement pas uniquement français, il suffit de penser par exemple à Gerhard Schröder en Allemagne. L’exemplarité peut faire défaut et nécessiterait probablement un cadrage plus strict.

Simultanément, il est tout à fait acceptable que des personnalités politiques souhaitent soutenir un pays ou émettent un avis. Il est difficile de le leur interdire : cela fait partie du débat géopolitique normal. En revanche, des règles strictes sont souhaitables en matière d’interférences financières, même si celles-ci ne sont pas forcément faciles à détecter.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’objet de la commission n’est évidemment pas de mettre en cause le soutien à tel ou tel pays dans le débat public, mais bien de discerner ce qui relève de l’ingérence. En tant qu’expert, estimez-vous que le cadre actuel suffit ou pensez-vous que cette commission devrait se pencher sur un cadre plus strict ?

M. Frédéric Charillon. Je pense qu’un cadre plus strict serait utile. Les éléments qui choquent porte sur les liens financiers mais il faut aussi s’interroger sur les liens entretenus avec certains pays. À ce titre la fréquence des contacts et des séjours doit être évoquée. La tolérance doit être plus faible, ce qui n’obère en rien la liberté d’expression : toute personne a le droit de dire pourquoi elle défend telle ou telle cause. Le Congrès américain est par exemple très attaché à la transparence des soutiens et des financements accordés à ses membres.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Des obligations de transparence existent déjà, mais j’entends aisément l’exigence d’une plus grande transparence et d’une plus grande responsabilité, ce que les Anglo-Saxons qualifient d’accountability.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Cet aspect doit être concilié avec le principe du respect de la vie privée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous ne remettons pas en cause les principes de liberté de conviction et de respect de la vie privée. Il est cependant important d’avoir un avis tranché, pour qu’une autorité compétente, notamment les services, nous assure que telle ou telle personne est clean.

M. Frédéric Charillon. Cela est pratiqué pour d’autres responsables publics. Lorsque j’étais directeur de l’IRSEM, cela aurait posé un problème que j’aille dix fois par an en Russie.


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4.   Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS, ministère de l’Europe et des affaires étrangères) (26 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), groupe de réflexion placé auprès du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Manuel Lafont Rapnouil prête serment.)

M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS, ministère de l’Europe et des affaires étrangères). Le CAPS est un think tank interne du ministère l’Europe et des affaires étrangères, directement rattaché à la ministre. Il développe une capacité d’analyse, de réflexion, d’anticipation et de proposition sur l’ensemble des sujets internationaux, afin de fournir une valeur ajoutée différente de celle du réseau diplomatique. Nous bénéficions ainsi d’une forme d’indépendance et, selon la formule consacrée, les vues formulées par le CAPS ne sauraient être considérées comme des positions officielles du ministère.

Je précise que nous ne travaillons pas sur les affaires intérieures, mais je vais m’efforcer de répondre aux questions qui m’ont été adressées. Tout d’abord, je souhaite opérer une distinction entre ingérence et influence mais également évoquer la notion anglo-saxonne d’interference.

Dans une logique de droit international, s’ingérer consiste à se mêler indûment des affaires d’autres États. C’est contraire au principe d’égalité souveraine, qui est au cœur du droit international et d’où découle le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures. Ce principe est consacré notamment par l’article 2 de la charte des Nations unies, mais également par d’autres textes juridiques et politiques.

Toute intervention dans les affaires intérieures ne représente pas une ingérence au sens juridique du terme. Si une intervention par la force armée sur le territoire d’un État en l’absence de consentement dudit État représente une ingérence incontestable, d’autres cas de figure peuvent présenter des contours plus discutables.

Ensuite, puisque l’ingérence est indue, cela signifie bien qu’a contrario, il existe une forme non interdite d’intervention dans les affaires d’autrui, que l’on peut nommer « influence ». De fait, elle est pratiquée par tous. Cette notion a été popularisée par Joseph Nye lorsqu’il a forgé le concept de soft power, c’est-à-dire une puissance douce, non coercitive, qui fonctionne plus par la séduction. Le droit international offre un cadre assez permissif : il ne suffit pas qu’un pays B n’apprécie pas la déclaration d’un pays A pour qu’il puisse la qualifier d’ingérence dans ses affaires intérieures – par exemple si le pays A rappelle un engagement que le pays B a pris dans le cadre d’un traité international.

L’idée d’influence, qui a parfois une connotation négative pour certains, est en revanche assumée par la doctrine française – cela a encore été affirmé par la Revue stratégique nationale de 2022. Pour autant, toute influence n’est pas forcément légitime quand bien même elle respecterait le cadre légal. Nous observons par ailleurs la montée en puissance d’une compétition des influences dans le cadre d’une compétition des puissances accrue. Derrière la bataille des influences se profile une bataille des modèles nationaux qui engage aussi les différentes conceptions de l’ordre international.

Dans ce contexte, nous constatons le recours à des tactiques problématiques, même lorsqu’elles respectent formellement la légalité, qu’elle soit internationale ou interne. Je pense notamment au lawfare, c’est-à-dire le fait d’utiliser le droit et notamment les procédures juridictionnelles à des fins détournées. Je suis sensible par exemple aux procédures bâillons, ces attaques en diffamation qui ne visent pas tant à remporter l’action judiciaire qu’à épuiser les ressources financières et morales des chercheurs ou des intellectuels. On l’a vu pour les travaux sur Huawei réalisés par la Fondation pour la recherche stratégique. Ces manœuvres ont également touché les auteurs d’un rapport conjoint CAPS-IRSEM sur les manipulations de l’information en 2018, qui ont été poursuivis par RT France.

Parmi les zones grises de l’influence figurent également le lobbying ou le recrutement par idéologie. Dans le débat autour de ces pratiques, il existe une volonté de maintenir une confusion entre ingérence et influence, entre lesquelles demeure un continuum. D’un côté, il y a un problème avec la légalité, de l’autre un problème de légitimité. Mais on ne saurait assimiler toute politique d’influence à de la manipulation.

La notion d’ingérence était particulièrement prégnante à l’époque de la guerre froide, avec notamment l’utilisation de « mesures actives » par les Soviétiques, telles que les coups d’État, les financements d’acteurs politiques et syndicaux ou de groupes armés, ainsi que des stratégies médiatiques. À l’époque, le débat insistait déjà sur les vulnérabilités des sociétés ouvertes face aux pays dirigés par les pouvoirs autoritaires qui ferment les espaces de liberté et se prémunissent contre des attaques, ou même de simples politiques d’influence, sur ce terrain.

Ces éléments reprennent aujourd’hui une forme d’actualité en raison de la réapparition de stratégies d’influence et d’ingérence agressives. La mutation du système international est marquée par la redistribution de la puissance, l’hétérogénéité des valeurs – ce que l’on appelle la désoccidentalisation du monde et l’essor de pouvoirs autoritaires aux visées révisionnistes sur le système international –, le rôle des acteurs non étatiques et un contexte favorable à l’essor de stratégies indirectes.

En parallèle, nous observons une mutation de l’environnement international, à travers la mondialisation et la montée des interdépendances qui modifient le cadre de ces actions. On peut notamment penser l’influence à l’aune de la circulation universitaire et des diasporas, mais également de la mondialisation financière.

La troisième évolution est liée au contexte technologique, comme la révolution numérique, les réseaux sociaux, le hacking, les usines à trolls et les bots. Mentionnons également l’évolution des tactiques : les manipulations de l’information actuelles diffèrent de celles employées pendant la guerre froide.

L’interference correspond quant à elle à la traduction du mot « ingérence » en anglais dans le droit international, sans différence analytique notable.

La deuxième question qui m’a été adressée concerne les travaux du CAPS sur ces sujets. Parmi les documents publics, le rapport CAPS-IRSEM de 2018 précédemment mentionné sur les manipulations de l’information adressait un certain nombre de recommandations aux autorités. Il se concentrait sur les manipulations d’origine étatiques, particulièrement russes, qu’elles soient directes ou indirectes.

Le rapport soulignait notamment l’effet de deux facteurs : les capacités inédites de diffusion virale rapide autorisées par internet et les réseaux sociaux, mais également la crise de confiance et la dévalorisation de la parole publique ou experte dans nos sociétés, dans le but de produire un débat sur la notion de vérité.

Le CAPS a poursuivi son travail au-delà de la focale russe pour travailler sur l’influence en général. En novembre 2021, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a ainsi publié une Feuille de route de l’influence que nous avons contribué à alimenter.

Il importe aussi de mentionner le concept de sharp power, popularisé par les auteurs Christopher Walker et Jessica Ludwig dans le débat académique. Il se distingue du hard power – la force et la contrainte – et du soft power – la séduction et la compétition libre entre des idées alternatives – pour se concentrer sur des stratégies de distraction et de manipulation qui visent à limiter la liberté d’expression et à déformer l’environnement informationnel et politique.

Nous avons également travaillé sur les libertés académiques. Alors que celles-ci sont reconnues par le droit international, on observe des stratégies délibérées pour les remettre en cause car elles contribuent à la vitalité démocratique et aux capacités d’analyse de la politique intérieure et extérieure de certains pays. Il peut s’agir d’intrusion, d’entrisme, de chantage au financement, et même de menaces et de dissuasion dans le milieu de la recherche, de l’enseignement et de la coopération scientifique. Elles ont notamment fait l’objet du rapport du sénateur Gattolin sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français.

J’en viens à l’introduction de l’influence comme fonction stratégique dans la Revue stratégique de 2022. La France a longtemps préféré parler de diplomatie culturelle, mais l’idée de la diplomatie d’influence s’est imposée au début des années 2010. Elle correspond à une évolution du système international. En 2021, le ministre Le Drian a présenté la Feuille de route de l’influence dans l’idée de moderniser notre propre diplomatie d’influence mais aussi de nous adapter au durcissement de la compétition sur le terrain de l’influence. À l’époque, la formule retenue affirmait que « l’influence est l’autre nom de la puissance ».

La Revue nationale stratégique poursuit cette logique : l’influence est une fonction stratégique du point de vue de la politique de sécurité nationale, afin de répondre aux menaces hybrides au spectre très étendu. Deux principaux débats sont ainsi présents dans le discours des experts. Tout d’abord, dans notre propre stratégie, devons-nous distinguer les pratiques que nous nous autorisons et celles de nos compétiteurs ? Il y a là une ligne de crête délicate entre une approche qui serait purement défensive – donc réactive – et une approche offensive qui présente le risque de recourir aux procédés que l’on critique chez nos compétiteurs. À mon sens, cette approche offensive présente le risque de se retourner contre nous, en termes de crédibilité interne et externe. La posture offensive est légitime mais doit a priori être construite sur la force de nos idées et de notre modèle et non sur des tactiques problématiques.

Le deuxième débat est de savoir si l’influence peut être l’objet direct d’une politique. Ainsi, la Feuille de route ne réduit pas les politiques qui contribuent à notre influence à leur dimension instrumentale et compétitive. Ma conviction reste que l’influence est la résultante de toutes les politiques à vocation extérieure – enseignement, diplomatie culturelle, coopération –, y compris une partie de l’action non gouvernementale rattachée à la France, plutôt que l’objet direct d’une politique publique.

Concernant l’évolution des ingérences étrangères en France, je précise que le CAPS ne travaille que très marginalement sur les affaires intérieures. Néanmoins, l’observation internationale atteste une probable intensification et diversification des vecteurs des tentatives d’ingérences étrangères dans la vie politique et économique d’un certain nombre de pays. Elles ont également construit des instruments qui se sont adaptés aux vulnérabilités qui ont pu être identifiées. Enfin, le nombre d’États actifs dans ce champ qui va de l’ingérence à l’influence problématique est plus important. Ces politiques ne sont plus l’apanage des grandes puissances.

Au-delà de ces tentatives directes – recrutement, lobbying, corruption – existent d’autres formes plus indirectes, axées notamment sur la sphère informationnelle et médiatique. On pense ici aux réseaux sociaux, à internet, aux algorithmes, au monde de la culture, à l’enseignement et la recherche. Citons en outre les normes politiques et les standards industriels et technologiques, la capacité d’accès aux données que ces normes et standards peuvent permettre, mais également le fonctionnement des organisations internationales, qui peut avoir un impact direct sur la vie politique nationale.

Ensuite, nous revenons à une situation en partie comparable à celle rencontrée lors de la guerre froide  ̶  en termes de capacités de subversion et de vulnérabilité éventuelle  ̶  en raison de l’ouverture de nos systèmes. Les opérations russes ou chinoises dans ce domaine cherchent à fragiliser nos institutions, notre cohésion nationale et suscitent des effets d’alignement en notre défaveur, comme on le voit actuellement avec l’instrumentalisation de la guerre en Ukraine n’en est qu’un des derniers avatars.

La fragilisation de notre système politique correspond à une forme d’ingérence dans nos affaires intérieures. Le remède peut consister à appliquer la règle de droit – par exemple retirer leur licence à des opérateurs qui ont pu être autorisés par le passé –, voire la modifier. Dans le cas des effets d’alignement, l’influence vise à contraindre notre action depuis la scène internationale.

En parallèle, nous observons de la part de nos compétiteurs un effet de fermeture de leurs propres espaces de liberté interne, mais aussi dans les pays tiers. Je pense notamment aux restrictions de la liberté de la presse, de la liberté d’association, de la capacité de la société civile à coopérer avec des acteurs étrangers, à la diminution de l’espace pour les défenseurs des droits humains, à la censure et la fragmentation sur l’ensemble du cyberespace, à la diffusion de technologies de contrôle social. Face à ces dangers, il importe de soutenir la résilience démocratique dans un certain nombre de pays soumis à ces tendances autoritaires.

Aujourd’hui, des propagandes ouvertes sont complétées par des propagandes plus souterraines utilisant la manipulation de l’information dans le but de saper la confiance dans la démocratie. Elles visent à alimenter les tensions ou à provoquer la polarisation de la société, à créer des dissensions entre alliés et à renforcer l’attrait pour les régimes ou les pratiques autoritaires. Parmi les exemples récents les plus flagrants figurent la diplomatie du masque ou la diplomatie du vaccin.

Face à ces tendances, nous observons un certain nombre de convergences dans les réponses mises en place par les États :

– les règles sur le financement de la politique, la transparence, l’interdiction des financements en provenance de l’étranger ;

– la lutte contre la corruption ;

– l’encadrement des carrières des personnalités politiques ou hauts fonctionnaires ;

– le renforcement du pluralisme ;

– la régulation des plateformes et des réseaux sociaux ;

– la préservation des communs numériques et de tout ce qui contribue au caractère ouvert, libre et sûr du cyberespace ;

 le développement de la coopération internationale, notamment dans le cadre du G7 ;

– l’aide au renforcement de la souveraineté numérique d’un certain nombre de pays.

Le CAPS ne mène pas une analyse par zones géographiques mais nous pouvons discerner des tendances générales et des effets d’imitation dans les pratiques. Il s’agit notamment de la multiplication des acteurs étatiques en mesure de développer des actions d’influence qui peuvent tourner à l’ingérence, du recours à des acteurs non étatiques et de l’instrumentalisation des systèmes démocratiques. Cette complémentarité est au cœur de la logique de l’hybridité.

Frédéric Charillon est venu devant vous présenter sa typologie de l’influence : séduction démocratique libérale, déstabilisation autoritaire et croyance rémunérée. J’ajouterai pour ma part une dimension idéologique : le phénomène des « idiots utiles » n’a pas totalement disparu.

La Russie a développé des stratégies de manipulation de l’information. À ce titre, il me semble intéressant de mentionner la galaxie Prigojine, qui va bien au-delà du seul groupe Wagner et comprend des médias, de la production cinématographique, de la propagande en ligne. La stratégie russe est en effet une stratégie de confusion et subversion.

La Chine apprend des méthodes russes mais elle joue aussi avec ses spécificités, notamment grâce à sa communauté d’expatriés, ses étudiants et son réseau culturel à l’étranger, ses capacités technologiques, son affirmation dans les organisations internationales et sa politique de connectivité et d’infrastructures. Dans le cas de la Chine, la stratégie est partie d’une logique de contrôle et d’un effort de désalignement d’un certain nombre d’acteurs pour évoluer vers une stratégie qui alimente la contestation des normes et promeut un modèle alternatif.

Les deux modèles partagent néanmoins comme caractéristique commune le développement d’une forme de relativisme.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué que dans le droit international, le fait de se mêler indûment des affaires d’autres États était contraire au principe d’égalité souveraine, consacré par la Charte des Nations unies mais également par d’autres textes juridiques. Quels sont ces autres textes ? Que définissent-ils exactement ? Sont-ils paralysés depuis l’émergence de nouvelles puissances ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Je pense notamment à une déclaration des Nations unies de 1970 relative au principe du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États. Je pense également à la jurisprudence de la Cour internationale de justice. Par exemple, selon cette dernière, un embargo ne constitue pas une ingérence dans la mesure où aucun État n’est tenu de commercer avec un autre État ; mais une livraison d’armes à des groupes paramilitaires sur un territoire en est une. Prendre position sur les affaires intérieures d’un État n’est pas forcément une ingérence, dès lors que ces affaires intérieures ont un lien avec des engagements juridiques pris par l’État en question.

Le principe de non-ingérence n’est pas contesté en lui-même, car il renvoie au principe fondamental d’égalité souveraine entre les États. La contestation se situe sur l’interprétation de ce qui peut constituer une ingérence ou la définition parfois extensive de la notion d’affaires intérieures.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il me semble que le rapport public du CAPS soulignait que l’échec des Macron leaks était une preuve que l’écosystème médiatique, politique et juridique français était plutôt sain et bien organisé. En 2022, un sondage de l’IFOP montrait que nos concitoyens continuaient largement à s’informer sur les médias traditionnels et que, contrairement à ce que l’on entend parfois, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui font les élections. Depuis 2017, avez-vous perçu des changements qui témoigneraient d’une plus grande efficacité des ingérences étrangères ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. N’étant pas spécialiste de la France, je me concentrerai sur la situation internationale, qui est marquée par une dégradation, qu’elle soit liée à la polarisation croissante des démocraties occidentales accentuée par les réseaux sociaux ou à la multiplication des acteurs qui y voient un terrain d’action propice. Les réseaux sociaux peuvent influer sur la façon dont l’agenda médiatique est construit, et ils sont plus actifs dans les systèmes comportant les élections primaires avec peu de participants – je pense aux États-Unis –, qui sont très sensibles à ces canaux d’information.

Le rapport de 2018 ne met pas forcément en lumière un écosystème sain et protecteur mais identifie les facteurs de résilience, comme la qualité de l’espace médiatique ou la confiance dans la parole publique, qui sont néanmoins aussi nécessaires que fragilisées. La crise du covid a montré combien le débat public pouvait être perçu comme beaucoup plus confrontationnel que maïeutique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les sondages menés à l’échelle européenne sur l’image des chefs d’État montrent que l’opinion publique conserve un avis très négatif sur les dirigeants russes et chinois, ainsi que sur M. Trump à l’époque. À l’aune de ces sondages, il semblerait donc que les tentatives d’ingérence ne portent pas leurs fruits. Estimez-vous que l’éducation et le débat politique en démocratie nous protègent des ingérences ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. L’objectif des politiques d’ingérence et d’influence n’est pas nécessairement de donner une bonne image du pays et de ses dirigeants. Dans certains cas, il s’agit plutôt de créer de la dissension et de creuser les divisions au sein d’un pays. De ce point de vue, un certain nombre de pays présentent une situation plus contrastée que celle que vous avez évoquée ; le narratif russe peut rencontrer un certain succès en Europe occidentale et plus encore dans la zone balkanique.

Il importe donc de ne pas confondre la propagande simpliste et manichéenne qui était la norme il y a quelques décennies avec les stratégies actuelles d’influence, qui sont plus indirectes, sophistiquées et pernicieuses. Ces stratégies attaquent parfois avec succès les notions de vérité, les normes universelles, qu’elles soient juridiques ou politiques. Cette forme de contestation est, de fait, au cœur des objectifs des stratégies d’ingérence. Quand la Chine mène une diplomatie du masque, elle cherche certes à améliorer son image, mais surtout à affaiblir les solidarités européennes. Le décalage entre la perception de l’aide chinoise et celle de l’aide, bien plus importante en réalité, apportée par l’Union européenne montre le potentiel de succès d’une stratégie d’ingérence bien menée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je trouve intéressant que vous ajoutiez aux trois critères de M. Charillon la dimension idéologique que peut revêtir l’ingérence. Nous l’avons connue avec les « compagnons de route » du régime soviétique ou du régime maoïste. C’est aujourd’hui plus sophistiqué – ce qui n’exclut pas la brutalité – mais il y a toujours des « idiots utiles » dans notre pays.

Au-delà de la Feuille de route de l’influence française et de la Revue stratégique de 2022, quelles sont vos préconisations en matière de protection contre ces actions d’ingérence, voire de stratégie de contre-ingérence ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Les travaux du CAPS montrent que l’influence est la résultante d’une action qui poursuit d’abord un objectif propre. La meilleure réponse à la diplomatie du masque et du vaccin ne réside pas uniquement dans la promotion de l’aide apportée par l’Europe auprès des Italiens, des Allemands ou des pays des Balkans, mais, plus concrètement, dans le renforcement de cette aide et le partage de vaccins.

Il faut poursuivre ce travail au-delà de la période de crise, dans le long terme. Aujourd’hui, la meilleure manière de contester la version russe de l’histoire selon laquelle les difficultés en matière d’exportations de blé sont causées par l’Ukraine et par ses soutiens de l’OTAN n’est pas uniquement de produire des communiqués de presse, mais surtout de faire en sorte que les céréales sortent bien d’Ukraine et parviennent aux populations qui en ont besoin. Il est alors plus difficile pour la Chine, qui a passé beaucoup de temps à reconstituer ses propres stocks de céréales, ou pour la Russie, à laquelle on peut faire valoir que la situation ne s’est améliorée qu’après qu’elle a autorisé le trafic en mer Noire, d’expliquer que ce n’est pas leur faute. En résumé, l’action prévaut sur le verbe même si une stratégie par les actes porte moins rapidement ses fruits qu’une stratégie de communication.

Par ailleurs, j’observe parfois dans les débats animant les think tanks une tentation de répliquer aux stratégies d’ingérence par la loi du talion, en agissant de la même manière, en manipulant l’information. J’y vois là un danger pour la crédibilité de notre action extérieure, mais aussi pour la cohésion nationale.

Mme Stéphanie Kochert (HOR). Vous avez évoqué les manœuvres de la Russie et de la Chine pour fragiliser l’adhésion de nos citoyens au projet démocratique. Pouvez-vous détailler cet aspect, partager certains exemples et décrire les moyens employés ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Encore une fois, le CAPS ne travaille pas sur les sujets de politique intérieure. Pour autant, le sujet des libertés académiques me semble particulièrement révélateur. Les autorités chinoises ont par exemple menacé de ne plus envoyer d’étudiants dans les universités australiennes, conditionnant leur venue à des restrictions quant aux débats, aux activités de recherche ou aux sujets possibles. Cela serait revenu à priver ces établissements de ressources financières substantielles. Le même phénomène s’est produit dans d’autres pays. De fait, les instituts Confucius déployés dans de nombreux pays sont fréquemment logés dans des établissements culturels, universitaires ou de recherche locaux. Aujourd’hui, le mouvement de balancier est cependant parti dans l’autre sens car les conditions de partenariat étaient devenues problématiques, malgré l’attrait de l’apport financier lié à la coopération.

D’une certaine manière, le débat sur la 5G chinoise a lui aussi montré que la question de la perception et de la confiance est aussi importante que celle de la réalité avérée. Le sujet portait à la fois sur la dépendance technologique et la vulnérabilité de la sécurité nationale, mais aussi sur la manière dont cette offre pouvait avoir un effet sur le champ informationnel.

Si j’ai surtout insisté sur les nouveautés, les phénomènes classiques perdurent, tels que le lobbying, la corruption et le recrutement par idéologie ou par affinité. Certains peuvent adhérer à la rhétorique de Poutine ou de Xi Jinping non pas parce qu’ils seraient des nationalistes russes ou des communistes pro-chinois, mais plus prosaïquement parce qu’ils partagent des idées prônant le traditionalisme, le souverainisme ou l’antiaméricanisme.

Enfin, il convient d’insister sur la subversion par la confusion ou par le doute. M. Paul Charon a certainement évoqué devant vous toutes les modalités de ces stratégies allant de l’influence à l’ingérence.

Pour autant, des pays peuvent conduire des politiques d’influence non seulement légales mais aussi légitimes, même si elles s’opposent aux positions françaises. Par exemple, la conception française de laïcité est loin d’être partagée par toutes les démocraties occidentales, mais on se situe là dans le débat d’idées et le soft power, avec un cadre et des règles du jeu sur lesquels on est d’accord – ce qui change singulièrement la donne !

Mme Anna Pic (SOC). Je souhaite évoquer les stratégies d’influence visant les personnalités. Existe-t-il des stratégies massives de la part de puissances autoritaires qui portent sur le champ économique concomitamment à la sphère informationnelle ? Je pense notamment aux liens profonds qui unissent des dirigeants allemands et Gazprom. Comment enquêter sur ces réseaux et leurs modes d’influence ? En effet, les hommes politiques, mais aussi les journalistes, les experts et les universitaires constituent des cibles particulièrement sensibles en tant que relais d’opinion.

M. Manuel Lafont Rapnouil. Nous n’avons pas travaillé précisément sur ce sujet mais nous devrions certainement y regarder de plus près. Votre question souligne la nécessité de clarifier et de distinguer les situations légales, voire légitimes, de celles qui sont problématiques. Ces dernières nécessitent une réponse et, le cas échéant, un changement de l’état du droit.

La diplomatie française cherche elle aussi à se doter de relais d’opinion dans les pays avec lesquels elle travaille. De fait, les relations entre les pays ne se résument plus aux relations entre les gouvernements. Il faut donc veiller à ne pas condamner les agissements d’autres acteurs d’une manière qui leur facilite la tâche dans le procès en confusion qu’ils souhaitent établir.

Il existe bien une différence entre les approches des pays démocratiques et celles des régimes autoritaires. Une des manières de la mettre en exergue consiste à insister sur la transparence, à l’image des initiatives qui existent déjà pour le financement de la vie politique ou la façon dont les responsables politiques ou les hauts fonctionnaires se reconvertissent. Je ne pense pas que les reconversions dans le secteur privé posent un problème différent des reconversions dans le public. La sphère économique a tout autant besoin de transparence et de clarification.

Une bonne partie de la réponse réside dans la capacité à restaurer une forme de confiance. Les doutes et le scepticisme de l’opinion publique sont alimentés par le sentiment que toute parole est forcément intéressée. La meilleure manière de traiter le problème consiste donc à assurer de la transparence, du pluralisme et des débats contradictoires qui respectent la diversité et les nuances des opinions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cas de l’Allemagne, M. Schröder, ancien chancelier, a pris la tête du conseil d’administration de Gazprom pour construire un gazoduc qui relie directement la Russie à l’Allemagne, contournant nos alliés et partenaires d’Europe de l’Est. À cette occasion, les services du ministre ont-ils été alertés ? De même, lorsque les Chinois prennent une participation dans le port de Hambourg ou celui du Pirée, lancez-vous des alertes auprès du ministre ? Concrètement, comment agissez-vous ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Mon institution n’écrit pas sur ces sujets, qui sont couverts par les postes diplomatiques dans les pays concernés. L’ambassade de France à Berlin informe évidemment la ministre de la situation allemande et des problèmes qu’elle peut susciter. Par ailleurs, l’influence est une stratégie diffuse qui se déroule dans le temps.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je ne vois pas ce qu’il y a de diffus lorsqu’un ancien chancelier allemand dirige le conseil d’administration d’une entreprise russe qui construit un gazoduc entre la Russie et l’Allemagne et qui, ce faisant, contourne tous nos partenaires européens.

M. Manuel Lafont Rapnouil. La présence de Gerhard Schröder, ancien chancelier allemand SPD, au conseil d’administration de Gazprom n’explique pas par exemple la position de la CDU. Or Nord Stream II s’est mis en place essentiellement sous le mandat de la chancelière Merkel. Le discours selon lequel la construction de ce gazoduc ne répondait pas à des motifs géopolitiques mais uniquement à des considérations économiques était tenu par les membres du gouvernement, voire par la chancelière, qui n’avaient pas de raison d’être influencés eux-mêmes par Schröder.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je rappelle que Mme Merkel présidait un gouvernement de coalition avec le SPD.

M. Manuel Lafont Rapnouil. Pas sur toute la période, ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir une position constante sur le sujet. Par ailleurs, l’analyse de la situation et des problèmes suscités par Nord Stream II a bien entendu été réalisée au sein du ministère des affaires étrangères.

En outre, je continue d’estimer que les stratégies d’influence se déploient de manière diffuse et indirecte, ce qui rend le traitement de la situation compliqué. Il ne suffit pas d’interdire à un ancien chancelier allemand d’être membre du conseil d’administration d’une entreprise étrangère qui poursuit à la fois des objectifs économiques et des objectifs géopolitiques.

Je le répète : ces stratégies agissent de manière diffuse et indirecte, par l’adjonction successive d’un certain nombre d’éléments, lesquels finissent par créer un état d’esprit particulier. Elles fonctionnent particulièrement bien avec les réseaux sociaux, qui ne sont ni bottom up, ni top down, mais décentralisés. Ce cheminement crée in fine un effet politique significatif et visible en termes de manipulation de l’information.

M. Stéphane Vojetta (RE). Vous nous avez expliqué que la frontière est parfois très ténue et subjective entre l’influence et la diplomatie, notamment la diplomatie culturelle. Je souhaiterais que nous nous penchions plus concrètement sur l’ingérence réelle, c’est-à-dire la volonté d’une puissance extérieure d’exercer une action d’influence directe sur les choix politiques ou la situation politique d’un pays tiers.

Selon moi, l’objectif de telles stratégies ne vise pas à ce que Vladimir Poutine remporte un concours de popularité en France. En revanche, il vise à favoriser l’émergence d’une forme de cinquième colonne qui puisse agréger les « idiots utiles » dont nous parlions et participer de l’intérieur à la déstabilisation d’un régime ou d’un gouvernement, voire de provoquer des affrontements.

À cet égard, il existe plusieurs soupçons d’ingérence directe et concrète de puissances étrangères. Je pense notamment aux rumeurs concernant le rôle de la Russie dans le processus indépendantiste catalan à travers un soutien financier. Je pense également à la volonté de certains proches de dirigeants nord-américains de soutenir et de favoriser l’émergence du mouvement des Gilets jaunes en France. Selon certains observateurs, l’objectif était bien d’affaiblir un compétiteur, qu’il s’agisse de l’Europe ou d’un pays tiers.

Les réseaux sociaux représentent de plus en plus un relais politique de ces volontés d’ingérence étrangère dans la vie interne de nos démocraties. Les cinquièmes colonnes se trouvent renforcées par les fake news et les biais de confirmation propagés par des robots. In fine, ces stratégies favorisent non seulement les intérêts des puissances étrangères mais aussi parfois ceux d’acteurs politiques locaux. Pensez-vous que nous sommes capables de remettre le génie dans la bouteille et de pouvoir influer sur l’enfermement algorithmique qui enserre nos sociétés démocratiques ?

M. Manuel Lafont Rapnouil. Je partage assez largement vos propos mais je ne suis pas sûr que l’objectif des stratégies d’influence et d’ingérence vise nécessairement à faire émerger une cinquième colonne ou toute autre forme de relais politique direct. Certes, des stratégies de « capture des élites » existent, mais pas uniquement via la corruption ou l’idéologie.

Vous estimez à juste titre que les réseaux sociaux occupent une part importante de cette discussion. Mais une stratégie hybride intègre précisément différents instruments, différents niveaux. Au-delà de l’idée de « remettre le génie dans la bouteille », une des revendications de longue date consiste à exiger des plateformes qu’elles assurent la transparence de leurs algorithmes. Il convient également d’améliorer la régulation et le discernement face aux informations et, au-delà, de s’interroger sur les modèles économiques des réseaux sociaux. Les dérives sur les réseaux sociaux existent parce que certains en tirent un profit économique, d’autres un profit politique. Ce qu’il faut, c’est assécher le terrain pour qu’il ne soit plus rentable.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Notre collègue Anne Genetet, qui suit cette audition en direct sur le site de l’Assemblée, me charge de vous poser la question suivante : « Avez-vous observé que des acteurs politiques français puissent être les cibles de lobbying, de pression, de subversion ? Dans quels pays, sur quels acteurs et avec quelles méthodes ? »

M. Manuel Lafont Rapnouil. Il est évident que des acteurs politiques français font l’objet d’un tel ciblage. Il ne faut cependant pas confondre des stratégies d’influence légitimes avec des stratégies plus malignes ou problématiques. On peut évoquer notamment la mise sur écoute de personnalités politiques, de hauts fonctionnaires, d’experts, comme l’affaire Pegasus nous l’a révélé récemment. Mais il peut aussi s’agir de stratégie de communication plus ou moins agressive ou personnalisée d’acteurs diplomatiques en poste à Paris qui interviennent dans les débats politiques nationaux. Je pense par exemple à la « diplomatie du loup guerrier » exercée par des diplomates chinois.

De fait, les stratégies d’ingérence étrangère ne sont pas forcément cachées ou clandestines, elles peuvent s’étaler au grand jour et même être revendiquées. Je pense notamment à l’« affaire des deux Michael », conflit juridique et diplomatique qui a entraîné de fortes tensions entre le Canada et la Chine : deux ressortissants canadiens ont été condamnés pour espionnage et détenus en Chine de manière prolongée en rétorsion à l’arrestation au Canada d’une dirigeante de Huawei à la demande des États-Unis. Le discours chinois était particulièrement explicite quant au lien entre les deux affaires, à tel point que les deux Michael ont été libérés dans la foulée de la libération par le Canada de la dirigeante de Huawei. Il s’agit là d’une démonstration de force patente par les autorités chinoises, qui souhaitaient en faire un exemple.

De même, en Italie, une enquête a été conduite au sujet de financement de la Ligue du Nord par la Russie. Elle concernait des transactions d’approvisionnement en pétrole impliquant des versements de fonds à ce parti pour les élections au Parlement européen. Les preuves n’ont pas été suffisantes pour permettre au procureur de continuer les poursuites, mais la matérialité de la discussion et de l’offre n’a pas été contestée.

De fait il existe une grande variété de moyens disponibles pour construire des relations pouvant ensuite donner lieu à des proximités idéologiques, des compromissions, voire des chantages. Cela existe ailleurs en Europe et il n’y a pas de raison de penser que la France serait épargnée.

M. Thomas Ménagé (RN). Disposez-vous d’exemples probants concernant nos alliés européens ? Avez-vous détecté des pays susceptibles d’être particulièrement fragiles ? Enfin, vous n’avez pas évoqué la question supranationale. À la fin de l’année 2022, l’implication du Qatar a été révélée dans le versement de sommes d’argent à des parlementaires européens. Vous nous avez présenté un certain nombre de concepts utiles, mais l’objectif de cette commission consiste aussi à comprendre concrètement comment ces mécanismes se mettent en place, notamment aux portes de la France.

M. Manuel Lafont Rapnouil. Je ne pense pas être le bon interlocuteur : mon métier consiste plus à travailler sur des concepts qu’à mener des enquêtes sur des cas précis. Le CAPS s’efforce, au-delà des exemples concrets, de discerner des traits récurrents et des changements de tendance. Nous ne menons pas de travail systématique pour distinguer les vulnérabilités des uns et des autres ; mais d’autres le font.

Pour autant, il est par exemple évident que l’Allemagne est aujourd’hui traversée par un débat portant sur sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine, sans parler de la dépendance énergique qui existait et existe toujours partiellement vis-à-vis de la Russie. En elle-même, cette dépendance n’est pas nécessairement la conséquence d’une politique d’ingérence ou d’influence mais elle témoigne d’une politique étrangère réaliste et parfois agressive, une politique de hard power.

Au-delà, il est pertinent de s’interroger sur la traduction de ces vulnérabilités à un niveau plus granulaire, par exemple sur la manière dont une partie des personnels politiques, des dirigeants économiques, des journalistes et universitaires sont ciblés.

La dépendance à la Chine n’est pas propre à l’Allemagne ; les discussions sur Huawei et la 5G ont par exemple concerné à peu près tous les pays en Europe. De manière assez frappante, les Chinois ont mis en place le groupe des « 16+1 » pour encourager la coopération entre la Chine et des pays d’Europe centrale et orientale. Il s’agissait là d’une tentative de créer un cadre leur permettant de mener une politique dans ces pays et d’obtenir une économie d’échelle dans leur stratégie d’influence en facilitant la promotion d’une politique d’investissement et de prise de contrôle d’actifs existant par ailleurs.

Par ailleurs, de nombreux pays ont acheté le logiciel Pegasus de l’entreprise israélienne NSO et se sont par la suite intéressés à des partenaires européens. Parmi ces pays figurent notamment des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui cherchaient à comprendre le débat national dans un certain nombre de pays européens sur des sujets qui les intéressaient.

Le cadre supranational peut effectivement être évoqué à l’aune de l’enquête de corruption qui semble mettre en cause le Qatar et le Maroc vis-à-vis du Parlement européen. De fait, il existe de nombreuses manières de mener une politique d’influence au sein des organisations internationales. Une fois que des positions sont obtenues par un pays au sein des instances, il lui est ensuite possible de pousser des sujets qui l’intéressent au premier chef. Je pense par exemple aux standards industriels. L’Union internationale des télécommunications est ainsi traversée de débats majeurs sur l’établissement des prochains standards pour internet ou la téléphonie mobile.


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5.   Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) (26 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption (AFA), un service à compétence nationale créée en 2016 par la loi Sapin 2. Placée auprès du ministre de la justice et du ministre chargé du budget, elle a pris la place du Service central de prévention de la corruption.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le directeur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Charles Duchaine prête serment.)

M. Charles Duchaine, direction de l’Agence française anticorruption (AFA). L’Agence exerce depuis le début de l’année 2017. Nous avons en effet succédé au Service central de prévention de la corruption (SCPC), dont les missions étaient plus étroites. Nos pouvoirs sont élargis : le législateur nous a donné à la fois un rôle de conseil et de soutien aux acteurs publics et aux entreprises ainsi qu’un rôle de coordination administrative dans notre domaine. Nous sommes d’ailleurs en train d’élaborer le prochain plan pluriannuel de lutte contre la corruption pour la période 2023-2025. Nous assistons les autorités compétentes dans leurs prises de position au sein dans instances internationales et menons en outre également des activités de contrôle.

La loi Sapin 2 a notamment fait suite à une évaluation négative de l’OCDE en 2012, qui considérait que la France n’effectuait pas un travail suffisant en matière de lutte contre la corruption et que son activité de poursuite et de sanction était très modérée. De plus, la loi se voulait également une réponse de la France aux procédures dites extraterritoriales, notamment des autorités américaines, qui avaient donné lieu à des sanctions contre de grands groupes.

Ces objectifs ont été atteints, ainsi que l’OCDE l’a reconnu. Aujourd’hui, la France poursuit et juge les affaires de corruption se déroulant sur son sol ou commise par ses entreprises et prononce des sanctions significatives. Nous sommes même cités en exemple pour la qualité des dispositifs que nous avons adoptés, aussi bien en termes de prévention qu’en termes de poursuite et de répression. Je pense notamment à la convention judiciaire d’intérêt public, ce mode transactionnel de règlement des procédures pénales en matière de corruption, qui nous a permis de nous aligner sur des procédures étrangères, notamment les procédures britanniques et américaines. Cela nous a permis d’instaurer un instrument de dialogue et de coordonner les poursuites, tout en évitant aux entreprises d’être poursuivies plusieurs fois pour les mêmes faits. Nous ne sommes pas en revanche un service de renseignement ni de contre-espionnage.

La loi du 9 décembre 2016 a imposé aux acteurs économiques de grande taille  plus de 500 salariés et au moins 100 millions d’euros de chiffre d’affaires  de mettre en place des procédures de prévention et de détection du trafic d’influence et de la corruption. Pour les administrations publiques, la loi a imposé des contrôles de l’AFA, sans malheureusement déterminer le contour de ce contrôle. Nous sommes donc privés de la capacité d’édicter des sanctions, puisqu’aucune obligation précise n’a été adoptée. En conséquence, nombre d’acteurs publics ont longtemps considéré que les procédures de prévention et de détection étaient facultatives. Ce qui explique que le rapport d’évaluation de la loi Sapin 2, rédigé par les députés Gauvin et Marleix, constate de moindres progrès dans le secteur public.

Nous avons essayé de construire autour de ce vide un dispositif anticorruption, qui ne concerne d’ailleurs pas seulement la corruption et le trafic d’influence pour les acteurs publics, mais également les quatre autres infractions d’atteinte au devoir de probité que sont la concussion, le détournement de fonds publics, le favoritisme et la prise illégale d’intérêts. Ce référentiel a été initialement un peu contesté par les acteurs publics ; mais il est aujourd’hui accepté, à telle enseigne que le rapport d’évaluation parlementaire formulait une proposition tendant à entériner par la loi la pratique que nous avions posée.

Nos contrôles sont très approfondis, mais notre capacité d’action dépend évidemment des moyens d’action qui nous sont octroyés. Or ceux-ci sont nettement inférieurs à ceux qui nous avaient été annoncés lors du vote de la loi, à la fois sur le plan financier et sur celui des ressources humaines. En termes d’effectifs, nous sommes en effet très loin du compte : l’effectif cible était de soixante-dix équivalents temps plein (ETP), alors que nous ne sommes aujourd’hui que cinquante-trois pour assurer des missions très larges de conseil, de contrôle et de coordination administrative. Nous sommes par ailleurs l’interlocuteur de l’OCDE et du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) lorsque des demandes sont présentées et nous consolidons les réponses des administrations concernées.

Naturellement, il convenait d’essayer de ne pas laisser les juridictions étrangères, sous prétexte de lutte contre la corruption, mener des investigations sur le territoire national ou mettre nos sociétés sous monitoring et in fine accéder à des informations stratégiques. La loi avait ainsi pour objet de faire en sorte que la justice française traite les problèmes français et retrouve sa souveraineté judiciaire. La meilleure illustration de cette réussite s’est matérialisée par la signature en 2018 de la première convention judiciaire d’intérêt public, simultanément à la conclusion d’un deferred prosecution agreement (DPA) par les autorités américaines sur la Société générale. Pour la première fois, les justices se rapprochaient et convenaient du principe d’une peine et de la répartition de l’amende.

Par la suite, le monitoring de l’affaire Airbus a été confié à la France, ce qui constitue un succès par rapport à la situation antérieure où des cabinets américains venaient sur le territoire national faire le travail de la justice américaine d’une manière très discutable. J’appelle cela de la trahison. Je considère en effet que même avec l’accord de l’entreprise, le département américain de la justice n’est pas juridiquement fondé à envoyer des cabinets d’avocats effectuer des enquêtes sur notre sol.

Nous étions concernés par l’exécution des conventions judiciaires d’intérêt public, mais également par la mise en œuvre de la loi de blocage, qui nous conduit à réunir un comité ad hoc pour examiner les documents réclamés par un État étranger et décider s’il convient ou non de les leur transmettre sans porter atteinte aux intérêts supérieurs de l’État. Pendant longtemps, la compétence a été partagée entre le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) et le SCPC. La situation s’est depuis améliorée puisqu’en février 2022, un guichet unique a été instauré auprès de la direction générale des entreprises et du SISSE. Le SISSE dispose désormais d’une compétence générale quand l’AFA a une compétence résiduelle : lorsqu’il transmet des documents dans le cadre d’une procédure pour corruption, nous sommes compétents pour mettre en place ce comité.

Notre mission de contrôle et de conseil repose sur la mise en place de procédures : nous n’avons pas accès directement à des dossiers de corruption. À l’occasion de nos contrôles, nous pouvons certes trouver un certain nombre d’informations donnant lieu à des soupçons, ce qui peut nous conduire soit à diligenter un contrôle d’initiative pour vérifier l’état des procédures de conformité, soit à signaler les faits au parquet en application de l’article 40 du code de procédure pénale. Mais nous n’entrons pas directement dans des affaires de corruption.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué l’insuffisance des moyens humains de l’AFA. Vos homologues en Europe et dans les pays de l’OCDE sont-ils bâtis sur un modèle comparable ? Pensez-vous que des services ou des administrations de l’État devraient être rassemblés pour améliorer l’efficacité de vos actions ?

M. Charles Duchaine. On ne peut prétendre faire de la lutte contre la corruption sans faire de la détection. Or aujourd’hui, selon moi, personne ne le fait, car les moyens associés n’existent pas. Il existe des services spécialisés et très compétents, notamment l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF), mais ils sont débordés.

En effet, les infractions de corruption et trafics d’influence sont par nature des infractions dissimulées, qui nécessitent une bonne connaissance du domaine. Il faut être en mesure d’avoir en tête une typologie et être capable de déterminer l’existence de la corruption à travers des cas complexes. Le problème s’était d’ailleurs posé dans les mêmes termes dans les années 1990 pour les affaires de blanchiment.

Les outils mis en place par la France en 2013 et 2016 sont pertinents. Nous constituons à ce titre un exemple pour nos homologues étrangers. Notre dispositif en matière de prévention est évolué : nous nous intéressons à la conformité des entreprises et des administrations publiques avant même d’avoir des soupçons sur la commission d’un crime ou d’un délit, quand la plupart des pays ne s’intéressent à ces sujets qu’à la faveur de poursuites. Aux États-Unis, l’appréciation sur la qualité du dispositif de prévention de la corruption sera par exemple un élément de pondération de la peine. À l’inverse, notre dispositif opère en amont et permet à notre agence, malgré la faiblesse de ses moyens, d’avoir un véritable impact sur le milieu économique et le secteur public.

De fait, on ne peut pas prétendre lutter contre le phénomène de corruption – que je ne suis pas capable de quantifier au demeurant – uniquement par des actions répressives.

S’agissant des instruments, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, créée en 2013, concourt à la transparence et à la détection de certains comportements, notamment des conflits d’intérêts pouvant être les prémices de prises illégales d’intérêts. Le Parquet national financier (PNF) est quant à lui bien rodé sur ces questions, même si les effectifs ne sont pas suffisants – je considère qu’il faudrait constituer de véritables équipes opérationnelles autour des magistrats.

Notre système est donc remarqué et remarquable à bien des égards, mais nous n’avons pas aujourd’hui les moyens pour réaliser les objectifs ambitieux confiés par le législateur, notamment en termes d’ETP.

De plus, nous ne disposons pas forcément de l’information dont nous aurions besoin. Nous établissons une stratégie dans la programmation de nos contrôles et nous avons essayé d’être fidèles à l’esprit de la loi. Notre objectif vise avant tout à protéger nos entreprises contre les risques et les tentations de corruption. Nous avons donc d’abord contrôlé celles qui nous paraissaient les plus exposées et celles qui sont chefs de file dans certains secteurs et zones géographiques afin que la méthode se diffuse aussi largement que possible. La même démarche a présidé à notre contrôle des acteurs publics : nous nous sommes d’abord concentrés sur les régions et les grandes collectivités qui nous paraissent les plus exposées. Nous envisageons également de diffuser un guide à destination des petites collectivités.

Qui détecte la corruption ? Les articles de presse peuvent soulever des dossiers et donner lieu à des ouvertures d’enquête. Certains dossiers judiciaires peuvent conduire à découvrir des faits de corruption. Les services spécialisés sont malheureusement de moins en moins dotés et les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) ont peu investi le domaine de la délinquance financière. Il n’existe plus de contrôle de légalité et la DGCCRF n’est plus présente dans les commissions d’appels d’offres. Il faudrait donc mettre en place des moyens d’investigation. Les lanceurs d’alerte, qui ont fait l’objet de dispositions récentes, sont des vecteurs évidents de révélation de ce type de faits.

La convention judiciaire d’intérêt public était censée faciliter l’autodénonciation, mais l’effet est jusqu’à présent limité.

Il importe donc de renforcer les capacités de détection et de rappeler un certain nombre de règles, ce que nous faisons, au même titre que la HATVP ou les ministères via des déontologues. Il s’agit plus précisément de rappeler les principes fondamentaux, de renforcer le contrôle, d’élaborer des cartographies des risques et des codes de conduite, aussi bien en interne qu’à l’international.

Mais ce constat n’est pas nouveau : il est partagé depuis des décennies, même si beaucoup ne le disent pas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué que vous n’étiez pas capable de quantifier le phénomène de corruption en France.

M. Charles Duchaine. Nous faisons de gros efforts pour y parvenir. Nous vivons tous sous la dictature de l’indice de Transparency international, qui ne concerne d’ailleurs que les acteurs publics et que je respecte d’autant plus que nous ne disposons de rien d’autre. Nous essayons néanmoins de nous en libérer, non pour améliorer notre classement mais parce que c’est une question d’orientation de l’action publique : comment traiter un phénomène si on ignore ce qu’il représente ?

Les services de police sont peu nombreux parce que la corruption est l’infraction du pouvoir, mais aussi parce que les résultats sont trop aléatoires tout en mobilisant beaucoup de personnes pendant longtemps. Une cartographie permet justement de mieux orienter l’action. Depuis deux ans, nous avons entrepris ce lourd travail, qui suppose la contribution d’acteurs publics, dont les juridictions, mais aussi les services de sécurité intérieure, qui disposent d’éléments statistiques. Nous essayons également de collecter les sanctions disciplinaires prononcées dans l’administration sur les atteintes au devoir de probité et d’exploiter les informations recueillies lors des actions de contrôle et de conseil. Aujourd’hui, la méthode est bien établie ; elle doit être alimentée.

La direction des affaires criminelles et des grâces demande désormais aux parquets de nous communiquer chaque année la liste des dossiers relevant de cette matière. Nous pourrons ainsi constituer une cartographie au fil de l’eau, sachant que, pour qu’une affaire aboutisse au plan pénal, les faits remontent en général à quatre ou cinq ans.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné quelques entreprises françaises sous monitoring américain. Y en a-t-il eu d’autres ? Je pense notamment à Total.

M. Charles Duchaine. Je crois que cela a été le cas pour Total, mais cela ne l’est plus désormais. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que l’action extraterritoriale américaine est forcément gouvernée par la volonté de faire de l’espionnage, même si elle peut le permettre. Elle peut s’expliquer par bien d’autres raisons. Cette action extraterritoriale constitue aussi une manière de mettre de l’ordre dans des zones et secteurs où la corruption est devenue la règle.

En outre dans la justice américaine, les juges deviennent du jour au lendemain avocats, puis procureurs, etc. Ce mélange des genres est une des causes des interrogations qui peuvent être soulevées. Passer du public au privé et privé au public est à la mode, mais ce n’est pas sans danger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous connaissance de demandes de monitoring émanant d’autres pays que les États-Unis ?

M. Charles Duchaine. À ma connaissance, nous n’avons eu affaire qu’aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Mais la Chine, l’Indonésie et l’Inde commencent également à s’intéresser à ces questions. J’ai en tête le cas d’une entreprise française venue nous consulter car une entreprise étrangère demandait, dans le cadre d’une due diligence, c’est-à-dire d’une évaluation des tiers, de donner des renseignements lui paraissant aller au-delà de ce qui lui semblait raisonnable de fournir. On voit que ces procédures peuvent servir à une sorte d’entrisme.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Selon la note qui m’a été communiquée, durant la période 2017-2021, vous avez ouvert cent quarante-deux contrôles d’initiative et dix-sept contrôles d’exécution de mesures judiciaires. Sans forcément entrer dans l’ensemble des détails, pouvez-vous nous dire quelles entités ou personnes morales auraient eu à subir des ingérences étrangères ?

S’agissant des risques liés au monitoring, je crois que l’appareil d’État est parfaitement conscient des enjeux et que l’on ne saurait parler de naïveté à cet égard.

Par ailleurs, êtes-vous en contact avec l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ?

Enfin, je me suis laissé dire que vous aviez signalé au parquet de Nanterre il y a un an et demi des faits délictueux de la part de Huawei France. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Charles Duchaine. Si vous vous l’êtes laissé dire, cela signifie que certaines personnes ont trop parlé. Ces choses-là ne devraient pas se dire : les enquêtes pénales ne doivent pas être divulguées, sous peine d’en compromettre les résultats. J’ai été récemment traité de « fossoyeur en chef » d’un dossier par un article de presse. Sans violation du secret professionnel, certaines informations n’arriveraient pas entre les mains de la presse.

Sur les cent quarante-deux contrôles d’initiative que vous avez évoqués, quatre-vingt-onze concernaient des acteurs économiques et cinquante et un des acteurs publics. Vingt d’entre eux sont des accords dits de suite, c'est-à-dire portant sur la mise en œuvre de recommandations effectuées à la suite d’un premier contrôle. Si nous constatons que rien n’a été fait ou qu’il y a une mauvaise volonté manifeste, nous pouvons saisir la commission des sanctions pour obtenir des injonctions ou des peines pécuniaires.

La stratégie de nos contrôles a pour objectif de diffuser le plus rapidement possible des dispositifs anticorruption complets et efficaces au sein des organisations qui sont les plus exposées selon nous au risque d’atteinte à la probité. S’agissant des acteurs économiques, 84 % des contrôles d’initiative ouverts au 31 décembre 2021 ont porté directement ou indirectement sur des grandes entreprises, trente-cinq entreprises cotées au CAC 40 ou au SBF 120, cinq grandes entreprises publiques, dix-huit filiales françaises de groupes étrangers, huit grandes entreprises non cotées.

Sur les treize contrôles portant sur les plus petites entreprises, dix ont été ouverts dans le cadre du contrôle des principales entreprises d’un secteur économique. Les contrôles d’initiative ouverts sur des acteurs publics ont concerné des acteurs de première importance : quatre régions, une collectivité d’outre-mer, cinq départements, trois métropoles, six communes de plus de 100 000 habitants, une société d’économie mixte (SEM) d’aménagement parmi les plus actives de France et un office public de l’habitat (OPH) gérant un parc de logements significatif. Dans le secteur étatique, nous avons contrôlé neuf établissements publics nationaux, deux centres hospitaliers universitaires (CHU), une association reconnue d’utilité publique faisant appel à la générosité publique, une fédération sportive, deux acteurs majeurs des Jeux olympiques, une direction d’administration centrale gérant plusieurs réseaux de services déconcentrés, deux universités, deux chambres de commerce et d’industrie.

Ces contrôles doivent être rapportés à nos effectifs modestes. Nous avons également eu à cœur de diffuser un référentiel comportant la loi, le règlement, nos recommandations, mais également des guides sectoriels et thématiques que nous élaborons, parfois en collaboration avec certains assujettis – par exemple Régions de France ou le secteur du BTP. Nous essayons donc d’associer les acteurs à notre travail.

Les contrôles se sont toujours accompagnés de la volonté d’accompagner et d’aider les entités à arriver aux résultats que la loi leur demande d’atteindre. Lors de nos premiers contrôles, en 2017-2018, la plupart des grands groupes n’avaient aucun dispositif de lutte contre la corruption, même si certains prétendaient en avoir un. Il a donc fallu mettre en place une méthode, y compris dans les grandes entreprises sanctionnées par la justice américaine. Aujourd’hui, les contrôles se multiplient et dans les entreprises de grande taille, la cartographie et les procédures sont désormais disponibles. Les deux points qui posent le plus problème concernent l’évaluation des tiers et les contrôles comptables. Dans les entreprises de plus petite taille, de plus grands efforts méritent d’être menés.

Pour le secteur public, le rapport d’évaluation est très critique – à tort, à mon avis, mais l’AFA était alors dans le collimateur d’un autre organisme. Pourtant, les choses y ont beaucoup évolué également et le dialogue est bien plus aisé.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous identifier dans vos contrôles des entités ou organisations étrangères ou liées à des puissances étrangères qui vous sembleraient mener des tentatives de corruption et de trafic d’influence sur le sol français ?

M. Charles Duchaine. Il m’est difficile de vous répondre. Par des échantillonnages, nous vérifions si les politiques affichées par les entreprises sont effectivement mises en œuvre. À travers l’évaluation des tiers, nous pouvons voir si une entreprise est liée à des personnes politiquement exposées à l’étranger. L’État au sens large peut avoir des idées sur les intentions de certains acteurs. Mais nos contrôles ne permettent pas d’élaborer une vision de ces éléments. Si ces faits parvenaient à notre connaissance, nous nous empresserions naturellement de les dénoncer au parquet.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Que pouvez-vous nous dire sur des ingérences qui auraient lieu au sein des administrations ?

M. Charles Duchaine. Ma réponse est identique à celle que j’ai faite à la précédente question, pour les mêmes raisons. Nous avons une compétence pour contrôler les administrations de l’État, les collectivités territoriales, les associations et fondations reconnues d’utilité publique. Nous avons essayé de transposer le référentiel de l’article 17 de la loi Sapin 2 à ces acteurs, mais cela ne nous a pas permis à ce jour de constater des intrusions dans les administrations de l’État ou les collectivités – même si elles existent, selon les alertes des services de renseignement que nous avons reçues il y a quelques années.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Êtes-vous capables de contrôler les cabinets ministériels ou les parlementaires ?

M. Charles Duchaine. Je pense que cela serait pertinent, mais nous ne pouvons pas le faire, pas plus que pour les autres instances de l’exécutif. Nous n’en avons pas la capacité juridique. À la suite du rapport du GRECO qui mettait en cause l’absence de contrôle dans ces secteurs, nous sommes rapprochés de Matignon et de l’Élysée et avons adressé, dans le cadre d’un « diagnostic partagé », un questionnaire aux ministères, de manière amiable et conventionnelle. Mais encore une fois, nous n’avons pas de capacités de contrôle, ce qui est regrettable ne serait-ce qu’en termes d’image.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les parlementaires, comme d’autres catégories d’élus, sont soumis à des obligations légales de déclaration auprès de la HATVP ou des déontologues.

Il me semble que vous n’avez pas répondu à ma question sur vos relations avec l’OLAF…

M. Charles Duchaine. Nous n’avons pas d’interactions particulières avec l’OLAF. De manière plus générale, nous souffrons d’une forme de cloisonnement. Par exemple, lorsque nous effectuons un contrôle, il serait intéressant de disposer de renseignements sur des précédents ou de renseignements émanant des différents services de l’État. Nos contrôles portent sur les organisations, pas sur les personnes physiques : si nous étions amenés à intervenir au Parlement, ce serait sur le fonctionnement global de l’institution et non sur les élus. De la même manière, nous pouvons contrôler une juridiction, mais pas l’activité juridictionnelle.

M. Éric Bothorel (RE). Vous avez évoqué la difficulté de détection. J’ai remis il y a quelques mois un rapport au Premier ministre sur le partage de la donnée au sein des administrations, qui peut améliorer la mission des ministères et des agences. Dans l’exercice de vos missions, avez-vous pu bénéficier de ces accès aux données, qui permettraient de qualifier un niveau de risque très en amont ? Par ailleurs, avez-vous constaté une évolution de la corruption avec l’apparition de nouveaux outils technologiques ?

M. Charles Duchaine. Le partage de l’information est selon moi notoirement insuffisant. Dès notre création, nous avons sensibilisé les services de renseignement sur la nécessité de fournir des renseignements, non seulement pour orienter notre action, mais aussi pour protéger nos entreprises.

Même si les choses vont un peu mieux, je regrette que la loi n’ait pas prévu la possibilité pour l’Agence d’exercer un droit de communication auprès de tel ou tel service. Aujourd’hui, nous sommes enfermés sur nous-mêmes, alors même que la base de données de Tracfin permettrait de faire des ciblages orientés à l’occasion des contrôles plutôt que d’agir au hasard. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous ne serons pas efficaces. De la même manière, on nous oppose tous les secrets puisque les textes ne prévoient pas qu’ils ne nous sont pas opposables.

Nous sommes donc obligés de trouver des accommodements avec les uns et les autres, mais cela n’est pas satisfaisant. L’AFA pourrait être un organe de détection assez puissant. Je n’entends pas faire de la police judiciaire, mais j’aimerais, à l’occasion de mes contrôles, aller un peu plus loin pour éventuellement communiquer les informations à un service de police, comme c’est le cas en Italie. Nous le faisons, mais pas sur la base de textes clairement établis et pas aussi bien que nous pourrions le faire.

Ensuite, les nouvelles technologies sont probablement mises à profit pour effectuer des opérations de corruption. Mais mon expérience m’a appris que les modes opératoires étaient généralement simples, sachant qu’il n’y a quasiment plus de flux et que tout se fait par opérations de compensations d’un pays à l’autre : les trois quarts des dossiers de corruption sont construits autour de fausses facturations.

De manière plus inquiétante, la corruption n’est pas qu’une affaire de cols blancs : elle peut intervenir à de très bas niveaux. De nombreux narcotrafiquants prospèrent dans l’économie, puis dans la politique, grâce à de l’argent sale. Il serait temps de se réveiller, car la démocratie est en jeu.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Charles Duchaine. Pendant longtemps, les délinquants se contentaient d’avoir de l’argent et de mener grand train. Aujourd’hui, ces délinquants veulent détenir des activités licites et rémunératrices. Ils sont intéressés par l’obtention de permis de construire et ils infiltrent les milieux politiques, voire entrent eux-mêmes en politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Cette réflexion vous est-elle inspirée par les contrôles que vous avez opérés ou est-ce lié à votre activité d’ancien magistrat ?

M. Charles Duchaine. Je n’ai pas observé ce phénomène dans le cadre de mes fonctions de directeur de l’AFA ; mais je l’ai vu dans mes fonctions antérieures de juge d’instruction. La procureure de Paris s’est exprimée il y a peu dans Le Monde à ce sujet et ses propos étaient semblables aux miens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné un peu plus tôt le fait que vous n’avez pas les mêmes moyens d’intervention sur les collectivités publiques que sur les entreprises privées. Vous avez aussi souligné la suppression des contrôles de légalité des juridictions sur les collectivités et les marchés publics.

M. Charles Duchaine. Il existe un risque important au niveau de la commande publique en termes de corruption ou de favoritisme. Très peu de contrôles sont en réalité effectués. Le contrôle de légalité est très formel et ne permet pas de détecter le favoritisme par exemple.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si j’ai bien compris vos propos, on aurait renforcé le contrôle par le haut, celui des grandes entreprises, mais simultanément affaibli le contrôle de légalité ou les juridictions s’occupant de la corruption par le bas. On sait bien que lorsque les entreprises ont confiance dans la légalité des procédures d’appel d’offres, la démocratie fonctionne ; lorsque, en revanche chaque acte administratif mineur peut donner lieu à une suspicion de corruption, la société s’effondre par le bas.

M. Charles Duchaine. La loi de 2016 a permis de renforcer la prévention de la corruption dans les grandes entreprises et dans le secteur public. Mais lorsque la loi a créé le parquet national financier en 2013, elle a supprimé les juridictions spécialisées dans le ressort des cours d’appel prévues par l’article 704 du code de procédure pénale. À l’époque, il existait une attention des procureurs et des services locaux sur la matière économique et financière. Aujourd’hui, cette matière échappe à leur compétence. Ces affaires ne sont pas traitées comme elles devraient l’être alors même qu’elles sont plus nombreuses et plus complexes qu’auparavant en raison précisément de l’évolution des moyens technologiques.

Ces juridictions locales n’étaient parfois pas aussi spécialisées qu’elles auraient dû l’être, mais c’était malgré tout une présence qui n’existe plus aujourd’hui.

Mme Clara Chassaniol (RE). Plus concrètement, lorsque vous exercez un contrôle, certains pays refusent-ils de coopérer et de vous transmettre les documents dont vous auriez besoin ?

M. Charles Duchaine. Nos contrôles sont administratifs. Ils nous permettent de réclamer un certain nombre de documents et de procéder à des entretiens à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. Nous n’avons aucun pouvoir coercitif : on nous remet les documents que l’on veut bien nous remettre – même si en général on nous les remet.

Ces contrôles visent à vérifier la réalité et l’efficacité de procédures administratives mises en place au sein de l’entreprise : il ne s’agit pas d’obtenir des preuves de faits de corruption ou autres. Il peut arriver que nous ayons besoin d’informations situées à l’étranger, notamment dans le cadre de filiales. En principe, la société mère que nous contrôlons nous communique ces informations. Nous pourrions imaginer – et nous avons dû le faire d’ailleurs – demander des informations à des autorités étrangères dans le cadre de l’assistance administrative ou de l’entraide pénale internationale.

Sans intention particulière, le législateur de 2016 a posé une condition qui nous paralyse un peu, celle qui nous impose que la société mère ait son siège en France pour pouvoir effectuer un contrôle. La règle est que nous pouvons contrôler toute entité se trouvant sur le territoire dès lors qu’elle a au moins 500 salariés ou plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, ou dès lors qu’elle appartient à un groupe qui, de façon consolidée, atteint ces seuils, à la condition que le siège du groupe soit en France. Par exemple, nous ne pouvons pas contrôler Boeing, qui n’a pas de représentation sur le territoire atteignant les 500 salariés et les 100 millions de chiffre d’affaires. Autre exemple : il peut suffire qu’un groupe étranger scinde une filiale en deux pour que nous ne puissions plus le contrôler. Nous sommes donc très favorables à la recommandation parlementaire de supprimer cette condition de territorialité du siège de la mère.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous dû effectuer des contrôles sur des filiales de sociétés russes ou d’entreprises qataries, émiraties ou saoudiennes ? Avez-vous eu l’opportunité ou la volonté de le faire ?

M. Charles Duchaine. Autant il nous paraissait important de pouvoir contrôler des sociétés étrangères, notamment américaines ou chinoises, autant nous n’avons pas été préoccupés par l’idée de contrôler des sociétés russes ou qataries. Nous n’avons pas fait le choix de le faire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Estimez-vous que des grandes entreprises, notamment stratégiques, sont encore exposées à des procédures américaines comme Alstom les a connues en son temps ?

M. Charles Duchaine. Je ne peux répondre avec certitude à votre question. Globalement, le niveau de conformité des grands groupes français s’est bien amélioré, ce qui leur permet d’être moins inquiétés par les justices étrangères. Pour autant, on ne peut pas en déduire que ces entreprises ne sont pas exposées à des risques de corruption. On peut très bien imaginer une entreprise présentant un dispositif anticorruption formidable et qui, à l’occasion d’une opération particulière, ne respecte pas ses propres procédures.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Savez-vous si des entreprises françaises ou européennes ont pu obtenir le monitoring d’une entreprise américaine sur le sol américain, pour appliquer nos propres normes anticorruption ?

M. Charles Duchaine. À l’occasion d’un contrôle que nous avons effectué sur une entreprise américaine en France, celle-ci en a rendu compte à son siège aux États-Unis, lequel lui a demandé en retour de se mettre en ordre.


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6.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées) (26 janvier 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) au ministère des armées.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la directrice générale, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Alice Rufo prête serment.)

Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS, ministère des armées). Je m’efforcerai d’apporter une contribution utile à vos travaux, qui portent sur une question majeure de sécurité et de souveraineté nationale, dans le respect du secret de la défense nationale et du principe de séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs

Je souhaite opérer tout d’abord une distinction entre la notion d’influence et celle d’ingérence, afin d’éclairer notre appréciation des situations en les caractérisant. La DGRIS considère que l’influence est un volet essentiel à l’expression de la puissance, a fortiori dans un monde où la force militaire n’est plus la source exclusive de la puissance. La Revue nationale stratégique rendue publique il y a quelques mois définit ainsi l’influence comme une nouvelle fonction stratégique qui vise à défendre les intérêts et les valeurs de la France, à promouvoir et valoriser ses engagements dans tous les domaines et à répondre ou riposter à des manœuvres ou à des attaques, en particulier dans le champ informationnel, contre nos intérêts.

L’influence s’affiche et s’exerce au grand jour. Dans les démocraties, elle le fait dans le respect des lois et des principes internationaux ; elle reste donc dans le cadre de la légalité.

La notion d’ingérence peut quant à elle être abordée sous deux angles. Le premier concerne le principe international de non-ingérence qui découle de la souveraineté des États, au sens de la Charte des Nations unies. Cette dernière pose le principe de non-intervention dans les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale d’un État, sans porter atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au chapitre 7 de la Charte.

Le second angle relève d’une lecture de l’ingérence du point de vue national ; celle d’un acte hostile qui vise à porter atteinte autrement que par la confrontation militaire aux intérêts fondamentaux de la nation ainsi qu’à la défense nationale et au secret de la défense. Elle peut s’exercer dans les domaines politique, économique, numérique, et prendre différentes formes telles que l’interférence, l’intrusion, la captation, la coercition, la corruption ou encore la trahison. Sauf dans de rares exceptions, l’ingérence ne se revendique pas, ne s’affiche pas et s’exerce contre un État ou ses représentants sans son accord. Elle peut reposer sur des éléments légaux et illégaux.

Une fois ce cadre posé, il est clair que les deux notions sont liées. L’influence peut préparer le terrain à une ingérence, et l’ingérence peut être le vecteur d’une stratégie d’influence. Ensuite, l’ingérence ou son prétendu refus, est utilisée par certaines puissances comme un élément de discours d’influence, un narratif. C’est le cas de la Russie qui, notamment pour contrer notre influence en Afrique, tient un discours qui se revendique de la non-ingérence au moment même où elle mène une guerre d’annexion sur le continent européen, en violation de toute souveraineté.

J’en viens au rôle de la DGRIS. Elle exerce au sein du ministère des armées une fonction de relations internationales et conduit un dialogue avec nos interlocuteurs étrangers, notamment grâce à la densité de son réseau d’attachés de défense, qui nous permettent de mener et de coordonner, en lien avec l’état-major des armées et les autres entités du ministère, la politique internationale du ministère. La DGRIS exerce également une fonction relevant davantage de la stratégie, laquelle nous conduit à contribuer aux livres blancs, aux revues nationales stratégiques et donc à réfléchir sur les notions d’influence et d’ingérence. La fonction stratégique d’influence va ainsi donner lieu dans les prochains mois à l’élaboration d’une stratégie spécifique.

Je souhaite maintenant vous présenter brièvement les évolutions du contexte stratégique qui placent particulièrement les enjeux d’ingérence et d’influence au centre de l’attention. Nos documents de stratégie – Livre blanc et Revue nationale stratégique – mettent en avant le durcissement de la compétition stratégique, qui passe par des stratégies d’influence beaucoup plus assertives et des ingérences plus débridées.

Nous sommes clairement passés d’une période de compétition à une période de confrontation stratégique, qui est notamment le fait d’agendas révisionnistes et de l’opportunisme militaire de puissances globales et régionales de plus en plus affirmées. La Russie en particulier assume de plus en plus ouvertement une ambition impérialiste à travers une logique de rapport de force.

L’approche indirecte que le pouvoir russe menait contre ce qu’il appelle « l’Occident collectif » se double désormais d’une volonté d’engager la confrontation militaire directe. Ce passage d’une ère de la compétition à une ère de la confrontation est aussi le fait de l’affaiblissement des normes et principes qui régulaient la vie internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont désormais battus en brèche et contestés de l’intérieur. La Revue nationale stratégique met ainsi en avant le fait que la remise en cause de l’ordre qualifié d’occidental par le régime chinois irrigue l’action internationale de la Chine dans les domaines politique, économique, technologique et diplomatique.

Le deuxième élément marquant pour la réflexion sur les stratégies d’influence et d’ingérence est que nous sommes entrés dans une ère d’hybridité. Cette hybridité se manifeste par le recours de nos compétiteurs stratégiques à une combinaison intégrée de modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, licites ou illicites, légitimes ou illégitimes, souvent subversifs, ambigus et difficilement attribuables. Ce mode de confrontation combine ainsi des actions de genre différent.

En conséquence, le champ de la confrontation s’est accru, dans le domaine informationnel ou celui du droit – le lawfare –, mais également dans l’instrumentalisation de nos interdépendances : on l’a vu récemment avec la pandémie et on le voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine. Dans ce double contexte de confrontation et d’hybridité, les stratégies d’influence et les manœuvres d’ingérence peuvent avoir un impact direct sur notre souveraineté. Elles viennent s’ajouter à d’autres actions, y compris militaires, qui visent un objectif stratégique global. Par exemple, en cas de conflit, la propagande de l’adversaire peut conduire à constituer une forme de « brouillard de guerre » dans lequel il est difficile d’évoluer. En temps de paix, ces méthodes peuvent créer un brouillard informationnel qui trouble les repères et fragilise la cohésion et la résilience nationales.

Ces stratégies d’influence et d’ingérence agissent selon une logique de zone grise, de continuum entre la guerre et la paix, le légal et l’illégal, le déclaré et le caché. Elles placent aussi nos démocraties en situation d’asymétrie face à nos compétiteurs puisque nos forces – le débat, l’ouverture, le respect du droit, le multilatéralisme, l’attachement à la stabilité, le respect de la souveraineté – sont considérées comme des fragilités, qui peuvent à ce titre être exploitées. Cette asymétrie s’exerce dans la réponse que nous pouvons formuler : quand nous menons des actions dans le respect du droit, nos compétiteurs s’en affranchissent. Notre réponse exige donc de notre part une résilience très forte face à des compétiteurs aux interventions de plus en plus débridées.

La DGRIS agit sous trois angles principaux. Elle définit tout d’abord la stratégie d’influence internationale du ministère des armées. Celle-ci s’est longtemps concentrée sur des actions conduites au profit de nos forces en opération, pour faciliter par exemple leur insertion au niveau local en lien avec les populations. Mais cette stratégie est désormais dictée par la nécessité de prendre en compte l’intégralité du spectre des champs de confrontation et des modes opératoires. Un des rôles de la DGRIS porte donc sur la conduite de cette stratégie d’influence, laquelle consiste avant tout à convaincre et à expliquer le bien-fondé de notre action. Le réseau des attachés de défense nous aide beaucoup à expliquer et à contrer certains narratifs construits pour affaiblir l’action de la France et de ses armées à l’étranger. La DGRIS mène son action de manière ouverte et dans le dialogue, mais le ministère des armées n’est pas naïf : il s’agit également de décourager nos adversaires ou, si cela n’est pas possible, d’entraver leur action.

Le deuxième domaine d’intervention concerne les relations que la DGRIS entretient avec la recherche stratégique. Elles exigent de notre part une grande attention, tant les chercheurs sont des cibles de stratégies d’ingérence et d’influence – les procédures bâillons ont déjà été mentionnées devant cette commission. Nous travaillons aussi à déconstruire les « vérités alternatives » et les narratifs révisionnistes que construisent nos compétiteurs stratégiques. À cet effet, nous œuvrons avec les think tanks pour constituer une relève stratégique de jeunes chercheurs et répondre à nos adversaires en nous appuyant sur une recherche qui dispose d’une liberté académique totale.

Enfin, dans le cadre de ses attributions, la DGRIS travaille à l’établissement des risques et des menaces, à la fois par une approche par pays et par une analyse qui passe par l’étude des champs confrontationnels qui se sont étendus, à l’instar du cyber ou de la désinformation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous avez indiqué que la Russie et le Chine remettent en cause l’ordre international, notamment onusien, alors qu’elles ont contribué à le construire et qu’elles en sont deux des piliers, notamment en tant que membres permanents du Conseil de sécurité. Comment l’expliquez-vous ?

Mme Alice Rufo. Vous avez raison. La Russie viole la Charte des Nations unies lorsqu’elle envahit un pays souverain. Pour justifier de telles actions, elle emploie fréquemment une logique consistant à inverser les responsabilités. Il y a là une logique de puissance et de narratif en accompagnement de son action militaire.

La Chine, notamment à travers sa stratégie des nouvelles routes de la soie ou BRI, explique qu’elle souhaite construire un ordre international aux caractéristiques chinoises. Elle opère ainsi une réorientation du droit international selon ses intérêts et en fonction de sa vision des relations internationales. Notre rôle consiste donc à défendre le multilatéralisme, qui se fonde sur la négociation, la prise en compte de tous les points de vue et le respect des engagements qui ont été négociés.

La Chine et la Russie sont membres du G20 et du P5. L’affaiblissement qu’elles tentent d’opérer en est d’autant plus grave, car il contribue à une déconstruction de l’ordre international.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. De manière objective, il me semble que la France est le seul des membres permanents du Conseil de sécurité à ne pas avoir enfreint la Charte des Nations unies – à l’inverse, l’intervention américaine en Irak a eu lieu sans mandat de l’ONU. Pourquoi se trouve-t-elle alors incluse dans l’appellation d’« Occident collectif », alors que la défense du multilatéralisme est une caractéristique de sa politique extérieure ? Comment se fait-il qu’elle soit aujourd’hui affaiblie par des récits mensongers alors qu’elle y a résisté de l’après-guerre jusqu’à une période très récente ?

Mme Alice Rufo. L’indépendance dans l’appréciation et dans l’action internationale est en effet une des caractéristiques de la politique étrangère France. Elle suscite d’ailleurs des débats, par exemple lorsque nous militons pour la souveraineté européenne et l’autonomie stratégique. De mon point de vue, la notion d’Occident collectif renvoie à un narratif général – la Chine aime notamment parler de « l’Ouest contre le reste ».

Ces deux pays agissent de la sorte pour justifier leur propre action et entretenir une compétition en s’appuyant sur des ressentiments et le positionnement de certains pays, comme celui des non-alignés. Nous inclure dans cet Occident collectif permet de caricaturer notre position et notre action dans un narratif fondamentalement hostile à l’influence française, notamment en Afrique.

De notre côté, nous réaffirmons notre volonté de parler à tout le monde, pour mener un travail d’outreach et déconstruire les narratifs caricaturaux, par exemple ceux employés par la Russie au sujet de la crise alimentaire résultant du conflit en Ukraine. De fait, nous sommes indépendants et souverains dans la conduite de notre politique étrangère et cela est connu, ce qui nous rend légitimes pour aller parler à tous et nous permet de convaincre, comme ce fut le cas au sommet de Bali.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez exercé des responsabilités importantes à l’Élysée pendant dix ans. À cette occasion, avez-vous eu connaissance d’informations précises sur des cas d’influence ou d’ingérence de pays étrangers visant des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ?

Mme Alice Rufo. Je suis devant votre commission en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie. Il ne m’appartient pas de me prononcer au titre des fonctions que j’ai exercées à l’Élysée.

Quand on est diplomate ou aux postes que j’ai occupés ou que j’occupe aujourd’hui, on est très souvent conduit à caractériser les stratégies de nos compétiteurs afin de protéger notre pays des tentatives d’influence et d’ingérence étrangères. Lorsque nous voyons que notre propre droit est utilisé pour empêcher nos chercheurs de faire leur travail – je pense notamment aux poursuites en diffamation intentées par RT France –, nous devons nous interroger sur la stratégie à mener.

Ensuite, en tant que fonctionnaire, je suis soumise à certaines obligations si quelque chose d’illégal vient à ma connaissance. Cela n’a pas été le cas.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le cadre de notre commission d’enquête est fixé par la Constitution et par l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux assemblées parlementaires. Nous devons nous en tenir au principe de séparation des pouvoirs et nous entendons ici Mme Rufo en sa qualité de DGRIS.

Je vous remercie, madame la directrice générale, pour votre exposé sur les évolutions globales de la géopolitique, qui ont vu notre monde passer d’une ère de compétition à une ère de confrontation marquée par l’hybridité des actions. Pouvez-vous nous évoquer la manière dont s’élabore la riposte de la République française face aux ingérences ?

Mme Alice Rufo. L’action de l’État s’est beaucoup renforcée ces dernières années pour tenir compte de ces évolutions, qui concernent à la fois la confrontation stratégique et l’hybridité. Lorsque l’on se réfère à la fonction stratégique influence, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères devra mener en premier lieu cette coordination. La fonction de résilience est quant à elle particulièrement dévolue au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui a du reste renforcé son action sur la question des ingérences numériques via le dispositif Viginum.

Sur ces sujets qui touchent à nos intérêts fondamentaux, à notre souveraineté, mais aussi à l’action de nos forces, le ministère des armées est profondément vigilant. La direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) est particulièrement en charge de la contre-ingérence, en lien avec la direction générale de l’armement, puisqu’elle travaille à protéger le pays contre les menaces exercées à l’encontre de la sécurité des militaires et de notre base industrielle et technologique de défense.

Le rôle spécifique de la DGRIS en la matière porte sur l’international et l’analyse des stratégies de puissance régionales et globales. À cet égard, un vivier renforcé en matière de recherche stratégique constitue un des éléments de notre résilience démocratique. Disposer de chercheurs bénéficiant d’une liberté académique permet de déconstruire des narratifs et de rétablir certaines vérités. Nous avons également des coopérations avec des think tanks et avec l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), qui nous permettent de porter un regard différent pour mieux appréhender les menaces et les risques qui pèsent sur l’action de la France dans le domaine militaire.

La réponse nationale a été consolidée puisque l’influence est désormais qualifiée de fonction stratégique. L’action se mène beaucoup au niveau de nos partenariats et de nos alliances, notamment dans le cadre de l’OTAN et de l’Union européenne. Cette dernière a d’ailleurs beaucoup évolué ces dernières années sur ce sujet. L’agenda de Versailles adopté au niveau des chefs d’État et de gouvernement de l’Union vise notamment à réduire les interdépendances susceptibles de nous placer en situation critique. On peut également citer le règlement européen contre la coercition économique exercée par les pays tiers.

En résumé, les stratégies d’ingérence et d’influence de nos compétiteurs font l’objet d’une intégration très forte. La réponse que nous exerçons implique donc une coordination accrue de l’ensemble des acteurs de l’État, au premier rang desquels le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, auteur en 2021 de la « Feuille de route de l’influence ».

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous avons évoqué longuement la Chine et la Russie. Pouvez-vous nous parler d’autres puissances régionales qui se sont invitées de manière agressive et malveillante dans des stratégies d’ingérence et d’influence ? Je pense notamment à l’Iran.

Mme Alice Rufo. Tous les pays pratiquent l’influence, qui peut être quelque chose de tout à fait positif. De plus, l’influence n’est pas uniquement le fait d’acteurs étatiques.

À l’instar de la Revue stratégique nationale, mon propos a été centré sur la Russie et la Chine, mais on peut naturellement évoquer l’Iran, les puissances du Golfe et la Turquie, qui est notre alliée. Quel que soit le pays et quelles que soient nos relations avec ce pays, la vigilance doit être maintenue. Comme beaucoup de pays où sont commises des violations des droits de l’homme, l’Iran est le premier à rappeler la nécessité de respecter sa souveraineté et de ne pas s’immiscer dans sa politique intérieure. Le principe de non-ingérence ne doit pas pour autant conduire à remettre en cause des droits universels qui sont tout autant garantis par la Charte des Nations Unies.

M. Éric Bothorel (RE). La propagande russe à l’encontre de la France en Afrique est notamment incarnée par la diffusion de dessins animés méprisants qui discréditent de manière impardonnable l’armée française au Sahel. Existe-t-il un retour d’expérience sur l’efficacité de l’ingérence des Russes par l’intermédiaire du groupe Wagner ? Tirons-nous des enseignements sur la manière dont cette influence mâtinée d’ingérence s’est opérée, au point de voir se dégrader l’influence française sur cette partie du globe ?

Ensuite, je m’interroge sur l’extrême droite américaine. Avez-vous eu connaissance de relais particuliers en Europe ou en France qui souhaiteraient y déstabiliser la démocratie et les processus démocratiques ?

Mme Alice Rufo. Il n’y a jamais de bonne ingérence, quand bien même elle est assumée, par exemple par M. Prigojine. De notre côté, nous ne la pratiquons pas car elle est illégale et contraire à nos intérêts : nous sommes une démocratie et nous agissons dans le monde selon ce que nous sommes, en respectant le droit.

Nous tirons des leçons des stratégies d’influence et d’ingérence pour connaître l’état du risque et de la menace, mais aussi déterminer les modalités d’action, qui évoluent de manière permanente, à l’image du dessin animé que vous avez mentionné. Dans son discours de Toulon le 9 novembre 2022, le Président de la République a ainsi annoncé que nous allions redéfinir les orientations de notre stratégie en Afrique, en lien avec nos partenaires africains.

Cependant, ce travail n’est pas guidé par les actions de la Russie ou de la Chine sur ce continent. Nous le menons parce que nos partenaires africains sont confrontés à des menaces, notamment terroristes, et à des défis de sécurité et des défis globaux. De fait, ils affirment leur volonté légitime d’autonomie stratégique. Dès lors, il nous faut tenir compte de ces évolutions – y compris le déploiement de stratégies d’influence très agressives – et, dans l’échange avec nos partenaires, modifier nos modalités d’action pour disposer d’un partenariat plus efficace.

L’IRSEM et le CAPS ont publié un rapport sur les manipulations de l’information qui a traité de la volonté d’influencer les élections présidentielles françaises en 2017. Ce rapport montre la gravité de ces tentatives mais montre aussi qu’elles ont échoué : les Français ont exercé leur choix librement. Néanmoins, nous devons rester vigilants et la création de Viginum en 2021 vise précisément à protéger notre démocratie.

M. Éric Bothorel (RE). La Chine s’intéresse à d’anciens pilotes militaires français qu’elle souhaiterait recruter pour former son armée de l’air. Avez-vous une idée du nombre de personnes qui ont été approchées ?

Mme Alice Rufo. Non. Nous avons pris connaissance, comme tout le monde, de ces approches qui nous conduisent à nous interroger sur le parcours des anciens agents du ministère. À cet égard, je souhaite rendre hommage à l’engagement et à la qualité de nos personnels, dont je connais le sens des responsabilités. Le fait d’avoir une deuxième partie de carrière est parfaitement légitime pour les militaires, qui sont soumis par ailleurs à un cadre déontologique particulier et sont tenus au devoir de réserve et de discrétion concernant leurs missions passées et les informations qu’ils auraient pu détenir. Néanmoins, ces sujets ne relèvent pas directement de ma responsabilité.

Mais vous avez raison d’interroger ce champ particulier, même si les intentions ne sont pas toujours malveillantes. Où s’arrête la coopération et où commence la compromission ? Il s’agit là de la responsabilité de chacun, mais également de la responsabilité collective de se protéger en qualifiant les faits et en décryptant le monde, sans paranoïa ni naïveté.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous dites qu’il ne faut pas partir du principe que toutes les actions sont par définition malveillantes. Ne faudrait-il pas au contraire considérer dans le domaine de la sécurité nationale que la malveillance est la règle et la bienveillance l’exception, notamment quand des pays tiers cherchent à capter des compétences stratégiques ?

Mme Alice Rufo. Votre question suscite différentes réponses. En premier lieu, il est nécessaire d’établir des distinctions entre ce qui relève de l’influence et de l’ingérence. Simultanément, la volonté de ne pas tout confondre ne doit pas conduire à tout relativiser.

Cela dit, le contexte stratégique a fortement évolué. La guerre en Ukraine n’est pas, comme on peut l’entendre parfois, un conflit comme les autres. Elle représente un bouleversement stratégique majeur : la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, envahit un État souverain. Nous sommes donc tous concernés, bien au-delà de l’Europe.

S’agissant de la Chine, l’ouverture du pays a permis de sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté et a donné lieu à de nombreuses coopérations. Néanmoins, la Chine actuelle a fait évoluer sa stratégie.

Bref, il nous serait difficile de considérer que tout le monde est malveillant, d’autant que notre métier consiste précisément à dialoguer avec des interlocuteurs étrangers. Mais il est clair que la multiplication des stratégies agressives d’influence et d’ingérence nous contraint à une prise de conscience et nous oblige à modifier nos pratiques et nos modalités d’action.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous n’avons pas encore évoqué dans notre commission l’influence des mouvements religieux – j’ai notamment en tête le mouvement évangélique, dont la croissance est exponentielle. Nous savons par exemple que l’influence de la droite évangélique américaine sur la politique étrangère des États-Unis est particulièrement marquée, ce qui peut avoir des conséquences pour nos démocraties.

De plus, certains de ces mouvements sont très concentrés géographiquement, et peuvent avoir une influence politique notable sur des collectivités territoriales. Intégrez-vous ces paramètres dans vos réflexions ?

Mme Alice Rufo. Il existe au sein de la DGRIS un Observatoire international du fait religieux. Nous intégrons donc bien les mouvements religieux dans notre réflexion stratégique. Par ailleurs, les attachés de défense sont aussi conduits à défendre le principe de laïcité à l’étranger. S’agissant des collectivités territoriales, le ministère de l’intérieur serait mieux à même de vous répondre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué qu’il n’existait pas de bonne ingérence. J’ai néanmoins le souvenir d’une période où certains parlaient d’un « devoir d’ingérence » pour des motifs relatifs aux droits de l’homme. Au nom de ce devoir, étaient ainsi justifiées des interventions, d’abord en ex-Yougoslavie, puis en Irak ou en Libye. Ce devoir d’ingérence était d’ailleurs évoqué au sein de différentes familles politiques, même s’il a aujourd’hui disparu du débat. À une époque, cette ingérence était donc revendiquée par certains, qui aujourd’hui condamnent, sans doute à juste titre, l’ingérence des autres. Certes, revendiquer l’ingérence pour sauver des populations n’est pas identique au fait de s’ingérer pour perturber le fonctionnement d’une démocratie. Je m’interroge seulement sur le terme et les émetteurs.

Mme Alice Rufo. Le devoir d’ingérence a notamment été porté par les ONG sur les questions humanitaires. Il n’a pas totalement disparu. Je pense à la problématique de l’accès aux populations civiles, notamment du Comité international de la Croix-Rouge, qui est garanti par le droit international. Très souvent, des puissances comme la Russie s’y opposent. Compte tenu des stratégies de blocus souvent utilisées, l’accès aux populations civiles est pour nous essentiel. Mais il ne s’agit nullement d’ingérence au sens où nous l’avons entendu jusqu’à présent.

De manière générale, quelle que soit l’époque, l’intervention dans un pays est encadrée par la Charte des nations unies. Les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU disposent à ce titre d’un pouvoir de veto. Je rappelle d’ailleurs que l’intervention en Libye n’avait pas fait l’objet d’un tel veto à l’époque. Les interventions militaires armées se déroulent dans le cadre du droit international, soit à la demande d’un pays souverain comme au Mali, soit dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité.

M. Éric Bothorel (RE). J’ai souvenir que le terme d’ingérence a été popularisé dans le débat public par Bernard Kouchner à l’occasion de la guerre du Biafra et de la famine qui s’était ensuivie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez raison de le préciser.


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7.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) (2 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous ouvrons aujourd’hui la troisième journée de travail de notre commission d’enquête. Après avoir auditionné des experts et des institutionnels, nous recevons aujourd’hui M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP).

Créée en 1990, la CNCCFP a la charge du contrôle des comptes de campagne des candidats à toutes les élections et du respect d’un certain nombre d’obligations comptables des partis politiques. Monsieur le président, vous avez un regard direct sur les financements de toute origine et, notamment, d’origine étrangère. Le champ de possibilité de ces financements d’origine étrangère a d’ailleurs été restreint lors des dernières années. Notre commission tente de savoir s’il existe des ingérences d’origine étrangère effectives, et donc toxiques, en lien avec la vie politique et ses acteurs en France. Nous souhaitons évaluer avec vous l’ampleur de ces financements, qui peuvent être légaux mais aussi illégaux. Nous aborderons également le financement ordinaire des partis politiques et le financement ponctuel des campagnes électorales et nous identifierons les capacités de votre administration ainsi que celles que l’Assemblée nationale pourrait lui attribuer dans un but de renforcement de son action. En effet, il convient de vérifier que le cadre juridique et les outils dont vous disposez sont adaptés. Nous souhaitons aussi obtenir votre témoignage, car vous jouez un rôle depuis de longues années dans ce domaine.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Philippe Vachia prête serment.)

M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Je précise que je m’inscris dans le cadre des attributions de la commission que je préside et dont vous venez de rappeler les deux éléments principaux. Mon propos a vocation à déterminer les types, possibles ou impossibles, d’ingérences étrangères dans le financement de la vie politique, au sens de la loi de 1988 sur la transparence financière et du chapitre du code électoral qui traite des conditions financières des campagnes électorales. Je prendrai aussi appui sur la loi pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017, celle-ci ayant renforcé profondément le cadre législatif. Il demeure cependant des risques et marges d’incertitude.

Dès 1990, il a été inscrit dans les deux textes, à savoir la loi sur la transparence financière et le code électoral, une interdiction des contributions ou aides matérielles directes ou indirectes des États étrangers et des personnes morales de droit étranger. Cette disposition constitue aussi une recommandation du Comité des ministres des États membres de 2003. Le Conseil d’État avait par exemple estimé que la commission avait eu raison de refuser l’agrément du Parti nationaliste basque, car il était fondé sur un parti de droit étranger. Les concours de personnes morales aux campagnes électorales et aux partis politiques sont quant à eux interdits complètement et définitivement depuis la loi du 19 janvier 1995. Auparavant, ils étaient autorisés dans certaines limites.

Les dons des personnes physiques sont, pour leur part, encadrés pour les dons aux campagnes électorales, à hauteur de 4 600 euros maximum par campagne, et aux partis politiques, à hauteur de 7 500 euros maximum par an. Un couple qui donnerait à la fois aux campagnes et aux partis en décembre de l’année n et en janvier de l’année n+1 pourrait totaliser un don d’un montant très important. Toutefois, il est important de souligner qu’il n’existait pas de condition de nationalité française ou de résidence en France jusqu’en 2017.

S’agissant maintenant des prêts, aucun encadrement n’était appliqué avant 2017 aux prêts des personnes morales et physiques. J’ai effectué certaines recherches, mais je ne prétends cependant pas être exhaustif dans les exemples que je pourrais vous fournir. Avant 2017, certains emprunts ont pu avoir lieu auprès de personnes physiques qui pouvaient venir de l’étranger. Monsieur le président, je me dois d’ailleurs de citer certains exemples qui concernent le Rassemblement national.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous en prie.

M. Jean-Philippe Vachia. Nous avons identifié, par exemple, un emprunt en 2017 auprès d’une personne physique, dans le cadre du financement de la campagne de Marine Le Pen. Plus précisément, le prêt avait été financé à partir d’une banque basée aux Émirats Arabes Unis. Par ailleurs, ce prêt a été remboursé. En outre, un emprunt de 500 000 euros avait été effectué par Les Républicains auprès d’une personne physique ayant des activités axées sur l’international. Nous avons également enregistré des emprunts auprès de personnes morales. Par exemple, le parti Cotelec, dirigé par Jean-Marie Le Pen, avait emprunté deux millions d’euros auprès d’une société chypriote en 2014. Cet emprunt a lui aussi été remboursé. Je reviendrai sur l’emprunt russe du Rassemblement national plus tard dans mon exposé.

Tant pour les campagnes électorales que pour les partis politiques, la loi de 2017 interdit les prêts de toute personne morale autre que les partis politiques respectant les critères de la loi de 1988, c’est-à-dire qui déposent leurs comptes auprès de notre commission, et les banques ou sociétés de crédit ayant leur siège dans l’Espace économique européen  soit les pays de l’Union européenne et trois autres pays. Pour information, 588 partis sont recensés par notre commission à ce jour.

Par ailleurs, il existe une condition de nationalité française ou de résidence en France pour les dons de personnes physiques. Par exemple, un Chinois résidant en France peut consentir un don à une campagne. Il existe également un encadrement des prêts des personnes physiques. Généralement, les mesures prises pour les campagnes électorales sont dupliquées pour les partis politiques. Par conséquent, les partis politiques ne peuvent désormais plus emprunter qu’auprès des partis politiques et des banques de l’Espace économique européen.

Nous publions chaque année notre avis sur les comptes des partis politiques et nous mettons en ligne les états financiers de ceux-ci. Vous pouvez donc regarder le bilan, le compte de résultat et l’annexe des dossiers d’environ 500 partis, car certains sont défaillants. Les annexes sont maintenant beaucoup plus détaillées : elles contiennent des informations telles que les montants consolidés des emprunts souscrits, répartis par type de prêteur et par type de prêt, et l’identité des prêteurs personnes morales. Notre commission a quant à elle accès à l’identité des personnes physiques prêteuses, mais nous ne publions pas ces listes de donateurs personnes physiques.

S’agissant des dons des personnes physiques, il existe une condition de nationalité française ou de résidence en France comme pour les campagnes. Cependant, ces conditions ne s’appliquent pas aux cotisations, ce qui me semble résulter d’un oubli du législateur. Concrètement, une personne étrangère a la possibilité de cotiser à un parti politique. Nous pouvons alors seulement constater, s’agissant des dons, qu’une procédure permet au mandataire de s’assurer que la personne qui consent le don est de nationalité française ou réside en France. Cependant, nous n’avons aucun pouvoir d’investigation et nous ne pouvons pas demander aux impôts si une personne est effectivement résident fiscal ou non. Nous n’avons que la déclaration, et effectuer une fausse déclaration expose une personne à des poursuites. Si nous avons des suspicions, nous pouvons saisir Tracfin. Au niveau des emprunts, nos contrôles peuvent désormais être plus effectifs, car nous veillons chaque année à la présence des emprunts au bilan des comptes des partis politiques et à l’amortissement ou non de ceux-ci. Il demeure cependant des risques et des marges d’incertitudes.

Dans les comptes des partis politiques, le passé a un certain poids. Des emprunts contractés avant 2017 et qui continuent de vivre peuvent encore y figurer. Ces emprunts peuvent avoir été réalisés auprès de personnes physiques. Le cas de l’emprunt russe correspond quant à lui à un emprunt réalisé alors par le Front national auprès d’une banque russe. Il s’élevait à 9 millions d’euros et il devait être remboursé à terminaison au bout de cinq ans, c’est-à-dire en 2019. Cependant, il a été renégocié avec une nouvelle banque russe en 2019, car la précédente avait fait faillite et la nouvelle était substituée dans les droits et obligations de la précédente. L’emprunt a été rééchelonné jusqu’à 2028 et nous veillons à ce que les annuités aient bien été versées et à ce que cet emprunt se réduise dans le passif d’année en année. Cet emprunt n’a d’ailleurs rien de mystérieux et il est possible de trouver toutes les informations nécessaires sur notre site.

De plus, il existe maintenant un encadrement des prêts des personnes physiques : ceux-ci ne peuvent pas excéder cinq ans, voire dix-huit ou vingt-quatre mois en cas de campagnes électorales ou pour un parti politique si le prêt a été consenti à un taux inférieur au taux d’intérêt légal. Cependant, aucune condition de nationalité ne s’applique aux prêts des personnes physiques et aucun plafond n’y est appliqué. Une même personne peut donc consentir un prêt de plusieurs centaines de milliers d’euros tant qu’il ne dépasse pas 47,5 % du plafond des dépenses électorales. Pour les prêts aux campagnes électorales, nous opérons un contrôle à travers le compte bancaire du mandataire. Nous pouvons donc vérifier l’origine immédiate d’un prêt, mais nous n’avons cependant pas la capacité de remonter en arrière. Lorsque les sommes sont très importantes, nous pouvons demander à la personne quelle est l’origine de l’argent. Si nous avons quelque suspicion, nous pouvons saisir Tracfin, mais nous ne pouvons pas demander à Tracfin de mener des investigations pour notre compte. Je rappelle par ailleurs que la loi de 2017 disposait que les prêts des personnes physiques sont autorisés à condition qu’ils ne soient pas effectués à titre habituel. Pour vérifier cette condition, nous devions disposer d’un certain recul. Depuis 2017, nous avons eu des élections européennes, municipales, départementales, régionales et législatives : nous avons donc suffisamment de recul pour déterminer si cette condition d’absence de prêteurs habituels est respectée, du moins pour les montants les plus importants.

Enfin, le cadre européen du financement de la vie politique est extrêmement compliqué. Un règlement de 2014 organise le fonctionnement des partis politiques européens et il crée une Autorité pour les partis politiques européens et les fondations politiques européennes. Le règlement dispose que les partis politiques européens et les fondations n’ont pas le droit de financer les partis politiques nationaux de manière directe ou indirecte. Toutefois, une autre disposition prévoit que les partis politiques européens peuvent participer aux campagnes électorales pour l’élection du Parlement européen. Le Conseil d’État, dans un avis du 19 mars 2019, a estimé qu’un parti européen pourrait cofinancer la campagne électorale d’une liste nationale pour le Parlement européen. Cependant, à la suite de contacts noués avec l’Autorité européenne, nous nous sommes aperçus que celle-ci se montrait bien plus restrictive. Elle explique qu’un parti européen ne peut pas cofinancer la campagne électorale d’une liste nationale, mais qu’il peut simplement faire une campagne sur des thèmes européens. Le directeur de l’Autorité a confirmé par écrit que le cofinancement n’était pas autorisé. Concrètement, lors d’un meeting qui rassemble le parti national et le parti européen, ce dernier ne peut pas se substituer au premier dans le financement de l’événement. Je reconnais que cette situation est particulièrement complexe.

Contrairement aux partis politiques nationaux, les partis politiques européens peuvent aujourd’hui recevoir les contributions de personnes morales dans une mesure limitée. En outre, un texte modificatif du règlement européen 2014 se montrerait plus strict vis-à-vis des risques d’ingérences extérieures.

En conclusion, nous estimons qu’il faudrait un meilleur encadrement des prêts des personnes physiques et nous insistons sur la nécessité de clarifier les modalités d’intervention des partis politiques européens dans les campagnes nationales. Nous souhaitons aussi voir élargir nos capacités juridiques d’action et pouvoir avoir des échanges interactifs avec Tracfin.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez fourni quelques exemples de prêts émis par des personnes morales et physiques étrangères, mais vous avez précisé que cette liste n’était pas exhaustive. Cette liste existe-t-elle et peut-elle être communiquée aux commissaires de cette commission, ou du mois à Mme la rapporteure ? Par ailleurs, avez-vous déjà dû effectuer certains signalements à Tracfin en lien avec cette liste ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous ne disposons pas de liste. Nous avons mené une recherche dans la mémoire collective en nous appuyant sur notre service juridique. Les éléments sont assez simples à circonscrire dans les bilans des partis politiques ; en revanche, la situation est plus compliquée s’agissant des prêts contractés par le passé et qui ont été remboursés. Je ne peux, par conséquent, pas vous donner l’assurance que nous sommes capables de tout identifier depuis 1990. Certains prêts ou emprunts ont donc pu être contractés auprès d’institutions étrangères à une époque ancienne. Cependant, ceux-ci ne devaient pas être massifs car ils n’ont pas marqué la mémoire collective de notre commission. En outre, nous publions les comptes des partis chaque année et les membres de votre commission peuvent les consulter. Nous avons également archivé l’ensemble des dossiers relatifs aux campagnes électorales en remontant jusqu’à 2012 inclus.

Nous avons tout de même des échanges avec Tracfin, qui nous questionne sur ces sujets. Nous pouvons également saisir Tracfin lorsque nous avons un questionnement, mais nous n’obtenons pas de retour sur celui-ci.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis que vous êtes président de la CNCCFP, avez-vous eu à saisir Tracfin pour des financements étrangers dans le cadre de prêts, car vous aviez quelques suspicions, notamment relatives aux partis politiques représentés au Parlement ou qui auraient pu l’être au vu de leur poids électoral ?

M. Jean-Philippe Vachia. Depuis le début de ma présidence, nous avons déjà saisi Tracfin, mais pour des sujets qui ne relèvent pas du champ de cette commission d’enquête. En effet, il n’était pas question de la problématique de financements étrangers. Cependant, je vous fais cette réponse aujourd’hui et il n’est pas impossible que nous saisissions Tracfin dans les mois à venir en lien avec ce dont j’ai parlé lors de cette audition. Comme nous n’avons pas décidé en collège de ce que nous allions faire, je ne peux pas m’avancer plus.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je comprends que les éléments étudiés dans le cadre des campagnes électorales de 2022 pourraient vous amener à saisir Tracfin sur des éléments de financements étrangers.

M. Jean-Philippe Vachia. Nous ne pouvons saisir Tracfin que sur des interrogations à propos des origines possibles de certains fonds. Je n’ai absolument pas les moyens de savoir qu’un financement provient de l’étranger, sauf si certains prêts ont été consentis par des personnes de nationalité étrangère et vivant ailleurs qu’en France. D’ailleurs, cette situation ne correspond pas nécessairement à une forme d’ingérence. Actuellement, nous terminons l’examen des comptes de campagne de l’élection législative. Nous réaliserons ensuite un bilan et nous pourrons identifier les prêts importants de personnes physiques qui proviendraient d’une même personne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous également saisir le parquet national financier (PNF) ?

M. Jean-Philippe Vachia. Un ensemble d’irrégularités mentionnées dans le code électoral et dans la loi de 1988 peut constituer des délits  je vous renvoie à l’article L.113-1 du code électoral. Lorsque nous avons des suspicions sur de potentielles irrégularités, nous sommes amenés à faire des signalements au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Nous ne pouvons pas saisir directement le PNF, si bien que notre point d’entrée est le procureur de la République de Paris, qui a quant à lui le pouvoir de renvoyer le dossier au PNF. Si un parti politique a son siège dans une région et qu’un manquement est constaté, nous saisissons le procureur de la République territorialement compétent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué une disposition légale qui permet à des étrangers qui ne sont pas de nationalité française ou de nationalité d’un autre État de l’Espace économique européen de faire des dons s’ils sont résidents fiscaux en France. Dès lors, des banques étrangères ayant des bureaux à Paris et qui pourraient être immatriculées en France, mais dont les capitaux principaux sont localisés en Chine, en Russie, aux États-Unis ou au Maroc, pourraient-elles effectuer un prêt si elles disposent d’une immatriculation ou d’une autorisation d’exercer en France ?

M. Jean-Philippe Vachia. Le critère est d’avoir un siège et un agrément en France. Par exemple, une filiale d’une grande banque américaine ou chinoise qui aurait un agrément auprès de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pourrait effectuer un tel prêt. Je serais plus prudent sur les succursales qui se présentent comme telles  la question doit être précisée avec les autorités bancaires. En règle générale et sans prétendre être entièrement exhaustif, ce sont de grandes banques nationales qui effectuent ce type de prêt, de même que de nombreuses banques mutualistes. En dehors de l’emprunt contracté par Mme Le Pen auprès d’un établissement hongrois, qui fait donc partie de l’Union européenne, le Crédit coopératif a été le seul prêteur de la dernière campagne présidentielle, généralement via le parti politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué le prêt de 9 millions d’euros du parti Front national et le prêt du parti Les Républicains : ont-ils été réalisés avec des conditions commerciales comparables à celles qui existaient en France ou votre commission estime-t-elle que ces prêts ont été consentis à des conditions exorbitantes ou avec des conditions qui constitueraient un avantage commercial ?

M. Jean-Philippe Vachia. A priori, ces prêts d’origine étrangère sont plutôt consentis à des taux supérieurs à ce qu’ils auraient été s’ils avaient été effectués par un établissement bancaire national.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Êtes-vous en situation, grâce au recul dont vous disposez depuis l’application des dispositions de la loi de 2017, de constater une évolution soit quantitative soit en termes de zones géographiques dans le recours des partis politiques ou des candidats aux élections aux dons et aux prêts ?

M. Jean-Philippe Vachia. Oui, même si je manque encore de recul pour les élections législatives. Après les élections municipales, régionales et départementales, nous avons constaté une diminution des emprunts contractés auprès des banques au profit des emprunts consentis auprès des personnes physiques. Nous verrons si cette tendance se confirme pour les élections législatives, pour lesquelles les plafonds de dépenses se situent entre 60 000 euros et 70 000 euros et les budgets maximums avoisinent les 35 000 euros ou 45 000 euros. Pour rappel, le plafond de remboursement des dépenses est placé à 47,5 %. Les banques mutualistes sont les plus présentes pour ces emprunts, mais nous constatons une montée en puissance des prêts consentis par des personnes physiques, notamment pour les candidats du Rassemblement national et de La France insoumise.

Il existe aussi des interactions entre les partis politiques et les campagnes électorales. Par exemple, un parti est libre de financer totalement ou partiellement une campagne électorale et il peut être amené à contracter un emprunt pour ensuite le diviser et effectuer des prêts aux candidats selon le principe du prêt « miroir ». Dans ce cas, les prêts consentis aux candidats doivent répondre aux mêmes conditions que l’emprunt contracté par le parti politique. Mais on n’avait sans doute pas pensé au départ qu’un parti pourrait contracter des emprunts auprès de personnes physiques avant de les redistribuer sous forme de prêts aux candidats. Ce procédé est légal, mais il n’avait pas réellement été envisagé.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Existe-t-il une évolution des nationalités des personnes physiques qui effectuent ces prêts aux candidats et aux partis politiques ?

M. Jean-Philippe Vachia. Non, les prêts viennent massivement de personnes qui ont un nom français, une adresse française et un compte en banque français. Lorsqu’un prêt réduit provient d’une personne à l’étranger, nous pouvons imaginer qu’il s’agit d’un acte de militantisme, ce qui ne pose pas de problème réel. C’est le sujet des prêts très importants qui doit être étudié de plus près.

Par ailleurs, cela peut être une très bonne affaire pour les personnes physiques En effet, certains prêts de personnes physiques sont consentis à un taux supérieur au taux légal : par conséquent, le prêt peut représenter une forme de placement. Toutefois, le prêteur court le risque que le candidat n’atteigne pas le seuil de 5 % des suffrages nécessaire pour obtenir un remboursement de la part de l’État.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque vous êtes remboursé, il existe un suivi qui permet de constater que l’argent que l’État vous verse est bien rendu au prêteur afin d’éviter tout enrichissement personnel. Mais, lorsqu’un candidat n’est pas remboursé, existe-t-il un suivi du bon remboursement du prêt ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous avons mis en place ce suivi pour les élections municipales et nous vérifions cette année le bon remboursement des prêts aux personnes physiques dans le cadre des élections régionales et départementales. Dans un an, nous procéderons de la sorte pour les élections législatives. En outre, nous avons mentionné dans notre rapport d’activité que, dans un quart des cas, nous n’avions pas la preuve du remboursement du prêt. Nous avons donc systématiquement saisi le procureur de la République territorialement compétent, car il s’agit d’une infraction. Cette démarche a permis d’obtenir, dans de nombreux cas, le remboursement du prêt ; pour d’autres cas, nous attendons encore des informations ou une enquête judiciaire aura lieu. Ce système est particulièrement lourd alors que nous indiquons explicitement que l’emprunteur, c’est-à-dire le candidat, doit donner chaque année la preuve de remboursement de son emprunt dans le cadre d’un emprunt pluriannuel auprès d’une personne physique. Dans la pratique, nous effectuons un premier rappel et, si la situation ne se débloque pas, nous adressons une mise en demeure.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. S’agissant de dons de personnes physiques aux partis politiques et aux candidats, la commission est-elle capable d’établir la liste des personnes de nationalité étrangère ou des Français résidant à l’étranger ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous pourrions effectivement extraire la liste des dons des personnes résidant en France et qui n’ont pas la nationalité ainsi que des personnes vivant à l’étranger.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Un ancien ambassadeur de France en Russie, M. Jean-Maurice Ripert, a affirmé sur une chaîne de télévision d’information en continu que tout le monde savait que certaines personnalités ne repartaient pas les mains vides lorsqu’elles venaient à Moscou. Que vous inspirent ces déclarations ? Ont-elles fait l’objet de discussions ou de débats ?

M. Jean-Philippe Vachia. Cela ne peut pas ne pas nous interroger. Comme je l’ai indiqué à l’occasion de la publication de nos décisions sur la campagne présidentielle, nous disposons des déclarations des comptes de campagnes et nous pouvons demander diverses justifications, mais nous rencontrons davantage de difficultés pour les dépenses qui seraient à l’extérieur du compte et qui ne seraient pas déclarées. À travers un suivi des réseaux sociaux, nous essayons de traquer des événements qui ne se retrouveraient pas dans le compte. Les éléments visibles dans une campagne passent difficilement inaperçus, même si nous pouvons nous interroger sur le coût réel de tel ou tel élément.

Nous étudions également les passifs des partis politiques, qu’il s’agisse de passifs bancaires ou de prêts de personnes physiques, ainsi que les dettes fournisseurs. Lorsque celles-ci se perpétuent d’année en année à l’égard d’un même fournisseur sans que celui-ci ne soit jamais réglé, nous considérons qu’il s’agit de facto d’une aide du fournisseur personne morale et nous donnons les suites appropriées à ce constat.

C’est pour répondre à ce type de préoccupation que nous demandons un accès aux comptes du ou des partis politiques soutenant un candidat dans l’année de l’élection. Nous n’avons en effet aucun contrôle sur les dépenses des partis politiques et nous souhaitons avoir un droit de communication analogue à celui des services fiscaux sur les sociétés prestataires de services des candidats. Sans celui-ci, nous ne pouvons qu’interroger un candidat pour obtenir des précisions relativement à telle ou telle facture. Dans nos dernières décisions, nous avons seulement réclamé des attestations, car nous ne pouvions pas aller plus loin.

Mme Anne Genetet (RE). Pour les députés élus comme moi par les Français de l’étranger, le sujet du financement par des personnes morales ou physiques étrangères est particulièrement important. Nous avons des élections locales, celles des conseillers élus des Français de l’étranger, pour lesquelles il n’existe pas de comptes de campagne, ce qui représente une réelle difficulté. Ils ne font évidemment l’objet d’aucun remboursement : on ne peut rembourser ce qui n’est pas contrôlé.

Vous avez indiqué que la résidence à l’étranger des donateurs fait l’objet d’un recoupement. Pour autant, les non-résidents fiscaux en France n’ont pas le droit à une quelconque déduction. Ne pas pouvoir vérifier le statut de résident fiscal ne pose donc pas trop de problèmes dans ce cas.

Vous avez par ailleurs évoqué l’augmentation des prêts de personnes physiques. Je pense que ce phénomène est corrélé à la réticence croissante des établissements bancaires à nous consentir des prêts lorsque nous entrons en campagne, ce qui pose la question de la banque de la démocratie qui avait été proposée.

Concernant les frais hors campagnes électorales, je comprends que vous n’avez pas la main sur les dépenses des partis ou des personnalités politiques. Nos frais de mandat sont tout de même contrôlés, mais il est possible d’alimenter certaines personnes via des invitations, des déplacements ou des restaurants : ces montants peuvent ensuite créer un sentiment de redevabilité chez la personne qui les reçoit. Il est difficile de contrôler ces différents paramètres.

Avez-vous une structure, au sein de la CNCCFP, qui puisse communiquer de l’information aux candidats potentiels ex ante ? Par ailleurs, quels sont les critères précis permettant de définir un établissement financier étranger ? Pouvez-vous revenir sur les critères qui définissent un prêt d’origine étrangère ? Enfin, lorsqu’un transfert de fonds de plus de 5 000 euros est effectué, votre établissement bancaire en France vous contacte et vous demande de prouver l’origine des fonds par la remise d’un relevé bancaire montrant quelle est l’origine des fonds. L’enquête est donc menée de manière systématique par Tracfin.

M. Jean-Philippe Vachia. Seuls les établissements bancaires ayant leur siège dans un pays de l’Espace économique européen sont autorisés à consentir des prêts aux candidats ou aux partis politiques. Dès lors, une filiale de banque étrangère doit avoir un siège dans cet Espace économique européen. Je renvoie d’ailleurs au site de l’ACPR pour vérifier que tel établissement est bien un établissement financier autorisé à pratiquer des opérations de banque sur le territoire de l’Espace économique européen. Les interrogations ex ante peuvent en outre intervenir sur de nombreux autres sujets et nous y répondons.

Les prêts d’origine étrangère, c’est-à-dire hors de l’Espace économique européen, sont par définition interdits pour les personnes morales. Je note par ailleurs votre remarque sur les prêts consentis par les personnes physiques.

Je suis d’accord avec vous sur le sujet des dons : il est effectivement nécessaire d’être résident fiscal pour bénéficier de l’exonération. Mais certaines personnes peuvent désirer faire un don sans disposer de cet avantage, qui, je le rappelle, est plafonné à 15 000 euros de dons pour un couple.

Mme Anne Genetet (RE). Il est donc possible de donner davantage que le montant autorisé en déduction fiscale.

M. Jean-Philippe Vachia. Si un couple de personnes veut soutenir un parti politique et que nous sommes au mois de décembre de l’année n. Les deux membres du couple peuvent chacun donner 7 500 euros à ce parti. En janvier de l’année n+1, ils peuvent à nouveau donner chacun 7 500 euros au même parti. Lors d’une année de double élection, les deux membres de ce couple pourront également donner chacun 4 600 euros pour la présidentielle et 4 600 euros pour les législatives. Si vous ne prenez que l’année n, ce couple pourra donner plus de 15 000 euros de manière licite, mais l’avantage fiscal n’interviendra que dans la limite de 15 000 euros.

Je confirme qu’il n’existe pas de système de financement et de remboursement pour les élections consulaires. En effet, nos compétences sont fondées sur l’idée que nos décisions aboutissent au remboursement de l’État au-dessus de 5 % des suffrages exprimés.

Le problème de la réticence des établissements bancaires est tout à fait avéré, notamment à l’ouverture du compte en banque, comme cela a été souligné cette année par le médiateur du crédit dans son rapport. Ce problème est principalement rencontré par des candidats qui ne disposent pas de grande structure partisane sur laquelle s’appuyer. Il existe par ailleurs des problèmes d’accès aux crédits.

Je pense qu’il faut renforcer le droit au compte prévu par les textes. Il est possible de s’adresser à la Banque de France qui désigne ensuite un établissement bancaire, mais certains établissements bancaires désignés traînent les pieds.

La loi de 2017 avait prévu la possibilité de créer par ordonnance une banque de la démocratie. Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille créer une banque ex nihilo, mais plutôt trouver un mécanisme d’automaticité d’ouverture d’un compte dans une banque de service public. Toujours est-il que beaucoup de candidats aux législatives ont rencontré des difficultés, d'autant que la campagne est brève et laisse peu de temps pour trouver un mandataire puis une banque.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Le financement russe de la campagne de Mme Le Pen est un cas d’école. Lorsque le prêt a été repris par une autre banque russe, n’aurait-il pas été préférable d'imposer que le refinancement soit opéré par une banque européenne alors que nous savons aujourd’hui que cet État est notre ennemi mortel ?

M. Jean-Philippe Vachia. Je ne me permettrais pas de dire ce qui est préférable ou non dans l’absolu. Nous nous sommes placés en droit et nous nous sommes demandé s’il s’agissait d’un nouveau prêt ou du même prêt. S’il avait été question d’un nouveau prêt, il n’aurait pas pu exister, car il serait tombé sous le coup de l’interdiction de la loi de 2017. Nous avons examiné le contrat de prêt et le jugement du tribunal arbitral puis du tribunal de commerce de Moscou, traduits par le Quai d’Orsay, afin de voir s’il s’agissait du même prêt. Il est apparu que c’était effectivement le cas, ce pour quoi cet emprunt subsiste au passif du Rassemblement national et ce jusqu’en 2028. À la fin de 2021, il restait un peu plus de 7 millions d’euros à rembourser.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Estimez-vous que ce cas de figure est susceptible d’entraîner des conséquences en termes d’ingérences étrangères ?

M. Jean-Philippe Vachia. C’est toute la question. S’il a été décidé en 1990 que ni un État étranger ni une personne morale étrangère ne pouvaient apporter une contribution, c’était dans l’idée d’empêcher les ingérences étrangères. La question pourrait se poser si le prêt d’une banque était consenti à un taux dérisoire, c’est-à-dire à un prix d’ami. Ce n'est pas le cas en l’espèce. Pour notre part, nous constatons une situation financière et nous examinons des documents juridiques ; je n’ai pas à porter de jugement sur les conditions dans lesquelles cet emprunt a pu être contracté. Aujourd’hui, cette manière de procéder est interdite et c’est d’ailleurs une des toutes premières choses que nous vérifions

Il reste donc cet emprunt ainsi que quelques autres situations d’emprunts auprès de personnes physiques antérieurement à 2017 qui demeurent au passif de certains partis. Nous sommes extrêmement attentifs au remboursement de ces prêts. Si nous constations qu’un emprunt ou une dette fournisseur n’était pas remboursé, nous considérions cela comme une aide prohibée et le dénoncerions auprès du procureur de la République.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Face au risque d’être exposé à une ingérence ou même une influence étrangère dans le cas de prêts consentis par une banque étrangère qui aurait une filiale valablement reconnue comme autorisée à exercer sur le territoire français, il appartiendrait donc au législateur d’aller plus loin et d’apporter une restriction plus grande pour préserver notre démocratie de tout risque. En effet, on ne peut exclure qu’une filiale d’une banque étrangère établie valablement sur le territoire français puisse se trouver sous le contrôle d’un pouvoir politique.

M. Jean-Philippe Vachia. Vous avez tout à fait raison sur cette possibilité. Cela étant, je ne suis pas sûr que le législateur puisse imposer une telle restriction à des filiales ayant un siège dans un pays de l’Espace économique européen. Cela ne serait sans doute pas conforme au droit européen. Lors des dernières années, nous n’avons pas rencontré de tels cas. Je n’exclus pas que des emprunts aient été contractés auprès de HSBC, mais le Royaume Uni faisait encore partie de l’Union européenne à cette époque.

M. Kévin Pfeffer (RN). Si des partis politiques ou des candidats ont dû aller chercher des fonds à l’étranger ou auprès de personnes physiques, c’est le symptôme que les banques françaises et européennes ne jouent pas le jeu. Je comprends en outre que vous estimez que les conditions actuelles d’obtention des fonds pour les partis politiques et les campagnes sont bien encadrées par la loi. Le confirmez-vous ? Estimez-vous que les dispositifs légaux actuels permettent bien d’identifier et d’encadrer l’origine des fonds ? Quelles pourraient être les failles résiduelles de ce système ?

Par exemple, l’absence de condition de nationalité française ou de résidence en France pour les cotisations aux partis politiques pourrait éventuellement représenter une dernière faille. J’imagine qu’il est question du tarif des adhésions et cotisations, par conséquent de montants relativement faibles.

Vous évoquiez des emprunts résiduels de personnes physiques étrangères qui seraient désormais interdits, mais qui pourraient encore figurer dans les comptes de certains politiques. Pouvez-vous nous apporter un éclairage sur les montants en jeu et sur les partis concernés ?

M. Jean-Philippe Vachia. L’encadrement des dons est tout à fait adéquat. Par ailleurs, les cotisations jouent tout de même un rôle important dans le financement des partis politiques. Elles représentent 15 ou 20 millions d’euros sur les 180 millions d’euros que représentent les ressources des partis politiques. Cela dit, la probabilité qu’il y ait des cotisations massives de personnes de nationalité étrangère me semble très faible. En revanche, je pense qu’il serait nécessaire de davantage encadrer les prêts des personnes physiques, notamment en appliquant une condition de nationalité française ou de résidence en France et en plafonnant le montant maximum possible par campagne électorale.

Au sujet des emprunts résiduels auprès des personnes physiques, je n’ai pas dit que celles-ci étaient étrangères. Cependant, je ne peux pas garantir l’origine des fonds qui ont permis de consentir ces prêts.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans la presse, une polémique a été reprise par les concurrents de Mme Pécresse dans le cadre de la primaire du parti Les Républicains : des adhérents de plusieurs diasporas, mais d’un intérêt géographique commun, auraient pris une part importante dans la désignation de Mme Pécresse au premier tour. Dès lors, la possibilité que des cotisations soient payées par des personnes de nationalité étrangères, et qui ne parleraient peut-être même pas français, pourrait jouer un rôle politique important. La désignation de Mme Pécresse aurait pu avoir une incidence importante, voire décisive. J’insiste toutefois sur mon emploi du conditionnel sur ces éléments.

Par ailleurs, les experts que nous avons auditionnés nous ont fait état de capacités de robotisation, d’automatisation de commentaires et de diverses procédures numériques. Au vu de la performance de l’intelligence artificielle, nous pourrions envisager que des centaines de milliers de petites opérations financières de cotisation soient enregistrées et celles-ci passeraient sous les radars, notamment de Tracfin. Cette possibilité est bien sûr théorique, mais il ne s’agit pas d’une impossibilité.

M. Jean-Philippe Vachia. Oui, il n’existe pas de condition de nationalité et nous ne pouvons pas exclure le scénario que vous imaginez.

Nous rendons communicable la liste des dons, mais sans l’identité des donateurs. Vous pouvez donc recevoir la liste des dons reçus pour une année donnée, le cas échéant commune par commune, par un parti, mais celle-ci sera anonymisée. Il y a deux catégories de donateurs : d’une part, certaines personnes donnent à une campagne électorale et souhaitent bénéficier de leur avantage fiscal, auquel cas il n’y a pas de problème ; d’autre part, certains donateurs souhaitent soutenir une campagne au maximum sans se soucier de l’avantage fiscal. Ce raisonnement peut également s’appliquer aux cotisations.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Un outil informatique permettrait-il d’effectuer des recoupements et de constater qu’énormément de cotisants apparaissent dans une commune, voire que les cotisants soient plus nombreux que le nombre d’habitants dans une ville ?

M. Jean-Philippe Vachia. C’est théoriquement possible, même si ce scénario paraît peu probable.

Je suis par ailleurs extrêmement frappé de l’importance des dons constatés dans le cadre des campagnes électorales qui ont lieu dans les outre-mer en comparaison avec la métropole.

Mme Clara Chassaniol (RE). Constatez-vous une évolution au sujet des dons consentis aux partis politiques et lors des campagnes par des personnes étrangères résidant en France ? À l’occasion d’annulations de comptes de campagne ou de questions qui vous auraient été posées, avez-vous observé des questionnements qui auraient pu vous faire penser que certaines personnes essaient de contourner les règles ou cherchaient des solutions pour obtenir des financements à l’étranger ? Y a-t-il eu beaucoup d’annulations liées à ce type de fraudes ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous avons des possibilités limitées de traitement de données nominatives du fait des protections légales en vigueur. Par exemple, aucun traitement ne nous permettrait de sélectionner les personnes de nationalité étrangère. On pourrait éventuellement analyser tous les dons d’une campagne et identifier les noms avec une consonance étrangère. J’ai simplement le sentiment qu’elles sont peu nombreuses.

Les rejets de comptes ne sont pas motivés par des soupçons d’ingérence étrangère. Ces rejets interviennent plutôt en raison du non-accomplissement de formalités substantielles. Enfin, certains rejets peuvent être prononcés pour des concours anormaux interdits de personnes morales, notamment lorsque des prestations délivrées à un candidat sont manifestement sous-estimées ou non comptabilisées.

Enfin, si les dons aux partis politiques sont largement informatisés, les dons pour les campagnes électorales passent par des formulaires en papier, hormis pour les élections présidentielles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué le sujet des dettes fournisseurs. J’avais cru comprendre qu’avec la loi de 2017, les accords avec les fournisseurs sur plusieurs années   qui permettaient aux candidats disposant de peu de moyens de répartir les coûts dans le temps  avaient été interdits. Or vous avez souligné le cas de dettes fournisseurs qui ne seraient pas éteintes.

En outre, la presse a fait état d’informations sur des prestations de cabinets de conseil données à titre gratuit ou à des niveaux faiblement valorisés. Est-ce une nouvelle pratique ? Dans les comptes de campagne jusqu’à la fin des années 2020, les prestations, notamment de cabinets de conseil, ne semblaient pas jouer un rôle quelconque. Ce sujet est-il sous contrôle ? Évidemment, je pose ma question dans la limite des enquêtes en cours.

M. Jean-Philippe Vachia. Au sujet des dettes fournisseurs qui se perpétuent d’année en année, nous considérons qu’à partir d’un certain moment il s’agit d’une aide illégale du fournisseur en tant que personne morale et nous transmettons le dossier au parquet judiciaire compétent.

En ce qui concerne les cabinets de conseil, nous regardons les catégories de prestation facturées aux candidats dans les comptes de campagne. Une de ces catégories porte sur le conseil en communication. Son contenu est disparate, puisqu’elle comprend aussi bien des prestations intellectuelles, telles que des conseils, que des prestations d’ordre plus matériel, telles que la sonorisation d’une salle ou la conception de documents de campagne. Par conséquent, nous nous demandons si la facturation de ces prestations a eu lieu au bon prix et si des rabais excessifs n’ont pas été octroyés. Face à un développement considérable du numérique, nous avons dû avoir recours, dans le cadre de la dernière campagne présidentielle, à une expertise pour vérifier que la facturation de ces outils s’inscrivait dans les prix du marché.

Toujours dans le cadre de l’élection présidentielle, nous avons été amenés à demander aux candidats qui se trouvaient être chefs d’un exécutif, à savoir le Président de la République, la présidente du conseil régional d’Île-de-France et la maire de Paris, d’attester qu’ils n’avaient pas eu d’autres recours que ce qui était indiqué dans les comptes, car ils sont susceptibles de faire passer des contrats avec des cabinets de conseil. Il nous a été répondu qu’aucune intervention qui aurait nécessité un règlement financier qui ne serait pas dans le compte de campagne n’avait été effectuée.

Cependant, des bénévoles de l’équipe de campagne peuvent avoir travaillé ou travailler encore pour un cabinet de conseil. Ce sujet nous amène à la question de la constitution des équipes de campagne : des salariés  beaucoup pour l’élection présidentielle, très peu pour les autres élections , des prestataires de services et des bénévoles. Pour les législatives et d’autres campagnes se posent le cas sempiternel des assistants parlementaires, pour lesquels nous vérifions qu’ils interviennent bien pendant leurs congés, à l’occasion d’une mise en disponibilité, etc. Pour l’élection présidentielle, nous avons réclamé la liste nominative des membres des équipes de campagne. Il est possible qu’y figurent des personnes qui ont été cadres dans un cabinet de conseil, ou qui le sont encore, des professeurs d’université, voire des magistrats à la Cour des comptes, et qui interviennent en dehors de leurs heures de service. Nous n’ignorons pas le communiqué du Parquet national financier, mais nous n’en savons pas plus.

La Commission intervient dans le délai de six mois, sur la base d’une déclaration qui lui est faite et dans la limite de ses pouvoirs. Elle n’a aucun pouvoir d’investigation, pas même ceux reconnus à d’autres autorités administratives indépendantes comme la CNIL, l’Autorité des marchés financiers ou la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, et il arrive parfois qu’on découvre certains éléments dans ce temps plus long qu’est le temps judiciaire. Mais nous pouvons aussi saisir le parquet si nous avons des suspicions.

Mme Caroline Colombier (RN). Qu’en est-il des ristournes éventuelles accordées aux partis et aux candidats ?

M. Jean-Philippe Vachia. Les rabais et ristournes sont des points de contrôle habituels. Ils correspondent souvent à des pratiques commerciales courantes, par exemple pour la location de grandes salles. Il faut donc s’assurer du caractère commercial des rabais, notamment en comparant les coûts lorsque cela est possible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des entreprises étrangères ont-elles pu proposer des prix qui vous auraient paru étranges ?

M. Jean-Philippe Vachia. Je ne me risquerai pas à vous répondre. Des entreprises étrangères ou leurs filiales fournissent des prestations, mais elles ne sont pas forcément accompagnées de rabais.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Concrètement, la Commission a-t-elle déjà soupçonné une entreprise de jouer le rôle d’intermédiaire pour des intérêts étrangers ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous nous sommes posé des questions sur certaines entreprises, mais pas sous l’angle « étranger ».

Mme Anne Genetet (RE). Il est tout à fait possible qu’un établissement dont on aurait besoin pendant une campagne électorale se trouve appartenir à un propriétaire étranger ne faisant pas partie de l’Espace économique européen.

La vie politique n’est pas uniquement jalonnée de campagnes électorales. Le contrôle de l’influence ou de l’ingérence éventuelle d’une entité étrangère sur un candidat putatif hors des campagnes électorales pose une véritable question.

Les décisions que vous rendez sur les comptes de campagnes que vous contrôlez sont-elles publiques ? La motivation d’un rejet total ou partiel est-elle également publique ?

Vous avez expliqué que vous effectuez un contrôle des emprunts auprès des personnes physiques et de leur remboursement. Comment la question est-elle traitée pour le cas des prêteurs se trouvant à l’étranger ? Comment vérifiez-vous qu’un candidat pour une élection à l’étranger qui a reçu un prêt d’une personne de son entourage l’a bien remboursé ?

M. Jean-Philippe Vachia. La période de financement contrôlée en lien avec une campagne s’étale généralement sur six mois. Avant ces six mois, il n’existe pas de règle. Pour être précis, cette période est d’un an pour l’élection présidentielle, exceptionnellement réduite à neuf mois pour la campagne qui vient d’avoir lieu.

Il est vrai que les partis politiques vivent leur vie toute l’année. Nous avons des attributions pour vérifier qu’ils remplissent leurs obligations comptables et qu’ils respectent la réglementation du point de vue de leurs ressources en ce qui concerne les dons et les emprunts. Mais nous ne contrôlons pas les dépenses des partis politiques. À la limite, un parti pourrait décider d’organiser constamment des voyages à l’étranger sans aucun but professionnel ou pédagogique. Cependant, le détournement de fonds à des fins personnelles est un délit puni par le code pénal et le commissaire aux comptes devrait le dénoncer.

Nos décisions sont publiées au Journal officiel pour la présidentielle sous réserve de l’absence de recours  auquel cas c’est le Conseil constitutionnel qui publie la décision. Les autres décisions ne sont pas publiées, mais elles sont communicables à toute personne qui en fait la demande. Nous pourrions d’ailleurs envisager de mettre en ligne nos décisions, ce qui suppose toutefois un important travail d’anonymisation. J’ajoute que les dossiers sur lesquels nous travaillons sont également communicables, et même la procédure contradictoire entre la Commission et le candidat. Bref, un énorme gisement de données est à la disposition du public.

M. Kévin Pfeffer (RN). J’ai bien noté que les dispositions légales pour interdire les financements étrangers extra-européens sont bien appliquées. Il existe des financements résiduels subsistant dans les comptes des partis politiques qui seraient maintenant illégaux mais qui ont été souscrits avant 2017 et sont sous le contrôle de votre commission, qui en vérifie le bon remboursement.

Vous avez évoqué la possible intervention des partis politiques européens pour les campagnes européennes. Ces partis politiques européens peuvent du reste interférer avec la vie politique française à tout moment, notamment par des campagnes de publicité. Des articles avaient indiqué, lors de l’élection européenne de 2017, que le parti ALDE – Alliance des libéraux et des démocrates pour l'Europe – avait reçu des contributions de plusieurs milliers d’euros de la part d’entreprises étrangères telles que Microsoft, Google ou Bayer-Monsanto. Estimez-vous problématique que ces partis politiques européens ne soient pas soumis à la même législation et aux mêmes obligations ? En effet, ces financements étrangers de partis politiques européens sont, à ma connaissance, toujours autorisés, ce qui pose des questions sur l’autorisation d’intervention de ces partis politiques européens les campagnes électorales françaises.

M. Jean-Philippe Vachia. Cette question est tout à fait pertinente. La législation qui s’applique aux partis européens diffère effectivement de la législation nationale. Par exemple, ils peuvent recevoir des contributions de personnes morales étrangères dans certaines limites. Un réexamen du règlement de 2014 est négocié actuellement et celui-ci penche vers davantage de restrictions par rapport à ces risques d’ingérences étrangères. Les partis politiques européens sont néanmoins soumis au contrôle de l’Autorité pour les partis politiques européens, qui dispose d’un pouvoir de contrôle sur leurs dépenses.

Par ailleurs, la question de la réglementation de la publicité politique au niveau européen relève d’un autre règlement qui est en cours de discussion. Ce sujet constitue encore un point de questionnement, car il présente certains risques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque j’étais candidat pour le parti Debout la France pour les élections européennes de 2014, j’avais introduit un recours devant le Conseil d’État sur les publicités en ligne du PPE et du PSE sur les réseaux sociaux. Ces publicités portaient un message politique – certes respectable en lui-même. Le Conseil d’État avait botté en touche en disant qu’il existait le droit européen d’une part et le droit français d’autre part. Or ces deux droits sont en totale opposition. En effet, dans la période d’interdiction totale de la publicité politique sous toutes ses formes et il y avait sur le territoire français, pendant une période électorale, de la publicité politique en ligne à destination des électeurs français. Ce sujet est toujours sur la table après huit ans.

Au sujet du manque de moyens, votre institution, qui est importante pour les citoyens et les élus, est amenée à valider des comptes qui se retrouveront des années plus tard dans la presse. En outre, vous condamnez certaines pratiques sans moyens d’action, ce qui jette un certain discrédit sur votre institution, car vous ne pouvez donner une validation que selon les règles qui vous sont imposées et avec les moyens dont vous disposez. Pour l’opinion publique, qui n’est pas au fait de toutes ces subtilités, c’est tout de même compliqué.

M. Jean-Philippe Vachia. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre discours, Monsieur le président. Le Parlement européen vote une législation européenne et l’action des partis politiques européens est autorisée en toute connaissance de cause sous des formes qui ne sont pas admises pour des partis politiques français. Ce choix politique est posé par le législateur européen et il revient au gouvernement français de remplir son mandat dans les instances de négociation, car le règlement doit être adopté par le Parlement et le Conseil. Un parti politique européen peut donc faire une campagne publicitaire pour les élections européennes, à l’exclusion de toute autre élection. Il ne pourrait pas le faire pour l’élection présidentielle, par exemple. Nous n’aurions alors aucun mal à qualifier le concours anormal de personne morale, de rejeter les comptes et de transmettre l’affaire au procureur de la République sans aucun état d’âme.

Les partis politiques européens peuvent également être amenés à faire campagne pour un Spitzenkandidat, c’est-à-dire un candidat à la présidence de la Commission européenne. Dès lors, un parti européen pourrait soutenir une personne qui serait sa tête de liste dans tel pays de l’Union pour l’élection de 2024. Ce sujet peut être considéré comme complexe, mais il ne met pas en cause la crédibilité de notre commission. Nous publierons, pour les élections européennes comme pour les autres élections, un guide du candidat et du mandataire insistant sur les spécificités de cette campagne.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans votre propos liminaire, vous avez fait état d’échanges avec votre homologue européen, qui indiquait que les partis politiques européens ne pouvaient pas financer un parti politique national et s’insérer dans le dispositif de la campagne nationale dudit parti politique, même si celui-ci fait partie d’une alliance européenne.

M. Jean-Philippe Vachia. Il nous l’a en effet précisé dans une lettre que je communiquerai à cette commission. Un parti politique européen qui aurait de tels comportements se mettrait dans une situation d’irrégularité qui serait sanctionnée financièrement par l’Autorité pour les partis politiques européens.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Nous avons plusieurs fois écarté les micro-partis dans cette discussion au vu de leur nombre d’adhérents et de leur poids sur les scrutins. Cependant, nous savons tous que ces micro-partis servent au financement de campagnes électorales de partis politiques plus importants. Nous avons tous en tête le cas d’école du parti Jeanne qui avait surfacturé des kits de campagne à ses candidats. Quel suivi opérez-vous de l’argent qui entre dans ces micro-partis ?

M. Jean-Philippe Vachia. Sur les 588 partis politiques recensés, 500 ont réellement une vie et 34 partis, dont 20 ou 25 sont des partis d’outre-mer, sont éligibles à l’aide publique. Il existe aussi des partis de taille intermédiaire et de taille très réduite, qui n’ont que quelques milliers d’euros de ressources et de dépenses. Tous ces partis ne participent pas nécessairement au financement des campagnes électorales. Ils ne sont que 100 ou 150 à le faire, ce qui est du reste tout à fait licite. En outre, une dévolution peut survenir au profit d’un parti lorsqu’un surplus est constaté dans un compte de campagne et qu’il ne provient pas de l’apport personnel du candidat.

Par ailleurs, certains partis perçoivent des dons bénéficiant de l’avantage fiscal et ils sont libres de dépenser cet argent comme ils le souhaitent. Nous vérifions qu’ils déposent leurs comptes chaque année et nous nous montrons intransigeants sur la manière dont ils perçoivent les dons. Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent avec cet argent. Nous disposons certes de leur compte de résultat, mais celui-ci n’est pas réellement précis. Il apparaît enfin que ce phénomène croît d’année en année. Il y a des personnalités politiques qui estiment devoir créer leur propre parti en plus du grand parti auquel elles appartiennent. Il y a aussi des partis poursuivant des buts purement locaux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Au sujet de l’affaire Jeanne, la justice a déclaré en première instance qu’il n’y avait pas eu de surfacturation et il y a maintenant appel du procureur.

En outre, le directeur de l’Agence anticorruption a évoqué des risques de corruption par ingérence étrangère non pas par les chefs de file habituels, mais, d’une manière plus pernicieuse, par les collectivités territoriales. Existe-t-il un risque d’ingérence étrangère de groupes, d’États ou de sectes qui pourraient corrompre des acteurs locaux, notamment via des micro-partis ?

M. Jean-Philippe Vachia. Nous contrôlons les comptes de campagne dans les municipalités de plus de 9 000 habitants, soit 1 200 communes, dans le cadre des élections locales. Nous effectuons donc des contrôles de même nature sur l’origine des fonds. Certaines campagnes locales sont essentiellement financées par l’apport personnel du candidat, qui est lui-même fondé sur un emprunt qu’il a contracté auprès d’une banque ou de personnes physiques ; d’autres comptes de campagnes regroupent un apport du parti national  certains partis mutualisent les dépenses et apportent des prestations de service aux candidats locaux  et des dons. Très souvent, ces dons représentent une partie limitée des financements de ces campagnes, mais il peut arriver que cette partie soit plus significative. De plus, nous pouvons parfois constater que des prêts de personnes physiques atteignent des niveaux importants. Toutefois, nous ne pouvons pas remonter la filière afin de savoir d’où vient cet argent. À titre d'anecdote, nous avons découvert dans une circonscription que le candidat A d’un parti X bénéficiait d’un prêt du candidat B du même parti X dans une autre circonscription, et que ce candidat B avait simultanément consenti un prêt à 5 % au candidat A.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Cette commission doit à la fois identifier les problèmes s’ils existent et rassurer les citoyens si ces problèmes sont moins nombreux que nous pouvions le craindre. En tant que garant de la bonne tenue des comptes des partis politiques français et des campagnes électorales françaises, pensez-vous que le financement de la vie politique depuis l’étranger est un problème qui doit préoccuper la représentation nationale ou qu’il est sous contrôle ?

M. Jean-Philippe Vachia. Si je m’en tiens au strict sujet du financement et sous toutes les réserves de risque de financement indirect que j’ai exposées précédemment, j’ai le sentiment qu’il n’existe pas de phénomène massif de risque d’origine étrangère. Cependant, il convient de se montrer extrêmement prudent sur le sujet et je me méfie notamment de l’explosion du rôle des réseaux sociaux. Nous nous sommes par exemple posé la question des influenceurs et des nouvelles chaînes, sujet que nous avons traité dans l’examen des comptes de campagne dernièrement et qui peut présenter des risques de facilitation d’ingérences étrangères. Mais il s’agit davantage d’une prévision sur une potentielle mutabilité importante du paysage du financement.


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8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) (2 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir, dans le cadre de cette troisième journée d’enquête parlementaire, de recevoir M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et ancien Premier président de la Cour des comptes.

Depuis trois semaines, notre commission s’est penchée sur la définition de son périmètre et des termes associés, grâce à l’aide d’experts et de personnalités du monde académique. Nous avons également commencé à auditionner les responsables de différentes institutions : l’Agence française anticorruption (AFA), mais aussi la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Il était donc dans l’ordre des choses d’auditionner à présent le président de la HATVP. En effet, vous avez par définition une vision d’ensemble des élus et des responsables publics, en particulier des hauts fonctionnaires qui influencent grandement les décisions politiques sans pour autant être élus.

Nous vous interrogerons, monsieur le président, sur les éventuelles anomalies que vous avez pu repérer au sein de vos dossiers et sur les risques d’ingérence étrangère. Il s’agira également d’examiner le cadre juridique et les moyens à votre disposition, sachant que ceux-ci ont beaucoup évolué durant la dernière décennie. Ces moyens permettent-ils d’identifier et de lutter contre les risques d’ingérence ? Faut-il les renforcer ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Didier Migaud prête serment.)

M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Je vous remercie de m’inviter aujourd’hui pour échanger avec vous sur la question de l’ingérence de puissances étrangères, quand celles-ci visent à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français.

Ces sujets emportent des enjeux démocratiques de transparence auxquels je suis sensible, en tant que citoyen bien sûr, mais surtout en tant que président d’un acteur majeur de la préservation de l’indépendance des responsables publics par rapport aux intérêts privés.

En effet, la Haute Autorité est là notamment pour garantir que les responsables publics prennent les décisions dont ils ont la charge conformément à l’intérêt général ; elle les protège autant qu’elle les contrôle. La Haute Autorité met par ailleurs à disposition du public des outils issus de ses missions qui peuvent contribuer à mettre en lumière l’influence étrangère. Je pense notamment au répertoire des représentants d’intérêts. Cette transparence de l’information est nécessaire : beaucoup de textes ont été votés ces dernières années pour aller vers cet objectif. Des évolutions peuvent encore être apportées, de manière à aboutir à des dispositifs encore plus utiles aux décideurs et aux citoyens. Je suis à la disposition de la commission pour les évoquer.

En préambule, permettez-moi de rappeler que l’action de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, tant en matière de contrôle que de conseil et d’accompagnement, est centrée sur le responsable public lui-même, qu’il soit membre du Gouvernement, élu de la République, fonctionnaire ou agent public. Comme vous le savez, il n’est donc pas question, à proprement parler, de partis politiques.

Sur la question particulière de l’influence, la mission de la Haute Autorité consiste à s’assurer que le responsable public n’est pas placé en situation de conflit d’intérêts et que sa probité ne puisse être remise en question, la prise de décision publique devant se faire dans l’intérêt général et non en servant des intérêts personnels ou extérieurs. L’enjeu est aussi de veiller à ce que la neutralité de la fonction publique ne puisse pas être contestée.

Tout cela suppose des règles.

Des règles de contrôle en premier lieu, qui instaurent également des mécanismes de précaution et de prévention, et permettent in fine de protéger les responsables publics dans l’exercice de leurs fonctions ; mais aussi des règles éthiques et déontologiques qui encadrent les relations entre le responsable public et la personne qui cherche à l’influencer ; enfin, des règles de transparence pour le responsable public lui-même  ce dernier doit savoir qui lui parle, autrement dit au service de quels intérêts il exerce – mais également pour les citoyens, qui sont en droit de savoir qui cherche à influencer la prise de décision publique et dans quel but. Relativement à ces règles, que je propose de présenter successivement dans ce propos liminaire, j’identifie plusieurs sujets susceptibles de vous intéresser particulièrement et de nourrir votre réflexion.

En matière de contrôle tout d’abord, la Haute Autorité a pour mission de donner une assurance raisonnable de la probité et de l’exemplarité des responsables publics. Elle dispose pour cela de plusieurs outils : les déclarations de situation patrimoniale de près de 18 000 élus et responsables publics, en début et fin de mandat ou de fonctions, dont le contrôle vise notamment à prévenir tout enrichissement illicite, moyennant la vérification de l’exactitude, de la sincérité et de l’exhaustivité de ces déclarations. La Haute Autorité dispose également des déclarations d’intérêts d’environ 16 000 responsables publics, déposées dans les deux mois après le début de leurs fonctions ou de leur mandat et dont le contrôle vise à prévenir un potentiel conflit d’intérêts. Telle qu’elle est définie dans la loi française, cette notion doit s’entendre comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Le législateur français a fait le choix d’une définition large du conflit d’intérêts, puisque nous sommes quasiment le seul pays à avoir défini un conflit d’intérêts public-public.

Lorsque, dans le cadre de ses contrôles, la Haute Autorité identifie un tel risque, elle demande au responsable concerné de prendre des mesures de précaution, par exemple un déport, voire d’abandonner l’intérêt lorsque le risque est trop fort.

La Haute Autorité ne limite pas sa mission de prévention des conflits d’intérêts à son activité de contrôle des déclarations d’intérêts transmises par les responsables publics. En parallèle, elle a pris l’initiative de conseiller et d’accompagner les responsables publics au quotidien, pour contribuer à diffuser une véritable culture de l’intégrité dans la sphère publique.

J’ajoute que l’ensemble des responsables publics entrant dans le champ de contrôle de la Haute Autorité peuvent la saisir sur toute question déontologique, au titre de l’article 20 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Cela peut être le cas lorsque, par exemple, un chef d’exécutif local souhaite mettre en place une charte déontologique ou s’il s’interroge sur l’engagement d’un élu de sa collectivité dans une association financée par un tiers.

Autre mécanisme de contrôle qu’il me semble opportun de rappeler aujourd’hui : depuis 2020, la Haute Autorité a repris une partie des missions qu’exerçait la commission de déontologie de la fonction publique. Elle intervient ainsi directement dans le contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé pour environ 15 000 à 20 000 agents publics qui occupent les fonctions les plus stratégiques et sensibles. Le contrôle de la Haute Autorité s’exerce lors de la mobilité dans le secteur privé de l’agent public, mais aussi lors de sa nomination.

Cette mobilité vers le secteur privé n’est pas interdite ; elle a même été encouragée par les gouvernements successifs depuis une quinzaine d’années. Elle doit néanmoins s’inscrire dans un cadre et respecter certaines règles. Ainsi, la Haute Autorité vérifie si l’activité envisagée risque de poser des difficultés de nature pénale ou déontologique. L’objectif de ce double contrôle est de protéger aussi bien l’intéressé que l’administration.

Sur le plan pénal, il s’agit de vérifier que le responsable public ne se place pas en situation de prise illégale d’intérêts. Sur le plan déontologique, l’objectif est de s’assurer que les nouvelles activités exercées par l’intéressé ne risquent pas de mettre en cause le fonctionnement indépendant et impartial de l’administration.

Si elle identifie de telles difficultés, la Haute Autorité peut rendre un avis de compatibilité avec réserves. C’est le cas lorsque des mesures de précaution sont susceptibles de prévenir le risque pénal et déontologique. Dans la très grande majorité des cas, la Haute Autorité autorise le projet de l’agent, mais dans deux tiers des cas, l’avis favorable s’accompagne de réserves. Dans certains cas relativement rares – un peu moins de 10 % –, aucune réserve ne permet d’écarter ces risques. La Haute Autorité rend alors un avis d’incompatibilité. Il s’agit de situations où le collège a identifié un risque de prise illégale d’intérêts ou déontologique trop fort.

Ce contrôle est pratiqué quelle que soit la nationalité de l’entreprise qui accueillerait l’agent ou le responsable public. La plupart du temps, les projets de mobilité s’effectuent en France auprès d’entreprises françaises. À titre de contre-exemple, la Haute Autorité a été conduite à rendre des avis sur les projets d’anciens ambassadeurs français qui souhaitaient travailler au sein de sociétés étrangères. Pour prévenir les risques d’ordre déontologique, elle a pu encadrer les futures relations professionnelles des intéressés en leur interdisant d’exercer une activité de représentation d’intérêts pour le compte de leur nouvel employeur auprès du Quai d’Orsay, auprès de l’ambassade de France dans le pays où ils avaient auparavant été ambassadeurs, ou même auprès des autorités de ce pays.

Ces réserves visent à préserver le fonctionnement normal, l’indépendance et la neutralité des anciens services. Autre cas susceptible d’intéresser particulièrement votre commission : la Haute Autorité a empêché la reconversion d’un agent public chargé du suivi des participations de l’État au sein de l’Agence des participations de l’État qui souhaitait rejoindre une entreprise étrangère, à la fois partenaire et concurrente de l’entreprise française dont l’agent assurait la surveillance. La Haute Autorité a émis un avis d’incompatibilité au regard du risque de prise illégale d’intérêts susceptible d’être caractérisée, dans la mesure où l’agent public avait formulé des analyses sur un projet de coopération avec l’entreprise étrangère, mais aussi en raison du risque déontologique lié au caractère stratégique du secteur et à la nécessité de protéger l’indépendance de l’État français, dès lors que cette personne avait été destinataire d’un certain nombre d’informations confidentielles – c’est bien pourquoi, du reste, l’entreprise concurrente voulait le recruter.

Toutefois, s’agissant du contrôle de la reconversion d’anciens responsables publics dans le secteur privé, je note qu’en France aucun délai de carence ne s’applique, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays, où il est interdit aux anciens hauts responsables publics d’exercer une activité de lobbying ou de rejoindre une entreprise étrangère pendant un certain nombre d’années. C’est le cas au Canada et aux États-Unis.

Enfin, je tiens à préciser que, pour renforcer l’efficacité de ses contrôles, en lien notamment avec la question de l’influence étrangère, la Haute Autorité s’appuie sur son activité internationale qui lui permet d’être au fait de stratégies d’influence et de partager les bonnes pratiques de contrôle et d’encadrement mises en œuvre par d’autres pays. Elle participe notamment aux travaux de réflexion menés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle identifie également à long terme la nécessité de progresser dans le recueil de données sur l’influence étrangère, notamment par le biais des dispositifs d’encadrement de la représentation d’intérêts et des reconversions professionnelles des responsables publics français vers des entités étrangères.

Au-delà des outils et mécanismes de contrôle qui contribuent à garantir l’intégrité des responsables publics et à lutter contre la corruption au sens large, des règles déontologiques doivent encadrer les relations entre ces mêmes responsables publics et les personnes qui exercent une activité d’influence.

C’est ce qu’a introduit la loi dite Sapin 2 concernant la représentation d’intérêts. Cette loi encadre pour la première fois en France une activité qui suscite souvent de vives interrogations, voire beaucoup de méfiance. La représentation d’intérêts est une activité très ancienne, légitime dans une démocratie puisqu’elle permet aux acteurs privés issus du monde économique ou de la société civile de faire entendre leur point de vue ou d’apporter leur expertise, et aux décideurs d’être ainsi les plus éclairés possible. Le dispositif introduit par la loi Sapin 2 n’a pas vocation à remettre en question cette pratique. Il a vocation en revanche à rendre compréhensibles et transparentes les relations entre représentants d’intérêts et responsables publics, ainsi qu’à les encadrer.

Depuis juillet 2017, les représentants d’intérêts sont tenus de s’inscrire sur un répertoire numérique accessible sur le site internet de la Haute Autorité, dans lequel ils doivent donner des informations sur leur organisation, leurs actions de représentation d’intérêts et les moyens qu’ils consacrent à cette activité. Nous comptons 2 500 représentants d’intérêts qui sont aujourd’hui inscrits sur ce répertoire et qui y ont déclaré plus de 54 000 activités.

Par ailleurs, des règles déontologiques ont clairement été définies par le législateur pour encadrer les relations entre les représentants d’intérêts et les responsables publics. Les représentants d’intérêts doivent exercer leur activité avec probité et intégrité. Ils sont par exemple tenus de déclarer leur identité, l’organisme pour lequel ils travaillent et les intérêts ou entités qu’ils représentent dans leurs relations avec les responsables publics. Cette obligation leur interdit de dissimuler l’identité de ceux qui les rémunèrent. Le respect de ces obligations déclaratives et déontologiques a également été confié à la Haute Autorité, qui a déjà mené plusieurs centaines de contrôles.

Bien que ces obligations pèsent sur les représentants d’intérêts eux-mêmes, la Haute Autorité fait également connaître aux responsables publics qui entrent dans le champ de la loi Sapin 2 – à savoir les ministres et les membres de leur cabinet, les parlementaires et leurs collaborateurs, les directeurs d’administration centrale, un certain nombre d’élus locaux  ̶ l’existence des dispositifs destinés à prévenir les tentatives de manipulation et les risques déontologiques. Dans ce cadre, elle les encourage à consulter le répertoire accessible sur le site de la Haute Autorité. Si le responsable public constate que la personne qui le sollicite n’est pas inscrite au répertoire et qu’il se demande s’il s’agit d’un représentant d’intérêts, il peut contacter la Haute Autorité, qui le renseignera. La Haute Autorité encourage également les responsables publics à informer les représentants d’intérêts qui les sollicitent que les actions qu’ils entreprennent à leur égard doivent être déclarées sur le répertoire, ou encore à faire preuve de vigilance lors des échanges avec les représentants d’intérêts, car certaines de leurs pratiques sont soumises au respect des règles déontologiques mentionnées précédemment.

Une circulaire du Premier ministre portant sur le renforcement de la transparence des actions d’influence étrangère conduites auprès des agents publics de l’État a d’ailleurs été publiée en octobre 2021. Son objet est d’inciter fortement les responsables et agents publics à vérifier sur le registre des représentants d’intérêts l’identité des interlocuteurs qui les sollicitent directement.

Enfin, des règles de transparence s’imposent quand il s’agit d’influence. La Haute Autorité y participe grandement puisque, si son activité de contrôle lui permet de détenir potentiellement un certain nombre d’informations, elle rend publique une bonne partie de ces données. Il y a donc l’information dont la Haute Autorité dispose, mais également et surtout l’information que la Haute Autorité met à disposition.

Je pense bien sûr aux déclarations des responsables publics qui sont mises en ligne sur le site internet et qui permettent aux lanceurs d’alerte, aux médias, aux citoyens, de s’assurer par eux-mêmes de la probité et de l’intégrité des responsables publics concernés. Dans un seul cas, la Haute Autorité publie des déclarations qu’elle ne peut pas contrôler, ce sont celles des candidats à l’élection présidentielle. Je pense par ailleurs au répertoire des représentants d’intérêts, qui, s’il demeure perfectible à bien des égards, permet déjà d’accéder à un certain nombre de données.

Si les États étrangers n’entrent pas en tant que tels dans le champ du répertoire, puisque seules les entités remplissant les critères définis par l’article 18-2 de la loi du 11 octobre 2013 sont soumises à des obligations d’inscription et de déclarations de leurs activités de lobbying et des moyens afférents, les entreprises privées ou publiques, les associations et fondations et les cabinets de conseil qui représentent leurs intérêts sont susceptibles d’être qualifiés de représentants d’intérêts.

Que ce soient les données contenues dans les déclarations des responsables publics ou celles accessibles depuis le répertoire, toutes peuvent être particulièrement instructives, en elles-mêmes ou par le croisement avec d’autres jeux de données. Elles sont à la disposition des chercheurs ou des citoyens dans ce but : celui de la réutilisation de ces données et de l’analyse.

Des pistes d’amélioration existent pour aller plus loin encore dans la mise à disposition de données utiles. Des évolutions pourraient effectivement être apportées au dispositif d’encadrement du lobbying afin de renforcer la transparence des activités d’influence des États étrangers. Le registre européen prévoit ainsi que l’origine des financements soit mentionnée ; dans cet esprit, il pourrait être demandé aux cabinets de conseil d’indiquer les États tiers qu’ils ont comme clients. Nous envisageons d’ailleurs de faire évoluer en ce sens nos lignes directrices relatives au répertoire des représentants d’intérêts.

J’ajoute, même si cela ne concerne pas directement les travaux de votre commission, que la Haute Autorité a publié en octobre 2021 un rapport sur l’encadrement de la représentation d’intérêts, dans lequel elle proposait de nombreuses pistes d’amélioration du dispositif, qui est clairement imparfait puisque certains critères d’identification des représentants d’intérêts sont parfois absurdes et injustes. Ainsi, seules les actions de lobbying menées à l’initiative des représentants d’intérêts sont recensées, ce qui amène certaines entités importantes à avoir finalement peu d’actions à déclarer, celles-ci étant rarement à l’initiative des contacts – ce sont les pouvoirs publics qui prennent contact avec elles. Ce critère de l'initiative n’est pas dans la loi, mais se retrouve malheureusement dans un décret postérieur à la loi. De même, le critère des dix actions par personne physique au sein de l’entité permet de contourner en grande partie l’esprit même de la loi : il suffit que plusieurs personnes se limitent à neuf actions dans le cadre de leur activité pour rester en dehors de la nécessité de déclaration.

Le cadre législatif et réglementaire actuel est donc trop complexe et mérite d’être revu. Il accuse quelques manques, notamment les associations cultuelles, qui peuvent être un vecteur d’influence pour des États étrangers et qui sont pourtant exclues de la catégorie des représentants d’intérêts. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez lors de nos échanges.

Parallèlement aux obligations des représentants d’intérêts, la Haute Autorité encourage, par étapes, la publicité en open data des rencontres des responsables publics avec les représentants d’intérêts, pour rendre plus transparentes leurs relations. Des parlementaires ont également déjà pris cet engagement. Par ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) avait rendu en 2018 plusieurs avis favorables à la mise en ligne des agendas publics des membres du gouvernement « dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable et régulièrement actualisé ». Ces avis ne sont pas contraignants, mais il serait peut-être judicieux de généraliser ces bonnes pratiques afin d’avoir une meilleure connaissance de l’activité de lobbying et parachever le dispositif.

La Haute Autorité est bien sûr attachée au respect de la vie privée des responsables publics : il ne s’agit pas de rendre intégralement publics leurs agendas, mais seulement les rencontres qu’ils ont avec les représentants d’intérêts inscrits au répertoire. La régulation du lobbying ne peut en effet être efficace que si les obligations de transparence sont réciproques, c’est-à-dire si les responsables publics mettent à disposition, dans un format ouvert et homogène, les informations relatives à leurs relations avec les représentants d’intérêts – sachant que, s’agissant du fonctionnement du répertoire, c’est au représentant d’intérêts de déclarer l’ensemble des actions, des contacts et des moyens engagés.

Cette transparence est d’autant plus utile lorsqu’il s’agit de prévenir les actions susceptibles d’influencer, voire de corrompre un responsable public. Il faut souligner à ce propos qu’un élu ou un agent public n’est pas seul : des dispositifs de protection et d’alerte existent au sein des administrations ou des collectivités en cas de suspicion d’ingérence de la part d’agents étrangers. En cas de doute, l’agent peut par exemple se tourner vers son référent déontologue ou vers sa direction juridique.

S’agissant des personnes soumises à un contrôle préalable relativement à un projet de reconversion professionnelle, le dispositif accuse également un certain nombre de manques et des compléments pourraient être apportés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis votre prise de fonction, avez-vous été alerté quant à des risques d’ingérence étrangère ? Ce problème mobilise-t-il votre énergie ?

M. Didier Migaud. Non, honnêtement, on ne m’a pas signalé de situation qui pourrait poser un problème. Néanmoins, tous les élus ne se situent pas dans notre champ. Et s’agissant des parlementaires, nous contrôlons l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité des déclarations d’intérêts, mais en ce qui concerne l’application des règles dans la vie de tous les jours, le contrôle relève du bureau de chaque assemblée.

Certaines situations peuvent être signalées, notamment les associations étant considérées comme proches de certains États et où des élus peuvent avoir des responsabilités, ou encore la question des jumelages organisés par les collectivités qui peuvent faire l’objet de tentatives d’influence.

Le sujet du risque d’ingérence est devenu beaucoup plus prégnant ces dernières années. Cela explique la circulaire dont j’ai fait état précédemment, mais aussi la création par le gouvernement de Viginum, service destiné à la lutte contre les manipulations de l’information en provenance de l’étranger visant à déstabiliser l’État, la création de votre commission, tout comme celle qui existe au sein du Parlement européen. De même, l’OCDE y travaille et nous essayons nous-mêmes d’y travailler, mais il reste du travail pour pouvoir proposer des mesures de prévention contre ce type de comportement.

Du côté de la HATVP, nous disposons de plusieurs outils permettant d’appréhender ces sujets. D’une part, la déclaration d’intérêts, puisque l’élu ou le haut responsable public est obligé de faire apparaître sur sa déclaration d’intérêts les domaines dans lesquels il peut se retrouver en situation de conflit d’intérêts. D’autre part, il existe ce registre des représentants d’intérêts, bien que celui-ci comporte un certain nombre d’imperfections. Nous appelons d’ailleurs l’attention des pouvoirs publics depuis plusieurs années sur ces insuffisances de ce répertoire. Nos demandes commencent à être entendues, puisque la commission des lois de l’Assemblée nationale a formulé plusieurs propositions d’amélioration, tout comme la commission de déontologie du Sénat dans un rapport – même si dans les faits, rien ne bouge pour l’instant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. S’agissant des déclarations d’intérêts des parlementaires ou des élus, votre autorité a-t-elle eu connaissance de déclarations qui posaient problème ? Avez-vous soupçonné des liens avec des intérêts étrangers, a fortiori des intérêts de puissances hostiles, par exemple via des associations cultuelles ou culturelles ? Avez-vous eu connaissance de dossiers de parlementaires, de dirigeants d’exécutifs locaux ou d’autres personnalités publiques qui auraient posé problème quant à la question précise de l’ingérence étrangère ?

M. Didier Migaud. Non, je n’ai connaissance d’aucun sujet qui puisse être qualifié d’ingérence. L’influence des États étrangers s’exerce de manière plus sournoise, d’où l’intérêt de mettre en place un certain nombre de dispositifs. Les voyages organisés payés par un État étranger sont par exemple plus faciles à identifier que des rémunérations en liquide, à partir du moment où l’élu déclare bien son déplacement.

Néanmoins, beaucoup de progrès ont été réalisés pour prévenir les atteintes à la probité, ce dont les citoyens ne sont d’ailleurs pas totalement conscients. Nous sommes catastrophés par la défiance exprimée lors des enquêtes d’opinion quant à l’honnêteté des responsables publics, alors que nos contrôles montrent que l’immense majorité d’entre eux exercent leur activité de manière honnête et transparente. Il faut donc expliquer que des structures ont été mises en place et que les comportements déviants sont beaucoup mieux identifiés qu’auparavant et beaucoup plus sévèrement sanctionnés. Les dispositifs sont encore à compléter comme le montrent les propositions récentes émanant du Parlement ; vous aurez peut-être la possibilité de vous en saisir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’imagine que vous êtes attentifs aux polémiques relatées dans la presse et aux lanceurs d’alerte. Dans ce cas, procédez-vous à une vérification des déclarations de patrimoine et d’intérêts des personnalités mises en cause ? Si vous décelez des incohérences ou soupçonnez des manquements, revenez-vous vers ces personnalités ? Avez-vous eu l’occasion de procéder à une réouverture de dossier à la suite de polémiques qui aurait permis d’affirmer ou infirmer les accusations ?

M. Didier Migaud. Il nous arrive effectivement de traiter des signalements provenant de citoyens ou de médias. Cela peut nous conduire à rouvrir certains dossiers et nous vérifions toujours la pertinence des signalements et leur réalité. Il peut nous arriver à partir de la réouverture de dossiers de transmettre au parquet certaines situations, afin que la justice, compte tenu de ses moyens d’investigations supplémentaires, puisse instruire de façon plus approfondie le dossier. De plus, à travers les informations que nous rendons publiques, d’autres services de l’État peuvent identifier un certain nombre de sujets, comme Tracfin ou le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), avec qui nous sommes en relation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué la différence d’appréciation entre l’opinion publique qui apparaît très suspicieuse vis-à-vis de la sphère politique et de la haute fonction publique et la réalité que vous constatez, où les conflits d’intérêts sont relativement rares et les responsables plutôt probes et intègres.

Le but de cette commission n’est pas de faire apparaître des noms, mais de mesurer l’ampleur d’un phénomène, afin de savoir si la représentation nationale doit s’en inquiéter ou non. Y a-t-il donc beaucoup de dossiers, parmi ceux que vous avez transmis au parquet, qui concernaient des personnalités politiques ou des personnages publics ayant une influence déterminante sur le débat public ?

M. Didier Migaud. La prise de conscience de ces sujets est plus forte qu’hier. S’agissant des élus locaux, les déclarations d’intérêts amènent dans les deux tiers des cas la HATVP à proposer quelques mesures de prévention pour éviter un possible conflit d’intérêts qui pourrait se transformer en prise illégale d’intérêts. Car tout conflit d’intérêts ne se transforme pas obligatoirement en prise illégale d’intérêts. C’est pourquoi les déclarations d’intérêts et les propositions de déport qui peuvent en découler sont extrêmement utiles. Il s’agit de mettre en garde l’élu ou le responsable public vis-à-vis de ses propres intérêts et de ceux de sa conjointe ou de son conjoint. Enfin, la déclaration d’intérêts doit aussi être pour la personne l’occasion de s’interroger sur tous les conflits d’intérêts possibles, compte tenu des fonctions qui sont les siennes. En effet, il existe une jurisprudence de la Cour de cassation qui considère les prises illégales d’intérêts au regard des relations amicales. La déclaration d’intérêts doit donc être l’occasion de s’interroger par rapport aux responsabilités endossées.

Au niveau des collectivités territoriales, il est important de tenir ce raisonnement car beaucoup d’élus ont également des activités professionnelles à côté de leur mandat. Il faut donc être très prudent. Je constate d’ailleurs que nous avons un très bon écho par rapport à ces sujets. De même, les ministres se montrent très réactifs. Vous savez que les ministres ont deux mois pour procéder à leurs déclarations : j’ai milité pour que ce délai soit réduit, afin que la HATVP puisse formuler les propositions de déport plus rapidement et que les membres du Gouvernement ne se trouvent pas exposés pendant trois à quatre mois à des situations de prise illégale d’intérêts.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur ma question : estimez-vous que, parmi les dossiers rouverts suite à des signalements de la presse ou d’opposants politiques, il se trouvait des personnalités politiques ou publiques de premier plan ?

M. Didier Migaud. Lorsqu’il s’agit de personnalités de premier plan, vous en avez vous-même connaissance. Les saisines du parquet sont en effet rendues publiques. Nous avons heureusement très peu de cas, ce qui est rassurant quant aux dispositifs de contrôle mis en place. S’agissant des principales personnalités, les déclarations des ministres nécessitant une transmission au parquet sont exceptionnelles. Concernant les parlementaires, les observations pouvant être formulées par la HATVP sont également extrêmement rares. Si des omissions peuvent exister, elles ne sont généralement pas assez substantielles pour entraîner une appréciation susceptible d’être rendue publique ou une transmission au parquet. Une vraie prise de conscience des obligations s’opère chez les responsables nationaux et nous avons dans l’ensemble une collaboration constructive.

La question du contrôle des mobilités pose parfois un peu plus de difficultés, car les enjeux sont moins bien compris et les lois encore assez récentes. Des risques de nature pénale et déontologique doivent être pris en considération. On entend parfois une musique selon laquelle les mobilités ou les reconversions professionnelles seraient rendues impossibles, ce qui entraînerait un problème d’attractivité de la fonction politique et même ministérielle. Il faut rétablir la vérité : les décisions d’incompatibilité sont très rares. En outre, ces décisions sont toujours justifiées : elles visent à protéger la personne qui pourrait s’exposer à un procès autant qu’à protéger les institutions. Nos avis et décisions sont d’ailleurs susceptibles de recours. Jusqu’à présent, le Conseil d’État nous a toujours donné raison.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Considérez-vous que cette notion de déport est vraiment opérationnelle pour protéger l’intérêt public, compte tenu de la manière dont s’organise le pouvoir en France et de la concentration des pouvoirs dans un milieu parisien où tout le monde se connaît ? Ne trouvez-vous pas cette notion très formelle et très insatisfaisante ?

M. Didier Migaud. Je ne partage pas votre point de vue. Le déport est un dispositif essentiel qui permet de se prémunir à la fois des conflits d’intérêts et de l’apparence des conflits d’intérêts. Le législateur a d’ailleurs fourni une définition précise du conflit d’intérêts et emploie également le terme d’« apparence ». Organiser des déports, y compris en apparence, est très protecteur pour la personne elle-même, qui pourrait être sans cela fortement sanctionnée par le juge pénal.

S’agissant des conditions d’application de ces déports, il est vrai que certains élus locaux ont pu expliquer qu’ils se déportaient sans l’avoir réellement fait et qu’ils ont été condamnés parce qu’ils n’étaient pas sortis de la salle : ces situations pourraient être précisées par le législateur. De plus, le déport peut ne pas se justifier dans certaines situations. Toutefois, au regard de la profession exercée par le passé et des responsabilités occupées, le déport me paraît indispensable pour garantir le bon fonctionnement, l’indépendance et la neutralité de l’administration. Il existe d’ailleurs, pour les ministres, un registre de déports, consultable par tout un chacun.

Dans l’ensemble, ces déports sont parfaitement compris, et si certaines poursuites qui ont été engagées ont pu paraître excessives, on ne peut que répondre que le droit est fait ainsi. Peut-être pourrait-on préciser certains points du code pénal et les conditions d’exercice de ces déports, mais le déport a un vrai intérêt.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je retiens de votre présentation que le réflexe déontologique semble de plus en plus ancré chez le personnel politique et public, ce qui est un point positif pour la bonne santé de notre démocratie et la sincérité de notre vie politique.

Néanmoins, des améliorations peuvent encore être envisagées. Vous en avez évoqué certaines.

S’agissant des représentants d’intérêts, j’ai noté que vous envisagez au sein de la HATVP de modifier vos lignes directrices, afin que le représentant d’intérêts qui aurait pour client une puissance étrangère soit obligé de le mentionner expressément dans sa déclaration. Il s’agit d’un point que j’avais identifié comme un manque.

M. Didier Migaud. Ce point était en effet absent de nos lignes directrices, alors que premièrement il n’est pas contraire à la loi, et que deuxièmement il peut être extrêmement utile au regard des sujets qui intéressent votre commission d’enquête.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il est très important que ce point soit entendu par ceux qui suivent nos auditions.

S’agissant toujours des déclarations d’intérêts, pensez-vous que nous pourrions être plus précis et plus contraignants de manière à obliger le déclarant à signaler tout lien professionnel ou bénévole qu’il aurait avec des intérêts étrangers ? Je pense à des entités étrangères telles que des associations ou des fondations.

M. Didier Migaud. Oui, je le pense. Il faut rappeler que nous exerçons dans un cadre extrêmement précis, défini par la loi et un certain nombre de textes réglementaires, sur lequel la HATVP n’a pas de capacité d’interprétation. Or certains points mériteraient peut-être d’être précisés, éventuellement par l’intermédiaire d’une rubrique définissant ces liens éventuels avec l’étranger dans une visée de transparence. De même, la rubrique des observations pourrait être précisée : légalement, l’obligation de déclaration ne porte que sur la personne concernée et sur son conjoint, et pas sur les autres proches et l’entourage. Le juge pénal ne raisonne pas toujours ainsi. C’est pourquoi il existe une ligne qui demande à s’interroger sur les autres conflits d’intérêts potentiels, mais elle pourrait être davantage formalisée.

Nous avons donc intérêt à être plus précis et plus exhaustifs quant aux informations qui sont demandées au déclarant, car si certains se posent beaucoup de questions au moment de l’établissement de la déclaration, d’autres ne s’en posent aucune et peuvent être rattrapés ensuite par les contrôles. Il nous arrive de recevoir, après la publication des déclarations, des signalements d’activités non déclarées de certains élus. Nous vérifions bien sûr ces informations et il n’apparaît pas toujours que ces omissions sont « substantielles », elles peuvent être mineures et souvent liées au mandat exercé – les personnes sont souvent membres de droit non rémunérés au sein d’autres entités et il leur arrive d’oublier de le déclarer. Toutefois, il est demandé dans ce cas à la personne de corriger sa déclaration, afin d’éviter ces malentendus.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans les dossiers que vous avez eu à transmettre au parquet, existait-il des suspicions d’ingérence ou d’influence étrangère ?

M. Didier Migaud. Non, il s’agissait soit d’infraction d’atteinte à la probité, soit de manquement aux obligations vis-à-vis de la HATVP, soit de prise illégale d’intérêts ou de détournement possible de fonds publics, mais pas de situation d’ingérence.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre long parcours professionnel et politique vous a amené à connaître beaucoup de lieux de pouvoir : estimez-vous qu’un scandale comme le Qatargate soit susceptible de se déclencher dans une autre enceinte parlementaire que celle du Parlement européen ? Pourrait-il survenir sur le territoire national, ou pensez-vous au contraire que le cadre réglementaire et législatif et les instances de contrôle, à commencer par la HATVP, sont suffisamment robustes pour préserver la démocratie française ?

M. Didier Migaud. Malgré les évolutions positives de ces dernières années, le risque est toujours possible. Néanmoins, les contrôles sont plus forts. S’agissant du scandale du Qatargate que vous évoquez, il faut rappeler que les députés européens français doivent des déclarations d’intérêts et de patrimoine, ce qui n’est pas le cas de tous les autres députés européens. Le risque est donc vraisemblablement moins fort, mais il existe toujours. Les comportements déviants peuvent toujours exister, mais un certain nombre de systèmes d’alerte ont été mis en place dans notre pays. De même, si les avoirs détenus à l’étranger ne sont pas déclarés et que les États qui abritent ces fonds ne jouent pas le jeu de la transparence, les infractions sont toujours possibles. Néanmoins, les possibilités de détecter ces comportements sont croissantes et les sanctions plus importantes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Compte tenu de ce que vous dites, la menace dans notre pays est finalement autre : elle est hybride, elle passe par les réseaux sociaux, l’information, les manipulations et les manœuvres, qui comme vous l’avez dit sont sournoises.

M. Didier Migaud. La corruption existe aussi dans notre pays. Je pense d’ailleurs que pour la combattre, elle doit faire l’objet d’une politique publique. Or le Parlement n’est jamais saisi d’un programme concernant l’ensemble des dispositifs mis en place pour lutter contre les atteintes à la probité ou la corruption, et encore moins de l’exécution d’un tel programme. Une réflexion est également à conduire sur les compétences des uns et des autres et sur la cohérence des dispositifs, car il peut y avoir des chevauchements ou des doublons. Nous avons des marges de progression auxquelles il faut réfléchir à froid. En effet, nous avons toujours légiféré à chaud, à la suite de scandales, ce qui n’est pas toujours le plus pertinent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Notre commission d’enquête a précisément pour ambition de réfléchir à l’anticipation de ces phénomènes, à leur traitement en amont plutôt qu’a posteriori – de mémoire, la création de la HATVP elle-même fait suite au scandale Cahuzac…

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). S’agissant du répertoire des représentants d’intérêts, vous avez évoqué un plafond de dix actions à déclarer et la possibilité de se limiter à neuf actions afin d’éviter la démarche : dans quelle mesure l’inscription à ce répertoire est-elle déclarative ou contrainte ? quels sont les moyens dont vous disposez pour contraindre les intéressés à s’y inscrire ?

M. Didier Migaud. Tout cela est déclaratif, mais nous avons la possibilité de contrôler et d’appliquer des sanctions : dans le cas d’un défaut de déclaration massif, le risque correspond à une amende de 15 000 euros et un an d’emprisonnement. Enfin, il existe la possibilité de rendre publiques les décisions que nous prenons, ce qui peut avoir un impact sur l’image du représentant d’intérêts, en particulier dans le cas d’un représentant qui bénéficierait par exemple de marchés publics avec l’État ou avec des collectivités territoriales. Il existe donc bien des possibilités de rendre publiques les mises en demeure et de transmettre le dossier au pénal au motif de non-respect des obligations déclaratives.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je vous remercie, mais cela ne répond pas tout à fait à ma question : dans quelle mesure pouvez-vous inciter les représentants d’intérêts à déclarer s’ils ne le font pas ?

M. Didier Migaud. Nous leur adressons une mise en demeure et s’ils n’y répondent pas, nous transmettons le dossier au parquet. Même si avant ce recours, nous réalisons beaucoup de pédagogie et de relances, afin d’obtenir des réponses. Toutefois, il est certain qu’il y a beaucoup de possibilités de contourner le dispositif : par le biais des neuf actions au lieu de dix ou par le critère de l’initiative. Autant de possibilités qui permettent de contourner la définition même du représentant d’intérêts. C’est sur ce point que le législateur pourrait reprendre la main, car le décret tel qu’il est rédigé pose un problème.

Un parlementaire a récemment interpellé l’exécutif au sujet du champ de la décision publique concerné. Le gouvernement a répondu qu’il pourrait effectivement se saisir de cette question. Toutefois, le champ de la décision publique n’est pas le seul sujet, les critères d’identification des représentants d’intérêts doivent aussi être revus.

Mme Anne Genetet (RE). Il est visible à travers vos propos que nous avons du mal à placer le curseur entre liberté et sécurité au sein de notre vie publique.

Vous avez parlé de parlementaires européens, je m’étonne du fait qu’il n’existe pas l’équivalent d’une HATVP pour les parlementaires européens. Une telle autorité européenne vous paraît-elle pertinente ? Ou pourrait-elle constituer un doublon par rapport à vos activités ?

Par ailleurs, je m’interroge sur les critères d’identification des représentants d’intérêts. Ces derniers peuvent posséder par exemple une double nationalité : est-ce pour vous un indicateur de vigilance ?

S’agissant de nos élus locaux et territoriaux, qui peuvent parfois se montrer moins au fait des risques de pression de la part de puissances étrangères, comment les alerter et les aider à repérer les risques ? Je pense par exemple à une entreprise qui viendrait démarcher une collectivité locale dans le cadre d’un marché ou d’un projet public et derrière laquelle pourrait se dissimuler une puissance étrangère. Comment donner les informations aux personnes confrontées à ces situations ?

Enfin, si un parti politique est amené à recevoir des représentants de puissances étrangères, a-t-il l’obligation de le déclarer ? Sur cette même question d’équilibre entre la liberté des relations à garantir et la sécurité de nos intérêts nationaux, en tant que parti politique, conviendrait-il ou non déclarer les liens que nous pouvons avoir avec des ambassadeurs, des diplomates, des entreprises étrangères ? Lorsque ces personnes figurent dans la liste consultable sur le site internet de la HATVP, la réponse est simple. Elle se complique lorsque ce n’est pas le cas, sachant que pour l’intérêt de certains enjeux diplomatiques, il est parfois préférable de ne pas tout divulguer.

M. Didier Migaud. Il n’existe pas de HATVP au niveau européen, mais cela fait partie des propositions portées par les autorités françaises, le Président de la République et un certain nombre de députés européens. La présidente du Parlement européen a évoqué récemment le sujet et la présidente de la Commission européenne s’est engagée à faire des propositions cette année dans ce sens. Nous animons d’ailleurs un réseau d’éthique européen regroupant un certain nombre d’autorités similaires à la HATVP dans d’autres pays.

S’agissant des autres questions, la difficulté consiste à définir la frontière entre l’influence normale relevant de la politique diplomatique d’un pays et l’ingérence. La France aussi essaie d’exercer une influence à l’étranger, ce n’est pas condamnable. Néanmoins, il faut pouvoir l’encadrer et le réguler dans une forme de transparence qui peut d’ailleurs constituer une réponse. Si l’influence se fait en toute transparence, avec les déclarations nécessaires, les décideurs peuvent travailler en toute connaissance de cause par rapport aux informations données. Ainsi, le fait de posséder une double nationalité ou de défendre certains points de vue, compte tenu des relations d’amitié avec certains pays, ne constitue pas un comportement condamnable. À partir du moment où ces actions sont menées en toute transparence, sans corruption, les convictions personnelles ne sont pas répréhensibles. Certains échanges internationaux doivent effectivement conserver une forme de confidentialité, mais ces échanges sont assez limités et, généralement, ce qui relève du secret de la défense nationale ne concerne pas les élus.

Il faut donc faire la part des choses : tout ne relève pas des textes, certaines choses relèvent de l’éthique personnelle. Il revient à la personne d’avoir quelques repères lui permettant de ne pas franchir la ligne. La transparence est donc utile dans le cadre de la vie d’une démocratie, même si ce n’est pas une réponse à tout.

S’agissant des partis politiques, ils ont un statut particulier défini par la Constitution et sont exclus de la liste des représentants d’intérêts. En revanche se pose la question du contrôle de leur financement. Il existe en effet une commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques : son président, que vous avez entendu, a fait quelques propositions pour améliorer le dispositif. On peut s’étonner que la France compte, plus de 570 partis identifiés. À titre personnel, je pense que le dispositif de contrôle pourrait être amélioré.

Mme Anne Genetet (RE). Je ne parlais pas du financement, mais bien des relations que les partis politiques entretiennent avec des puissances étrangères, à travers la rencontre d’ambassadeurs, de partis politiques étrangers ou d’entreprises étrangères. Je ne crois pas que les partis soient dans l’obligation de déclarer ces rencontres.

M. Didier Migaud. Non, ils n’en ont pas l’obligation. En outre, ces rencontres ne sont pas problématiques et d’ailleurs elles sont souvent rendues publiques par l’intermédiaire des réseaux sociaux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour illustrer la question de Mme Genetet, je vais prendre un exemple : j’ai moi-même rempli ma déclaration en indiquant les responsabilités que j’avais au sein d’un parti politique. Dans ce cas, des précisions ne devraient-elles pas être apportées quant aux liens avec les partis politiques étrangers ?

M. Didier Migaud. Ce point renvoie à la question de la rapporteure sur la précision de certaines rubriques dans la déclaration d’intérêts : il faudrait peut-être poser la question des éventuelles interactions avec des pays étrangers. Le problème existe notamment au sein de l’Assemblée avec les groupes d’amitié. Des initiatives sont prises par l’Assemblée elle-même, mais aussi par des députés qui peuvent accepter des invitations dans des pays étrangers avec éventuellement des contreparties à apporter. Si ces relations sont normales, il n’existe aucune difficulté à les justifier. La transparence peut donc dans ce cadre être utile, et même nécessaire.

Mme Caroline Colombier (RN). Comment pouvez-vous réellement effectuer un contrôle sur les personnalités de la vie publique faisant partie de conseils d’administration ou de surveillance d’entreprises dont certaines puissances étrangères pourraient être actionnaires ?

M. Didier Migaud. La présence de la personne au sein d’organes dirigeants doit être indiquée à la HATVP, cette obligation se limitant à trois années après la cessation des fonctions.

Mme Caroline Colombier (RN). Il n’y a donc pas de possibilité de contrôler d’éventuelles actions d’influence.

M. Didier Migaud. Passé ce délai de trois ans, il n’y a effectivement plus aucune obligation de déclaration ou d’avis à solliciter auprès de la HATVP.

Mme Caroline Colombier (RN). Pensez-vous disposer des moyens humains et financiers nécessaires pour effectuer tous ces contrôles ?

M. Didier Migaud. Cette question est toujours délicate, mais j’aimerais tout d’abord qu’une réflexion ait lieu sur la cohérence des dispositifs mis en place : sur la question des doublons, des chevauchements, sur celle du renforcement de certains dispositifs. Le problème est qu’en France, nous avons du mal à nous interroger sur l’efficacité et l’efficience de la dépense publique, même si ces sujets progressent – c’est mon cheval de bataille depuis fort longtemps !

Il est certain que nous avons des moyens contraints. Nous avons pu obtenir une petite augmentation de nos effectifs, mais au regard de l’élargissement de nos missions, nous n’avons pas toujours la possibilité ni de contrôler la totalité du public relevant de notre champ d’action ni de communiquer sur nos actions. Dans l’intérêt de tous, il faudrait davantage « solenniser » certains moyens, notamment ceux qui concernent les relations entre la HATVP et les pouvoirs publics, afin de montrer que les contrôles ont bien lieu. Certains rendez-vous pourraient être l’occasion de communiquer sur les actions mises en place, y compris les vôtres. Même si des améliorations restent souhaitables, tout le monde reconnaît, notamment les organisations internationales, que la France a beaucoup progressé sur le terrain de la probité et de l’exemplarité.

Mme Clara Chassaniol (RE). Vous avez évoqué le sujet de l’initiative des parlementaires dans le cadre d’une rencontre avec un représentant d’intérêts : l’obligation de déclaration serait-elle une manière de mettre au jour des éléments potentiellement problématiques ? Je m’interroge sur le risque d’une trop grande transparence pour la liberté des parlementaires, et sur les risques d’instrumentalisation politique et polémique via les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’il faille laisser une certaine liberté concernant certains rendez-vous ?

D’autre part, pensez-vous qu’il y aurait une utilité à rendre obligatoire une déclaration d’intérêts pour les collaborateurs parlementaires ? En effet, ces derniers ont accès à un certain nombre d’informations et il peut y avoir des risques d’ingérence.

M. Didier Migaud. Pour répondre à la première question, il est souvent suggéré que les personnes occupant des responsabilités effectives, par exemple un président de commission ou le rapporteur d’un texte, puissent faire état des échanges qu’elles ont avec les représentants d’intérêts inscrits sur le répertoire. Cela paraît légitime, et d’ailleurs pourquoi le cacher ? Être éclairé par le maximum de personnes ou d’entités est plutôt une bonne chose. Le législateur a souhaité favoriser une certaine traçabilité vis-à-vis de l’élaboration des lois et des grandes décisions, afin de rendre compte de ceux qui sont intervenus dans ce processus pour essayer de l’influencer. Il n’est pas honteux de partager les points de vue pour en débattre – même si j’ai pu constater, en tant que président ou rapporteur général de la commission des finances, que des amendements étaient repris, fautes de frappe comprises, par des députés de sensibilités différentes. Du reste, les rapports parlementaires indiquent de plus en plus souvent la liste des personnes rencontrées, et beaucoup de ministres le font également.

S’agissant des collaborateurs parlementaires, il faut effectivement les déclarer et certaines règles s’imposent à eux : ils ne peuvent pas être rémunérés par des représentants d’intérêts. Nous avons d’ailleurs déjà traité un dossier de cet ordre et le collaborateur a dû mettre fin à cette situation. En revanche, les collaborateurs des présidents des assemblées doivent des déclarations d’intérêts.

L’idée est d’amener les parlementaires à se poser les bonnes questions, sans imposer pour autant des déclarations d’intérêts à leurs collaborateurs.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai une dernière question à vous poser sur votre propos liminaire. Vous avez évoqué le fait que la HATVP a récupéré certaines attributions de la commission de déontologie de la fonction publique, en application de la loi de 2019. Or cette commission de déontologie a pris des décisions qui ont fait débat dans la presse, notamment sous le mandat de François Hollande. On peut citer le cas de Hugh Bailey, qui faisait partie du cabinet d’Arnaud Montebourg, puis de celui d’Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’économie. Il a travaillé sur la vente d’Alstom pour devenir finalement président d’Alstom France, la commission de déontologie ayant validé ce passage du public au privé, ce qui ne cesse de m’interroger. De même, Frédérik Rothenburger, qui faisait partie du cabinet d’Arnaud Montebourg et travaillait personnellement sur le dossier du démantèlement d’Alstom, a été nommé ensuite chez General Electric puis à la banque Lazard, banque ayant travaillé sur le démantèlement d’Alstom au profit de General Electric. Là encore, la commission de déontologie a jugé acceptable cette reconversion. Le dossier ayant suscité les plus de gros titres est sans doute celui de David Azéma, président de l’agence des participations de l’État passé chez Bank of America. Enfin, on peut citer M. Bruno Bézard qui a pris un poste au sein du fonds de pension Cathay Pacific, d’influence chinoise.

Compte tenu des critères que vous adoptez aujourd’hui, considérez-vous que ces cas ne posent pas de problème en termes de conflits d’intérêts ? Je n’ai personnellement jamais compris la décision de la commission de déontologie sur ces dossiers de notoriété publique qui relèvent clairement d’influences étrangères, en l’occurrence américaine et chinoise.

M. Didier Migaud. Vous comprendrez que je ne peux pas répondre à votre question : je n’ai pas été saisi de ces situations, la HATVP n’étant compétente sur le sujet que depuis le 1er février 2020. Ces dossiers sont antérieurs. Je ne peux rendre des comptes que sur les dossiers que nous traitons depuis cette date. Des commentaires sont d’ailleurs apportés sur nos décisions : je suis parfois un peu surpris et déconcerté par certains, qui témoignent d’une lecture qui semble peu approfondie. Certains dossiers font l’objet d’une procédure judiciaire. Nous verrons quelles en seront les conclusions.


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9.   Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI, ministère de l’intérieur) (2 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Cette audition se déroule à huis clos, ce qui nous oblige à une parfaite discrétion sur les propos qu’il tiendra. Tout commentaire à leur sujet dans les médias ou sur les réseaux sociaux est à proscrire.

L’audition fera l’objet d’un compte rendu, qui pourra être publié sous le contrôle de M. Lerner, et nourrira les travaux de Mme la rapporteure. Toute infraction à l’obligation de discrétion serait préjudiciable à nos prochaines auditions à huis clos, ainsi qu’à celle-ci, ce format ayant été retenu pour offrir à M. Lerner toute liberté pour répondre à nos questions, compte tenu du caractère sensible des informations qu’il détient et des sujets dont il a à connaître au nom de l’État.

Monsieur le directeur général, nos questions porteront, d’abord, sur la définition juridique et opérationnelle que vos services donnent aux diverses formes d’ingérence étrangère, ce qui nous permettra de la comparer à celles que nous avons entendues jusqu’à présent. Elles auront trait, ensuite, à votre analyse de la réalité et de l’évolution de cette menace, ainsi qu’aux moyens et aux modes opératoires dont disposent les services de l’État pour lutter contre elle. Nous souhaitons enfin savoir si vous estimez que notre démocratie est menacée, perturbée ou bouleversée par les ingérences étrangères, ou si au contraire celles-ci sont maîtrisées par les personnes qui doivent y prendre garde.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Lerner prête serment.)

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à participer à vos travaux sur un sujet qui est au cœur de l’activité de la DGSI, et auparavant de celle des services qui l’ont précédée.

La DGSI, créée par décret le 30 avril 2014, est l’héritière de grands services, notamment la direction de la surveillance du territoire (DST), qui, depuis sa création à la fin de la seconde guerre mondiale, était chargée de prévenir toutes les formes d’espionnage et d’ingérence étrangère. Elle a été créée dans un contexte de menace, de nature avant tout terroriste aux yeux du grand public et de nos dirigeants, sur nos intérêts fondamentaux. Elle a donc longtemps été identifiée au rôle, qui est le sien et dans lequel notre engagement ne faiblit pas, compte tenu du niveau de la menace, de chef de file de la lutte antiterroriste. Elle n’en a pas moins repris les missions de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui elle-même avait repris celles de la DST, en matière de détection et de lutte contre toute forme d’ingérence étrangère.

À cet égard, quatre alinéas de l’article 2 du décret du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure me semblent importants.

L’alinéa 2 dispose que la DGSI « assure la prévention et concourt à la répression de toute forme d’ingérence étrangère », ce qui constitue sa première mission. L’alinéa 5 prévoit qu’elle « concourt à la prévention et à la répression des actes portant atteinte au secret de la défense nationale ou à ceux portant atteinte au potentiel économique, industriel ou scientifique du pays ».

L’alinéa 6 dispose qu’elle « concourt à la prévention et à la répression des activités liées à l’acquisition ou à la fabrication d’armes de destruction massive ». L’alinéa 8 énonce qu’elle « concourt à la prévention et à la répression de la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication », notamment si ces attaques cyber portent atteinte à nos intérêts fondamentaux.

S’agissant de la méthode, l’article 3 dispose que : « Les services concourant à la sécurité nationale transmettent sans délai à la direction générale de la sécurité intérieure les renseignements se rapportant aux activités mentionnées à l’article 2. »

Depuis la création de la DGSI, la lutte contre les ingérences étrangères n’a cessé de prendre de l’importance, qu’il s’agisse des moyens engagés ou des préoccupations qui sont les nôtres, en raison du contexte international, d’une part, et, d’autre part, du fait que la France y est particulièrement exposée.

S’agissant du contexte international, sans préjudice de vos propres observations ni de celles d’experts des relations internationales que vous auditionnerez, j’aimerais énumérer quelques tendances vues de la DGSI.

Les années 1990 et le début des années 2000 ont été caractérisés, me semble-t-il, par un double espoir, qui était souvent une double conviction.

Premièrement, on a cru que tous les États convergeraient spontanément vers le modèle démocratique, dans l’euphorie de la chute du Mur, des premières années d’exercice du pouvoir de Vladimir Poutine, qui ont nourri un espoir de rapprochement avec l’Europe et l’Ouest en général, et de l’évolution de la Chine. Tous les États prendraient le chemin de la démocratie, modèle intrinsèquement meilleur que les autres, car tel était le sens de l’Histoire.

Deuxièmement, on a cru que la compétition entre États, qui a toujours existé et n’allait pas disparaître, s’organiserait autour de quelques règles et quelques principes, notamment l’économie de marché. La compétition économique, demain, serait le juge de paix de la rivalité entre les pays. Ces espoirs étaient notamment suscités par l’ouverture de la Chine, qui a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.

Il est clair que ces espoirs, si tant est qu’ils aient été crédibles ou partagés par tous, ont été déçus. Vues de la DGSI, à l’aune de leurs conséquences sur le territoire national, les relations internationales sont désormais caractérisées par quatre tendances principales.

La première est le retour très net, depuis quelques années, à la confrontation entre États. Nous sommes passés d’un monde où les États se livraient à une compétition à un monde dans lequel ils assument des confrontations bien plus directes. La confrontation a lieu à deux niveaux. À l’échelle de la planète, l’opposition entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine domine, chacun essayant d’y attirer les autres États, comme si ceux-ci n’avaient d’autre choix que celui de s’aligner sur l’un de ces deux modèles, ce que contestent la France et l’Europe. À l’échelle régionale, les zones de conflit se multiplient. Qu’il s’agisse de la Syrie, de la Libye, du Yémen, de l’Afrique subsaharienne, où les intérêts français sont fortement contestés, de la zone indo-pacifique, de la Méditerranée orientale ou du Golfe, très peu d’endroits du monde échappent à une rivalité accrue entre États.

La deuxième tendance est l’agressivité accrue dont les États n’hésitent plus à faire preuve. Celle-ci a lieu sur des terrains très divers, de l’affirmation du leadership à la présence économique en passant par la sphère informationnelle, de plus en plus investie par les États pour vanter les mérites de leurs modèles respectifs et tenter de décrédibiliser, voire de déstabiliser celui des autres. La confrontation hybride se développe, par le biais des sociétés militaires privées (SMP), dont le rôle va croissant sur plusieurs théâtres d’opérations. Quant à la confrontation armée, elle se déroule par procuration, comme c’est le cas au Yémen, en Libye et dans le Golfe, ou directement, comme c’est le cas en Ukraine. Globalement, les modes opératoires sont bien plus agressifs qu’ils ne l’étaient il y a quelques années.

La troisième tendance est le fait que certains États s’affranchissent aujourd’hui allègrement de la règle de droit international, dans le contexte d’un affaiblissement du multilatéralisme. Le contrôle du respect des règles incombe à un organisme, le Conseil de sécurité des Nations unies, dont font partie à titre de membres permanents des nations qui se retrouvent désormais en opposition voire en confrontation, les États-Unis, la Chine, la France, la Russie et le Royaume-Uni, ce qui complique certes singulièrement sa tâche de régulation, qui n’en demeure pas moins nécessaire et indispensable. Par ailleurs, de 1945 à la chute du Mur de Berlin, certaines règles tacites, que l’on peut apprécier ou contester, régissaient les relations entre États. Par exemple, chaque bloc respectait globalement la sphère d’influence de l’autre. Tout cela a disparu. Aux yeux de certains États, dorénavant, le fait accompli et la loi du plus fort sont les seules règles qui prévalent.

La quatrième tendance est l’importance accrue que les États accordent aux enjeux de souveraineté. Le Président de la République a démontré un attachement renouvelé à cette ambition depuis son accession aux responsabilités, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou de la question – dont nous avons eu à connaître il y a trois ans – de savoir si un opérateur étranger, en l’occurrence chinois, pouvait ou non accéder à nos cœurs de réseaux de communication dans le contexte du déploiement de la 5G. En matière de souveraineté énergétique, à l’illusion, née de la mondialisation, selon laquelle chaque État pouvait se servir là où se trouvent les ressources, a succédé la conscience qu’un État, compte tenu de la montée des tensions, peut se trouver dans une situation de forte dépendance pour l’accès à certaines matières premières essentielles.

Dans ce contexte mondial, notre pays est particulièrement exposé aux tentatives d’espionnage et d’ingérence, pour trois raisons principales.

Premièrement, la France reste, sur la scène internationale, une grande puissance dont la voix porte. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, État doté, la France promeut par ailleurs un modèle démocratique. Sa présence est assurée par le réseau de la francophonie et par le deuxième réseau diplomatique au monde. Ses territoires outre-mer contribuent à en faire une puissance mondiale.

Les États qui nourrissent des ambitions sur la scène mondiale espionnent donc les positions françaises et leur évolution. On entend par espionner le fait d’accéder de façon illégale à des informations confidentielles. Plus un État est présent sur la scène internationale, plus sa voix porte, plus il est puissant, et plus il est exposé à des actions d’espionnage.

Il est aussi menacé par des actions d’ingérence, que les services distinguent de la politique d’influence. Il est logique qu’un État tente de rayonner, d’influencer et de convaincre sur la base de son modèle et de ses valeurs. Tel est le cas de la France. L’ingérence, quant à elle, est une politique d’influence masquée. Elle consiste, pour un État, à mener des actions visant à rendre la politique d’un autre pays structurellement favorable à la sienne, sans que l’on sache d’où parlent les personnes et les organisations auxquelles il a recours.

La France est également exposée à des actions de déstabilisation visant à décrédibiliser son influence et son modèle. Ces actions peuvent prendre diverses formes, notamment économiques et, de plus en plus, informationnelles. Il s’agit, dans le cadre d’une politique spécifiquement conçue et calibrée, d’appuyer là où cela fait mal et de fragiliser le modèle et les intérêts français dans le monde.

Deuxièmement, notre territoire accueille des communautés étrangères et des diasporas d’origines variées au sein desquelles se trouvent des individus qui, depuis le territoire national, se livrent à une activité politique, parfois d’opposition au régime du pays dont ils sont originaires. C’est l’honneur de la France d’accueillir ces opposants et de leur permettre d’exercer leur opposition, conformément aux lois françaises.

Les États dont la conception de la démocratie diffère de la nôtre considèrent que cette activité porte gravement atteinte à leur intérêt, ce qui peut susciter à tout le moins un suivi des communautés concernées, et parfois des comportements bien plus graves d’intimidation et de pression sur les opposants vivant en France afin de les faire taire. Parfois, ces pressions peuvent aller jusqu’à l’intimidation physique, voire pire, comme le montrent plusieurs précédents en Europe. Un exemple : à la fin de l’année 2019, un opposant iranien a été attiré dans un piège par les services iraniens, qui l’ont capturé en Irak et immédiatement rapatrié en Iran, où il a été condamné à mort et exécuté ; en France, il était protégé par la police française.

Troisièmement, notre pays demeure une grande puissance dans le domaine de l’économie et de la recherche. Plus un État est puissant et doté d’une recherche universitaire dynamique, plus il est exposé à des actions d’espionnage, qui consistent en la captation illégale d’informations ou de données, et d’ingérence qui, dans le domaine économique, prennent notamment la forme de partenariats et d’actions de captation fragilisant à moyen terme notre potentiel économique, industriel et scientifique.

Telles sont les trois raisons pour lesquelles notre pays est la cible d’actions d’espionnage et d’ingérence particulièrement fortes, nombreuses et parfois agressives.

Face à ces actes et à ces manœuvres, la DGSI joue un triple rôle.

La première mission d’un service de renseignement, qui est sa raison d’être, est de détecter et de documenter les comportements en cours, et de renseigner les autorités à leur sujet. Pour ce faire, nous réglons la focale sur un certain nombre de structures et de domaines, dont j’énumérerai les principaux.

Le cœur de notre travail est de suivre l’action des services de renseignement étrangers en France, qui est en partie officielle et déclarée. La plupart des pays du monde entretiennent à Paris des services de renseignements déclarés comme tels – de même, la DGSI a des postes à l’étranger –, ayant vocation à travailler en coopération avec nous – si les services de renseignement s’espionnent, ils coopèrent aussi, notamment en matière de lutte antiterroriste.

Mais les services de renseignement agissent aussi de façon clandestine sur notre territoire, selon trois méthodes.

La première consiste à infiltrer des officiers de renseignement sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d’une immunité. Le pays qui, en la matière, a historiquement le dispositif le plus important est la Russie – cette tradition s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Dans chaque pays occidental, plusieurs dizaines d’officiers – leur nombre a significativement diminué depuis le début de la crise ukrainienne – des trois services russes de renseignement mènent, sous couverture diplomatique, des actions de renseignement et d’ingérence. La Chine a une conception distincte du renseignement et entretient un réseau sous couverture diplomatique bien moins développé que celui de la Russie.

La deuxième méthode consiste à utiliser des agents itinérants, envoyés en France pour recueillir du renseignement ou recruter et traiter des sources. Je suis DGSI depuis quatre ans et demi : je puis vous dire, sans entrer dans le détail, que des opérations de recrutement sur le territoire national sont très régulièrement menées par des agents sous couverture diplomatique ou itinérants. Nous avons vocation à les suivre et à les entraver.

La troisième méthode est l’apanage de quelques grands services : elle consiste à projeter des agents en couverture profonde. De nationalité française ou non, ils s’infiltrent dans le pays et y mènent une vie normale. Ils peuvent être chargés de missions opérationnelles ou activés ultérieurement. Au cours des derniers mois, de tels agents ont été détectés aux Pays-Bas, en Italie et en Suède. L’un d’entre eux, qui a tenté de s’infiltrer à la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, était un agent russe doté d’une identité brésilienne.

L’activité des agents de renseignement est variée, de l’espionnage – captation d’informations et recrutement de sources – aux activités d’ingérence. Certains officiers sous couverture diplomatique n’hésitent pas à nouer des relations, notamment avec les élus de la nation auxquels ils se présentent comme premier ou deuxième secrétaire d’ambassade.

Pour mener à bien cette première mission, nous suivons également les relais qui, au sein de la société française, servent de points d’appui à des actions d’espionnage ou à des politiques d’influence. Il s’agit notamment d’associations et de diasporas dont les États d’origine considèrent parfois que leurs membres doivent, même s’ils vivent en France en situation régulière ou ont acquis la nationalité française, leur prêter durablement allégeance. Par ailleurs, certains États essaient d’imposer le magistère de structures cultuelles, notamment musulmanes, dont ils considèrent qu’elles doivent avoir un droit de regard sur l’organisation du culte sur le territoire national.

La troisième sphère d’intérêt dans laquelle sont menées des actions d’espionnage et d’ingérence est le domaine économique et universitaire. Depuis dix-huit mois, la DGSI porte un regard particulièrement vigilant sur le monde universitaire et de la recherche, qui nous semble être un domaine particulièrement exposé à des actions d’espionnage et d’ingérence. Les premières sont punies par la loi. Les secondes sont bien plus insidieuses ; elles prennent la forme de propositions et de structurations de partenariats ou de jumelages.

En la matière, notre activité ne consiste pas à autoriser ou non les projets, le chef d’entreprise ou le président d’université étant seul à même d’apprécier l’intérêt de son établissement, mais à sensibiliser fortement ces derniers au risque attaché à tel partenariat, à tel jumelage ou à l’accueil de tel individu. S’il s’agit d’espionnage, l’entrave est immédiate ; s’il s’agit de partenariats potentiellement déséquilibrés à des fins d’ingérence et de déstabilisation à moyen terme, nous menons une action de sensibilisation.

Notre quatrième champ d’action est le domaine informationnel. Certains États, au cours des dernières années, ont tenu et instrumentalisé des discours visant à promouvoir leur narratif et à décrédibiliser notre modèle, nos valeurs et notre force.

S’agissant de la France, les points d’accroche sont assez simples : le pays est dépeint comme une démocratie en déréliction, sinon en perdition ; après l’assassinat de Samuel Paty et la republication de caricatures de Mahomet, la liberté de la presse a été dénigrée au motif qu’elle permet de porter gravement atteinte à certaines religions, notamment l’islam ; la France est présentée comme colonialiste et impérialiste ; lors du mouvement des Gilets jaunes ou d’autres mouvements de ce type, elle est présentée comme donneuse de leçons en matière de maintien de l’ordre et de démocratie, par exemple à l’Iran ou à la Russie, alors que, selon cette thèse, elle agirait à l’identique au sein de ses frontières – exemple d’information déformée sans aucun scrupule.

Il s’agit de sujets d’autant plus sensibles que certaines de ces informations sont véhiculées par des organismes ayant le statut de média ou par des individus considérés comme des journalistes, ce qui complique, compte tenu des dispositions de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, le travail que nous menons sur ces profils. Par ailleurs, chaque pays, France comprise, est libre de définir et de déployer un narratif diplomatique. La vigilance s’impose dès que ces narratifs bénéficient d’expositions ou de modalités de mise en avant artificielles, reposant sur des techniques qui doivent être détectées et dénoncées.

Notre cinquième champ d’action est celui des cultes. Certains États ont tenté, ou tentent encore de contrôler des structures religieuses, et par leur truchement ce qu’ils estiment être leur diaspora. En la matière, l’évolution récente de la législation a permis des avancées significatives.

Notre deuxième mission, qui est une première façon de riposter, est la sensibilisation au risque auquel chacun est exposé dans l’exercice de ses fonctions. En la matière, la DGSI déploie une activité significative : en 2022, nous avons mené plus de 6 500 entretiens individuels, dans les domaines économique, universitaire, de la recherche mais aussi politique.

Cette assemblée n’échappe pas à la règle. Nous avons largement sensibilisé les groupes politiques au début de la législature ; nous avons des contacts réguliers avec les parlementaires, à leur demande ou à notre initiative, et menons des actions de sensibilisation, le cas échéant pour leur faire savoir à qui ils ont affaire – ils sont ensuite entièrement libres de poursuivre ou non leurs relations dès lors qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi. Nous l’avons fait à plusieurs reprises ces derniers mois, après avoir détecté des contacts avec des officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique.

Ces actions de sensibilisation sont aussi menées en groupe. En 2022, nous avons réalisé 1 194 conférences de sensibilisation, dans des domaines et sur des thèmes variés. Nous sommes capables par exemple, à la demande, de sensibiliser un auditoire sur les avantages et les opportunités mais aussi les risques de la coopération avec la Chine, sur les enjeux du cyber ou sur d’autres sujets. Nous nous adaptons aux préoccupations de nos interlocuteurs. Par ailleurs, la DGSI diffuse chaque mois un « flash ingérence » à vocation économique, qui énumère les pratiques constatées pour sensibiliser les chefs d’entreprise.

S’agissant de notre action de riposte et d’entrave, elle peut revêtir, en matière d’espionnage et d’ingérence, une palette aussi large que l’imagination nous y autorise.

Les mesures de base sont d’ordre diplomatique. Si l’on détecte un comportement hostile de la part d’individus membres d’un service de renseignement étranger, la mesure la plus évidente à prendre est l’expulsion du territoire national, dans le cadre de mesures dites de persona non grata (PNG). Ces mesures ont été utilisées dans les années 1980 à l’égard des services russes mais aussi, dans les années 1990, en réponse à des comportements inacceptables d’autres nations. Les dernières vagues de PNG ont suivi le déclenchement des hostilités en Ukraine, en trois temps. Au printemps, à la suite de la révélation du massacre de Boutcha, la France, comme l’Allemagne et d’autres pays européens, a expulsé des officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique, trente-cinq exactement. Une semaine plus tard, nous avons expulsé six officiers de renseignement russes, pris en flagrant délit de traitement d’une source sur le territoire national. Il s’agit d’une des opérations de contre-espionnage les plus significatives menées par la DGSI au cours de ces dernières décennies. Enfin, la fermeture de la représentation russe au Conseil de l’Europe à l’été 2022 a permis le départ d’un nombre significatif d’officiers de renseignement russes agissant sous couverture diplomatique.

 Par ailleurs – et je ne donnerai évidemment pas plus de détail à ce sujet - nous avons émis, au cours des dernières années, plusieurs demandes de rappel silencieux : s’il n’est pas toujours estimé opportun, du point de vue diplomatique, d’expulser un diplomate, nous demandons alors au pays dont le comportement de l’agent s’inscrit en violation de la Convention de Vienne procéder silencieusement à son rappel.

À l’autre extrémité du spectre, nous pouvons prendre des mesures de nature judiciaire, conformément aux dispositions du livre IV du code pénal réprimant les crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique. Parmi les procédures judiciaires ouvertes sur la base du travail de la DGSI, je citerai l’arrestation, à l’été 2020, d’un militaire de haut rang de l’armée française, poursuivi pour des faits d’espionnage et de trahison. En poste à l’OTAN à Naples, il est poursuivi et mis en examen et la procédure judiciaire est en cours. Je citerai également la condamnation assez lourde de deux anciens agents d’un service de renseignement français, détectés grâce au travail attentif de leur service d’affectation, judiciarisés par la DGSI et déclarés coupables d’espionnage au bénéfice des services chinois.

Par ailleurs, la DGSI a permis, en 2018, d’entraver une tentative d’attentat commandité par les services iraniens sur des membres de l’organisation des Moudjahidines du peuple iranien (OMPI) lors d’un meeting à Villepinte. Un officier des services de renseignement iraniens a été interpellé et condamné à dix-huit ans de prison en Belgique, d’où l’opération avait été organisée. Les mesures d’entrave à l’espionnage ne sont pas neutres du point de vue diplomatique. Ma responsabilité quotidienne, que j’exerce en lien étroit avec les autorités politiques, est d’identifier ce qu’il m’appartient de décider moi-même et ce que je dois laisser à l’arbitrage de l’autorité supérieure. En matière de contre-espionnage, les réactions – et les messages qu’elles portent – sont variées.

La première est la mise en garde ou la convocation du chef de poste d’un service étranger, pour lui faire savoir que nous savons ce qu’il a fait et que ce n’est pas acceptable. De façon plus discrète, la DGSI, comme d’autres services, utilise des méthodes diverses pour faire savoir à un agent sous couverture affecté en France que nous savons qui il est, ce qu’il est fait et, ainsi, d’influencer son comportement.

Nous pouvons aussi donner à voir des méthodes adverses en assumant de mettre en garde sur des comportements inacceptables. Il y a quatre ans, par exemple, la France a décidé d’alerter son réseau administratif sur la façon dont les services étrangers abordaient des sources en utilisant LinkedIn. Cette méthode assez simple, qui malheureusement perdure, consiste à créer de faux profils qui sont autant de filets, dont certains attrapent quelque chose.

À la fin de l’année 2022, une mise en garde comparable a été réalisée pour sensibiliser aux approches que les services russes conduisaient au travers d’un site commercial de petites annonces. Cette méthode n’est pas nouvelle puisqu’elle avait déjà été mise au jour au début des années 1990 dans le cadre de l’affaire Temperville, lorsqu’un ingénieur de la direction des applications militaires du CEA avait été poursuivi et condamné pour espionnage au bénéfice de la Russie, qui l’avait recruté par le biais d’une petite annonce comme on en voyait beaucoup, avant l’apparition d’internet, dans les commerces de proximité, intitulées par exemple « Cherche professeur de maths » et donnant un numéro de téléphone sur des tickets prédécoupés. Bref, certaines méthodes ancestrales n’ont pas fondamentalement évolué lorsqu’il s’agit de recruter une source…

Fin 2020, nous avons également procédé à l’expulsion d’un diplomate russe, qui était un officier sous couverture, après l’avoir pris en flagrant délit de traitement d’une source, en l’espèce un ingénieur employé par une société d’un domaine dans lequel la France est en pointe et qui croyait donner des cours de mathématiques et de physique à un ressortissant de l’Union européenne.

Avant de répondre à vos questions, j’aimerais enfin partager avec vous quelques réflexions, qui ne sont ni des recommandations ni des propositions, sur le degré d’adaptation de notre doctrine ainsi que de notre cadre législatif et réglementaire.

Premièrement, notre arsenal pénal est, me semble-t-il, plutôt adapté aux comportements dont nous parlons. Une interrogation subsiste au sujet de la tendance de nos cadres à haut potentiel, notamment ceux qui sont à la retraite, à dispenser leur savoir-faire dans des domaines ou des technologies sensibles, tels que le nucléaire ou l’aviation de chasse, pour le compte d’autres États. Il ne s’agit pas par principe d’empêcher un ingénieur de haut niveau de trouver à s’employer dans une compagnie étrangère, mais, dans certains domaines de niche ou de pointe essentiels à notre souveraineté, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure quelqu’un peut ou non trouver à s’employer ailleurs sans le moindre examen de compatibilité. La question est délicate et mérite réflexion.

Deuxièmement, sans préjudice de ce que vous a dit le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), une réflexion mériterait probablement d’être enagée sur l’encadrement des actions d’ingérence conduites par des personnes physiques au bénéfice de puissances étrangères. Une telle législation existe aux États-Unis, en Australie et est en cours d’adoption au Royaume-Uni.

Le sujet est bien sûr sensible. À titre personnel, je ne suis pas choqué que la Chine, ou tout autre pays, vante son modèle et tente de convaincre qu’il est le meilleur. C’est l’objet de toute diplomatie ou de toute politique d’influence efficace. La France le fait aussi avec beaucoup de dynamisme, fort heureusement. Ce qui est choquant, en revanche, c’est qu’une telle politique soit menée par des individus ayant des intérêts cachés – et nous avons en tête la procédure judiciaire récemment ouverte en Belgique en lien avec de supposées actions d’ingérence au Parlement européen.

Troisièmement, le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST), que le SGDSN évoquera sans doute devant vous, suit des réglementations dont certaines pourraient être toilettées, sans que cela relève toujours, au demeurant, du domaine législatif. Tel est notamment le cas des zones à régime restrictif. Ce dispositif permet, au sein de l’université, de restreindre l’accès à certaines zones à des personnes préalablement criblées par les services. S’il est efficace s’agissant de l’accès physique à l’information sensible, il ne couvre pas l’accès dématérialisé, par exemple.

Restent deux derniers points de préoccupation ou de vigilance, sur lesquels des actions ont récemment été engagées.

Le premier est que nos intérêts nationaux ne sont pas seuls en jeu. La politique de sensibilisation que nous menons depuis plusieurs années, et qui commence vraiment à porter ses fruits comme j’ai déjà pu le constater en quatre ans, n’est pas homogène au sein des instances européennes, alors que les intérêts que détient l’Union européenne sont aussi sensibles que ceux des instances nationales. Depuis deux ans environ, à la demande des institutions européennes qui sont déterminées à rehausser leur niveau de protection et mènent une politique volontariste à cette fin, les services intérieurs sont engagés auprès pour les aider à renforcer la protection de leurs secrets ou de leur patrimoine.

Le deuxième concerne les outre-mer, où certains territoires sont peut-être encore plus directement exposés à des ingérences étrangères, comme deux de la zone indo-pacifique. Si le dernier référendum qui s’est tenu en Nouvelle-Calédonie, pour lequel nous étions, comme pour chaque élection, dans une posture de grande vigilance, s’est déroulé sans qu’aucun État ne tente significativement d’interférer dans le processus électoral, ces territoires n’en doivent pas moins faire l’objet de notre attention.

Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions, avec néanmoins deux limites que vous comprendrez certainement.

La première est qu’en tant que chef et agent d’un service de renseignement, je suis tenu au secret de la défense nationale et ne voudrais pas commettre une illégalité dans les murs mêmes de l’Assemblée nationale : cela m’invitera à un strict respect de ce principe. Cela ne signifie certes pas que la DGSI n’a pas à partager avec le Parlement – elle le fait, du reste, régulièrement dans le cadre de la DPR, la délégation parlementaire au renseignement, à laquelle appartiennent deux membres de votre commission d’enquête présentes ce soir. Vous me permettrez, mesdames, de préciser qu’une séance de trois heures a déjà été consacrée par la DGSI aux ingérences étrangères, et que la DPR s’intéressera également à ce thème en 2023. Il ne s’agit donc pas de dire que le Parlement n’aurait pas à connaître de certaines questions : c’est le législateur lui-même qui a prévu que ces questions ne devaient être partagées qu’au sein d’instances créées à cette fin.

La deuxième limite est un autre principe cardinal : la discrétion, ou du moins le recours aux bons canaux pour faire passer des messages aux bons interlocuteurs. Les services de renseignement sont des services opérationnels, et c’est ce qui fait leur force, mais ils peuvent aussi servir à faire passer des messages ou à maintenir la communication lorsque les canaux diplomatiques ne fonctionnent pas, ou pas bien. J’évoquais tout à l’heure les échanges très denses et très confiants que la DGSI entretient avec différents États en matière de lutte contre le terrorisme, et je constate depuis quatre ans et demi que les situations de tension diplomatiques que nous avons ponctuellement connues, n’ont jamais entaché nos relations de travail et de partenariat avec les services de renseignement de ces pays. Il est donc important que, lorsque nous avons des messages à transmettre, nous le fassions selon les canaux habituels, et pas forcément d’une manière publique.

Mme Anne Genetet (RE). Le FARA a-t-il une portée extraterritoriale ?

M. Nicolas Lerner. Je ne pense pas que ce soit le cas. Dans sa version américaine, le FARA, la loi relative à l’enregistrement des administrations étrangères, oblige toute personne en situation d’allégeance à l’égard d’un autre État au titre d’un intérêt pécuniaire ou moral, par exemple parce qu’elle en est fonctionnaire ou en perçoit une rémunération, à le déclarer lorsqu’elle se livre, entre autres, à une activité de lobbying ou de contact avec des élus.

Cette obligation va plus loin que celles qu’impose la HATVP car elle intègre la notion d’allégeance à un État étranger.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le président de la HATVP nous a indiqué qu’une réflexion était déjà très avancée quant à un renforcement des lignes directrices appliquées aux représentants d’intérêts par cette institution, et qu’il n’y avait pas lieu de procéder pour cela à des modifications législatives.

M. Nicolas Lerner. On peut, en la matière, distinguer deux niveaux. Nous sommes en lien avec la HATVP pour la définition de ces lignes directrices, et les précisions qui seront apportées à celles-ci sont en effet une avancée très significative. Notre analyse juridique est cependant qu’une modification législative serait nécessaire pour aller plus loin et obliger les personnes concernées à déclarer d’éventuelles relations avec un État étranger. La réflexion quant à l’opportunité d’un tel dispositif me semble nécessaire et devoir être conduite, mais je n’ai pas mandat à la porter ici, du fait de sa complexité et des enjeux nombreux y afférents. Le débat qui a lieu sur ce point depuis douze mois en Grande-Bretagne, où cette législation doit être adoptée de manière imminente, est à ce titre éclairant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur général, estimez-vous qu’il existe aujourd’hui en France une forme d’ingérence touchant des relais d’opinion, des dirigeants, des hommes politiques ou anciens hommes politiques, des personnes ayant une autorité politique ou capables d’influencer nos concitoyens, ou des partis politiques, et susceptible d’influencer, de limiter ou de gêner certaines décisions dans un processus démocratique ?

M. Nicolas Lerner. La DGSI n’a – et c’est tant mieux – aucunement mandat à prendre pour objet les partis politiques. Notre service de renseignement intérieur et territorial – anciennement dénommé RG (renseignements généraux) – a été détaché en 2008 de l’analyse politique et des prévisions électorales, ce qui a été, selon moi, l’une des meilleures réformes possible pour le renseignement. Nous ne travaillons donc pas, je le répète, sur les partis politiques.

Je vous répondrai en trois points. Tout d’abord, je n’ai connaissance d’aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l’objet d’une influence ou d’une ingérence étrangère organisée et systémique telle qu’il ne serait que le relais d’un État étranger.

En deuxième lieu, comme je le décrivais tout à l’heure, nous avons cependant détecté au cours des trois ou quatre dernières années, du moins depuis que je suis responsable de ce service, des tentatives d’approche de la part de certains agents de renseignement et visant l’ensemble du spectre politique. De fait, un agent chargé de recueillir du renseignement, à tout le moins dans des activités d’espionnage ou d’ingérence, ne se limite pas en termes de cibles d’intérêt. Nous avons ainsi vu des parlementaires appartenant à l’ensemble du spectre politique faire l’objet de telles approches.

En pareil cas, notre mission est de sensibiliser. Il m’est ainsi arrivé de rencontrer certains parlementaires, ministres ou anciens ministres pour appeler leur attention, sans idée de censure ou d’opposition, sur les risques qu’il pourrait y avoir pour eux à attacher leur nom à telle entreprise ou à entrer dans tel conseil d’administration. Il ne s’agit pas là, toutefois, d’emprise sur des structures, mais de démarches individuelles de séduction ou de conviction, que nous prenons en compte chaque fois que nous les détectons et qui appellent de notre part une action de sensibilisation.

Enfin, il a pu arriver très ponctuellement que la DGSI mette au jour ou soupçonne des relations d’un autre type entre un élu ou ancien élu local ou national avec une puissance étrangère, et signale aux autorités compétentes l’infraction soupçonnée – en l’espèce, un financement –, dont le suivi ne relève pas de sa mission.

Selon mes informations, aucune structure n’est aujourd’hui aux mains d’un pays étranger. Il y a, en revanche, des approches individuelles et certaines personnes ont pu entrer dans une relation que la loi française n’autorise pas – j’ai quelques exemples en tête.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis de nombreuses années, du moins depuis que je m’intéresse à la politique, plusieurs partis ou personnalités politiques ont été accusés d’être la voix ou des agents de puissances ou de services étrangers. On a ainsi accusé le Parti de gauche de M. Mélenchon d’être un agent du Venezuela ou de Cuba, des personnalités de formations centrales de faire le jeu des États-Unis – je me souviens d’avoir vu M. Pierre Lellouche accusé à la télévision, devant la France entière, d’être un agent de la CIA –, et Mme Le Pen et les membres du Rassemblement national, dont votre serviteur, ont été accusés par M. Bruno Le Maire, en commission des finances, d’être la voix de la Russie. Parfois, les forces centrales sont accusées d’être la voix de la finance internationale ou des banques et l’on voit régulièrement sur les réseaux sociaux, en lien avec les Gilets jaunes, des accusations à l’encontre des Young Leaders.

Ces accusations peuvent relever de la polémique électorale ou être le fait de personnes qui racontent n’importe quoi sur les réseaux sociaux mais, au-delà des cas anecdotiques, une pratique politique se dessine, et cela dans tous les partis – la question ne fait même pas polémique, car tous les partis peuvent accuser les autres d’être sous influence étrangère. Or cette pratique peut avoir une influence dans le débat politique.

J’en reviens donc à une question qui justifie que nous siégions à huis clos : ces accusations se fondent-elles sur une part de réalité ou n’y a-t-il, par exemple, pas de lien particulier entre des personnalités de gauche et des régimes de gauche ? M. Mélenchon a par exemple été accusé un jour, dans l’émission télévisée à grande audience de M. Frédéric Taddeï, de ne pas défendre le dalaï-lama parce qu’il était sous influence chinoise. Les forces ou les amis de M. Mélenchon sont-ils liés de près ou de loin à une influence postsoviétique ou bolivarienne ? Les membres du Rassemblement national ou de la droite souverainiste, régulièrement accusés d’être la voix de la Russie, le sont-ils vraiment ? Qu’en est-il des forces politiques accusées de représenter les Américains, les Anglais ou les Allemands ? Ces accusations ont-elles un fondement ? Surveillez-vous ces phénomènes, ou s’agit-il de polémiques électorales qui n’ont pas lieu d’inquiéter les Français ni notre commission ?

M. Nicolas Lerner. Je vous répondrai en quatre temps. Tout d’abord, il s’est produit dans le passé certaines affaires de notoriété publique, pour lesquelles je vous renvoie à l’excellent livre de trois anciens cadres de la DGSI ou de la DST, MM. Clair, Nart et Guérin, La DST sur le front de la guerre froide, sorti voilà quelques semaines, qui revient sur la conviction qu’avait à l’époque la DST que plusieurs ministres, anciens ministres ou parlementaires de renom étaient des agents de services étrangers. Quand nous parlons d’agents, cela signifie que ces personnes faisaient l’objet d’un traitement clandestin, c’est-à-dire qu’ils entretenaient avec des acteurs étrangers des relations occultes dont le ressort pouvait être soit financier, soit idéologique, par adhésion à un modèle. Plusieurs responsables politiques de premier plan ont donc ainsi entretenu, dans le passé, des relations clandestines avec des agents de renseignement. Il faut toutefois apporter une nuance, car la personne approchée peut être convaincue de parler avec un chef d’entreprise ou un diplomate – c’est la raison pour laquelle nous pratiquons la sensibilisation dès que nous détectons de tels cas –, mais elle peut aussi avoir pleinement conscience de parler à un agent de renseignement. Notre travail consiste donc à nous assurer que la personnalité concernée est au moins consciente de la qualité de la personne à qui elle parle, afin qu’elle ne puisse persévérer qu’en connaissance de cause.

Ensuite, il faut distinguer, dans les exemples que vous citez, ce qui relève de la rhétorique politique et ce qui relève d’une réalité relevant d’un travail de renseignement. C’est un argument du débat politique que de désigner l’adversaire comme la voix d’un pays étranger pour décrédibiliser ses arguments ou sa capacité à diriger un pays indépendant. J’ai donc la certitude qu’une partie de ces éléments, sinon la totalité, relève de la rhétorique politique.

Les choses sont parfois différentes dans certaines situations individuelles. Lorsque des élus se rendent dans le Donbass pour superviser des opérations électorales – ce qui est le cas depuis 2014, et non pas seulement depuis 2022 – et le font d’une manière pas toujours très assumée, il s’agit d’un niveau différent d’engagement ou d’adhésion à une idéologie politique. Accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance envers le pays concerné. Plusieurs parlementaires et anciens parlementaires européens ont eu, ces derniers temps, de tels comportements, et quelques élus ont manifestement entretenu des rapports de nature clandestine avec des services de renseignement. Ces cas individuels sont peu nombreux, mais des activités de ce type peuvent nous amener à rencontrer la personne concernée, comme je l’ai fait durant les quatre dernières années, pour la placer devant ses responsabilités, ce qui est aussi une forme de mise en garde pour le cas où ces relations perdureraient.

Enfin, il a pu arriver, très ponctuellement et dans des cas individuels, que nous suspections des liens d’allégeance financière. Les services spécialisés en sont alors saisis, car la DGSI n’a – logiquement – pas de compétence judiciaire en ce domaine, et je m’en satisfais d’ailleurs pleinement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous vous félicitez que votre périmètre de compétence n’inclue pas les investigations concernant les partis politiques. Je comprends votre raisonnement mais, sans qu’il soit question d’attenter à la liberté constitutionnelle des partis politiques, on peut très bien imaginer que l’un d’entre eux soit utilisé par une puissance étrangère comme outil d’ingérence. Il existe encore en France un parti communiste, qui entretenait des liens, dans le cadre d’une internationale communiste, avec un organe central en URSS. Ces liens sont historiquement établis et ne relèvent plus de la polémique ni de l’enquête. Personne ne contrôle-t-il donc le fait qu’un parti ait pu être naguère ou puisse être utilisé demain comme un organe d’ingérence organisée, d’autant plus dangereux qu’il est protégé par la Constitution ?

M. Nicolas Lerner. Même si nous n’avons pas, de par la loi, mission de travailler sur les partis politiques, je considère qu’aujourd’hui qu’aucun d’entre eux n’est à la main d’une puissance étrangère. Pour autant, lorsque nous constatons qu’un service ou un agent étranger, ou une structure liée à ce service étranger, s’intéresse à un acteur politique, nous sommes en posture de vigilance, parfois même aussi d’action ou d’interruption, et en tout cas de sensibilisation. Le point d’entrée n’est pas le parti – nous n’allons pas surveiller les partis pour nous assurer qu’ils n’ont pas de connexions avec l’étranger –, mais bien plutôt l’agent étranger lui-même, qui peut nous conduire à travailler sur un parti. En quatre ans et demi, je n’ai pas eu l’occasion de travailler sur un parti ou une organisation, mais il nous est arrivé de soupçonner que des individualités ou des élus d’un parti pouvaient être, à tout le moins, approchés par un service étranger.

Nous serions en revanche saisis judiciairement si nous détections des infractions susceptibles de relever de notre champ de compétence, c’est-à-dire définies par le livre IV du code pénal, telles que la trahison, l’espionnage, la compromission du secret, que la personne en cause soit ou non un élu. Si un comportement devait tomber sous le coup de la loi, il est évident que la DGSI aurait vocation à le réprimer, comme pour n’importe quel citoyen. Toutefois, lorsque nos investigations révèlent une suspicion de malversation ou d’allégeance de droit commun, voire de corruption de nature privée, ces délits sont traités par les services compétents.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Monsieur le directeur général, je vous remercie de cet exposé et félicite à travers vous les membres des services que vous dirigez pour leur travail et leur professionnalisme.

Nous avons beaucoup parlé de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine. Pourriez-vous évoquer les autres zones géographiques et les manœuvres engagées dans notre pays en termes d’influence, d’ingérence ou de tentatives d’imprégnation d’une partie de nos politiques publiques ?

M. Nicolas Lerner. J’ai, en effet, évoqué principalement la Chine et la Russie, car ces deux États sont ceux dont la politique est la plus aboutie en matière de renseignement. Il s’agit à la fois d’une politique d’influence, que je ne remets pas en cause, et d’une capacité d’espionnage et d’ingérence, ainsi que d’une maîtrise de l’outil cyber, qui est aujourd’hui la voie qu’emprunte une grande partie de l’espionnage. Ils ont également la capacité de mettre en œuvre une politique d’information ou de désinformation et leur conception de la démocratie leur inspire une tolérance assez faible envers les voix discordantes.

La DGSI est cependant attentive à toute forme d’ingérence étrangère ou d’espionnage, d’où qu’elle vienne. Je ne reviendrai pas sur la conception de l’organisation des cultes formulée par le ministre de l’intérieur, qui a conduit à la loi confortant le respect des principes de la République (CRPR), votée à l’été 2021, selon laquelle l’exercice d’un culte – quel qu’il soit – sur le territoire national doit respecter les règles et conditions fixées par la République française. La DGSI n’a pas compétence pour suivre les cultes du point de vue institutionnel – cette mission relève du renseignement territorial –, mais plutôt les financements étrangers susceptibles de bénéficier aux lieux de culte.

La loi CRPR n’introduit pas d’interdiction, mais une obligation de transparence, qui a conféré à la DGSI une accroche nouvelle consistant à mettre au jour et à, au besoin, entraver d’éventuels flux financiers. Pour la DGSI, plusieurs points de vigilance ou de préoccupation demeurent quant au financement de l’islam de France. Si un certain nombre d’États du Golfe et du Maghreb, amis de la France, ne mènent pas sur notre territoire une politique visant à déstabiliser les intérêts français, ils se sont historiquement efforcés de promouvoir les leurs et de défendre ce qu’ils considèrent être leurs diasporas vivant en France.

Dans un contexte marqué par la grande vigilance dont nous faisons preuve depuis deux ou trois ans et par les messages très clairs du Président de la République, notamment depuis l’assassinat de Samuel Paty à l’automne 2020, la DGSI ne détecte plus de financements étrangers significatifs et préoccupants en provenance de ces pays et les messages que nous recevons sont rassurants quant au respect de la législation française. Cela ne nous dispense pas, évidemment, de rester très vigilants face à d’éventuels contournements de la loi. Je n’ai pas cité la Turquie, grand État influent en Méditerranée, et partenaire essentiel et quotidien, dans mon domaine d’activité, pour la prévention de la menace terroriste. Je salue chaque fois que j’ai l’occasion de le faire le fonctionnement de notre partenariat avec l’État et les services turcs en matière de lutte antiterroriste, qu’il s’agisse de détection de Français rejoignant une zone de djihad – ce qui était le cas voilà trois ou quatre ans, mais plus guère aujourd’hui – ou, surtout désormais, de Français qui regagnent l’Europe en passant par la Turquie.

Dans le même temps, la Turquie poursuit une politique étrangère qui n’est pas toujours conforme à nos intérêts et attache un très grand intérêt à sa diaspora, dans laquelle elle intègre aussi bien des personnes françaises que turques ou d’origine turque. Une réforme électorale récente permet aux Turcs de l’étranger de voter aux élections nationales turques, ce qui peut donner lieu à des actions de communication, ce qui est légitime s’agissant d’électeurs, mais aussi de potentielle ingérence ou de contrôle, ce qui mérite attention. Or, pour nous, une personne vivant sur le territoire national ne doit être soumise qu’à la loi et aux règles de vie décidées par la France. Il y a donc là, bien évidemment, un point de vigilance.

C’est aussi le cas pour la rhétorique employée par certains organes et médias à l’égard de la France. Il ne s’agit pas ici de contester la liberté de la presse mais de rester très attentifs aux mensonges, informations déformées à dessein, dont certains peuvent avoir des conséquences sur la sécurité intérieure, comme cela a été le cas à l’automne 2020, lorsque certains ont massivement diffusé l’idée que la France serait islamophobe.

Quant à l’Iran, sa capacité à porter la menace au-delà de ses frontières est avérée. Les services de ce pays ont été à l’origine d’attentats sur notre sol dans les années 1980 et ont encore tenté d’en commettre un voilà quatre ans. Ils ont aussi attiré dans un piège un opposant qui résidait en France sous protection. Tout cela justifie la grande vigilance qui doit être celle d’un service intérieur comme la DGSI.

La protection contre l’espionnage et l’ingérence consiste aussi, parfois, à nous protéger contre nos partenaires les plus proches. Dans le monde de compétition et de confrontation que je décrivais – et où, d’ailleurs, la France elle-même n’est pas en reste –, ce peut en effet être le fait de très grandes puissances occidentales qui sont parmi nos meilleurs partenaires dans le domaine de la lutte antiterroriste. Le dynamisme économique et universitaire de notre pays, ainsi que sa recherche, suscitent évidemment l’intérêt de très grandes puissances démocratiques et il ne faut pas être naïf à cet égard. Toutefois, la France est, elle aussi, une grande puissance ; nos services de renseignement sont respectés et nous sommes en mesure de faire passer des messages parfois très clairs à nos amis lorsque nous estimons qu’un comportement contrevient à la bienséance ou aux lois de la République. Nous disons parfois très clairement et très fermement à nos meilleurs amis que nous n’acceptons pas l’ingérence ou l’espionnage économique.

Mme Anne Genetet. La circonscription dont je suis élue au titre des Français de l’étranger comprend la Russie, l’Ukraine, l’Iran, l’Inde, le Pakistan, la Chine… Monsieur le directeur général, je confirme que vos services sont très vigilants, puisqu’ils sont intervenus, lors de mon précédent mandat, pour m’informer que j’avais été l’objet d’une tentative d’approche, ce qui m’a permis de prendre les mesures qui s’imposaient. Du reste, les ambassadeurs de la Russie et de la Chine ne m’ont jamais invitée à leurs événements ni jamais contactée durant ce mandat : ils ont dû comprendre que je n’étais vraiment pas intéressante.

Le Kazakhstan est en train de nous approcher pour nous demander de venir surveiller les élections législatives auxquelles il va bientôt procéder. De fait, dans le contexte du conflit ukrainien, certains pays peuvent sembler intéressants. Étant également membre de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, je suis consciente du fait que les organes auxquels nous appartenons peuvent permettre de nous approcher différemment, hors du territoire français. La créativité en la matière n’a pas de limites.

Dès avant leur retraite, des chercheurs français sont attirés par les tapis rouges que déroulent devant eux certains pays étrangers. Habitant à Singapour, je suis témoin de situations très intéressantes, mais également embarrassantes, qui ne concernent du reste pas seulement la France mais aussi d’autres pays européens.

Comment faut-il, selon vous, renforcer encore la sensibilisation, la formation et l’information de nos élus et des partis politiques ? La question vaut aussi pour les entreprises. En effet, les cadres ne sont pas assez protégés. Ils peuvent faire l’objet d’une pression qui s’exerce par tous les moyens que vous avez décrits, ainsi que par l’extraterritorialité du droit et le lawfare pratiqué y compris par ceux que nous pensons être nos amis.

La lutte informationnelle est également nécessaire. Les représentations diplomatiques de certains pays sur notre sol sont très prolixes sur les réseaux sociaux, sous des formes parfois peu respectueuses de ce que nous sommes. Quels moyens déployez-vous pour contrer ces procédés ?

M. Nicolas Lerner. La question des chercheurs dépasse la compétence de la DGSI ; elle fait intervenir d’autres départements ministériels. Elle se pose cependant pour des domaines très sensibles et la manière dont se pose la coopération de brillants chercheurs, anciens des services régaliens avec certaines entreprises ou technologies étrangères mériterait sans doute d’être interrogée, même si l’approche d’un tel sujet et sa conciliation avec la liberté d’entreprendre sont très complexes. Ainsi, dans certains domaines comme le nucléaire et le militaire, il pourrait être pertinent d’évaluer le niveau de sensibilité des informations détenues par la personne, ou encore de fixer des délais, comme cela se fait en matière de conflits d’intérêts à l’occasion du départ vers une entreprise française, afin que ces informations deviennent obsolètes. C’est en tout cas un sujet de réflexion, certes complexe, mais qui me semble légitime. S’agissant de la sensibilisation, la meilleure manière de faire est le contact et la démultiplication. Pour la première fois, nous avons ainsi rencontré tous les membres des cabinets ministériels, en l’espace de trois mois, afin de les sensibiliser au risque numérique et téléphonique. Vous avez tous suivi le scandale récent lié au logiciel espion Pegasus de la société NSO, qui montre que certains États peuvent piéger vos téléphones de manière très simple. Si la France, pour sa propre action, agit dans un cadre légal strict, d’autres États ont moins de scrupule. La sensibilisation repose donc avant tout sur des contacts et des échanges.

J’ai souhaité également autoriser plus largement les services territoriaux à parler aux élus locaux. Nous en avons ressenti la nécessité ces derniers mois à propos, notamment, des équipementiers étrangers. Certains pays que nous avons cités s’intéressent beaucoup à l’échelon territorial. La démultiplication de nos services sera d’un grand bénéfice, d’une part parce qu’elle permet de sensibiliser dans un but préventif, d’autre part parce qu’une fois le contact établi, les élus n’hésiteront pas à reprendre contact avec le service lorsqu’ils seront eux-mêmes témoins de certains faits. Ainsi, il y a trois semaines, un député nous a contactés parce qu’il s’inquiétait pour un collègue dont il avait le sentiment qu’il n’était pas très bien renseigné sur les personnes qu’il rencontrait. Ce type de signalement est très important pour moi, sachant que notre but premier est de sensibiliser ; il est très rare d’en venir à la sanction. Rien ne remplacera le contact humain, raison pour laquelle nous devons nous démultiplier.

De plus, la DGSI dispose depuis juillet 2021 d’un site internet – elle n’en avait pas auparavant car, le contexte sécuritaire depuis 2015 étant celui que vous connaissez, mes prédécesseurs étaient mobilisés sur tout autre chose. Ce site internet est très tourné vers le serviciel : il permet de signaler un cas de radicalisation ou une approche, ou de poser une question quand on est un chef d’entreprise. Nous retirons un grand bénéfice de notre visibilité accrue et de la communication que nous effectuons à ce sujet.

Pendant les années 2015 à 2020, la DGSI s’occupait principalement de terrorisme, et cela reste malheureusement toujours le cas – nous serons très mobilisés sur ce sujet à l’approche des Jeux olympiques. Toutefois, si la menace terroriste demeure extrêmement élevée, celle que font peser les ingérences étrangères sur notre souveraineté à moyen terme n’est pas moins grave. Elle est simplement plus compliquée à caractériser et il est parfois difficile de convaincre, même si j’ai constaté que nos interlocuteurs étaient de moins en moins naïfs sur ce sujet. De plus, les services de renseignement doivent en parler sans stigmatiser tel ou tel pays, sans chercher à qualifier le comportement de tel ou tel État – je ne suis pas ministre des affaires étrangères. Certains services ou certains États ayant plus d’expérience en la matière peuvent nous montrer la voie. Une démarche comme la vôtre va dans le bon sens, à l’instar de celle du sénateur André Gattolin, dont le rapport d’information publié en 2021, Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques, contient des préconisations qui me paraissent pour l’essentiel fondées.

M. Laurent Esquenet-Goxes. En tant que membre de la mission d’information sur l’avenir de l’audiovisuel public, je m’intéresse particulièrement aux médias. Il serait très grave qu’un État étranger parvienne à contrôler ou à influencer un média d’importance. Avez-vous connaissance de telles tentatives ? Que savez-vous des soupçons d’ingérence concernant une chaîne d’information ?

M. Nicolas Lerner. Nous avons connaissance de l’intérêt d’États étrangers pour des structures médiatiques françaises, pour leur fonctionnement, leur actionnariat, leurs fragilités. Toutefois, je n’ai pas connaissance d’actions ou de manœuvres lancées par un État pour tenter de prendre le contrôle d’un groupe informationnel.

Toute prise de participation étrangère, même si elle est le fait d’un individu qui n’est pas directement lié à un État, devrait susciter notre attention. Des précédents ont existé en France, par exemple dans les années 1980-1990 avec un industriel privé italien. Au moment où je vous parle, je n’ai pas connaissance de telles manœuvres qui seraient pilotées par ou pour le compte d’un État étranger.

Mme Caroline Colombier. Pouvez-vous nous en dire plus sur les éventuelles opérations de surveillance et d’espionnage menées par le biais de Huawei ?

M. Nicolas Lerner. Je ne me prononcerai pas sur cette entreprise en particulier, si ce n’est en rappelant deux points.

Premier point, le Président de la République a proposé au Parlement d’adopter une posture de protection de notre souveraineté s’agissant de l’accès des entreprises étrangères, quelle que soient leur nationalité, à nos cœurs de réseaux de communication 5G, estimant qu’il n’était pas possible de confier ceux-ci à un opérateur étranger, quel qu’il soit. C’est une question de souveraineté : lorsque tout le monde s’entend bien, cela ne pose aucun problème, mais le jour où les relations se tendent, comme on l’a constaté après le déclenchement de la guerre en Ukraine– et il n’est pas impossible qu’elles se tendent aussi un jour frontalement sur la question taïwanaise –, on découvre à quel point nous sommes alors dépendants. La décision stratégique qui a été prise en 2019 était donc sage et pertinente.

Deuxième point, sur le plan juridique, l’entreprise que vous avez évoquée n’est pas soumise à une interdiction de commercer et de soumissionner en France. Notre responsabilité est d’appeler l’attention de ceux qui peuvent être amenés à contractualiser avec des entreprises étrangères sur les liens qu’elles entretiennent avec l’État dont elles dépendent et sur les risques potentiels auxquels ils s’exposent à court ou moyen terme – captation, transfert de compétences et de savoir-faire –, sachant que c’est ensuite au chef d’entreprise, et à lui seul, de prendre sa décision.

Mme Anne Genetet. Les Britanniques n’accordent pas de licence de diffusion sur leur territoire dès lors que le média est financé par un parti politique étranger. Pensez-vous qu’il serait pertinent d’adopter la même disposition en France ?

M. Nicolas Lerner. Je ne suis pas un spécialiste du droit des médias mais l’Union européenne a réussi, dans une circonstance exceptionnelle, à trouver les voies de droit lui permettant de faire cesser l’activité de deux chaînes de propagande, RT et Sputnik. Il a fallu les événements que l’on connaît pour pouvoir intervenir. Cela peut nous amener à nous interroger sur notre cadre juridique, qui devrait autoriser le régulateur à intervenir au-delà de ses prérogatives habituelles lorsque les sanctions sont insuffisantes et que l’interdiction d’un média servant clairement et exclusivement d’outil de propagande devient nécessaire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors de la précédente législature, Le Monde avait consacré un article à M. Buon Tan, alors député de Paris. L’article faisait état d’une « note de renseignement », rédigée par on ne sait quels services. Dans ce cas particulier, y a-t-il eu une faille, ou bien peut-on considérer que ce n’est pas le cas puisque le problème avait été identifié ? Cela illustre-t-il un manque de vigilance ou au contraire le succès des dispositifs ? Quelles leçons la commission peut-elle tirer de ce cas d’espèce ?

M. Nicolas Lerner. Je ne répondrai évidemment pas sur ce cas particulier. Je m’en tiendrai à la typologie que j’évoquais tout à l’heure : où place-t-on la limite entre un parlementaire qui assume publiquement une proximité avec un pays, voire une forme d’allégeance idéologique à un modèle étranger, et un parlementaire qui entretient des liens conscients – la nuance est là – avec un appareil de propagande ou de renseignement étranger ? J’estime que lorsqu’un parlementaire a conscience qu’il fait l’objet d’une influence de la part d’une telle structure sans en tirer de conséquence, on franchit un cap dans les faits qui peuvent lui être reprochés – mais je ne prononcerai pas sur la situation que vous avez évoquée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce qui m’interpelle, dans votre réponse, c’est votre référence à l’adhésion à un modèle étranger : les élus de la République française sont soumis au respect de la Constitution, notamment de la forme républicaine de notre régime. J’entends ce que vous dites mais, selon moi, il est problématique qu’un député de la République française n’adhère pas aux valeurs de la Constitution.

M. Nicolas Lerner. Je ne parlais pas d’une adhésion aux valeurs – je partage entièrement votre point de vue sur ce point – mais cela ne me choquerait pas qu’un élu estime que le modèle vers lequel doit tendre la France est le modèle danois, italien ou américain, dès lors que c’est assumé comme tel. En revanche, un élu qui serait aux mains de certaines structures et qui tiendrait, sur sollicitation, certaines positions serait soumis à une action d’ingérence étrangère, celle-ci étant définie comme la capacité d’influencer la prise de décision pour la rendre conforme aux intérêts d’un État. Il nous est arrivé dans le passé, au vu des positions défendues par un parlementaire, de suspecter son instrumentalisation par un État étranger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La nuance est importante. Pour ma part, le seul modèle auquel je fais parfois référence est le modèle suisse : je ne pense pas qu’il soit incompatible avec les valeurs de la Constitution française, contrairement aux modèles russe ou chinois. Les élus ne prêtent pas serment de respecter la Constitution : il faudrait peut-être y réfléchir – cela existe dans d’autres démocraties et n’a rien de scandaleux –, tout comme l’on pourrait envisager de déchoir des élus qui font allégeance à des régimes hostiles. Ce n’est pas la même chose que de trouver le Danemark sympathique ou de faire des voyages au Mexique.

M. Nicolas Lerner. Vous situez bien le problème : quelqu’un qui, de manière publique, prêterait allégeance ou reconnaîtrait la supériorité de tel ou tel modèle et serait transparent sur ses liens avec un État étranger, ne serait plus un sujet pour un service de renseignement. L’objectif de celui-ci est de détecter si, dans les prises de position de tel ou tel, une puissance étrangère agit en sous-main. Je fais donc une différence entre un élu qui, de manière assumée et transparente, défend la position d’un État étranger, parfois contre ses collègues, et un autre qui le fait en étant alimenté en arguments et parfois plus.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il y a non seulement l’allégeance ou l’adhésion à un modèle politique ou de société, mais aussi les déclarations d’admiration pour tel ou tel leader : tout cela n’est jamais anecdotique quand on est un responsable politique français. Mais c’est tout l’art de la nuance, qu’il faut continuer à pratiquer.

Vous disiez que la vigilance et la culture de l’extrême attention au risque d’ingérence étrangère n’étaient pas toujours pleinement partagées au niveau européen et parmi nos partenaires étrangers. Il existe des divergences politiques et idéologiques fortes, par exemple concernant le régime russe. De même, la culture du renseignement n’est pas identique partout. Vous semble-t-il utile de continuer à encourager les alliés européens à partager le même devoir de vigilance ? Les ingérences étrangères et la guerre informationnelle ne s’arrêtent en effet jamais aux frontières, et l’on sait qu’il existe des maillons faibles, s’agissant par exemple des nouvelles routes de la soie.

M. Nicolas Lerner. Les crises et les événements que nous vivons depuis quelques années ont provoqué une prise de conscience très nette. Je me réjouis des travaux très approfondis menés par la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, présidée par M. Glucksmann. Le Parlement européen travaille sur ce sujet depuis la révélation des affaires NSO-Pegasus. En outre, des procédures judiciaires sont en cours. Tout cela a conduit à une véritable prise de conscience et à une réelle volonté de progresser de nos contacts, à savoir les instances de sécurité de la Commission, du Parlement et du Conseil – chaque organe disposant de son propre service de sécurité, ce qui nécessite une étroite coopération entre eux.

Deux axes de travail se présentent à nous. Le premier concerne la manière dont les services de renseignement intérieur se sont structurés. Avant de parler à l’Europe, il faut d’abord être capable de parler d’une seule voix, ce qui n’est pas toujours simple quand on est un service de renseignement. Nous avons créé, au cours des deux dernières années, un véhicule qui permet à la communauté des services de renseignement intérieur de parler aux instances de l’Union européenne. Tous les services européens ont ainsi diffusé, par exemple, une analyse commune portant sur les conséquences sécuritaires à moyen terme pour l’Europe de l’intervention en Ukraine. Nous l’avons partagée avec l’Union européenne, considérant qu’elle a à connaître de ces sujets.

Le deuxième axe porte sur les questions sécuritaires. Si la Commission, par le biais de la direction générale de la migration et des affaires intérieures (DG Home) et grâce à une commissaire européenne dont je salue l’action, prête une oreille très attentive à ces sujets, nous avons parfois plus de mal à expliquer notre travail et la réalité des menaces à d’autres instances. Dans le contexte international, il me semblerait intéressant de disposer au Parlement européen d’élus particulièrement impliqués sur les questions de sécurité, sous toutes ses formes, et structurés autour de cette problématique. C’est un sujet de réflexion que je me permets de partager même s’il ne relève bien sûr pas de mes attributions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les conditions du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, en 2014, ont donné lieu à de nombreux débats. Des experts de tous ordres ont estimé que la France ne disposait pas de moyens d’intelligence économique suffisamment développés pour faire face aux menaces existantes. Un ressortissant français a été détenu, pour ne pas dire retenu en otage par les Américains car il était accusé d’avoir été au courant d’un contrat conclu avec des Japonais en Indonésie qui n’était pas conforme aux normes américaines. Alors que la sécurité intérieure des États-Unis était loin d’être menacée, il a été envoyé dans une prison de haute sécurité avec des terroristes et des meurtriers. M. Montebourg, alors ministre, a vaguement écrit dans des ouvrages qu’il ne trouvait pas cela normal mais il ne s’est jamais rien passé : personne n’est intervenu pour le sauver, ou pas de manière utile puisque ce Français a effectué sa peine. Dans ce contexte économique particulier, des décideurs français ont subi une influence étrangère.

À partir de cet exemple, qui a eu des conséquences certaines, la doctrine de la DGSI sur l’intelligence économique a-t-elle changé ? Les ingérences en cas de conflits territoriaux, sont connues mais on en parle moins s’agissant des décisions prises en matière économique. Cet aspect fait-il désormais l’objet d’une surveillance ? Je rappelle qu’un ancien Premier ministre, en pleine campagne présidentielle, a démissionné de deux conseils d’administration d’entreprises russes.

M. Nicolas Lerner. Le domaine du renseignement économique a très significativement progressé en quatre ans et demi : c’est la fin de la naïveté. Il s’est développé selon deux axes.

Premier axe, à la demande du président de la République, les services de renseignement se sont structurés à partir d’une exigence : être orientés sur les sujets d’intérêt et de préoccupation de nos autorités. Ce n’était pas suffisamment le cas il y a quatre ou cinq ans : le lien avec Bercy n’était pas satisfaisant, les services suivaient les entreprises sans savoir si c’était stratégique ou non. Désormais, et sans entrer dans le détail, un ensemble de dispositifs classifiés permet à l’autorité politique ou économique de nous signaler les secteurs et les entreprises à risque ou sensibles sur lesquels elle nous demande de faire preuve d’une particulière vigilance.

Deuxième axe, le renforcement des services, aussi bien quantitatif que qualitatif, depuis 2014. Les sujets que vous évoquez étant complexes – ingérences étrangères, lawfare… –, nous nous sommes ouverts à des profils spécifiques – juristes, avocats, diplômés d’écoles de commerce, etc. En outre, j’ai souhaité que l’on multiplie les contacts au bon niveau dans les entreprises. S’il est essentiel de maintenir des liens avec les patrons de la sécurité ou de la sûreté, nous avons également ressenti le besoin de nous rapprocher de ceux qui connaissent les menaces pesant sur l’entreprise : les patrons de la stratégie, de la compliance, des affaires juridiques, des finances, etc.

Nous avons renforcé nos liens avec la DGSE, direction générale des entreprises (DGE) et le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE). Pour faire face à ces menaces de déstabilisation économique, la loi nous autorise à déployer des moyens intrusifs. L’ensemble de ces facteurs me conduit à penser que nous sommes beaucoup mieux positionnés et armés que par le passé pour détecter les menaces et les anticiper.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai été saisi par le témoignage du directeur de l’Agence française anticorruption, qui s’inquiétait des risques d’influence sur les élus locaux. Avez-vous les moyens de les surveiller, sachant qu’ils sont très nombreux ? N’est-ce pas une zone de faiblesse ? Existe-t-il des menaces hybrides, qui pourraient émaner d’États mais aussi de mouvements religieux comme l’internationale islamiste ou le frérisme ? Y a-t-il des influences, voire des tentatives de sédition intérieure dirigées contre des élus locaux ou visant à en faire élire ? Une fois en place, ceux-ci ne risquent-ils pas de répandre des doctrines venues de l’étranger ?

M. Nicolas Lerner. Les élus locaux étant décisionnaires du point de vue économique et financier et pouvant engager une part de la souveraineté, ils constituent en effet des cibles. Je considère que notre mission consiste aussi à leur parler et à les sensibiliser. Nous devons accroître notre présence, tant pour assurer une surveillance que pour multiplier les messages de vigilance à l’encontre de tel ou tel comportement venant de l’étranger.

Concernant le séparatisme islamiste, nous faisons le constat, croissant depuis trois ans, que la menace terroriste visant le territoire national est, pour une part importante, le résultat d’un creuset idéologique séparatiste. Il n’y a pas un auteur d’attentat terroriste qui n’ait été, à un moment ou à un autre, en contact avec une forme de propagande ou d’idéologie djihadiste, certes, mais le passage à l’acte est aussi en grande partie le résultat d’une idéologie séparatiste – plutôt qu’à une propagande terroriste directe – qui conduit à se persuader que la France est ennemie de l’islam et qu’il est donc légitime de la frapper. C’est, schématiquement, ce que Gilles Kepel appelle le djihadisme d’atmosphère.

C’est un sujet de préoccupation pour la DGSI, qui est présente dans toutes les structures de détection des comportements séparatistes, comme les CLIR (cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire). Cela n’allait pas de soi : il y a encore deux ou trois ans, on pouvait se demander si c’était bien son rôle, en comparaison avec d’autres services de renseignement. La réponse est évidemment oui car ces comportements séparatistes, au-delà de leurs conséquences très dangereuses pour le « vivre ensemble » et la République, peuvent aussi engendrer un risque de passage à l’acte violent.

La permissivité ou la tolérance d’un certain nombre d’élus à l’égard de ce courant de pensée, tant par facilité que par intérêt électoral, a été documentée. Je ne dirai pas qu’il existe un risque de basculement de communes entières, mais le comportement de ces élus de la République doit être détecté et donner lieu à une action de la part de l’État – réactions publiques, mises en garde… C’est le travail de la DGSI, des renseignements territoriaux et des préfets.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma dernière question porte sur un sujet sans commune mesure avec ce que l’on a évoqué, et qui n’a pas les mêmes conséquences pour la sécurité publique et la République. Il y a plusieurs années, après le 11 septembre, l’ambassade des États-Unis a lancé des programmes d’influence et d’échanges dans les banlieues, tels Young Leaders, afin de promouvoir les valeurs américaines ; il s’agissait notamment, à l’époque, de la laïcité et du multiculturalisme ; aujourd’hui, de nouvelles valeurs, comme le wokisme, sont mises en avant. On en perçoit les effets dans la production artistique de ces territoires : les rappeurs et les influenceurs parlent de l’histoire américaine, évoquant des ratonnades, des pauvres gens pendus à des arbres, des lois ségrégationnistes épouvantables, tous ces événements s’étant déroulés dans le sud des États-Unis et non sur le territoire hexagonal – on se demande parfois s’ils connaissent leur propre histoire. Cette influence s’étend jusqu’à des élus municipaux. La DGSI est-elle attentive à ces ingérences culturelles qui se manifestent sur les réseaux sociaux – mais pas seulement – et qui prennent des proportions importantes ?

M. Nicolas Lerner. Il y a tout de même eu, malheureusement, des comportements et des violences à caractère raciste ces dernières années sur le territoire national, même si cela ne fut pas réalisé dans les mêmes proportions qu’aux États-Unis ni d’une manière structurée, comme ce fut le cas dans ce pays. Il y a eu et il existe encore de trop nombreuses agressions racistes en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas eu d’actes racistes sur le territoire français. Je parle d’un phénomène légal de ségrégation, c’est-à-dire des lois ségrégationnistes et des mouvements tolérés par les États confédérés américains qui ont conduit à des ratonnades de grande envergure, à des persécutions de personnes noires, à la séparation physique entre personnes en fonction de la couleur de leur peau. Je parle du mouvement volontaire d’un État ou d’une collectivité contre sa propre population.

M. Nicolas Lerner. Nous suivons ce phénomène et nous le documentons parce que ce n’est pas neutre. C’est un substrat potentiellement intéressant, qui mérite notre attention. Le fait pour un pays de vanter sa culture ou son modèle d’ascension sociale constitue-t-il de l’influence ou de l’ingérence ? La DGSI considère qu’il s’agit d’actions d’influence qu’il est intéressant de suivre mais à l’égard desquelles ses marges de manœuvre légales sont très réduites. Cela relève plutôt, à mon sens, du débat public. On atteint là les limites de ce que peut faire un service de renseignement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé ainsi que pour la précision et la qualité de vos réponses. Je remercie également tous les agents de vos services pour leur engagement pour notre pays, notre sécurité collective et nos valeurs.


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10.   Audition, à huis clos, de M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin (ministère de l’économie et des finances) (9 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nos deux auditions de la journée seront consacrées aux circuits financiers illégaux que des puissances étrangères ou des groupes transnationaux pourraient utiliser pour commettre leurs méfaits. Les financements illégaux peuvent servir l’ingérence ; l’ingérence peut, au rebours, avoir pour finalité de créer des circuits financiers opaques au profit d’entités extérieures criminelles ou étatiques.

Nous recevons ce matin M. Guillaume Valette-Valla, directeur du service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins, plus connu sous le nom de Tracfin. Comme pour les autres acteurs de la communauté du renseignement, cette audition se déroule à huis clos. Elle fera l’objet d’un compte rendu qui pourra être publié sous le contrôle de M. Valette-Valla. Je rappelle à tous l’obligation de discrétion à laquelle nous sommes tenus concernant les informations qui seront apportées au cours de cette réunion.

Monsieur le directeur, je vous remercie d’être venu répondre à nos questions. Tracfin est le bras armé du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dans la lutte contre la fraude financière. Notre commission d’enquête voulait donc vous entendre pour disposer d’un tableau précis des techniques et des moyens que des puissances étrangères ou des groupes transnationaux peuvent utiliser, directement ou indirectement, pour attenter à nos intérêts. Nous souhaitons aussi savoir si vous estimez suffisants et pertinents les moyens dont dispose votre service ou si notre commission devrait proposer que des moyens supplémentaires vous soient alloués.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guillaume Valette-Valla prête serment.)

M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin. Les stratégies d’influence et d’ingérence sont nécessairement financées par des sommes, petites et grandes, et le service chargé du renseignement financier rattaché au ministre de l’économie et des finances dispose à cet égard de ses propres sources d’information grâce aux déclarations de soupçon adressées par les professionnels financiers et non financiers assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Connaître l’action que nous menons est donc intéressant pour nourrir votre réflexion sur l’évaluation des menaces et les moyens d’y remédier ou de les entraver.

Certains cas rapportés par la presse entrent directement dans le champ de votre commission d’enquête : le « Fifagate », avec la procédure ouverte par le ministère de la justice des États-Unis au sujet de l’ingérence et de l’influence exercées par certains pays telle la Fédération de Russie pour se voir attribuer l’organisation de la Coupe du monde ; plus récemment, le « Qatargate » au sein du Parlement européen, qui a conduit à des opérations des services de renseignement financier et de l’autorité judiciaire belges ; mais aussi, en 2019, des opérations d’influence et d’ingérence chinoises visant à entraver le déroulement démocratique des élections fédérales au Canada. Ces exemples d’interventions extranationales illustrent la prégnance de l’ingérence et de l’influence. Tracfin, service de renseignement de Bercy, appréhende cette question de façon opérationnelle et conduit ses investigations en application des codes qui régissent son activité : le code de la sécurité intérieure et surtout le code monétaire et financier, qui nous donne des prérogatives particulières.

La menace, pour ce qui concerne l’objet de votre commission d’enquête, a désormais un caractère hybride, s’agissant notamment des véhicules juridiques ou financiers utilisés par les États et par des puissances étrangères directement ou indirectement liées à leurs gouvernements. On voit une manifestation de cette évolution dans l’affaire judiciarisée en Belgique, qui met en cause le Qatar par le biais d’organisations non gouvernementales (ONG) qui auraient en France le statut d’associations loi de 1901. L’hybridité de la menace tient aussi à la diversité des techniques utilisées. Cela explique que Tracfin, service de renseignement financier, a pour spécificité la technicité, fondée sur une maîtrise du droit et du chiffre, de ses collaborateurs, qui n’œuvrent pas sur le terrain ; c’est ce qui nous distingue des autres services de renseignement.

Le droit lui-même peut désormais être un instrument d’influence et parfois d’ingérence ; en l’espèce, on ne parle plus de puissances orientales mais de grandes puissances qui, de l’autre côté d’un grand océan, essaient d’appliquer leur législation extra territorialement, tout particulièrement en matière de probité et de lutte contre la corruption. Notre service a contribué, avec d’autres, à tenter d’entraver ces ingérences pour protéger certains de nos concitoyens et certaines de nos entreprises, qu’elles opèrent en France ou à l’étranger.

Par son fondement juridique de Tracfin, petit service qui compte 200 collaborateurs, a une double nature. En sa qualité de service de renseignement, notre direction a des missions précisément définies par les textes ; elles impliquent que l’ensemble des collaborateurs du service sont habilités par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Nous sommes soumis à des secrets, et nous rendons compte à la délégation parlementaire au renseignement. Mes propos seront donc nécessairement prudents et limités aujourd’hui pour garantir les secrets auxquels notre action directe ou celles de nos partenaires nationaux sont attachées, mais nous en rendrons évidemment compte à l’instance qui nous contrôle, comme il est indispensable dans une démocratie.

Nous avons rejoint la communauté du renseignement sur décision du premier coordonnateur national du renseignement en raison de notre capacité à détecter les flux financiers abondant les opérations terroristes qui menaçaient nos intérêts vitaux. Nous sommes, depuis lors, un service de renseignement du premier cercle, particulièrement pour ce qui concerne l’ingérence.

L’ingérence est, pour nous, le noyau dur des phénomènes concentriques qu’embrasse votre commission, puisqu’on parle de tentatives de pénétration agressives, parfois clandestines, de puissances étrangères  sachant que dans le cercle des États il n’y a pas d’amis mais seulement des intérêts, et cela vaut même pour ceux qui sont réunis au sein d’organes supranationaux dans lesquels la France est engagée depuis plusieurs décennies sur le continent européen.

Soit directement, soit en partenariat avec la DGSI, nous traitons de trois thématiques. La première est l’ingérence économique, à laquelle j’ai fait allusion en évoquant les entraves mises à l’application en France du principe de l’extraterritorialité des lois américaines. Nous avons signalé un certain nombre de dossiers à ce sujet au procureur de la République financier. Il vous en parlera peut-être plus aisément que moi, qui suis soumis au secret des enquêtes que le Parquet national financier peut diligenter sur le fondement des signalements de Tracfin, particulièrement sur ce thème.

Nous traitons aussi de l’ingérence visant différents cercles de décision français. Nous ne sommes pas en première ligne puisque le contre-espionnage ou la lutte contre cette forme d’ingérence a été historiquement le travail de feue la direction de la surveillance du territoire et aujourd’hui de la DGSI. Mais Tracfin, par ses capacités de détection de vecteurs financiers, est susceptible de signaler à ses partenaires des dossiers pouvant illustrer cette ingérence. Trop souvent, la presse se focalise sur l’ingérence visant des élus nationaux ou locaux, mais des affaires récentes intéressant des organisations multilatérales, par exemple en matière d’investissement, doivent aussi appeler l’attention sur les agents publics titulaires non élus. C’est un de nos axes de travail.

Notre troisième axe de travail concerne l’ingérence dite cultuelle. Tracfin a fait état, dans ses rapports publics, de certaines actions menées à ce sujet. Parfois, les chefs des services de renseignement tendent, si je puis dire, à voir le verre négativement plein en ce domaine, jugeant la menace croissante et hybridée. Or la législation récente, notamment la loi confortant le respect des principes de la République adoptée le 24 août 2021, a eu un effet massif et, de notre point de vue, très positif : concrètement, la détection par notre service de financements étrangers d’associations cultuelles radicalisées s’est très fortement réduite.

Voilà ce qu’il en est de la mission la plus récente de Tracfin. Nous en avons une autre, celle pour laquelle le service a été créé : Tracfin est une cellule de renseignement financier au sens du code monétaire et financier. Je décrirai notre activité à ce titre en vous disant, pour commencer, ce que nous ne sommes pas. D’abord, nous ne sommes pas un service du ministère de la justice et ne travaillons pour des enquêtes diligentées par des juges d’instruction ou des procureurs, qui disposent pour ce faire des services de gendarmerie et de police. Ensuite, nous ne travaillons pas d’initiative. Cette précision importante doit être gardée à l’esprit pour comprendre ce que la législation nous autorise et ne nous autorise pas à faire : puisque, juridiquement, nous ne pouvons travailler que si nous avons une information en base, nous ne fondons nos travaux ni sur les déclarations de lanceurs d’alerte ni sur des articles de presse.

Quelles sont les informations de Tracfin en base ? Tracfin est nourri par les déclarations de soupçon reçues des 200 000 déclarants de France, qui représentent quarante-huit professions hétérogènes, par exemple les agents sportifs – ce qui est très intéressant pour traiter de sujets tels que le Fifagate – et surtout les professions du chiffre et du droit, soit, pour plus de 90 %, les établissements financiers et les banques.

Pour les PPE, tels les députés ou certains fonctionnaires figurant sur la liste établie par le droit communautaire et reprise en France, ces établissements doivent faire preuve d’une particulière vigilance. Cela signifie que lorsque des opérations à leurs yeux suspectes interviennent au débit ou au crédit d’un compte de l’une de ces personnes, ou lorsqu’elles procèdent à des achats de biens immobiliers ou matériels, le conseiller clientèle de la banque, le notaire chargé de conclure l’opération, l’avocat qui conseille demanderont à leur client, parce que cela s’impose à eux, de justifier l’identité du cocontractant ou la nature de la prestation effectuée. Il résulte de cette obligation légale que nous recevons chaque année plus de 160 000 déclarations de soupçon. Il nous revient alors soit de lever le soupçon de blanchiment, soit de confirmer qu’une infraction a été commise : abus de bien sociaux lorsqu’il s’agit d’un dirigeant d’entreprise, abus de confiance s’il s’agit d’une association loi de 1901. Nous sommes tenus d’agir sur le fondement de déclarations de soupçon ; il y a là une forte limite à l’action du service.

Il en est une autre : à la différence d’autres directions, Tracfin travaille en chambre. Nous ne sommes pas sur le terrain, nous n’interrogeons jamais aucune des personnes suspectées par une banque d’avoir commis une infraction, nous ne plaçons personne en garde à vue. Nos procédures sont secrètes, et nous nous enorgueillissons que pas une fois en plus de trois décennies d’histoire du service une déclaration de soupçon n’ait été rendue publique. C’est une garantie précieuse pour deux raisons. D’une part, ce partenariat public-privé sui generis entre les banques et la cellule de renseignement financier, en France comme partout dans le monde, implique la confiance des déclarants. D’autre part, il ne s’agit que de bribes de soupçons, et l’entité publique que nous sommes se doit d’éviter de participer à l’avènement d’une société du soupçon généralisé en rendant publique sa banque de données. Nous essayons par tous les moyens, juridiques et de conviction, d’appeler l’attention sur le fait que les déclarations qui nous sont faites ne constituent qu’une banque de soupçons – pas plus, pas moins.

C’est donc sur la base des déclarations de soupçon reçues de professionnels en France et d’informations émanant de nos homologues étrangers que nous sommes susceptibles de lancer des investigations.

Nous recevons quelque 165 000 déclarations par an et, toutes vérifications faites, nous adressons plus de 3 000 notes d’information et de renseignement aux administrations et aux services partenaires, dont, selon les années, 500 à 600 signalements à l’autorité judiciaire, notamment le Parquet national financier et le Parquet national antiterroriste, en suggérant des entraves judiciaires aux agissements constatés.

Tracfin sert la communauté du renseignement, et fait des signalements au Parquet national financier lorsqu’il l’estime nécessaire après analyse, enrichissement, croisement des données en sa possession, exercice de ses droits de communication, interrogation de ses partenaires à l’étranger. Même s’il y a moins de transactions en espèces aujourd’hui, le fait que Tracfin suive les flux financiers à travers la planète, notamment dans les juridictions les moins coopératives, est utile à l’écosystème administratif en matière d’atteintes à la probité. Les investigations de Tracfin sont à l’origine, selon les années, de 15 % à 20 % des dénonciations de corruption d’agents publics à l’étranger ; notre contribution est donc substantielle.

Sur le plan national, notre activité est constante mais le nombre d’affaires est très faible. Je l’ai dit, de 165 000 déclarations de soupçon annuelles résultent quelque 3 000 notes dont 500 signalements à l’autorité judiciaire – dont 16 signalements pour des faits de corruption en 2021, 18 en 2020, 11 en 2019. Il faut donc ramener ce sujet à sa juste proportion et je ne décrirai pas la menace corruptive comme virulente. Avons-nous observé, ou nos déclarants ont-ils observé, des ingérences brutales d’un pays étranger visant à corrompre un élu ou un haut fonctionnaire – par exemple, un virement de la banque centrale de Russie ou d’une banque liée à l’État russe vers le compte d’un élu ou d’un agent public ? Jamais.

Avons-nous été amenés, au cours des quinze dernières années, à signaler à la justice des versements qui nous paraissaient provenir d’entités liées, directement ou indirectement, à des pays étrangers ? Oui, mais dans un nombre de cas infinitésimal, et sans que nous ayons juridiquement les moyens de dire s’il s’agissait d’ingérence ou de transactions commerciales habituelles – des cessions de créances, par exemple, lorsqu’il s’agit de personnes morales liées au financement de la vie politique.

Enfin, notre service a aussi pour tâche de détecter le financement étranger des lieux de culte. Je vois que vous avez notre rapport d’activité sous les yeux, madame la rapporteure. Vous y aurez lu, page 77, la description d’un cas d’ingérence manifeste. Le service a détecté, puis dénoncé à ses partenaires administratifs compétents, le financement – en cascade opacifiée pour masquer l’identité du donneur d’ordre –, par la représentation diplomatique en France d’une puissance méditerranéenne, d’une association cultuelle qui elle-même finançait un groupe scolaire attentivement suivi par les services en raison de son manque de respect des principes républicains. Dans ce cas précis, nous avons détecté l’ingérence étrangère et avons permis, avec les autres services compétents, de l’entraver.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué ne pouvoir utiliser ni les articles de presse ni, contrairement à vos collègues américains, les renseignements donnés par les lanceurs d’alerte. Ressentez-vous cet empêchement juridique comme un manque pour votre service ? Pouvoir agir en prenant pour base les déclarations de lanceurs d’alerte vous serait-il utile ? Je ne parle pas de zozos racontant n’importe quoi dans des lettres anonymes mais de gens sérieux, ayant travaillé dans une banque, une organisation ou le milieu politique. Quelles informations vous permettent de lancer une investigation ?

M. Guillaume Valette-Valla. Vous l’avez compris, les modalités de travail que j’ai décrites concernent uniquement le volet anti-blanchiment de notre activité datant de la création du service ; pour celle de nos missions qui date de 2008, les modalités de coopération, de requête, d’interconnexion des systèmes d’information des services de renseignement du premier cercle font l’objet d’un contrôle par ailleurs.

Le décret du 9 mai 1990 a créé une cellule de renseignement financier au sens juridique du terme. Dans ce cadre, le processus repose d’abord sur un partenariat public-privé. Quarante-huit professions dont, bien sûr, les professions bancaires, jugées par nos pairs étrangers très accomplies dans leur appréciation des risques, établissent une cartographie des risques en fonction des zones géographiques et des opérations visées, selon qu’il s’agit, par exemple, de blanchiment par le jeu dans les casinos ou d’achats d’assurance vie à la Caisse d’épargne par certains vecteurs. En bref, toutes sortes de paramètres sont intégrés dans les systèmes d’information des directions de la conformité des grandes banques et des grandes compagnies d’assurances, qui génèrent, automatiquement ou avec le concours de salariés de ces directions, les déclarations de soupçon que nous recevons en très grand nombre.

Nous recevons également chaque année environ 3 000 informations de soupçon provenant des autres administrations : signalement de l’administration fiscale qui a eu connaissance d’un avoir bancaire non déclaré à l’étranger, signalement d’un préfet… Ainsi, le Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie nous a récemment signalé des propositions suspectes de placements à Nouméa par des financiers selon lui liés à la Chine.

Sur la base de cette très importante masse de données, fruit de ces deux types d’informations, intégrée dans notre système d’information lui-même auditable par nos pairs, nous engageons nos enquêtes. Elles s’ouvrent toutes par le numéro d’enregistrement de la déclaration de soupçon ou de l’information de soupçon issue du signalement d’une administration ou d’une cellule sœur étrangère. Ce préalable a toujours fermé la porte à d’autres sources d’information. C’est la position traditionnelle du service de refuser d’intégrer des informations provenant de la presse ou des lanceurs d’alerte, et nous ne revendiquons pas d’extension parce que nous ne voulons pas que notre base de données soit « polluée » par des informations de différentes natures.

Les déclarations de soupçon transmises à Tracfin représentent un coût pour l’industrie financière, les avocats, les notaires, qui passent du temps à rédiger les documents requis. L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, institution dépendant de la Banque de France, contrôle la juste application par les banques de leurs obligations de déclaration, sous la menace de sanctions disciplinaires ou financières très fortes ; cela a un coût. Il en va de même pour les organes de contrôle propres aux autres professions assujetties, qui vérifient la bonne application de l’obligation de déclaration à Tracfin, sur la base des informations dont dispose le conseiller clientèle ou le notaire qui va opérer, de ce qui n’est qu’un soupçon – mais ce soupçon n’est pas une information sans conséquence, puisqu’il est auditable. Notre situation ne serait pas la même si nous devions intégrer dans notre banque de données les informations provenant de lanceurs d’alerte dont nous n’avons ni le temps, ni les ressources, ni les moyens juridiques de qualifier le propos.

Cela dit, nous travaillons en chambre mais pas dans un bunker ; nous consultons évidemment les sources ouvertes et prenons en considération les délits dévoilés. Nous avons bien entendu travaillé sur les diverses fuites d’informations – leaks –, mais nous n’allons pas les chercher. À mon sens, cette passivité doit être maintenue pour garantir la qualité de la base de données de Tracfin et la qualité des informations que nous adressons à nos interlocuteurs, qui ne sont pas du recyclage de produits journalistiques. C’est ainsi, je pense, que le perçoivent nos partenaires, dont l’un de nos grands « clients finaux », le procureur national financier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Soit. Cependant, on peut penser que les branches professionnelles ne font peut-être pas toutes les déclarations de soupçon qui devraient être faites, soit en raison de conflit d’intérêts, soit qu’une faute pénale ou une erreur interne grave ait été commise – on en a vu lors de la crise financière et, aux États-Unis notamment, des lanceurs d’alerte salariés de banques ont fait des déclarations très utiles. J’entends vos arguments, mais que se passerait-il si vous aviez plus de moyens ? Deux cents agents traitent 165 000 déclarations de soupçon et rédigent 3 000 notes et de 300 à 500 signalements chaque année ; pour le profane, la charge de travail semble considérable. Si vous disposiez de moyens financiers et humains supplémentaires, votre position sur les lanceurs d’alerte serait-elle la même ou cela vous permettrait-il d’ouvrir votre champ d’investigation, tout en restant passifs puisque vous n’iriez pas plus démarcher que vous ne le faites à présent ?

M. Guillaume Valette-Valla. Tout directeur d’administration ne peut qu’accueillir favorablement la perspective d’une recommandation parlementaire visant à renforcer ses moyens… Mais, étant à la tête d’un service du ministère des comptes publics, je connais les contraintes et je ne formule pas de vœu particulier.

Agents d’un service de renseignement, tous les collaborateurs du service travaillent sous anonymat. L’identité d’une poignée seulement d’entre nous est révélée, dont la mienne, et je reçois au moins une fois par mois des messages de prétendus lanceurs d’alerte. Je suppose que vous êtes également destinataires de courriers signalant des faits ou dénonçant des crimes dont les auteurs disent avoir été victimes ou témoins. En de tels cas, la bonne manière de faire est de transmettre ces signalements à l’autorité judiciaire qui procédera à la qualification des faits et aux interrogations nécessaires, pas à Tracfin, service administratif qui, je le redis, n’interroge ni les déclarants ni les personnes suspectées. C’est une garantie de la qualité de nos signalements. Nous la voulons la meilleure possible et elle a été évaluée en ce sens, mais ce n’est pas plus que cela. Par ailleurs, des lanceurs d’alerte sont parfois eux-mêmes les objets de services de puissances étrangères – des cas sont documentés. Le Parlement a voulu encadrer et protéger les ONG et les lanceurs d’alerte mais il arrive aussi qu’il y ait des dérives qui peuvent amener à s’interroger au regard du thème de votre commission d’enquête.

En résumé, le service de renseignement financier de la France a suffisamment de canaux d’information et n’a pas besoin de dispositions juridiques nouvelles pour mettre en œuvre la législation relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’apprécie la précision de vos réponses. Vous avez mentionné un faible nombre de signalements de soupçon de corruption. J’aimerais connaître votre sentiment sur l’état de la corruption du personnel politique, des partis, de leurs permanents et conseillers, mais aussi des hauts fonctionnaires et des agents publics – par exemple dans les autorités administratives indépendantes qui ont acquis un très fort pouvoir ces dernières années. Les commissaires ont-ils lieu de s’inquiéter de l’ampleur de la corruption en France ou peuvent-ils se rassurer ? Les institutions de la République nous protègent-elles correctement de ces dérives ou faut-il les renforcer ?

M. Guillaume Valette-Valla. J’ai été auditionné récemment par une commission qui, au sein de l’OCDE, travaille, à l’initiative des États-Unis, sur la kleptocratie. Ces travaux nous permettent de nous comparer, et une brève rétrospective montre que l’État français, en 2023, n’a plus rien à voir avec ce qu’il était en 2003. Ce serait mentir que ne pas considérer comme très positive l’évolution qui a conduit le Parlement, au moins cinq fois au cours des dernières années, à modifier substantiellement le cadre et les obligations qui s’appliquent à tous les acteurs que vous avez mentionnés, créant pour cela des institutions ex nihilo et les dotant de moyens. Cette évolution fait que l’évaluation tant par nos partenaires de l’OCDE – qui travaille en ce moment à la révision de la convention de Mérida relative à la lutte contre la corruption des agents publics à l’étranger – que par le Groupe d’action financière (GAFI), dans un rapport publié en mai 2022 au terme d’un processus long de deux ans et demi pendant lequel toutes les administrations et tous les services, autorité judiciaire comprise, ont été mis à contribution, a été extrêmement positive pour la France.

S’agissant des élus au plan national, je vois mal ce que l’on peut proposer de plus car, et c’est heureux, doivent être conciliés les principes à valeur constitutionnelle de respect de la vie privée, de proportionnalité, d’utilité et de pertinence. En bref, tous les dispositifs déclaratifs et d’investigation ont été mis en œuvre pour garantir la probité des élus. Cela interdira-t-il qu’un cas se produise néanmoins parce que quelqu’un aura décidé de ne pas respecter les normes qui s’appliquent à lui ? Non, à l’évidence, mais cela, de mon point de vue, n’est plus vraiment dans les mains du législateur, qui élabore des normes générales. Dans le même esprit, ce n’est pas parce que le code pénal prohibe l’assassinat que, lorsque des meurtres ont lieu en France, on vient interroger le législateur qui a écrit la disposition interdisant la commission de tels actes.

Pour Tracfin, la menace de corruption des élus au plan national, membres du Gouvernement et du Parlement notamment mais pas eux seulement, est incomparablement plus faible en France qu’ailleurs, y compris dans des pays voisins auxquels on ne songe pas. Ainsi en sommes-nous encore à essayer de collaborer avec la cellule de renseignement financier allemande qui est dans une situation complexe et sans responsable depuis plusieurs mois ! Dans ce pays, la situation des élus, sur le plan fédéral comme dans les Länder, telle que la rapportent plusieurs enquêtes ou révélations, est celle qui prévalait dans la France du début des années 1990 : n’y existe aucune des organisations créées par le législateur français. L’appréhension par nos partenaires européens est à l’état embryonnaire, mais le Qatargate a fait surgir des velléités de création d’institutions similaires à celles que le Parlement français a installées : déontologue qui vous conseille, ici, dans l’exercice de votre mandat, autorité administrative indépendante, juridiction spécialisée… La France est indubitablement très en avance pour ce qui concerne les dispositifs anticorruption relatifs aux élus nationaux.

La situation est peut-être un peu moins favorable s’agissant des élus au sein des collectivités territoriales, mais l’appréciation du risque fluctue selon les lieux. Dans quelques jours, le ministère rendra publique l’analyse nationale des risques en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, et un chapitre de ce document concernera « les îles ». Certains indicateurs ont en effet conduit le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme à considérer que les départements et régions d’outre-mer sont, en matière de blanchiment en général, dans une zone de risque particulière. De même, l’appréciation du risque n’est pas la même pour toutes les régions de métropole, ni donc, probablement, la situation de leurs élus et des fonctionnaires qui travaillent auprès d’eux. Le risque n’est pas uniformément réparti et rassembler tout le monde en une seule catégorie traduirait imparfaitement la réalité telle que nous l’appréhendons.

Aborder la situation des agents publics nous éloigne beaucoup du champ de votre commission d’enquête, mais c’est un enjeu d’intérêt pour nous, s’agissant notamment de certains agents titulaires exerçant des fonctions d’autorité. Je prendrai l’exemple de la Belgique : au port d’Anvers, certains fonctionnaires amenés à contrôler des flux de marchandises et de capitaux sont en première ligne, susceptibles à l’évidence de se trouver dans des situations qui les mettent aux marges du droit pénal relatif aux atteintes à la probité ; je pense être assez clair. C’est un sujet d’intérêt pour la direction générale des douanes et d’autres services, si bien qu’assurément nous aurons à investiguer cette dimension au cours des prochaines années.

Mais en discutant la semaine dernière, à Dakar, lors de la réunion bisannuelle des 167 cellules de renseignement financier mondiales, avec mes homologues canadien et même américain, me venait à l’esprit l’expression « quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console ». Objectivement, en cette matière, on se console très fortement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Certains pays sont-ils distinctement plus préoccupants que d’autres ? Vous avez mentionné, sans doute à juste titre, la Russie. Pouvez-vous définir à quel point la Russie ou des satellites de l’ancienne Union soviétique sont impliqués dans ce type d’actions ? Est-ce que d’autres zones sont concernées mais sous-estimées par la presse ? Des flux proviennent-ils d’entités établies sur le territoire de partenaires traditionnels de la France, par exemple l’Allemagne dont vous avez évoqué la faiblesse des institutions en ce domaine ? Quelle est votre appréciation du risque relatif au financement des ONG et, par ce biais, à l’influence qu’elles peuvent exercer sur notre territoire ? Pendant très longtemps, les ONG ont été assimilées, en France, à de sympathiques associations de statut loi de 1901, ce qui a créé une certaine confusion empêchant toute critique, même quand, de toute évidence, elles présentaient un problème. Ce n’était pas le cas dans le monde anglo-saxon, où la critique est plus libre.

M. Guillaume Valette-Valla. Les associations, personnes morales, sont susceptibles d’être détectées et déclarées par les professionnels, notamment les banques. Pour l’essentiel, les déclarations de soupçon qui nous sont faites sont sans lien direct avec l’objet de votre commission : nous n’avons pas reçu de déclarations de grandes banques commerciales françaises nous indiquant avoir vu transiter depuis le compte bancaire de l’ambassade de Russie ou du Qatar en France le financement de telle ONG qui publie des prises de position politiques dans les grands journaux. Peuvent avoir un écho avec l’objet de votre commission des mouvements de fonds inexpliqués, souvent sur les comptes de dirigeants, laissant le conseiller clientèle penser à un usage à des fins personnelles. L’essentiel des déclarations concernant les associations ont à voir avec leur activité, soit qu’elle paraisse non conforme à son objet parce que lucrative, soit qu’il y ait soupçon de travail dissimulé ou suspicion d’abus de confiance. Sur cette base, nous investiguons en consultant notre banque de données et nos partenaires, en France et à l’étranger – en 2020, nous avons interrogé nos partenaires étrangers au sujet de plusieurs milliers cibles. En suivant les mouvements de fonds autant que nous le pouvons, y compris dans les juridictions les moins coopératives, et en déterminant le patrimoine de telle ou telle entité physique ou morale, nous caractérisons parfois ces abus de confiance.

Il nous est arrivé, mais le nombre de cas se compte sur les doigts d’une main, de soupçonner que des fonds participaient effectivement d’une stratégie d’influence, soft power ou hard power. J’ai évoqué le financement cultuel, mais c’est évidemment le cas dans d’autres affaires, dont un dossier relatif à la Russie que nous avons signalé il y a deux ans au parquet de Paris. Une enquête préliminaire a été ouverte sur laquelle je n’ai pas d’information et qui est d’ailleurs couverte par le secret. Elle visera, d’une part, à cerner le volet mis à jour par Tracfin et à déterminer s’il y a eu ou non abus de confiance, blanchiment d’abus de confiance, de fraude fiscale ou d’un crime. La justice, avec ses moyens propres, définira si ces faits objectifs s’inscrivent dans un schéma d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation –. On mentionne aujourd’hui la prise illégale d’intérêt dans les atteintes à la probité, mais elle n’a pas de lien à proprement parler avec l’interférence ou l’ingérence. Feue l’incrimination de haute trahison perdure en matière pénale mais elle est hors du champ de votre commission puisque liée aux opérations d’un État à des fins militaires ou d’opérations armées. Les Anglo-Saxons utilisent le terme « interference », que l’on trouve dans les publications du département d’État au sujet de sites de médias chinois ou d’opérations russes.

Les types d’ingérence diffèrent selon les puissances considérées. Pour les États-Unis et le Royaume-Uni, de ce dont Tracfin a eu à connaître au cours des dernières années et de ce que l’on comprend aussi de l’activité des autres services de renseignement, il s’agit pour l’essentiel d’ingérence et d’influence économiques. Cela se manifeste notamment par les velléités de grands pays de déstabiliser nos entreprises ici même, ou leur activité à l’étranger, notamment aux États-Unis, par la menace de l’application de leur propre droit. J’ai évoqué la norme anticorruption, mais cela vaut aussi pour les normes en matière boursière ou comptable, matières arides qui participent d’une stratégie offensive d’influence et de mise sous pression de nos entreprises, notamment celles qui exercent à l’étranger ou exportent. Un autre sujet d’intérêt particulier pour Tracfin est l’activité dite forensic des cabinets de conseils privés. Dans l’exercice de leur activité, ces cabinets mettent à nu les entreprises nationales, leurs intérêts, leurs secrets de fabrication, le comportement de leurs dirigeants, toutes informations susceptibles d’être captées par d’autres pays, car il y a peu de cabinets forensic souverains en France. Il y a là un risque d’influence et d’ingérence.

Au Moyen-Orient et en Afrique, le service a connu, au cours des quinze ou vingt dernières années, dans toute la panoplie de ses activités, une grande variété d’acteurs et de pays concernés, dont la situation est évidemment différente selon qu’il s’agit de la Syrie ou des pays africains subsahariens, ou encore du Liban qui, il fut un temps, avait une action soutenue. Comme nos collègues, nous avons bien sûr trouvé les pays du Golfe au cours d’investigations portant sur des influences politiques – on en voit un exemple au Parlement européen – mais aussi économiques, ce que l’on sous-estime quelque peu.

Je mentionnerai aussi les deux pays autoritaires sinon totalitaires, pour reprendre le terme d’Hannah Arendt, que sont la République populaire de Chine et la Fédération de Russie. Ce sont à l’évidence des agents majeurs d’influence et d’ingérence, qui utilisent toute la panoplie et toute l’hybridité des potentialités d’influence et de défense de leurs intérêts vitaux et politiques sur l’ensemble du spectre, l’ensemble du continent et l’ensemble des pays alliés au sein du G7 et du G20. C’est évidemment un sujet que d’autres services que Tracfin surveillent, contrôlent et entravent avec tous les moyens dont ils disposent, alliés quand cela est nécessaire aux Five Eyes.

Ces deux pays opèrent différemment. Les dirigeants russes, ceux des services de renseignement compris, demeurent marqués par leur passé soviétique. Ils mènent des actions très planifiées, très hiérarchisées, très pénétrantes et très agressives.

La question chinoise s’est posée plus récemment – il y a quand même une bonne décennie. La pénétration est moins directe car l’organisation est moins centralisée et cette réticularité complique singulièrement la captation du renseignement. Tracfin peut être amené à constater une transaction que les autres services interprètent, avec leurs capteurs propres, comme une tentative d’opération en France d’un service de renseignements dépendant de Moscou. Les choses sont beaucoup plus difficiles dans le cas de la République populaire de Chine, dont les opérations sont plus diffuses : il y a à la fois moins d’agents à proprement parler ou quasiment toute la communauté. L’ingérence chinoise revêt également un caractère économique : le développement de la Chine lui apporte des capitaux considérables qui, par des véhicules d’investissement directs et indirects, sont susceptibles d’entrer au capital de certaines industries qui doivent être protégées parce qu’elles sont très proches de notre base de souveraineté. Des auditions ultérieures vous apporteront peut-être des précisions à ce propos car notre appréhension du phénomène est fondée sur nos capteurs, lesquels sont limités.

À ce sujet, les spécialistes du renseignement disent que les signaux Tracfin sont « faibles », au sens où nous n’allons pas rencontrer dans une chambre d’hôtel, un conseil d’administration ou l’antichambre d’un palais gouvernemental une source humaine qui nous dira qu’une certaine opération va être décidée. Mais ces signaux sont fiables et solides : nous ne rapportons pas des propos plus ou moins crédibles mais des transactions bien réelles, tel un financement opacifié opéré entre Hong Kong et les Seychelles et qui revient en France par un mécanisme de blanchiment classique. Ces opérations, ces flux, ces détentions de fonds existent. Là est notre contribution, limitée mais réelle, à l’évaluation de la menace et à l’entrave des grandes puissances agissant en France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre exposé très instructif fait apparaître combien l’appareil de défense et de protection de l’État et des valeurs républicaines, renforcé au cours des vingt dernières années, est maintenant solide, comme l’ont constaté le GAFI et l’OCDE. C’est rassurant pour les élus de la nation, mais cela n’empêche pas quelques interrogations. Vos échanges avec les cellules de renseignement financier étrangères sont-ils équilibrés ? Comment s’organise la coopération avec vos homologues de pays qui ne sont pas de grandes démocraties ? Quelles sont vos relations avec l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) ? Vous indiquez dans votre rapport d’activité que la vigilance est de mise pour les transferts de cryptoactifs ; pouvez-vous nous en dire plus sur vos moyens à ce sujet ?

Enfin, un ancien ambassadeur de France a déclaré publiquement il y a quelques mois que lorsqu’il occupait cette fonction en Russie, « personne n’ignorait » les allées et venues « d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques » qui « ne repartaient pas les mains vides ». Cette affirmation fait-elle écho à des informations sur lesquelles Tracfin aurait travaillé ?

M. Guillaume Valette-Valla. La coopération avec nos 166 homologues étrangers emporte une forte plus-value pour notre service, pour la communauté du renseignement et aussi pour l’administration fiscale dont les recherches, en dépit de la multiplication des accords internationaux, sont très souvent entravées quand les flux ou les opérations ont lieu à l’étranger. C’est pourquoi nous sommes si sollicités par nos partenaires, qui voudraient avoir un accès direct à nos banques de données. Cette coopération internationale prend une dimension opérationnelle au sein du groupe Egmont. Dans ce cadre, des réunions thématiques sont organisées, notamment au sein d’une instance de coordination européenne. La coopération est très dynamique, dans les deux sens. Ainsi, en 2021, Tracfin a reçu près de 2 000 informations et demandes de ses partenaires étrangers et les a interrogés sur plusieurs milliers cibles.

Nos homologues les plus importants, numériquement et qualitativement, sont les Luxembourgeois et les Belges. Ces derniers ont joué un rôle essentiel après les attentats de 2015, une partie du transport ayant eu lieu entre nos deux pays. Tracfin a une permanence « alerte attentat » pour fournir à tout moment à la DGSI les éléments d’identification qui lui sont nécessaires. Cela a été très utile, avec nos collègues belges, dans la lutte antiterroriste. Nous avons d’autres dossiers en cours avec eux dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée du haut du spectre, dont les trafics de stupéfiants ; ils transitent pour beaucoup par Anvers et Rotterdam et des flux physiques et financiers sont parfois portés à la connaissance de notre homologue belge. Le Luxembourg est le premier de la classe, parce qu’y est installé le centre juridique de PayPal et que cette entreprise fait des déclarations de soupçon à notre homologue luxembourgeois, que nous pouvons interroger. Notre coopération avec les Luxembourgeois est remarquable. Nous entretenons aussi d’excellents rapports avec nos homologues irlandais pour d’autres plateformes, cryptoactifs compris.

Nos relations sont nettement moins favorables avec nos homologues de pays autoritaires ou de pays au sujet desquels nous pouvons avoir un doute sur l’indépendance ou l’autonomie de la cellule de renseignement financier à l’égard de l’exécutif. Nous discriminons les CRF étrangères les plus sensibles et pour lesquelles la coopération opérationnelle doit être assortie d’une une extrême prudence. Imaginons que la cellule de renseignement financier d’un pays du Maghreb nous demande de dresser la cartographie des avoirs détenus par une personne qui se trouverait, par hasard, être un opposant politique, ou qui vivrait avec un opposant politique, ou qui serait un journaliste résidant en France. Alors même que nous sommes soumis au principe de réciprocité, nous examinerons cette requête de manière mesurée, dans les délais qui peuvent être ceux de toute administration, pour tenter d’éviter que les autorités en question disposent de ces informations. Cette vigilance vaut pour d’autres pays, car des pouvoirs autoritaires peuvent utiliser des données en notre possession pour attenter à la vie de proches demeurés au pays des personnes visées par les demandes de coopération.

La coopération est nulle avec notre homologue russe depuis le début de la crise. Cette cellule de renseignement financier a été suspendue de ses droits au sein du groupe Egmont après nous avoir adressé des requêtes visant – c’est une illustration de l’utilisation des services de renseignement financier étrangers dans leur dimension internationale au service d’une politique d’ingérence – à conforter ou à documenter les objectifs politiques russes, de façon, comme souvent, assez directe, puisque la demande de coopération, à laquelle nous n’avons évidemment pas répondu, visait à cartographier tous les avoirs du gouvernement ukrainien.

La coopération avec nos homologues étrangers, extrêmement sensible, suit des procédures de validation interne, et nous ne sortons les informations nationales que nous ont communiquées nos déclarants qu’avec une extraordinaire prudence.

Nous n’avons pas de contact direct avec l’OLAF.

J’appelle par contre l’attention de votre commission sur la création en cours d’une agence européenne de lutte anti-blanchiment (AMLA). Cette évolution impose notre vigilance, notamment pour éviter l’interconnexion des bases, mais c’est désormais un fait acquis. Cette agence sera chargée de traiter des sujets d’intérêt européen en lien avec l’OLAF et avec deux autres entités avec lesquelles nous avons déjà une amorce d’échanges opérationnels : Europol et le Parquet européen, compétent pour les fraudes aux intérêts financiers de l’Union. Nous sommes en passe de signer un accord de partenariat avec la délégation française du Parquet européen.

Par ailleurs, l’accord s’est fait à Bruxelles sur le règlement européen portant sur les marchés de cryptoactifs (MiCA). Ce cadre réglementaire est essentiel pour tout service de renseignement financier. Quand Tracfin a été créé en 1990, seuls existaient les échanges de monnaie fiduciaire, les virements et les chèques. Aujourd’hui, dans un nombre incalculable des dossiers dont nous avons à connaître apparaît l’usage direct ou indirect d’actifs numériques dans des opérations que Tracfin peut porter à la connaissance de ses partenaires – des fraudes aux finances publiques, par exemple. Le Parlement a heureusement adopté une proposition de loi prévoyant des moyens renforcés de lutte contre la fraude au compte personnel de formation (CPF), objet de fraudes massives : nous avons en portefeuille entre 300 et 400 millions d’euros d’enjeux financiers à ce sujet. C’est que la création du CPF a facilité l’introduction de réseaux de criminalité organisée, ceux-là mêmes qui, depuis un pays moyen-oriental voisin du Liban, avaient organisé la fraude aux quotas carbone. Une grande partie de leurs transactions se font et sont opacifiées par le biais d’actifs numériques. Enfin, des dossiers anciens, pour partie classifiés, portent sur le recours aux actifs numériques pour financer le terrorisme ; nous avons détecté du financement sur zone de combattants djihadistes français par ce biais.

Tracfin doit impérativement être en mesure d’affronter cette évolution technologique. Nous disposons de quelques outils et de ressources à cette fin, mais la veille doit être permanente et nous devons avoir les ressources humaines nous permettant de comprendre la révolution en cours, faute de quoi le service deviendrait aveugle, qu’il s’agisse de l’activité des criminels et des terroristes que je viens d’évoquer ou d’autres délinquants dont le segment d’activité est très éloigné du champ de votre commission. Ainsi, Tracfin est le principal pourvoyeur de signalements au Parquet de Paris sur l’acquisition au plan national de vidéos pédopornographiques. Il s’agit pour l’essentiel d’achats de live streaming – des viols commis en direct en Asie du Sud-Est – sur le dark web, payés en cryptoactifs pour l’équivalent de 50 euros. Tracfin et ses déclarants doivent pouvoir identifier ces tout petits montants et Tracfin en suivre les rebonds pour transmettre les dossiers à l’autorité judiciaire et permettre aux services de police de remonter les réseaux et de les casser. Sur les crypto-monnaies, la vigilance est nécessaire. Ce serait manquer la révolution en cours que jeter l’opprobre sur le secteur dans son entier, mais il a un volet problématique que Tracfin doit pouvoir cerner.

S’agissant des déclarations d’un ancien ambassadeur de France, la question à laquelle je peux répondre est la suivante : au-delà de cette affaire, qui en tout état de cause serait couverte par le secret, des déclarants assujettis ont-ils fait part en certaines occasions à Tracfin de suspicion de blanchiment d’infractions indéterminées laissant à penser qu’un paiement a été opéré sans contrepartie économique identifiable ? Telle est là la traduction juridique des propos que l’ambassadeur a tenus publiquement, et la réponse à cette question est : « Oui, c’est arrivé. » Nous avons reçu quelques déclarations à ce sujet, qui ont été instruites dans les termes que je vous ai indiqués et qui, à ma connaissance, sont traitées dans le cadre d’enquêtes diligentées par le parquet de Paris.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les cibles de ces enquêtes sont-elles des personnes physiques, des personnes morales, des personnalités politiques, des partis politiques ?

M. Guillaume Valette-Valla. Tracfin n’est pas le seul pourvoyeur de signalements à l’autorité judiciaire à ce sujet, et je ne peux me prononcer que sur nos dossiers. Au cours des toutes dernières années, cela a-t-il touché directement des partis politiques ? Non. Cela a-t-il touché des femmes et des hommes politiques en exercice ? Non. Cela a-t-il touché d’anciennes femmes, d’anciens hommes politiques ou d’anciens responsables publics ? Oui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez fait part de vos difficultés avec votre homologue russe depuis la crise russe, ou ukrainienne…

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine

M. le président Jean-Philippe Tanguy. …mais, avant cela, pouviez-vous obtenir des informations de cette cellule de renseignements financiers, ou pas du tout ? Si l’on vous avait déclaré des versements suspects faits par une entreprise du secteur énergétique, un oligarque ou un porte-flingue russes à un acteur privé français et que vous l’interrogiez à ce sujet, cette agence d’État fournissait-elle les informations demandées ou semblait-elle protéger ces acteurs, ce qui ferait planer un soupçon d’ingérence ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je m’efforce d’avoir une vision rétrospective, car la guerre a commencé quand j’ai pris mes fonctions. On m’a rapporté que la collaboration avec notre homologue russe était plutôt bonne dans les instances internationales institutionnelles, plutôt correcte dans les instances opérationnelles d’échanges et plutôt conforme dans la relation bilatérale. Mais nous savions évidemment que le directeur du Tracfin russe est très proche des autorités au plus haut niveau. Nous traitions donc ses demandes et formulions les nôtres avec une grande prudence, parce qu’interroger au sujet d’une personne, c’est attirer sur elle l’œil du service étranger. Aussi ne le faisions-nous que de manière parcimonieuse, et cette coopération opérationnelle très réduite ne me permet pas d’apprécier pleinement leur bienveillance.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Quelle proportion de votre activité concerne les PPE ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je n’ai pas la statistique précise en tête ; elle vous sera fournie. Mais je sais que, parmi les quelque 165 000 déclarations annuelles des assujettis, notamment les établissements bancaires et les compagnies d’assurances, celles qui concernent des PPE sont en nombre résiduel – à mon avis, quelques centaines au plus, toutes catégories, tous sujets et tous territoires confondus, PPE étrangères comprises, puisque des étrangers qui sont parfois des PPE sont propriétaires de biens immobiliers en France. Rapporté à l’ensemble des déclarations, c’est extrêmement peu.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). En ce cas, estimez-vous suffisante la vigilance de vos partenaires privés, les banques notamment, sur les ramifications possibles ? On sait qu’un pays étranger ou une ONG financée par un pays étranger voulant s’attirer les bonnes grâces d’une certaine personne passera généralement par des proches. Par exemple, des ONG finançant des associations cultuelles peuvent cibler des élus locaux qui, plus que les élus nationaux, sont en mesure de faciliter l’implantation d’établissements cultuels en délivrant des permis de construire ou en faisant voter un accompagnement financier lors des délibérations du conseil municipal, départemental ou régional. Estimez-vous suffisante la surveillance exercée par vos partenaires privés ? Sont-ils assez réactifs, sachant qu’une association peut se créer très vite et très facilement ? L’intendance suit-elle pour bien faire remonter l’ensemble des informations à votre service ?

M. Guillaume Valette-Valla. La qualité du partenariat public-privé qui fonde le travail de tous les Tracfin du monde est une question cruciale et un sujet d’évaluation par nos pairs dans le cadre du GAFI. Nous sommes nous-mêmes évalués sur la qualité des informations que nous fournissons à nos déclarants sur les fraudes émergentes et les sujets d’intérêt pour le service. Nous devons nous améliorer sur ce point, ce pour quoi l’un des volets de notre plan stratégique pour les trois prochaines années est de mieux nourrir la relation partenariale avec les déclarants pour mieux les aiguiller dans leur détection. Le degré de vigilance des déclarants en France est considéré par le GAFI comme « très mature », soit, en français courant, très bon, voire excellent pour les banques et les assurances qui fournissent plus de 90 % des déclarations Tracfin et qui ont été conduits à se doter de directions « conformité » pour apprécier les risques. Leur multiplicité – risques prudentiels, risques environnementaux et risques LCB-FT – fait qu’il y a maintenant des formations ad hoc dans les écoles de commerce et dans les établissements eux-mêmes. Le dispositif français pour cette catégorie de déclarants nous a valu des félicitations à l’international, ce qui est remarquable.

Mon appréciation diffère légèrement pour les acteurs du marché de l’art et du marché immobilier. Peut-être avez-vous à l’esprit des transactions à l’occasion de ventes et de reventes d’objets d’art et de tableaux qui sont des véhicules de blanchiment, par exemple quand le bénéficiaire ultime de la somme d’argent est un ancien homme politique objet d’une influence d’une entité nationale ou parfois étrangère. La maturité du secteur des marchands d’art est à notre sens perfectible, comme le montre le nombre extrêmement modeste de leurs déclarations. Il en résulte que, pour l’instant, rien n’est plus facile que d’acheter une œuvre d’art sans être interrogé sur les ressources qui le permettent, alors que l’acquisition de cette œuvre d’art en espèces n’est peut-être qu’un élément d’un schéma corruptif à dimension d’influence ou d’ingérence étrangère. Le secteur de l’art doit progresser ; pour cela, nous devons mener des actions pédagogiques d’information et de formation mais aussi de régulation.

Concourent au fonctionnement du marché immobilier des officiers ministériels publics qui jouissent du meilleur des deux mondes : les bénéfices privés et la protection publique par le monopole de l’exercice de la profession notariale. Or notre service reçoit des notaires 3 000 déclarations de soupçon annuelles. Sachant qu’il y a environ 7 000 notaires en France, lesquels participent chaque année à la conclusion de trois millions d’opérations immobilières, cette discordance bêtement mathématique nous fait nous interroger. Ces interrogations se sont amplifiées au premier semestre 2022 lors de la création, que nous avons coordonnée, de la task force chargée de mettre en œuvre les sanctions contre les oligarques russes. Nous avons constaté que, particulièrement dans les zones à risque et pour des populations à risque de nationalité étrangère, une simple recherche sur Google pourrait amener le notaire de l’acquéreur ou les opérateurs de la transaction immobilière à se dire : « C’est suspect. Je fais une déclaration de soupçon, cela ne m’engage pas et cela me libère de ma responsabilité pénale au cas où, un jour, on me dit qu’en opérant cette vente, je me suis rendu complice d’une opération de blanchiment. » Dans ce secteur aussi, l’appréhension des risques et la juste application par cette profession des obligations auxquelles elle est soumise depuis des décennies sont perfectibles mais on relève une amélioration récente et sensible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La famille de l’émir du Qatar a acheté en 2007 l’hôtel Lambert à Paris, y réalisant de grands travaux de réaménagement qui ont fait polémique, et il est apparu que certaines protections avaient permis à l’acquéreur de se dispenser de procédures réglementaires relatives au respect du patrimoine. On sait que des conventions fiscales lient notre pays aux pays du Golfe. Portez-vous un regard particulier sur certaines conventions fiscales, notamment celles qui nous lient à des pays autoritaires ? Ces textes facilitent-ils votre travail ou favorisent-ils les risques en supprimant certaines procédures qui nous protégeraient si ces conventions n’existaient pas ?

M. Guillaume Valette-Valla. Ma connaissance des conventions fiscales n’est pas telle que je puisse les évaluer. Mais du point de vue d’un service anti-blanchiment, plus complète est l’uniformisation des règles par le haut, c’est-à-dire calquée sur des normes européennes, notamment françaises, mieux s’en trouve notre coopération opérationnelle avec nos homologues. Même si les échanges ne se font pas selon un principe de réciprocité strict, ils sont parfois compliqués avec certains pays, par exemple Israël, qui présente un intérêt pour nous dans la lutte contre la criminalité organisée. Que les normes ou les concepts soient équivalents dans notre droit fiscal et dans le droit fiscal national de la cellule de renseignement financier considérée facilite notre travail : si un certain revenu n’est pas imposé dans le pays en question, il nous sera difficile d’obtenir des éléments portant sur cette matière mais qui concernent la France. C’est tout l’objet des négociations en cours à l’OCDE visant à uniformiser les règles fiscales, notamment celles qui concernent les personnes physiques. Toutefois, s’agissant des avoirs bancaires à l’étranger, la situation n’est plus ce qu’elle était il y a encore quelques années : les échanges automatiques entre les administrations fiscales ayant beaucoup progressé, nous recevons nettement moins de notifications.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La fameuse ONG Qatar Charity aurait financé un certain nombre de centres islamiques. Les ONG à visée cultuelle et culturelle sont-elles particulièrement surveillées ? Si elles le sont, estimez-vous que tout va bien ou suscitent-elles l’inquiétude de votre service ?

M. Guillaume Valette-Valla. Dans ce domaine aussi, certaines informations, certaines opérations et certains programmes sont classifiés ; nous en rendrons compte à la délégation parlementaire au renseignement le cas échéant. De façon générale, ce type de structure fut un sujet d’interrogation et d’action des services, dont Tracfin pour le volet détection et entrave du financement, concernant le pays que vous avez évoqué. Ce le fut aussi, à la même époque, pour la Turquie qui a eu une action de cette sorte assez offensive, en France et ailleurs, selon une stratégie publiquement assumée. Mais, je le redis, la loi d’août 2021 a été puissamment dissuasive et des financements de ce type ne nous sont quasiment plus signalés, ce qui est extrêmement positif. Nous considérons que cette menace, très élevée il y a quatre ou cinq ans, est maintenant très fortement réduite.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le financement du terrorisme d’extrême droite préoccupe visiblement le Gouvernement, à juste titre si la menace est réelle. Avez-vous repéré des financements depuis l’étranger de groupes ou d’individus terroristes ou d’associations qui pourraient utiliser notre législation pour couvrir des activités condamnables ? En avez-vous repéré venant en particulier de Russie ou d’autres pays autoritaires, ou des fonds provenant de groupes américains qui diffusent une idéologie suprémaciste et raciste ? Ou ces agissements concernent-ils d’autres pays mais pas spécialement la France ? Êtes-vous en mesure de quantifier ce phénomène ?

M. Guillaume Valette-Valla. Dans ce domaine aussi, une partie de l’activité de Tracfin est classifiée et je ne pourrai pleinement répondre à ce sujet que dans un autre cadre. Mais le service a effectivement eu connaissance de menaces de subversion violente de diverses origines politiques. Nous visons à protéger les intérêts fondamentaux de la nation, c’est-à-dire l’intégrité du territoire et la sécurité physique de nos concitoyens, quel que soit le motif allégué par l’organisation, les individus ou les groupes d’individus. Il est vrai que lors des attentats commis à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, on a constaté des liens entre un individu radicalisé et certaines théories politiques à l’international. Mais, s’agissant d’une mouvance gazeuse, il est périlleux pour le directeur de Tracfin d’établir des liens de causalité ; ils ne seraient pas pertinents au regard des informations dont je dispose.

Nos déclarants sont attentifs à la menace provenant de ce segment du spectre terroriste. Mais, comme pour le terrorisme islamiste, les détections de nos capteurs et de nos partenaires montrent que la menace n’est plus aussi organisée et structurée qu’elle a pu l’être. Elle provient désormais de « loups solitaires », ou de personnes au profil psychiatrique extrêmement perturbé. Dans la quasi-totalité des attentats commis ou déjoués au cours de la dernière décennie, la proportion de maladie psychiatrique est considérable, quel que soit le motif allégué. Nos déclarants sont sensibles à cet aspect des choses : si une personne considérée comme fragile sur le plan psychiatrique se présente à la Caisse d’épargne pour retirer brutalement tous ses avoirs et tient des propos inconsidérés avant d’aller acheter du matériel et des bonbonnes de gaz, une déclaration nous sera faite que nous traiterons très vite, et nous nous en ouvrirons à nos partenaires dans une approche préventive classique. Des épisodes de ce type existent, mais ils sont en nombre heureusement assez faible pour que je puisse vous rassurer.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. De l’autre côté du spectre politique, des mouvements d’inspiration prétendument écologistes, souvent anglo-saxons, professent une certaine violence dans leur défense de la cause animale. Cette violence est jusqu’à présent verbale, mais l’attaque de certaines professions a été l’occasion de comportements individuels particuliers : ainsi a-t-on vu il y a quelques années place de la République, à Paris, des gens se faire marquer au fer rouge. Avez-vous connaissance, dans ce cadre, de mouvements financiers venus de l’étranger ? En Allemagne, on a constaté que certains mouvements écologistes avaient été financés par des lobbies énergétiques – par exemple, Gazprom a financé la propagande en faveur du gaz. Est-ce que ce type de manœuvres concerne la France ?

M. Guillaume Valette-Valla. Ce qui se passe là est assez similaire à ce qui vaut pour le mouvement précédemment évoqué. Au sein du groupe Egmont, une instance de coordination traite de la menace dite UG-UD – ultra-gauche-ultra-droite –, émanant de catégories hétérogènes d’individus extrêmement violents. Je le répète, les comportements signalés à TRACFIN sont plutôt ceux de personnes isolées ou fragiles qui se trouvent un motif pour tenter de commettre des actions violentes. Ces individus font l’objet de déclarations de soupçon, suivies d’un enrichissement Tracfin et d’un signalement aux autorités compétentes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors du rachat par des entreprises américaines d’actifs français stratégiques, des dirigeants des entreprises concernées ont été accusés sans preuves de corruption par le département de la justice des États-Unis. Vous est-il arrivé de craindre que des informations que vous aviez communiquées par le passé aux États-Unis sur certains de nos compatriotes ou sur des personnalités étrangères occupant des responsabilités dans des entreprises françaises cibles de puissances occidentales soient retournées contre nous ?

M. Guillaume Valette-Valla. Je vous l’ai dit, la coopération opérationnelle à l’international est très codifiée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La notion de « personne politiquement exposée » est assez strictement définie. L’entourage au sens large des femmes et des hommes politiques, les dirigeants de collectivités locales par exemple, n’entre pas dans ce champ. En conséquence, ces personnes ne sont pas soumises à l’obligation de déclaration alors qu’elles pourraient être les vecteurs de tentatives de corruption ou d’approches diverses. Tracfin a-t-il eu à connaître de situations éveillant le soupçon sur l’entourage large d’une formation politique ou d’un grand élu territorial ou national ?

M. Guillaume Valette-Valla. Oui, car les banques sont très vigilantes au sujet des PPE, qualifiant parfois ainsi, à bon escient, des gens qui sortent de ce cadre strict. De ce fait, nous avons été informés de situations qui ont donné lieu à des signalements à l’autorité judiciaire, et des affaires ont été jugées ou sont en cours de jugement. Le statut de PPE est apprécié de manière assez large mais assez proportionné et l’état du droit tel qu’il est appliqué est satisfaisant du point de vue de mon service.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pour autant que vous puissiez me répondre, ces personnes avaient-elles été approchées par une puissance étrangère en particulier ou plusieurs pays étaient-ils à la manœuvre ?

M. Guillaume Valette-Valla. Une des missions de Tracfin est de lever le doute, et vous aurez observé que nous ne confirmons les doutes que dans la proportion relativement faible de 3 000 cas sur 160 000 déclarations. Par ailleurs, l’essentiel des déclarations de soupçon et des vérifications du service concernant les PPE sont des atteintes à la probité au sens large qui n’ont pas nécessairement de lien avec une puissance étrangère, des faits corruptifs simples, commis à l’échelle de la commune ou du département, par exemple. Dans un petit nombre de cas, nous avons effectivement eu à connaître d’une pénétration opérée par le biais de l’entourage, un entourage généralement assez proche pour qu’il ait un intérêt objectif à l’opération conduite. Mais les cas de ce genre sont en nombre extrêmement limité, inférieur, je pense, à celui des doigts d’une main.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur, je vous remercie pour vos réponses précises et, plus largement, pour votre engagement au service de notre pays dans une mission compliquée et très prenante.


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11.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, et Jérôme Simon, premier vice-procureur financier (9 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Après avoir entendu ce matin le directeur de Tracfin, nous accueillons cet après-midi M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, accompagné par M. Jérôme Simon, premier vice-procureur financier.

Le parquet national financier (PNF) a été créé à la suite de la triste affaire Cahuzac, qui a conduit à l’adoption des lois relatives à la transparence de la vie publique de 2013. Le PNF est désormais une institution bien connue des Français. Il joue un rôle central dans le traitement d’affaires très médiatisées, mais aussi d’affaires moins visibles, qui emportent des enjeux de souveraineté et de transparence démocratique. Il arrive que ces affaires touchent directement ou indirectement des personnalités politiques, y compris lors de périodes électorales, ce qui suscite des commentaires abondants.

M. le garde des sceaux a indiqué à la présidente de l’Assemblée nationale, dans un courrier en date du 19 octobre 2022, que le périmètre de notre commission d’enquête était « susceptible de recouvrir pour partie plusieurs procédures judiciaires en cours ». Nous serons attentifs à ce que cette audition n’interfère pas avec l’action du pouvoir judiciaire dans des affaires pendantes.

Avant de poursuivre, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jean-François Bohnert et Jérôme Simon prêtent serment.)

M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier. J’ai souhaité être accompagné par mon collègue Jérôme Simon, car le travail collégial est l’une des marques de fabrique du PNF.

Le champ de compétence du PNF est limité en matière économique et financière. Il recouvre quatre grands domaines d’intervention, prévus aux articles 705 et 705-1 du code de procédure pénale.

Il s’agit tout d’abord de la lutte contre les atteintes à la probité, avec notamment les infractions malheureusement bien connues de corruption, de corruption d’agent public étranger, de trafic d’influence, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de prise illégale d’intérêts. Cela représente presque la moitié de nos 708 dossiers en cours.

Le deuxième pilier est constitué par la fraude fiscale aggravée – la fraude fiscale simple restant de la compétence des autres parquets. La compétence du PNF est justifiée par sa capacité à traiter des affaires complexes. En matière fiscale, l’aggravation de l’infraction est liée à l’utilisation de circuits financiers à l’étranger. Des techniques d’enquêtes beaucoup plus importantes et plus fines doivent être utilisées pour traquer cette délinquance. Cela concerne 47 % des affaires en cours. Le PNF est également compétent en matière de blanchiment de ces infractions.

Les deux derniers piliers concernent arithmétiquement moins de dossiers.

Il s’agit tout d’abord des atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers, pour lesquelles le PNF dispose d’une compétence exclusive – à la différence des infractions citées précédemment.

Ensuite, le Parlement a récemment étendu notre domaine de compétence aux infractions en matière de concurrence, avec les délits d’entente illicite et d’abus de position dominante.

Parmi nos interlocuteurs réguliers figure tout d’abord l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), qui est le bras armé du PNF. Nous regrettons que ses effectifs ne soient pas suffisants pour répondre à tous nos besoins.

Nous travaillons également avec Tracfin, qui est une source essentielle d’informations et de signalements. Je souligne la qualité du travail effectué par ce service bien organisé, dont les magistrats du PNF ont une haute opinion.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) fait également partie de nos partenaires. Quelques affaires récentes ont donné lieu à des saisines de sa part, notamment à la suite de déclarations insuffisantes effectuées par des personnalités publiques.

Enfin, nous travaillons en étroite collaboration avec l’Agence française anticorruption (AFA). Lorsque nous signons une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) avec une entreprise, cette agence est chargée de surveiller la mise en œuvre du programme de mise en conformité.

J’en viens à la question de l’ingérence, qui est au centre de vos préoccupations. Il faut déterminer le contour de cette notion. Elle est habituellement définie comme l’intervention non désirée dans les affaires par une tierce partie. Elle peut s’effectuer sur le plan individuel, organisationnel ou international. Votre commission d’enquête a retenu à juste titre une définition large, puisque le champ de vos investigations recouvre non seulement les interventions réalisées par des États ou des organisations étatiques, mais aussi par des entreprises étrangères.

L’ingérence peut comporter une dimension politique, économique ou financière.

La notion d’ingérence est issue du monde du renseignement et elle n’est pas appréhendée en tant que telle par le droit pénal – même si la prise illégale d’intérêts était autrefois appelée « délit d’ingérence ». Certaines qualifications d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation pourraient toutefois s’en rapprocher, notamment les crimes et délits qui figurent aux articles 411-4 et 411-5 du code pénal, regroupés dans la section intitulée « Des intelligences avec une puissance étrangère ». Ce champ un peu trop large dépasse à l’évidence les compétences du PNF. Je ne pourrai pas me prononcer à ce sujet, car nous n’avons jamais constaté ces infractions, même de manière connexe.

Autrement dit, l’ingérence n’est pas traitée de manière directe par le PNF. Elle peut néanmoins l’être incidemment, à l’occasion de procédures que nous traitons : par l’immixtion d’autorités judiciaires étrangères pour appréhender des situations pénales qui auraient pu relever de la compétence de juridictions françaises, en cas d’apparition de faits susceptibles de traduire l’ingérence d’États étrangers.

Le premier domaine concerne les sanctions prononcées par des juridictions étrangères contre des entreprises françaises.

En 1977, les États-Unis ont adopté une loi anticorruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui a permis au ministère de la justice (Department of Justice – DOJ) et à la Securities and Exchange Commission (SEC) d’engager pas moins de 488 actions entre 1977 et 2015. Un peu plus d’un quart de ces dernières ont concerné des entreprises non américaines. À partir de 2007, la politique de poursuites menée par les Américains a conduit à la multiplication des amendes records – avec 448 millions de dollars infligés à Siemens en 2008, 772 millions de dollars à Alstom en 2014 et 420 millions de dollars à VimpelCom, société néerlandaise, en 2016. La barre du milliard de dollars de sanctions cumulées a été franchie en 2011.

Cette tendance se poursuit. En 2020, une amende record de 3,3 milliards de dollars a été infligée à Goldman Sachs pour sanctionner ses activités de pillage de fonds souverains en Malaisie. On trouve également une amende record avec la part de 550 millions de dollars revenant aux États-Unis au titre de l’amende contre Airbus – dont le total s’élève à 3,6 milliards d’euros. Les États-Unis étaient partie à la CJIP que le PNF avait pilotée. En 2020, sur les douze entreprises sanctionnées, sept étaient américaines – les autres étant étrangères.

Si l’on considère les dix sanctions les plus importantes prononcées au titre de la loi de 1977, on constate tout d’abord que le montant des amendes se situe entre 585 millions de dollars et 3,3 milliards de dollars. Ensuite, les entreprises visées sont principalement européennes – trois françaises, deux suédoises, une allemande et une néerlandaise – contre une entreprise américaine et une brésilienne. Enfin, les montants records sont plutôt récents : six d’entre eux ont été prononcés au cours des trois dernières années.

Ces affaires traduisent très clairement une ingérence du droit américain en direction des entreprises françaises. Pour compléter ce panorama, il faut y ajouter la sanction de 9 milliards de dollars prononcée en 2014 contre BNP pour violation d’embargo.

Cette pratique américaine présente quatre caractéristiques intéressantes.

On assiste tout d’abord à un élargissement de la compétence territoriale américaine. Le fait qu’une entreprise étrangère soit cotée aux États-Unis emporte ipso facto la compétence des juridictions américaines en matière de loi pénale. Tel a été par exemple le cas pour Alcatel, Total et Alstom. Pour les sociétés cotées, l’envoi d’un seul courriel peut suffire pour entraîner la compétence américaine. En outre, l’utilisation du dollar pour une transaction commerciale fonde la compétence des juridictions américaines.

Deuxième caractéristique : la compétence est interprétée de manière extensive. La présomption d’intention corruptrice est retenue dans tous les cas où le contexte de l’infraction indique une forte probabilité de destination frauduleuse des fonds. Les Américains se contentent de cette présomption. Ce n’est pas le cas en France, où l’existence d’un pacte de corruption doit être démontrée.

Troisième caractéristique : la responsabilité des personnes morales est élargie. Il suffit qu’un salarié commette un acte délictuel qui soit dans l’intérêt de la société, même partiellement, pour engager la responsabilité pénale de cette dernière.

Enfin, les sanctions financières importantes sont assorties d’un programme de mise en conformité qui comprend des mesures de prévention et de détection de la corruption. La mise en œuvre de ce programme est toujours confiée à un moniteur indépendant.

Telles sont les caractéristiques du schéma américain auquel nos entreprises ont été trop longtemps exposées, en grande partie parce que la justice française n’était pas en mesure d’agir.

Il faut ajouter qu’en 2010, les Britanniques ont adopté une loi relative à la corruption, le UK Bribery Act.

Dans le même temps, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) constate en 2012 qu’il ne se passe pas grand-chose en matière de lutte anticorruption en France – on sait bien que les Américains sont fortement présents dans cette institution. Le scandale Cahuzac a certes joué un rôle, mais les critiques fortes et l’évaluation très négative de l’OCDE ont poussé la France à prendre le taureau par les cornes. La loi du 11 octobre 2013 a ainsi créé la HATVP et celle du 6 décembre 2013 le PNF. Ce dernier s’est mis au travail dès le 1er février 2014.

Cette évolution était plus que bienvenue. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le rapport de phase 4 sur la mise en œuvre de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption – la phase 3 ayant eu lieu en 2012. L’OCDE reconnaît que la France a fait du bon travail, s’est dotée des outils nécessaires et que le PNF n’est pas resté les bras ballants pendant dix ans.

La loi du 6 décembre 2013 a constitué une étape importante. Elle a été complétée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2. Celle-ci a non seulement créé l’AFA, mais aussi et surtout a institué la CJIP. Cet instrument nous a permis de nous hisser au même niveau que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui disposaient de la fameuse procédure de Deferred Prosecution Agreement (DPA) dont la CJIP est inspirée. On peut recourir à la CJIP pour sanctionner des personnes morales dans le cadre de la lutte anticorruption, mais elle peut aussi être utilisée en matière de droit environnemental et pour la fraude fiscale aggravée. Nous n’hésitons pas à faire usage de cet instrument très important. Grâce à lui, les amendes très substantielles versées par les entreprises françaises alimentent le Trésor public français plutôt que le Trésor américain.

La CJIP permet en outre de contrer l’ingérence étrangère. Elle présente à ce titre trois caractéristiques.

La sanction est exemplaire, tant en raison du montant de l’amende que de la rapidité du paiement. Le PNF a signé quinze CJIP, pour un montant total de 5,2 milliards d’euros d’amendes. Un délai de paiement a été demandé pour la dernière CJIP signée, mais nous en sommes à 5 milliards d’euros effectivement versés au Trésor public. Le paiement intervient la plupart du temps dans les dix jours qui suivent la validation de la convention par le président du tribunal. En 2020, Airbus avait payé 2,08 milliards d’euros dans ce délai – j’ai gardé le courriel envoyé par Bercy pour me confirmer que la somme avait bien été versée dans les caisses de l’État. La sanction est donc effective – 100 % de recouvrement contre un taux moyen de 25 % pour l’ensemble des amendes prononcées par les tribunaux de police ou correctionnels. Le bilan de la CJIP est flatteur pour les autorités qui la mettent en œuvre.

Cet instrument permet également de prévenir la récidive grâce à un programme de mise en conformité destiné à remettre l’entreprise sur les rails. Dans le cas de l’affaire concernant Airbus, j’ai imposé à nos homologues américains et anglais que l’AFA assure le contrôle exclusif de ce programme. Il s’agissait d’éviter qu’ils fassent entrer en scène une agence qui aurait peut-être aussi pu tenter de faire autre chose que du contrôle de conformité, avec un risque de fuite de données souveraines d’Airbus au profit des Américains. Cela a été un point très important dans cette affaire.

Dernière caractéristique de la CJIP : elle offre la possibilité d’un règlement multilatéral. Le cas d’Airbus en est une illustration majeure. Nous avons réussi à nous imposer dans ce dossier. Les autorités américaines de lutte contre la corruption considèrent désormais le PNF comme leur homologue. Il faut d’ailleurs reconnaître leur fair-play : désormais, lorsqu’elles observent des faits susceptibles de relever de la loi pénale commis par des sociétés françaises, ces autorités nous contactent pour demander si nous sommes au courant. Et elles sont disposées à nous transmettre les éléments pour que nous nous occupions du dossier. On perçoit donc un changement de paradigme, y compris avec les Américains. Je reste prudent bien entendu mais je constate une forme de coopération qu’il faut mettre à leur crédit. Ils considèrent que la France est désormais capable de faire le travail.

J’en viens aux moyens dont nous disposons pour limiter l’ingérence des autorités étrangères. Les autorités judiciaires et les entreprises peuvent appliquer la loi dite de blocage du 26 juillet 1968 qui interdit la communication de documents ou de renseignements d’ordre économique, commercial, industriel ou technique par les personnes physiques ou morales établies en France. L’interdiction leur est faite à l’égard des autorités publiques étrangères, lorsque cette communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public, mais aussi des autorités judiciaires et administratives étrangères dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative. Le travail du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) est essentiel en ce domaine. Cette loi mériterait cependant d’être modernisée par les parlementaires car les sanctions prévues en cas de violation sont trop faibles et ne semblent plus remplir leur rôle dissuasif – six mois d’emprisonnement et 18 000 euros d’amende.

Il arrive également que le PNF ou le bureau de l’entraide pénale internationale du ministère de la justice soient sollicités par des autorités étrangères – pas forcément américaines – pour délivrer des informations sur une grande entreprise française, sous couvert de coopération internationale dans des dossiers judiciaires. Dans ce cas, il convient de vérifier que les éléments sollicités ne tombent pas sous le coup de la loi de blocage et, le cas échéant, de s’opposer à leur communication.

Enfin, nous avons publié de nouvelles lignes directrices pour préciser l’application de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Elles seront d’ailleurs traduites en anglais pour que leur consultation dépasse l’Hexagone. Nous prévoyons qu’une fois la CJIP conclue, lorsque nous sommes saisis d’une demande d’entraide pénale internationale visant des faits inclus dans la convention, c’est-à-dire des infractions qui ont été reprochées à la société avec laquelle une CJIP a été conclue, le PNF peut conditionner l’exécution des demandes émanant des autorités judiciaires étrangères à l’engagement de ces autorités à ne pas diligenter de nouvelles poursuites à l’endroit de la personne morale pour les mêmes faits. C’est une manière de contrebalancer la non-application, en dehors de l’espace de l’Union européenne, de la règle non bis in idem et d’empêcher qu’une entreprise française ne soit sanctionnée deux fois.

Parmi les 708 affaires en cours devant le PNF, seules huit sont susceptibles de recouvrir des faits d’ingérence. Sans entrer dans les détails, je peux cependant vous dire que les États concernés sont les États-Unis, la Russie, d’anciens pays du bloc soviétique et certains émirats du Moyen-Orient. Ces faits d’ingérence sont en général appréhendés par les infractions d’atteinte à la probité, l’État étranger étant soupçonné d’avoir versé une rémunération à un agent public français, parfois un élu, en échange d’une intervention publique en la faveur de cet État étranger ou de l’aide à l’adoption d’une décision favorable. Ces faits relèvent de la corruption ou du trafic d’influence. Ils peuvent également être considérés comme des infractions fiscales lorsque l’argent – revenus ou subventions – obtenu d’un État étranger n’a pas été déclaré.

Je tiens à souligner l’importance de Tracfin qui, très souvent, nous signale des affaires ou complète les informations que nous avons obtenues de source ouverte, par les médias en particulier. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) joue un rôle plus limité mais là n’est pas sa mission principale.

Finalement, le nombre de dossiers que nous avons identifiés est trop faible pour que nous puissions dégager de grandes tendances.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Parmi les huit affaires qui recouvrent des faits d’ingérence, combien impliquent des personnalités ou des partis politiques ainsi que des agents publics ?

L’audition du directeur de l’Agence française anticorruption a montré que la création du PNF, à la suite des recommandations de l’OCDE, et le renforcement des moyens accordés à la lutte contre la corruption qui s’est ensuivi auraient pu avoir pour conséquence d’affaiblir la poursuite d’infractions qui, sans être de moindres envergures, passent sous les radars parce qu’elles sont commises à l’échelon local, par des élus ou des associations, ou parce qu’elles ne sont pas de nature à faire la une des journaux. Ne conviendrait-il pas de revoir les moyens alloués à la détection de ces faits qui attirent moins l’attention des pouvoirs publics ? Je crains que l’on ne soutienne financièrement moins la lutte contre des agissements qui ne sont pas médiatiques.

M. Jean-François Bohnert. Je vous remercie de m’avoir posé cette question qui me permettra de clarifier notre position. Il nous a souvent été reproché de ne nous occuper que d’affaires médiatiques, d’envergure nationale. C’est faux. Du reste, le PNF ne fait pas de politique. C’est une règle absolue dont je me porte garant.

Je reconnais que les affaires dont nous traitons attirent les caméras et les micros, mais ce n’est pas ce qui décide de notre compétence. Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à ce type d’affaire, c’est notre rôle, mais, je vous l’assure, ce n’est pas cette approche qui nous guide. Dès lors que les faits commis relèvent de notre compétence, nous pouvons nous considérer comme compétents, sachant que cette compétence entre très souvent en concurrence avec celle des 168 parquets territoriaux français, en dehors des affaires boursières. À la suite de ma prédécesseure, Mme Éliane Houlette, j’ai défini une politique pénale pour nous en tenir strictement aux termes de la loi qui détermine notre périmètre et nous enjoint à nous saisir d’affaires d’une grande complexité. Il peut arriver, par conséquent, que nous ne nous saisissions pas de faits de fraude fiscale aggravée ou d’atteinte à la probité dont les répercussions ne seraient que locales. C’est ce qui fait que, de l’extérieur, on pourrait penser que nous ne nous occupons que des affaires de portée nationale pour ne laisser aux parquets territoriaux que les affaires peu sensibles et peu médiatiques.

N’oublions pas, par ailleurs, une autre donnée de la politique pénale que j’ai définie : accorder la priorité aux affaires ultramarines, dont le retentissement est en général régional sans que les médias métropolitains s’en emparent. Nous traitons ainsi plusieurs dossiers qui concernent Mayotte, l’île de La Réunion, les Antilles, la Guyane. J’ai en tête une affaire qui concerne l’assainissement et la fourniture d’eau à Mayotte et qui a eu pour conséquence de priver 25 % de la population d’eau courante. Nous avons considéré que nos collègues sur place n’avaient pas les moyens de s’occuper sereinement de cette affaire tout simplement parce qu’ils connaissent tout le monde, du maire au président du conseil départemental. Le dépaysement du dossier vers le PNF permet de le traiter objectivement, en dehors de toute influence et sans se préoccuper des considérations locales.

Le PNF compte dix-neuf magistrats, quinze greffiers et sept assistants spécialisés : nous ne pouvons pas tout traiter. De surcroît, les huit juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) couvrent certaines affaires, en lien avec les chambres régionales et territoriales des comptes, comme des atteintes à la probité, sans que le PNF ait besoin d’intervenir. Étant soumis à un champ de compétences partagé, nous devons nous répartir les affaires en soupesant le degré d’intervention du PNF.

Quant à votre première question concernant la répartition des affaires, deux tiers des dossiers impliquent des titulaires de mandats électifs, locaux ou nationaux, et un tiers concernent des agents publics – fonctionnaires ou contractuels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez expliqué l’évolution du modèle américain. D’autres nations disposent-elles d’un modèle semblable ou visant les mêmes objectifs ?

M. Jérôme Simon, premier vice-procureur financier. Les capacités d’ingérence économique des autres États, en dehors des États-Unis, sont proportionnelles à leur poids économique et commercial dans le marché mondial. L’acteur le plus important qui pourrait utiliser ces règles extraterritoriales pour s’imposer est la Chine. L’évolution de l’arsenal législatif de la Chine, sans aller encore jusqu’à nous inquiéter, nous préoccupe et nous y sommes très attentifs. Ce faisant, la Chine réagit à la conception développée ces vingt dernières années par le États‑Unis de leur action extraterritoriale. La République populaire de Chine a voté deux textes importants. La loi relative aux procédures de contrôle des exportations du 17 octobre 2020 définit plusieurs règles dans ce que l’on appelle l’export control – notamment le contrôle de la violation des embargos. Celle du 10 juin 2021, relative aux contre-mesures en matière de sanctions étrangères, est comparable à certains égards à notre loi de blocage.

Ces deux textes, même s’ils n’ont pas encore été appliqués à l’encontre d’opérateurs économiques français, pourraient l’être à l’instar du Foreign Corrupt Practises Act (FCPA) ou des lois américaines en matière d’export control.

Nous comprenons la préoccupation des Chinois et leur éventuel pouvoir d’action sur les opérateurs économiques à la lumière de l’affermissement de la volonté américaine d’imposer son mode de résolution des conflits dans les dossiers judiciaires. M. le procureur vous a expliqué l’origine du FCPA et la façon dont ce texte de lutte contre la corruption internationale a permis d’asseoir l’emprise américaine dans les procédures anti-corruption à portée extraterritoriale, y compris sur des opérateurs français. Nous savons que les Américains entendent agir de même dans le domaine de l’export control. Je vous renvoie à la retentissante affaire BNP Paribas : déjà en 2014, une sanction de plus de 9 milliards d’euros a été prononcée à l’encontre d’une banque française pour violation de l’embargo vis-à-vis de l’Iran. Plus récemment, en juin 2001, Lisa Oudens Monaco, qui est Deputy Attorney General, c’est-à-dire l’équivalent du numéro 2 du ministère de la justice américain, a déclaré : « Export controls and sanctions are the new FCPA », ce qui signifie que les mesures et les sanctions dans le domaine des embargos et de l’export control sont le nouveau cadre d’action équivalent au FCPA pour les Américains. Ils n’en font pas mystère : le développement de leur législation extraterritoriale, y compris les mesures prises en cas de violation d’un embargo, peut frapper des opérateurs économiques étrangers.

Outre l’affaire BNP Paribas, nous pourrions citer le cas du cimentier français Lafarge, qui a écopé d’une amende aux États-Unis pour avoir aidé des organisations terroristes en Syrie. Ce n’est pas le FCPA qui a été utilisé mais la logique est la même.

Le processus est assez clair : les États-Unis tentent de déborder du champ de la corruption tandis que les Chinois se dotent d’une législation pour se mettre au même niveau. À l’inverse, la France ne dispose d’aucune législation pour poursuivre pénalement des violations d’embargo. Nous en sommes restés à un délit douanier complètement dépassé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Après le scandale Alstom, la question s’est posée de savoir si la loi Sapin 2 pourrait éviter qu’une affaire ne soit jugée deux fois. Qu’en est-il ?

M. Jean-François Bohnert. Je vous ai décrit la pratique du PNF telle qu’elle découle des lignes directrices que nous avons publiées sur notre site internet. Cette pratique, dont les autres parquets peuvent s’inspirer, consiste à limiter, ou du moins à subordonner, la coopération avec les autorités judiciaires étrangères en matière de coopération internationale, c’est-à-dire la transmission de données concernant une personne morale qui a fait l’objet en France d’une CJIP, à l’engagement par l’État qui nous saisit de ne pas profiter de ces éléments pour lancer de nouvelles poursuites pour les mêmes faits contre la personne morale.

Ce n’est qu’une pratique et peut-être gagnerait-on à l’inscrire dans la loi.

Je peux néanmoins vous assurer que nous avons identifié ce risque majeur d’ingérence et que nous essayons de le couvrir par cette pratique. Nous n’avons pas encore identifié de tentative d’ingérence étrangère car nous n’avons été saisis que de quinze CJIP, mais nous avons souhaité afficher clairement notre ligne de conduite.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cas d’Airbus, vous avez exigé que le monitoring soit effectué par l’AFA afin d’éviter qu’il ne soit confié à des agences étrangères. Pouvez-vous confirmer les risques d’un monitoring exercé par des cabinets d’avocats ou de conseil, autrement dit des acteurs privés – américains en France ou français – reconnus comme des interlocuteurs de confiance par le gouvernement américain ?

M. Jean-François Bohnert. Je le confirme.

M. Jérôme Simon. Dans le modèle anglo-saxon, le monitoring est fréquemment confié à des cabinets ou à des experts reconnus sur la place.

La loi française prévoit le recours exclusif à une agence publique française ou une structure française pour éviter les risques de fuite depuis un cabinet d’avocats ayant des liens mal identifiés avec des autorités étrangères.

Toutefois, le recours à la sous-traitance pour des audits ciblés sur des questions comptables ou budgétaires est parfois inévitable. Nous sommes évidemment préoccupés par la possibilité que les cabinets concernés fassent remonter les informations qu’ils ont recueillies à leur société mère située hors de France. Nous avons identifié ce risque et nous en avons parlé avec l’AFA et avec les services de renseignement. Mais nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que cela s’est produit – je n’en ai pas la preuve.

Les ressources actuelles de l’AFA obligent à sous-traiter certaines missions. Pour écarter le risque, la solution, qui pourrait ne pas plaire à la direction du budget, consisterait à internaliser les contrôles en augmentant les effectifs au sein de l’AFA.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je note les écarts importants entre le montant des amendes infligées par la France et celui des amendes infligées par les États-Unis, mais aussi une intensification de la politique de sanctions américaine et une aggravation des peines – 10 milliards de dollars pour BNP Paribas – depuis 2007. Cela correspond à la période de la crise financière et économique mais aussi à un tournant dans la politique économique américaine, où la relocalisation et la défense des intérêts stratégiques redeviennent prioritaires. Peut-on parler d’une politique de prédation économique de la part des États-Unis qui dépasse le cadre de la politique pénale ?

M. Jean-François Bohnert. Nous avons en effet observé une intensification à partir de 2007-2008. Le FCPA existe depuis quarante-cinq ans tandis que la législation française date de 2016 et le décret d’application de 2017. La CGIP s’applique donc depuis cinq ans là où l’instrument anglo-saxon est utilisé depuis plus de quinze ans.

Je ne sais pas si l’on peut utiliser le terme de prédation, mais on peut parler de politique offensive des Américains. Ce qui me trouble, c’est la proportion d’entreprises étrangères visées. Il m’a été rapporté que les entreprises américaines se plaignaient de se voir souffler des marchés à l’export par des entreprises qui, elles, pouvaient se servir librement de l’arme de la corruption puisqu’elles n’encouraient pas de sanctions dans leur pays. C’est ce qui aurait convaincu le DOJ, il y a quarante ans, de mettre en œuvre une politique pénale très offensive – les chiffres parlent d’eux-mêmes, notamment pour les entreprises françaises. Cette politique a vocation à préserver la compétitivité des entreprises américaines face à la concurrence internationale.

Le PNF ne reste pas les bras ballants. Nous avons créé un groupe de travail baptisé Source ouverte qui surveille, par le biais des médias et des réseaux sociaux, les développements d’affaires qui pourraient tomber sous notre juridiction, qu’elles concernent des entreprises françaises ou des entreprises étrangères ayant un lien avec la France, par exemple une filiale. Nous serions les premiers à entrer en scène pour imposer aux entreprises étrangères les mêmes obligations qu’aux entreprises françaises ou européennes telles qu’Airbus. Nous nous sommes ainsi intéressés de près à l’entreprise McDonald’s.

Il ne s’agit pas de faire de la xénophobie à l’égard des entreprises étrangères. Nous sommes fondés à exiger des standards identiques à ceux des Américains. Il y va de l’égalité des chances entre les sociétés françaises et étrangères.

M. Jérôme Simon. Le FCPA n’avait pas de portée extraterritoriale en 1977. Il a été adopté après que la commission d’enquête créée sur le scandale du Watergate en 1973 avait révélé l’existence au sein des entreprises de slush funds destinés à corrompre responsables politiques et agents publics aux États-Unis mais aussi à l’étranger. Le FCPA visait donc à faire le ménage dans les entreprises américaines. L’activisme du DOJ dans la lutte contre la corruption a poussé ces dernières à réclamer une égalité de traitement avec les sociétés étrangères. C’est la raison pour laquelle, d’une part, l’International Anti-Bribery Act est venu en 1998 conférer une portée extraterritoriale au FCPA et, d’autre part, les États-Unis ont soutenu la signature de la convention de 1997 de l’OCDE afin d’obliger les États européens à adopter une législation contre la corruption d’agents publics étrangers.

En réponse à l’inertie de la France et des pays européens entre 2000 et 2010, en dépit de l’adoption de la convention de l’OCDE, les États-Unis ont déployé un fort activisme vis-à-vis des entreprises françaises et européennes, considérant que les pays, pourtant avertis, n’avaient pas pris leurs responsabilités.

Dans ses déclarations de l’an dernier, le président Biden liait directement la lutte contre la corruption et le respect de la souveraineté américaine. L’assujettissement des entreprises étrangères aux règles de droit américaines, y compris à l’étranger en vertu de la théorie des effets, est un objectif majeur et assumé du gouvernement américain.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaite recentrer nos échanges sur l’objet de notre commission d’enquête. Le débat sur l’extraterritorialité est passionnant et a donné lieu à de nombreux travaux parlementaires.

En dépit du faible volume d’affaires d’ingérences étrangères que le PNF traite, avez-vous noté une intensification ou un changement de nature des menaces d’ingérence qui pèsent sur le fonctionnement de notre démocratie et sur les acteurs de la sphère politique ?

M. Jean-François Bohnert. Votre question est difficile dans la mesure où le PNF n’est pas le seul thermomètre en la matière.

Nous avons repéré dans huit dossiers des ingérences de la part d’États étrangers ou d’organisations religieuses ou à connotation religieuse relevant d’États étrangers. Il me semble néanmoins délicat de me prononcer sur l’intensification des menaces car ces dossiers – 8 sur 708 – ne sont sans doute pas représentatifs. L’ingérence fait l’objet d’une vigilance de notre part. Nous pouvons en prendre la mesure par le biais du monitoring que j’ai déjà évoqué mais aussi des signalements de Tracfin. Un flux financier au bénéfice d’une personne politiquement exposée qui n’est pas « causé » par un contrat soulève une question, plus encore lorsqu’il provient de l’étranger.

Les ingérences existent. Mais si nous les repérons, n’est-ce pas lié davantage à l’amélioration de nos capacités de détection qu’à leur intensification ? Je ne peux pas m’avancer sur ce point. En tout état de cause, nous devons prendre en considération le phénomène aux différentes étapes de la procédure.

Le citoyen, plus que le procureur, vous dira que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a perturbé le jeu géopolitique ancien. Elle impose des repositionnements dans de nombreux domaines et de la part de nombreux acteurs politiques. De nouveaux phénomènes émergeront immanquablement qui pourraient cacher des atteintes à la probité. Nous devons donc redoubler de vigilance pour détecter et donner des suites judiciaires si nécessaire.

M. Jérôme Simon. Nous aimerions pouvoir vous apporter plus d’éléments mais il est compliqué de s’exprimer sur les affaires en cours.

Si la multiplication des affaires n’est pas facile à établir, il est certain que la corruption a depuis toujours été utilisée à des fins d’ingérence. En témoigne au début du siècle dernier la fameuse affaire Raffalovitch, lequel, employé de l’ambassade russe à Paris, versait des pots-de-vin à des journalistes pour vanter les emprunts russes. L’affaire avait été révélée par L’Humanité après l’ouverture des archives tsaristes.

Le spectre de la corruption contre laquelle lutte le PNF est très large, l’ingérence n’en est qu’un mobile parmi d’autres. De meilleurs détecteurs et une politique pénale plus ciblée de la Chancellerie nous permettraient sans doute de traiter davantage ces agissements.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le « Qatargate » au sein du Parlement européen et les déclarations sur LCI d’un ancien ambassadeur de France à Moscou ont-elles eu des retombées pour le PNF ?

M. Jean-François Bohnert. Notre réflexe est de vérifier si les faits révélés peuvent être constitutifs d’infractions susceptibles de relever de notre compétence tant matérielle que territoriale. S’il s’agit d’un élu français, il est certain que nous nous y intéresserons.

La démarche est systématique à l’égard des informations recueillies par le biais des médias et des réseaux sociaux, avec toutes les réserves et le recul que ces derniers justifient. Il nous appartient d’écarter le soupçon d’instrumentalisation des autorités judiciaires – nous avons constaté plus d’une fois la tentation d’instrumentaliser le PNF à des fins politiques. Souvent, le PNF est obligé d’intervenir même s’il considère que le sujet ne relève pas nécessairement de sa compétence première.

Par principe, un parquet va regarder et, à l’issue d’une première analyse, décider s’il y a matière à déclencher une enquête. Nous ne sommes pas un organe partisan. Nous devons faire notre travail avec l’objectivité et le recul qui caractérisent l’autorité judiciaire. Nous devons à la fois éviter de tomber dans le panneau et ne pas passer à côté d’une infraction. À cet égard, il est très utile de pouvoir compter sur le regard de mes collègues et de confronter nos analyses.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez fait état de l’engagement que vous exigiez de la part des autorités étrangères de ne pas poursuivre, sur la base des documents que vous leur transmettez, l’entreprise ayant été l’objet de la CJIP. Quelle est la nature de cet engagement ? Que se passe-t-il si l’autorité en question ne tient pas parole ?

M. Jean-François Bohnert. Il s’agit d’un engagement moral. Nous ne disposons d’aucun moyen de coercition. Toutefois, c’en serait terminé de la coopération avec une autorité qui ne respecterait pas son engagement ; ce serait fatal pour les relations judiciaires internationales de l’État concerné. Nous n’en avons aucun exemple pour l’instant.

Nous savons aussi faire la part des choses. Certains pays sont un peu moins fréquentables que d’autres.

M. Jérôme Simon. L’entraide pénale internationale est fondée sur le principe de réciprocité qui suppose une confiance mutuelle. L’autorité requérante prend un engagement écrit. Si elle ne le respectait pas, c’est toute la coopération judiciaire internationale avec elle qui serait compromise. Il n’existe pas de Léviathan international pour sanctionner un tel comportement mais les conséquences éventuelles semblent suffisamment dissuasives. La réciprocité est une condition essentielle de la qualité de la coopération internationale.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez évoqué les affres de l’extraterritorialité américaine et la perspective que la Chine applique ce principe.

L’Union européenne ne devrait-elle pas pratiquer la loi du talion et se doter à son tour d’une législation applicable aux entreprises étrangères qui utiliseraient l’euro pour leurs échanges, par exemple dans le but de protéger ses propres entreprises, lesquelles sont dans certains cas toujours victimes du protectionnisme américain ?

M. Jean-François Bohnert. Des réflexions ont déjà été menées sur une possible CJIP européenne, mais nous nous heurtons à l’absence de code pénal et de code de procédure pénale européens.

L’Union européenne aurait intérêt à promouvoir une harmonisation des législations et le recours à la CJIP. L’utilisation de cet instrument, notamment par le PNF, nous a hissés à un niveau équivalent à celui des Américains, qui nous regardent désormais avec d’autres yeux et – j’en suis le témoin, et leurs actes le confirment – nous considèrent à égalité. Les pays membres de l’Union pourraient se hisser à ce même niveau en se dotant de la CJIP.

L’action du PNF est connue de nos voisins européens. Une réflexion est en cours en Allemagne et en Suisse sur la justice transactionnelle à l’égard des personnes morales. Peut-être un mouvement est-il en train de se dessiner. Les pays européens, qui ont eu affaire aux États-Unis pour certaines de leurs entreprises, sont conscients qu’ils doivent se hisser à leur hauteur, ne serait-ce que pour faciliter le dialogue avec eux.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Les enquêtes menées par le PNF sont particulièrement suivies par l’opinion publique. Or le secret de l’enquête semble assez peu respecté. On a parfois l’impression qu’il y a des micros partout au PNF, car tout semble fuiter dans la presse. Faites-vous régulièrement procéder au « dépoussiérage » de vos locaux ? Comment expliquez-vous que des informations fuitent de manière assez étrange ? Bien entendu, ces informations détaillées intéressent d’autant plus les journaux et leur lectorat lorsqu’il s’agit de personnalités politiques.

M. Jean-François Bohnert. Nous portons une très grande attention à la sécurisation du traitement des affaires sur lesquelles nous travaillons. Je suis très vigilant en ce qui concerne les dispositions qui doivent être prises pour éviter les fuites. En outre, les magistrats, les greffiers et les assistants de justice qui travaillent avec moi exercent une responsabilité et ne peuvent pas jouer avec elle.

Lorsque des informations paraissent dans les médias, la première réaction est toujours de dire que la fuite provient du PNF. Mais nous ne sommes pas les seuls à travailler sur ces dossiers. Les enquêteurs y ont accès et un certain nombre d’acteurs périphériques peuvent disposer de documents. Nous ne pouvons pas garantir l’étanchéité de l’ensemble du dispositif – je dis bien : l’ensemble. Nous savons aussi – et j’en ai la preuve dans quelques cas récents – que les parties civiles s’affranchissent parfois du secret et divulguent aux médias des éléments puisés directement dans le dossier, notamment dans le cas d’informations judiciaires menées par des juges d’instruction. Je peux vérifier à quel moment une victime qui s’est constituée partie civile a eu accès au dernier état du dossier, et je peux très régulièrement faire le parallèle avec la publication de documents par les médias.

M. Thomas Rudigoz (RE). Nous avons noté que les affaires d’ingérence étrangère étaient peu nombreuses par rapport au nombre total de dossiers que vous instruisez. Ces huit affaires qui impliquent des États étrangers ou des structures proches d’eux sont-elles liées à des personnalités politiques ou des partis politiques français ? Ou bien concernent-elles des cibles plus larges, en lien notamment avec le prosélytisme de certains mouvements religieux sur notre territoire ?

On peut aussi penser à des structures criminelles qui voudraient exercer une pression sur la société française. Dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2023, j’ai consacré la partie thématique de mon avis sur la mission Sécurités à l’activité de l’Office antistupéfiants (Ofast). L’audition très intéressante de sa directrice et de ses équipes a mis en évidence la puissance croissante de cartels de la drogue tentaculaires, dont les bases arrière peuvent se situer en Amérique du Sud ou au Proche-Orient. Certains d’entre eux sont prêts à mener des actions criminelles de plus en plus impressionnantes – qui vont jusqu’à des projets d’enlèvements d’autorités ou de membres de leur famille aux Pays-Bas.

Des organisations criminelles de ce type apparaissent-elles dans les dossiers dont vous avez à traiter qui comportent une dimension d’ingérence étrangère ?

M. Jean-François Bohnert. Dans les huit dossiers que j’ai évoqués précédemment, nous percevons l’intervention d’États ou de structures étrangères auprès de personnalités publiques ou de décideurs français. Il peut s’agir d’élus, de partis politiques ou d’agents publics. On voit la main étrangère venir s’immiscer, en général par le biais d’actions corruptrices.

J’ai évoqué l’aspect religieux en pensant à une affaire en cours pour laquelle cette dimension a fait l’objet d’interrogations, sans pour autant que l’on identifie un mouvement de cet ordre en train de tenter de prendre le contrôle de décideurs publics français. L’hypothèse d’un aspect religieux semble plutôt s’éloigner dans ce dossier, mais je ne peux pas m’étendre davantage.

Ce que je voulais dire, c’est que la palette est très large malgré un nombre réduit d’affaires.

Je me permets de faire un lien avec la fin de la question précédente sur les fuites. Le PNF est très préoccupé par la sécurisation de ses serveurs informatiques. Des procédures internes ont été mises en place pour cloisonner l’accès des personnels aux dossiers considérés comme sensibles. Mais nous pourrions aussi faire l’objet de cyber-espionnage. C’est une préoccupation, car les autorités étrangères ont parfaitement identifié le caractère sensible des dossiers traités par le PNF. Des cyberattaques constitueraient une autre forme d’ingérence étrangère.


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12.   Audition, à huis clos, de M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED, ministère de l’économie et des finances) (15 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous recevons M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières.

Monsieur le directeur, avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Florian Colas prête serment.)

M. Florian Colas, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières. La DNRED a une double appartenance. C’est, d’une part, un service à compétence nationale de la direction générale des douanes et des droits indirects, ce qui me conduit à rapporter directement à la directrice générale, qui fait elle-même rapport au ministre des comptes publics. D’autre part, le service est membre du premier cercle de la communauté nationale du renseignement. La DNRED est le seul service du premier cercle dans cette situation hybride.

Notre mission est strictement circonscrite à la lutte contre la grande fraude douanière. Nous pouvons déployer l’ensemble des capacités de renseignement nationales prévues par les textes, particulièrement le code de la sécurité intérieure, et la plénitude des pouvoirs de renseignement d’un service du premier cercle, mais sous le contrôle, par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), des finalités de la mise en œuvre de ces pouvoirs, qui doit donc être restreinte à la prévention de la fraude et de la criminalité douanières. Nous sommes également un service d’entrave, qui peut donc avoir une activité de renseignement comme une activité contentieuse par le lancement de procédures spéciales d’enquête sur la base du code des douanes ; leurs conclusions figurent ensuite dans des dossiers de procédure transmis à la justice.

La notion d’ingérence ne figure pas en tant que telle, comme délit ou comme crime, dans le code des douanes. Nous pouvons combattre des phénomènes criminels ou frauduleux qui révèlent une forme d’ingérence étrangère ou des liens avec l’étranger, comme il est naturel pour une administration des douanes, à ce titre administration de la frontière et des flux transfrontaliers. Nous observons presque systématiquement des liens avec l’étranger dans nos actions, mais sans que ces phénomènes aient nécessairement une dimension étatique ; les cas de ce type sont minoritaires.

Nous pourrions être amenés à mettre au jour des phénomènes se rapportant à l’ingérence étrangère entendue au sens large dans cinq domaines, le premier étant le contrôle des exportations et le transfert de technologie. La législation encadre les exportations des biens dits à double usage, matériel militaire et matériel pouvant être détourné à des fins militaires ou, par extension, à des fins répressives. Entrent également dans ce champ les éléments du contrôle des investissements étrangers en France. Exporter une technologie en contradiction avec les termes d’un accord d’investissement étranger ou exporter des biens à double usage sans licence ou en contravention avec les textes sont des fraudes douanières caractérisées par plusieurs articles du code des douanes, dont l’article 459.

Le deuxième ensemble est celui des sanctions internationales. Avant l’édiction de sanctions très étoffées à l’encontre de la Russie dans le contexte du conflit russo-ukrainien, les sanctions internationales décidées par l’Union européenne  et donc la France visaient pour l’essentiel des personnalités des régimes iranien et birman. Mais le train de sanctions adopté en 2014 après l’annexion de la Crimée par la Russie a été considérablement renforcé depuis un an, si bien que la mise en œuvre des sanctions et la lutte contre leur contournement ont pris une très forte ampleur dans notre activité. Le champ de ces sanctions, extrêmement vaste, comprend d’une part le gel des avoirs – comptes bancaires, biens immobiliers et autres biens matériels – qui frappe des personnes physiques ou des personnes morales, d’autre part les restrictions d’exportations et d’importations dans un grand nombre de secteurs économiques. Dans ce cadre, le contrôle des exportations va donc bien au-delà des transferts de technologie et des biens à double usage ; il entre dans les compétences de la DNRED d’assurer l’application de ces sanctions et de contrer les mécanismes de contournement que peuvent utiliser des personnalités proches de certains régimes ou des entreprises appartenant par exemple à la base industrielle de défense des pays considérés. Nous pouvons aussi être amenés à travailler sur le contournement du gel des avoirs servant au financement du terrorisme.

L’ingérence étrangère peut se constater dans un troisième domaine, les flux financiers illicites. Tracfin se focalise sur les flux scripturaux entre institutions et intermédiaires financiers. L’administration des douanes, en contrôlant les flux financiers physiques – argent liquide, métaux précieux, bijoux… –, peut constater des manquements aux obligations déclaratives et des flux qui deviennent du blanchiment au sens douanier du terme s’ils sont le produit d’une activité frauduleuse et criminelle.

Le quatrième champ d’intérêt pour votre commission est celui des préjudices économiques portés à l’économie française et européenne par la non-application de la fiscalité européenne sur les importations, et la fraude à la TVA qui lui est généralement adjacente. Ces agissements induisent une distorsion de concurrence entre les produits importés et les productions françaises ou européennes. L’administration des douanes est aussi compétente pour réprimer les atteintes à la propriété intellectuelle, contrefaçons et atteintes aux marques.

Le cinquième domaine d’intervention, connexe au précédent, est le préjudice de nature fiscale, qui porte atteinte aux intérêts financiers européens – les droits de douane sur les importations sont des ressources propres de l’Union européenne – ou au budget de l’État, que la TVA associée à ces importations alimente.

La DNRED parle de lutte contre les prédations davantage que de lutte contre les ingérences. Pour que nous intervenions, il doit toujours y avoir un flux financier, un flux de marchandises ou de technologies, une atteinte à la propriété intellectuelle matérialisant une infraction douanière objective.

Dans le questionnaire préparatoire que m’ont adressé vos services, vous me demandez quels secteurs économiques sont les plus vulnérables, les types d’entreprises particulièrement visées et le rôle joué par certains pays ou certaines diasporas dans les fraudes que nous constatons. J’évoquerai un pays qui se trouve à de multiples égards dans une situation singulière : la Chine, dont la stratégie consiste à maîtriser l’intégralité de la chaîne logistique de son appareil exportateur, depuis la production industrielle dans l’usine chinoise jusqu’à la livraison aux consommateurs français, en s’appuyant sur des transporteurs maritimes et aériens, des infrastructures portuaires, des entrepositaires sur le sol européen, des fournisseurs de logiciels pour gérer la logistique de ces flux, des fournisseurs d’interfaces pour les commandes en ligne. La Chine est le seul pays au monde dont la stratégie exportatrice est à ce point intégratrice. Du fait de l’organisation même de cette chaîne entièrement maîtrisée, il nous est très difficile de démontrer et de démanteler les fraudes qui peuvent s’y produire. Les secteurs qui nous paraissent particulièrement vulnérables et auxquels nous sommes très attentifs sont ceux de la logistique au sens large : logistique portuaire et aéroportuaire, et aussi entreprises de transport et entrepositaires, toutes branches extrêmement denses en emplois sur lesquelles, dans un souci de souveraineté économique, il nous semble nécessaire d’exercer une certaine maîtrise.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vos services ont-ils observé une mutation de la prédation ? À la seule recherche d’optimisation économique maximale dans l’intérêt unilatéral de l’État en question, avez-vous vu succéder une menace hybride, caractérisée aussi par un agenda de prédation politique ou géopolitique ?

M. Florian Colas. Il est très compliqué de répondre à cette question parce que nous ne pouvons que très rarement remonter la chaîne jusqu’à l’intention et la décision politiques dans le pays considéré. Dans l’immense majorité des dossiers sur lesquels nous intervenons, nous ne voyons pas de liens directs avec un État, mais parfois ces liens sont matérialisés, sous toutes sortes de formes : par exemple, de grands acteurs publics ou de grandes institutions publiques d’un pays étranger sont au capital d’une entreprise qui commet une infraction, ou interviennent dans le schéma frauduleux. Cela ne permet pas en soi de matérialiser une stratégie volontaire de prédation ; toutefois, il ne s’agit manifestement pas d’une opération d’optimisation conduite par un acteur privé, si bien que le doute est permis, d’autant que nous constatons sur ce plan des schémas systématiques, industriels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’entendez-vous par « industriels » ?

M. Florian Colas. Le principal schéma observé aujourd’hui permet de vendre directement à la clientèle française ou européenne, par le biais du commerce en ligne, des produits à un prix inférieur de 20 à 30 % à celui de produits européens similaires, parce que les entreprises considérées ne prévoient à aucun moment de payer ni TVA ni droits de douane. Ce schéma est rendu possible par le système logistique. Prenons pour exemple un appareil photo. À sa sortie d’usine, il est emballé et placé dans un petit colis qui se fondra dans le flux de millions de petits colis dirigés vers la France. La valeur déclarée ne sera pas la valeur réelle du bien ; l’objet déclaré lui-même sera ou ne sera pas un appareil photo. Dans la chaîne intégrée, une série d’acteurs logistiques assurent l’acheminement performant de l’objet tout en rendant impossible le traçage de l’expéditeur initial, de sorte que si jamais l’appareil photo vient à être contrôlé par l’administration des douanes dans le flux des petits colis ou dans un entrepôt, il sera extrêmement difficile de savoir par qui il a été originellement expédié. Il faudra ouvrir le colis et reconstituer, très difficilement, sa valeur réelle pour démontrer l’écart avec la valeur déclarée. Si je parle de schéma industriel, c’est parce que ce type de fraude n’est pas le fait spontané d’individus. Des sociétés logistiques se sont manifestement spécialisées dans l’alimentation de ce type de flux. Lutter contre ces phénomènes est aujourd’hui une des grandes priorités assignées à notre service par le ministre des comptes publics Gabriel Attal.

Très fréquemment, dans notre activité relative au contrôle des exportations et des transferts de technologie, les fraudes douanières que nous détectons s’insèrent dans un système visant à se procurer des biens ou des technologies françaises ou d’autres pays occidentaux en transitant par la France, pour alimenter des programmes d’armement, de renseignement, spatiaux, etc. Il nous faut démêler l’écheveau d’un grand nombre d’intermédiaires financiers qu’il n’est pas toujours possible de rattacher clairement à un État, mais qui visent à créer une chaîne pour alimenter des programmes portés par des institutions étatiques.

Pour ce qui est du contournement de l’application des sanctions, on se trouve face à des cas divers, personnes physiques cherchant simplement à faire sortir de l’argent pour gérer leur patrimoine et institutions étatiques qui tentent de maintenir des flux économiques ou financiers avec des acteurs à l’extérieur de leurs frontières.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mis à part ceux qui cherchent à maintenir leur niveau de vie par des fraudes à la petite semaine, quels types de personnes physiques cherchent à contourner les sanctions ? Avez-vous connaissance de personnalités politiques, de hauts fonctionnaires ou assimilés, de personnes exerçant des responsabilités dans de grandes entreprises telles que Total ou Renault qui ont des liens avec la Russie, de personnalités liées au régime russe en France, qui s’organiseraient pour contourner les sanctions décidées par la France et ses alliés contre le régime russe ?

M. Florian Colas. La liste des personnes et des entités sous sanctions établie par l’Union européenne est définie et publique, et nous nous focalisons sur le contrôle de l’application des sanctions qui les concernent. Dans ce cadre, il nous arrive de détecter des personnes sous sanctions, résidant en France ou en Europe, dont les fonds ont été gelés et qui cherchent à faire venir de l’argent liquide pour assurer leur subsistance et maintenir leur train de vie. Une personne dont les avoirs sont gelés n’est pas expropriée mais elle ne peut jouir de ses biens ni de ses fonds au-delà du strict nécessaire. Or les personnes sanctionnées sont habituées à un niveau de vie tel qu’elles ne s’en contentent pas toujours et peuvent tenter de faire venir des dizaines ou des centaines de milliers d’euros en argent liquide. En de tels cas, les flux sont liés à une personne donnée, qui peut aussi chercher à dissimuler une propriété ou à organiser des transferts de propriété pour pouvoir continuer à jouir d’un bien ou du produit de sa location, en s’efforçant d’opacifier la structure de détention de certains biens pour recréer la fluidité que le régime de sanctions a figée.

Nous nous intéressons avant tout aux personnes sanctionnées, mais aussi aux intermédiaires qui les aident à transférer des fonds, se rendant de ce fait complices d’un contournement de sanctions. Nous n’observons pas une grande masse d’infractions de ce genre. Et il arrive que, parfois sans le savoir, des intermédiaires permettent une transaction, par exemple immobilière, sur un bien gelé. C’est répréhensible et cela entraîne la notification d’une infraction, mais je ne suis pas certain que cela entre exactement dans le champ de votre question. De façon plus marginale, dans des proportions extrêmement faibles, nous avons repéré des personnes essayant d’emporter des fonds à l’étranger. Ce n’est pas sur ce type de phénomène que le service a réalisé le plus de constatations – mais ce n’est sans doute pas celui sur lequel il s’est principalement concentré.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous cerné des schémas de contournement de sanctions par de grandes entreprises, Total par exemple ? Dans une interview, M. Leclerc a évoqué la nécessité de s’assurer que les produits pétroliers vendus en France ne proviennent pas de Russie ou d’acteurs liés au régime russe, parlant d’enquêtes que devaient réaliser les entreprises françaises pour établir l’origine du pétrole. Cela relève-t-il de vos services ?

M. Florian Colas. Cela ne fait en tout cas écho à aucun dossier du service. L’hypothèse d’entreprises françaises qui maintiendraient sciemment des relations économiques illégales avec des États sous sanctions en organisant à cette fin un circuit frauduleux ne peut être totalement exclue, mais on observe en réalité peu de schémas aussi simples et visibles.

De tels circuits s’organisent parfois avec des entreprises de bonne foi : une entreprise française voit arriver un nouveau client, ne présentant en apparence aucun lien avec le pays sanctionné, ayant pris soin de créer une ou plusieurs sociétés intermédiaires, dans un ou plusieurs pays tiers ne constituant pas des juridictions à risque, mais travaillant avec des intermédiaires financiers installés, eux, dans des juridictions dites non coopératives, assurant l’opacité de la chaîne transactionnelle. Ce cadre, mis en place par l’État sanctionné pour maintenir son flux d’approvisionnement, est conçu de sorte que le fournisseur ne puisse identifier le destinataire final du bien ou de la prestation. L’entreprise française n’est donc pas forcément consciente de cette manœuvre, dont elle est, d’une certaine manière, la victime. A-t-elle réalisé toutes les vérifications voulues pour s’assurer que son client n’était pas, de près ou de loin, lié à des intérêts étrangers ? Jusqu’où ces vérifications doivent-elles aller ? Tout cela est très nouveau pour tout le monde. Aujourd’hui, nous alertons les entreprises sur le fait que, tout en étant de bonne foi, elles peuvent être victimes de schémas frauduleux de ce type qui entraînent non seulement un préjudice considérable pour leur réputation à l’étranger et en France mais aussi, évidemment, la notification d’une infraction et des sanctions sous le coup de la législation nationale. De plus, elles peuvent s’exposer à l’étranger, en raison par exemple de l’extraterritorialité de la législation américaine, à des risques sans commune mesure avec les ceux qu’elles peuvent affronter au regard de la législation française. Nous nous attachons à les sensibiliser à ces questions.

Quant au contrôle de l’origine réelle du pétrole, il s’agit naturellement d’une affaire complexe. Les schémas possibles de contournement de l’embargo sur les exportations sont multiples et les contrer demande un travail considérable. On a connaissance de transbordements en haute mer, mais le pétrole brut russe peut aussi être exporté vers un pays intermédiaire pour raffinage, le pétrole raffiné étant ensuite réexporté muni du label d’origine d’un pays tiers qui n’est pas sous sanctions. Contrôler cette chaîne suppose un contrôle documentaire portant non seulement sur le pays de provenance immédiate mais sur l’ensemble des pays par où le pétrole est passé depuis l’origine. L’alternative est le contrôle sur échantillon, mais cela suppose une capacité très poussée d’analyse et d’identification des gisements de pétrole russe au regard du pétrole issu de gisements d’autres pays.

L’application de régimes de sanctions entraîne, comme dans tous les domaines de lutte contre la fraude, une course permanente entre mesures et contre-mesures qui exige, si l’on souhaite des sanctions effectives, d’être mobile pour réagir aux contre-mesures des infracteurs. Nous sommes dans cette phase. Les sanctions sont nouvelles, les contre-mesures le sont également, et les réponses que nous pouvons y apporter doivent s’adapter.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le pétrole étant l’arme économique majeure de la Russie en Europe, avez-vous eu des moyens pour faire appliquer l’embargo sur les exportations et vous êtes-vous organisés pour cela ou ce chantier reste-t-il à mener ?

M. Florian Colas. À mon sens, la réponse la plus puissante en cette matière est la responsabilisation de tous les acteurs de la chaîne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma question est : la DNRED a-t-elle été dotée de moyens nouveaux, humains et peut-être réglementaires, pour faire appliquer les nouvelles sanctions, notamment sur le pétrole et le gaz ? Je suis spécialiste de l’énergie, je connais ces flux et je sais combien les contrôles sont compliqués sur le plan technique. Si vous devez agir à moyens égaux avant et après les sanctions, je ne vois pas comment vous faites. C’est l’objet précis de notre commission, sachant que des acteurs privés, Total par exemple, ont une envergure financière, des ressources humaines et même un réseau para-diplomatique de niveau étatique.

M. Florian Colas. Les renforts récents du service ont surtout porté sur des fonctions techniques particulières et, juridiquement, l’application des sanctions est contrôlée à réglementation nationale constante, puisque la législation en la matière est européenne. Le point important est bien la responsabilisation des acteurs de la chaîne : pas uniquement le fournisseur de pétrole à la pompe mais aussi la compagnie maritime et son assureur. C’est un levier très puissant. Tout bateau transportant du pétrole doit être assuré et aucun assureur ne voudra prendre le risque d’assurer le transport d’une cargaison sans que les vérifications préalables nécessaires, ou due diligence, aient été faites. Sensibiliser à ses responsabilités toute la chaîne logistique est l’arme la plus efficace pour assurer l’effectivité des régimes de sanctions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il fut un temps où des hommes politiques étaient accusés d’être corrompus par des cadeaux en matières premières – ainsi de Charles Pasqua, accusé de recevoir des équivalents pétrole de l’Irak, et l’on sait que le diamant a parfois servi à corrompre. Ce type de corruption existe-t-il toujours ?

M. Florian Colas. J’aurais du mal à vous répondre, la corruption n’étant pas un sujet du code des douanes. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au nombre de nos infracteurs nous n’avons pas, ou quasiment jamais, de personnalités politiques françaises.

Mme Constance Le Grip, rapporteur. Ce que vous avez dit de la Chine et de sa stratégie de maîtrise totale de la chaîne logistique au sens large est très éclairant. De ce que vous en savez, la Chine est-elle le seul État qui applique cette stratégie ? S’agissant de la Russie, nous avons compris que le contrôle du gel des avoirs et de la bonne application des sanctions n’est pas une mince affaire. Mais avant que n’entre en vigueur le train de mesures actuelles, aviez-vous à connaître de circuits de blanchiment ou de trafics émanant d’oligarques et de personnalités russes propriétaires de résidences en France, ou de sociétés détenues par des proches du Kremlin ?

M. Florian Colas. Le schéma, poussé à ce point, d’intégration de la chaîne logistique que j’ai décrit pour la Chine est unique en son genre. Les États-Unis ont une tout autre approche, avec une logique de projection de puissance par le biais de leurs acteurs du numérique et par l’application extraterritoriale de leur droit. Cela vaut pour toutes les branches du droit, droit douanier et droit des sanctions compris, dans le but de protéger leur appareil productif et parfois de le favoriser dans le cadre de la compétition économique mondiale. Je pense évidemment aux restrictions apportées aux exportations de semi-conducteurs et à l’obligation faite de rapatrier la production aux États-Unis pour fournir le marché américain dans différents domaines, mais aussi à l’utilisation très offensive du lien entre les États-Unis et le dollar ou entre les États-Unis et des composants produits dans ce pays.

Jusqu’à il y a un an, la DNRED ne s’intéressait pas particulièrement aux oligarques sauf s’ils étaient auteurs d’infractions douanières, mais le fait est qu’ils n’étaient pas nos principaux infracteurs. En revanche, la Russie nous intéressait déjà en raison des restrictions d’exportations applicables à certains composants susceptibles d’alimenter ses programmes militaires, spatiaux et de renseignement, et des sanctions mises en place depuis 2014.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La presse s’est fait l’écho de la présence dans certains pays des Balkans, tels le Monténégro, la Serbie ou la Bosnie-Herzégovine, de sociétés ou de fondations très liées à l’État russe et d’autres qui bénéficient de fortes subventions et d’un accompagnement marqués de la part des autorités chinoises. Avez-vous eu à connaître de la vulnérabilisation ou de l’instrumentalisation de ces pays, pour certains candidats à l’adhésion à l’Union européenne, par pénétration de flux commerciaux présumés dangereux ?

M. Florian Colas. Nous trouvons fréquemment des individus issus de certains pays balkaniques – pas tous – dans nos enquêtes sur les trafics de stupéfiants, d’armes et de migrants. Mais il importe de distinguer États et individus, et ces constatations ne signifient pas nécessairement que notre coopération n’est pas bonne avec les États. Nous pouvons même avoir de très bons partenariats avec eux. Seulement, comme souvent en matière de coopération internationale, les structures administratives d’un pays ne sont pas d’un bloc, si bien que la coopération avec un service de renseignement peut être excellente, alors que la coopération avec la douane ou la police du même État n’est pas du même niveau. L’important est de déterminer le bon partenaire avec qui parler. Les sanctions prises à l’encontre de la Russie incluent des restrictions de vols entre la Russie et l’Europe et l’on a pu voir des itinéraires de contournement via certains pays balkaniques. D’un point de vue douanier, les pays balkaniques sont à fort enjeu.

La Turquie, elle aussi candidate à l’adhésion à l’Union européenne, est également un pays à fort enjeu douanier. Certains mécanismes de contournement des sanctions à l’encontre de la Russie peuvent ainsi transiter par la Turquie et impliquer des compagnies de transport et des intermédiaires turcs. Je souligne qu’on parle là de comportements d’acteurs privés. Il en va de même en matière de trafics d’armes et de stupéfiants. La géographie fait souvent les choses et la Turquie est une porte vers l’Europe pour de nombreux produits et flux venant de l’Est. C’est pourquoi les enjeux sont prégnants avec ce pays, avec lequel la coopération est bonne – souvent, des services turcs sont désireux de coopérer au niveau opérationnel – mais gagnerait à être renforcée.

Nous nous appuyons, pour la coopération internationale, sur notre réseau d’attachés douaniers. La péninsule balkanique est couverte par un attaché en poste à Belgrade, mais nous n’avons pas d’attaché en poste en Turquie. C’est une faiblesse de notre dispositif et nous réfléchissons à réactiver une présence dans ce pays pour densifier la coopération.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Mes questions portent sur le dumping douanier entre pays européens. Avez-vous la possibilité de contrôler l’arrivée des flux en provenance du Royaume-Uni sur toute la façade maritime de la Manche et de la mer du Nord ? Le dumping douanier peut nuire à la compétitivité des ports français ; de quels moyens disposez-vous pour contrôler la provenance des marchandises et aussi pour maintenir une concurrence non faussée entre pays censés avoir le même droit ? Vous avez mentionné des trafics d’êtres humains, qui sont potentiellement le fait d’individus provenant des Balkans. En ma qualité de député du Pas-de-Calais, cette question m’intéresse particulièrement, mon centre de rétention administratif étant peuplé d’Albanais. Le nombre de vos enquêtes portant sur les auteurs albanais et géorgiens de trafic d’êtres humains a-t-il augmenté depuis la suppression, en 2017, des visas pour les séjours de courte durée jusqu’alors exigés des ressortissants de ces pays ?

M. Florian Colas. Parce qu’il n’y a pas de dumping douanier possible, en tout cas pour les niveaux tarifaires, entre les pays de l’Union, je distinguerai les pays membres de l’Union européenne des pays européens non-membres.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Il peut y avoir dumping par la qualité et la durée du contrôle : fouiller un container en surface quand d’autres le fouillent jusqu’au fond, c’est du dumping douanier.

M. Florian Colas. Effectivement, les administrations des douanes européennes n’ont pas toutes les mêmes pouvoirs ni les mêmes moyens humains. Certaines, telles les douanes allemande et française, sont plutôt fortes, d’autres moins.

Les deux grands points d’entrée portuaires sur le territoire de l’Union européenne sont les ports de Rotterdam et d’Anvers. Point d’entrée des marchandises sur un territoire signifie aussi point d’entrée de marchandises illégales qui pour une grande partie se glissent dans les flux du commerce légal, si bien que ces ports sont aujourd’hui aussi les premiers points d’entrée de la drogue sur le territoire de l’Union européenne, avec des conséquences dramatiques pour la sécurité nationale des deux pays considérés.

Cela a eu pour conséquence le développement d’un hinterland contaminé par une chaîne logistique spécifique : entrepôts permettant de stocker temporairement la drogue avant de la réexpédier et structures de blanchiment de l’argent. Tout cela fait prospérer un terreau criminel local qui, étant donné l’ampleur des trafics, s’enrichit considérablement, et en vient parfois à défier l’État quand celui-ci gêne ses trafics. Les autorités belges et néerlandaises ont ainsi déjoué des projets de kidnapping et d’assassinats, des personnalités politiques de premier plan sont menacées, des journalistes et des avocats ont été assassinés. Dans les deux pays, la prise de conscience s’est faite de la relation entre la faiblesse des contrôles et le développement de cette criminalité et un retour de balancier a lieu. Le port de Rotterdam a considérablement renforcé son niveau de sécurisation et, pour la première fois, les volumes de saisies ont baissé en 2022.

La reprise en main du contrôle des flux en cours dans ces deux pays a pour effet collatéral que les organisations criminelles cherchent des ports secondaires dont le niveau de sécurisation et de contrôle est moindre. Ainsi, la douane française a saisi il y a quelques jours dans le port de Lorient 180 kg de cocaïne dissimulés dans les cavités sous coque d’un vraquier provenant du Brésil ; le bateau se trouvait à Lorient pour des raisons météorologiques, mais il avait pour destination le port de Montoir-de-Bretagne.

Le renforcement du contrôle et de la sécurité dans les grandes infrastructures portuaires aura pour conséquence le développement de ces flux vers des infrastructures portuaires secondaires, où l’empreinte des services régaliens est moins forte. Nous devons y être vigilants ; c’est le message que nous adressons à toutes les autorités. Dans certains cas, tout un travail doit avoir lieu car la sécurisation du port, son étanchéité et les contrôles d’accès n’existent pas. Cela demande de l’argent, et il faut définir qui paye.

Parce que la compétence allouée au service en matière de prévention du trafic d’êtres humains et de l’immigration illégale est récente, je n’ai pas le recul suffisant pour vous dire si la suppression des visas pour les ressortissants des pays mentionnés a entraîné un changement. Mais il est certain que les nationalités que vous avez évoquées sont bien identifiées dans notre service.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour donner suite à certains propos tenus devant nous par le directeur de l’Agence française anticorruption, craignez-vous la possibilité de corruption d’élus des collectivités territoriales, aux frontières et aux ports, liée directement ou indirectement aux trafics ? D’autre part, la drogue peut-elle être utilisée comme un nouveau moyen de corruption en tant que substitut à la monnaie ?

M. Florian Colas. Le niveau de corruption le plus immédiat et à mon sens le plus menaçant, celui qui nous préoccupe le plus, concerne les intervenants dans les infrastructures portuaires et aéroportuaires : les professions portuaires comme les dockers, les sociétés de gardiennage de ports, les transporteurs routiers qui manipulent les conteneurs à la sortie des ports, les personnels d’escale et de piste dans les aéroports. Là, la corruption est malheureusement devenue très facile. On peut recruter un « opérateur » sur les réseaux sociaux pour une « prestation » très circonscrite : on achète le fait de passer un sac ou un conteneur d’un point A à un point B.

Un deuxième niveau de corruption nous inquiète : celle des structures qui gèrent la logistique du trafic et de son blanchiment, sociétés de déménagement et entrepôts de transport qui ont les atours d’entreprises ordinaires mais qui sont les bras officiels d’organisations criminelles.

Je n’ai connaissance que de cas très ponctuels de corruption d’élus des collectivités territoriales et ces affaires n’ont pas un caractère systémique. Un élu local ou un fonctionnaire municipal peut être impliqué dans un dossier, mais il est sans intérêt pour les organisations criminelles de travailler la porosité dans ces domaines. Nous inquiète beaucoup plus, je l’ai dit, la corruption au sein des professions logistiques, et aussi des professions régaliennes – les fonctionnaires de l’État tels que les douaniers et les policiers – et nous sommes très vigilants.

Nous n’observons pas d’utilisation de la drogue comme un substitut à la monnaie, mais il y a des échanges transatlantiques entre organisations criminelles : par exemple, l’échange de cocaïne, qui vaut très cher en Europe mais pas en Amérique du Sud, contre du cannabis, très abondant et peu coûteux en Europe mais qui a beaucoup de valeur en Amérique du Sud.

Mme Caroline Colombier (RN). De quels moyens humains dispose la DNRED ? Dans un autre domaine, un ancien ambassadeur de France en Russie a dit avoir eu connaissance que des personnalités françaises auraient ramené en Occident des valises de billets reçues de Russie ; avez-vous eu vent de quelque chose de cet ordre ?

M. Florian Colas. La DNRED compte un peu plus de 800 agents, dont 400 sur le terrain et environ 400 au siège. S’agissant de la seconde partie de votre question, nous constatons régulièrement des manquements à l’obligation déclarative par des personnes en provenance de toutes sortes de pays, y compris la Russie. Mais je n’ai pas de cas récents d’interpellations à l’arrivée sur le territoire national de personnalités politiques françaises ayant fait l’objet d’une notification d’infraction de manquement à l’obligation déclarative d’argent liquide en provenance de Russie. En revanche, on voit toutes sortes de flux financiers entre la France et la Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous intervenir a posteriori ? Si l’on réussit à faire entrer de l’argent liquide en France sans que vous le repériez et qu’ensuite cet argent est réutilisé, êtes-vous alertés, ou Tracfin ou un autre service l’est-il ?

M. Florian Colas. Tout dépend de la nature du flux car pour intervenir, nous devons être juridiquement compétents. S’il s’agit d’un contournement de sanctions, nous pourrons essayer de matérialiser le flux a posteriori pour le démontrer. C’est donc possible si le flux considéré est lié à une personne sous sanctions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué ne pas avoir « de cas récents » de personnalités politiques françaises ayant manqué à l’obligation déclarative d’argent liquide en provenance de Russie. Qu’entendez-vous par « récents » ?

M. Florian Colas. Depuis ma prise de fonction comme directeur de la DNRED, en avril 2021, il y a un peu moins de deux ans, j’ai eu à connaître de nombreux manquements à l’obligation déclarative touchant toutes sortes d’infracteurs, mais il faut être conscient du fait que la personne qui transporte l’argent est rarement celle qui en est le destinataire final. Il en va de même pour les stupéfiants : le conducteur du camion où est le conteneur renfermant les stupéfiants n’est qu’un intermédiaire logistique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Que pouvez-vous nous dire du financement des organisations terroristes ?

M. Florian Colas. Nous nous efforçons, par des contrôles, de détecter et d’entraver les flux d’argent liquide ou d’autres types de valeurs qui peuvent concourir au financement du terrorisme, en empêchant l’argent d’entrer sur le territoire ou d’en sortir. D’autre part, les avoirs de certaines personnes sont gelés au titre de la lutte contre le terrorisme. Leur profil et leur patrimoine ne sont pas exactement les mêmes que ceux des oligarques russes mais ils peuvent eux aussi essayer de contourner ces sanctions par diverses méthodes, sophistiquées – crypto-monnaies par exemple – ou beaucoup plus frustes. Notre service ayant pour responsabilité générale d’assurer l’application de la législation en matière de sanctions et de lutter contre leur contournement, nous traitons en ce moment même des dossiers de contournement de gel des avoirs dans le cadre de la lutte antiterroriste.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. On nous a signalé une fragilité des capacités de contrôle dans les territoires ultramarins, en raison de la distance avec la métropole et de leur situation géographique, parfois dans des zones tendues. Les risques en ces lieux présentent-ils des caractéristiques particulières ?

M. Florian Colas. Cela dépend des territoires considérés. La zone Antilles-Guyane est la principale implantation territoriale de la DNRED : c’est là que notre effectif opérationnel est le plus fourni. Cependant, je distinguerais fortement la situation des Antilles françaises en général et celle de Saint-Martin, très particulière. Dans la partie française de l’île, le système administratif français s’applique comme n’importe où sur le territoire national ; dans la partie néerlandaise, le lien avec les Pays-Bas n’est pas tout à fait de même nature. Il y a donc des sujets spécifiques à Saint-Martin. La Guyane est un autre cas à part en raison de sa géographie : le contrôle d’une frontière de ce type n’est pas du même ordre qu’ailleurs. Mais des services de l’État, dont le nôtre, sont présents en force dans cette partie des outre-mer. En revanche, je ne pourrai pas vous parler des autres territoires ultramarins, notamment ceux de l’océan Indien et du Pacifique, où nous ne sommes pas présents. Nous n’avons d’implantations ni à Mayotte, ni à La Réunion, ni en Nouvelle-Calédonie, ni en Polynésie, ni dans les autres territoires de l’océan Indien ou Pacifique. Nous avons bien sûr des liens avec les administrations territoriales des douanes, mais nous comptons exclusivement sur elles pour travailler à ces questions. Nous avons aussi des partenariats importants dans la zone, particulièrement avec les Australiens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma dernière question porte sur les transferts de technologie et la capacité logistique. Lorsque l’aéroport de Toulouse était sous contrôle chinois, la presse a fait état de problèmes lors des essais d’Airbus. Avez-vous observé des affaires touchant à la propriété intellectuelle ou des comportements qui auraient pu être le signe d’ingérences étrangères pendant cette période ? Outre le fait que les Chinois ont visiblement vidé les caisses, y a-t-il eu d’autres problèmes de votre point de vue ?

D’autre part, avez-vous des inquiétudes sur les transferts de technologies qu’ont pu faire en Russie Total et Renault ? Singulièrement, le départ de Renault ayant eu lieu dans la précipitation, le risque existe-t-il que des technologies aient été abandonnées sur place ? Enfin, y a-t-il un risque de prédation des turbines Arabelle, dont Rosatom était le premier client depuis plusieurs années, la Russie refusant, pour des raisons que je ne m’explique pas, d’utiliser les siennes propres ?

M. Florian Colas. La région toulousaine, où sont concentrées de nombreuses entreprises de technologie aéronautique qui suscitent le plus grand intérêt de nos compétiteurs à l’étranger, est extrêmement sensible. Les stratégies de prédation à l’œuvre y sont multiples. Je ne peux vous répondre spécifiquement sur les conséquences de la prise de participation chinoise dans le capital de l’aéroport de Toulouse, mais une telle opération est rarement anodine. Les stratégies de prédation demeurent, y compris dans cette zone, et elles prennent des formes multiples, parfois extrêmement dissimulées. Nous travaillons évidemment ce sujet avec tous nos partenaires de la communauté du renseignement. C’est aussi une des zones dans lesquelles la douane réalise le plus de contentieux en matière de contrôle export et de blocage d’exportations. Tous les services de l’État chargés de protéger notre base économique savent qu’il faut protéger cette région et ils y sont présents.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre service a-t-il été sollicité en vue de mener des vérifications au moment de ce qui n’était pas une prise de participation mais bien une prise de contrôle ? Cela a-t-il été fait, ou s’est-on contenté, à l’époque, de dire « il faut » ?

M. Florian Colas. S’agissant de l’aéroport de Toulouse, je n’ai pas connaissance d’éléments de nature douanière ayant entraîné l’intervention du service. Il est à noter que la prédation ne tient pas au simple fait de prendre une participation au capital d’une entité comme une infrastructure logistique, ou d’en prendre le contrôle, mais à ce que cela permet de faire ensuite, aux informations auxquelles cela permet d’accéder et à l’exploitation qui peut en être faite.

Pour ce qui est des grandes entreprises que vous citez, je ne sais vous dire si des technologies particulières ont été transférées, mais de tels transferts ne sont encadrés que s’ils portent sur des technologies dites à double usage, ou bien couvertes par une autorisation conditionnelle d’investissement étranger en France, ou bien par un régime de sanction. Cela ne signifie pas que d’autres technologies ne sont pas sensibles ou stratégiques et ne doivent pas être protégées, mais elles ne tombent aujourd’hui sous le coup d’aucun régime d’encadrement au sens juridique du terme.

Quant au sujet de Rosatom et des turbines Arabelle, cela ne fait pas écho à des dossiers dont j’ai connaissance.


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13.   Audition, à huis clos, de M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE, ministère des armées) (15 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE). Monsieur le directeur général, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La présente commission d’enquête a commencé ses travaux il y a plusieurs semaines.

Dans un premier temps, nous avons reçu des experts en géopolitique pour préciser l’étendue de notre mission, ce qui a confirmé plusieurs points, notamment le caractère protéiforme et hybride du concept d’ingérence ainsi que notre choix d’adopter un angle large dans la compréhension et l’appréciation de ce phénomène.

Nous avons auditionné ensuite plusieurs institutions, telles que la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la direction générale de la sécurité intérieure, Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières.

Le rôle de la DGSE dans la détection et le suivi des tentatives d’ingérence et des ingérences avérées est primordial. Notre commission d’enquête sera heureuse d’entendre votre analyse de cette menace, de sa réalité et de son ampleur, dans un contexte de retour de la guerre en Europe ainsi que de prédation et de compétition internationales généralisées. Elle vous interrogera aussi sur le degré d’intensité des diverses formes d’ingérence étrangère que vous avez identifiées dans la vie politique et dans le monde économique, mais aussi dans les médias et les relais d’opinion qui peuvent influencer nos concitoyens et le débat public.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Émié prête serment.)

M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure. C’est un plaisir pour moi de répondre à votre invitation. C’est la troisième ou quatrième fois que je suis, dans mes fonctions de DGSE, auditionné par une commission d’enquête parlementaire.

J’ai demandé qu’il n’y ait ni téléphone portable ni ordinateur dans la salle. De façon générale, c’est un conseil que je me permets de donner à nos élites, et le premier à respecter en matière d’ingérences étrangères : garder avec soi téléphones portables et ordinateurs relève de l’irresponsabilité la plus totale. Un téléphone portable est un émetteur et un récepteur : même éteint, il peut très facilement être piégé à distance par n’importe quel service un peu organisé. Quand on s’entretient de choses un peu sensibles, le mieux est de n’avoir aucun téléphone portable ni ordinateur.

Je suis heureux de retrouver certains d’entre vous, que j’ai rencontrés dans des vies antérieures. Je sais que le sujet du renseignement intéresse la représentation nationale, qu’il s’agisse de l’Assemblée ou du Sénat ; il y a de bonnes raisons à cela. Je vous donnerai aujourd’hui l’éclairage du service que je dirige sur les ingérences politiques, économiques et financières des puissances étrangères.

Il s’agit d’un sujet majeur, relatif à l’exercice même de la souveraineté de la France et de celle de ses partenaires les plus proches. Les ingérences auxquelles se livrent plusieurs puissances étrangères de façon plus ou moins décomplexée sur notre continent entraînent des préjudices majeurs pour nos intérêts et notre souveraineté. Cette question, cruciale à mes yeux, détermine notre indépendance et notre capacité à décider par nous-mêmes, selon nos seuls intérêts.

Les ingérences sont des activités hostiles, volontairement tenues secrètes, malveillantes et trompeuses, entreprises par une puissance étrangère. Mises en œuvre par une multiplicité d’acteurs, elles peuvent prendre des formes multiples que connaissent bien les services de renseignement : des cyberattaques, l’utilisation du droit comme arme, la désinformation à des fins de manipulation de l’opinion, ou des opérations d’espionnage plus classiques. Elles visent à saper nos sociétés et à porter atteinte à notre souveraineté politique et militaire, mais également économique et technologique.

Les services de renseignement sont totalement investis sur ces sujets dans le cadre de leur mission première de défense et de promotion des intérêts fondamentaux de la nation en politique étrangère, d’exécution des engagements européens et internationaux de la France et de prévention de toute forme d’ingérence, telle qu’elle est définie au 2° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, introduit par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. La loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement autorise la mise en œuvre de techniques de renseignement visant ces finalités.

Cette mission est précisée par la Stratégie nationale du renseignement (SNR), publiée en juillet 2019. Pour la première fois dans notre pays, le Président de la République et le Gouvernement ont décidé de rendre publique la SNR, ce que la France n’avait jamais fait, contrairement à d’autre pays, notamment les États-Unis qui procèdent ainsi depuis longtemps.

S’agissant de l’ingérence, on y lit : « Le renseignement dans ces domaines a pour but d’identifier les entités et services agressifs à notre encontre ainsi que leurs cibles, et de décrire leurs buts et leurs méthodes. Il doit également permettre d’en évaluer les conséquences pour notre souveraineté et nos intérêts, afin d’éclairer la décision politique de réponse à ces agissements hostiles. » Si vous êtes un service étranger, en lisant cela, vous vous dites : « Tiens, ils vont s’occuper de nous ! » Tel est le message que nous voulons leur adresser.

Plusieurs raisons expliquent la très forte mobilisation de notre communauté du renseignement en la matière.

Premièrement, les moyens humains, financiers et techniques que déploient certains services étrangers, notamment les services russes et chinois, connaissent une progression constante. Par ailleurs, ce sont des services qui n’ont ni cadre légal ni opinion publique, et qui sont désinhibés.

Deuxièmement, leur agressivité envers nos ressortissants, cadres du privé ou du public, ainsi que nos intérêts économiques et scientifiques, est grandissante. Le directeur général de la sécurité intérieure vous l’a probablement dit : le pillage technologique et scientifique est une de nos sources d’angoisse.

Troisièmement, le champ d’action et la diversité des vecteurs d’ingérence vont croissant.

Avant d’en venir au rôle spécifique de la DGSE, j’aimerais évoquer plusieurs points essentiels pour traiter de la complexité de la question de l’ingérence.

Le contexte géopolitique est propice aux guerres hybrides, dont les ingérences sont l’expression naturelle. Si le phénomène de l’ingérence n’est pas nouveau, son intensification s’explique par plusieurs raisons, notamment la fragmentation de l’ordre international. Le Président de la République l’a dit lors de ses vœux aux armées le 20 janvier dernier : nous assistons à un raidissement des volontés de puissance, sur fond de crise du multilatéralisme.

En Europe, en Asie, dans l’Indo-Pacifique, l’ordre international cède le pas à un état de nature entre les nations tel que nous n’en avons pas vu depuis des décennies. Nous sommes passés d’un monde de compétition à un monde de confrontation, dans lequel les puissances autoritaires, au premier rang desquelles la Russie et la Chine, contestent l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide, fondé sur la démocratie, l’économie de marché et l’État de droit.

Depuis l’agression contre l’Ukraine, la Russie assume pleinement une stratégie de confrontation, guerre comprise, avec l’Occident. La Chine, qui considère que le moment chinois est venu, est engagée dans une logique d’exercice de sa pleine puissance et de rivalité assumée avec les démocraties. Au cours des dernières années, on l’a vue passer de « puissance contenue », présentant une face émergée séduisante, à une « puissance agressive », ainsi que l’a récemment illustré l’affaire des ballons espions. La diplomatie chinoise est désormais débridée, Rien de tel n’était imaginable il y a dix ans.

Ces États révisionnistes ont tout intérêt à affaiblir et si possible à diviser le bloc occidental. Dans ce contexte, la France et ses partenaires européens peuvent se trouver à la croisée des logiques de puissance, ce qui en fait des cibles privilégiées. La France s’est trouvée à un tel croisement lorsque l’alliance AUKUS, conclue par les Britanniques, les Américains et les Australiens dans le cadre de l’engagement très militant des États-Unis contre la Chine, a eu pour conséquence la rupture d’un contrat de vente de sous-marins français. La France est une grande puissance politique, militaire, démocratique, scientifique et culturelle, qui porte certains messages. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle fasse l’objet d’agressions protéiformes visant à infléchir ses positions, à saper sa cohésion nationale, à connaître ses intentions ou à voler ses savoir-faire.

Par ailleurs, ces puissances profitent d’une forme de naïveté et de déni qui a longtemps prévalu en Europe – jusque dans nos élites, ce qui me navre. Le retour de la guerre sur notre continent a permis une prise de conscience collective de la nécessité de se penser en Europe puissance. Il est regrettable qu’il faille prendre des coups pour se redresser et pour, comme le dit le Président de la République, se réarmer psychologiquement face aux agressions.

Cette compétition entre systèmes, qui se joue à plusieurs niveaux – diplomatique, militaire, technologique, culturel – est allée de pair avec l’émergence de nouvelles formes de conflictualité qui permettent de nous attaquer par des moyens détournés. Comme l’a dit le Président de la République lors de sa présentation de vœux aux armées : « Ce qui caractérise les nouveaux conflits de notre siècle est sans doute le brouillage entre une conflictualité ouverte, explicite, et une malveillance répétée, systémique, pernicieuse. La guerre ne se déclare plus, elle se mène à bas bruit, insidieusement, elle est hybride. »

Dans ce contexte, la révolution numérique est un facteur aggravant. Le numérique est désormais pleinement intégré dans les stratégies d’influence, d’ingérence, d’espionnage et de découragement des puissances étrangères. Exploitant le manque de régulation à l’échelle internationale, certains acteurs étatiques perçoivent le domaine cyber comme un nouvel espace de projection, investissent pleinement le rapport de force et développent de fortes capacités offensives et défensives.

Par ailleurs, nos citoyens sont exposés à des rumeurs davantage qu’à des faits, au point que beaucoup ne parviennent plus à distinguer les unes des autres. Le doute s’est installé dans nos sociétés et nos ennemis, en utilisant les réseaux sociaux, les fake news et la manipulation, peuvent nous déstabiliser.

Ces rumeurs, pour la plupart, ne se créent ni ne se diffusent de façon spontanée. Des campagnes de manipulation sont orchestrées par des États dans un but bien précis : nous affaiblir, transmettre de faux messages, fracturer nos sociétés, fragiliser nos démocraties et nous imposer un ordre du monde alternatif dans lequel la vérité peut être décidée et imposée par un parti, indépendamment des faits ou de la science.

Les fausses nouvelles sont les armes d’une guerre conduite contre l’Occident, sans que nous ayons, pendant trop longtemps, réalisé son ampleur et surtout identifié les moyens de nous défendre. Mais nous avons commencé à prendre conscience des risques et nous avons pris, depuis quelques années, des mesures pour nous défendre et pour riposter.

Dans ce domaine, beaucoup reste à faire, d’autant que le chemin, pour les États démocratiques, n’est pas simple. Nous avons le privilège d’être des démocraties, ce qui impose aux services de renseignement de nombreuses limitations : des cadres légaux, des contrôles, des méthodes propres aux démocraties… Nous devons, dans les limites qui nous sont imposées, essayer de détecter les menaces et éventuellement de riposter.

Pour illustrer les modalités concrètes de ces modes d’action hybrides, je me concentrerai sur les deux puissances systémiques qui font preuve d’agressivité contre nous, la Russie et la Chine, ce qui me permettra de donner une idée de l’intensité des formes d’ingérence, même si d’autres pays pratiquent contre nous ce type d’agression, principalement des États hostiles tels que l’Iran.

Par parenthèse, il ne faut pas non plus être naïf sur les actions hostiles conduites par des pays amis, qui ont parfois à défendre des intérêts ou des ambitions divergents des nôtres. S’agissant de la Russie, la confrontation hybride au long cours menée par Moscou inclut des attaques cyber. La conduite d’une cyberattaque visant des opérateurs d’importance vitale dont dépend notre pays doit être notée en priorité. En matière d’actions de désinformation, la Russie a de l’expérience et du savoir-faire. Au début des années 1980, il aura fallu quatre ans au KGB pour diffuser globalement la rumeur selon laquelle le virus du sida était une création du Pentagone. Les Russes ont désormais industrialisé le processus ; les manœuvres informationnelles à l’encontre de la présence française en Afrique francophone, via la galaxie Prigojine-Wagner, suffisent à s’en convaincre. Cette machine construite à grande échelle permet de lancer des attaques très agressives.

En matière d’infiltration de nos sociétés, le climat est moins favorable aux services de renseignement russes depuis février 2022 et la guerre lancée par le président Poutine. De très nombreux prétendus diplomates russes ont été expulsés des pays d’Europe. Tous les pays occidentaux refusent désormais les accréditations et l’attribution ou le renouvellement de visas aux personnes suspectées d’appartenance à un service de renseignement russe. Ces dispositions entravent les dispositifs de recherche russes, mais il ne faut pas se leurrer : les officiers russes de renseignement n’ont pas mis un terme à leurs activités de ciblage et de recherche de renseignement La Chine use également de formes très variées d’ingérence, au premier rang desquelles l’instrumentalisation du multilatéralisme et du droit international au sein des organisations internationales. Leur recherche de relais d’influence et de solidarités transnationales obéit à une logique de contrôle et d’influence. Le parti communiste chinois (PCC) a intensifié le recours à la stratégie du front uni pour contrôler et mobiliser la diaspora chinoise. Tout cela obéit pour eux à une conception extensive : tout citoyen chinois, même binational, est considéré par les Chinois comme un agent de renseignement activable. En matière d’influence économique, le régime chinois met en œuvre une diplomatie économique et une politique dynamique d’investissement, n’hésitant pas à créer puis exploiter des situations de dépendance commerciale ou financière

Il développe également la lutte informationnelle. Pour les dirigeants chinois, la valorisation de leur action passe par une action de propagande reposant sur toutes les perceptions possibles. Cette propagande a connu un essor significatif du point de vue de la sophistication des vecteurs et du contenu des messages.

La diplomatie chinoise se déploie partout dans notre pays, d’une façon très impressionnante, avec l’accompagnement systématique d’intérêts économiques chinois portant atteinte à notre souveraineté ou susceptibles de le faire. L’influence chinoise mise sur la construction d’une solution alternative aux GAFAM américains, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

À cet égard, l’essor de la 5G chinoise est porteur de risques en matière de cyber-surveillance. L’entreprise Huawei est un sujet clé de la souveraineté numérique. Il faut saluer l’initiative de la Commission européenne, particulièrement du commissaire Thierry Breton qui, ayant pris conscience de l’importance de cette question pour notre souveraineté numérique, a invité les États européens à identifier les fournisseurs d’équipements 5G à haut risque et à prendre des mesures adéquates pour encadrer la présence de leurs équipements dans leurs réseaux.

Lorsqu’il a fallu attribuer les fréquences 5G, le commissaire Breton a défini une boîte à outils pour tous les États européens et leur a dit en substance : « Faites attention, voici ce qui risque de se passer si vous faites appel à Huawei. » Mme Le Grip, avec qui je travaille régulièrement au titre de ses différentes fonctions liées au renseignement, le sait : la DGSE est une maison d’une exigence absolue, sans compromis sur les sujets de souveraineté.

En adoptant la loi du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles, nous nous sommes donné les moyens d’assurer la sécurité de nos équipements 5G déployés dans les zones sensibles et exposés au risque d’ingérence d’un État étranger. Au niveau européen, il ne s’agit pas d’exclure un équipementier – vous pouvez vous acheter un téléphone Huawei sans problème – mais de s’assurer d’un niveau élevé de sécurité des réseaux 5G, donc d’éviter toute dépendance à l’égard des fournisseurs à risques. En matière d’ingérence étrangère, quelle meilleure ingérence que les ingérences techniques ?

Il y a aussi des menaces chinoises sur la recherche scientifique. La Chine, au cours des dernières décennies, s’est imposée comme un partenaire incontournable de la recherche en Europe, notamment en France. Le développement des coopérations franco-chinoises dans ce domaine induit trois facteurs de menace importants : un déséquilibre systématique de réciprocité au profit de la Chine ; des risques d’atteinte aux libertés académiques et au principe d’intégrité scientifique ; des menaces croissantes en matière de captation du potentiel scientifique et technique de la nation.

La Chine s’appuie sur une profonde différence de perception entre les scientifiques français et européens, d’une part, et chinois d’autre part. Un scientifique français, de bonne foi, considère que la science est universelle, que le progrès est mondial et que les scientifiques, par construction, doivent travailler ensemble et partager. Le scientifique chinois, lui, est soumis à une politique considérant la science comme un instrument au service des intérêts stratégiques de son pays et de son parti ; que cela lui plaise ou non, il n’a pas le choix.

Ces gammes d’action visent le territoire national, non seulement la métropole mais aussi nos espaces ultramarins, notamment dans l’Indo-Pacifique. Avec sept régions, départements et collectivités d’outre-mer abritant 1,6 million de citoyens français et près de 10 000 militaires, nous sommes plus que jamais attachés à défendre nos intérêts et la stabilité dans cette zone vitale pour l’équilibre international.

Tel est le sens de l’action du Président de la République et du Gouvernement, qui ont œuvré de façon active à la définition d’une stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique très audacieuse et déclinée dans tout l’appareil d’État. Avant d’être espion, j’étais diplomate ; j’en ai vu, des stratégies dans l’Indo-Pacifique ! Mais cette fois, les bascules d’effort sont réelles dans tous les services de l’État. La Chine n’a du reste pas le monopole de l’agressivité dans la région. On a récemment vu un bâtiment de guerre iranien près de la Polynésie française. Que faisait-il là ? Je n’en sais rien…

J’en viens à la menace que représente l’extraterritorialité du droit, évoquée de façon explicite dans la SNR : « On assiste par ailleurs à un développement des enquêtes d’autorités judiciaires étrangères à l’encontre des entreprises françaises commerçant à l’international sur la base de lois offensives à portée extraterritoriale. Ces procédures contentieuses ont fréquemment pour effet – recherché ou non – de contraindre les entreprises visées à transférer des actifs essentiels à leur prospérité (informations confidentielles relatives aux dirigeants, clients et fournisseurs, informations financières, brevets et savoir-faire technologiques…) ou à se retirer de certains marchés. À ce titre, le renseignement doit contribuer à identifier, dénoncer, voire entraver les actions malveillantes et les actions d’influence faussant l’environnement juridique et normatif des acteurs économiques. »

La création, par le législateur, du parquet national financier et de l’Agence française anticorruption, ainsi que les dispositions de la loi dite Sapin 2, ont répondu pour partie à cette menace dirigée vers nos actifs les plus stratégiques, mais le risque demeure.

Notre métier est d’avoir un coup d’avance, de connaître le dessous des cartes, de décrypter les intentions cachées, d’anticiper les ruptures, de faire la part entre le vrai et le faux, puis d’entraver les projets de nos ennemis. La DGSE, qui a fêté l’an dernier son quarantième anniversaire, est l’héritière du bureau central de renseignement et d’action, créé par le général de Gaulle à Londres en 1942. Elle est le seul service spécial et secret de la France.

Nous agissons de façon clandestine à l’étranger pour recueillir du renseignement intéressant la sécurité extérieure de la France et entraver les menaces visant nos intérêts. Nos champs de compétence sont très larges : lutte contre le terrorisme ; contre-prolifération nucléaire, bactériologique, chimique et balistique ; lutte contre certaines formes de trafic, notamment de drogue et d’immigration clandestine ; lutte contre les menaces cyber ; sécurité économique ; renseignement de politique extérieure et contre-espionnage. La lutte contre les ingérences relève de plusieurs de ces missions.

Dans ce cadre, la mission de contre-espionnage et de contre-ingérence en France est assurée en étroite coopération par la DGSE et la DGSI, qui est pilote sur le territoire national dans la défense de nos intérêts et de nos entreprises alors que nous agissons pour notre part à l’étranger.

À l’étranger, nous menons plusieurs actions.

Tout d’abord une action offensive Ensuite une action défensive, qui consiste à détecter et à entraver les tentatives de pénétrations adverses de nos emprises diplomatiques et consulaires mais aussi de nos entreprises à l’étranger. Ce contre-espionnage défensif peut contribuer à nourrir notre contre-espionnage offensif, notamment en retournant des agents.

De plus, en soutien de la direction générale de la sécurité intérieure, nous menons une action défensive plus spécifiquement tournée vers l’entrave des ingérences technologiques et économiques. Je mentionnerai enfin l’opération d’espionnage massive engagée depuis 2014 – et sans doute avant – par les services chinois de renseignement à travers les réseaux sociaux, notamment LinkedIn, où plus de 17 000 Français ont été « tamponnés » par hameçonnage. Pour prendre un exemple fictif, un contact commence à discuter avec tel député, puis lui commande un rapport sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, puis un autre sur les personnes d’importance qui y travaillent. Il continue à tirer le fil, puis lui demande de faire passer tel ou tel message sur tel sujet, avant de l’inviter à l’étranger dans une destination agréable pour faire plus ample connaissance et lui proposer de le défrayer pour son travail. C’est ainsi que les choses se passent, et le député n’a pas le sentiment de faire quoi que ce soit de mal. Il faut le savoir et rester sur ses gardes.

Dans le domaine cyber, espace désinhibé et peu régulé, nous menons des actions à la fois offensives et défensives : en liaison avec la DGSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et le commandement de la cyberdéfense, qui dépend du chef d’état-major des armées, nous détectons et nous imputons les attaques ou les menaces, que nous devons ensuite contenir. Dans cet écosystème, nous sommes les sentinelles qui, en amont, cartographient les adversaires, les services spéciaux, les armées, les hackers, les cybercriminels Tels sont le rôle de la DGSE dans la lutte contre la désinformation. Le nouveau service Viginum, chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, est quant à lui chargé de la sphère intérieure.

Au-delà de l’action des services de renseignement, nous avons besoin d’une mobilisation collective et d’une prise de conscience. Cela passe par une étroite coordination avec nos partenaires les plus proches, notamment au plan européen, où la collaboration entre services de renseignement est d’ailleurs excellente. Il s’agit aussi de défendre nos valeurs et nos modes de vie. C’est en unissant nos efforts que nous préserverons notre liberté, notre indépendance et notre souveraineté.

La lutte contre les ingérences passe donc par un effort quotidien de sensibilisation de nos élites administratives, politiques, économiques, scientifiques et de l’ensemble de leurs collaborateurs quant à nos vulnérabilités et aux moyens de protection, parfois très simples, qu’il convient d’appliquer

Parce que l’espionnage est une guerre invisible mais réelle, menée chaque jour sur notre territoire et à l’étranger, vous êtes tous des cibles de puissances adverses. En 2017, j’ai été nommé DGSE avant les élections législatives. Avec le Président de la République et le président de l’Assemblée nationale, nous avons décidé de recevoir les parlementaires pour les sensibiliser et leur faire comprendre les menaces auxquelles ils sont soumis. La DGSI organise également des séances de sensibilisation au sein des ministères, du Parlement et des entreprises. La meilleure défense est certes l’attaque, mais il faut d’abord veiller à ne pas être vulnérables.

Vous, parlementaires, lorsque vous voyagez à l’étranger dans le cadre des groupes d’amitié ou pour d’autres missions, vous emportez des ordinateurs et des téléphones qui contiennent des milliards de renseignements sur votre vie privée, publique, économique. Si quelqu’un y a accès, il sait tout de vous et il dispose donc de moyens de pression. Ne vous connectez jamais au wifi des hôtels, ne laissez jamais votre ordinateur ou votre téléphone portable dans votre chambre lorsque vous vous absentez. Lorsque vous franchissez une frontière, vos appareils électroniques doivent être éteints. Par ailleurs, les cadeaux que vous recevez peuvent être piégés.

Soyez vigilants. Sachez que les services étrangers sont très agressifs à l’endroit des élites de la nation – à laquelle nombre de personnes n’ont pas conscience d’appartenir. Bref, l’ensemble de notre écosystème doit faire preuve d’une vigilance absolue.

Toutes les menaces dont je vous ai fait part ne vont pas en diminuant. Il faut être mobilisés collectivement. Les annonces qui ont été faites à propos de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) vont dans ce sens. Notre effort de défense passera de 295 milliards dans la LPM 2019-2025 à 413 milliards dans la LPM 2024-2030. Le renseignement fera l’objet d’efforts massifs puisque certains crédits augmenteront de près de 60 %, que le budget de la direction du renseignement militaire (DRM) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) doublera et que les crédits de la DGSE augmenteront très sensiblement.

Les capacités très particulières de la DGSE me paraissent toujours plus nécessaires dans un monde caractérisé par ces guerres hybrides. Elle doit pouvoir continuer à agir là où les moyens conventionnels de l’État ne peuvent pas ou n’ont pas le droit d’opérer, dans un environnement en général non permissif et hostile, dans la plupart des cas sans autre appui que celui qu’elle peut elle-même fournir à ses agents. Nous sommes au service de notre intérêt général, de notre prospérité et de notre souveraineté.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quelles menaces représentent les pays du Golfe, en particulier le Qatar, qui est au cœur d’une affaire au Parlement européen, laquelle fait d’ailleurs écho à d’autres qui ont défrayé la chronique depuis la présidence de M. Sarkozy ? Vous n’en avez pas parlé. Est-ce parce qu’une telle menace serait « sous contrôle » en France ?

Un collectif de journalistes a récemment révélé qu’une entreprise sise en Israël aurait diffusé des contenus informatifs parallèles susceptibles d’avoir influencé les élections dans différentes démocraties, à l’exclusion des États-Unis, de la Russie et d’Israël. Étiez-vous au courant ? Disposez-vous d’informations sur ce réseau et sur son éventuelle influence sur les dernières élections présidentielles et législatives dans notre pays ?

M. Bernard Émié. Sur ce dernier point, je n’ai pas d’information. Ce système n’avait pas particulièrement retenu notre attention mais nous savons que nos amis israéliens sont très performants dans un certain nombre de domaines techniques.

Il faut bien comprendre la différence entre influence, ingérence et utilisation d’outils.

Les pays du Golfe exercent une influence qui relève plutôt du lobbying, afin d’orienter des décisions. Si les moyens qui ont été utilisés étaient tels qu’on l’a lu dans la presse, ils sont sûrement contestables mais ils ne constituent pas de l’ingérence, qui, elle, relève de l’espionnage. J’imagine que vous êtes tous soumis au lobbying, y compris de la part de sociétés étrangères ou d’ambassades. Lorsque j’étais ambassadeur, je faisais moi-même du lobbying afin de promouvoir les intérêts français.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez justement évoqué la défense de nos valeurs. Les prises de participations capitalistiques ou économiques du Qatar ou d’autres pays du Golfe dans un certain nombre d’outils d’influence, par exemple sportifs, comme bien sûr le club du Paris Saint-Germain (PSG), ou la défense par des élites françaises de l’organisation de la dernière coupe du monde de football au Qatar ne sont pas neutres de ce point de vue.

M. Bernard Émié. Cela ne relève pas de mon domaine de compétence. Le Qatar n’espionne pas la France lorsqu’il cherche à promouvoir ses intérêts. L’ingérence dont je m’occupe a pour visée le pillage, l’agression, la déstabilisation. Que le Qatar ait des intérêts particuliers au PSG, ce n’est pas le problème de la DGSE.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourtant des personnalités politiques ou du monde économique sont reçues dans les loges du PSG dans une ambiance décontractée, parfois alcoolisée, avec des hôtesses et des hôtes sympathiques… La multinationale dans laquelle j’ai travaillé invitait des personnalités dans une loge de Roland-Garros, pour un coût très élevé – c’était même le premier budget de dépenses « somptuaires » de General Electric en France. Je suppose que le partage de petits fours n’était pas la seule motivation, et qu’il pouvait aussi y avoir partage d’informations.

M. Bernard Émié. Je ne saurais répondre dans le détail pour ce qui est du secteur privé. En revanche, j’étais ambassadeur en Grande-Bretagne lors des Jeux olympiques de Londres. EDF était sponsor, parmi d’autres sociétés, et a invité des personnalités pour promouvoir ses intérêts autour du projet nucléaire de Hinkley Point. Était-ce bien ou mal ? Je ne porte pas de jugement, mais cela ne relève pas de l’espionnage. Faut-il édicter des règles, interdire à un parlementaire français d’être invité dans une loge de Roland-Garros ? C’est un problème de lobbying, pas d’ingérence étrangère. La DGSE a pour mission de détecter les gens qui, clandestinement, veulent nous voler des secrets, recruter des gens – des traîtres.

J’y insiste : le DGSI et moi travaillons sur les affaires d’ingérence et d’espionnage ; le lobbying, c’est autre chose.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous parliez d’une certaine naïveté des élites. Quelles mesures ont été prises pour développer leurs capacités de réaction, en particulier dans le monde économique ? À l’occasion de l’affaire Alstom, des publications et des analyses ont mis en cause l’efficacité et les moyens des services français de renseignement économique. La DGSE a-t-elle pris de nouvelles mesures pour lutter contre l’ingérence économique ? A-t-elle, par exemple, des activités de formation ?

M. Bernard Émié. La culture du renseignement, en France, n’est pas assez développée. Il faut commencer par là. Des parlementaires allemands m’ont dit, très justement, qu’en Allemagne, le renseignement inspire de la méfiance, en Grande-Bretagne, de la fierté, en France, de l’indifférence. Chaque Britannique porte son Poppy. Combien de Français arborent le Bleuet de France ?

La sensibilisation dont je faisais état doit être « industrialisée ». C’est ce que nous faisons en rencontrant un grand nombre de cadres dirigeants d’entreprises et de parlementaires, au-delà de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Sans doute faut-il le faire encore plus, mais si vous sortez de ces sessions en jugeant que la DGSE et la DGSI sont sympas quoique un peu paranos sans modifier vos comportements, cela n’aura pas été utile Les Britanniques sont très vigilants : jamais ils ne vous feront entrer dans une pièce de leur ambassade s’ils ne veulent pas que vous la voyiez ; jamais ils ne passeront outre la confidentialité. Nous n’avons pas le même ADN. Ce sont des termes forts, mais nous devons nous réarmer psychologiquement sur toutes ces questions qui, pour le pays, sont fondamentales. La sensibilisation est déjà une étape.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quelles sont les mesures prises par la DGSE pour renforcer sa vigilance en matière d’ingérence économique, notamment depuis l’affaire Alstom ? Considérez-vous que les pressions exercées sur les dirigeants d’Alstom du fait de l’extraterritorialité du droit américain étaient avérées ou non ? Quid de l’incarcération de notre compatriote Frédéric Pierucci aux États-Unis, dont les motivations sont, selon moi, douteuses ?

M. Bernard Émié. La DGSE n’est pas un service d’enquête mais un service secret. Je ne dispose donc d’aucun moyen juridique pour intervenir sur un certain nombre de sujets. L’affaire Alstom n’a en rien relevé de la DGSE. J’estime effectivement que les lois extraterritoriales américaines ont conduit à des dérives, mais je ne dirai rien d’autre.

Nous proposons des mesures de sensibilisation et de conviction, non de coercition. Il n’est pas question d’imposer à des sociétés des comportements dont elles ne veulent pas. Si je caractérise une ingérence d’un cabinet étranger dans une grande société française dont le directeur juridique ne travaille pas, à mon sens, pour l’intérêt national et si le président de cette société, que j’ai prévenu, ne veut pas m’entendre, je n’ai aucun moyen de lui imposer quelque mesure que ce soit.

En quelques années, la DGSE a fait beaucoup de chemin sur ces sujets importants qui, peut-être, ne comptaient pas parmi les priorités auparavant.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie pour cet exposé à la fois offensif et grave, mais aussi réaliste sur les confrontations en cours entre les différentes puissances et sur nos vulnérabilités – je pense à vos propos sur la fin de la naïveté de nos élites.

Des opérations de sensibilisation pour faire progresser la culture du renseignement sont en effet menées dans notre pays. Les services y prennent toute leur part, et c’est très bien qu’il en soit ainsi, de même que des instances au sein du Parlement comme la DPR ou cette autorité administrative indépendante qu’est la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. L’Assemblée nationale essaie de sensibiliser les groupes politiques mais je regrette que certains d’entre eux refusent la diffusion de certains messages et, ainsi, se privent du bénéfice de vos travaux et de vos conseils.

Il convient en effet de distinguer les ingérences étrangères de l’influence, du lobbying, des relations publiques, du soft power. Elles sont malveillantes, hostiles, déstabilisatrices et destructrices ; ce sont autant de missiles lancés contre nos valeurs, notre démocratie et notre État de droit.

Les partis politiques français sont-ils vulnérables à de telles ingérences, en particulier de la part de la Russie ? Nous savons qu’au Parlement européen, les votes ne vont pas toujours dans le sens d’une condamnation de l’agression russe contre l’Ukraine.

M. Bernard Émié. La DGSE ne travaille pas sur les partis et les personnalités politiques. Son action est extérieure. De plus, les Renseignements généraux ont disparu.

Il est évident que des puissances extérieures organisent à Bruxelles des capacités massives d’influence sur les parlementaires européens, mais nous sommes là encore dans le registre du lobbying. La question de la déontologie parlementaire est donc fondamentale et le Parlement européen a raison de s’en saisir.

Si je vois que des services chinois tentent de recruter ou d’approcher un parlementaire européen, je le signalerai au service compétent – C’est à lui qu’il reviendra de décider quoi faire. Ce sont là des choses graves, comme le sont la pénétration de structures publiques ou l’utilisation des binationaux. Il ne faut pas oublier qu’un binational, vu de l’autre côté, est un national ! Il pourrait donc être soumis à des pressions et cela crée un malaise, pour moi et pour le DGSI si cela se produit sur notre territoire national.

Un autre exemple de pénétration tient au choix fait par la France, faute de crédits suffisants, de recruter massivement des personnels locaux dans nos ambassades. Cela peut se concevoir dans des démocraties – et encore !

De la même manière, si la DGSE détecte que le représentant d’une entreprise française dans un pays est en train de se faire « tamponner » par un service étranger, je la préviendrai. Voilà quelques réponses concrètes sur ce qu’est notre travail face aux ingérences et aux pressions, à distinguer de ce dont nous avons parlé tout à l’heure. C’est ce que font les services, ou les ambassades – car pour certains pays c’est un peu la même chose – afin de pouvoir intervenir auprès des élites européennes ou bruxelloises.

M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Voilà dix ans qu’au sein de la commission des affaires étrangères, je proteste solennellement contre cette folie qui consiste à remplacer nos personnels d’ambassade par des ressortissants d’autres pays, pratique qui a des conséquences dramatiques en termes d’espionnage. Il en va de même pour les locaux abritant nos ambassades. Lors d’un déplacement, la ministre actuelle m’avait ainsi alerté sur le fait que la France vend ses ambassades et achète, pour les remplacer, des appartements dans des immeubles. Comme par hasard, les appartements du dessus et du dessous sont occupés par des Chinois ! Et voilà dix ans que cela dure ! Peut-être pourriez-vous convaincre Bercy de changer sa manière de faire et de réduire la pression sur le système diplomatique ? L’État devrait montrer l’exemple, or le saccage de nos ambassades n’est toujours pas terminé – mais vous êtes bien placé pour le savoir.

M. Bernard Émié. J’ai toujours défendu nos ambassades lorsque j’étais ambassadeur.

M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Je le sais.

Vous nous avez exposé des modes d’ingérence diversifiés et de plus en plus subtils – au point que la différence que vous avez faite entre influence et ingérence devient de plus en plus difficile à distinguer. Vous avez dit aussi que la DGSE et la DGSI jouent un rôle de radar pour alerter les autorités politiques.

Dans le cas de Huawei, le recrutement d’anciens parlementaires, d’anciens ministres ou Premiers ministres dans les états-majors de cette entreprise relève de l’influence, pas de l’ingérence. Si, en revanche, il y a corruption, il s’agit d’une forme d’ingérence, surtout si cela permet l’espionnage au niveau des cœurs de réseaux. Il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, ce qui rend votre tâche très difficile.

Pourquoi, selon vous, les États-Unis ont-ils interdit beaucoup plus strictement le système Huawei ? Est-ce pour défendre leurs intérêts, en se servant du prétexte de l’espionnage pour éliminer un concurrent, ou parce qu’un compromis tel que celui que nous avons trouvé en limitant les interventions au cœur de réseau est insuffisant ?

Enfin, est-il vrai – mais peut-être la question est-elle confidentielle – que Huawei a implanté un centre en Alsace à proximité d’un centre de l’armée française ? Si ce n’est pas une fake news, comment l’État a-t-il pu laisser faire cela ?

En un mot, suffit-il d’interdire à Huawei le cœur de réseau, ou est-ce une cote mal taillée ? Je sais, au demeurant, que vous n’êtes pas responsable de cette situation : vous avez alerté les autorités politiques, à qui il revient de juger.

Ce qui m’inquiète le plus est le mélange d’influence et de corruption. La corruption ne passe pas seulement par des valises de billets : il peut s’agir d’une promotion, d’un pantouflage ou de gains extravagants au détriment des intérêts nationaux. Face à des États qui sont prêts à tout et qui utilisent des leviers moins clairs qu’auparavant, votre rôle n’est-il pas beaucoup plus difficile ?

Comment, enfin, articulez-vous votre devoir d’alerte avec un suivi qui peut revêtir une nature judiciaire ? Avez-vous des exemples d’alertes que vous avez lancées et qui ont permis de bloquer des opérations, pour votre satisfaction et votre fierté ? À l’inverse, avez-vous vécu des situations de frustration en voyant tomber dans le néant des alertes que vous aviez lancées ?

M. Bernard Émié. Pour ce qui concerne Huawei, mon souci est d’éviter que nous soyons espionnés, c’est-à-dire que les communications françaises remontent directement vers des services étrangers. Dès lors que ce risque est documenté et expliqué clairement, il est possible de convaincre. Nous vivons cependant dans un pays de droit, avec des contrats et des engagements : s’il est possible de stipuler pour l’avenir, il est plus difficile de revenir sur ce qui a été fait précédemment. On peut s’efforcer de poser des digues, mais je ne suis que le patron du service de renseignement extérieur : je reste donc à ma place, où la charge est, du reste, déjà lourde. Bref nous devons être très vigilants et, le cas échéant, alerter et expliquer, ce qui permet de renforcer les digues.

C’est le sens de l’image, peut-être un peu simpliste, que j’ai employée tout à l’heure en opposant les équipements de télécommunications de Huawei et les cœurs de réseaux, la construction des systèmes de demain : ce sont des choses très différentes. Comme vous l’avez dit, les Américains ont été beaucoup plus catégoriques, certes pour défendre leurs intérêts mais aussi parce qu’ils sont plus intransigeants. Par ailleurs, sur ce sujet, l’action du commissaire Thierry Breton a été digne d’éloges : faute d’avoir les moyens d’interdire, il a donné l’alerte et fait en sorte d’expliquer la situation.

Quant à savoir si nous aurions pu faire plus, ce n’est pas à moi d’en juger, et je ne vous répondrai donc pas. Mon travail était de tirer la sonnette d’alarme et de signaler des situations sensibles aux personnes concernées.

L’opposition entre la souveraineté et l’efficacité est un problème difficile : vaut-il mieux acheter sur étagère le meilleur système ou avoir un système un peu moins bon, mais élaboré en sécurité à l’échelle nationale ? On peut en débattre à l’infini.

Cela me conduit à votre deuxième question, qui porte sur la distinction entre influence et ingérence. Si le citoyen que je suis peut être choqué de certaines méthodes de recrutement par exemple, le chef de la DGSE n’a aucun moyen d’agir, car cela relève d’une appréciation politique. Soit donc il existe des règles – fixées par le législateur, par la structure concernée, comme par la HATVP, par la société concernée – soit il n’en existe pas, auquel cas on ne peut pas reprocher à telle personne d’entrer au conseil d’administration d’une société étrangère. Quant à savoir si c’est moralement bien.

Mme Anne Genetet (RE). Monsieur le directeur général, étant élue d’une circonscription qui couvre la Russie, l’Iran, la Chine, le Pakistan et l’Inde, j’imagine que j’ai été observée. J’ai pris depuis longtemps les habitudes que vous décrivez. Pour charger mes téléphones, je n’utilise même plus les prises USB installées dans les hôtels, mais des batteries externes. Je n’utilise jamais non plus le wifi ni le Bluetooth, et je change même de système de téléphone quand je me rends dans certains pays.

M. Bernard Émié. Il faut changer le hardware de votre téléphone tous les ans. Cela coûte un peu cher, certes, mais si vous êtes piégé, vous sortez du piège à chaque changement de téléphone. Il importe également de télécharger les mises à jour, qui agissent sur les dispositifs de phishing. Il faut aussi éteindre régulièrement son téléphone – ce qui, en outre, vous permet de dormir la nuit. Ces petits trucs rendent la vie plus difficile à ceux qui veulent vous piéger.

Mme Anne Genetet (RE). Vous avez très bien expliqué que votre action consiste à caractériser les faits et que vous n’avez pas les moyens d’imposer quoi que ce soit. Quels sont les circuits d’alerte ? Des procédures standardisées sont-elles prévues, ou appréciez-vous, en fonction des situations et de votre expérience, vers quelle autorité vous tourner pour donner l’alerte ?

Ma deuxième question porte sur vos moyens, notamment à l’étranger. Les personnes en poste parlent-elles les langues des pays où elles sont affectées ? On trouve beaucoup d’informations en source ouverte, encore faut-il parler la langue ; or toutes ne sont pas faciles d’accès. La France dispose-t-elle d’un vivier assez important de personnes pratiquant ces langues ?

Utilisez-vous les binationaux français ? Sur le plan économique, en effet, nous les utilisons mal, tout comme notre diaspora. Avez-vous connaissance de pressions émanant de l’Inde, qui a lancé en 2017 une importante opération de promotion auprès des parlementaires binationaux ou non binationaux d’ascendance indienne, notamment en les invitant, fin 2017, tous frais payés ?

Quant à la naïveté des élites, que vous avez soulignée, jusqu’où s’étend-elle ? Sévit‑elle parfois au sein même des services que vous dirigez ? Voilà quinze jours, une entité française dont je ne citerai pas le nom m’a remis un sac de goodies comportant notamment une clé USB made in China. J’ai dû leur dire qu’il ne fallait pas faire ce genre de choses ; or il se trouve que les personnes concernées appartiennent vraiment à l’élite : il y a encore du boulot !

Enfin, on sait que certaines places étrangères, comme Bangkok ou les îles Fidji, sont des repaires du renseignement. En juin dernier, durant la campagne électorale, j’ai organisé une réunion publique à Pattaya, à une heure et demie au sud de Bangkok, avec une trentaine de participants. À une table, il y avait quatre personnes qui n’avaient pas l’air d’être françaises : c’étaient des Américains appartenant au Département d’État. De telles situations apprennent à tenir en permanence ses radars ouverts.

M. Bernard Émié. S’agissant des process, je dirige un service extérieur qui fait remonter l’information par des canaux internes au ministère des armées ou au système pour alerter les autorités concernées en cas de difficulté. Nous le faisons de manière assez systématique et organisée. Le système de coordination interagences, auquel Mme Le Grip a fait allusion, fonctionne très bien. Ainsi, lorsque j’observe des faits qui concernent le territoire national, j’alerte la DGSI. S’ils concernent notre base industrielle et de défense, je saisis la DRSD.

Il faut aussi mesurer les progrès réalisés au cours des dernières années. Nous travaillons désormais ensemble et il n’y a pas de trous dans la raquette. Au nom de la communauté nationale du renseignement, je revendique un travail très fin dans ce domaine. Mon souci n’est pas d’annoncer une bonne nouvelle au chef mais d’être efficace et d’obtenir des résultats pour notre pays. Bref les procédures existent, les remontées se font, les alertes sont données, même si le mécanisme peut être encore amélioré – nous sommes, du reste, très contrôlés à cet égard.

Quant aux moyens dont dispose la DGSE, ils sont satisfaisants. La DGSE jouit d’une forte attractivité. Dans le domaine généraliste, je recrute sur concours. Avec 2 000 candidats pour 30 places, je n’ai pas les mêmes problèmes de recrutement que d’autres. Pour le recrutement des ingénieurs, disons que nous faisons « la sortie des écoles ». Nous leur offrons des moyens qu’ils ne trouveront nulle part dans l’État. Je suis très optimiste en constatant que les jeunes qui nous rejoignent ont un sens de la mission et une passion incroyables. Leur volontarisme et leur engagement sont très rassurants. Quant aux linguistes, bien sûr que la DGSE, service de sécurité extérieure, dispose de gens qui parlent le tamasheq, le swahili, le wolof ou le hongrois.

Je suis très vigilant quant au recrutement de mes collaborateurs. En outre, les habilitations nécessaires rendent l’entrée à la DGSE beaucoup plus difficile qu’ailleurs. À titre d’illustration du niveau de recrutement, je dirai que tous les deux ans, un administrateur de la DGSE est issu de l’ex-École nationale d’administration, dans la première moitié du classement – qui n’existe plus. Lorsque je vais promouvoir mon établissement auprès d’eux, je leur explique qu’ils ne répondent sans doute pas tous à mes critères de sécurité, ce qui les étonne beaucoup car, en tant qu’élèves fonctionnaires, ils se pensent susceptibles de travailler dans toutes les administrations. Mais la DGSE n’est pas un établissement comme les autres ! Nos effectifs comprennent également des binationaux. Ils font l’objet d’enquêtes de sécurité extrêmement exigeantes, qui remontent jusqu’à leurs arrière-arrière-grands-parents et prennent du temps.

L’Inde, qui est également un sujet d’attention, n’est pas un pays très offensif envers la France. Elle pratique beaucoup le lobbying et nous le pratiquons aussi à son endroit. C’est un partenaire stratégique d’un grand intérêt, notamment à l’échelle du monde indo-pacifique.

Quant à la présence du Département d’État sur les plages de Pattaya, je ne ferai pas de commentaire : peut-être ces agents étaient-ils tout simplement en vacances, peut-être pas…

M. Thomas Rudigoz (RE). Monsieur le directeur général, vous avez évoqué l’ingérence russe en Afrique, sujet très important pour les intérêts de notre pays dans cette zone et pour la sécurité de l’ensemble de la région. Nous avons vu l’évolution des mentalités de certains citoyens d’Afrique noire : voilà encore quelques années, nous recevions dans ces pays un accueil très chaleureux et ressentions une véritable amitié, voire de l’amour envers la France ; les choses ont beaucoup changé en peu de temps. Pouvez-vous préciser quelles sont les actions des deux agences russes qui exécutent de basses œuvres dans ces territoires ? Que font les Chinois en Afrique, notamment subsaharienne ? Ils y ont des intérêts économiques de plus en plus importants, mais font moins parler d’eux que les agents russes.

M. Bernard Émié. Les Chinois mènent une politique d’influence, avec une triple diplomatie. C’est d’abord une diplomatie du don, qui est en réalité une diplomatie du prêt. La Chine a offert des infrastructures à certains pays africains, puis en a vendu. Derrière les dons, il y a donc des prêts, puis des pressions sur les débiteurs qui n’arrivent pas à rembourser : s’ils ne peuvent pas payer, ils peuvent peut-être voter contre une résolution relative aux Ouïgours aux Nations unies...

La Chine pratique également une diplomatie du masque et du vaccin, qui s’est ensuite traduite par une volonté de pousser des intérêts stratégiques pouvant aller jusqu’à l’installation de bases militaires. C’est ce qui s’est passé progressivement à Djibouti. Il s’agit là d’une politique de construction de l’influence par des moyens financiers, techniques et scientifiques sur fond de discours de décolonisation et d’opposition au capitalisme et aux méchants Occidentaux. Cette politique menée par les Chinois n’a cependant pas été vraiment agressive envers nous, au sens où elle n’a pas visé la déstabilisation ni employé des moyens tels que ceux qu’utilisent les Russes. Nous sommes toutefois très vigilants.

Tout comme l’influence de la Chine, celle de la Turquie a explosé. Ce pays, qui avait cinq ambassades en Afrique lorsque j’y suis arrivé en tant qu’ambassadeur en 2007, en a désormais quarante. Un État a le droit d’avoir une diplomatie, d’y consacrer des moyens et d’investir. Certains États ont donc pris des positions tandis que nos gouvernements, de droite et de gauche, ont suivi une autre politique durant des années. Nos choix politiques ont simplement fait que les moyens que nous consacrions à notre présence étaient moins importants.

Quant à la Russie, sa diplomatie et ses intérêts bénéficient d’un socle idéologique commun, constitué à la faveur des luttes de libération, reposant sur la solidarité et d’autres valeurs partagées. De fait, certains de mes homologues de différents services des pays du Sud ont pu être marxistes dans leur jeunesse, formés dans diverses universités avant de suivre des parcours différents. En Afrique, cette influence idéologique est forte. Les Russes ont soutenu les indépendances, fourni des armes ensuite et permis aux systèmes de survivre. Cela crée des solidarités. Qu’on la conteste ou qu’on soit en compétition avec elle, c’est la diplomatie que mène l’État russe.

Il en va différemment avec cette milice qu’est la société Wagner, dirigée par M. Prigojine, qui est devenu célèbre à la faveur du conflit en Ukraine. Il a construit cette structure avec l’aide du Kremlin, lequel a longtemps nié connaître Wagner comme autre chose qu’une société du secteur de la sécurité des entreprises. Wagner est une structure d’influence, de déstabilisation et de coercition, qui s’organise comme une galaxie dans laquelle la société de tête s’adjoint des filiales intervenant dans le domaine économique et pratiquant aussi bien la prédation économique que l’influence, le contrôle des médias, le contrôle des gouvernements ou la sécurité privée. C’est aussi un business model : Wagner veut faire de l’argent et, pour entrer sur un marché, il faut sortir ceux qui sont en place. Ses méthodes sont donc très agressives, fondées sur la déstabilisation.

Premier exemple, celui de la prédation économique exercée sur les mines : Wagner fait dénoncer les contrats d’exploitation existants par les États qu’il pénètre, s’installe et se rémunère sur la bête.

Un autre exemple est celui du Mali, où l’on a prétendu avoir découvert un charnier à Gossi pour en rendre responsables les forces armées françaises. C’est du reste un renseignement français qui a permis d’identifier cette manipulation : nous avons envoyé un drone pour faire des photos et activer une contre-manipulation en dénonçant ces méthodes.

Il n’est pas difficile de créer des sentiments antifrançais en Afrique en organisant des manifestations où l’on criera « Vive M. Untel ! ». Peut-être n’y aura-t-il que 500 personnes, mais les vidéos postées sur les réseaux sociaux créeront un effet loupe et l’on aura le sentiment que tout le monde veut M. Untel pour président !

Voilà comment s’organise la manipulation. À en juger par les réseaux sociaux et les médias, on a l’impression que les gens veulent le départ de la France mais, à Bamako, les gens sont profondément francophiles et pro-français. Ils ne comprennent pas ces manipulations, qui ne font pas partie de leur quotidien

Cet effet loupe, cette manipulation par le biais des réseaux sociaux, c’est de l’ingérence et de la déstabilisation qu’il faut dénoncer. Il faut lutter contre ces gens. Si nous avions eu un doute quant à leurs méthodes et leurs objectifs, il suffit de voir ce qu’ils font en Ukraine et comment ils le font, avec quelles méthodes et quels moyens – et comment Lavrov et Poutine ont fini par reconnaître de facto, après avoir longtemps fait mine de ne pas le connaître, que le groupe Wagner travaillait bien pour eux. C’est très grave.

Mme Mireille Clapot (RE). Vice-présidente de la commission des affaires étrangères, je préside également une commission bicamérale chargée du numérique, et je suis donc amenée à m’intéresser à la cybersécurité.

Il me semble qu’il existe une porosité entre influence et ingérence. Vous avez cité l’exemple du « tamponnage » de Français par des Chinois sur LinkedIn.

M. Bernard Émié. C’est un exemple réel.

Mme Mireille Clapot (RE). Je vois très bien ce que vous voulez dire : on commence par demander des petites choses, puis toujours un peu plus.

Existe-t-il un continuum entre l’influence et l’ingérence, ou bien peut-on clairement distinguer l’une et l’autre ?

Par ailleurs, vous avez parlé de technique mais aussi de facteurs humains, de failles humaines – c’est un peu pareil en matière de cybersécurité. Les failles peuvent être de plusieurs ordres : certains ont besoin d’argent, de reconnaissance, d’amour, voire de plaisir. La technique du kompromat, dont on parlait beaucoup à l’époque de la guerre froide, est-elle encore utilisée ?

M. Bernard Émié. Je suppose que la question de l’ingérence et de l’influence reviendra tout au long de vos auditions, et il faut déterminer une ligne de séparation. Mon métier m’amène à travailler sur l’ingérence, qui est le fait de gens qui agissent de manière clandestine, par des moyens, techniques ou humains, que la morale réprouve. L’influence, quant à elle, n’est pas forcément cachée. Si j’étais le président d’une société étrangère, j’assumerais de vous inviter à des voyages pour vous présenter les technologies de ma société.

Je n’ai pas répondu tout à l’heure à la question portant sur le centre proche de Strasbourg, parce que je n’ai pas le renseignement demandé. Est-ce de l’ingérence ou de l’influence ? Est-ce mal ou bien ? Huawei n’est pas une société interdite en France. Elle y exploite encore un certain nombre de choses. Est-il illégitime pour cette société de continuer à promouvoir ses intérêts économiques dans les segments où elle est autorisée ? Dans le cadre de nos lois, je ne le pense pas. Est-il choquant de voir que de hautes personnalités françaises sont approchées ? On peut s’interroger, mais ce n’est pas illégal.

Le segment sur lequel nous travaillons est ce qui est secret, clandestin et pas acceptable. Pour moi, c’est ce qui constitue l’ingérence. L’influence est vraiment un autre monde.

Le monde de l’espionnage est fait de technique. En matière cyber, mon métier est de faire en sorte, par tous les moyens dont je dispose, de détecter les attaques contre nos infrastructures sensibles, mais aussi de venir en aide à l’ANSSI lorsqu’il y a une attaque contre un hôpital en province – c’est une agression que j’essaierai d’aider à caractériser, et une ingérence à laquelle il faut répondre.

Pourquoi y a-t-il des failles techniques ? Imaginez que vous êtes le directeur d’un hôpital : si on vous propose tant de lits supplémentaires ou un système d’information mieux protégé, que choisissez-vous ? Ajoutez-y le contexte de naïveté française dont je parlais, et je pense que vous savez ce que répondront beaucoup de conseils d’administration d’hôpitaux. Même s’il y a eu de grands de changements ces dernières années, les entreprises n’ont pas encore suffisamment pris le tournant de la cyberdéfense et de la cybersécurité. Beaucoup de sociétés voient le jour dans ce domaine – c’est un business gigantesque – mais la question reste majeure. Ce genre d’attaques, disons-le clairement, est du sabotage et il faut se défendre. Quand on veut vous donner des coups de glaive, il vous faut un bouclier ! Nous devons instiller la culture de la cyberdéfense dans notre pays.

J’en viens aux failles humaines. Oui, les ressorts sont toujours les mêmes : la frustration, l’ego – vous estimez avoir été maltraité, dans votre entreprise ou votre administration, par des gens qui n’ont pas reconnu votre valeur et donc vous travaillez pour l’extérieur –, l’argent, dont tout le monde a besoin – je ne connais personne qui considère être payé à la hauteur de son talent – et le plaisir, bien sûr. Tout cela fonctionne très bien, et c’est pourquoi il faut être très vigilant à l’égard des gens que vous envoyez servir à l’étranger, par exemple en Russie, si vous êtes président d’une société ou ministre.

Mon métier consiste à recruter des traîtres. Nous demandons à des gens de travailler pour nous, c’est-à-dire contre leur pays et ses intérêts. Pour recruter des gens, il n’y a pas cinquante manières de procéder. Celles dont je viens de parler sont assez puissantes en général.

M. Philippe Brun (SOC). Je confirme que, si nous sommes très conscients des problèmes à l’Assemblée nationale, nous ne faisons rien. Nous n’avons aucune culture de la cybersécurité : nous échangeons sur WhatsApp, y compris des informations très confidentielles. Vous n’avez pas beaucoup évoqué les États-Unis, mais je m’interroge sur la dangerosité de cette application, sachant que tous les cabinets ministériels travaillent sur WhatsApp : ils n’utilisent pas Tchap.

Quels sont nos outils de contre-ingérence ? Nous subissons des cyberattaques, mais en menons-nous aussi, de notre côté ? Nous subissons des actions de désinformation, conduisons-nous des actions correctrices, diffusons-nous au moins des informations alternatives ? Si les positions de la France continuent de se dégrader en Afrique par exemple, ce n’est pas seulement en raison de l’attrition des moyens de la belle maison que vous avez servie pendant de nombreuses années, mais aussi – du moins c’est le sentiment qu’on peut avoir de l’extérieur – à cause du manque d’outils à notre disposition. Si la presse a pu se faire l’écho de quelques actions qui auraient été menées, dit-on, par les services de renseignement en vue d’informer ou de convaincre les populations locales, quels sont actuellement les outils utilisés par la DGSE pour diffuser des messages ? Êtes-vous pleinement outillés pour cette guerre de l’ingérence ?

Vous avez dit enfin, s’agissant de Huawei, que nous avions sauvegardé notre indépendance et notre souveraineté en ce qui concerne les cœurs de réseau 5G de demain. Mais pour ce qui est des cœurs de réseau existants, qui datent d’avant les dernières décisions, y a-t-il du matériel de Huawei qui n’a pas été démonté et se trouve encore en activité ?

M. Bernard Émié. La 5G ne fait que commencer en France. Les contrats qui ont été signés sont honorés et nous n’avons donc pas démonté les installations. À l’expiration des contrats, en revanche, les systèmes de Huawei devront être retirés. Un travail a été conduit par les instances compétentes pour nous doter d’un plan de repli progressif, nous permettant d’éviter des contentieux à l’infini.

Ce que vous avez appelé les informations alternatives ne relèvent pas seulement de la DGSE. La machine étatique s’est organisée d’une manière beaucoup plus cohérente qu’auparavant pour apporter des réponses, du côté soit de l’état-major des armées, qui mène un important travail de communication et d’explication, soit du quai d’Orsay, qui vient de créer une sous-direction chargée de lutter contre les fausses informations .

La prise de conscience est réelle. Oui, nous construisons des contre-narratifs pour faire passer nos messages d’une manière beaucoup plus simple, et nous avons, même si je sors là de mon domaine, optimisé les moyens à notre disposition dans les ambassades. Enfin, vous avez malheureusement raison sur le côté « fais ce que je dis, pas ce que je fais ». Tout le problème, c’est la balance entre la sécurité et l’ergonomie. Si vous avez une Peugeot 404, il n’y a pas d’électronique et ça ne risque donc pas d’exploser au milieu de la nuit. Si vous utilisez un vieux téléphone, il ne risque pas d’être attaqué. Il faut accepter une certaine rusticité pour avoir de la sécurité. Si vous voulez qu’un téléphone soit sûr, il ne doit pas avoir d’applications, et ce n’est donc pas un smartphone. Et si vous avez à communiquer des secrets, vous pouvez faire porter un pli, même si cela fait un peu « ancien monde », ou voir en personne votre interlocuteur. Installez-vous à côté d’une fontaine, comme autrefois à Istanbul, pour être sûr que personne ne peut capter votre conversation à distance ! Nous avons encore de gros efforts à réaliser pour définir des solutions plus « dures ».

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé de l’infiltration de la société française par la Russie, et de 17 000 Français « tamponnés » par les Chinois sur LinkedIn. Avez‑vous une estimation pour ce qui concerne l’infiltration par les Russes ?

M. Bernard Émié. Non, je n’ai pas de chiffres. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on utilise LinkedIn qu’on est un espion chinois. Il s’agit seulement d’un biais par lequel on peut approcher des gens. Il en existe d’autres, mais nous avons caractérisé celui-ci de manière certaine. Il y a eu, à l’époque, des articles de presse à ce sujet.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Estimez-vous que l’infiltration russe en France est profonde ? S’agit-il d’une question dont nous devons vraiment nous préoccuper ou est-elle sous contrôle ? J’ai du mal à comprendre l’ampleur et la gravité de ce phénomène, du côté russe mais aussi du côté chinois, en dehors du cas de LinkedIn.

M. Bernard Émié. Les Chinois travaillent à bas bruit. Cela nous ramène à la distinction entre l’influence et l’ingérence : les instituts Confucius, par exemple, sont-ils des centres culturels ou des instruments d’ingérence ? Quand des Chinois proposent des partenariats à l’École polytechnique pour faire de la recherche en commun ou développer ensemble des brevets, est-ce du partage ou de l’espionnage scientifique ? D’une manière générale, les points d’entrée sont très nombreux. Nous cherchons à être un pays attractif et à attirer des étudiants étrangers, mais en sachant que certains sont des espions potentiels. Nous sommes aussi très vigilants à l’égard de la Russie. Je vous ai dit que nous avions repéré beaucoup d’espions de ce pays en France et que nous les avions fait partir à l’occasion de la guerre russo-ukrainienne. Nous en avions déjà renvoyé un certain nombre, en même temps que d’autres pays européens, dans le cadre de l’affaire Skripal. Nous allons continuer à agir, car il est intolérable d’être à ce point espionné. La DGSI travaille sur cette question, avec notre concours, d’une manière très précise.

L’ingérence russe en France est importante et nous devons être en mesure de la détecter. Je mets de côté l’influence – les sensibilités des uns et des autres peuvent être diverses, et je les respecte. Mais je signale que la DGSE compte aujourd’hui 7 000 personnes. Nos homologues chinois sont de l’ordre de 200 000 agents et les Russes, de l’ordre de 30 000 ou 35 000. Nous vivons sur des planètes différentes. Un de mes problèmes est la hiérarchisation des objectifs. J’ai donc besoin que les autorités politiques soient claires quant à nos priorités, et elles le sont.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé du pillage scientifique. La conception des savoirs scientifiques et techniques procède en Occident d’un universalisme très ancien et profond. Même moi, dont la philosophie est patriotique, pour ne pas dire nationaliste aux yeux de certains, j’ai du mal à concevoir que l’esprit humain puisse se développer et prospérer sans des échanges ouverts à tous les pays. Quelles pistes pourrait-on suivre pour que la science reste, malgré tout, un domaine dans lequel on coopère ? Même pendant la guerre froide, des coopérations restaient possibles dans certains domaines sur le plan scientifique et, si l’on élargit la perspective, artistique. Comment faire pour préserver, malgré les agressions dont vous nous parlez, l’ouverture d’esprit qui est au fondement de notre civilisation et qui a permis à l’humanité de parvenir à un degré de développement dont tout le monde peut se réjouir ?

M. Bernard Émié. Je ne suis, à la place où je me trouve, ni un philosophe ni un penseur : je suis chef des services de renseignements extérieurs chargé de défendre et de protéger l’État. Il ne faut pas, naturellement, faire courir à notre pays le risque de ne pas profiter des coopérations internationales, mais il faut en même temps, dans certains domaines, ériger des digues. Je ne veux pas que vous ayez le sentiment que je suis négatif : il faut éduquer, parler à nos grands scientifiques qui travaillent dans les laboratoires les plus sensibles. C’est un problème de sensibilisation. Nos ministres techniques, dont certains sont eux-mêmes de grands scientifiques, doivent être alertés.

Dans le même ordre d’idées, si l’accès aux locaux officiels est une passoire, comment voulez-vous que nous puissions nous défendre ? Il faut commencer par appliquer des mesures de base. Jusqu’à présent, tout n’a pas toujours été fait d’une manière entièrement satisfaisante dans ce domaine – c’est un euphémisme. Commençons donc par ne laisser entrer dans nos locaux que ceux que nous souhaitons y voir.

Mme Anne Genetet (RE). Où placer le curseur lorsqu’il faut choisir les étudiants ? Dans certains domaines, ceux venant d’Iran n’étaient pas acceptés chez nous. Pourtant, il y a aux États-Unis des universités dans lesquelles on trouve énormément d’étudiants chinois et indiens. On ne peut pourtant pas dire, me semble-t-il, que les services de renseignement américains ne sont pas actifs !

Il faut être vigilant avec tous les pays d’origine, mais c’est particulièrement vrai pour la Russie et la Chine. Comment font les Américains pour faire le tri, et que peut-on apprendre d’eux ?

M. Bernard Émié. Je ne peux pas répondre précisément à votre question, mais le FBI fait un screening considérable. Il faut dire qu’il a également des effectifs considérables. Je pense que son travail est assez précis, mais il y a toujours des arbitrages à faire.

Ce qui me ramène à la question du cloisonnement, fondé sur un concept courant dans le renseignement : le « besoin d’en connaître ». Je peux vous accueillir chez moi, mais vous n’aurez pas accès à telle pièce ni à tel document et les systèmes d’information seront verrouillés. Cela ne vous empêchera pas de profiter du tennis et de la piscine ! Pour connaître certaines universités américaines et britanniques, je peux vous dire qu’il y a des segments entiers auxquels on n’a pas accès. Chez nous, c’est trop souvent le Palais des vents de Jaipur…

Mme Anne Genetet (RE). Qui screene les candidats en France ?

M. Bernard Émié. Ce n’est pas nous.

Mme Anne Genetet (RE). Vous pourriez pourtant intervenir en amont.

M. Bernard Émié. Quand des visas étudiants sont demandés, un contrôle minimum est fait par les services. Nous pouvons refuser certaines personnes, mais on doit faire un choix : il faut faire venir des gens pour occuper les places dans les universités. Un screening a donc lieu en amont, lors de la délivrance des visas, puis les services intérieurs gardent l’œil ouvert.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci beaucoup, monsieur le directeur général, pour le temps que vous avez accordé à notre commission, pour vos réponses précises, ainsi que pour votre engagement et votre travail au service de notre pays et de notre démocratie.


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14.   Audition, à huis clos, de MM. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Vincent Strubel, directeur de l’Agence nationale de sécurité des services informatiques (ANSSI), et Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) (16 février 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous avons le plaisir d’auditionner cet après-midi M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), M. Vincent Strubel, directeur de l’Agence nationale de sécurité des services d’information (ANSSI) et M. Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum).

Avec cette audition, nous achevons nos travaux consacrés aux services de renseignement, qui nous ont amenés à interroger les responsables de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de Tracfin et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DRNED).

Du fait de la position centrale du SGDSN dans la mise en œuvre de la politique française de défense et de sécurité, nous attendons de cette audition qu’elle nous éclaire sur le degré d’intensité des tentatives d’ingérence et des ingérences avérées auxquelles la France est confrontée, que ce soit dans la vie politique – nationale et locale –, dans la vie économique, dans les médias ou dans les relais d’opinion.

Nous serons également heureux de vous entendre plus spécifiquement sur un aspect essentiel de la politique de défense et de sécurité : les ingérences par voie électronique, qui emportent des enjeux de souveraineté nationale et de survie de la démocratie.

Avant de vous laisser la parole pour un propos liminaire, je vous rappelle qu’en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Aussi, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Stéphane Bouillon, Vincent Strubel et Gabriel Ferriol prêtent serment.)

M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Le SGDSN contribue, au sein de l’État, à la protection du pays non seulement contre les menaces ouvertes et affirmées, sur lesquelles vous êtes amenés à travailler également, mais aussi contre celles, plus discrètes, sournoises, qui visent à nous affaiblir sans que le seuil de conflictualité ne soit franchi, et parfois même sans que leurs auteurs ne puissent être identifiés.

Le champ de ces menaces s’est étendu et complexifié au cours des dernières années, compte tenu de la situation internationale, et leur impact est de plus en plus perceptible sur notre sol. Parmi ces menaces, figurent celles qui sont qualifiées d’« hybrides ». Nous les avons classées en plusieurs catégories.

Il y a d’abord les attaques dans le cyberespace, dont l’ampleur devient considérable. Si elles sont souvent de nature criminelle, visant à extorquer une rançon ou à vendre des données préalablement pillées – c’est ce qui s’est passé avec nos hôpitaux –, elles peuvent aussi répondre à des objectifs d’espionnage et se traduire par la prise de contrôle ou le sabotage de systèmes informatiques. Dans ce domaine, ce sont très souvent des États qui sont à la manœuvre, ou les opérations utilisent des proxys situés de manière privilégiée dans certains États.

C’est ce qui s’est passé lors de l’affaire Sandworm : des attaques informatiques organisées en Russie ont visé des administrations françaises. J’ai alors rencontré mon homologue, M. Patrouchev, dans le cadre d’un canal de déconfliction, et je lui ai indiqué que nous avions constaté qu’un service russe nous attaquait. Dans ce genre de situation, en général, l’adversaire répond : « Très bien. Prouvez le moi. » Or si nous lui fournissons les preuves, il a ainsi le moyen de corriger son système et de ne plus être détecté la fois suivante. L’efficacité de telles démarches est donc limitée.

L’attribution d’une attaque à un pays est complexe, voire risquée : nous annonçons qu’une attaque a eu lieu, dont le mode d’action est imputable, de source ouverte, à tel ou tel pays – en l’occurrence, la Russie, mais la Chine est l’autre acteur principal dans ce domaine. Nous le faisons assez régulièrement, soit de manière autonome, soit en partenariat avec l’Union européenne lorsque plusieurs États membres ont été attaqués, soit en coordination avec les Américains. Il arrive aussi qu’un attaquant utilise par exemple les outils d’APT31, autrement dit un système chinois de cyberattaque bien connu sur le dark web. Pour autant, attribuer formellement une attaque à un État est difficile car les faux-semblants sont permanents : un État peut utiliser APT31 pour faire porter le chapeau à Chine, par exemple. Les pièges sont nombreux.

Il y a également les ingérences numériques étrangères que l’on pourrait qualifier de manipulations de l’information. Il s’agit d’« opérations impliquant […] un État étranger ou une entité non étatique étrangère, et visant à la diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée, par le biais d’un service de communication au public en ligne, d’allégations ou imputations de faits manifestement inexactes ou trompeuses de nature à nuire aux intérêts fondamentaux de la Nation », selon les termes du décret pris en Conseil d’État portant création de Viginum. Le Conseil d’État et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ont veillé à ce que le dispositif soit précis et n’attente pas aux libertés individuelles. Nous avons bénéficié d’un précieux éclairage du Conseil d’État : celui-ci a considéré qu’au regard de l’objectif constitutionnel de sincérité de l’information délivrée à nos concitoyens, Viginum avait la possibilité d’accéder à certaines données, de manière à vérifier que les internautes français dialoguaient sur les réseaux sociaux avec de vrais internautes et non avec une ferme à trolls située dans une banlieue de Saint-Pétersbourg ou avec des robots se contentant de relayer des informations produites ici ou là.

Dans ce domaine, l’attribution est souvent facile, grâce au travail effectué par Viginum. Elle est également nécessaire, non pas pour dénoncer le fait que tel pays ou telle entité s’est livré à de la désinformation, mais pour expliquer à nos concitoyens qu’ils se sont fait manipuler, qu’on leur a mis dans la tête des idées conformes à ce qu’un dirigeant ou une organisation étrangers souhaitaient qu’ils pensent alors même qu’ils croyaient participer à un débat serein et authentique. Il est très important pour nous de donner à nos concitoyens, sous une forme pédagogique, les éléments d’information leur permettant de juger. À cet égard, les aveux de M. Prigojine concernant sa fameuse ferme à trolls de Saint-Pétersbourg, ou des articles comme ceux que Le Monde a publiés aujourd’hui sur une entreprise israélienne spécialisée dans les manipulations des réseaux sociaux sont très utiles : ils permettent de démontrer qu’une machinerie est à l’œuvre, à l’étranger, dont l’objectif est de nuire à nos intérêts, à la sincérité des débats et, potentiellement, à celle des scrutins.

Le troisième type de menace hybride concerne les atteintes à notre patrimoine scientifique et technique, les tentatives de capter nos savoir-faire dans les entreprises les plus sensibles pour notre souveraineté économique. Cela passe par l’espionnage, le sabotage, la prise de contrôle capitalistique, ou encore le débauchage de talents. Ces manœuvres peuvent être précédées par le démontage réputationnel de l’entreprise à travers des attaques informationnelles. C’est un enjeu auquel nous sommes très sensibles. Chaque année, avec la direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l’économie et des finances, nous examinons plusieurs centaines de dossiers concernant ce que l’on appelle des « pépites industrielles », nécessaires à notre économie, faisant l’objet d’attaques ou de tentatives de prédation. Des interdictions d’exportation ou de vente d’une entreprise à un État étranger sont parfois décidées. Il arrive également que Bpifrance et des fonds amis en prennent le contrôle.

Le lawfare est une quatrième forme de menace hybride et d’ingérence étrangère. Il s’agit de l’utilisation du droit international ou de l’application extraterritoriale du droit d’un État. Cela passe aussi par l’imposition de normes internationales telles que des taxonomies, par du lobbying ou par la judiciarisation de certaines activités économiques et sociales à l’international. Le fait pour un État étranger d’engager des poursuites contre le dirigeant d’une entreprise au motif qu’il a vendu du matériel à tel ou tel pays, qui vise ainsi à neutraliser ce dirigeant ou à limiter l’activité de son entreprise, constitue une ingérence étrangère et une manière de porter atteinte à nos intérêts fondamentaux.

Quand une réglementation comme l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR) permet aux autorités d’un État, dès lors qu’un produit vendu dans un autre pays contient un composant fabriqué sur son sol, de vérifier si la vente est conforme aux règles qu’il a édictées, il peut s’agir d’une forme d’ingérence, selon la façon dont c’est appliqué. C’est ce que font les Américains depuis plusieurs années, mais aussi les Chinois : ceux-ci ont copié, dans l’esprit, le Patriot act américain et, profitant de leur puissance économique, essaient de s’ingérer dans les économies étrangères. Dans ce contexte également, nous sommes amenés à travailler avec la DGE. Des discussions sont engagées avec l’État concerné. Lorsque les Américains ont des questions à poser aux entreprises, ils passent dorénavant par le SGDSN, avec l’appui de la DGE. Nous vérifions que ces questions sont en rapport avec l’activité de l’entreprise et évaluons l’intérêt de cette dernière. Si nous considérons que certaines de ces questions sont intrusives, qu’elles visent à connaître des secrets de fabrication, nous expliquons à nos amis américains que nous ne jugeons pas la démarche nécessaire à la manifestation de la vérité et nous la bloquons. C’est beaucoup plus compliqué avec les Chinois. Quoi qu’il en soit, nous essayons de progresser dans ce domaine pour contrer les attaques.

Il faut également protéger nos normes face à la common law. Cela suppose d’agir à l’échelon européen, sous peine de nous trouver isolés. Nous nous battons aussi, à travers les normes de l’Organisation internationale pour la normalisation (ISO), pour que soient fixées des règles qui ne soient pas uniquement favorables à des intérêts étrangers. Plus encore peut-être que les entraves aux autres formes d’ingérence, celles opposées au lawfare sont fondamentales : à terme, l’utilisation du droit pour prendre insidieusement le contrôle dans un autre pays, imposer ses propres normes et ses procédures judiciaires, apparaît comme la menace la plus sérieuse.

Au sein du SGDSN, la protection du patrimoine scientifique et technique et la lutte contre le lawfare sont traitées dans des directions qui existent depuis longtemps. Nous disposons de plusieurs autres services, dont certains de création plus récente, qui nous permettent de travailler sur l’ensemble des enjeux liés à la protection. Par exemple, dans le cadre de la procédure d’habilitation au secret de la défense nationale, nous menons des enquêtes pour nous assurer que les personnes concernées ne risquent pas d’être soumises à des pressions. Nous veillons à ce que certains dossiers soient classifiés, afin qu’ils ne soient pas dévoilés à d’autres États. Nous veillons aussi à provoquer, dans les collectivités locales et dans les entreprises, une nécessaire prise de conscience : les uns et les autres doivent comprendre que nous ne vivons pas dans un monde sympathique, où chacun respecte les règles du jeu. Certains essaient d’abuser de leur absence de méfiance et de précautions…

Même si nous avons deux services opérationnels, l’ANSSI et Viginum, nous ne sommes pas un service de renseignement. Comme toute administration, nous devons rendre des comptes au Parlement, en toute transparence, sur l’ensemble des éléments que nous traitons, même si certains sont classifiés.

Je n’entrerai pas dans le détail des textes législatifs et réglementaires, mais répondrai à vos questions éventuelles sur cet aspect. Nous œuvrons, chaque fois que c’est nécessaire, à l’élaboration de législations protectrices, notamment à destination des fonctionnaires. La loi Sapin 2, la circulaire du Premier ministre du 11 octobre 2021 et le code pénal permettent de contrer les attaques et de poursuivre les personnes coupables de tentatives d’ingérence. Nous essayons également d’encadrer les activités de lobbying. La loi Sapin 2 vise celles qui revêtent une nature professionnelle. Les autres posent problème : certaines personnes sont instrumentalisées dans le but de se livrer à ces activités. Peut-être faudrait-il faire évoluer le droit pour les prendre en compte et parvenir à plus de transparence, par exemple en confiant cette mission à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Sur ce point également nous pourrons répondre à vos questions.

Les dispositions inscrites dans le code pénal sont assez peu utilisées en pratique par les magistrats, peut-être parce qu’elles sont très inspirées du temps de guerre et semblent moins pertinentes depuis la fin de la Guerre froide. Il n’en demeure pas moins que des sanctions sont prévues ; elles sont même sévères. S’agissant de la trahison ou de l’intelligence avec une puissance étrangère, dans la mesure où leur répression est devenue assez théorique, peut-être faudra-t-il réfléchir au quantum de peine, à la nature de l’incrimination ou encore aux conditions dans lesquelles les personnes concernées peuvent être mises en cause.

M. Vincent Strubel, directeur de l’Agence nationale de la sécurité des services d’information. L’ANSSI, placée sous l’autorité du SGDSN, joue le rôle de chef de file dans le dispositif national de cybersécurité – car nous ne sommes pas les seuls à nous occuper de ces questions : il existe des services dédiés au sein du ministère de l’intérieur et du ministère des armées, et chaque ministère assure sa propre protection. L’ANSSI collabore avec ces services et nous nous efforçons tous de mener des politiques cohérentes.

L’agence compte environ 600 agents. Son action se décline selon trois grands axes.

Le premier consiste à répondre aux cyberattaques. Il s’agit de les détecter, de les analyser, de chasser l’attaquant lorsqu’il est toujours présent et, le cas échéant, de passer la main à la justice, à qui il revient de réprimer les crimes. Nous exerçons cette mission en liaison étroite avec l’ensemble des acteurs concernés et pertinents pour le sujet, à savoir les services de renseignements, qui ont des éléments complémentaires à apporter, et la justice. Nous collaborons dans un cadre clair et qui fonctionne bien : le centre de coordination des crises cyber (C4).

Le deuxième axe consiste à sécuriser l’État. Nous veillons à ce qu’il ne soit pas une victime facile. Certes, la sécurité absolue n’est qu’une chimère, mais nous nous efforçons de relever globalement le niveau de sécurité de l’État, de ses opérateurs et de ses établissements, en coordination étroite avec l’ensemble des ministères : chacun d’entre eux est responsable de son système informatique, donc de sa sécurité, mais nous partageons des exigences, ainsi que des indicateurs permettant de mesurer les menaces, et nous rendons compte des progrès réalisés à nos autorités politiques respectives.

Le troisième axe est plus difficile à définir. Pour simplifier, il s’agit de protéger nos concitoyens – non seulement les individus, mais également les entreprises et les associations, car l’ensemble du tissu économique et social fait l’objet de cyberattaques. Nous déployons un éventail de mesures très large, commençant par la formation. Dès le collège, il est important de sensibiliser les futurs citoyens à ces enjeux. C’est d’ailleurs l’occasion de leur parler des carrières dans le domaine de la cybersécurité, car nous cherchons toujours des personnels qualifiés. Nous participons également à l’organisation de la réponse aux attaques dans les services de proximité, y compris la gendarmerie et la police, et au déploiement de mesures de sécurité parmi les opérateurs économiques et dans le tissu associatif.

On ne cesse de répéter que la menace va crescendo ; c’est une réalité. Elle se matérialise dans trois principaux types d’attaque auxquelles nous faisons face.

La première catégorie, la plus visible et la plus importante – en quantité, mais peut-être pas pour ce qui est de son impact –, est celle que l’on désigne par le vocable de « cybercriminalité ». Il s’agit des activités criminelles ayant, pour l’essentiel, une visée lucrative. Il est beaucoup question de rançongiciels, qui paralysent des systèmes et proposent de les débloquer en échange d’une rançon, mais d’autres pratiques entrent dans cette catégorie, telles que l’extorsion de données, l’exigence de rançons en échange de la non-publication de données, ou encore les activités visant à détourner des systèmes pour produire de la crypto-monnaie. En amont et en aval de ces activités criminelles, un écosystème s’est constitué. L’objectif de ces activités est de produire de l’argent, au profit de groupes appartenant au monde du crime organisé même si la frontière avec d’autres types d’acteurs est parfois floue.

Les auteurs de ces attaques ne ciblent personne en particulier : ils pratiquent une sorte de pêche au chalut. C’est ce qui vaut à nos hôpitaux d’en être régulièrement victimes, avec des conséquences parfois graves et particulièrement abjectes, quand bien même les règles de la comptabilité publique interdisent de verser la moindre rançon – ce que les criminels commencent à comprendre, me semble-t-il. Les PME et les collectivités sont également des cibles récurrentes. En général, ce sont les entités les plus vulnérables qui se font prendre au piège. De grandes entreprises ont été victimes de ces pratiques il y a quelques années, mais elles ont relevé leur niveau de sécurité pour s’en prémunir.

Dans la deuxième catégorie de menaces, nous plaçons celles qui relèvent de l’espionnage. On en parle peu, puisque, par construction, l’attaquant cherche à rester discret, et nous le sommes également quand nous traitons ce type d’affaire, mais ce sont elles qui mobilisent l’essentiel de notre activité de réponse à des incidents, car il s’agit d’opérations longues, très complexes, touchant l’ensemble des entreprises stratégiques ainsi que l’État. Nous découvrons des attaquants qui, graduellement, récupèrent des secrets ou des informations sensibles, parfois depuis des mois, voire des années.

La troisième catégorie rassemble les actes de « sabotage » – mais, là encore, c’est un raccourci de langage – ou de « déstabilisation stratégique ». Comme l’espionnage, ces menaces sont en général le fait d’États. Elles visent à perturber le fonctionnement d’infrastructures stratégiques, ou bien, ce qui est encore plus pernicieux, à se mettre en position de le faire le moment venu. Nous en avons eu un exemple très récemment, au début de l’affrontement russo-ukrainien, avec la paralysie du service KA-SAT, une infrastructure de communications par satellite opérée par Viasat. Cette opération de sabotage a eu des conséquences sur le territoire ukrainien, mais aussi bien au-delà : elle a largement débordé sur le territoire français. Nous observons également un autre cas de figure : certaines personnes prennent la main sur des systèmes d’information et s’y installent très discrètement, sans récupérer d’informations à la différence des espions. Nous supposons qu’elles attendent l’ordre de tout détruire – perspective qui nous inquiète tout particulièrement.

L’ANSSI ne nomme ni les victimes ni les attaquants. S’agissant des victimes, si elles choisissent de communiquer ou y sont contraintes par certaines règles juridiques, c’est à elles qu’il appartient de le faire ; en général, le nom d’une victime est pour l’ANSSI une information classifiée. En ce qui concerne l’attaquant, nous identifions un mode opératoire le désignant, mais nous ne spéculons pas sur son identité. Il revient à la justice de dire de qui il s’agit – lorsque l’affaire est judiciarisée –, avec le niveau d’exigence qui lui est propre en matière de preuves. Cela peut également relever d’une décision des autorités politiques, lesquelles choisissent parfois, notamment quand l’auteur des faits est un autre État, d’actionner des leviers, diplomatiques ou autres, pour lui signifier notre courroux justifié.

L’ANSSI se borne à désigner des modes opératoires, parfois au moyen de phrases alambiquées qui reflètent cette réalité fondamentale : nos connaissances techniques ne nous permettent pas de savoir de qui émane l’attaque, et nous ne cherchons pas à identifier des individus, ni même des États.

M. Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères. Viginum travaille sur une autre catégorie de menaces : les manipulations de l’information. Il s’agit d’un ensemble de techniques et de modes opératoires visant à altérer les perceptions collectives et l’accès à l’information, dans le but, in fine, d’orienter le comportement. Les objectifs visés par les personnes se livrant à ces activités sont, pour l’essentiel, d’éroder la confiance du public dans les institutions, de polariser des débats d’intérêt général, de créer ou d’amplifier des tensions au sein de la société. C’est une catégorie de menaces particulièrement sensible pour une démocratie, dont le bon fonctionnement repose sur le débat public.

Parmi les phénomènes divers relevant de la manipulation de l’information, Viginum est chargé d’identifier et de caractériser les ingérences numériques étrangères. Nous nous fondons sur quatre critères juridiques précis : l’atteinte potentielle à nos intérêts fondamentaux ; l’implication d’un acteur étranger – ce qui ne veut pas dire que l’on attribue une origine à l’attaque –; un contenu manifestement inexact ou trompeur, c’est-à-dire « dont il est possible de démontrer la fausseté de façon objective », selon les termes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; une « diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée », ou la volonté d’une telle diffusion.

Pour exercer cette mission, nous observons les réseaux sociaux et essayons de détecter des situations potentiellement inauthentiques. Nous examinons les comptes impliqués dans le débat public numérique en nous demandant s’ils appartiennent vraiment à des personnes physiques. Nous visons les contenus touchant à nos intérêts fondamentaux qui peuvent apparaître comme inexacts ou trompeurs et, par là même, traduire une manipulation de l’information. Enfin, nous essayons d’identifier les comportements anormaux, c’est-à-dire coordonnés ou aberrants. Nous visons par exemple des comptes qui ne dorment jamais, qui réagissent de façon systématique à d’autres comptes, qui s’organisent pour faire des signalements en essaim ou mettre en avant le même narratif au même moment sous diverses formes.

Nous nommons ces phénomènes « manœuvres informationnelles ». Quand nous identifions une situation de ce type, nous produisons un « relevé de détection ». Pour celles qui présentent des risques, nous entrons dans une phase d’investigation approfondie qui s’appelle la « caractérisation », pendant laquelle nous confrontons ce phénomène potentiellement anormal aux quatre critères que j’ai énoncés. C’est un travail à la fois technique et juridique.

Viginum assiste par ailleurs le SGDSN dans l’animation de la politique publique de lutte contre les manipulations de l’information, dans laquelle de nombreux ministères sont impliqués.

Dans le contexte d’élections nationales, nous avons également un rôle d’assistance des autorités garantes du bon déroulement des scrutins, notamment le Conseil constitutionnel et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

Enfin, nous animons la coopération avec nos homologues étrangers.

Viginum est un service d’investigation, pas de police ou de renseignement. Notre objectif est l’observation et la description des phénomènes, mais nous ne menons pas d’actions répressives. Nous ne prononçons pas de sanctions ; nous ne déférons personne devant les tribunaux. Nous travaillons uniquement avec des contenus ou des données publiquement accessibles, c’est-à-dire que tout un chacun peut observer dans le débat public numérique, sans interagir avec les participants. Les agents de Viginum ne manipulent pas d’avatars, ne rejoignent pas de groupes fermés, ne postent jamais de messages : nous restons dans une posture d’observation. Nous n’accédons pas non plus aux conversations privées.

En tant que service technique et opérationnel, Viginum a pour rôle de produire des analyses qui guident les pouvoirs publics dans les mesures de contre-influence ou de contre-ingérence qui doivent être prises. Si nous apportons notre appui à la mise en place de ces actions, à aucun moment nous n’y participons nous-mêmes : ce sont d’autres administrations qui les mènent.

L’action de Viginum est suivie par un comité éthique et scientifique, placé auprès du secrétaire général, qui a accès à l’ensemble de notre production, notamment les fiches de traçabilité et les documents relatifs aux collectes automatisées que nous réalisons. Le comité peut formuler des recommandations et il rend chaque année un rapport – celui concernant l’année 2022 ne devrait pas tarder à sortir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous préciser les quatre critères définissant l’ingérence ?

M. Gabriel Ferriol. Le premier critère caractérisant une ingérence numérique étrangère est le suivant : le phénomène est susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, notion juridique particulièrement importante, notamment dans le domaine régalien. Elle est définie à l’article 410-1 du code pénal et sous-tend le dispositif d’autorisation des techniques de renseignement prévu par l’article 811-3 du code de la sécurité intérieure.

Deuxièmement, nous devons démontrer qu’un acteur étranger au moins est impliqué dans le phénomène – étant entendu, une fois encore, qu’implication n’est pas synonyme d’origine.

Troisièmement, il s’agit de contenus « dont le caractère inexact ou trompeur est manifeste » et « dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective », selon les termes de la décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2018 sur la loi relative à la lutte contre les manipulations de l’information.

Enfin, le contenu est caractérisé par une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée – ou l’intention de procéder à une telle diffusion : le décret fondant Viginum vise à la fois la tentative et la réalisation. Ce critère est important, car l’intérêt d’un outil comme Viginum est précisément de se placer autant que possible en anticipation de ces phénomènes : il ne s’agit pas seulement de réagir.

M. Stéphane Bouillon. Pour prendre l’image des feux de forêt, que chacun connaît, et comparer une attaque en manipulation de l’information à de tels incendies, notre travail est de repérer les mises à feu avant qu’elles ne se propagent hors de contrôle.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous nous faire un état des lieux des menaces, des tentatives et des cas avérés d’ingérence au cours des élections présidentielle et législatives de 2022 et de l’élection présidentielle de 2017 ? D’où venaient ces attaques ? Qui ciblaient-elles ? Quelle a été leur ampleur ?

M. Stéphane Bouillon. Le fait essentiel, en 2017, a été ce que l’on a appelé les « Macron Leaks » : une pénétration sur les réseaux du candidat Macron qui a donné lieu à la perception, à la déformation, au triturage, puis au lâcher d’informations à un moment où il aurait été très difficile, pour le candidat, de réagir. Viginum n’existait pas à l’époque et c’est l’ANSSI qui a géré ce dossier. Le prédécesseur de Vincent Strubel, Guillaume Poupard, qui suivait les aspects de cybersécurité de la campagne, ayant constaté que le candidat Macron avait fait l’objet d’attaques, a prévenu le Conseil constitutionnel. Celui-ci a décidé de faire interdire la diffusion de ces informations et de bloquer les réseaux sociaux sur ce sujet, de façon à garantir la sincérité du scrutin.

Nous avons fait en sorte que Viginum soit opérationnel avant la campagne présidentielle de 2022 et nous nous sommes mis à la disposition du juge constitutionnel, de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP) et de l’Arcom. Au cours de la campagne, nous leur avons rendu compte quotidiennement de toutes nos productions. Tous les soirs, un motard allait leur porter les productions de Viginum ou les informations que l’ANSSI avait obtenues. Le principe, c’était que nous étions aux ordres de ces autorités et que nous ne faisions rien de ces informations sans leur autorisation.

Au début de la campagne, en octobre 2021 et en janvier 2022, nous avons organisé deux réunions au SGDSN, auxquelles nous avons convié tous les candidats déclarés ou susceptibles de se déclarer. Il s’agissait de présenter notre travail aux représentants des équipes de campagne et de les mettre en garde contre les menaces qui pouvaient exister en matière de cyber, de manipulation de l’information et d’espionnage. Nous leur avons expliqué que des États étrangers pouvaient voir en eux un « investissement pour le futur » et faire sortir, lorsqu’ils seraient aux affaires, des informations compromettantes. Nous nous sommes mis à la disposition de l’ensemble des candidats et leur avons également donné le nom de sociétés privées susceptibles de faire le même travail que nous, s’ils préféraient ne pas dépendre de la puissance publique.

M. Vincent Strubel. Dans le cadre de la campagne, l’ANSSI a surtout veillé à sécuriser les systèmes de l’État, en particulier les systèmes d’information liés de près ou de loin à l’organisation du scrutin : gestion des listes d’émargement, remontée des résultats, gestion des procurations, etc. Comme l’a expliqué le secrétaire général, elle a œuvré à la sensibilisation des candidats mais aussi à celle des communes, qui étaient en première ligne, et à celle des médias, qui peuvent également être des cibles en période électorale.

En 2017, la gestion des MacronLeaks a été d’autant plus facile que cela s’est produit dans les deux jours précédant le scrutin. Le Conseil constitutionnel a rappelé qu’il n’était plus temps de discuter de tout cela et les médias ont joué le jeu ; ils ont pris leurs responsabilités. En 2022, nous n’avons rien noté de significatif, seulement des épiphénomènes, des tentatives d’attaque contre certains sites internet dont il est difficile de savoir si elles étaient ciblées. Certains médias, notamment de presse écrite, nous ont informés de tentatives d’attaque dites « en déni de service » : c’est l’attaque la plus basique, puisqu’il s’agit de saturer un site internet en lui envoyant un très grand nombre de requêtes pour qu’il ne soit plus accessible. Ces attaques ont été d’une importance mineure : les protections de ces médias en ligne devaient être suffisantes et aucune coupure d’accès ne s’est produite. Ces faits ont été remontés au Conseil constitutionnel, qui a estimé qu’ils n’avaient pas eu un impact significatif sur la campagne électorale, ni sur le scrutin.

M. Gabriel Ferriol. En période électorale, les ingérences numériques étrangères peuvent avoir quatre types de cible. Les premières sont évidemment les candidatures elles-mêmes : des acteurs souhaitant s’ingérer dans le processus électoral mènent des campagnes de dénigrement ou de promotion de certains candidats. Ces deux types d’attaque ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : une candidature peut faire l’objet à la fois du soutien d’un acteur malveillant et du dénigrement d’un autre. Il arrive ensuite que les attaques visent les thèmes de campagne : les résultats du vote ne seront pas les mêmes selon que la campagne porte sur des sujets sociaux ou économiques. Les thèmes de campagne peuvent eux-mêmes faire l’objet d’une manipulation de l’information. Les médias traditionnels constituent le troisième type de cible. Enfin, ces attaques peuvent viser les institutions et le processus électoral lui-même : on a observé des cas de manipulation de l’information visant à décourager certaines parties de la population de voter au prétexte que la procédure électorale serait biaisée ou inopérante, ou que l’élection serait volée. Il fallait sécuriser la procédure de vote elle-même.

Tous les modes opératoires classiques peuvent s’observer : contrefaçon de contenus concernant les informations électorales ou les institutions ; usurpation d’identité pour prêter à une personnalité publique des propos qu’elle n’aurait pas tenus et essayer de la discréditer ; amplification de narratifs pour accroître ou modifier la visibilité de certaines idées dans le débat public numérique. Certains modes opératoires combinent une dimension cyber et une dimension informationnelle : ce fut le cas des Macron Leaks en 2017.

Viginum s’était organisé pour assurer le bon déroulement de l’élection de 2022. C’était un moment important pour la vie de ce jeune service ; sept équipes spécialisées étaient chargées de protéger les candidatures et les thèmes de campagne, avec le soutien de nos statisticiens, de nos mathématiciens et de notre laboratoire de données. Nous avions également noué des contacts avec d’autres administrations au sein de la gouvernance interministérielle de la politique publique de lutte contre les manipulations de l’information. Nous avions des liens avec l’Arcom et la CNCCEP. Nous avions aussi des contacts plus informels avec la sphère académique et celle des fact checkers.

Au total, au cours des campagnes présidentielle et législative de 2022, nous avons détecté soixante phénomènes potentiellement inauthentiques ; douze ont donné lieu à une investigation approfondie et fait l’objet d’une note de caractérisation, pour voir s’ils répondaient aux quatre critères de définition de l’ingérence numérique étrangère ; ce fut le cas pour cinq d’entre eux. On a appelé « Beth » celui qui nous a paru le plus préoccupant. Nous avons communiqué dessus après avoir reçu mandat du Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l’information (COLMI) pour ce faire.

Qu’est-ce que le phénomène Beth ? Un candidat a fait l’objet d’une promotion très emphatique pendant plusieurs mois de la campagne. Quelques jours avant le vote, des médias alternatifs ont révélé qu’il aurait bénéficié du soutien de fermes à trolls. Telle qu’on l’a interprétée, la manœuvre visait à jeter le discrédit sur ce candidat, et plus largement sur la procédure de vote en France. C’est un phénomène que l’on a analysé, dont on a informé les plateformes, et sur lequel on a communiqué.

M. Stéphane Bouillon. Un certain nombre d’entreprises installées en Afrique, notamment au Mali et au Sénégal, ont commencé, par l’intermédiaire de fermes à trolls, à faire la promotion du candidat Macron en reprenant une partie de sa propagande, en changeant les photos et en aménageant les textes. Leur but était double : pouvoir dire, juste avant le scrutin, que le président sortant utilisait des manœuvres de manipulation de l’information pour se faire réélire ; et, deuxièmement, prétendre qu’il utilisait les Africains dans une posture néocolonialiste. Il est apparu que les entreprises qui avaient fait ce travail avaient été stipendiées par la galaxie Wagner, qui faisait ainsi un coup double : mettre en cause la légitimité de la campagne menée par le candidat et délégitimer l’action de la France en Afrique.

Nous avons rendu compte de ce phénomène au Conseil constitutionnel, qui a considéré qu’il n’avait pas eu d’impact sur la sincérité du scrutin. Depuis, nous continuons de noter des attaques venues d’Afrique, de la part de certaines de ces entreprises, qui ont changé de nom. C’est l’un des modes d’action de la société Wagner, qui est très active dans la guerre en Ukraine. Son fondateur, M. Prigojine, a créé une ferme à trolls dans la banlieue de Saint-Pétersbourg, l’Internet Research Agency (IRA). Il est également très actif dans bon nombre de pays africains où il essaie de nuire à ce que nous sommes et à notre présence.

Durant la campagne de 2022, une attaque est aussi venue des États-Unis. On a commencé à lire que la société canadienne Dominion, qui fournit les machines à voter aux États-Unis, avait aussi fourni à la France son système de vote électronique. L’argumentation était la suivante : en faisant appel à Dominion, nous truquions les élections, puisque l’élection avait été truquée aux États-Unis. Le ministre de l’intérieur a dû rappeler qu’aucune machine Dominion n’était utilisée en France et qu’il y avait, en outre, une étanchéité entre les systèmes électoraux fonctionnant dans les communes et le système qui permettait de transmettre les résultats depuis les préfectures vers le réseau central. Un problème constaté dans une commune ne risquait donc pas de remettre en cause l’ensemble du système. Nous avions prévu, en cas de dysfonctionnement électronique, d’utiliser des méthodes qui ont fait leur preuve par le passé : papier, téléphone et calculatrices.

M. Gabriel Ferriol. J’ajoute que tout cela s’est fait sous le contrôle du comité éthique et scientifique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les cinq phénomènes que vous avez relevés ont-ils tous touché d’autres partis politiques ? Ou bien seuls le candidat Macron et nos institutions, à travers le système de vote, ont-ils été visés ?

M. Stéphane Bouillon. Des attaques ont touché d’autres candidats, mais elles ont eu un moindre impact et une moindre efficacité que le phénomène Beth. Nous les avons recensées et les avons également signalées au Conseil constitutionnel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Peut-être ma perception n’est-elle pas la bonne – et je ne voudrais pas que ma question vous semble provocatrice –, mais soixante phénomènes identifiés et cinq attaques avérées, n’est-ce pas finalement assez peu pour une élection présidentielle ? Est-ce parce qu’il y a eu peu de tentatives, ou bien parce que le système français nous protège correctement ?

M. Stéphane Bouillon. Je serai humble : je pense qu’il y a eu beaucoup de tentatives, qu’on en a vu un nombre considérable, mais que beaucoup aussi nous ont échappé, tout simplement parce qu’elles n’ont pas été efficaces et n’ont pas prospéré. J’ai utilisé tout à l’heure l’image du feu de forêt : on voit la forêt qui commence à brûler, mais pas forcément tous les incendiaires avec leur boîte d’allumettes. Peut-être aussi la dissuasion a-t-elle fonctionné : nous avions publiquement indiqué que Viginum et l’ANSSI seraient sur le pont.

Au moment des élections fédérales allemandes, à l’automne 2021, nous avons travaillé avec nos voisins et observé les manipulations d’information qu’ils ont eu à subir. Ils ont fait face à quelques attaques, notamment certaines, assez dures, qui ciblaient la candidate écologiste. Mais, globalement, il y a eu moins d’attaques que ce que l’on pouvait craindre, compte tenu de la présence de fortes communautés étrangères en Allemagne, potentiellement soumises à l’influence de leur pays d’origine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En 2022, j’étais directeur de campagne adjoint de Marine Le Pen. Les comptes Twitter de plusieurs dirigeants de la campagne du Rassemblement national ont connu un dysfonctionnement. Il ne s’est peut-être agi que d’un bug informatique et pas d’une attaque, mais Christophe Bay, à l’époque, en a informé vos services. Nos comptes ont été rétablis, mais nous n’avons jamais su ce qui était arrivé. Savez-vous ce qu’il en est ? Est-il possible qu’il se soit agi d’une attaque étrangère ?

M. Stéphane Bouillon. M. Bay m’avait effectivement alerté. J’ai prévenu l’Arcom, qui s’est saisie de cette question. Je n’ai pas eu de précision à l’issue.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. D’une manière générale, est-ce que les réseaux sociaux, notamment les réseaux américains, qui sont très utilisés en France, coopèrent avec vous dans la lutte contre ces attaques ? Je sais que Twitter communique très mal avec la police et la justice ; c’est en tout cas ce que j’ai constaté par le passé et je ne sais pas ce que son rachat par Elon Musk va changer. Les réseaux sociaux coopèrent-ils ? Pour vous, sont-ils un problème ou, au contraire, une partie de la solution ?

M. Gabriel Ferriol. Les plateformes sont un acteur essentiel de la lutte contre les manipulations de l’information, d’abord parce qu’elles ont accès à beaucoup d’informations utiles que, pour notre part, nous ne pouvons pas forcément observer. Ensuite parce qu’elles disposent en outre d’un certain nombre de leviers pour lutter contre les manipulations de l’information : elles peuvent bannir des comptes ou suspendre des contenus ; elles peuvent aussi faire ce que l’on appelle du shadow banning, c’est-à-dire rendre un utilisateur moins visible dans les résultats de recherche ; elles peuvent enfin décider de la démonétisation d’un compte.

Les plateformes sont-elles un problème ou une solution ? Il est difficile de les prendre en bloc : il y en a de différentes sortes et toutes ne sont pas aussi enclines à travailler avec nous. Certaines y sont réticentes pour des raisons de moyens, mais il y en a aussi qui, par principe, ne souhaitent pas participer à la lutte contre la manipulation de l’information et qui utilisent même cet argument pour fédérer leur communauté. Certaines font valoir qu’accorder quelque chose à un pays, c’est prendre le risque qu’un autre pays demande la même chose.

Pendant la campagne présidentielle, nous avons eu des contacts avec la plupart des grandes plateformes et leur avons adressé deux demandes. La première était de nature opérationnelle : nous leur avons demandé de nous signaler ce qui pouvait ressembler à des ingérences numériques étrangères et de lever les doutes que nous pouvions avoir au sujet de certains comptes ou de certaines activités qui nous paraissaient inauthentiques. Les plateformes ont des équipes d’investigation en interne dont l’avis peut parfois nous être utile – ce fut le cas pour le phénomène Beth. Notre deuxième demande était plus technique et pratico-pratique : nous voulions nous assurer que les comptes d’accès que nous utilisions pour observer les plateformes ne feraient pas eux-mêmes l’objet de mesures de bannissement. Dans l’ensemble, ces échanges ont été fructueux, même si les plateformes ne nous ont pas spontanément signalé de phénomènes. Nous avons des contacts réguliers avec elles sur les phénomènes qu’elles signalent dans leur rapport. Nous dialoguons avec elles ; ce dialogue repose sur la bonne volonté des uns et des autres.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour des raisons organisationnelles que l’on peut comprendre, et du fait de la massification des données et des phénomènes, l’État français, comme d’autres États occidentaux, délègue la modération des contenus aux plateformes. Cela pose plusieurs questions, à commencer par celle des moyens que ces plateformes consacrent effectivement à la modération : qu’est-ce qui relève de l’être humain et qu’est-ce qui relève de l’algorithme ? D’autre part, compte tenu de l’importance des comptes Facebook et Twitter des candidats en période électorale et de la communication que les partis politiques font sur ces plateformes, n’est-il pas problématique que ce soient les plateformes elles-mêmes qui soient chargées d’analyser ces contenus ? N’est-ce pas déjà une forme d’ingérence ? Je pense notamment aux contenus relatifs à la valeur de la laïcité, qui n’a pas tout à fait le même sens dans le monde anglo-saxon.

Je ne mets évidemment pas sur le même plan l’ingérence culturelle anglo-saxonne et celle d’un pays hostile. Je constate seulement que lorsque nous publions des contenus relatifs à la laïcité – et cela vaut pour tous le partis politiques –, il arrive qu’ils soient censurés, particulièrement ceux qui concernent le voile ou l’islamisme, au nom d’une interprétation culturelle anglo-saxonne. La question se pose aussi pour d’autres phénomènes culturels comme le wokisme. Imaginons que celui-ci prenne de l’ampleur d’ici à la prochaine élection ; imaginons que des revendications islamistes modérées prennent de l’ampleur et que l’on voie fleurir les contenus expliquant que refuser l’accès à une salle de sport à une personne voilée ou barbue est une discrimination. Ces questions ne sont pas considérées de la même façon des deux côtés de l’Atlantique. Est-ce que ce sont des situations auxquelles vous réfléchissez ? Comment les gérerait-on, sachant qu’on a tout à fait le droit, en République française, de considérer sans attenter à nos valeurs constitutionnelles que le voile islamique est un problème pour le droit des femmes ?

M. Stéphane Bouillon. Il me semble que ce n’est pas à l’État, que ce n’est pas au pouvoir exécutif, surtout en période de campagne électorale, d’agir ou de réagir sur ce sujet. C’est avant tout le rôle de la presse, puisque le fondement même de notre démocratie, c’est la possibilité, pour les journaux, de s’exprimer et d’émettre des opinions. Il me paraît essentiel, dans une démocratie, qu’une diversité d’opinions puisse s’exprimer. Cela peut aussi valoir sur les réseaux sociaux à partir du moment où les gens savent à qui ils ont affaire et où les choses sont transparentes : on peut être woke ou anti-woke, mais il faut savoir de quoi on parle. Quand on lit Libération ou Le Figaro, on sait à quoi s’en tenir.

Les journaux doivent favoriser l’éducation du public. C’est leur rôle de mener un travail d’investigation et d’explication. La justice, qui est indépendante, doit quant à elle faire appliquer la loi, notamment celle de 1881 sur la presse et celle de 2018 sur la manipulation de l’information. Désormais, l’Arcom a de vrais moyens d’action et elle peut faire pression sur les réseaux sociaux. La loi l’autorise, après une mise en demeure, à saisir le juge des référés et à couper le robinet, à partir du moment où un réseau social dépasse les bornes et contribue à une manipulation d’information manifeste et désordonnée.

Nous avons déjà un certain nombre de remparts et un arsenal juridique ; à vous de voir si les évolutions actuelles imposent de les renforcer. En tout cas, il me semble qu’en période électorale, l’autorité administrative que je représente doit rester en retrait. C’est au personnel politique, sous le contrôle du juge de l’élection, et aux médias, sous le contrôle du juge judiciaire, de veiller à ce que tout se passe bien. Je considère, comme lorsque j’étais préfet et que j’organisais les élections dans mon département, que ma plus-value est de faire en sorte que tout se passe correctement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au sujet des ingérences numériques étrangères, il a beaucoup été question de la Russie. D’autres puissances étrangères se sont-elles livrées à des tentatives d’ingérence numérique en France ? Si tel est le cas, ont-elles le même mode opératoire ? Ou bien la Russie est-elle le seul pays à agir de manière aussi massive et organisée ? Après l’assassinat de Samuel Paty, on a vu se développer une campagne antifrançaise très virulente, qui semble être née en Turquie. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Stéphane Bouillon. Après l’assassinat de Samuel Paty, nous avons effectivement fait l’objet de nombreuses attaques. Pour y faire face, nous avons créé la task force Honfleur – du nom d’une salle de réunion du SGDSN –, qui a permis d’identifier un certain nombre de sites et d’adresses IP, de remonter jusqu’à l’agence de presse Anadolu et de conclure à l’origine turque de cette campagne. Elle a pris fin quelques mois après l’attentat, mais nous sommes toujours à l’écoute de ce qui peut venir de Turquie, notamment des critiques sur la politique française au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs.

Nous sommes également attentifs à ce que fait l’Iran, ainsi que la Chine, même si celle-ci cherche davantage à promouvoir sa propre politique qu’à se mêler de nos affaires. Une partie de l’ultra-droite américaine a également été active à plusieurs reprises pendant la campagne. Le Canada avait connu plusieurs manifestations de camionneurs. Une tentative a eu lieu en France, qui avait été téléguidée depuis les États-Unis et le Canada : cela n’a pas prospéré. Ceux que l’on appelle les MAGA – pour Make America Great Again ne s’intéressent pas qu’à la politique américaine : ils regardent ce qui se passe ailleurs et sont actifs. Nous avons suivi le site américain Gettr pendant la campagne électorale : il a contribué à lancer l’affaire des machines à voter.

M. Gabriel Ferriol. Certains acteurs ont, de longue date, investi le champ informationnel et même développé une doctrine à ce sujet, qu’ils ont simplement adaptée au numérique. Ils réussissent à produire des effets politiques très puissants – on le voit en Afrique – à des coûts limités. D’autres procèdent à un rattrapage en investissant rapidement ce champ pour rejoindre leurs prédécesseurs. Les premiers venus renoncent à des opérations à large spectre pour cibler des thématiques ou des communautés très étroites afin d’être plus discrets, alors que les nouveaux arrivants lancent plutôt de vastes opérations assez faciles à observer.

La Chine est un cas particulier. Elle a des capacités informationnelles énormes mais qui doivent être comprises avant tout comme la prolongation à l’extérieur des frontières du dispositif instauré à l’intérieur pour contrôler la population. Comme l’a dit le secrétaire général, la doctrine chinoise est d’abord une doctrine de réaction en cas de franchissement de certaines lignes rouges bien définies ; c’est pourquoi, nous avons besoin d’être prépositionnés pour tenir compte de la menace car si la Chine décidait d’agir, les effets seraient massifs.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les premiers arrivés dont vous parlez, c’est l’État russe ?

M. Gabriel Ferriol. Oui, mais certaines structures para-étatiques russes. Aujourd’hui, la zone de confrontation avec nos compétiteurs stratégiques est principalement l’Afrique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, on a enregistré, semble-t-il, un nombre record de cyberattaques – on parle de 2 000 – contre l’Ukraine ou contre des intérêts ukrainiens. Observe-t-on depuis la même date un phénomène d’ampleur comparable, ou simplement une hausse du nombre de cyberattaques, visant les intérêts français ou ceux d’autres pays européens soutenant les forces ukrainiennes, et qui soit imputable à la Russie ? J’ai bien entendu que l’ANSSI ne nomme ni les victimes ni les attaquants, mais vous pouvez peut-être apporter une réponse globale.

M. Vincent Strubel. Je ne me risquerai pas à donner des chiffres très précis car les cyberattaques sont encore plus compliquées à compter que les manifestants… Les versions sont nombreuses, selon la définition que l’on retient d’une cyberattaque, la manière de compter, l’origine et le destinataire du signalement.

Voici ce que nous avons très concrètement observé.

Le territoire ukrainien a subi massivement – c’est de l’information de seconde main – des attaques visant à accompagner des manœuvres que les militaires appellent cinétiques : en plus de se taper dessus dans le monde réel, les adversaires l’ont fait dans le monde virtuel. Les Ukrainiens ont fait face, dans une large mesure.

Étonnamment, au premier semestre, le nombre d’attaques de cybercriminalité sur le territoire français – tout au moins de celles dont l’ANSSI a été informée – a baissé. Parmi les facteurs qui, selon notre analyse, y ont contribué figure le fait que plusieurs groupes actifs dans le domaine de la cybercriminalité ont choisi un camp dans l’affrontement russo-ukrainien et orienté leur action en conséquence, pas nécessairement en Europe occidentale, mais – c’est du moins ce que certains ont annoncé, et nous pensons qu’ils l’ont fait – sur le territoire de l’Ukraine et des pays limitrophes, ou bien sur le territoire russe.

Un groupe de cyber-attaquants appelé Conti qui pratiquait le rançongiciel à très grande échelle a même explosé en vol : la plupart de ses membres ayant annoncé prendre fait et cause pour la Russie, un Ukrainien qui en faisait également partie ne s’est pas aligné sur cette position et en a profité pour laver le linge sale du groupe sur les réseaux publics. Du coup, ce groupe a disparu – il s’est sans doute recomposé ailleurs.

Quoi qu’il en soit, cette petite baisse circonstancielle du nombre de cyberattaques relevant de la cybercriminalité a été suivie d’une reprise au second semestre : l’activité s’est restructurée.

Ainsi, il y a eu énormément d’attaques en sabotage sur le territoire ukrainien. Je mets à part l’attaque contre le système de communications satellitaires Viasat, qui a eu des effets sur tout le territoire européen en détruisant non le satellite, heureusement, mais les moyens de communication avec lui, y compris, dans une large mesure, sur le territoire français. Elle a été attribuée à la Russie par l’ensemble des membres de l’Union européenne. Du reste, son déclenchement dans la nuit du 23 au 24 février 2022 ne laissait guère de doute quant à son origine et sa finalité.

Nos partenaires européens nous ont également signalé des attaques s’apparentant plutôt à de la reconnaissance, destinées à évaluer les faiblesses potentielles de systèmes d’information, notamment dans le domaine de la distribution du gaz. Là encore – sans me risquer à une attribution formelle, d’autant plus que ce sont nos partenaires qui ont observé le phénomène –, le contexte laisse peu de doute.

Enfin, l’espionnage n’a évidemment pas reflué pendant cette période. Cette fois, je me risquerai à un chiffre : en 2022, l’ANSSI a mené dix-neuf opérations – un terme qui correspond à notre niveau d’intervention le plus élevé, engageant nos agents de manière massive pendant des semaines, voire des mois, face à une attaque majeure afin de bien comprendre ce qu’a fait l’attaquant, par où il est entré, comment le faire sortir et comment s’assurer qu’il ne reviendra pas – qui correspondaient quasi exclusivement à de l’espionnage. Et, puisque nous l’avons dit publiquement, je me permets de préciser, sans que cela ait la portée d’une attribution, que neuf de ces attaques relevaient de modes opératoires attribués en source ouverte à la Chine. Autrement dit, d’autres que nous attribuent à l’État chinois ces modes opératoires que nous avons nous-même observés. Cette réalité n’est pas nouvelle et n’a pas changé pendant la crise ukrainienne.

Si les effets du sabotage se sont concentrés sur le théâtre d’opérations, nous n’excluons pas qu’ils en débordent à l’avenir, surtout dès lors que des actions de reconnaissance ont été constatées. Nous sommes donc très vigilants, en particulier pour le secteur de l’énergie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Quand vous parlez d’espionnage cyber, comment caractérisez-vous l’espionnage ? Par la captation de données, le vol de savoir-faire ?

M. Vincent Strubel. Ce que l’on voit dans ces affaires, c’est le ciblage bien précis d’entreprises stratégiques et de l’État afin de voler des secrets industriels, commerciaux ou des informations sensibles détenues par l’État, par exemple au sujet de sa posture diplomatique.

On parle en anglais d’Advanced Persistent Threats (APT) : des attaquants prennent très discrètement le contrôle du réseau informatique d’une entreprise, s’y installent durablement, s’y étendent largement, puis, de manière très progressive et toujours discrète, font sortir de l’information, et pas n’importe laquelle. Dans une entreprise, ce sont les secrets industriels s’il y en a, les listes de prospects commerciaux, les offres commerciales, bref tout ce qui peut être intéressant dans un contexte stratégique de concurrence économique. La même approche se transpose aisément au niveau de l’État. Il s’agit clairement d’espionnage.

On voit parfois faire cela sans qu’aucune information ne soit exfiltrée. On se dit alors que ceux qui sont venus là ont l’intention d’y rester jusqu’à ce que l’on ait besoin d’eux.

M. Stéphane Bouillon. C’est le principe des chevaux de Troie : on ne sait pas où ils sont, mais un jour, alors que l’on a besoin de tel service public, il ne fonctionne pas. On peut citer l’exemple célèbre d’une ville sur les bords de Loire où l’eau coulait au robinet, mais où ce n’était plus la régie municipale qui contrôlait l’écoulement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous découvrons l’affaire Story Killers grâce au consortium Forbidden Stories et au journal Le Monde. Quels commentaires appelle-t-elle de votre part ? Y avez-vous appris quelque chose ?

M. Stéphane Bouillon. Je ne connaissais pas la Team Jorge. Mais qu’il y ait, dans un certain nombre de pays, dont Israël, des spécialistes capables de travailler sur tout et n’importe quoi au profit de quiconque les paiera, on s’en doutait. Ils avaient du reste été remarqués – non par nous directement, puisque nous ne nous occupons pas d’actions qui ne sont pas des ingérences numériques étrangères contre la France. Le fait de peser sur l’élection d’un chef d’État en Afrique intéresse en revanche les services de renseignement, que vous pourrez interroger.

Malheureusement, tout cela n’est donc pas une surprise. Comme nous sommes dans le Far West, de plus en plus de gens peuvent gagner beaucoup d’argent dans une relative impunité – jusqu’à un certain point seulement, car les donneurs d’ordre n’aiment pas la publicité lorsque les choses sont découvertes et les autorités réagissent vite. À la suite de l’affaire Pegasus, la société NSO a été interdite aux États-Unis et est en train de couler. Certes, je ne doute pas que le fonds de commerce soit repris, si ce n’est déjà fait. Toujours est-il que certains sont devenus indésirables dans le métier.

M. Gabriel Ferriol. À première lecture, l’enquête du Monde paraît très sérieuse et complète. Nous sommes en train de l’analyser en détail car elle est très intéressante pour approfondir notre connaissance des modes opératoires et éclairer notre travail de veille et d’anticipation.

L’affaire m’inspire trois observations.

Premièrement, le secrétaire général pourra en témoigner, à la création de Viginum, il y avait des manifestations de scepticisme quant à la menace informationnelle. Existait-elle vraiment ? Nécessitait-elle de mobiliser des moyens au niveau étatique ? Était-il justifié de lutter contre les ingérences numériques étrangères ? Les enquêtes démontrant l’existence de cette menace sont donc utiles, notamment quand les démocraties sont visées.

Deuxièmement, l’enquête montre la diversité des acteurs impliqués, qui ne sont pas seulement étatiques : il existe une offre d’acteurs privés à but lucratif qui manipulent l’information contre rémunération. Elle a aussi l’intérêt de montrer la conjonction de l’approche cyber et de la manipulation de l’information – très intégrées dans le modèle de l’équipe en question –, qui justifie que l’ANSSI et Viginum collaborent étroitement.

Enfin, on voit que la lutte contre les manipulations de l’information ne concerne pas seulement l’administration : elle nécessite de bâtir un véritable écosystème avec des chercheurs et la presse. De notre point de vue, il est positif qu’un consortium d’une centaine de journalistes travaillant pour une bonne douzaine de médias s’implique dans cette lutte. Et si cela peut produire une prise de conscience, c’est salutaire.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). L’ANSSI a mené, je crois, une enquête sur les Macron Leaks. Pouvez-vous nous faire part de ses résultats ? Sait-on qui a organisé la diffusion des documents ?

M. Vincent Strubel. Ma réponse ne va pas vous satisfaire, mais l’affaire ayant fait l’objet d’une judiciarisation, il ne nous appartient pas de donner les résultats de l’enquête. L’ANSSI a contribué conformément à son rôle à l’analyse de ce qui s’est passé, mais n’a pas participé plus que d’habitude à l’identification des responsables.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Le jugement est-il rendu ?

M. Vincent Strubel. Dans ce contexte comme dans d’autres, la justice a été saisie, mais je serais bien incapable de vous dire si l’affaire a été jugée.

M. Stéphane Bouillon. Visiblement, l’origine est russe. Je crois d’ailleurs que le président Macron l’a fait remarquer lors de ses premiers entretiens avec le président Poutine. Sans les attribuer directement à quiconque, il a vivement déploré en sa présence que les Macron Leaks aient pu se produire, ce qu’il n’a pas fait devant d’autres.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). J’aimerais revenir sur l’ingérence physique. Le SGDSN est rattaché à Matignon, ce qui lui donne une vision interministérielle. Je souhaiterais vous entendre au sujet des influences ou ingérences russes touchant les hauts fonctionnaires, particulièrement des officiers de nos forces armées. Je suis parfois étonné d’entendre à la télévision les prises de position de certains officiers retraités ou officiers généraux de la deuxième section ; d’autres s’en sont émus récemment dans la presse. Elles semblent montrer la pénétration, depuis plusieurs années, d’une idéologie pro-russe dans notre appareil d’État, notamment auprès des plus hauts dirigeants de nos armées. Cette menace a-t-elle été suffisamment identifiée ? Des travaux de sensibilisation ont-ils été menés ou vont-ils l’être pour que les personnes visées abordent avec beaucoup plus de précaution la mythologie dont la « nouvelle Russie » fait l’objet ?

M. Stéphane Bouillon. Les généraux et officiers concernés sont tous de deuxième section, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus en activité. La question peut effectivement se poser de savoir si, à ce stade, on est totalement libre de sa parole. Peut-être sera-t-elle soulevée lors de l’examen du projet de la loi de programmation militaire ; ce serait intéressant. Elle relève vraiment de la loi. S’agissant de personnels non actifs, la Grande Muette peut-elle commencer à parler ? Jusqu’à quel point, jusqu’à quel niveau ?

On peut également se demander s’il est bien normal que des officiers pilotes puissent, après leur temps de service, louer leurs services pour apprendre à une autre armée à voler sur tel ou tel type d’appareil ou à faire face à tel autre. J’ai tendance à penser que la réponse est non : normalement, le code pénal et le code de justice militaire devraient pouvoir s’appliquer à ce genre de situation. En tout cas, les armées y sont très sensibles et il faut y travailler.

Quant au personnel des armées en activité, des enquêtes de sécurité sont menées par la DRSD (direction du renseignement et de la sécurité de la défense) : l’histoire de chacun, les pays où il s’est rendu et les personnes qu’il fréquente sont très précisément examinés. Pour voir moi-même passer les éléments qui concernent les agents d’autres ministères, je peux vous dire que la DGSI est elle aussi très scrupuleuse, trop au goût de certains : une personne ayant fait un séjour d’études de plusieurs mois dans une université à l’étranger est au moins mise en garde et, en tout état de cause, écartée de certains dossiers. Les mesures prises sont donc très rigoureuses pour les civils comme pour les militaires. Si l’on est simplement soupçonné d’avoir été compromis, par exemple si on a eu une liaison sentimentale avec une personne d’origine étrangère pas très éloignée d’un consulat ou d’une ambassade, on est écarté sans pitié. J’en ai des exemples parmi d’anciens collaborateurs.

Cela étant dit, on peut trouver dans ce milieu, comme dans toute partie de la société, des pro-russes et des anti-russes, et cela fait partie du débat.

La question de la liberté de parole se pose aussi pour les anciens ambassadeurs. Et qu’en est-il des personnes qui ont travaillé très longtemps pour l’État et qui partent dans le privé ou au service d’autres pays ? Il faut être sévère, mais sans nuire à l’attractivité de l’État en interdisant à ceux qui l’auront servi d’avoir ensuite une autre carrière. En outre, tout dépend de la période historique : la Russie étant actuellement en conflit avec l’Ukraine, que nous soutenons, cela nous choque d’entendre tel ou tel contester ce que nous considérons comme la vérité, mais il faut aussi se poser la question à froid. Il y a quelques années, avant l’invasion de l’Ukraine, était-il normal que des responsables diplomatiques, militaires ou de services qui étaient de farouches partisans de Poutine interviennent à ce sujet ? Le législateur aura à mener un travail complexe pour déterminer la juste proportionnalité et l’équilibre adéquat entre liberté d’opinion, liberté individuelle, capacité à expliquer ce qu’on est et défense des intérêts fondamentaux de la nation. Je vous souhaite bon courage !

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Peut-être pourrions-nous nous inspirer d’exemples étrangers, de grandes démocraties qui auraient résolu la question.

M. Stéphane Bouillon. Il existe aux États-Unis le dispositif FARA – Foreign Agents Registration Act. Nous, nous avons la loi Sapin, suivie d’une circulaire primo-ministérielle d’octobre 2021 rappelant aux fonctionnaires sollicités de façon un peu appuyée par un représentant étranger qu’ils doivent en rendre compte à leur autorité et, le cas échéant, saisir la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. La loi Sapin prévoit également que les lobbyistes professionnels se fassent recenser auprès de la HATVP. La vérité est que cela ne fonctionne pas très bien et que la HATVP n’est pas submergée par les déclarations.

Ce qui pourrait être intéressant, et à quoi nous réfléchissons, en envisageant de nous inspirer des États-Unis, ce serait que les lobbyistes « amateurs » – qui ont une autre profession, mais siègent dans un conseil d’administration et font la tournée des administrations pour promouvoir une entreprise ou une position – se fassent connaître de la HATVP. Ainsi, tout le monde serait au courant et un fonctionnaire contacté par telle ou telle personnalité pourrait vérifier auprès de la HATVP si elle est sincère et, le cas échéant, rémunérée ou soutenue par un État ou une entreprise afin d’en défendre la politique. Nous pensons, en interministériel, à un texte de loi en ce sens ; nous en avons déjà discuté avec la HATVP et, selon le calendrier parlementaire, nous parviendrons peut-être à vous faire des propositions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Puisque l’on parle des possibilités de revoir la loi, le concept d’intelligence avec l’ennemi, qui me semblait, ainsi qu’à d’autres membres de ma famille politique, tout à fait utilisable, paraît daté et peu opérationnel à plusieurs des personnes que nous avons auditionnées.

En ce qui concerne le cas des anciens pilotes qui vont former d’autres armées, je le découvre et j’en suis stupéfait.

En France, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on entend encore s’exprimer des gens comme Alexander Makogonov, porte-parole de l’ambassade de Russie dans notre pays, régulièrement interviewé sur LCI. Ce qu’il dit – pour le peu que j’ai le temps de suivre – me paraît complètement surréaliste : il raconte n’importe quoi, fait des provocations… Au-delà même des informations qu’il donne, et qu’il appartient aux journalistes de contredire, on le laisse provoquer l’Ukraine, relativiser des violences, la notion même de crime de guerre, les atrocités commises.

Nous nous interrogeons, la rapporteure et moi-même, sur la capacité de la France à s’opposer à la possibilité d’émettre offerte à certains médias. Évidemment, nous sommes en démocratie et nous en sommes tous très heureux, mais il y a tout de même des limites. On a l’impression de subir tout cela, du fait d’un vide juridique : d’un côté, il y a la liberté d’expression et le droit de la presse, que vous avez invoqués ; de l’autre, des dispositions existant dans notre droit, comme la notion d’intelligence avec l’ennemi, semblent hors d’usage, voire taboues. Cet individu, par exemple, je ne comprends pas pourquoi il n’a pas été expulsé.

M. Stéphane Bouillon. Ici, je sors de ma sphère de compétence. Des agents de l’ambassade de Russie, nous en avons expulsé. Du point de vue opérationnel, je préfère que l’on expulse un attaché beaucoup moins visible, mais beaucoup plus actif en sous-main, que le porte-parole officiel, bien connu, intervenant sur une chaîne de télévision, censé y recevoir la contradiction de la part d’autres personnes – cela fait partie du débat. Si ce monsieur était expulsé, il serait remplacé par un autre. C’est sans doute parce que l’ambassadeur ne parle pas très bien français qu’il n’intervient pas lui-même à la télévision comme le faisait son prédécesseur, M. Orlov, lequel était très présent dans les médias.

Parmi les premières sanctions décidées après le début de l’invasion figurait l’interdiction faite à des médias comme Sputnik ou Russia Today d’émettre à partir de la France et de l’Europe. Nous avions considéré qu’ils devaient être interdits car ils faisaient de la propagande pour la Russie. Progressivement, nous avons fait en sorte que tous les proxys et autres moyens qu’ils pouvaient utiliser pour rebondir soient suspendus. Nous l’avons fait dans un cadre juridique établi ; ils ont eu le droit de contester cette décision devant la justice, nationale comme européenne, qui leur a donné tort. De ce point de vue, la démocratie a bien fonctionné et je ne peux que m’en réjouir.

L’article 414 du code pénal est très clair en ce qui concerne l’intelligence avec l’ennemi, « le fait de livrer ou de rendre accessibles à une puissance étrangère […] des renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées », etc., l’espionnage, la relation d’entente, pouvant entraîner une peine allant jusqu’à trente ans de détention criminelle et 450 000 euros d’amende, et le sabotage. Les peines sont lourdes. Tout cela date du XXe siècle ! Une réflexion existe sur une meilleure proportion des sanctions. En effet, peut-être la dureté de la sanction encourue dissuade-t-elle le parquet de poursuivre et le juge d’instruction de procéder à des mises en examen. Trente ans de détention criminelle, cela tient au fait qu’il s’agit d’un crime, donc passible des assises ; or aucun juge d’instruction ne renvoie quiconque devant les assises pour intelligence avec l’ennemi actuellement. Pour autant, la correctionnalisation et un quantum de peine moindre pourraient donner le sentiment d’une moindre gravité. L’équilibre demeure à trouver.

Il faut aussi intégrer aux textes les évolutions que nous avons évoquées en parlant des réseaux sociaux et de l’utilisation des médias ou de proxys.

M. Kévin Pfeffer (RN). À propos des ingérences pendant les campagnes, vous avez cité, monsieur Ferriol, le cas précis d’une manœuvre de promotion du candidat Macron suivie d’un dénigrement par des groupes en Afrique, en lien avec Wagner. Vous avez indiqué avoir donné des éléments pour un reportage à ce sujet, que je pense avoir vu sur France 2. Les informations sur ce phénomène ont donc été communiquées au grand public après l’élection.

Or vous avez dit avoir identifié soixante phénomènes, dont cinq correspondant aux quatre critères d’une ingérence numérique étrangère. À qui précisément transmettez-vous les informations relatives à ces cinq cas, et qui décide de la communication de ces éléments au grand public ? Qu’en est-il des quatre cas dont celui-ci n’a pas eu connaissance ? Qui concernaient-ils ?

M. Stéphane Bouillon. Une journaliste a demandé à être insérée chez Viginum pendant quelque temps. Nous avons accepté. Nous en avons prévenu les trois juges de l’élection. Lorsqu’elle a souhaité faire un reportage et sortir l’affaire Beth, nous avons demandé aux juges de l’élection s’ils y voyaient un inconvénient. Ils nous ont répondu que non. Cette journaliste a donc pu travailler, sans que nous n’intervenions sur son travail d’ailleurs. Elle a également eu connaissance des autres sujets qui ont été évoqués ; si elle avait voulu en faire le sujet de son reportage, il en serait allé exactement de même.

M. Kévin Pfeffer (RN). Si elle a eu accès aux cinq dossiers en question, peut-être pourrions-nous y accéder nous aussi. Je ne crois pas que vous les ayez énumérés.

En ce qui concerne les relations avec les plateformes numériques et les suites à donner en cas de détection d’une ingérence avérée, avons-nous vraiment les moyens de stopper la diffusion et de le faire suffisamment rapidement, d’après votre expérience de la réactivité des plateformes ?

M. Gabriel Ferriol. Je précise que la demande de la journaliste, qui avait déjà travaillé sur Wagner, concernait l’influence russe. Nous lui avons communiqué les éléments relatifs à ce phénomène car nous avions, comme l’a dit le secrétaire général, des motifs de soupçonner l’implication de la galaxie Prigojine. Nous ne lui avons pas parlé des autres phénomènes, notamment de ceux émanant de l’extrême droite américaine, car ce n’était pas le sujet de son reportage.

S’agissant du lien avec les plateformes, l’année 2022 a été pour nous une année de test, une année où nous nous sommes demandé comment répondre à ces phénomènes.

Dans le cas du phénomène Beth, nous avons d’abord voulu faire preuve de transparence : la médiatisation de cette histoire permet de démontrer aux gens que ces manipulations existent.

Nous avons aussi contacté les différentes plateformes impliquées pour leur signaler le phénomène. Nous leur avons décrit ce que nous avions observé, en leur fournissant des critères techniques pour qu’elles puissent conduire leurs propres investigations de façon indépendante et décider d’éventuelles actions de modération. La difficulté que nous avons rencontrée, c’est que, parmi nos critères, figurent le « contenu manifestement inexact ou trompeur » et la « diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée ». Or les plateformes ont, elles, une lecture très anglo-saxonne : à leurs yeux, le fait qu’un contenu soit manifestement inexact ou trompeur n’est pas une raison suffisante pour le faire disparaître. Elles sont beaucoup plus intéressées par les manœuvres inauthentiques ou coordonnées. En l’occurrence, elles sont tombées d’accord avec nous pour considérer que l’activité en cause était inauthentique ; mais elles ont estimé que nous n’apportions pas suffisamment de preuves d’une coordination des différentes « fermes à trolls » impliquées. Tous ces groupes disaient à peu près la même chose ; mais, parce que nous n’utilisons que des sources ouvertes, nous ne pouvions pas démontrer qu’ils étaient coordonnés, qu’ils avaient un même plan d’action, qu’ils obéissaient à un même commanditaire. Les plateformes ont considéré que les éléments que nous leur apportions ne justifiaient pas une mesure de modération.

Nous restons très humbles : il est tout à fait possible que ce que nous leur apportions n’ait pas été suffisant pour statuer. Mais nous observons aussi que les efforts de modération déployés par les plateformes en Afrique sont bien moins intenses qu’aux États-Unis ou en Europe. Des logiques économiques sont à l’œuvre… C’est pour cette raison que l’Afrique devient, pour reprendre les mots du secrétaire général, une sorte de Far West informationnel ; les États n’interviennent pas pour réguler, les plateformes ne sont pas incitées à le faire. Le champ de l’information y est donc particulièrement sauvage.

M. Kévin Pfeffer (RN). Je vois plutôt d’un bon œil le fait que ces phénomènes soient expliqués au grand public, dès lors qu’ils le sont de manière équitable, pour tous les phénomènes et pour tous les candidats.

Avez-vous seulement détecté des attaques visant à dénigrer les candidats ou bien certains phénomènes visent-ils plutôt à en favoriser certains ?

M. Gabriel Ferriol. Les phénomènes que nous avons classés comme ingérences numériques étrangères visent en effet surtout à dénigrer soit un candidat, soit la procédure électorale elle-même. Le cas Beth est particulier, vous l’avez compris, puisque c’est en apparence une opération de promotion qui se déroule selon un calendrier en deux phases : une première opération d’installation de ces fermes à trolls, de promotion des narratifs ; dans un second temps, on fait apparaître dans des blogs, dans des médias locaux, l’idée que des fermes à trolls seraient actives, dans l’espoir que des journalistes indépendants s’en saisissent, trouvent les premiers comptes implantés et confirment qu’une opération de promotion avait bien été téléguidée. C’est une manœuvre sophistiquée, qui implique une grande maîtrise de l’enjeu informationnel par certains de nos compétiteurs stratégiques.

Parmi les soixante phénomènes que nous avons détectés, il y avait de tout : certaines choses nous paraissaient inauthentiques mais nos vérifications n’ont rien donné ; certains phénomènes cachaient peut-être des ingérences mais nous n’avons pas pu démontrer l’implication d’un acteur étranger. Encore une fois, je parle avec beaucoup de modestie : la campagne présidentielle de 2022 était le premier engagement intense du service Viginum, créé quelques mois auparavant seulement. Je n’affirmerai pas que nous avons tout vu, tout compris. Mais nous avons pu démontrer qu’il était possible de mettre au jour des phénomènes et de tester notre chaîne de réponses et de ripostes.

Sur ce dernier aspect, j’ajoute à ce que disait le secrétaire général que c’est là une action interministérielle par nature, puisque ces phénomènes de manipulation de l’information touchent plusieurs champs ministériels : les élections relèvent du ministère de l’intérieur, l’influence et la contre-ingérence relèvent plutôt des services de renseignement et du ministère des affaires étrangères. Cela explique le rattachement de Viginum au SGDSN : la manœuvre d’ensemble doit être coordonnée, sous l’autorité de la Première ministre, pour définir une ligne d’action commune.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’aimerais aborder la question de la sensibilisation à la réalité de la menace et du risque d’ingérence étrangère. Tous les services que nous avons rencontrés ont, comme vous-même, monsieur le secrétaire général, insisté sur l’importance de faire comprendre à tous combien cette menace est élevée, protéiforme et incessante. Il y a toutefois des maillons faibles. Nous nous inquiétons par exemple des ingérences étrangères dans nos universités et nos institutions de recherche, mais aussi, au-delà du milieu strictement académique, dans les think tanks et autres fondations – dont nous voyons bien que certains sont sous influence, voire financièrement accompagnés. Le rapport du sénateur André Gattolin Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques avait déjà démontré la réalité de ces phénomènes. Des actions sont menées, même s’il n’est bien sûr pas question de mettre en cause les libertés académiques, mais comment pensez-vous qu’il soit possible de sensibiliser tout un chacun à la nécessité d’être sur ses gardes ? Que peut faire l’État, notamment le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ?

En ce qui concerne les médias, l’Arcom joue son rôle. Mais il est vrai que l’on voit régulièrement sur LCI le porte-parole de l’ambassade de Russie, à qui n’est apportée aucune véritable contradiction. Bien sûr, vous avez raison, si ce n’était pas lui, ce serait quelqu’un d’autre… Sur BFM TV non plus, les plateaux ne sont pas toujours équilibrés.

J’aimerais également vous entendre sur les innovations technologiques. C’est depuis toujours un défi pour ceux qui sont chargés de la protection de la nation. Les cryptomonnaies en est un pour Tracfin, par exemple. Dans votre cas, je pense aux deep fakes : comment envisagez-vous d’y répondre ?

M. Stéphane Bouillon. Les universités n’ont certes pas autant de crédits publics qu’elles le souhaiteraient, mais l’argent du contribuable doit servir à financer la recherche française et pas celle d’un État étranger. Ceux qui reçoivent de l’argent de l’État ont des devoirs vis-à-vis de lui : ils doivent s’assurer que cet argent employé au profit de notre pays, et pas d’autres. Nous essayons de faire passer le message !

Ainsi, dans le cadre du plan d’investissement France relance ou d’autres actions de soutien à des entreprises ou à des laboratoires, nous essayons d’introduire des clauses qui obligent les bénéficiaires à assurer une certaine sécurité. Nous envoyons souvent la DGSI – ou la gendarmerie pour les petites structures – dans les entreprises que nous avons classées comme « opérateurs d’importance vitale » ou « opérateurs de service essentiel » ou dans les laboratoires dont le travail peut intéresser les intérêts fondamentaux de la nation, pour vérifier si tout se passe bien, notamment si les zones à régime restrictif (ZRR), c’est-à-dire les zones de protection rapprochée autour des locaux, sont bien respectées.

Nous nous demandons si, afin d’inciter les gens à accomplir des efforts, il ne faudra pas un jour demander au législateur de définir des règles et d’imposer des conditions de sécurité plus sévères que celles prévues aujourd’hui par décret – à moins que nous n’agissions sous forme contractuelle. Nous essayons de dialoguer mais, avec certains chercheurs, cela demeure compliqué…

Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche est tout à fait sensible à ce sujet, très actif, et nous discutons très régulièrement pour que toutes les instances de recherche s’assurent auprès de différentes universités qu’elles prennent en considération tel ou tel élément.

Nous veillons aussi à refuser des visas à certains étudiants étrangers, ou à les retirer lorsque nous nous rendons compte par exemple que l’étudiant est resté dans le laboratoire à une heure où il était censé être rentré chez lui. Nous sommes très attentifs, y compris pour des demandes de formation pour des étudiants en licence de lettres, d’histoire ou de sciences humaines qui, une fois inscrits dans une université, souhaitent basculer vers la physique ou la chimie. La plus grande prudence est de mise.

Certains présidents d’université comprennent la situation et sont attentifs ; d’autres sont hermétiques, et ce n’est pas forcément ceux dont on attendrait une grande vigilance qui se révèlent attentifs – nous avons quelques déceptions ! Nous devons donc poursuivre nos efforts.

Votre rapport nous sera certainement utile pour ouvrir des discussions, évoquer les sujets, expliquer. Les articles du Monde sur la Team Jorge le sont aussi, car ils permettront de se rendre compte qu’internet est une jungle. Plus on en parle, plus les gens se méfieront – et s’il faut peut-être renforcer les sanctions pour ceux qui sont vraiment de mauvaise volonté, c’est bien l’aspect pédagogique qui m’apparaît primordial.

S’agissant des innovations technologiques et en particulier des deep fakes, c’est pour nous une grande source d’inquiétude. Nous travaillons au sein des services secrets – mais Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, vous en parlerait mieux que nous – et avec d’autres interlocuteurs pour recenser ce qui permet, dans une vidéo, de repérer les deep fakes. Les Américains ont progressé sur ce sujet, nous échangeons avec eux pour identifier les problèmes. La menace est incontestablement forte. Le nouveau logiciel ChatGPT en est une également : l’intelligence artificielle en est à ses balbutiements et ses erreurs sont très visibles, mais la vitesse du progrès étant ce qu’elle est, les prochaines machines seront, je n’en doute pas, beaucoup plus talentueuses. Nous pouvons nous retrouver dans une situation où nous serons bêtes face à une intelligence artificielle – et c’est un véritable danger.

L’intelligence artificielle doit être un outil pour l’intelligence humaine, mais elle ne peut pas la remplacer… Vaste programme, comme on dit ! Et, contrairement à la machine, l’esprit humain est paresseux. Notre faiblesse est donc bien réelle, et le législateur devra nécessairement, un jour, se pencher sur ces problèmes.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Certains lieux connaissent une forte concentration de laboratoires de recherche, d’écoles d’ingénieurs et d’autres structures stratégiques. Je pense à la Bretagne, mais aussi à Toulouse. Avez-vous connaissance d’une montée des attaques contre ces lieux ? Des mesures spécifiques ont-elles été prises ?

M. Vincent Strubel. Dans le domaine de la cybersécurité comme dans d’autres, la concentration peut être une excellente chose ; le Campus cyber, à La Défense, en est un bon exemple puisqu’il regroupe des utilisateurs de solutions de cybersécurité, des entreprises qui les conçoivent, des chercheurs, des écoles et des services de l’État. Cela permet un essaimage croisé. Tout le monde mange à la même cantine, ce qui permet de faire circuler les idées et d’en faire naître de nouvelles. Il en va de même en Bretagne, ou à Toulouse pour le secteur aérospatial.

La concentration physique ne change pas grand-chose à la menace. Le secteur aérospatial, concentré à Toulouse, fait régulièrement l’objet de tentatives d’espionnage ; les acteurs de la cybersécurité sont aussi des cibles. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est plutôt un déplacement de la menace vers la supply chain, la chaîne d’approvisionnement : les sous-traitants, notamment les prestataires informatiques des cibles, sont parfois des cibles plus faciles que les entités stratégiques elles-mêmes, qui ont acquis les bonnes habitudes nécessaires. Nous sommes très vigilants. Je reprends l’exemple du secteur aérospatial : l’ANSSI travaille de longue date avec ces entreprises, avec les entités stratégiques qui font partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD), qui sont pour la plupart des opérateurs d’importance vitale. Elles sont très sensibles à ces sujets car elles ont connu des attaques. Mais nous travaillons aussi de plus en plus avec les entités qui se trouvent en amont dans la chaîne d’approvisionnement et avec tous les acteurs de la cybersécurité.

L’ANSSI exerce de nombreux métiers : audit, conseil, utilisation de solutions de détection, réponse à incident – c’est-à-dire cyber-pompier… L’un de ces métiers est la labellisation de prestataires de sécurité informatique : nous nous prononçons sur leur compétence mais aussi sur la façon dont ils sécurisent leurs propres infrastructures. C’est une démarche qui n’est pas nouvelle, puisque les premiers labels remontent à 2014. Nous étions dès ce moment-là bien conscients du fait que les acteurs de la cybersécurité étaient des cibles, d’abord parce qu’ils détiennent des technologies et un savoir-faire rare, mais aussi parce qu’ils peuvent donner accès à d’autres cibles de haute valeur, des entités qu’ils auditent, qu’ils supervisent ou pour le compte desquelles ils vont s’occuper d’infrastructures de cyberdéfense.

Je reviens à votre question après ce détour : la menace cyber est peu sensible à la localisation géographique ; la concentration d’entités spécialisées a d’énormes avantages et ne les expose pas davantage. On peut penser qu’il est alors plus facile de les espionner de façon plus traditionnelle, mais on sort là de mon champ de compétence.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La perte de contrôle capitalistique et l’affaiblissement industriel d’Alcatel posent-ils un problème pour la sécurité nationale et, au-delà, pour celle du continent européen ? C’était un acteur franco-américain de la sécurité. Voyez-vous d’autres possibilités de relancer cette filière ? Thierry Breton a lancé des alertes à propos de différentes filières. Certes, Nokia opère encore en Europe, mais est-ce suffisant ? Je pense par exemple à la sécurité de nos installations en Bretagne.

Une question candide : avez-vous identifié sur le territoire français des complices qui tentent de faciliter l’efficacité des attaques d’acteurs étrangers ?

Vous avez utilisé l’image des filets dérivants. Il est vrai que dans les dernières campagnes, ma famille politique a pu être accusée d’entretenir certains liens. Mais, en tant que responsable politique et chef d’un petit parti, je suis victime de trolls à la moindre publication. Or ces trolls qui attaquent mes tweets ou mes posts Facebook, ceux de mes camarades, ou le site de notre parti – l’Avenir français est un tout petit parti qui n’a pas de moyens de protection – ne me semblent pas bien différents de ceux qui visent la majorité présidentielle, le parti Les Républicains ou la gauche. Ne sommes-nous finalement pas tous victimes de ces fermes à trolls ? Les acteurs français ne sont-ils pas tous attaqués de façon assez semblable ?

Dernière question : depuis quelques mois, on voit apparaître des publicités numériques qui lient des personnalités politiques à des offres de rénovation thermique ou de crédit d’impôt. Au lieu de voir une photo d’artisan, on voit celle d’un ministre… Est-ce un phénomène sur lequel vous vous penchez ? Cela prend des proportions importantes, notamment en période électorale.

M. Gabriel Ferriol. Le cadre réglementaire nous impose de démontrer l’implication d’un acteur étranger. Ce sont donc eux que nous recherchons en priorité, plutôt que des complices en France. On observe, de manière générale, que les opérations à large spectre, visant à toucher l’ensemble de la population, tendent à disparaître au profit d’opérations beaucoup plus ciblées. Il s’agit de promouvoir un narratif vers certains groupes – on parle de microciblage – en profitant des possibilités offertes par les plateformes numériques de s’adresser à des audiences spécifiques. Le marketing numérique permet de cibler un homme, de telle tranche d’âge, qui habite dans telle région, qui a telle gamme de revenus… Cela permet à nos adversaires d’être plus discrets, et ils choisissent souvent des « communautés à fort engagement », c’est-à-dire des groupes où il y a de bonnes chances que leur message fasse réagir, qu’il devienne viral. Ce sont souvent des communautés assez fermées, centrées sur certaines thématiques, parfois complotistes mais pas toujours, et qui parfois se trouvent seulement sur de petites plateformes.

Nous observons ces comptes, mais encore une fois, ce que nous devons démontrer, c’est l’implication d’un acteur étranger.

S’agissant des publicités sponsorisées, elles nous intéressent, car c’est l’un des modes opératoires qui permet à des acteurs malveillants d’accroître la visibilité de leur message, notamment au moyen du microciblage. Nous disposons d’outils qui nous permettent de savoir qui achète des publicités sponsorisées, et pour quel montant. Nous nous penchons particulièrement sur des publicités à caractère politique en période électorale, et nous nous sommes intéressés à plusieurs phénomènes de cette nature. Toutefois, celles que vous citez me semblent plutôt relever d’arnaques classiques, utilisant l’image de l’État pour ferrer de futures victimes et détourner des aides publiques – ce que l’on a beaucoup vu autour de la rénovation thermique ou du compte personnel de formation.

M. Vincent Strubel. En matière de cyberattaques autant que de trolls, les parlementaires sont des cibles comme tout le monde, et sans doute bien davantage ! Les réponses ne sont pas forcément complexes, et relèvent plutôt de l’hygiène informatique, de quelques précautions simples que l’ANSSI martèle depuis des années, en matière de mots de passe notamment. Je vous citerai une phrase qui est, selon les sources, soit un proverbe africain soit la publicité d’une grande marque de chaussures américaines : quand on est poursuivi par un lion, le plus important n’est pas de courir plus vite que lui mais de courir plus vite que quelqu’un d’autre… Il en va de même en matière numérique : c’est le maillon faible qui est attaqué en premier, et c’est lui qu’il ne faut pas être.

En ce qui concerne les publicités que vous citiez, une partie sont en effet des arnaques, voire des tentatives d’attaque informatique, la façon la plus simple de lancer une telle attaque étant de vous amener à cliquer sur un lien aboutissant à un site piégé qui essayera d’utiliser une vulnérabilité de votre navigateur. Il faut évidemment se méfier. Cela ne relève pas spécifiquement de la compétence de l’ANSSI, mais mobilise beaucoup le groupement d’intérêt public Action contre la cyber-malveillance, le GIP Acyma, créé par l’ANSSI, le ministère de l’intérieur et différents acteurs privés précisément pour sensibiliser à ce type de menaces, de façon permanente mais aussi en réaction à certaines menaces précises. Certaines campagnes du type que vous citez ont même utilisé l’image de l’ANSSI : des mails qui semblaient provenir de l’ANSSI et prévenir d’une menace étaient en réalité des pièges… La première précaution est toujours de ne pas cliquer sur quelque chose qui semble louche !

Vous nous demandez si nous avons identifié des complices. Ce que nous voyons, dans les cyberattaques, ce sont souvent des rebonds : il est très courant que des serveurs personnels, des box internet ou autres soient attaqués par un groupe criminel, ou pire, qui s’en sert ensuite pour attaquer d’autres systèmes. Il y a alors des complices sur le territoire national, mais ils le sont « à l’insu de leur plein gré ». C’est ce qui rend particulièrement complexe d’attribuer une attaque : on ne peut jamais se fonder sur l’adresse IP ou sur le chemin parcouru. C’est toute la subtilité de notre métier !

S’il y a des complices par choix, c’est à la justice de se prononcer.

S’agissant enfin d’Alcatel, je sors de mon domaine de compétence mais des dispositions légales permettent de contrôler certains investissements étrangers en France, sinon pour les bloquer tout à fait, au moins pour imposer des conditions. Dans le cas d’Alcatel, cela a notamment conduit à traiter certaines activités, notamment dans le domaine des câbles sous-marins, différemment des autres – les activités grand public ont été, elles, vendues au plus offrant.

Cela rejoint un enjeu de souveraineté, particulièrement dans les réseaux de télécommunication. Je ne peux que citer la loi du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles. Elle permet à l’État, plus précisément au Premier ministre et au SGDSN qui instruit les dossiers, d’accepter ou de refuser le déploiement de telle ou telle solution dans nos réseaux radioélectriques et dans le réseau de télécommunications mobiles en particulier, sur la base de critères techniques mais pas uniquement. La loi cite, parmi les motifs de refus, « le fait que l’opérateur ou ses prestataires, y compris par sous-traitance, est sous le contrôle ou soumis à des actes d’ingérence d’un État non membre de l’Union européenne ». Cela nous permet de protéger l’essentiel dans un domaine où, à défaut d’acteurs français, deux acteurs parmi les trois très présents sur le marché mondial sont encore européens – Nokia et Ericsson –, le troisième étant chinois.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’entreprise TikTok s’est récemment attaché les services d’un cabinet de lobbying et de relations publiques qui invite les parlementaires à découvrir à quel point TikTok est un média utile à la diffusion de la culture, notamment auprès des jeunes. Le considérez-vous comme un outil d’ingérence chinois ?

M. Stéphane Bouillon. J’aurais tendance à répondre que oui… C’est un réseau social dont le mode de fonctionnement est particulier, et qui est rattaché à la Chine. On ne peut pas le regarder comme neutre, à supposer d’ailleurs qu’il existe un réseau social que l’on puisse considérer comme neutre. Il faut toujours être prudent, vis-à-vis de TikTok en particulier.

M. Gabriel Ferriol. J’irai dans le même sens. Nous sommes très attentifs au développement de TikTok en France et en Europe. La presse s’est fait l’écho du fait que certains contenus diffusés sur ce réseau en Europe sont très différents de ceux qui sont diffusés en Chine, ce qui pose la question de la finalité de l’outil et de ses usages. TikTok cherche à conquérir des tranches d’âge bien plus jeunes que d’autres réseaux, dans une optique de temps long qui doit appeler notre attention. Du point de vue technique, c’est un outil plus difficile à appréhender pour mes équipes que d’autres plateformes, à la fois parce qu’il est plus récent et parce qu’il est moins ouvert. Nous faisons bien sûr les efforts nécessaires.

On observe aussi sa diffusion très rapide en Afrique, accompagnée d’un énorme effort financier de promotion. C’est un sujet sur lequel nous devons être très vigilants.

M. Vincent Strubel. Pour faire le lien entre ces sujets et celui du lawfare et de l’applicabilité du droit, je souligne que l’ANSSI est toujours sensible au droit applicable aux différents fournisseurs de services numériques. La question se pose de manière éminente dans le domaine du cloud, c’est-à-dire de l’informatique en nuage, mais pas uniquement. Nous nous préoccupons des modalités d’accès à l’information et des modalités de coopération des acteurs économiques étrangers avec les pouvoirs publics des pays dans lesquels ils sont enregistrés. L’exemple le plus connu est celui du Cloud Act – Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act – qui permet au juge américain d’accéder très largement aux contenus hébergés et traités aux États-Unis ; cette loi ne concerne pas le seul cloud mais s’étend aux outils de télécommunication, comme WhatsApp par exemple, auxquels la justice américaine peut donc avoir accès sans s’engager dans une démarche de coopération judiciaire internationale. La Chine n’est pas en reste : une loi sur le renseignement de 2017 y fait obligation à tout citoyen, à toute entreprise, à toute association, bref à toute entité chinoise de coopérer avec les services de renseignement dans la collecte du renseignement. Chez nous, un tel texte, à supposer qu’il soit voté par le législateur, serait assorti de conditions d’application précises ; la loi chinoise est autoporteuse, elle n’offre pas plus de précisions, ou alors elles ne sont pas publiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci à tous les trois de vos réponses passionnantes et précises, comme de votre engagement au service de notre pays et de nos valeurs.


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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine, rapporteur de la mission d’information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français (9 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le sénateur, nous avons souhaité vous entendre parce que vous avez eu la juste intuition de mener une réflexion sur un thème très intéressant : vous avez été le rapporteur d’une mission d’information que la chambre haute a consacrée en 2021 aux influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français.

Les chercheurs en géopolitique que nous avons entendus lors de nos premières réunions nous l’ont tous affirmé, cette question se situe dans une zone grise où, si l’on ne peut pas parler tout à fait d’ingérence au sens du droit international, on est sans nul doute au-delà de la simple influence car ce sont nos libertés académiques, les œuvres de l’esprit, la formation de la jeunesse et l’expertise en général, dont le rôle est très important en démocratie pour informer et éclairer nos concitoyens et les relais d’opinion, qui sont attaquées : toute influence dans ce secteur ruissellera sur la société entière et sur la bonne tenue des débats démocratiques, lesquels peuvent revêtir des dimensions techniques et technologiques, comme on le voit par exemple avec le covid et le nucléaire. Tous les responsables des services et des institutions de la République que nous avons auditionnés ont fait référence au travail que vous avez conduit, aussi avons-nous jugé indispensable de bénéficier de votre éclairage.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. André Gattolin prête serment.)

M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine. Les Britanniques parlent d’interference ; les Français revendiquent le terme d’influence, et nous avons été les précurseurs, après la Première Guerre mondiale, des politiques d’influence et de la diplomatie culturelle et d’influence, théorisées par des chercheurs et des politiques américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Joseph Nye a ainsi défini le soft power, qui englobe les politiques d’influence visant à faire rayonner les idées d’un pays. Ces actions, tout à fait légales, participent des relations interétatiques, d’où leur qualification de « douces ». Si l’espionnage et les vols ont toujours existé entre les pays – ces faits entraînant de lourdes sanctions comme des peines de prison extrêmement sévères en cas de trahison des intérêts nationaux –, les choses ont évolué et le soft power est devenu hard ou sharp power, c’est-à-dire du pouvoir dur qui repose sur de la coercition ou de l’influence au sens où on l’entend dans les milieux financiers, à savoir l’acquisition d’informations par la corruption ou par des échanges d’intérêts spécifiques, entreprises qui ne correspondent pas au respect que nous devons tous aux principes fondamentaux de notre pays.

J’ai utilisé le droit de tirage des groupes politiques pour créer la mission d’information dont j’ai été le rapporteur. Quelques doutes ont entouré ma proposition. J’ai néanmoins décidé de me focaliser sur le monde universitaire et académique ainsi que sur celui de la recherche, parce que de plus en plus de cas d’ingérence nous étaient signalés.

Je suis vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat et de la commission des affaires européennes, je suis membre de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai été membre de l’assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et j’appartiens à plusieurs cénacles interparlementaires ad hoc qui se sont créés sur la Chine, sur Taïwan et sur d’autres pays. J’échange donc très régulièrement avec mes collègues parlementaires et j’avais noté que des travaux étaient publiés en Australie, au Royaume-Uni, au Canada et en République tchèque sur des vols réguliers de propriété intellectuelle ; je me suis dit que ce phénomène devait exister en France et qu’il fallait l’étudier. Nos services de renseignement sont très compétents mais leurs moyens sont bien plus faibles que ceux dont disposent leurs homologues allemands ou britanniques. Ces dernières années, à la suite de la commission de plusieurs attentats sur notre sol, nous avons concentré nos efforts dans la zone sahélienne, proche-orientale et moyen-orientale. Nous nous sommes moins intéressés à ce qui se passait dans le reste du monde, notamment en Chine. Il était donc important que les parlementaires se saisissent de la question de l’ingérence étrangère.

Nous avons travaillé rapidement puisque la mission d’information a été installée le 6 juillet 2021 et que je devais remettre le rapport le 30 septembre. Comme je connais bien le milieu universitaire, auquel j’appartiens en tant qu’enseignant, de nombreuses personnes se sont mobilisées en plein été, même au mois d’août ; en outre, une très belle équipe d’administrateurs au Sénat m’a permis d’aboutir au rapport qui vous a été transmis. Après avoir échangé avec des collègues d’autres pays, j’ai opté pour une approche agnostique : je n’ai pas visé un pays en particulier, mais une question, celle des influences étatiques extra-européennes dans le monde académique et scientifique français.

Très vite, un pays, la Chine, s’est distingué, ce que nous ont confirmé les services, puisqu’il est impliqué dans 70 % à 80 % des cas notables voire graves. De manière plus secondaire, nous avons recueilli plusieurs témoignages impliquant la Turquie ; puis viennent certains pays du Moyen-Orient, surtout l’Iran. Il s’agit de pays qui cherchent à assouvir des besoins technologiques. En 2015, la Chine a publié un document intitulé « Chine 2025 », dans lequel le pays reconnaissait accuser des manques dans sa recherche et son savoir scientifique et se donnait pour objectif de les combler par tous les moyens : investissements massifs et récupération de l’information là où elle se trouve, ce second moyen étant décrit assez explicitement. Je ne voulais pas déduire de cette hiérarchie, très spécifique au monde universitaire et scientifique, une hiérarchie générale des pays. J’avais étudié l’action de la fédération de Russie : on parle beaucoup de son omniprésence dans le champ des fausses nouvelles et de la désinformation mais on trouve peu de traces de ce pays dans celui de l’université – j’ai rencontré une personne qui m’a dit qu’un faux chercheur s’était présenté dans un grand colloque consacré à la recherche en Arctique, où la France figure parmi les pays les plus en pointe, pour obtenir des données, mais c’est le seul cas qui a été porté à ma connaissance.

La pratique des Russes en matière d’ingérence est beaucoup moins subtile que celles des autorités chinoises : lorsque les Russes ont besoin de quelque chose, ils utilisent davantage l’espionnage que l’ingérence. Je ne suis néanmoins pas en mesure de dresser un panorama exhaustif. Le travail d’identification des principaux États qui s’emploient délibérément à détourner nos valeurs de liberté et d’intégrité scientifique a abouti aux conclusions que je viens de vous présenter.

L’autre défi était de marquer les nuances qui vont du soft power jusqu’à des formes d’ingérence reposant sur un entrisme délictueux : on sait que les modes d’action sont variés et que le soft power est parfois utilisé comme paravent d’opérations moins recommandables. Les instituts Confucius ont officiellement pour mission d’enseigner la langue et la civilisation chinoises, mais ils ne se montrent pas d’une neutralité totale, y compris dans les établissements universitaires où ils sont reçus. Ils donnent leur avis voire tentent de participer à la définition du travail universitaire conduit dans les départements d’études asiatiques. Ils reçoivent parfois des personnes présentées comme des chercheurs ou des étudiants mais qui ressemblent davantage à des agents de corps militaires. On s’est demandé si l’on retrouvait ce schéma avec la Turquie, mais il n’y a qu’un institut Yunus Emre en France et j’ignore s’il fonctionne réellement ; en revanche, ces instituts se multiplient en Afrique. La France est un pays important dans cette optique car, si son influence décroît fortement en Afrique, de nombreux jeunes africains viennent faire leurs études dans notre pays et les universitaires africains sont également nombreux à travailler dans le monde académique français : j’ai auditionné une chercheuse africaine qui parlait couramment le chinois et qui m’a raconté avoir été approchée pour obtenir un très bon poste en Angola ; cette femme ne connaît pas ce pays, mais on lui a dit qu’une Africaine parlant le chinois était très intéressante et qu’on pouvait lui verser un salaire très élevé. Paris reste une référence dans le domaine culturel, scientifique et universitaire ; le monde académique français conserve une influence en Afrique et au Moyen-Orient grâce aux gens qu’il forme, notamment les doctorants.

Nous nous sommes également interrogés sur les faiblesses et les atouts de la France dans la lutte contre ce type de phénomène. Presque toutes les universités accueillent des fonctionnaires de sécurité et de défense, dont la première mission est la prévention. Ils donnent ainsi des consignes aux chercheurs invités dans des pays sensibles, comme vider leur ordinateur de tous les travaux de leur centre universitaire et utiliser un téléphone uniquement pour appeler leur famille ; en la matière, la naïveté et l’imprudence sont répandues, ce constat pouvant être transposé du monde académique aux sphères économique et politique.

En outre, l’échange d’informations horizontal entre les fonctionnaires de sécurité et de défense reste rare, même entre des universités situées dans la même région, alors qu’il pourrait être utile pour constater des tentatives d’installation d’une puissance étrangère dans un territoire donné. Leur formation est lacunaire. Les universités possèdent des référents sur de nombreux sujets – l’égalité, le racisme, etc. –, mais les patrons du Conseil national des universités (CNU) puisent dans le vivier limité de la direction de leur université pour que certaines personnes assument ces tâches en plus de leur fonction principale. Dans le domaine de la lutte contre les ingérences, il faut recruter des gens disposant de compétences particulières, ce que les universités n’ont pas les moyens de faire. J’enseigne depuis de nombreuses années en faculté, où je donne des cours bénévolement, et je n’ai jamais entendu parler d’un fonctionnaire de sécurité et de défense dans mon université. C’est un problème.

De nombreux acteurs de la société civile, notamment dans le monde universitaire, nourrissent une méfiance structurelle envers le déploiement de moyens sécuritaires. Les personnes qui se font piéger hésitent souvent à solliciter les services de renseignement ou la police pour le signaler. Nous manquons d’endroits de confiance pour recueillir l’information. Certains chercheurs prennent directement contact avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) parce qu’ils ont été approchés, mais d’autres sont beaucoup plus discrets et enterrent leur affaire, ce qui rend complexe la mesure de l’intensité des sollicitations dont le milieu académique fait l’objet. Nous avons tout de même tenté d’estimer l’ampleur du phénomène dans le rapport, sur la base des auditions que nous avons menées. J’ai par la suite été auditionné par une mission interministérielle qui m’a dit que mon rapport était très intéressant mais très en dessous de la réalité. Les services tiennent à une certaine discrétion pour pouvoir agir. En tant que représentants politiques, nous avons néanmoins besoin d’être informés.

Nous avons discerné des axes d’ingérence, d’influence ou d’interférence dans le monde universitaire. Le premier vise à s’approprier illégalement ou en dehors des contrats liant des établissements de pays différents des informations et des savoirs. Le dispositif de protection du patrimoine scientifique et technologique du pays hiérarchise les domaines selon leur niveau de sensibilité : le niveau le plus élevé est le nucléaire, les armes chimiques et les éléments qui peuvent avoir des conséquences économiques graves. Dans le contexte de brutalisation des relations internationales, on estime que presque tous les domaines ont une nature duale, c’est-à-dire qu’ils sont d’usage à la fois militaire et civil ; même les sciences sociales appartiennent à cette catégorie pour des pays comme la Chine. Derrière la volonté de capter de l’information se cache un désir d’influence et de façonnage de l’image du pays.

Il ne faut pas seulement s’intéresser à la lutte contre les fausses nouvelles : elles vont, elles viennent, et lorsque l’on parvient à élaborer un contre-discours, une ou deux semaines se sont écoulées ; or, toutes les études internationales le montrent, le rétablissement de la vérité par une information argumentée ne touche qu’à peine 5 % des personnes ayant été infectées par une fausse nouvelle. On a tendance à oublier les narratifs, qui sont des récits construits ayant une vocation politique mais qui ne s’inscrivent pas toujours dans le champ de l’information : le narratif russe ou le narratif chinois ne passent pas qu’à travers l’information ; dans les pays africains comme dans les autres pays, seuls 20 % à 25 % de la population s’intéressent vraiment à l’information. Les publics les moins formés intellectuellement, les plus populaires et les plus jeunes sont très touchés par la fiction. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient défini deux industries civiles particulièrement stratégiques : l’aviation – Boeing ou McDonnell Douglas devaient détenir un quasi-monopole du transport aérien des personnes – et Hollywood, dont les narratifs devaient promouvoir l’American way of life et ses valeurs. On oublie que M. Evgueni Prigojine, le patron de Wagner, est un homme de communication et de médias qui possède une société, Aurum, produisant des films d’action à destination du public africain : l’un d’entre eux s’appelle Touristes et a pour sous-titre Les Gladiateurs russes ; il cherche à montrer que les soldats russes sont là pour protéger les populations contre les méchants colonialistes – on ne nomme pas les Français, mais on les reconnaît rapidement. Ces films ont un impact considérable sur les jeunes à travers les réseaux sociaux : la population ciblée est celle qui ne s’intéresse pas à l’information et qui n’est donc pas touchée par les fausses nouvelles. Quand on analyse ces récits, on peut élaborer des contre-récits visant à défendre des valeurs opposées à celles que ces fictions véhiculent. Je commence à identifier des chercheurs qui travaillent en France sur ces questions, mais le sujet est resté longtemps dans l’ombre.

J’ai formulé vingt-six recommandations, parfois très techniques. J’ai noté que notre vigilance était lacunaire : par exemple, lorsqu’un laboratoire ou une institution académique signe un partenariat avec une université extra-européenne, il ou elle doit le déclarer au ministère des affaires étrangères ou à celui chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche ; ces deux ministères sont peu outillés pour traiter ces demandes, le second étant de création relativement récente et gérant avant tout l’organisation des études, le parcours des étudiants et le financement du secteur. Trente jours après le dépôt de la déclaration, le partenariat est réputé validé par l’État, alors que la plupart des dossiers n’ont pas été étudiés. Environ 7 % des accords, soit une grosse trentaine par an, font l’objet d’une interdiction ou d’une demande de révision. Si vous voulez que votre partenariat débute en septembre, déposez votre demande à la fin du mois de juillet et vous serez sûr qu’elle ne sera pas examinée. J’ai donc proposé dans le rapport que le délai soit porté à trois mois, et que les ministères de l’intérieur et de l’économie puissent également étudier les partenariats, d’autant que les meilleurs spécialistes des influences étrangères se trouvent à Bercy où est installée une cellule travaillant sur l’intelligence économique.

J’ai également insisté sur la notion de liberté académique, qui me semble essentielle. Cette liberté devrait être un droit humain comme les autres, car elle recouvre celle d’enseigner, d’étudier et de se consacrer à la recherche. Nous avançons très progressivement dans cette voie ; actuellement, il n’y a de droit positif en la matière ni en France ni en Europe. Qui dit liberté dit responsabilité : en tant qu’universitaire, je sais que les productions académiques doivent présenter l’état de l’art, mais aussi les idées opposées à celles développées par l’auteur de la thèse ; les chercheurs jouissent certes d’une liberté d’expression mais ils sont soumis à certaines contraintes. Je milite également pour que la transparence éclaire les moyens dont l’auteur d’une thèse a disposé. Comme cela se fait aux États-Unis depuis longtemps, chaque publication devrait être accompagnée de la présentation des intérêts de son auteur : a-t-il bénéficié d’un séjour gratuit dans un pays étranger pour mener ses travaux ? a-t-il perçu une bourse ? Ces précisions sont encore difficiles à imposer dans le milieu universitaire.

Dès qu’il s’agit de lutter contre des influences étrangères puissantes, notamment celle de la Chine, mais également – pourquoi pas ? – celle des États-Unis, tout le monde s’abrite derrière le parapluie européen. Lorsque l’on tente d’appliquer des sanctions ou de restreindre les investissements chinois, tout le monde se défausse en disant que le niveau pertinent est celui de l’Union européenne ; c’est peut-être le cas, mais cela traduit surtout la peur de s’exposer à des rétorsions économiques. Il importe de fixer des normes européennes, mais il convient également de renforcer les moyens déployés à l’échelle nationale. Or le monde universitaire et de la recherche déplore les manques en la matière. Les travaux d’un chercheur, même de haut niveau, dans les sciences dures ne recueillent que peu d’attention : si une grande université étrangère lui propose de venir enseigner six mois en lui offrant un salaire sans commune mesure avec ce qu’il touche en France, ou lui affirme vouloir donner son nom à un nouveau bâtiment de son campus, il est normal qu’il accepte. Il y a parfois un manque de vigilance ou un excès de naïveté, mais le problème existe.

Il faut distinguer ce qui relève de la collusion volontaire d’un chercheur ou d’un acteur politique ou économique qui en tire un profit – voyages, cadeaux, investissements dans sa circonscription, qui peuvent, pour ces derniers, être présentés comme une action en faveur de l’intérêt général – de ce qui est involontaire et qui a trait à l’imprudence et à la naïveté. Un chercheur ou un homme politique qui se rend dans certains pays avec son téléphone et toutes ses données personnelles peut être responsable d’une fuite sans en avoir conscience.

La commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d’influence a tenu sa première réunion hier au Sénat. Plusieurs collègues sénateurs avaient cette application sur leur téléphone. Ne pas l’utiliser est insuffisant, il faut la supprimer du téléphone car le moteur de recherche spécifique à TikTok permet d’accéder à la plupart des données d’un téléphone. Si le gouvernement chinois veut les analyser – nous n’en avons pas la preuve –, il peut demander à la société de les aspirer et de lui transmettre, et celle-ci, conformément au droit chinois, sera tenue de le faire.

Lundi prochain, j’ai une réunion d’information avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ; j’en suis heureux car, bien que vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées depuis trois ans, je n’ai toujours pas rencontré les représentants de l’ANSSI ; des formations sont assurées mais il n’y a pas d’échanges systématiques. Les présidents des commissions parlementaires ont la chance d’être au contact d’une administration sérieuse et compétente qui les prévient des sujets qui se font jour, mais les parlementaires bénéficient moins de ces alertes. Les membres des commissions traitant des affaires étrangères, de la défense, des affaires européennes et des affaires économiques sont des cibles pour ceux qui agissent en faveur de l’influence d’un pays étranger ; les présidents des groupes d’amitié, qui se déplacent dans certains pays, peuvent également être des cibles. Comme dans le monde universitaire, le niveau d’information mériterait d’être bien plus élevé.

Nous nous focalisons beaucoup sur le niveau national. Ayant eu la chance de travailler au Parlement européen avant d’être sénateur, j’ai observé au cours des vingt dernières années une migration des lobbies – nationaux et internationaux – vers l’échelon européen. Les affaires récentes qui touchent le Parlement européen et la Commission en sont le signe. Un tel déplacement est normal puisque la législation européenne régit les marchés économiques et technologiques et détermine les règles applicables dans tous les pays européens.

Je suis devenu membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe juste après le « Caviargate » – des soupçons de corruption par l’Azerbaïdjan qui ont conduit à l’exclusion de plusieurs parlementaires. Il s’agit certes d’une instance purement consultative, mais elle émet des recommandations et elle est le lieu privilégié en Europe de la défense de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. Elle est donc une cible parfaite pour des pays dont l’image sur ce plan n’est pas celle qu’ils souhaiteraient renvoyer. Depuis ce scandale, il faut remplir une nouvelle déclaration de revenus lors de chaque renouvellement et cette obligation, bien que fastidieuse, me semble pertinente.

Il est une dernière dimension qui est négligée : les exécutifs locaux. Ceux-ci suscitent l’intérêt de nombreuses nations. Les fragilités économiques des régions, des départements et des communes peuvent aisément être exploitées pour développer une influence : un territoire en difficulté voyant arriver des investisseurs aura du mal à refuser le partenariat avec l’université locale, notamment son département technologique, ou l’ouverture d’un institut Confucius que ceux-ci demandent en parallèle. C’est ainsi que se crée ce que j’avais appelé un maillage et ce qu’un « repenti » de l’institut Confucius m’a incité à qualifier de tissage, compte tenu de l’importance des financements octroyés à des associations sportives ou des clubs de personnes âgées. Certains chercheurs essaient d’évaluer le volume des associations loi 1901 ayant des liens avec des pays étrangers ; j’aimerais que l’État mène aussi des investigations. Le maillage au niveau local est le plus efficace puisque les risques liés aux contingences politiques sont moindres et les réseaux plus solides.

Je regrette le manque de recensement des cas de collusion ou de tentatives d’influence. Dans le domaine universitaire et de la recherche, j’étais partisan de la création d’un observatoire associant universitaires, parlementaires et représentants des milieux économiques au sein duquel les victimes oseraient signaler les tentatives d’influence. La loi du silence règne tant il est délicat d’avouer que l’on s’est fait piéger.

S’agissant des élections, nous sommes protégés par notre législation sur le financement des partis politiques qui n’autorise que les dons de personnes physiques jusqu’à 7 500 euros par an, contrairement à l’Allemagne. Au niveau européen, les fondations liées à des groupes politiques peuvent recevoir des financements de la part de personnes morales, ce qui est très dangereux. En Allemagne, en contrepartie de leur soutien financier aux grands partis politiques, les industriels attendaient une énergie bon marché, des débouchés commerciaux et des marchés de sous-traitance. Cela explique en partie les positions que le pays a adoptées à l’égard de la Chine ou de la Russie. Il ne faut pas sous-estimer le poids des milieux économiques dans les choix politiques. En France, la récente multiplication des micro-partis tend à affaiblir la portée des règles.

Quant à l’influence médiatique, notre pays est moins protégé que d’autres en raison du nombre de ses chaînes d’information en continu – l’Allemagne n’en compte plus aucune après qu’elles ont été transformées en chaîne de débats pour l’une et de documentaires pour l’autre. Lorsque vous êtes invité sur le plateau d’une chaîne d’information, la pression de l’actualité finit par vous faire dire des bêtises et vous rend très influençable. Par ailleurs, le respect de l’équilibre entre les formations politiques est contrôlé pour la radio et la télévision mais pas sur les réseaux sociaux et internet, ce qui est compréhensible. Il faut toutefois trouver un moyen de réguler l’expression politique sur les supports numériques. Alors que les canaux de diffusion de Russia Today ont été coupés après l’interdiction de la chaîne, près de 100 personnes restaient employées en France pour gérer les réseaux sociaux. Avant que la radio numérique terrestre ne soit remise en cause, j’avais protesté auprès du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) contre l’attribution de fréquences à des stations qui étaient l’émanation directe d’États étrangers. Vous aurez aussi noté combien il est difficile de parler du Maroc en France. Je rêve d’une commission d’enquête sur l’affaire Pegasus, du nom du logiciel espion. Celle créée au sein du Parlement européen tourne au pugilat. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe se penche également sur le sujet. J’aimerais en savoir plus sur un scandale qui n’a donné lieu à aucune réponse politique en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quels sont les risques auxquels sont exposés les milieux académiques qui travaillent sur des projets de coopération scientifique dans des secteurs sensibles ? Je pense à ITER, le projet international de réacteur nucléaire de recherche civil à fusion nucléaire qui associe les pays occidentaux, la Russie, la Chine, la Corée du Sud et le Japon, ou encore à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). Ces projets reposent sur la philosophie, héritée de la Renaissance et non dénuée d’idéalisme, d’une science ouverte qui contribue à l’enrichissement de l’humanité. Avez-vous connaissance d’éventuels mécanismes mis en place pour s’assurer que de tels projets sont bien mis au service de l’intérêt général et non détournés à des fins personnelles par des régimes autoritaires ou totalitaires ? On sait que la Chine développe ses propres projets en matière de fusion nucléaire, dans lesquels elle semble enregistrer des progrès parallèles à ceux d’ITER. La question est de savoir si c’est un hasard ou si les seconds nourrissent les premiers.

M. André Gattolin. Au risque de vous décevoir, je n’ai travaillé ni sur ITER ni sur le Cern.

En revanche, il est un principe de la coopération internationale, y compris avec des puissances au passé difficile : on ne s’espionne pas. De même – les services de renseignement me l’ont confirmé –, pendant les réunions du G7, les États ne s’espionnent pas afin de garantir une liberté de parole et des échanges fructueux.

En matière spatiale, la coopération demeure : en dépit de toutes les tensions, c’est un lanceur russe qui va chercher deux astronautes américains et un cosmonaute russe dans la station spatiale internationale (ISS). Vladimir Poutine a certes annoncé le départ de la Russie de l’ISS après 2024. Toutefois, il n’a pas les moyens de bâtir sa propre station et les perspectives de coopération avec la Chine ne semblent guère prometteuses. L’Arctique peut également être qualifié de zone de basse tension, où la coopération fonctionne encore bien.

Le discours en faveur de la science ouverte, coopérative et inclusive relève un peu de la même idéologie que celle qui voyait dans le développement du marché la clé de la démocratie. Selon cette théorie, le libéralisme économique devait engendrer le libéralisme politique. Or la montée de l’illibéralisme et de la puissance chinoise démontre le contraire.

Les instances européennes restent très attachées à la coopération en matière de recherche et d’innovation. Elles souhaitent que les projets et les financements du programme Horizon Europe restent ouverts à tout le monde. Selon une étude de l’Institut de guerre économique publiée en 2022, près de la moitié des projets du précédent programme-cadre de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation sont tombés, d’une manière ou d’une autre, entre les mains de pays qui n’étaient pas souhaités. C’est grave. Lorsqu’on crée le plus grand programme de financement public au monde, il est important de se protéger. Avec mon collègue député européen Christian Ehler, nous nous battons pour les libertés académiques. Il a obtenu, lors des négociations sur le règlement relatif au programme Horizon, l’introduction d’une clause précisant que la coopération est limitée aux pays respectant la liberté académique et la réciprocité.

Il n’existe pas, d’un côté, une recherche scientifique dans le domaine militaire méchante et agressive, et de l’autre une science civile. Aujourd’hui, toutes les innovations peuvent peu ou prou faire l’objet d’un double usage, comme on l’a vu avec internet. Si l’Agence spatiale européenne a depuis sa création une vocation civile, l’Union européenne réfléchit désormais à des missions duales, consciente de la nécessité de disposer de moyens de défense dans l’espace. L’Europe a trop longtemps cru qu’elle pouvait être une puissance atypique dont la force reposait sur sa seule influence normative. Or la guerre en Ukraine et d’autres conflits ont montré qu’elle devait se doter de moyens militaires, à tout le moins défensifs, sérieux. Le temps où les relations internationales se pacifiaient à coups d’échanges économiques et de coopérations a, sinon vécu, du moins du plomb dans l’aile.

Pour la Russie, la France n’est pas attractive compte tenu de ses domaines d’excellence scientifique – les mathématiques, le nucléaire, l’aviation militaire. Les pays cherchent souvent chez les autres ce qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes. L’ingérence obéit à des préceptes simples : on ne fait pas les poches d’un pauvre ; on vole ce qu’on n’a pas. Je regrette le manque de travail méthodologique en France et au niveau européen sur ce point. La création d’un observatoire agnostique, dont on pourrait éventuellement exclure les pays européens, permettrait de le combler.

Je suis parvenu à la conclusion qu’il n’existe pas d’influence américaine dans le milieu académique. Cela ne plaira pas à mes amis mais les établissements américains implantés en France ne sont pas de grandes universités ; on les fréquente surtout à l’occasion d’une année sabbatique, pour découvrir la culture française ou travailler sur l’histoire de l’art. Les États-Unis possédant des instruments d’influence économique, l’influence académique leur est moins nécessaire. On m’a reproché de ne pas adresser les mêmes critiques aux géants américains de l’internet qu’aux groupes chinois. Certes, après les révélations sur la surveillance de responsables politiques étrangers – jusqu’à Angela Merkel, tout de même ! – exercée par la NSA (National Security Agency), M. Obama, après avoir affirmé que les États-Unis espionnaient pour des raisons de sécurité nationale, a dû reconnaître la réalité de l’espionnage économique. Mais, dans les pays démocratiques, le Parlement enquête et la vérité finit par éclater là où, dans d’autres pays, on ne saura jamais. Je ne donne pas quitus aux États-Unis qui, eux-mêmes, ont fait preuve d’un grand laisser-aller à l’égard de la Chine.

Nous prenons sans doute conscience un peu tard que le monde n’est plus aussi pacifié que par le passé. Les négociations au sein des instances multilatérales ou les accords économiques ne suffisent plus à résoudre les conflits.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre rapport fait état de méthodes d’influence héritées des années 1930 ou de la Guerre froide. Pour les contrer, ne pourrait-on pas réhabiliter, quitte à les moderniser, des pratiques issues de la même période – l’Europe occidentale avait alors à se protéger des tentatives d’ingérence soviétique – et gagner ainsi un peu de temps ?

M. André Gattolin. Je propose d’assurer la transparence sur le financement des travaux de recherche, comme c’est le cas aux États-Unis depuis les années 1920.

Il convient d’éviter la naïveté. Je suis législateur mais je crois beaucoup à l’autorégulation. La loi ne vaut rien si elle est difficile à appliquer. En outre, elle peut toujours être détournée – ces procédés sont rendus plus faciles par l’évolution de la technologie. Il importe de développer une éthique des acteurs. Je vous donne un exemple : lors de la venue du dalaï-lama en France, en 2016, alors que de nombreuses institutions avaient annulé les conférences qu’il devait tenir, le Sénat, en l’absence de toute haute autorité, l’a accueilli, conformément à l’engagement qu’avait pris Gérard Larcher trois ans plus tôt. En dépit des ingérences, il nous appartient de nous réguler. Toutes les formations politiques comptent dans leurs rangs des personnes soupçonnées d’intérêts ou de trop grandes sympathies à l’égard de tel ou tel pays. Quand ces personnes demandent à siéger au sein de certaines commissions, leur formation politique les en dissuade. Je suis moi-même issu d’un parti dont certains membres ont des sympathies pour la Chine. Il faut veiller à faire le ménage chez soi et à s’appliquer les règles que l’on impose aux autres.

Je me considère comme un lobbyiste de l’État de droit. Le fait que je sois un soutien historique de la cause du Tibet ne m’a pas empêché, il y a quelques années, de dénoncer une dérive illibérale dans le comportement d’un responsable tibétain. La commission suprême de justice tibétaine en exil m’a donné raison. Je refuse de cautionner des groupes dont le fonctionnement n’est pas démocratique et des activités qui ne respectent pas certaines valeurs.

Certains parlementaires se rendent dans des pays pas très démocratiques. Il faut faire bien entendu attention, car les relations sont parfois compliquées avec ces États. Toutefois, il est important que nous nous intéressions à des minorités ou des populations opprimées qui ne bénéficient pas de droits démocratiques dans leur pays car le Gouvernement ne peut pas le faire : il entretient des rapports plus ou moins exigeants avec les autorités, quelles qu’elles soient.

Il ne faut fermer la porte à aucun pays mais il convient de conserver une éthique. Il s’agit d’être fidèle à ses valeurs dans l’aide qu’on apporte à des démocrates ou à des pays en transition – on ne devient pas une démocratie en un jour. Or ce n’est pas toujours le cas.

Il faut sensibiliser les gens aux risques qu’ils prennent pour leur réputation. Dans un monde très médiatisé, la menace réputationnelle oblige à faire preuve de prudence. Pour ma part, je me renseigne toujours avant de soutenir des personnes, même au nom de la liberté.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La problématique tibétaine a complètement disparu du débat public en France mais aussi, en grande partie, aux États-Unis. La réception du dalaï-lama posait un problème jusqu’aux Jeux olympiques de Pékin, puis un basculement s’est opéré. Avez-vous observé de l’influence, de l’interférence ou de l’ingérence sur cette question ?

M. André Gattolin. À la suite des Jeux olympiques et, surtout, de la répression extrêmement dure des soulèvements au Tibet, les effectifs du groupe d’études de l’Assemblée nationale sur la question du Tibet ont atteint un niveau record, en 2008, avant de fondre des trois quarts après le renouvellement de 2012. Au Sénat, à l’issue du renouvellement de 2011, nous étions à peine une quinzaine, soit le nombre minimal requis pour créer un groupe d’amitié. La grave crise financière de 2008 a eu des conséquences importantes sur le chômage et l’activité en France. Très habilement, les autorités chinoises ont proposé d’investir massivement dans notre pays. La Chine est apparue clairement comme la deuxième puissance économique mondiale et le moteur de l’économie de la planète. Beaucoup d’élus ont compris qu’il fallait faire avec elle.

Pendant longtemps, les représentants de la communauté des Ouïghours ont regretté que l’on ne parle que des Tibétains et que l’on n’évoque jamais leurs difficultés. Aujourd’hui, les choses se sont inversées. Par ailleurs, les questions de Taïwan et de Hong Kong sont très sensibles. Nous sommes l’une des rares grandes démocraties historiques où le Parlement ne comprend pas un comité ou un sous-comité aux droits de l’homme. J’avais essayé d’en créer un au Sénat il y a une dizaine d’années mais j’ai fait chou blanc. Les commissions parlementaires compétentes dans le domaine des affaires étrangères et de la défense ne se préoccupant pas de ces questions, celles-ci sont abordées de manière fragmentaire.

Le dalaï-lama est malade et ne peut plus se déplacer. S’il venait à disparaître, on ne sait pas qui incarnerait la cause tibétaine. L’intérêt pour le Tibet demeure très fort aux États-Unis. Le Parlement espagnol, pour sa part, vient de créer un groupe dédié au Tibet. À l’inverse, le Parlement européen, l’Assemblée nationale française et le parlement italien n’en disposent plus.

M. Xi Jinping passait, à son arrivée, pour un homme modernisateur, affable, désireux de lutter contre la corruption : on a pensé que le moment de la libéralisation de la Chine était venu. Il semblerait que ce soit plutôt le contraire.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans votre rapport d’information, vous avez fait plusieurs préconisations pour renforcer la protection de nos établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Quel regard portez-vous sur ce qui a été réalisé depuis sa publication ? Quelles relations existe-t-il entre certaines universités et les instituts Confucius ?

M. André Gattolin. Cela fera bientôt un an et demi que le rapport a été publié. Tout le monde l’a salué. J’ai été auditionné par les ministères. On me promet tous les trois mois que des mesures vont être prises prochainement. J’ai pris le soin de ne proposer que des mesures de nature réglementaire ou qui ont trait aux pratiques, afin d’éviter de devoir passer par la loi. Je me suis adressé à tous les niveaux : je ne sais pas où réside le blocage. Je crains que le problème ne soit systémique. On aime mieux, en France, lorsqu’on s’attaque à plus gros que soi, agir sous couvert européen. C’est pourquoi j’ai déposé la proposition de résolution européenne sur la liberté académique en Europe. Cela étant, à l’échelon européen, on n’aime pas prendre de mesures susceptibles de créer des dissensions entre États ou pouvant être mal perçues.

Il est possible que les autorités mènent une action très subtile et très discrète. En tout état de cause, les instituts Confucius font l’objet d’un examen plus attentif. On a modifié les directions de l’institut à l’université de La Réunion. À Brest, l’institut a dû quitter l’université de Bretagne occidentale. Il s’agit en effet d’une ville stratégique, qui abrite le deuxième port militaire français, des centres de recherche sous-marine parmi les meilleurs au monde et plusieurs de nos industries de défense. Il a rouvert au sein de la Brest Business School, école de commerce rachetée au moyen de capitaux chinois. J’ai cru comprendre que des alertes avaient été lancées et que nos services avaient accompli un beau travail. Je suis consulté sur certains dossiers. Des enquêtes sont conduites au sein des universités pour déterminer l’influence des instituts Confucius. Toutefois, on a fait le choix, globalement, de ne pas les fermer. L’université de Nanterre, qui a été l’une des premières à ouvrir une telle structure, a simplement suspendu son activité. Lorsqu’on décide d’en fermer un, on ne fait jamais part de ses soupçons, on invoque des problèmes de locaux.

Je ne suis pas arrivé à savoir combien investissait la Chine dans ses instituts. Je ne sais pas comment est gérée la comptabilité, puisque la direction française, au sein de l’université, cohabite avec la direction chinoise, qui est en charge des personnels. J’aimerais qu’il y ait un peu plus de transparence en la matière.

Ces instituts constituent de l’influence à l’ancienne, pré-Xi Jinping. La Chine s’est rendu compte que ces établissements étaient très visibles. Le programme « 1 000 talents », qui visait à recruter directement des chercheurs de haut niveau, et la myriade de petits programmes qui l’ont remplacé sont plus discrets et beaucoup plus efficaces.

La Chine s’est intéressée à l’université de Nanterre dès la fin des années 1980 compte tenu de sa réputation d’université « rouge » abritant un certain nombre de maoïstes. Elle y a ouvert un institut Confucius en pensant que de nombreux cadres de grandes entreprises installées à La Défense voudraient apprendre le chinois. Or le public des instituts Confucius est composé de retraités, d’étudiants et de personnes ayant un lien avec la Chine – ce qui permet à celle-ci de contrôler sa diaspora, entendue au sens large.

Nous avions déposé, en octobre 2012, une proposition de résolution européenne visant à la nomination d’un représentant spécial de l’Union européenne pour le Tibet, ce qui a donné lieu à une ingérence assez remarquable de l’ambassadeur de Chine. En effet, celui-ci a appelé directement certains de mes collègues pour leur demander de ne pas voter en faveur de cette proposition. Il jugeait que les sénateurs qui avaient un nom à consonance asiatique ne pouvaient pas faire cela et que ceux qui représentaient les Français de l’étranger risquaient, par leur vote, de nuire aux relations diplomatiques avec la Chine. Cela a plutôt eu l’effet inverse : des sénateurs qui n’avaient pas l’intention d’adopter le texte ont eu un sursaut d’orgueil. J’ai remercié l’ambassadeur de Chine, à la télévision, pour le rôle qu’il avait joué en faveur de l’adoption de la proposition.

De même, à la suite d’un voyage de sénateurs à Taïwan, la Chine s’est attaquée au Sénat. Cela a entraîné une hausse des effectifs du groupe d’échanges et d’études avec Taïwan ; fort de quarante membres, il est aussi nombreux que le groupe d’amitié avec la Chine. Parfois, les ingérences maladroites peuvent être contre-productives.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Avez-vous identifié un phénomène d’autocensure des chercheurs face au risque de représailles, qui peuvent prendre la forme d’une privation de visa ou de l’interdiction d’accès à un territoire ?

M. André Gattolin. Certains pays, par exemple au Moyen-Orient, exercent parfois des pressions. Lorsqu’ils écrivent, les chercheurs en sciences humaines et sociales sont des sources de construction ou de déconstruction d’un narratif : ils ont une crédibilité. Le chantage aux visas ou à l’accès aux documents peut avoir des conséquences dramatiques. Antoine Bondaz, par exemple, ne peut plus se rendre en Chine. Je lui conseille même d’éviter des pays comme le Cambodge ou le Laos, qui sont directement sous influence chinoise. C’est une vraie préoccupation.

À l’inverse, certaines personnes sont présentées à l’étranger, de manière totalement infondée, comme de grandes figures intellectuelles, des spécialistes de tel ou tel sujet. L’Inde recourt à cette pratique pour mener sa politique d’influence et alimenter son discours anti-pakistanais. On constate également que de nombreuses personnes achètent des thèses. On nous a signalé une activité de fabrication de thèses dans un pays situé au-delà de la Turquie. Ces travaux, dont la qualité est discutable, sont menés sous le contrôle de directeurs de recherche bienveillants ou maladroits.

Mme Mireille Clapot (RE). Le groupe des écoles centrales a créé en 2005 un établissement à Pékin. L’exportation de notre modèle d’écoles de haut niveau me paraît une bonne chose mais ne faut-il pas reconsidérer cette question à l’aune des menaces que vous avez évoquées ?

M. André Gattolin. C’est une question délicate. Un grand nombre d’établissements d’enseignement supérieur – cela concerne davantage les écoles de commerce que les écoles d’ingénieur – ont conclu des accords de ce type. Ce qui intéresse le plus la République populaire de Chine – si l’on met à part quelques centres de recherche de très haut niveau –, ce sont des écoles comme HEC ou l’ESSEC, qui symbolisent nos compétences dans le domaine du commerce, du marketing et du management, et lui offrent la possibilité d’entrer en relation avec des gens influents. L’école de commerce de Brest n’est pas la plus renommée mais beaucoup d’enfants de patrons d’entreprises locales y feront leurs études.

La Chine construit les choses sur le très long terme. Autant on peut s’interroger sur l’avenir du régime de la fédération de Russie, qui est très lié à la personnalité de Vladimir Poutine, autant on sait que le régime chinois se succédera à lui-même. Les projets de la Chine s’étendent jusqu’au milieu, voire jusqu’à la fin du XXIe siècle. Ce pays aspire à devenir le numéro un mondial dans tous les domaines en 2049 et a, en conséquence, accéléré le rythme. Rappelons que l’accord bilatéral entre la Chine et le Royaume-Uni au sujet de Hong Kong ne devait arriver à son terme qu’en 2047.

Xi Jinping cumule des pouvoirs qui n’avaient jamais été aussi concentrés depuis Mao Tsé-toung. Une note de la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées (DGRIS) montrait que, parallèlement aux institutions étatiques, les structures du parti étaient exclusivement prises en main par Xi Jinping et ses très proches. Le ministère des affaires étrangères et le chargé des relations étrangères du parti sont en situation de rivalité.

Je suis assez inquiet, car les étudiants étrangers en Chine s’y sentent totalement isolés. Le covid a servi de prétexte pour réduire autant que possible les contacts qu’ils pourraient entretenir avec les étudiants chinois. Je suis très méfiant à l’égard de ce type de coopération. C’est une ciguë à effet lent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Compte tenu de votre connaissance du sujet, peut-être pourriez-vous nous suggérer des noms de personnes à auditionner ?

M. André Gattolin. J’ai été frappé par la pertinence du travail du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), notamment par la division de la communication stratégique, des groupes de travail et de l’analyse de l’information (Strat.2), qui mène une réflexion géostratégique sans s’en tenir aux poncifs sur les bienfaits de l’ouverture du commerce, de la pensée, de la science, etc. Cette structure travaille beaucoup sur le contrôle de l’information. Elle a institué des systèmes d’alerte rapide, qui permettent aux gens de témoigner en toute sécurité. En France, il nous manque des lieux neutres de ce type même si, sur d’autres sujets, nous avons la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS). Il est essentiel de libérer la parole, car il est facile de se faire piéger, par exemple lorsqu’un ami vous propose de rencontrer un ambassadeur très désireux de faire votre connaissance. Le silence est encore trop prégnant en France.


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16.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Lefas, président de Transparency International France (9 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Patrick Lefas, président de Transparency International France. Transparency International est une organisation non gouvernementale qui a vu le jour en 1993 à Berlin. Elle compte aujourd’hui 110 sections nationales. Son objet – au cœur de nos travaux – est la lutte contre la corruption, principal vecteur d’ingérence étrangère.

Messieurs, vous nous ferez part de votre expérience et de votre connaissance des mécanismes de corruption, au niveau national mais aussi local, voire concernant d’autres relais d’opinion – l’audition précédente portait sur le monde universitaire et académique – ou tout autre moyen permettant l’ingérence de puissances étrangères dans les affaires nationales.

L’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Lefas prête serment.)

M. Patrick Lefas, président de Transparency International France. Notre organisation a pour objet la lutte contre la corruption et revêt une dimension internationale : nous sommes présents dans 110 pays, pour un total de 113 sections. La section française a été fondée en 1995 pour répondre aux enjeux de la transparence de la vie publique, de la lutte contre la corruption, de l’accompagnement des entreprises et des collectivités territoriales. Nous disposons d’un agrément, renouvelé tous les trois ans, auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et auprès du ministère de la justice pour exercer les droits de partie civile sur les infractions prévues à l’article 2-23 du code de procédure pénale.

L’objet de la commission d'enquête est vaste – il concerne tous les types d’ingérences – et inédit. Parmi les autres démocraties occidentales qui se sont intéressées à ce sujet, le Canada a adopté une méthode particulièrement intéressante : l’influence étrangère y est définie comme les activités influencées par l’étranger qui touchent le pays, sont préjudiciables à ses intérêts et de nature clandestine, trompeuse ou comportant des menaces envers quiconque. Toutes les pratiques d’ingérence étrangère ont été recensées : influencer, intimider, manipuler, interférer, corrompre, discréditer des personnes, des organismes ou des gouvernements, pour favoriser les intérêts d’un État étranger. L’accent a également été mis sur la dimension pédagogique – garantir la sincérité des scrutins – en direction de la population.

Parmi les différentes techniques – « e-citations », cultiver une relation, coercition, corruption, financement illégal, cyberattaques, désinformation, espionnage –, notre domaine de compétence est celui de la lutte contre la corruption. Nous combattons en effet toutes les formes d’influence indue, qui favorisent la corruption, nationale ou étrangère. Cette dernière peut provenir d’États amis ou hostiles – rarement des démocraties. Le scandale du Qatargate met en exergue l’existence de pratiques sortant de tout cadre : elles ne sont pas réductibles à un lobbying non contrôlé, mais à des pratiques corruptives réalisées à l’aide de liasses de billets.

Nous considérons que la lutte contre la corruption n’a pas pour finalité la seule moralisation de la vie publique ou la confiance dans la vie politique : elle répond à des enjeux de démocratie, de souveraineté et de sécurité nationale. La stratégie anticorruption de l’administration Biden, sortie en 2021, en témoigne parfaitement. La France a du retard sur ces questions : la transparence de la vie publique n’est passée au premier plan qu’en 2013, à la suite d’un scandale. Les lois pour la confiance dans la vie politique ont été promulguées en 2017. Vous avez entendu, à cet égard, les protagonistes de trois institutions majeures – l’Agence française anticorruption (AFA), la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), le parquet national financier (PNF) –, dont le rôle d'encadrement, de détection et de prévention de la corruption est essentiel. Je n’y reviens pas, mais je signale toutefois l’existence de limites budgétaires – l’AFA comme la magistrature manquent de moyens pour mener des enquêtes complexes – et politiques – l’État manque d’ambition en la matière, la mission confiée à l’AFA n’étant pas à la hauteur de l’enjeu, dans un contexte où les deux ministères de tutelle se parlent peu. Par ailleurs, le Quai d’Orsay dispose de sa propre stratégie au plan international.

Nous proposons notamment que la politique de lutte contre la corruption soit pilotée par le Premier ministre, avec un secrétariat confié à l’AFA, de façon à faire fonctionner l’ensemble des administrations qui concourent à la lutte contre la corruption. Il existe en effet un continuum entre la lutte contre la corruption, le blanchiment et la fraude fiscale : si beaucoup d’efforts ont été faits, il faut décloisonner l’actuel fonctionnement en silo. L’enjeu est de détecter les pratiques corruptrices des États étrangers : les montages sont souvent assez sophistiqués et nécessitent beaucoup d’échange d’informations, y compris au plan européen et international.

Le deuxième volet est celui de la fragilité du financement de la vie politique : certaines affaires emblématiques ont, par le passé, entaché le bon déroulement des campagnes présidentielles. Depuis 1988, la législation française a beaucoup progressé, en interdisant le financement par les personnes morales et en encadrant celui émanant des personnes physiques – plafonnement, conditions de nationalité ou de résidence. Encore faut-il que la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) dispose des moyens juridiques, techniques, humains et de pouvoirs d’investigation suffisants. Toutes les conséquences de l’affaire Bygmalion n’ayant pas été tirées, un consensus s’est dégagé en faveur de l’indispensable réforme du système de contrôle du financement des campagnes présidentielles, afin de lutter contre la fraude.

À cet égard, nous formulons des propositions qui supposent une modification de l’article 4 de la Constitution. Peut-être trouveront-elles leur place dans la future réforme institutionnelle annoncée par le Président de la République. Elles visent notamment à avoir un droit de regard sur les dépenses, tout en établissant un lien entre les comptes de campagne des candidats et ceux des partis qui les soutiennent. Le sujet devra être traité, de façon à éviter qu’un candidat ne gagne l’élection présidentielle à l’issue d’un scrutin entaché, comme cela aurait pu être le cas pour Nicolas Sarkozy en 2012.

Nous proposons de donner à la CNCCFP la mission et les moyens de pratiquer un contrôle des dépenses et des recettes des candidats en continu et d’avoir accès aux comptes des mouvements et des partis politiques qui les soutiennent. Il serait également souhaitable d’organiser un débat sur le statut du chef de l’État : il est le seul dont l’élection, promulguée par le Conseil constitutionnel, ne soit pas susceptible d’être annulée. Enfin, nous préconisons de permettre aux associations de lutte contre la corruption de se porter partie civile dans les procédures ouvertes pour financement illégal de campagne électorale.

Le troisième volet concerne la poursuite des travaux en matière de déontologie et de transparence de la vie politique. À ce titre, le Parlement a instauré de nombreux dispositifs au cours du dernier quinquennat, que nous retraçons dans un rapport transmis aux groupes parlementaires au mois de juillet. L’encadrement des groupes d’amitié et les conditions dans lesquelles les voyages à l’étranger sont connus restent une zone d’ombre, et ces derniers, s’ils concernent un pays appelant une vigilance particulière, devraient recueillir l’avis préalable du déontologue de l’Assemblée nationale ou du comité de déontologie du Sénat.

Concernant l’exécutif, qui peut nettement progresser, cette responsabilité échoit à la Première ministre qui doit s’assurer du sérieux avec lequel sont remplies les obligations déclaratives par les membres du Gouvernement auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous proposons qu’un déontologue du Gouvernement puisse leur porter conseil. Ce rôle ne peut être assuré ni par le secrétariat général du Gouvernement ni par la HATVP, puisque celle-ci agit déjà en tant qu’organe de contrôle et s’exposerait alors à un risque de mélange des genres.

Les décrets de déport doivent être pris avant l’annonce de la constitution du Gouvernement, sur le fondement des réserves faites par la HATVP, actualisés en tant que de besoin et respectés. Les rendez-vous des ministres et de leur cabinet avec des représentants d’intérêts doivent être rendus publics et il nous faut rétablir la pratique de la démission d’un ministre en cas de mise en examen. Le volet russe de l’affaire Benalla ne doit pas être oublié, l'intéressé ayant déclaré au Sénat avoir pris part à la négociation de contrats de sécurité privée avec de fortunés ressortissants russes. Bien qu’il ne fasse plus partie de la sphère publique, cela illustre le besoin de contrôler le respect de la déontologie par les conseillers de l’exécutif.

Le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) a par ailleurs rappelé ces éléments dans sa dernière évaluation de la France.

Le dernier volet concerne la mobilité entre les secteurs public et privé, dont l’encadrement s’est amélioré depuis la réforme de la fonction publique de 2019. La HATVP est compétente pour examiner celles concernant les anciens responsables exécutifs – à savoir les ministres et les exécutifs locaux –, les membres des autorités administratives indépendantes (AAI) à l’exclusion de leurs directeurs. Cela pose parfois un problème, comme le rappelle l’exemple d’un ancien directeur juridique de l’Autorité des marchés financiers (AMF) parti dans un cabinet d’avocats américain. Elle examine également les mobilités des plus hauts emplois de la fonction publique et des élus locaux. La législation encadre les risques pénal et déontologique, mais le contrôle n’est pas renforcé lorsqu’une entreprise étrangère recrute un ancien décideur public – c’est pourtant une précaution qui mérite d’être prise.

Nous défendons une approche de droit commun pour ces sujets, puisque le législateur pourrait s’emparer de la question à travers celle des États sanctionnés ou de la nature des entreprises – nationales, ou entretenant un lien étroit ou avéré avec un régime étranger. Le fait que les parlementaires ne relèvent d’aucun mécanisme de contrôle constitue par ailleurs un angle mort du dispositif tant pour le droit commun des conflits d’intérêts que pour une prise en compte des influences étrangères. Les nombreux exemples, notamment celui d’un ancien député, ancien président de conseil départemental et ancien ministre, qui était salarié d’une société publique russe, indiquent le besoin d’une garantie encadrant les conditions dans lesquelles un parlementaire trouve des débouchés. Le système des commissaires européens est à ce titre satisfaisant, puisqu’il permet, en assurant à l’ancien commissaire de bénéficier de sa rémunération pendant trois ans, d’éviter l’utilisation de son carnet d’adresses à des fins de lobbying. Par conséquent, l’idée d’un « sas de décompression » nous semble souhaitable.

Les problèmes d’ingérence étrangère peuvent être résolus par la transparence de la vie publique et par l’encadrement du lobbying – nous avons d’ailleurs soutenu le travail de la commission d'enquête du Sénat relative à l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Le contrôle du lobbying des États étrangers, par l’intermédiaire de leurs faux-nez, répond à un enjeu de sécurité nationale, en dépit de l’efficacité de nos services de renseignement – puisque le soupçon arrive en effet assez vite. L’encadrement de ces activités, en instaurant plus de transparence lorsque des intérêts sont en jeu – en utilisant l’open data et les données apparaissant notamment dans le répertoire de la HATVP –, protège les parlementaires concernés et l’exécutif.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous lisons souvent dans la presse que la France est relativement mal classée en matière de lutte contre la corruption. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce classement peu enviable ? Avez-vous des pistes d’amélioration ?

M. Patrick Lefas. Vous faites allusion au travail que l’organisation réalise depuis longtemps et dont la méthodologie constante assure la continuité. Ses sections nationales n’ont pas de droit de regard quant aux indices de perception de la corruption. Elles se contentent de commenter les résultats de leur pays. Ces indices sont publiés chaque année à la fin du mois de janvier, en plus du rapport bisannuel Exporting Corruption qui évalue l’état de la lutte contre la corruption des grandes puissances exportatrices.

La France est meilleure dans ce classement-là que dans le premier, qui évalue la perception qu’ont des experts et des hommes d’affaires du secteur public des 180 pays examinés. Cette perception résulte de treize indices émanant de douze organisations différentes qui retracent les faits relatés par la presse. Les scandales nuisent donc gravement au positionnement du pays, comme l’illustre la chute significative des États-Unis dans le classement après l’attaque du Capitole. Cet indice mesure la perception de la corruption et non la corruption elle-même.

Lors de la préparation de notre plainte contre les oligarques russes, déposée au parquet national financier et qui est maintenant instruite par la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) – il s’agit d’une section spécialisée du parquet de Paris –, nous estimions que la corruption représentait plus de la moitié du PIB de la Russie. La Commission européenne a également rendu à la fin de l’année dernière un rapport mesurant le poids de la corruption en Europe et considère que les montants sont importants.

Contrairement au blanchiment, qui est le phénomène mesuré avec le plus de précision, démontrer l’existence d’un pacte de corruption est plus difficile, et la détection d’une telle infraction pénale suppose souvent celle d’un blanchiment.

Concernant l’indice de perception de la corruption, la France a gagné une place l’année dernière en devenant vingt et unième et affiche un score de 72 sur 100, tandis que le Danemark, premier du classement, obtient un score de 90 sur 100.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il était important que vous expliquiez la méthodologie de cet indice de perception de la corruption, qui n’est pas une quantification de ce phénomène. L’attaque du Capitole a altéré le score des États-Unis, bien qu’en dépit de sa gravité il ne s’agisse pas à proprement parler de corruption.

M. Patrick Lefas. Ce qui s’est passé au Capitole ne relève pas, en effet, de la corruption.

Si nous avons gagné une place au classement, c’est parce que l’Autriche est descendue plus bas que nous : les problèmes que peut connaître un pays ont une incidence sur son indice de perception de la corruption – lequel doit être considéré dans la durée.

On trouve ainsi, à la fin de la liste de 180 pays classés selon cet indice dans un rapport que nous pouvons bien évidemment vous communiquer, la Guinée équatoriale, avec laquelle nous avons maille à partir à propos de biens mal acquis – dossier dans lequel la Cour de cassation nous a donné raison –, Haïti, la Corée du Nord, la Libye, le Yémen, le Venezuela, le Soudan du Sud, la Syrie et la Somalie. Le score du dernier pays de la liste est de 12 sur 100. Cet indicateur de mesure du risque est utilisé comme tel par les entreprises, mais il n’est aussi qu’une information parmi d’autres.

Pour ce qui concerne la France, nous voyons en ce chiffre le signe qu’il existe une marge de progrès. Il n’y a en effet aucune raison pour que notre pays se situe à ce niveau du classement dès lors qu’une politique est menée en continu et que des gestes réels ont été posés. De fait, le dispositif français est actuellement l’un des meilleurs au monde. Le couple que forment l’Agence française anticorruption, à compétence nationale, et le parquet national financier fait jeu égal avec le Department of Justice (DOJ) américain, qui intègre ces deux organes que la France a voulu séparer, et les Américains considèrent qu’il n’y a désormais plus de motif d’inquiétude. Cela signifie que la loi Sapin 2 nous a rendu une liberté qui nous avait été enlevée – situation qui s’était soldée par des choix industriels dont on a vu plus tard qu’ils n’étaient pas optimaux. C’est une victoire pour notre pays.

En complément, des gestes importants ont été posés, comme le fait d’afficher une politique publique, une continuité et une pédagogie à l’intention des élus, de l’opinion publique et des cadres d’entreprise. Il s’agit d’un travail en continu, qui devrait inviter votre commission d’enquête à réfléchir à ce qui pourrait désormais être fait en plus. J’ai essayé, à cet égard, d’esquisser les paquets sur lequel un progrès est possible. En matière de transparence de la vie publique et de financement de la vie politique, la France est bien meilleure que l’Allemagne et va beaucoup plus loin. Il est donc énervant de voir que l’Allemagne se situe en neuvième position dans le classement et le Luxembourg en onzième, alors que ce dernier pays connaît des problèmes de privilèges fiscaux – pour ne pas dire plus. C’est par des gestes que nous pouvons progresser et remonter dans le classement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. En effet, les classements respectifs de la République fédérale d’Allemagne et du Grand-Duché de Luxembourg selon l’indice de perception de la corruption laissent un peu songeur. L’arsenal législatif français est beaucoup plus robuste que son équivalent allemand en matière de transparence du financement de la vie politique. Cela nous conduit à nous interroger sur la construction de cet indice, qui prend peut-être en compte des phénomènes autres que des éléments réglementaires ou législatifs concourant à la construction d’un appareil d’encadrement, de régulation et de transparence.

M. le président M. Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué les travaux du Conseil de l’Europe. Nos démocraties, l’OCDE ou une autre institution possédant la légitimité appropriée ne devraient-elles pas, en complément de vos travaux, établir elles aussi un indice et un classement ? Les démocraties ne doivent pas nécessairement se reposer sur les seules ONG, aussi respectables soient-elles, pour établir leur propre classement, établi en fonction des bonnes pratiques et fondé sur des éléments tangibles. Votre classement peut paraître contre-intuitif, car tout se passe comme si on était moins pénalisé en cachant la poussière sous le tapis qu’en avouant ses fautes.

M. Patrick Lefas. C’est en effet un paradoxe. Un classement au niveau européen est envisageable, sous réserve de convaincre la Commission européenne, mais le plus important est aujourd’hui de veiller à une évaluation systématique des conditions dans lesquelles sont mises en œuvre ces politiques publiques. Selon moi, la bonne réponse est la systématisation des évaluations de pays par leurs pairs dans le cadre de l’OCDE. Le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) fait aussi son travail, ainsi que le Groupe d’action financière (GAFI). Divers contrôles ont été menés et ces évaluations sont très utiles. Du reste, l’administration s’y prépare très intensément car l’évaluation précédente de l’OCDE, en 2012, au début de l’affaire Cahuzac, donc avant la loi relative à la transparence, a été dévastatrice. Depuis lors, trois grandes lois ont été adoptées – et même quatre si l’on distingue la loi organique et la loi simple pour la confiance dans la vie politique. Nous avons donc beaucoup progressé et l’OCDE l’a reconnu.

Les évaluations par les pairs permettent une consultation de tous les acteurs, publics et privés, ainsi que du monde académique, et produisent un cahier de recommandations. La France a été auditionnée par un Suisse et un Canadien, le secrétariat de l’OCDE se contentant de tenir la plume sans procéder lui-même aux évaluations. Cette manière de faire est la bonne. Il conviendrait de faire monter en puissance ce dispositif, qui couvre le champ de compétence de la convention de 1997 sur la corruption d’agents publics étrangers – laquelle n’a pas été ratifiée par tous les pays. Il conviendrait de faire de même pour la convention des Nations unies contre la corruption, signée à Mérida, afin de disposer d’un mécanisme d’évaluation systématique permettant aux pays de progresser.

L’ingérence étrangère naît dans des circuits opaques, où la vie démocratique est souvent assez limitée. Imposer un minimum de transparence en instaurant le filtre d’une revue des pairs fait progresser les choses : les commissions rogatoires internationales seront obtenues plus rapidement et les pays seront obligés de bouger, comme l’a fait le Qatar dans le domaine des droits humains à l’occasion de la Coupe du monde de football. Plutôt qu’un indice, mieux vaut viser une évaluation par des revues de pairs.

Je sens que Mme la rapporteure n’est pas d’accord, mais nous sommes ici pour échanger…

M. le président M. Jean-Philippe Tanguy.  Nous ne sommes pas là pour échanger : nous posons des questions et vous y répondez. Des échanges peuvent avoir lieu, car nous sommes des êtres humains, mais c’est l’exception et non la règle.

Pouvez-vous préciser ce que vous venez de dire à propos du Qatar, où l’évolution des droits humains ne m’a pas sauté aux yeux ?

M. Patrick Lefas. Il restait certes beaucoup à faire, mais le Qatar a pris des mesures dans les mois qui ont précédé la compétition.

M. le président M. Jean-Philippe Tanguy. L’avenir nous dira si elles sont durables…

Devant notre commission le directeur de l’AFA a regretté de ne pas disposer d’instruments de mesure pour l’aider dans son travail. Vous avez déclaré que le duo avec le PNF était une bonne solution, et en voie d’optimisation. Lui-même, tout en notant des progrès, estimait qu’il n’avait pas tous les moyens financiers nécessaires pour accomplir pleinement sa mission et qu’une partie du travail des différents acteurs se faisait en silos. Qu’en pensez-vous ?

Il a également souligné le risque que la perception très forte des scandales de blanchiment ou de fraude fiscale au niveau national détourne en quelque sorte au profit du PNF l’attention des autorités dans la conception d’une réponse juridique et pénale, au détriment des juridictions locales, qui auraient ainsi moins de moyens pour faire leur travail, notamment en termes de formation : il faudrait ainsi compléter les réussites du PNF par l’amplification des moyens alloués aux juridictions locales.

M. Patrick Lefas. La question est multiple. Pour commencer par la fin, elle renvoie à celle des moyens de la justice. La France compte en effet moins de magistrats et de procureurs que l’Allemagne, avec des délais d’instruction souvent très longs. Notre pays accuse également un déficit d’enquêteurs et nous avons voulu mettre l’accent, dans la réforme de la police judiciaire, sur la préservation de la filière d’enquête. Ce métier n’est pas facile et il est peu valorisé – il est plus valorisant de travailler à la direction de la sécurité publique, où l’on est encadré, que de faire un travail dont on ne rend pas compte à sa hiérarchie et qui dépend d’un procureur de la République ou d’un juge d’instruction. L’enjeu en termes de moyens se pose donc à tous les niveaux. Selon nous, dans les arbitrages budgétaires récents, c’est plutôt la justice de proximité qui a été bien servie.

La criminalité financière organisée fait apparaître une sorte de continuum entre la corruption, le blanchiment et la fraude fiscale, qui forment souvent un ensemble face auquel la lutte demande plus de moyens. Pour lutter, par exemple, contre le trafic de drogue, il ne faut pas viser l’arrestation du petit dealer local, mais le démantèlement d’organisations multinationales qui sont devenues de très grandes puissances, comme on l’a constaté encore récemment en voyant s’échouer sur les côtes françaises des ballots de cocaïne. Les douanes font un travail remarquable, mais il faut s’attaquer à ce problème. C’est une question de renseignement et de géolocalisation, et les moyens ne sont pas à l’échelle de ce qui serait nécessaire pour une lutte efficace.

L’enjeu est donc le renforcement des moyens de la justice financière. Des progrès sont réalisés au niveau local. Ainsi, chaque procureur de la République dispose de l’outil des conventions judiciaires d’intérêt public, mais le PNF observe, non sans raison, que cet outil est compliqué et que, si on ne l’utilise pas fréquemment, on risque de rencontrer des difficultés pour trouver un point d’équilibre, de telle sorte qu’une certaine spécialisation est nécessaire. De ce point de vue, les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) sont une bonne réponse pour l’appréhension de phénomènes plus locaux. Je rejoins donc, à cet égard, l’analyse de M. Duchaine.

Mme Clara Chassaniol (RE). Quels sont les pays qui pourraient poser un problème dans le cadre des groupes d’amitié de l’Assemblée nationale, et selon quels critères peut-on en juger ?

Votre proposition visant à ce que les associations de lutte contre la corruption puissent se porter partie civile contre le financement illégal d’une campagne électorale se fonde-t-elle sur des exemples de cas dans lesquels cette disposition aurait permis de faire savoir qu’une campagne électorale présentait des irrégularités et que la démocratie aurait manqué de sincérité ?

La fraude fiscale relève-t-elle de l’ingérence étrangère, sachant qu’un paradis fiscal prive le pays d’une ressource qui devrait lui revenir ?

M. Patrick Lefas. Pour ce qui concerne les groupes d’amitiés, il ne m’appartient pas de dire quels sont les pays à surveiller. Un agrément préalable est donné par le Bureau de l’Assemblée ou du Sénat à ces groupes dont l’activité consiste essentiellement à organiser des missions auprès de parlements étrangers et à recevoir des délégations, ces événements devant eux aussi être approuvés par le Bureau. Des problèmes pourraient se poser au niveau d’activités extérieures aux groupes d’amitiés, qui ne se déroulent pas toujours dans le cadre de ces missions. Il ne s’agit pas d’accuser les parlementaires, car de tels contacts peuvent avoir un intérêt pour leur circonscription, mais il y a là un certain risque, qui doit être encadré. Depuis 2019, les députés doivent déclarer préalablement au déontologue de l’Assemblée les invitations de voyage qu’ils reçoivent, lesquelles sont rendues publiques dans un registre. C’est là, dans l’ensemble, une garantie assez forte.

Une marge de progrès existe encore pour la diffusion des comptes rendus des activités de ces groupes, qui ne sont que de petits rapports d’activité, sans commune mesure avec ce qui se fait pour chaque commission permanente, commission d’enquête ou mission d’information. Il y a là une matière à contrôler.

Par ailleurs, en 2021, la commission d’apurement des comptes de l’Assemblée nationale observait que toutes les activités parlementaires ayant un lien avec des interlocuteurs à l’étranger – ce qui est un champ plus large que les seuls groupes d’amitié – n’étaient pas retracées dans le compte « activités internationales de l’Assemblée nationale ». Il faut donc prévoir qu’un avis préalable du déontologue, qui sera respecté, soit rendu avant l’organisation d’un déplacement à l’étranger d’un groupe d’amitié ou d’un déplacement extérieur au groupe d’amitié, et intensifier les comptes rendus du travail réalisé. Il y a dans ce domaine une marge de progrès. Il faut aussi rendre obligatoire la publication des rendez-vous avec des lobbyistes. Quand il s’agit de représentants d’intérêts étrangers, il importe de le savoir. Plus la transparence est grande, mieux c’est.

Pour ce qui est de la constitution de partie civile, notre association est compétente pour les recettes, mais pas pour un éventuel financement illégal. Toutes les campagnes électorales, sauf la dernière, ont été marquées par diverses anomalies. Il est donc utile de laisser aux organisations non gouvernementales dont la fonction est la lutte contre la corruption la faculté de mettre le doigt sur des pratiques condamnables afin d’aider la justice à faire la lumière sur des anomalies souvent relevées, mais pas en totalité, par la Commission nationale des comptes de campagne. Il y a là une marge de progrès en vue d’aider le parquet ou le juge du siège dans leurs diligences.

Quant aux paradis fiscaux, ce sont aussi des paradis judiciaires qui permettent la constitution de sociétés écrans, entourées de montages de plus en plus sophistiqués qui empêchent d’avoir accès à l’information. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons ardemment le maintien du registre des bénéficiaires effectifs, qui a failli mourir à la suite de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur une question préjudicielle renvoyée par un tribunal luxembourgeois à l’initiative d’un homme d’affaires très influent qui avait pour fonds de commerce le développement d’une assistance aux montages compliqués. Le ministre des finances a décidé de laisser ouvert le registre pour permettre à des associations comme la nôtre et aux journalistes d’investigation de faire leur travail. LuxLeaks n’aurait pas existé sans le registre des bénéficiaires effectifs accessible au Luxembourg – ceux qui avaient des choses à se reprocher ont trouvé qu’il s’agissait d’une atteinte intolérable à la vie privée.

Si l’on parvient à identifier une société dont on ne connaît pas l’origine du capital, on peut remonter la chaîne et responsabiliser les intermédiaires dans des transactions immobilières, comme un agent immobilier, un banquier ou un notaire, pour les inciter à avoir la curiosité de s’assurer que le bénéficiaire effectif est bien celui qui a été déclaré. En effet, on ignore la répartition du capital d’une société civile immobilière (SCI). La transparence est nécessaire pour lutter contre l’ingérence étrangère et le registre des bénéficiaires effectifs représente, à cet égard, un enjeu crucial. J’espère que nous pourrons trouver dans la sixième directive antiblanchiment qui est en cours de discussion au sein des institutions européennes la parade permettant de concilier la position de la Cour de justice de l’Union européenne avec les exigences d’un minimum de transparence, faute de quoi la chasse aux biens mal acquis sera beaucoup plus difficile.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque Dominique Strauss-Kahn était ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, vous avez rédigé un rapport sur l’information économique et les nouvelles technologies. Vous avez également assumé les responsabilités de sous-directeur de la politique de l’importation à la direction des relations économiques extérieures (DREE). Vous connaissez donc bien l’intelligence économique, les enjeux de commerce international et les rapports de force qui s’ensuivent entre les multinationales des différents pays. Confirmez-vous les conséquences capitalistiques et industrielles qu’ont pu avoir certaines demandes du ministère américain de la justice (DOJ), quant aux affaires de corruption visant de grandes entreprises françaises – Alstom, Alcatel, Lafarge ?

Selon d’autres personnes auditionnées, jusqu’à une époque récente, la France était mal équipée pour lutter contre les faits de corruption des multinationales à l’étranger. Quel regard portez-vous sur la législation en la matière et son évolution ?

Lorsque vous étiez haut fonctionnaire, avez-vous alerté les responsables politiques sur l’exposition de nos multinationales, notamment au droit américain ? Le Royaume-Uni et la Suisse ont poursuivi des entreprises françaises – la Chine peut également le faire.

Sommes-nous mieux équipés face à ces risques depuis la loi Sapin 2 ? Devant une autre commission d’enquête, sous serment, Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif, a parlé de l’« indigence » de l’intelligence économique de la France lors de l’affaire Alstom. Partagez-vous son avis, avant et après la loi Sapin 2 ?

Enfin, êtes-vous certain que le DOJ est satisfait des évolutions juridictionnelles françaises et qu’il n’a plus à intervenir dans nos affaires ? Peut-on considérer qu’à travers ces interférences, le DOJ s’est ingéré dans les lois françaises, c’est-à-dire que la loi française s’est conformée aux exigences américaines, y compris bien intentionnées, en matière de lutte contre la corruption ?

M. Patrick Lefas. Ayant signé et ratifié la convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de 1997, la France se devait de prendre certaines dispositions. En 2012, elle a été alertée par le rapport d’évaluation que j’ai mentionné. Les États-Unis n’ont donc pas dicté notre législation. Celle-ci a donné lieu à un travail préparatoire où le Parlement a joué un rôle important puisque la convention judiciaire d’intérêt public a été adoptée par amendement. Cet outil s’est révélé efficace pour le Trésor public, puisqu’il permet de sanctionner certaines pratiques sans menacer les intérêts économiques des entreprises, c’est-à-dire sans qu’elles soient exclues de l’ensemble des appels d’offres internationaux.

La loi Sapin 2 s’est élevée contre le caractère inadmissible de l’extraterritorialité américaine. Bien que cela n’entre pas dans la définition de l’ingérence étrangère, il est incontestable que les Américains utilisent le droit pénal aux fins de soutenir les intérêts économiques de leurs entreprises, ce qui a eu des conséquences directes.

Lorsque j’ai rédigé mon rapport sur l’intelligence économique, le ministre estimait que nous étions mal outillés pour collecter cette information diffuse qui permet d’anticiper la naissance d’un marché ou des opportunités. Cette intelligence utilise non les moyens d’espionnage mais l’information ouverte.

Aujourd’hui, grâce à l’exploration des données ou data mining, l’intelligence artificielle aide les autorités à enrichir les contrôles fiscaux et à cibler les comportements litigieux. L’enjeu essentiel est d’appliquer ce qui a été fait dans le domaine fiscal à la lutte contre la corruption et le blanchiment.

Il faut aussi renforcer le partage d’informations entre États, surtout en présence d’obstacles. Cela est d’autant plus important que la corruption et l’insécurité ont partie liée. Face à ces menaces, nous devons nous outiller pour préserver nos intérêts économiques.

Lorsque je travaillais à la DREE, le monde était régi par le contrôle des changes et des marchés de capitaux, donc par un verrouillage important. Avec le marché unique, le traité de Maastricht et le passage à l’euro, tout cela a disparu. Or la libre circulation des capitaux favorise les mouvements frauduleux et le blanchiment. C’est notre talon d’Achille. Nous devons renforcer nos moyens d’investigation et de collecte d’information, d’où l’importance de laisser ouvert le registre des bénéficiaires effectifs.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre rapport intéresse notre commission car il est antérieur à 2004, date à laquelle ont été commis les faits qui ont permis aux Américains d’entamer des poursuites contre Alstom.

Vous avez parlé du contrôle des comptes de la campagne présidentielle et du fait que, le résultat étant proclamé par le Conseil constitutionnel, l’élection ne peut être annulée, y compris si des contrôles opérés après la proclamation mettent en évidence des défaillances ou des fraudes qui auraient mené à une annulation pour toute autre élection. Cela sous-entend-il que certains comptes de campagne qui auraient dû être invalidés et mener à l’éviction d’un président ont été validés afin de ne pas aboutir à une impasse institutionnelle ?

M. Patrick Lefas. Oui et non. Le cadre des lois organiques prévoit que l’élection cardinale est entourée de règles particulières que l’on ne retrouve pas dans les autres élections, nationales ou locales. Certains candidats bénéficient par ailleurs de financements complémentaires qui ne sont pas licites. Il ne s’agit que de soupçons, on n’en a pas nécessairement de preuve mais on a légiféré sur la question. Aujourd’hui, il n’y a aucune raison de rechercher des financements à l’extérieur : le financement est public et enfermé dans des règles strictes.

L’affaire Bygmalion souligne l’importance de ce cadre institutionnel : que se passerait-il si un candidat élu voyait ses comptes de campagnes invalidés ? Le Conseil constitutionnel avance ; l’examen des comptes de campagne étant postérieur à l’élection, il n’a aucune incidence sur le résultat du scrutin.

La sincérité du scrutin est appréciée en fonction des conditions de déroulement du vote : un contrôle préventif de l’égalité des temps de parole est mené mais, s’agissant du financement, tout soupçon exige de s’interroger sur la nécessité de renforcer les moyens de contrôle. Il convient alors d’avoir accès à la dépense, d’effectuer des vérifications en temps réel et de laisser le temps à la Commission nationale des comptes de campagne et du financement politique de poursuivre ses vérifications, pour ne promulguer qu’ensuite les résultats.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ces considérations nous éloignent de l’objet de la commission d’enquête. Les réécritures après coup des élections présidentielles perdent de leur saveur. Elles sont éloignées des risques d’ingérence étrangère qui pèsent sur notre démocratie et notre système médiatique ainsi que, s’ils étaient avérés, des conséquences que nous devrions en tirer collectivement ou des mécanismes de prévention que nous pourrions envisager. Écrire, préciser ou renforcer les déclarations de représentants d’intérêts de puissances étrangères – qu’il faudrait qualifier – entre en revanche dans les attributions de notre commission.

Comment suggérez-vous de modifier le décret d’application de la loi Sapin 2, qui concerne les représentants d’intérêts ?

M. Patrick Lefas. Je serai auditionné prochainement par la mission flash sur la rédaction du décret du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts, présidée par M. Gilles Le Gendre et dont la rapporteure est Mme Cécile Untermaier. Nous avons communiqué à la mission un projet de modification que nous vous transmettrons.

La question des représentants d’intérêts n’est toutefois pas couverte par la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Il faudrait sans doute légiférer sur ce sujet. Nous faisons là aussi des propositions que nous vous communiquerons.


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17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (9 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous recevons M. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières.

Cette audition ouvre une séquence consacrée à la presse, aux médias et aux relais d’opinion. Nous entendrons ainsi les journalistes français qui ont participé à l’enquête Story Killers mais aussi M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV, et M. Rachid M’Barki.

Nombre d’affaires de soupçon d’ingérence ont été révélées par la presse et ont mis en cause des régimes autoritaires dont vous connaissez parfaitement le mode de fonctionnement.

La liberté de communication, d’information et d’opinion est l’une des cibles les plus constantes des puissances qui cherchent à porter atteinte au fonctionnement des démocraties. Ces dernières ne pourront se défendre contre les menaces protéiformes que si elles les identifient et les comprennent. La liberté de la presse et des journalistes, que votre association défend depuis sa création en 1985, représente un puissant rempart. C’est pourquoi nous serons heureux d’entendre votre analyse de la situation actuelle.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Christophe Deloire prête serment.)

M. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. Une affaire récente a mis en lumière des cas d’éventuelle corruption de journalistes. J’ai moi-même été journaliste d’investigation pendant dix ans et il m’est arrivé de recevoir des propositions de corruption de la part de parties prenantes étrangères. Cela fait partie de la vie des journalistes, la question est de savoir si on est capable d’y résister. La corruption des journalistes, phénomène très marginal dans le sujet que vous traitez, ou la corruption de médias qui se prétendent journalistiques mais ne le sont pas, est parfois extrêmement visible. Il suffit de se promener dans les rues de nos villes et de voir s’afficher en dos de kiosque les portraits de présidents ou de couples présidentiels de pays étrangers. Le Cameroun s’illustre en ce domaine. Son président, Paul Biya, est parfois au centre de publications dithyrambiques dont on a du mal à penser qu’elles relèvent simplement de l’enquête journalistique. Il existe des moyens de prétendre diffuser du journalisme, y compris par la presse, mais il s’agit en réalité de propagande. Les chaînes de télévision peuvent également servir de support et le retentissement en est encore plus large. Je pense à la chaîne russe RT, anciennement Russia Today, à l’agence de presse Sputnik, aux fermes à troll, aux chaînes de propagande chinoises comme CGTN (China Global Television Network). Celle-ci a pu pénétrer le territoire européen après que l’Ofcom (Office of Communications), l’organe de régulation britannique, a révoqué une licence accordée à cette chaîne. Le consortium Forbidden Stories, lancé par Reporters sans frontières, a mis en lumière cette industrie de la désinformation. Ces nouveaux phénomènes s’inscrivent dans un cadre international où des régimes despotiques visent à instaurer un nouvel ordre mondial des médias.

Nous avons publié en 2019 un rapport intitulé Le Nouvel Ordre mondial des médias selon la Chine, qui, sur la base d’une enquête, démontrait que la Chine, par différents moyens, en pesant dans des organisations internationales, en modernisant son outil audiovisuel extérieur, en infiltrant les médias étrangers, entendait modifier le fonctionnement des médias au sein d’autres pays, pas seulement de la France. L’Afrique est une cible privilégiée. Le Parti communiste chinois avait monté l’opération Tapis rouge qui consistait à inviter des journalistes de pays tiers à Pékin ou dans d’autres villes chinoises pour leur enseigner le journalisme et ses caractéristiques chinoises.

Ces nouveaux phénomènes témoignent d’une évolution radicale de l’espace de l’information et de la communication, de notre espace public. Jusqu’à il y a peu, même si des ondes courtes pouvaient passer les frontières, nos espaces publics étaient d’abord nationaux. La mondialisation de l’information est récente. Au sein des espaces nationaux, les différents acteurs étaient juridiquement encadrés et devaient répondre de leurs actes. Les médias étaient régulés par des dispositions législatives, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou des exceptions posées à la liberté d’expression, mais également par leur éthique, qui dérive de textes internationaux, et par la professionnalisation du journalisme. Le pluralisme, la fiabilité de l’information, la déontologie, qui étaient promus dans ces espaces publics nationaux, ont été détruits par la mondialisation. Les nouvelles technologies, dont je ne méconnais pas l’intérêt, ont battu en brèche les garanties érigées au niveau national. Ainsi, les médias étrangers échappent au cadre légal français, même s’ils diffusent en France. C’est vrai pour toutes les démocraties, pas seulement pour notre pays. Du fait de la mondialisation, les plateformes numériques américaines ou chinoises édictent leurs normes et de nouveaux types d’acteurs peuvent intervenir dans l’espace public sans aucun contrôle démocratique. Vous pouvez comparer la situation à une mondialisation économique dans laquelle certains pays auraient ouvert leurs frontières et d’autres non, les uns concurrençant les autres. On en connaît les conséquences. C’est la même chose pour la défense démocratique.

Cette asymétrie est dangereuse car elle permet à des régimes despotiques de contrôler leur espace informationnel et de lancer des offensives que je qualifierai, non pas de désinformationnelles, mais de propagandistes ou déstabilisatrices. Prenons garde, d’ailleurs, à ne pas utiliser le terme de guerre de l’information : ce sont des guerres de propagande ou de destruction de l’information d’intérêt public ou général. Comment nous adaptons-nous à la mondialisation ? Quelles conséquences en tirons-nous pour notre corpus juridique ou l’organisation de la gouvernance juridique ?

Les diverses stratégies de lutte contre la désinformation, y compris la désinformation d’origine étrangère, ont des limites. Une première réaction serait de prendre des contre-mesures. Ce fut la logique de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information. En soi, elle n’était pas illégitime mais nous avons craint qu’elle ne soit inefficace, voire contre-productive. Elle n’a pas été contre-productive mais elle n’a pas été très utile non plus. Une contre-mesure suppose d’identifier la désinformation, de la qualifier juridiquement, et de trouver le moyen de l’évacuer. C’est extrêmement compliqué car la désinformation et les ingérences peuvent être difficiles à identifier et à qualifier. La piste de l’éducation critique aux médias pourrait être intéressante mais il ne suffit pas d’être éduqué aux médias pour savoir reconnaître un contenu manipulé par une puissance étrangère si le traitement a été bien fait. Défendre un journalisme de qualité ne suffira pas et nous devrons reconstruire un cadre juridique, une garantie démocratique, pour l’espace public.

J’en viens à nos actions et à nos propositions. Tout d’abord, nous devons répondre aux détournements de la neutralité de canaux de communication, comme celle des communications satellitaires. Nous avons obtenu du Conseil d’État qu’il demande à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) d’examiner la situation de trois chaînes russes. L’Arcom a mis en demeure Eutelstat de cesser la diffusion de ces trois chaînes, en Russie mais également dans les pays baltes et l’est de l’Ukraine. En effet ces bouquets russes, qui avaient retiré les chaînes de journalisme dignes de ce nom pour ne conserver que celles qui se livraient à la propagande, étaient diffusés par l’opérateur d’une société française. Il nous semble important, pour gérer cette société de l’information, de doter les démocraties de systèmes juridiques protecteurs qui leur permettent de résister à l’avantage concurrentiel que confère l’asymétrie aux régimes despotiques sur les démocraties.

Nous avons rédigé une proposition précise, dans un document de quatre pages que je vous transmettrai, pour protéger l’espace informationnel démocratique face aux régimes autoritaires, à deux niveaux. Tout d’abord, nous devons mettre un terme à une situation aberrante dans laquelle des acteurs nationaux soumis à des dispositifs de régulation se retrouvent en concurrence directe avec des acteurs étrangers qui interviennent sur le même territoire sans être soumis aux mêmes règles. Ce qui relèverait d’une absurdité sur le plan économique est encore pire quand la démocratie est en jeu. Ensuite, il serait légitime de se doter de mesures de protection dès lors que des opérateurs étrangers, plateformes numériques ou médias, agissent dans l’espace informationnel, et de confier à des autorités indépendantes du pouvoir politique la mission d’intervenir si la situation l’exige.

D’autre part, sommes-nous condamnés à hésiter entre deux solutions aussi insatisfaisantes l’une que l’autre pour ce qui concerne les espaces informationnels ? Devons-nous nous replier sur des espaces nationaux ? Ce serait dommageable. Devons-nous conserver le même degré d’ouverture un peu naïve ? Ce pourrait être funeste pour les démocraties. Les démocraties ont intérêt à travailler ensemble à la constitution d’un espace informationnel démocratique, doté de règles relativement homogènes et cohérentes visant, notamment, à le protéger de l’extérieur. C’est le sens du partenariat international sur l’information et la démocratie que nous avons initié, soutenu par le ministère des affaires étrangères français, qui regroupe cinquante États démocratiques dont vingt-cinq sont membres de l’Union européenne. La démarche est la même que celle du processus engagé pour lutter contre le réchauffement climatique. Les États prennent des engagements non contraignants et cherchent des solutions. Dans ce cadre, le Forum international sur l’information et la démocratie, dont la gouvernance est assurée par des organisations de la société civile, est chargé de formuler des recommandations précises que nous pourrons vous soumettre, pour construire un espace numérique démocratique. Deux sommets annuels ont été organisés par la France en marge de l’assemblée générale de l’ONU. Entre vingt et vingt-cinq ministres des affaires étrangères y ont participé, ainsi que des dirigeants d’organisations internationales.

Enfin, il faut, me semble-t-il, résister à la tentation de vouloir chasser ce qui est dangereux, pour deux raisons. Tout d’abord, il peut être difficile d’identifier et de qualifier juridiquement une menace. Surtout, il serait risqué de vouloir l’évacuer en prévoyant des exceptions à la liberté d’expression. Ce serait entrer dans une logique de ministère de la vérité ou, tout du moins, du mensonge. La logique historique des démocraties a été non pas d’interdire tout ce qui pouvait sembler dangereux comme le mensonge, la rumeur, la confusion entre la publicité, l’information sponsorisée, l’information indépendante, mais d’imposer des obligations de moyens aux acteurs.

Autrefois prévalaient au sein de l’espace public des incitations, des garanties, des principes qui imposaient aux acteurs une forme d’intégrité. Les complotistes, les fous furieux, les agents étrangers existaient déjà, bien évidemment, mais ils étaient cantonnés aux marges de l’espace public. À présent, du fait du fonctionnement des réseaux sociaux, ils sont au cœur. L’une des solutions serait de replacer au centre de l’espace informationnel des acteurs en mesure de prouver leur intégrité. Reporters sans Frontières a développé un label, la Journalism Trust Initiative (JTI), dont le succès est international. Conçu comme une norme ISO, il permet à des médias de prouver qu’ils respectent des règles. Ils peuvent ainsi remonter dans l’indexation algorithmique pour se retrouver au cœur du dispositif, à la place d’autres, moins scrupuleux. Cette initiative est soutenue par la Commission européenne. Bon nombre d’États et de médias s’y intéressent, dans le monde entier.

Des solutions existent mais prenons garde à ne pas d’abord favoriser des réponses défensives ou contre-offensives. C’est en bâtissant un nouveau cadre de garanties positives que les démocraties résisteront le mieux à la malveillance, à l’ingérence et à la manipulation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vais me faire l’avocat du diable. Ne peut-on présumer que certaines informations, dès lors qu’elles proviennent de régimes autoritaires ou tyranniques, sont des fake news, des propos antidémocratiques ou de la propagande ? Je pense à la Chine, à la Russie qui a transgressé le droit international en envahissant un pays souverain, à des dictatures islamistes comme l’Iran ou au régime autoritaire de la Turquie.

Dès lors qu’il est simple d’identifier les dictatures ou les pays sous l’influence de ces dictatures, ne pourrions-nous pas partir du principe que leurs médias bafouent les règles déontologiques que s’imposent nos propres journalistes et que nous ferions mieux de nous en débarrasser une bonne fois pour toutes pour laisser la parole aux dissidents ou à l’opposition ?

M. Christophe Deloire. La stratégie qui consiste à donner de la voix aux opposants, ou du moins aux journalistes indépendants, que l’on ne doit pas confondre avec les opposants, a du sens. Nous y réfléchissons d’ailleurs en ce moment pour ce qui concerne la Russie. Je vous ai expliqué que nous avions obtenu du Conseil d’État qu’il demande à l’Arcom le retrait de chaînes de propagande. Il est important, en effet, que la neutralité de certains acteurs ne soit pas instrumentalisée par des régimes despotiques.

Nous travaillons à la phase deux, qui tend à envoyer vers la Russie du journalisme russe indépendant en exil. Si nous voulons contourner les systèmes de censure, il faut trouver des moyens de donner au public russe un accès à de l’information indépendante.

Nous avons beaucoup travaillé sur un autre projet consistant à débloquer, partout dans le monde, la censure technologique dont certains sites font l’objet. Nous en avons débloqué quatre-vingts, dont vingt en Russie. Cette opération est technologiquement assez simple, juste un peu maligne. Il s’agit de créer des sites miroirs de médias indépendants et de les placer sur des serveurs dont les régimes despotiques ne peuvent pas se passer. Nous l’avons fait pour des chaînes européennes telles que France 24, RFI et Deutsche Welle, mais aussi pour le site Meduza, exilé dans les pays baltes. Celui-ci s’est beaucoup développé depuis le début de la guerre en Ukraine. Son audience est si forte en Russie qu’il a reçu l’année dernière plus d’un milliard de requêtes uniques.

Nous développons ces stratégies car nous considérons que les démocraties ne doivent pas jouer uniquement en défense. En revanche, il ne me semble pas souhaitable d’établir une liste d’États dont les médias seraient par nature interdits, et ce pour deux raisons. D’abord, parce qu’un certain nombre de démocraties ont elles-mêmes eu recours à la propagande au cours de l’histoire. Je ne renvoie pas dos à dos les dictatures et les démocraties, mais les choses ne sont pas si simples. Ensuite, parce que les régimes despotiques peuvent tout à fait utiliser des médias à leur solde sans les déclarer comme tels. Dès lors, comment distinguer les uns et les autres ?

Nous avons donc besoin d’un système juridique qui dote les démocraties de capacités – éventuellement sous la forme d’une autorité administrative indépendante – permettant, d’une part, d’évaluer le contrôle de l’information, les violations de la liberté de la presse et l’ampleur des attaques de déstabilisation, et, d’autre part, d’ouvrir une discussion avec les pays concernés selon une logique d’ouverture réciproque. En gros, le discours doit être le suivant : « Si vous lancez des attaques informationnelles et restez fermés à nos médias, alors il est logique que nous appliquions une forme de réciprocité sur la base des principes universels. » La logique est celle de l’ouverture mais sans naïveté confondante.

Ce système, qui s’inspire notamment des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières, doterait les démocraties d’outils juridiques permettant de prendre des mesures potentiellement significatives, mais dans le sens de l’ouverture mutuelle et de la fiabilité de l’information.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors d’une audition précédente, on nous a indiqué que 5 % seulement des personnes victimes d’une fausse information recevaient la contre-information rétablissant les faits. Dans ces conditions, le combat n’est-il pas perdu d’avance ? Si les régimes qui nous sont hostiles parviennent, grâce aux moyens très importants dont ils disposent, à atteindre nos populations avec de fausses informations et si nous ne parvenons, avec notre raison et notre bonne foi, à n’en démentir que 5 %, ne nous exposons-nous pas volontairement à perdre cette bataille ?

M. Christophe Deloire. Ce que nous proposons n’est pas du tout faible. Il faut prendre des mesures qui, pour être démocratiques, n’en sont pas moins fortes et radicales. Le tout est de le faire de façon pertinente.

Par exemple, nous regrettons un peu les modalités des sanctions prises contre les chaînes russes – leur contenu n’est pas illégitime dans son principe. Au demeurant, nous avions demandé à l’Arcom, bien avant la guerre en Ukraine, de prendre des précautions accrues s’agissant de RT et de lui imposer des obligations renforcées en matière d’indépendance éditoriale et de pluralisme. Cette chaîne était clairement partie prenante d’un projet de déstabilisation, s’inscrivant dans la doctrine élaborée par le général Guerassimov. Les dirigeants de RT, comme nous le disions depuis longtemps, prenaient leurs ordres au Kremlin. Sa patronne, Margarita Simonian, s’est d’ailleurs transformée depuis lors en propagandiste assumée.

La logique de nos interlocuteurs, dans ces médias – que nous avons refusés, en raison de leur structure et de leur finalité, de qualifier de journalistiques, même si des journalistes y travaillent –, a toujours été très surprenante pour nous. Ils considèrent en effet qu’on ne trouve nulle part de médias indépendants et que la Russie fait ce qui se fait partout ailleurs, sans comprendre que l’indépendance éditoriale et la déontologie journalistique ont un sens et des effets bien réels. Certes, les médias occidentaux ne sont pas exempts de biais ni parfois de défauts, voire de gros défauts, mais ils ont une indépendance et une qualité journalistique qui les distingue.

L’objectif est d’éviter que l’Union européenne ou les pays européens ne soient amenés à prendre des mesures sur la base de sanctions économiques – ce n’est pas formidable s’agissant de la légitimité des modalités. Ces décisions devraient revenir à des organes de régulation. J’observe que le régulateur britannique, l’Ofcom, a pris des décisions. Les Britanniques ont géré le problème avec leur organe de régulation, sur une base juridique. Tel n’a malheureusement pas été le cas au sein de l’Union européenne, peut-être en raison de l’urgence de la situation. Ce qui importe, c’est de nous doter d’un organe indépendant ayant la capacité juridique de prendre des décisions éventuellement fortes, sur la base de principes et sans caractère discrétionnaire d’ordre politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pendant la campagne présidentielle, certains journalistes de Marianne ont signalé un changement de une. Un premier contenu a été choisi par la rédaction, et d’ailleurs diffusé. Mais il a été remplacé par un autre, ce qui a suscité un certain émoi dans tout ou partie de la rédaction de ce magazine. Rien n’est avéré et nul ici n’est procureur, mais quel est votre regard sur cette affaire, qui a dû vous intéresser dès lors que vous défendez la liberté de la presse et des journalistes ? Pensez-vous, comme cela a pu être dit, que ce changement de une soit corrélé au changement d’actionnaire du magazine ?

M. Christophe Deloire. Je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas entendu parler de cette affaire. Je me renseignerai.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Peut-être pourrez-vous nous répondre par écrit.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez évoqué les affaires révélées par le consortium Forbidden Stories. Ces révélations en série soulèvent de nombreuses questions et beaucoup d’émoi dans notre pays. Devons-nous nous attendre à d’autres épisodes ? N’avons-nous vu que la partie émergée de l’iceberg s’agissant des phénomènes d’influence, de manipulation, d’interférence et de propagande par des acteurs incluant des sociétés privées ?

Distinguez-vous, au sein de l’Union européenne, des pays dont l’espace médiatique – médias, organes de presse, journalistes – est davantage susceptible d’être ciblé par des puissances étrangères ou des entités économiques diverses et variées ? Tous les systèmes médiatiques des démocraties qui composent l’Union européenne sont-ils pareillement ciblés ? La France l’est-elle particulièrement compte tenu de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, de sa forte présence en Afrique et de son implication dans la lutte contre le djihadisme ?

M. Christophe Deloire. S’il existe des différences entre pays, liées aux intérêts des pays attaquants ou à la robustesse des pays ciblés, la logique est identique partout, car tous les écosystèmes informationnels sont composés de la même manière. Pour la première fois dans l’histoire récente des démocraties, tous les contenus sont en concurrence directe, du journalisme de qualité à certaines formes de journalisme qui en ont moins, de l’information sponsorisée à l’information corrompue, de la rumeur à l’équivalent de la chanson sous la douche que sont, sur les réseaux sociaux, la chorégraphie et la vidéo de chats, sans oublier la production de l’intelligence artificielle. Tout cela est en concurrence directe, ce qui n’était pas le cas auparavant, lorsque les médias étaient en concurrence au sein d’un secteur doté d’une autorégulation, chacun exerçant ses responsabilités. La régulation comportait des formes de protection contre l’influence étrangère, par exemple en matière de détention capitalistique.

La concurrence directe qui caractérise l’écosystème d’aujourd’hui favorise ce qui n’est pas fiable. Plusieurs études ont prouvé que les contenus relevant de la fausse information et n’étant pas obsédés par l’attachement aux faits, à la réalité ou à la vérité, ont un potentiel viral très fort. Or les plateformes numériques n’ont adopté aucun système permettant de promouvoir la fiabilité de l’information. Il s’agit d’un enjeu majeur. Une démocratie moderne ne peut pas résister à cela.

La Commission européenne s’est dotée d’un code de bonnes pratiques contre la désinformation. Lors de la rédaction de sa première version, les plateformes numériques ont tenu la plume. La Commission a été un peu plus attentive à l’occasion de la rédaction de sa seconde version, et les plateformes ont un peu moins tenu la plume. L’un des engagements négociés entre les divers acteurs – dont nous étions –, le numéro 22, prévoit que les plateformes fournissent à leurs audiences, sur une base volontaire, des indicateurs de fiabilité de l’information. C’est léger : il ne s’agit que d’une demande – non d’une obligation – d’intégrer un tel indicateur dans leurs algorithmes pour assurer structurellement une remontée d’informations fiables. Résultat : sur les quatorze plateformes susceptibles de souscrire à cet engagement, une seule l’a fait.

Comme vous, j’écoute les affirmations des dirigeants des plateformes. Ils font de grands discours sur la lutte contre la désinformation, arguant parfois de partenariats avec certains médias alors que ceux-ci relèvent de décisions discrétionnaires des plateformes, lesquelles soutiennent quelquefois les médias comme la corde le pendu. En tout cas, jusqu’à présent, elles sont très majoritairement, sans le dire publiquement, hostiles à l’intégration d’un indicateur de fiabilité à leur fonctionnement algorithmique. Dans le cadre de la Journalism Trust Initiative, nous travaillons avec une plateforme pour avancer très concrètement sur ce plan. Que nous utilisions ce dispositif ou un autre, si nous ne parvenons pas à introduire quelques règles dans le champ de l’expression légale, qui doit être très large, nous sommes perdus.

Il y a souvent, sur ces questions, un biais de raisonnement. Nous avons tendance à nous attacher aux exceptions à la liberté d’expression, à ce que l’on a le droit ou non de dire. Or l’histoire des démocraties démontre que le champ de ce qui est légal est large. Le mensonge est légal, sauf dans le domaine économique, les entreprises n’ayant pas le droit de mentir sur leurs comptes sous peine de sanctions pénales. Propager des rumeurs, financer quelqu’un pour dire quelque chose, tout cela est légal. Certes, on avait posé l’obligation de distinguer la publicité des contenus journalistiques.

Il faut donc réfléchir à l’organisation du champ légal. En la matière, il existe, par-delà les appartenances partisanes, des principes communs dont il faut imposer le respect aux acteurs édictant les normes de l’espace public, qui sont les plateformes. De ce point de vue, elles ont remplacé les Parlements, dès lors qu’elles adoptent les règles relatives à la distribution de l’information. C’est le Parlement qui avait adopté la loi Bichet, laquelle réglementait la distribution de la presse écrite et reste sans équivalent s’agissant du numérique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La législation européenne sur la liberté des médias, en cours de discussion au sein des institutions européennes, vous semble-t-elle constituer une première réponse à la nécessité d’adopter un cadre européen de règles et de contraintes ? Certes, elle n’est pas parfaite, au regard notamment de la grande loi française du 29 juillet 1881.

M. Christophe Deloire. Il y a des législations européennes : le règlement sur les marchés numériques (DMA) et le règlement sur les services numériques (DSA), et le code de bonnes pratiques contre la désinformation, dorénavant dérivé du deuxième de ces deux règlements. Nous soutenons la législation européenne sur la liberté des médias, qui nous semble aller dans le bon sens. Nous connaissons les critiques dont elle fait l’objet. Nous considérons nous aussi qu’elle ne va pas assez loin sur certains points. Ainsi, l’article 17 n’impose aux plateformes que l’obligation, très légère, de faire leur possible pour prévenir les médias faisant l’objet de mesures de modération un peu avant leur application.

Nous croyons qu’il faut recréer des équilibres dans l’espace public. Les médias apportant la preuve qu’ils s’astreignent à des obligations en matière de transparence, par exemple sur la propriété, de mise en œuvre de la méthodologie journalistique et de respect des règles éthiques, doivent bénéficier d’une forme d’exception.

Le risque aujourd’hui, c’est de donner aux plateformes numériques le pouvoir de distinguer le vrai du faux. C’est toujours très dangereux. Mark Zuckerberg avait imposé à son algorithme l’information selon laquelle le virus du covid n’était pas sorti des laboratoires de Wuhan – certes, il a changé d’avis lorsque Joe Biden a déclassifié un rapport de la CIA à ce sujet. Personnellement, je n’en sais rien, mais je souhaite être en mesure de lire des enquêtes diverses et variées pour me forger une conviction. En tout cas, nous devons être très attentifs sur ce point. Dans les démocraties, nous veillons, de façon très légitime, à faire en sorte que l’État n’institue pas un ministère de la vérité ; il ne faudrait pas que les plateformes numériques puissent le faire. La question est de savoir comment promouvoir l’intégrité sans que personne ne soit en mesure de dire où est la vérité. Il faut favoriser l’honnêteté et l’intégrité sans restreindre la liberté d’analyse et de vision. Or, dans une société de plus en plus polarisée, certains peuvent avoir tendance à considérer que la vérité est là où ils se trouvent et l’obscurantisme ailleurs.

S’agissant des influences étrangères dans les médias, nous avons lancé le projet Forbidden Stories, qui s’est développé par lui-même ensuite. J’ignore s’il y aura d’autres révélations.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem).  Selon quels critères établissez-vous le classement mondial de la liberté de la presse ?

Vous avez évoqué la création d’un bouquet permettant de diffuser de l’information sur le territoire russe et ukrainien par le biais d’Eutelsat. Estimez-vous que la France en fait assez pour lutter contre la propagande russe ? Sputnik et RT ont été fermées ; la Russie a-t-elle d’autres moyens de diffuser sa propagande, par exemple par le biais de ses ambassades ou du financement de partis politiques ?

M. Christophe Deloire. Sur le second point, je n’ai pas d’information particulière. Je me contenterai d’un commentaire sur les opérations qui peuvent être mises en œuvre pour résister à la propagande : les démocraties peuvent faire leur communication, à condition de ne pas entrer, par rivalité mimétique avec les dictatures, sur le terrain du mensonge.

Il faut prêter une attention soutenue au phénomène de boîte noire. Par exemple, créer des interfaces entre gouvernements, ou entre gouvernements et plateformes, pour discuter de ce qu’il faut faire au sujet d’un État donné, peut rapidement dériver. Mieux vaut poser un cadre juridique transparent et démocratique que donner un pouvoir d’interaction.

Référence internationale, le classement mondial de la liberté de la presse est élaboré selon une méthode qualitative qui consiste à poser à des experts de 180 pays une centaine de questions sur quatre thématiques ayant trait à la liberté de la presse – à distinguer de la qualité de la presse et du pluralisme : il s’agit de la capacité de travailler dont jouit un média. Les réponses sont ensuite pondérées. Le prochain classement sera publié le 3 mai, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des journalistes français ayant l’expérience d’autres rédactions ont été engagés par RT – peut-être faut-il distinguer au sein de ce média journal lui-même, qui n’est pas confié à ce type de journalistes, et des programmes comme celui animé par M. Taddeï, un magazine de débat très semblable aux autres. À moins que vous n’ayez des informations contraires à leur sujet, nous n’avons pas de raisons de douter de leur bonne foi.

Avez-vous eu à l’époque des contacts avec eux ? Les associations de journalistes les ont-elles alertés du risque que leur embauche ne donne davantage de crédibilité à la chaîne ? Existe-t-il en la matière des bonnes pratiques partagées ? Au cours d’un débat public, plusieurs de ces journalistes avaient répondu à des questions sur leurs conditions de travail. À l’époque, ils avaient dit ne pas recevoir d’instructions particulières au quotidien. RSF – ou d’autres associations de journalistes, bref l’équivalent d’un ordre des journalistes – a-t-elle alors cherché à en savoir plus ?

M. Christophe Deloire. Mieux vaudrait interroger les syndicats de journalistes, qui ont d’ailleurs pris récemment position à ce sujet en défendant les journalistes de RT. Nous ne sommes pas entrés dans cette logique. Nous avons enquêté, mais sur le système RT à Moscou, ce qui nous a valu que Margarita Simonian nous demande, dans de nombreuses langues et sur tous les supports de RT et Sputnik, de nous « autodissoudre sans faire de bruit ». Il nous est évidemment arrivé de rencontrer des gens qui ont pu travailler pour RT, mais nous n’avons pas publié d’enquête digne de ce nom sur les journalistes de RT France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il de la différence éventuelle de contenu entre le journal – qui, à mes yeux, ne relevait pas du journalisme – et des magazines comme celui de M. Taddeï, par lequel on n’avait pas l’impression d’être manipulé ?

M. Christophe Deloire. Nous n’avons pas procédé à une observation systématique et je ne regarde moi-même pas beaucoup RT. Quand cela m’est arrivé, j’ai cru y voir une grande différence par rapport à l’audiovisuel extérieur français ou allemand : je ne me souviens pas d’y avoir entendu la moindre critique du système politique russe, ce qui est symptomatique. Je sais que l’influence de RT s’est exercée directement, par la télévision linéaire et les réseaux sociaux, mais aussi du fait de sa pression concurrentielle sur la ligne éditoriale d’autres chaînes, selon une logique de marché : l’influence politique peut passer par l’économique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous une opinion sur la chaîne AJ+ ? Pouvez-vous éclairer la commission au sujet de son actionnariat, de ses modes d’influence, de ceux qui travaillent pour elle ? Pour le coup, je n’y ai pas identifié de journalistes qui auraient eu pignon sur rue dans d’autres médias auparavant. Je ne la regarde pas plus que RT, mais le peu que j’aie eu à subir de ses contenus – imposés à l’utilisateur de différents réseaux sociaux – m’a paru très éloigné de la société qatarienne.

M. Christophe Deloire. Il y a eu un papier très intéressant à son sujet dans la revue des médias de l’INA (Institut national de l’audiovisuel). Pour notre part, nous n’avons pas d’éléments particuliers. Je crois me souvenir d’un « clash » sur Twitter impliquant l’ambassadeur des États-Unis en Égypte, qui avait expliqué la grande disparité entre les programmes d’Al Jazeera en français et ceux en arabe.

Nous intervenons beaucoup sur des chaînes étrangères, quelles qu’elles soient ; elles peuvent nous solliciter lorsque nos interventions vont dans un sens qui les arrange, par exemple pour parler de pays hostiles à celui qui héberge la chaîne. À quelques exceptions près, nous avons refusé d’aller sur RT car, outre le fait que l’orientation était toujours la même, les propos étaient tronqués ou déformés – je ne parle pas nécessairement de RT France, mais plutôt de RT Allemagne.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Quel regard portez-vous sur Omerta, un média en ligne qui commence à faire parler de lui ?

M. Christophe Deloire. Je ne l’ai pas encore consulté. Je vais le faire. Ce que je vais dire ne concerne pas ce média, à propos duquel j’ai entendu beaucoup de choses qui, si elles sont vraies, sont inquiétantes, mais sur lequel je n’ai aucune connaissance qui me permettrait de m’exprimer.

C’est le devoir des démocraties de garantir le maximum d’honnêteté dans leur espace public, tout en veillant à ne pas basculer dans l’interdiction. Nos principes juridiques doivent permettre de ne pas restreindre le pluralisme et de ne pas entrer dans une logique de média nationaliste ou à biais national – un biais déjà prononcé dans le monde médiatique, comme le confirme l’observation des autres pays, y compris occidentaux. Il s’agit de favoriser l’intégrité, non un certain type de discours, et d’empêcher la manipulation d’origine étrangère. C’est cet équilibre qu’il faut trouver.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À propos du Qatar, il y a eu des soupçons, relayés par la presse, d’influence d’une holding qatarienne sur le groupe Lagardère, visant à déstabiliser la société en commandite pour en faire une société classique ; le capital de Lagardère aurait pu être exposé. Finalement, le groupe en question n’y a pas pris de parts. Avez-vous un commentaire sur ce genre d’opération ? Votre organisation s’intéresse-t-elle à la structure capitalistique des médias et à son influence sur leur liberté éditoriale ?

M. Christophe Deloire. Nous avons lancé il y a quelques années le Media Ownership Monitor, interrompu depuis, qui analysait la détention capitalistique des médias dans différents pays, du Brésil à l’Inde – mais pas en France. Désormais, nous nous consacrons moins à l’analyse qu’à proposer des solutions.

C’est le sens de la Journalism Trust Initiative : parvenir à s’assurer avec rigueur et indépendance de l’indépendance éditoriale et du respect des règles d’éthique, sans réinstituer un « grand surveillant » qui trancherait de manière arbitraire ou discrétionnaire – d’où l’idée de s’en remettre au marché de la certification. Si nous prenons l’avion – certes de moins en moins –, c’est parce que nous faisons confiance aux sociétés de certification qui garantissent la qualité de la production des appareils. Cette démarche fonctionne dans le domaine journalistique, car le journalisme n’est jamais qu’un processus de collecte, de traitement et de diffusion de l’information, à propos duquel on peut apporter des garanties et qui doit respecter des règles minimales ; celles-ci n’orientent pas le contenu, mais caractérisent un journalisme de qualité.

Nous nous attachons à créer ce nouveau système pour résoudre les problèmes que vous évoquez et à propos desquels nous n’avons pas la capacité d’enquêter de manière générale.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En 2018, Matthieu Aron, journaliste à L’Obs qui travaillait sur l’affaire Alstom, s’est fait voler son ordinateur. Il a déclaré le vol à la police, mais il n’y a pas eu de suites. Intervenez-vous dans ce type de cas pour conseiller vos confrères – y compris quand leur travail est moins médiatisé, ce qui ne le rend pas moins important – et tenter de comprendre ce qui s’est passé ?

M. Christophe Deloire. Je n’ai pas souvenir que nous ayons travaillé sur l’affaire Matthieu Aron, mais je peux vérifier, et lancer à votre intention une recherche interne sur les cas similaires dont nous aurions eu à connaître. Cela dit, RSF est une organisation de taille moyenne qui œuvre dans le monde entier et a beaucoup de sujets à traiter. Jusqu’à présent, nous ne nous sommes pas occupés des ingérences étrangères, sinon, comme je vous l’ai exposé, dans le contexte du système de protection des espaces informationnels démocratiques que nous proposons en réaction aux effets des bouleversements survenus récemment dans le champ de la communication et afin de définir les principes démocratiques à y appliquer. Nous apportons notre soutien juridique à des journalistes partout dans le monde, sur toutes sortes de sujets, mais nous n’avons pas répertorié les cas liés aux ingérences étrangères.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens à ma précédente question sur Marianne. Il s’agit d’un cas caractéristique d’influence étrangère, à en croire les termes utilisés par la société des rédacteurs du magazine dans le communiqué de presse qu’elle a publié après qu’une seconde une, différente de celle pour laquelle la rédaction avait voté, a été imposée à la majorité de ses membres : « Cette ingérence de notre actionnaire majoritaire, Daniel Kretinsky, constitue une attaque grave contre l’indépendance éditoriale de Marianne. Il s’était pourtant personnellement engagé devant les journalistes, à deux reprises, à respecter ce principe fondamental. Et jusqu’ici il l’avait fait. » Étiez-vous au courant ? Quelle est votre réaction à ce communiqué – relayé par Libération, un média dont on ne peut pas dire qu’il m’est lié – qui fait état d’un soupçon d’ingérence de la part non d’un journaliste contrarié que son article ne paraisse pas, mais bien de la société des rédacteurs ?

M. Christophe Deloire. Je ne me soustrais pas à mes obligations face à votre commission d’enquête mais je me refuse à parler d’une affaire que je ne connais pas, à propos de laquelle je ne dispose pas d’éléments particuliers, sur le seul fondement d’un communiqué : ce serait hasardeux de ma part.

La seule chose que je peux dire de M. Kretinsky, c’est que, lorsqu’il est arrivé dans le paysage français, nous avons appelé plusieurs journalistes d’investigation en République tchèque pour voir s’il y avait beaucoup d’éléments à son encontre. Aucun, y compris ceux qui évoquaient certains mystères à son sujet, ne nous a donné ni indiqué connaître un élément intéressant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quelle place occupe en France la chaîne chinoise CGTN ? Que fait-elle exactement ?

M. Christophe Deloire. L’immense majorité d’entre nous ne la regardons pas, mais elle fait partie des chaînes chinoises qui ont des pratiques très répréhensibles du point de vue des droits de l’homme, par exemple diffuser des confessions forcées, et qui sont à la solde du Parti communiste chinois. À ma connaissance, elle n’a pas une audience majeure en France. Mais elle a eu accès à l’ensemble du territoire européen grâce à une décision technique de l’Arcom, ne le pouvant plus par l’intermédiaire de l’Ofcom. Je sais, sans l’avoir lue, que l’Ofcom avait appuyé sa décision d’une argumentation très intéressante, que votre commission pourrait consulter.

Mme Constance Le Grip, rapporteur. Vous avez évoqué les tentatives de corruption, ou du moins d’approche, dont vous avez fait l’objet lorsque vous étiez journaliste. Ce phénomène est-il en expansion en France de la part de représentants de puissances étrangères, dans un contexte où la mondialisation et la révolution numérique démultiplient l’effet des manipulations ? Les auteurs viennent-ils plutôt de l’Est ?

M. Christophe Deloire. Il m’est très difficile de vous répondre. Il faut regarder du côté russe et chinois, mais, en Turquie, le régime d’Erdogan a aussi d’énormes ambitions en matière de propagande et d’influence.

C’est bien de tentatives de corruption que j’ai fait l’objet : ainsi, un ancien responsable du contre-espionnage était venu me proposer de l’argent en échange d’un petit papier sur un pétrolier chinois qui voulait percer. Cela m’est arrivé à deux reprises en dix ans de journalisme d’investigation, puis une ou deux fois à RSF. Mais la corruption des journalistes par des puissances étrangères est à ma connaissance un phénomène très marginal. On peut considérer qu’il y a d’autres formes d’influence par l’argent, exercée parfois par des acteurs nationaux. Il existe aussi des techniques de séduction de la part d’États ou d’acteurs étrangers par l’intermédiaire d’activités de loisirs ou de bien-être : en Tunisie, le régime de Ben Ali proposait ainsi des invitations dans des hôtels ou des résidences à des politiques, mais aussi à la presse.


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18.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant MM. Frédéric Métézeau et Maxime Tellier, journalistes à Radio France, MM. Damien Leloup et Florian Reynaud, journalistes au journal Le Monde, et Mme Sandrine Rigaud, rédactrice en chef de Forbidden Stories (14 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous poursuivons nos travaux par une table ronde consacrée à l’enquête Story Killers, dont la publication, qui a débuté il y a un mois, a provoqué de nombreuses réactions et interrogations.

Cette enquête a été menée par le consortium international de journalistes Forbidden Stories, représenté ici par Mme Sandrine Rigaud, qui en est la rédactrice en chef, et par plusieurs journalistes français qui y ont participé : pour Radio France, M. Frédéric Métézeau, correspondant à Jérusalem, qui participe à cette audition par visioconférence, et M. Maxime Tellier ; pour le journal Le Monde, MM. Damien Leloup et Florian Reynaud. Madame, messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête.

Après l’affaire Pegasus, également révélée par le consortium Forbidden Stories, l’affaire Story Killers confirme l’existence d’une sorte de marché aux outils d’ingérence. Nous serons heureux d’entendre comment vous le caractérisez, comment nous pouvons le comprendre et comment nous pouvons limiter les conséquences de ses méfaits sur notre démocratie.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Damien Leloup, Frédéric Métézeau, Florian Reynaud, Maxime Tellier et Mme Sandrine Rigaud prêtent serment.)

Mme Sandrine Rigaud, rédactrice en chef de Forbidden Stories. Le 5 septembre 2017, la journaliste indienne Gauri Lankesh est assassinée à Bangalore, dans l’État du Karnataka, juste avant la publication de son dernier article intitulé « À l’ère des fausses informations ». Elle décryptait la viralité des fake news qui circulaient sur les réseaux sociaux et les mécanismes d’une désinformation dont elle avait déjà saisi la violence et le caractère industriel.

Cinq ans plus tard, avec le projet Story Killers, Forbidden Stories a poursuivi le travail de Gauri Lankesh en enquêtant sur l’industrie globale de la désinformation et sur ses mercenaires. Avant de revenir sur les révélations de Story Killers, il importe de préciser la spécificité de Forbidden Stories. La mission de cette organisation mondiale à but non lucratif de journalistes d’investigation est de poursuivre les enquêtes de reporters assassinés, menacés ou emprisonnés. Forbidden Stories a été créée en 2017 par Laurent Richard, journaliste d’investigation, cofondateur du magazine Cash Investigation.

L’idée est simple : poursuivre à plusieurs l’enquête que certains voulaient censurer, éliminer en éliminant le journaliste. En poursuivant le travail de ceux qui ont été assassinés, nous faisons en sorte que l’information sur laquelle ils travaillaient arrive à destination, et que l’opinion publique ait accès à des informations essentielles pour nos démocraties.

Si l’on se penche sur les enquêtes des reporters assassinés, on constate qu’elles portent souvent sur des sujets majeurs tels que la corruption, le blanchiment d’argent, les violations des droits humains et les crimes environnementaux. En accomplissant notre mission, nous envoyons aux ennemis de la liberté de la presse un message simple : « Vous avez tué le messager, vous ne tuerez pas le message. » Pour poursuivre ces enquêtes aussi dangereuses que fondamentales, nous disposons d’un réseau mondial de 150 journalistes, dont les quatre auditionnés ici avec moi, et de soixante organisations de presse partenaires.

La première enquête de Forbidden Stories était le projet Daphné. Nous avons poursuivi les investigations de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia, assassinée en 2017 dans l’explosion de sa voiture. Elle enquêtait sur la corruption au plus haut niveau de cet État membre de l’Union européenne. Nous avons ensuite mené le projet Green Blood sur les crimes environnementaux et le projet Cartel, lequel reprend le travail de la journaliste mexicaine assassinée Regina Martínez Pérez, qui enquêtait sur les cartels de la drogue et la corruption au Mexique.

Le projet Pegasus est également coordonné par Forbidden Stories. Publiée en juillet 2021, l’enquête a mis au jour un système mondial de cyber-surveillance et le dévoiement du logiciel espion Pegasus, vendu par la société israélienne NSO Group. Parmi les victimes se trouvent des centaines de journalistes, d’opposants politiques, de militants des droits de l’homme, de dissidents. Dans le cadre de cette enquête, nous avons révélé qu’un grand nombre de victimes étaient françaises, notamment le président Macron et la quasi-totalité du gouvernement d’Édouard Philippe.

Pour donner accès à tous à une information que certains ont voulu censurer, la méthode que nous choisissons pour poursuivre les enquêtes est celle de la collaboration journalistique. Elle offre une sécurité, dès lors que nous enquêtons sur des sujets dangereux, qu’un journaliste a été assassiné et que le tueur est toujours en liberté. Elle permet aussi de diffuser le plus largement possible, à travers le monde, ces enquêtes interdites que notre travail consiste à coordonner. Les journalistes sont ainsi invités à partager leurs informations, leurs interviews et les éléments de leurs enquêtes.

Pour le projet Story Killers sur la désinformation, qui est au cœur de la présente audition, nous avons collaboré avec trente médias internationaux, parmi lesquels Radio France, Le Monde, Haaretz, El País, Code for Africa, The Washington Post, The Guardian, Der Spiegel, El Espectador et l’OCCRP – Organized Crime and Corruption Reporting Project. En tout, cent journalistes ont travaillé main dans la main pendant plus de six mois pour faire ce qui n’avait jamais été fait à cette échelle auparavant : dévoiler l’existence d’une industrie mondiale de la désinformation et de mercenaires prêts à vendre des services clés en main au plus offrant, qu’il s’agisse d’hommes politiques, d’hommes d’affaires ou de criminels.

Cette « ubérisation des techniques d’espionnage et de désinformation », selon l’expression très juste de nos confrères du Monde, fait peser un danger majeur sur nos systèmes démocratiques. Les menaces auxquelles nous sommes confrontés sont d’une sophistication extrême. Les acteurs dont nous révélons l’existence sont capables de combiner outils de cybersurveillance, armées numériques de trolls et corruption pour manipuler l’information, décrédibiliser des ONG, des journalistes ou des opposants politiques et déstabiliser des élections démocratiques.

Le phénomène est massif et très inquiétant. D’après un rapport publié par l’Oxford Internet Institute, au moins quatre-vingt-un pays ont recouru à des campagnes organisées de manipulation sur les réseaux sociaux en 2020. Plus de la moitié de ces États ont eu recours à des entreprises privées, dont soixante-cinq ont été identifiées.

Certes, la propagande n’est pas un phénomène nouveau, mais les outils numériques proposés par ces sociétés en modifient la portée et l’efficacité. Comme nous l’a expliqué la chercheuse et spécialiste de la désinformation Emma Bryant, qui a travaillé sur le scandale Cambridge Analytica, nous assistons à la rencontre de deux industries, celle de l’espionnage et celle de l’influence.

Team Jorge, l’officine israélienne revendiquant la manipulation d’une trentaine d’élections dans le monde et ayant travaillé avec Cambridge Analytica, est représentative de ce phénomène. Grâce au travail de Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, et de ses confrères de TheMarker et de Haaretz Gur Megiddo et Omer Benjakob, le projet Story Killers a pu lever le voile non seulement sur l’existence de cette société très secrète, mais aussi sur la panoplie d’outils offerts pour manipuler les opinions publiques, allant de la plateforme numérique de création d’avatars au piratage informatique et des opérations de hack and leak à la création de faux sites internet, en passant par le renseignement plus traditionnel et la manipulation ou la compromission, notamment de journalistes.

Les autres enquêtes que nous avons menées, notamment sur l’entreprise israélienne Percepto, sur des opérations d’influence indienne au cœur de l’Union européenne et sur les sociétés de gestion de réputation permettront, je l’espère, de vous éclairer plus largement sur le nouveau visage de l’industrie de la désinformation, qui vise à fragiliser le socle de nos démocraties.

M. Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France. J’ai enquêté en Israël en compagnie de deux journalistes israéliens d’investigation, sous la supervision du consortium Forbidden Stories et du directeur des enquêtes et de l’investigation de Radio France. De juillet 2022 à janvier 2023, nous avons infiltré deux structures israéliennes spécialisées dans la désinformation.

Nous avons travaillé sous couverture, car ces gens opèrent discrètement, parfois anonymement ou sous pseudonyme. Après y avoir réfléchi en conscience et au nom du droit du public à savoir, nous nous sommes présentés comme des consultants indépendants missionnés par des clients intéressés par les prestations de nos interlocuteurs. Toutes nos rencontres ont été filmées et enregistrées.

La première structure est totalement opaque. Nous l’avons surnommée Team Jorge en raison du surnom de son chef, dont nous avons ensuite révélé l’identité. Team Jorge n’a pas d’existence légale. Elle est composée d’anciens de l’armée ou des services de renseignement de l’État d’Israël. Tous nos interlocuteurs se disent spécialisés dans l’influence. Ils disposent d’outils numériques très performants, qui leur permettent de créer des faux profils sur les réseaux sociaux, très crédibles et indétectables. Ces comptes leur servent à diffuser des messages à la demande de leurs clients. Ils peuvent aussi pirater des messageries Gmail ou Telegram. Nous avons été témoins de la réalité et de l’efficacité de ces dispositifs.

Team Jorge revendique une participation à trente-trois élections dans le monde, dont vingt-sept gagnantes. Nous avons particulièrement enquêté sur la présidentielle au Kenya en août dernier. Team Jorge a aussi revendiqué devant nous la capacité d’activer de vrais journalistes dans de vrais médias, en offrant pour preuve une vidéo de M. Rachid M’Barki, présentateur à BFM TV, qui donnait à l’antenne des informations orientées. D’après nos recoupements, il a effectivement diffusé des informations biaisées après avoir été recruté par un intermédiaire français, M. Jean-Pierre Duthion, lobbyiste à Paris. Alertée par mes soins dans le cadre de l’enquête, la direction de BFM TV a ouvert une enquête interne, licencié son présentateur et porté plainte contre X. Jean-Pierre Duthion a répondu à nos questions, pas M. M’Barki, que nous avons contacté directement et par l’intermédiaire de ses avocats.

L’autre entité que nous avons infiltrée s’appelle Percepto International. Société de communication ayant pignon sur rue, elle a une activité de relations publiques et même de mise en garde du public contre les fausses nouvelles. Elle a aussi une activité parallèle et discrète d’influence. Percepto est dirigée par Royi Burstein, ancien officier supérieur de l’armée israélienne, et par un conseiller en communication très connu en Israël, Lior Chorev, qui a travaillé pour d’importantes personnalités israéliennes. Ils sont secondés par trois collaboratrices d’origine française, dont nous avons établi les identités et les parcours professionnels.

Très actif en Afrique francophone, Percepto utilise des avatars profonds, faux profils de faux journalistes, fausses ONG et faux influenceurs, associés chacun à un site web plus vrai que nature, à une adresse électronique et à un numéro de téléphone portable. Ces avatars servent à diffuser des messages sur les réseaux sociaux et peuvent interagir avec de vrais influenceurs. Par exemple, Royi Burstein nous a proposé d’activer M. Kémi Seba via un avatar, qui pourrait être un faux oligarque russe basé à Monaco. Nous n’avons pas donné suite.

Documents à l’appui, Percepto se vante de diffuser ses messages dans de grands médias par le biais d’articles clés en main. Tel a été le cas d’une tribune publiée dans Valeurs actuelles le 3 août 2020 pour discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), déployé au Burkina Faso à la demande du gouvernement de l’époque. Le CICR était accusé d’être « parrain involontaire du terrorisme ». Cette tribune était signée par un spécialiste français de géopolitique, M. Emmanuel Dupuy. Contacté, il nous a dit ne pas connaître Percepto et avoir reçu les éléments nécessaires à la rédaction de sa tribune de M. Samuel Sellem, un Franco-Israélien qu’il présente comme le conseiller en communication du président de l’époque, M. Roch Marc Christian Kaboré. MM. Sellem et Kaboré ne nous ont pas répondu.

Une fois ces infiltrations terminées, Forbidden Stories et la cellule des enquêtes et de l’investigation de Radio France ont contacté Team Jorge et Percepto, formellement, à plusieurs reprises. Nous leur avons proposé des interviews en bonne et due forme. Percepto nous a répondu de façon partielle ; Team Jorge n’a pas répondu à nos questions.

M. Maxime Tellier, journaliste à Radio France. J’ai enquêté sur une start-up basée à Toulouse, Getfluence, qui propose à ses clients de faire publier des articles publicitaires dans des médias d’information sans afficher une mention indiquant que leur contenu a été acheté, ce qui est illégal en France, la loi imposant de signaler les publicités au lecteur. Getfluence est un site internet présentant un catalogue mettant en relation des sites de médias avec des annonceurs. Il propose une option assez sulfureuse, et même illégale, permettant de sélectionner les sites où l’on peut publier des articles publicitaires sans le signaler au lecteur.

Au cours de cette enquête, j’ai rencontré l’ex-salarié d’une agence d’influence qui a beaucoup utilisé cette option. Inscrit en tant que client, donc en tant qu’annonceur, il a publié des articles pour le compte de ses clients, parmi lesquels figurent le Maroc et une ex-république soviétique.

Ces articles, que nous avons consultés, visent à promouvoir un client ou à dénigrer des opposants. Publiés sur des sites peu connus, ils atteignent leur objectif s’ils sont bien référencés sur les moteurs de recherche et partagés sur les réseaux sociaux, ce qui permet de réduire la visibilité d’informations dérangeantes pour les clients de l’agence d’influence. Ces articles sont parfois utilisés pour modifier des pages Wikipédia, où ils sont cités comme des sources légitimes. Ils constituent une façon de blanchir l’information.

Getfluence offre toujours cette option. Cette faille n’a pas échappé aux acteurs de la désinformation. Il est fort possible qu’elle soit toujours utilisée.

M. Florian Reynaud, journaliste au journal Le Monde. Au Monde, nous avons notamment enquêté sur l’infrastructure technique et sur les faux comptes utilisés par Team Jorge. Même en l’absence de réponse de l’entreprise, les informations collectées par nos confrères de Radio France, de Haaretz et de TheMarker nous ont permis de trouver un point d’observation partiel mais précieux sur ces opérations. Grâce aux exemples de comptes fournis par Team Jorge, nous avons pu reconstituer en partie le réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux géré par l’entreprise, par le biais de sa plateforme AIMS – Advanced Impact Media Solutions.

Pour identifier ces avatars, qui sont des faux profils sur Facebook, Twitter ou Reddit, nous avons cherché à isoler des exemples de « comportements inauthentiques coordonnés », selon la terminologie utilisée par les grandes plateformes. Il s’agit d’identifier les groupes de comptes automatisés faisant en général la promotion de certaines informations, fausses ou non. Notre méthodologie a consisté à identifier les comptes partageant des liens spécifiques, en général dans un laps de temps réduit, et dont l’activité semblait automatisée.

Ce travail nous a permis d’identifier de nombreux sites web, utilisés ou parfois directement créés par Team Jorge dans le cadre de ses campagnes de dénigrement ou de désinformation. Team Jorge revendiquait le contrôle de 40 000 avatars. Nous en avons identifié environ 2 000, ce qui a suffi à nous donner une vision instructive de ses clients présumés, parmi lesquels figurent des acteurs politiques, par exemple d’Indonésie ou du Mexique, et de leurs activités, notamment des campagnes à destination d’un public français, relatives au Qatar ou aux sanctions contre la Russie dont elles visent à saper le soutien.

M. Damien Leloup, journaliste au journal Le Monde. M. Reynaud et moi-même travaillons depuis longtemps sur la désinformation au sein des réseaux sociaux. Trois caractéristiques du fonctionnement de AIMS et de Team Jorge nous ont particulièrement intrigués.

D’abord, le degré de sophistication technique qu’ils atteignent est assez notable. Pour créer ses faux comptes, Team Jorge a recours à des méthodes assez élaborées, qui lui permettent de contourner les protections des grands réseaux sociaux. Par ailleurs, la plateforme est en constante évolution. D’après les constatations de nos confrères sur place, elle a intégré un outil d’intelligence artificielle pour automatiser l’écriture des messages de propagande ou de désinformation.

Ensuite, nous avons fait le constat, un peu contre-intuitif compte tenu de l’ampleur de ce réseau et de sa sophistication, que certaines de ses campagnes ont une efficacité très limitée, voire nulle. Dans de nombreux cas, les faux comptes animés par Team Jorge communiquent entre eux sans jamais réussir à susciter l’intérêt du grand public. En revanche, si ces campagnes font intervenir de faux documents ou des projets assez élaborés pour détruire la réputation d’une personne, les dégâts causés peuvent être considérables.

Enfin, le plus surprenant pour nous a été de constater que de très nombreux clients de ces services sont des acteurs privés. On a l’habitude de penser la désinformation en termes de rapports interétatiques et d’action des services de renseignement. Nous avons trouvé des entreprises, des hommes d’affaires, des personnes mises en cause par la justice de leur pays. Ce constat est assez inquiétant : les services de ce genre sont désormais à la portée de quiconque a les moyens de se les offrir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je salue, au nom des membres de la commission d’enquête, la mémoire des journalistes décédés dans l’exercice de leur métier. Leur sacrifice pour défendre nos valeurs et faire vivre nos démocraties est trop rarement évoqué dans le débat public. Nous avons tendance à oublier les dangers qui les guettent, même dans des démocraties proches de la nôtre.

D’après l’un des articles que vous avez diffusés, les acteurs que vous mentionnez s’abstiennent de viser trois pays : Israël, la Russie et les États-Unis. Pourquoi ?

M. Frédéric Métézeau. Ils ne visent pas Israël, où ils vivent, afin de ne pas tomber sous le coup de la loi israélienne.

Ils ne touchent pas à la politique américaine à l’échelon national car le FBI et les commissions d’enquête parlementaires américaines, très puissants, peuvent aller fort loin dans leurs investigations, avec à la clé des sanctions judiciaires potentiellement très lourdes, incluant une interdiction d’activité sur le sol américain, ce qui est très ennuyeux pour un acteur de la high-tech israélienne.

Quant à la Russie, il s’agit d’un pays en guerre dirigé par un régime autoritaire. Par nature, et plus encore dans le contexte de la guerre en Ukraine, y faire de la désinformation est impossible.

Mme Sandrine Rigaud. La société israélienne NSO Group observe la même liste d’exclusion, augmentée de l’Iran et de la Chine. Pourtant, l’outil Pegasus a été testé par le FBI et par les autorités israéliennes. Il faut distinguer le discours géopolitique des entreprises de la réalité du commerce. En l’espèce, les propos des dirigeants de Team Jorge n’ont pas été vérifiés de façon indépendante. Ils ont été tenus lors d’un rendez-vous.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous dresser une cartographie des pays ou des zones géographiques particulièrement ciblés ? Les pays européens ont-ils été particulièrement ciblés ou victimes, notamment lors d’élections récentes ? Qu’en est-il de la France ?

M. Frédéric Métézeau. Team Jorge revendique des opérations en Amérique latine, en Afrique, en Asie… En Europe, ils mentionnent le référendum catalan de 2014, mais aucun scrutin français – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas intervenus. Mais, dans les informations que nous avons collectées, rien ne l’indique.

Quant à Percepto International, ils nous ont beaucoup parlé de l’Afrique francophone ; mais cela correspond à la demande que nous leur avions adressée.

Mme Sandrine Rigaud. L’analyse par nos confrères du Monde des campagnes menées grâce à la plateforme AIMS et à ses bots a permis d’identifier une vingtaine d’autres campagnes.

M. Damien Leloup. Les réseaux sociaux constituent un miroir déformant : toutes les campagnes n’en font pas usage, ou alors dans des proportions assez modestes. Parmi la vingtaine de campagnes que nous avons identifiées, certaines ont des connotations politiques, mais c’est assez limité, et elles se sont plutôt déroulées en Amérique latine ou en Afrique, mais pas en Europe. S’agissant d’entreprises privées, les opérations revêtent plutôt un caractère économique et financier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous le disiez, ces procédés sont de plus en plus utilisés par des acteurs privés. En avez-vous identifié en Europe, en particulier en France, qui seraient susceptibles d’influencer le débat public ?

M. Damien Leloup. Il y a deux opérations auxquelles on peut penser.

La première, que nous soupçonnons être l’œuvre d’un acteur privé, s’est déroulée dans le secteur du yachting à Monaco. Pour résumer à très grands traits, cette opération assez complexe visait d’une part à dénigrer certaines sociétés du secteur et d’autre part à diffuser le message que les sanctions imposées à des oligarques russes, propriétaires de yachts, par la France et l’Union européenne étaient inutiles, voire contre-productives, parce qu’elles s’attaquaient aux mauvaises personnes et qu’elles allaient détruire des emplois. C’est une campagne élaborée qui sortait largement des réseaux sociaux en faisant intervenir aussi de faux articles publiés dans des médias contre rémunération, au moins une séquence diffusée à l’antenne de BFM TV durant la nuit, et même deux vraies-fausses manifestations organisées l’une à Londres, l’autre à Monaco, durant lesquelles des acteurs font mine de manifester ou de distribuer des tracts pendant quelques minutes, le temps d’être filmés, pour que les commanditaires disposent d’une vidéo qu’ils peuvent diffuser. C’est un exemple intéressant de campagne qui mêle intérêts économiques privés et dimension politique.

M. Florian Reynaud. La seconde, c’est une campagne qui utilisait de faux comptes sur les réseaux sociaux, appartenant prétendument à des internautes français ; elle ciblait principalement M. Ali Bin Fetais Al-Marri, procureur général du Qatar. Il s’agissait de prétendre que cet homme était visé en France par des enquêtes sur des biens mal acquis et des faits de corruption. Ces faux comptes utilisaient aussi de fausses distributions de tracts et des sujets diffusés dans l’édition de la nuit de BFM TV.

Libération a enquêté sur le sujet et il semble qu’à l’origine de cette opération, on trouve des officiels bahreïniens ou des personnes proches des intérêts de Bahreïn qui, en raison d’un contentieux territorial datant de 2001, ont voulu s’attaquer à M. Al-Marri. Pour cela, ils ont notamment approché des journalistes français. Une source a fait passer à un journaliste du Monde des informations sur M. Al-Marri, sur des biens mal acquis et des faits de corruption, et l’a fortement incité à enquêter en ce sens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La première campagne que vous citiez se concentrait-elle sur le monde nautique ou bien débordait-elle aussi sur les autres sanctions qui ciblaient la Russie ?

M. Damien Leloup. À ma connaissance, elle s’en est tenue aux saisies de yachts, ce qui était assez cohérent avec le comportement des faux comptes utilisés à cette occasion. Une action très précise visait des acteurs du yachting, notamment une entreprise britannique, et tentait de faire passer le message que les sanctions étaient contre-productives, notamment les saisies de yachts.

Nous restons très prudents puisque, je le disais, nous avons identifié environ 2 000 faux comptes quand Team Jorge en revendique 40 000 : il est possible que des pans entiers d’une campagne nous aient échappé.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez publié une longue série d’enquêtes. Pouvons-nous nous attendre à de nouvelles révélations ?

Mme Sandrine Rigaud. Pour des raisons de sécurité, nous ne communiquons jamais sur les enquêtes en cours. Nous continuons à travailler ; nous sommes une centaine, ce qui permet de suivre énormément de pistes. Si une information intéresse suffisamment de partenaires, elle sera publiée par le consortium.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. À suivre, donc !

La plateforme AIMS a-t-elle été créée par Team Jorge, ou bien existe-t-elle indépendamment de son utilisation intensive par cette société israélienne ?

Mme Sandrine Rigaud. Ils en revendiquent la paternité. On trouve une brochure commerciale qui en vante les mérites dans les documents relatifs à Cambridge Analytica, puisque Team Jorge a travaillé, probablement comme sous-traitant, avec cette société – ce détail nous a d’ailleurs permis de confirmer l’identité de Tal Hanan.

Techniquement, il est possible que la création de la plateforme ait été sous-traitée. Mais ils la présentent bien comme leur propre produit. Ils sont néanmoins capables d’utiliser des brochures de sociétés israéliennes comme Rayzone, qui vend des outils d’Osint – renseignement d’origine sources ouvertes –, en effaçant les logos pour se les approprier… Il est donc difficile de savoir ce qu’ils développent, ce qu’ils acquièrent, ce qu’ils sous-traitent.

Mme Anne Genetet (RE). Merci de ce travail considérable, aussi édifiant qu’inquiétant et très utile à nos sociétés démocratiques.

Le consortium rassemble une centaine de journalistes. Ces ingérences ont-elles eu des conséquences sur vos vies ? Avez-vous fait l’objet de menaces, rencontré des difficultés pour exercer votre travail ? Certains parmi vous ont-ils baissé les bras ?

Comment nous, parlementaires, pouvons-nous vous aider à poursuivre votre mission ?

Vous avez parlé de trois pays exclus pour des raisons juridiques. Quels sont les outils utilisés dans ces pays ? Constituent-ils une entrave à la liberté d’expression, et pourquoi ne les utiliserions-nous pas ?

Enfin, vous avez cité Wikipédia, encyclopédie à laquelle de nombreux jeunes, notamment, se réfèrent. Quelles ingérences, quelles pressions subit cet outil ? Wikipédia est-elle vraiment fiable ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je prolonge cette dernière question : constatez-vous une évolution de Wikipédia depuis quelques années ?

Mme Sandrine Rigaud. Les menaces qui pèsent sur les journalistes sont multiples. Nous travaillons beaucoup avec des journalistes latino-américains, qui subissent souvent des menaces physiques. Les campagnes de dénigrement en ligne et la violence des réseaux sociaux constituent bien une menace. L’analyse des données rassemblées par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) depuis 2017 montre qu’un journaliste assassiné sur quatre avait fait l’objet d’une campagne de harcèlement. Ce n’est pas toujours lié, mais ces campagnes alimentent une haine dans la vraie vie.

On sait que les assassins de Gauri Lankesh, qui enquêtait sur le nationalisme et l’extrême droite en Inde, ont fait l’objet d’un lavage de cerveau : on leur a passé en boucle des vidéos YouTube, montées, de Gauri Lankesh, pour leur faire croire qu’elle était ennemie de la religion.

Beaucoup des journalistes de Forbidden Stories travaillent dans des pays où ils peuvent accomplir librement leur mission – c’est le principe même du consortium : des journalistes d’Europe ou d’Amérique du Nord peuvent aider d’autres journalistes qui sont dans des zones plus compliquées. Certains de nos collègues ont été attaqués sur les réseaux sociaux, par exemple en Inde, à la suite de la publication des enquêtes Story Killers. Nous restons très vigilants.

Nous avons publié une enquête sur Ghada Oueiss, journaliste libanaise très violemment attaquée par des trolls et des influenceuses américaines financés par l’Arabie saoudite. Cela montre que ces phénomènes sont mondiaux.

Les journalistes ne sont bien sûr pas les seules victimes de campagnes de dénigrement : des militants, des droits de l’homme, notamment, et des opposants politiques sont concernés. Et cette violence en ligne a des conséquences bien réelles.

M. Frédéric Métézeau. Il y a en effet trois pays où Team Jorge nous dit ne pas intervenir.

S’agissant de la Russie, les choses sont assez claires : le régime russe n’étant pas une démocratie, il lui est très facile de réprimer tant des propagateurs de fausses nouvelles que des journalistes. Être journaliste en Russie est très compliqué. L’arsenal juridique de la répression est très développé, mais je ne pense pas que ce soit un modèle à adopter.

En ce qui concerne les États-Unis, c’est un grand pays de liberté de la presse, mais l’affaire Wikileaks a aussi montré que des lanceurs d’alerte peuvent y être mis en prison. On voit qu’en cas de suspicion de fake news ou d’ingérences étrangères, une machine sophistiquée peut s’y mettre en route : on peut nommer un procureur spécial, comme Robert Mueller après l’élection de Donald Trump ; les commissions d’enquête du Congrès ont des moyens d’investigation bien plus importants que leurs homologues françaises – cela pourrait d’ailleurs être une piste à creuser pour faire changer les choses un jour.

Souvenons-nous qu’après l’élection de Donald Trump, une enquête a été très vite ouverte et qu’elle a mené à une procédure d’impeachment. Certes, celle-ci n’est pas allée à son terme, mais les moyens d’investigation ont été colossaux. Y a-t-il pour autant moins de fake news aux États-Unis qu’ailleurs ? Je n’en suis pas sûr, mais Team Jorge y réfléchit à deux fois avant d’agir.

En ce qui concerne enfin Israël, c’est beaucoup plus simple : si la justice israélienne doit un jour s’en prendre à eux, elle pourra facilement aller les chercher à leur domicile. De plus, Israël est un tout petit pays. Si vous voulez continuer à travailler avec des start-up, des acteurs de la tech ou des médias, il vaut mieux faire profil bas.

M. Damien Leloup. J’ajoute que le renseignement militaire, puis l’ensemble des services de sécurité des États-Unis ont changé de doctrine depuis quelques années. Ils appliquent vraiment le name and shame : quand ils découvrent une cyberattaque, une tentative d’ingérence ou une opération psychologique qui visent les États-Unis, ils mènent l’enquête, et même s’ils savent que les responsables ne seront jamais arrêtés – parce que ce sont des agents russes ou chinois qui ne vont pas sortir de leur pays, par exemple –, ils donnent leur identité, ils rendent publiques les mises en examen. Ils font des exemples en montrant qu’ils savent qui est qui, qui fait quoi, et que l’impunité totale n’existe pas puisque les personnes visées sont surveillées, auront du mal à sortir de leur pays, devront changer d’identité.

Nous avons l’impression que cette doctrine a des conséquences dans la sphère cyber : ce geste qui peut paraître symbolique ennuie beaucoup les services de renseignement qui s’attaquent aux États-Unis. Dans la sphère commerciale, c’est sans doute encore bien pire. Il suffit de penser à l’impact des sanctions du Trésor américain contre les entreprises soupçonnées de collaborer à l’effort de guerre russe : une entreprise peut être détruite du jour au lendemain.

M. Maxime Tellier. Ces campagnes de désinformation sont des batailles du référencement : figurer dans les pages qui arrivent en premier dans les résultats de Google – quasiment le seul moteur de recherche utilisé dans notre pays –, c’est très important. Wikipédia est souvent très haut dans ces résultats, ce qui en fait un enjeu majeur.

Sur Wikipédia, les utilisateurs peuvent consulter les sources citées par un article, et si elles vous paraissent discutables, vous pouvez poser des questions. Wikipédia a aussi annoncé un dispositif « antipub », qui vise à lutter contre les acteurs qui modifient des pages pour des raisons autres que l’information.

On voit dans l’écosystème de la désinformation les méthodes les plus extrêmes, comme celles de Percepto et de Team Jorge, mais aussi beaucoup de flou. En particulier, la limite entre publicité et information n’est pas toujours claire. Quand on ne fait pas respecter la loi, c’est-à-dire quand on n’oblige pas tous les acteurs à signaler comme tel un contenu publicitaire, des acteurs de la désinformation peuvent agir. Il faudrait donc peut-être commencer par faire respecter la loi et obliger chacun à signaler les contenus publicitaires, achetés, qui ont un autre but que l’information.

M. Florian Reynaud. Google travaille énormément sur la question du référencement : ils savent bien que de nombreux acteurs cherchent à manipuler leurs algorithmes, à les détourner pour faire mieux apparaître, ou au contraire cacher, des résultats.

Notre consortium a ainsi travaillé sur la société espagnole Eliminalia, dont l’une des activités est de publier de nombreux articles sur ses clients pour faire descendre dans les pages Google les résultats rappelant des activités illégales ou des condamnations. Inversement, Team Jorge comme d’autres acteurs peuvent agir pour salir durablement la réputation d’une personne en publiant de faux articles. C’est une tactique vieille comme le monde mais encore bien vivante – contre laquelle Google tente de lutter.

Mme Sandrine Rigaud. Eliminalia est une société de gestion de réputation qui propose de faire disparaître tous les contenus négatifs et de faire remonter tous les contenus positifs. Ses méthodes sont effrayantes. En particulier, elle dévoie les lois de protection des données personnelles, comme le règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe en copiant des contenus qu’elle antidate pour ensuite signaler les articles originaux comme copiés, et les faire supprimer à ce titre de façon quasi-automatique. Le recours à cette méthode est assez systématique.

Ils créent aussi de faux sites, utilisent des milliers de faux noms de domaine. Ils copient les sites du Monde, de Forbidden Stories, de Radio France, ils pompent du contenu en le modifiant légèrement pour le faire passer pour légitime. Ils essaient ainsi de tromper l’algorithme de Google.

Il est intéressant de se pencher sur ces techniques sophistiquées, car Google est aujourd’hui, même pour des journalistes, l’un des principaux moyens de s’informer.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Merci pour vos enquêtes, dont les révélations sont inquiétantes.

Plusieurs de ces entreprises sont israéliennes. Cela est-il lié à l’excellence en matière informatique de ce pays, ou bien y a-t-il d’autres raisons ? Connaissez-vous d’autres sociétés qui feraient le même travail dans d’autres pays ?

Avez-vous des recommandations à formuler pour lutter contre ces ingérences et ces manipulations ?

M. Frédéric Métézeau. Plusieurs paramètres permettent d’expliquer la forte présence d’entreprises israéliennes dans nos enquêtes.

Le premier, vous l’avez évoqué, c’est l’excellence en matière numérique. On surnomme Israël la « start-up nation ». C’est un pan très important de l’économie.

Le deuxième, c’est une culture militaire et une culture du renseignement. Beaucoup d’Israéliens font un service militaire, et beaucoup sont passés par les services de renseignement : on pourrait citer l’unité Shmone-Matayim, souvent appelée « unité 8 200 », qui emploie souvent de très bons cerveaux, lesquels, parfois, créent ensuite leur start-up. Cette culture du secret et de l’organisation militaire renvoie à un savoir-faire qui peut jouer un rôle. La durée du service militaire est de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes : cela peut former l’esprit.

Le troisième, qui appelle un parallèle avec les États-Unis, c’est qu’Israël est un pays de migrants. Des Juifs du monde entier sont venus s’installer ici, et les gens ont très souvent deux cultures : ils parlent parfaitement, sans aucun accent, la langue de leur pays d’origine – l’anglais, le français, le russe, le roumain, l’espagnol… Toutes les langues du monde sont représentées. Cela rend facile d’écrire, de faire passer des messages, de passer pour quelqu’un de ce pays d’origine – que vous êtes au demeurant. Pour diffuser des fake news, vous pouvez plus facilement vous créer une fausse identité.

Le dernier, c’est qu’Israël est un pays qui doit se battre sur plusieurs fronts : un front militaire et sécuritaire, mais aussi un front en matière de réputation. Depuis longtemps, les Israéliens doivent justifier et défendre leur existence même – qui n’est toujours pas une évidence. Il y a ici une vraie culture de ce que l’on appelle en hébreu la hasbara, c’est-à-dire l’explication, l’argumentation, la capacité à faire passer des messages. C’est un élément central de la culture des élites israéliennes. Eux parlent de « diplomatie publique », d’autres parlent de propagande : tout dépend de quel point de vue on se place.

M. Florian Reynaud. On parle en effet beaucoup de l’excellence israélienne dans le domaine cyber, notamment en matière d’offensive, mais il ne faut pas oublier que de nombreux acteurs européens – y compris français – ont été épinglés dans des enquêtes ces dernières années. C’est par exemple le cas de Hacking Team, qui a été accusée au milieu des années 2010 de vendre des logiciels espions à des régimes autoritaires.

Mme Sandrine Rigaud. Nous avons fait débuter notre enquête par l’assassinat de Gauri Lankesh parce que l’Inde est l’un des laboratoires de la désinformation. L’un des premiers scandales concerne la société indienne Aglaya, qui vendait dès 2016 la panoplie des services de weaponized information offerte par Team Jorge.

D’autres sociétés indiennes proposent désormais ces services et, dans la mondialisation industrielle caractérisée par la division du travail, les Indiens sont devenus des spécialistes du piratage informatique. Il est probable, d’ailleurs, que de nombreuses sociétés israéliennes de désinformation leur sous-traitent des opérations de cette nature.

Des entreprises françaises vendent des services très proches de ce qui est proposé en Israël, notamment Avisa Partners, qui a été la cible de révélations de Mediapart. Il y a eu l’affaire de la société Ureputation, qui fournissait une « armée numérique » au PSG, et évidemment la société britannique Cambridge Analytica, devenue le symbole de la désinformation.

Israël n’a pas le monopole de la désinformation. Ce qui nous intéressait, c’était précisément le caractère de plus en plus mondialisé de cette industrie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le terme d’ubérisation a été utilisé. Je ne suis pas certaine que les tarifs pratiqués soient toujours tirés vers le bas, compte tenu de la sophistication des moyens déployés et de leur caractère massif. Mais il est vrai qu’un univers concurrentiel opaque s’installe et qu’une forme de division du travail par zone géographique est à l’œuvre, le coût du travail entrant en ligne de compte.

On assiste au développement d’une industrie où des acteurs privés en mandatent d’autres pour déstabiliser, influencer et régler des comptes. À cet égard, l’affaire des deux hommes d’affaires biélorusses qui est relatée dans l’enquête est tout simplement affligeante.

Un grand nombre des opérations complexes décrites dans votre enquête se déroulent en Afrique. En tant que députés nous regardons de manière très attentive ce qui s’y passe. Nous n’ignorons pas la lutte que mènent des puissances, des réseaux et des milices pour s’en prendre à la France et à ses intérêts.

Puisque les manipulateurs peuvent parfois être manipulés, percevez-vous l’influence d’États étrangers derrière certaines opérations menées par Team Jorge ? Elles pourraient être inspirées, voire financées, par exemple, par le pouvoir russe, lequel ne fait pas mystère de ses menées contre la place de la France en Afrique.

M. Florian Reynaud. Il est peu probable que des services de renseignement ou des militaires russes, voire des acteurs privés proches du pouvoir comme le groupe Wagner emploient des entreprises de ce type, pour la simple raison qu’ils disposent déjà d’outils « maison » très efficaces, de capacités bien établies et d’une vaste expérience dans le domaine des opérations d’influence et de piratage. J’ai donc du mal à imaginer qu’ils aient recours à des sous-traitants tels que Team Jorge en Afrique francophone.

Récemment, d’ailleurs, on a pu voir que des opérations de piratage ou de désinformation ciblant des intérêts ou des personnalités français étaient plutôt conduites, a priori, par des acteurs étatiques : en témoignent les Macron Leaks en 2017 ou le récent piratage de Charlie-Hebdo, attribué par Microsoft à un acteur iranien.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je poserai la question de la rapporteure d’une autre manière. On sait que la Russie et ses sbires disposent de moyens d’influence en Afrique. Mais peut-on imaginer qu’ils mènent, à titre complémentaire, des actions différentes grâce à des relais installés dans une démocratie ? Ces initiatives seraient beaucoup moins facilement identifiables que celles du groupe Wagner.

M. Frédéric Métézeau. Lors de l’enquête sur le volet israélien, menée avec Gur Megiddo et Omer Benjakob, nous n’avons pas établi de lien entre Percepto International, Team Jorge et la Russie. Cela dit, on peut très bien envisager que certaines opérations sont menées par des idiots utiles de la Russie.

Quand Percepto active, grâce à un intermédiaire, un chercheur français afin qu’il publie, dans Valeurs actuelles, une tribune où l’action de la Croix-Rouge internationale au Burkina Faso se trouve mise en cause, cela déstabilise ce pays – dont on connaît l’importance pour la France – et alimente un sentiment anti-occidental très fort. Ces gens peuvent très bien être des alliés objectifs de la propagande russe, même s’ils n’ont pas été actionnés par la Russie.

Les interlocuteurs israéliens avec qui j’ai parlé dans le cadre de l’infiltration de Percepto International comprennent très bien le langage anticolonial repris par certains Africains et par les Russes. Quand Royi Burstien nous a proposé d’activer Kémi Séba si nous le souhaitions il nous a précisé que l’un d’eux se ferait passer, comme par hasard, pour un oligarque russe installé à Monaco, car ils savent que Kémi Séba a des liens très forts avec la Russie.

Autre exemple : Royi Burstien se vante d’avoir une collaboratrice française capable d’activer des influenceurs africains hostiles à la France, qui, même s’ils ne sont pas téléguidés par la Russie, tiennent des discours tout à fait en phase avec ceux de Wagner.

Mais, une fois encore, nous n’avons pas établi de lien entre, d’une part, les deux structures israéliennes que sont Percepto International et Team Jorge et, d’autre part, l’État russe ou ses satellites.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il de la réaction des démocraties occidentales face aux activités que vous avez décrites ? J’ai l’impression qu’il n’y en a aucune.

Que pense le gouvernement israélien du fait que des sociétés opèrent depuis leur pays contre les intérêts d’autres puissances au profit d’acteurs privés, y compris pour discréditer des alliés d’Israël, dont la France ? D’autres puissances qui ont des intérêts en Afrique sont également des alliés d’Israël, et certains pays africains entretiennent eux-mêmes des relations diplomatiques cordiales avec cet État.

Les États-Unis se sont-ils intéressés à ces comportements ? On sait qu’ils disposent d’une législation extraterritoriale de lutte contre la corruption, à laquelle peuvent s’apparenter certaines stratégies mises en place par les organismes dont nous parlons, qui peuvent aussi l’utiliser pour mener à bien leurs méfaits dans les pays ciblés. Et je n’ai encore vu aucune mesure de rétorsion des démocraties occidentales face à ces actions.

Mme Sandrine Rigaud. Malheureusement il n’y a pas eu beaucoup de réactions, et je ne crois pas que Tal Hanan ait été poursuivi en Israël.

M. Frédéric Métézeau. Je vous confirme qu’à ce stade il n’y a eu aucune réaction de la police ou de la justice israélienne s’agissant de Tal Hanan ou de ses collaborateurs.

Il faudrait poser la question au Premier ministre Benyamin Netanyahou, au ministre de la justice ou à celui de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, qui a la tutelle sur la police israélienne. Aucune enquête n’a été ouverte pour l’instant.

Un avocat israélien qui défend la liberté d’expression et s’oppose au fichage et à l’accumulation des données numériques a officiellement sollicité l’équivalent du directeur général de la police nationale, sans que cela ait été suivi d’effet à l’heure où je vous parle.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Y a-t-il eu une réaction américaine ?

Par-delà l’attitude des autorités ou des juridictions, cette affaire suscite-t-elle un débat public en Israël au sein de la société civile, notamment de la part des associations de lutte contre la corruption ?

J’ai l’impression qu’il n’y a eu, dans nos démocraties, aucune réaction à la hauteur de vos révélations aussi graves qu’édifiantes.

M. Frédéric Métézeau. Ce qui est aujourd’hui au centre des préoccupations israéliennes, ce sont la réforme du système judiciaire, la situation sécuritaire intérieure extrêmement dégradée et les inquiétudes concernant le nucléaire iranien. Il n’y a donc pas eu beaucoup de débats à la suite de notre enquête. La société civile est mobilisée sur bien d’autres sujets.

On peut se dire que, dans le cadre de la mobilisation contre la réforme judiciaire proposée par la droite et l’extrême droite du gouvernement Netanyahou, les gens dénoncent la corruption, la manipulation et la diffusion de fausses nouvelles. Le Premier ministre est en ce moment jugé pour corruption, mais il a eu les faveurs des Israéliens lors des dernières élections…

Notre enquête a été bien reprise par la presse, notamment dans Haaretz et d’autres journaux, et plusieurs de mes confrères ont été invités à la télévision israélienne pour en parler. Alors que nous avons démontré le caractère tentaculaire de ces pratiques édifiantes, il n’y a pas eu de prise de conscience particulière – quand bien même la société civile israélienne est très mobilisée sur les sujets que j’ai évoqués.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je reviens à la charge car vous n’avez pas répondu à ma deuxième question, à laquelle, au demeurant, vous n’avez peut-être pas de réponse : quelles sont vos préconisations pour contrecarrer les ingérences et la manipulation de l’information dans l’espace numérique ?

M. Damien Leloup. Tant qu’il n’y aura pas de conséquences pour ceux qui ont recours à ce type de services – qui, au sens large, vont de la désinformation au cyber-espionnage en passant par le piratage de téléphones –, je suis convaincu que cela continuera. On peut prendre toutes les précautions que l’on veut, la course technologique est permanente et les pirates ont souvent un bon coup d’avance.

Je demeure convaincu que le fait d’identifier et de nommer les responsables de ce type d’action a son importance, y compris quand on sait qu’on ne pourra pas forcément les faire comparaître devant un tribunal en France ou même au sein de l’Union européenne.

Je suis un peu étonné que, sept ans après les Macron Leaks, nous n’ayons toujours pas de nouvelles de l’enquête menée sur ce qui constitue a priori la plus grave tentative d’ingérence contre la démocratie française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si on ne dit pas aux Français ce qui s’est passé en publiant les conclusions de l’enquête menée par les services de renseignement et la police tout en mettant en garde les auteurs présumés de ces opérations, elles continueront.

Mme Sandrine Rigaud. L’une des questions posées est la responsabilité des plateformes. Damien Leloup et Florian Reynaud ont identifié une vingtaine de campagnes coordonnées de désinformation à la suite desquelles Twitter et Meta ont fermé les comptes incriminés ; mais, pour les détecter, les plateformes disposent de moyens bien plus grands que les journalistes. Meta y travaille ; quant à Twitter, le changement de direction conduit à s’interroger sur son engagement en la matière.

Il faut aussi s’interroger sur le détournement du RGPD – règlement général sur la protection des données – ou sur la possibilité d’acheter des centaines de noms de domaine pour produire du contenu. Faut-il y apporter une réponse d’ordre réglementaire ? Quoi qu’il en soit, ce sont des points sur lesquels il est possible d’agir.

M. Frédéric Métézeau. S’agissant des pressions à exercer sur les plateformes, je n’ai pas la même analyse que mes confrères du Monde.

En France, comme dans la plupart des pays, il est interdit de fabriquer un faux passeport et de s’en servir pour voyager. Or fabriquer un faux profil sur internet revient à se doter d’un faux passeport pour intervenir sur les réseaux sociaux ; et cela n’est puni d’aucune manière. Je peux créer sans risque un faux profil sur Twitter, et ce réseau ne risque rien s’il le laisse ensuite prospérer. Il n’est pas simple de tracer un profil, certes, mais les confrères du Monde y sont arrivés.

Selon moi, la question de l’anonymat sur internet et de la fabrication de faux profils doit être remise sur la table. La chose est très compliquée techniquement, je le sais bien, et il convient peut-être de la traiter au niveau des plateformes ; mais il est nécessaire d’y réfléchir car les faux profils sont assimilables à de faux papiers d’identité permettant de faire passer des messages sur les réseaux sociaux.

Lorsqu’on lit les commentaires des articles sur des sites d’organes de presse, on voit bien qu’un certain nombre d’adresses de contributeurs sont constituées seulement de suites de chiffres et de lettres. Tout cela semble vraiment émaner de robots.

M. Damien Leloup. Nous en avons débattu et nos positions sont radicalement opposées.

Pour notre part nous restons très attachés à la possibilité de préserver l’anonymat en ligne, qui ne pose pas de problème en lui-même. Cela peut sembler paradoxal après des mois passés à essayer de le lever pour un certain nombre de comptes sur les réseaux sociaux, mais il s’agit ici de protéger une liberté fondamentale. Dans certains pays, c’est l’anonymat qui permet à des journalistes de travailler. Plus globalement, l’anonymat reste un droit pour chacun.

Il n’en faut pas moins fixer une limite, bien entendu, et, pour nous, elle se situe au niveau du comportement. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais c’est l’infraction qui justifie le retrait du permis de conduire. Il en va à peu près de même pour les comptes anonymes ou sous pseudonyme : tant que la loi et les règles de la plateforme sont respectées, il n’y a pas de raison de les fermer. Mais si vous utilisez 500 faux comptes de manière coordonnée pour diffuser de fausses informations et mener une opération d’influence, c’est un vrai problème et vous devez être sanctionné.

Mme Anne Genetet (RE). Deux approches sont donc possibles. Soit on lutte contre l’anonymat – ce qui peut ne pas être suffisant –, soit on l’autorise et on réprime les contenus et les méthodes dénoncés dans votre enquête. Mais, dans cette seconde hypothèse, la protection de la démocratie n’exige-t-elle pas une mobilisation accrue des ressources humaines dédiées au contrôle des contenus ? Et que faire face à la difficulté de définir un faux contenu ?

M. Florian Reynaud. Beaucoup de grandes entreprises détentrices de plateformes, comme Meta ou Google, disposent en interne de services qui, comparables aux services de contre-espionnage, traquent l’activité de certains groupes, qu’ils soient étatiques ou cybercriminels. Pour lutter contre l’ingérence, ces plateformes se concentrent sur le caractère coordonné des comportements plutôt que sur la véracité des contenus. Leur travail consiste par exemple à détecter que 350 comptes qui ont été créés avec des adresses IP similaires, ou dont les adresses mail utilisent le même fournisseur d’accès, partagent le même contenu dans un laps de temps réduit pour le rendre plus visible sur la plateforme de manière coordonnée, automatisée et inauthentique. Facebook publie ainsi chaque trimestre, sur son site, des rapports sur les opérations de désinformation ou de déstabilisation politique qu’il a pu identifier et qui ont donné lieu à la désactivation de centaines de comptes.

De même, nous ne cherchions pas à savoir si les comptes de Team Jorge étaient faux, mais à vérifier s’ils publiaient le même contenu pendant quelques jours pour le mettre en avant de manière artificielle et en utilisant les mêmes mots clés.

Mme Anne Genetet (RE). En l’occurrence, on laisse à un acteur privé le soin de définir sa propre loi et les règles qui lui permettent d’identifier des méthodes répréhensibles. Cela vous paraît-il efficace ? Ne vaudrait-il pas mieux s’en remettre à l’État ?

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ce fut tout le débat de la loi Avia et du Digital Services Act (DSA). Il dure depuis des années…

M. Damien Leloup. Par principe, nous considérons que confier à des acteurs privés de soin d’établir des règles qui touchent à des domaines régaliens et aux libertés publiques ne constitue pas le meilleur choix. Mark Zuckerberg, d’ailleurs, ne dit pas autre chose. Il a déclaré à plusieurs reprises que cela ne l’intéressait pas du tout d’avoir à fixer des critères de ce genre, car cela représente beaucoup d’ennuis.

Le critère du comportement me semble opératoire ; certes pas à 100 %, mais il permet de trouver des opérations louches sans avoir à vérifier le degré d’exactitude du contenu. Le problème n’est pas que les grandes plateformes font mal leur travail, mais plutôt qu’elles sont peu incitées à être proactives. Certaines le sont plus que d’autres : on ne saurait mettre sur le même plan Meta, qui consacre beaucoup de ressources à ces sujets, et Twitter, qui en consacrait peu et désormais plus aucune.

Mais, au fond, la transparence sur les choix faits par un acteur privé, qui décide seul de rendre publiques certaines campagnes et du degré de détail de cette publicité, fait assurément défaut. En tant que journalistes, nous souhaiterions davantage de transparence car nous pensons que Facebook se refuse à révéler beaucoup de choses intéressantes – pour de bonnes ou de moins bonnes raisons.

M. Frédéric Métézeau. Les campagnes d’influence ne se résument pas à la diffusion de fausses nouvelles : elles peuvent aussi consister en des injures ou des tentatives de salir une réputation.

Si les injures sont proférées à l’antenne d’une radio, l’affaire se règle devant l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ou en justice, conformément à la loi de 1881. Si la même personne est insultée ou diffamée sur Twitter, elle doit saisir cette plateforme. Il y a là une vraie différence de nature. Et l’on voit que les moyens consacrés par Twitter au filtrage et à la modération sont dérisoires, voire inexistants.

Ne faudrait-il pas réfléchir à une extension des dispositions contraignantes, par ailleurs tout à fait justifiées, auxquelles les journalistes sont soumis ? Nous ne pouvons ni diffamer ni injurier, ce qui est tout à fait normal, et les règles applicables aux médias exercent une pression forte sur les directeurs de publication comme sur les journalistes. Cette pression, on pourrait aussi la faire peser sur les responsables de plateforme, quitte à frapper les entreprises au portefeuille à due proportion de leurs revenus. C’est en tout cas une piste qui, selon moi, mérite d’être étudiée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Plus qu’une ubérisation, ce que vous décrivez, et qui a également été présenté par d’autres personnes auditionnées, évoque un mécanisme mafieux mis en œuvre, parallèlement à nos démocraties, par divers réseaux. Ce phénomène, qui a commencé en Russie avec l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, semble se complexifier et se diffuser par l’action d’acteurs privés, prenant la forme d’une oligarchisation. Peut-être faudrait-il inventer pour le désigner le néologisme de « mafiaïsation » de nos démocraties et de ceux qui leur veulent du mal. Vous indiquez en outre que cette ubérisation serait complexe et onéreuse. Pouvez-vous préciser ces termes ?

M. Damien Leloup. Le terme d’« ubérisation » renvoie au fait que des acteurs qui n’auraient pas eu les moyens techniques et financiers de recourir à de tels réseaux voilà dix ans le peuvent aujourd’hui. Le terme de « démocratisation » me paraissait malvenu pour décrire cette évolution qui met aujourd’hui à la portée de millionnaires voulant se venger de quelqu’un des outils de piratage et de désinformation qui, voilà vingt ans, étaient réservés à sept ou huit grands services de renseignement.

Quant au caractère mafieux de ces phénomènes, nous sommes confrontés, comme le disait Sandrine Rigaud, à un immense écosystème très diversifié, une industrie qui compte de très nombreux acteurs, dont certains sont certainement plus proches de groupes criminels organisés, tandis que d’autres sont des entreprises qui ont pignon sur rue et dont les activités peuvent être légales ou presque légales dans les pays où elles sont établies.

Mme Sandrine Rigaud. Nous avions évoqué, lors de nos révélations sur Pegasus, la privatisation de la cyber-surveillance. Deux modèles parallèles coexistent en la matière. Autrefois, en effet, les outils de cyber-surveillance aussi sophistiqués que Pegasus étaient réservés à certains États, mais l’offre privée permet désormais à des États qui n’ont pas les moyens de les développer en interne de se les procurer. Nous avons ainsi observé que les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc avaient acquis de tels logiciels. En matière de désinformation, on constate une situation parallèle avec Team Jorge et Percepto. Les services de NSO ont été vendus à des régimes et à des gouvernements, ce qui n’est pas le cas ici, où l’offre est beaucoup plus obscure encore, mais on peut comparer les deux mécanismes.

M. Florian Reynaud. Il existe une différence fondamentale entre les vendeurs de logiciels espions, comme NSO ou Hacking Team, et les agences d’influence évoquées dans nos enquêtes. Dans le premier cas, en effet, s’appliquent des licences d’exportation et, même si on peut en critiquer la qualité et l’exhaustivité, un contrôle des exportations et des régimes auxquels les outils sont vendus par ces entreprises privées, ce qui n’est pas le cas pour les agences d’influence, qui exportent des biens qui ne sont pas à double usage ou soumis à des régimes d’exportation, de telle sorte que règne dans ce domaine un flou total lorsqu’il s’agit de savoir qui vend quoi et à qui.

Mme Constance le Grip, rapporteure. Plusieurs journalistes grecs ont été visés par des logiciels espions. Cette affaire, révélée il y a quelques mois, fait scandale en Grèce, où la justice est saisie et où des procès s’ouvriront très prochainement. Savez-vous à quelle entreprise les instances incriminées ont acheté ces logiciels ?

M. Damien Leloup. Selon nos confrères grecs, il s’agit du logiciel Predator, mais aucun d’entre nous n’a travaillé directement sur cette question. Nous n’avons donc pas d’informations supplémentaires. Toutefois, la Commission européenne, qui enquête sur Pegasus, suit de près ce dossier qui relève directement de ses attributions.

Mme Constance le Grip, rapporteure. Le Media Freedom Act, ou législation européenne sur la liberté des médias, est, en partie au moins, inspiré par cette affaire grecque.

Depuis vos révélations, la société Getfluence, établie à Toulouse, s’est-elle défendue ou ses conseils sont-ils intervenus dans le débat ?

M. Damien Leloup. Il n’y a pas eu de réaction. J’ai vérifié récemment et constaté que cette société offre toujours cette option : en se connectant au catalogue, le client peut sélectionner les sites où il peut publier des articles sponsorisés ou des publireportages sans la mention « sponsorisé ». Le dirigeant de cette entreprise déclare que la raison pour laquelle il offre cette option est que, bien qu’interdite en France, elle est autorisée dans d’autres pays. Il se trouve cependant qu’elle permet de sélectionner de nombreux sites qui publient en France. La pratique reste donc toujours illégale.

Mme Constance le Grip, rapporteure. Depuis la publication de la série d’articles signés du consortium Forbidden Stories, certains services de l’État se sont-ils rapprochés de vous ?

Mme Sandrine Rigaud. Les services de l’État ont dû s’intéresser au sujet, mais nous n’avons pas eu de contacts directs à la suite de ces révélations.

Le cas de Getfluence soulève la question plus générale de savoir ce qui est de l’information et ce qui n’en est pas. La distinction est de plus en plus floue et ces sociétés de désinformation sont capables d’utiliser cette zone très grise, comme l’a montré la publication par un média d’une tribune consacrée au Comité international de la Croix-Rouge et qui n’était pas signée par un journaliste. De plus en plus souvent, même sur les chaînes d’information, s’établit une confusion entre le contenu informatif produit par des journalistes et des débats ou des interventions de commentateurs, d’analystes et d’experts en géopolitique dont on ne sait pas toujours comment ni par qui ils sont rémunérés.

Notre projet a également révélé que certains think tanks européens animés par d’anciens eurodéputés et au financement très obscur servent de courroie de transmission à des influences indiennes et permettent ainsi de blanchir une information qui relève clairement de l’influence. Il faut montrer cette limite. Les révélations faites grâce à un consortium de journalistes contribuent à réhabiliter un travail journalistique respectant des règles très rigoureuses en termes de vérification de l’information, de fact checking et de respect du contradictoire qui nous permettent d’être très sûrs de nous lorsque nous publions l’information. Malheureusement, certains contenus qui semblent être journalistiques ne le sont pas, ce qui nuit à notre système démocratique.

M. Frédéric Métézeau. Autre exemple d’inertie : la tribune publiée dans Valeurs actuelles et dénigrant la Croix-Rouge internationale est toujours en ligne et très facile à trouver. Ainsi, lorsqu’on souhaite se renseigner sur le travail de Croix-Rouge internationale au Burkina Faso, on tombe très vite sur cet article selon lequel cette organisation est une sorte de cheval de Troie du terrorisme djihadiste.

Pour prolonger l’analyse que vient de faire Sandrine Rigaud sur la confusion entre journalistes et chercheurs, je rappelle qu’on trouve aussi désormais des « polémistes », c’est-à-dire des personnes dont le travail est de faire des polémiques, et des « essayistes », dont certains sont authentiques et d’autres revêtus de ce titre sans qu’on sache trop à qui on a affaire. Du reste, lorsque des gens peuvent passer à longueur de journée d’un média, d’un site web et d’une tribune à l’autre, on peut se demander à quel moment ils travaillent, de quoi ils vivent et d’où vient leur argent. Certains think tanks, cercles de réflexion ou centres de recherche se limitent parfois à un compte Twitter, une personne et un numéro de téléphone. Ce sont là, comme on l’a vu également lors de la crise du covid, des façons d’influencer le débat public qu’il est très facile de mettre en place en tirant profit de l’écosystème de l’information continue et des réseaux sociaux, au détriment des vrais experts, des reporters et des spécialistes qui vont chercher l’information, la recoupent et la vérifient.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Venons-en au cas de BFM TV et de M. Rachid M’Barki. L’enquête Story Killers a fait état de reportages diffusés sur l’antenne de BFM TV, en particulier dans les journaux de la nuit, et a évoqué le rôle d’un certain Jean-Pierre Duthion, qui serait spécialiste des campagnes d’influence et qui est soupçonné d’avoir été l’intermédiaire entre M. M’Barki et Team Jorge.

Je rappelle que notre commission d’enquête n’est pas une juridiction. Nous nous efforçons de comprendre certains phénomènes afin de proposer au législateur des réponses pour les combattre. Dans les limites des pouvoirs de cette commission, que pouvez-vous nous dire de M. Duthion, de son rôle et de ce que vous avez compris de l’action de M. M’Barki ? A-t-il été un « idiot utile » ou les choses vont-elles plus loin ? J’évoquerai ensuite un autre dossier dans lequel M. Duthion est impliqué.

M. Frédéric Métézeau. Je précise tout d’abord que les informations dont il est question ne sont pas des « reportages », car ce terme désigne le travail d’un journaliste qui se rend sur le terrain pour rechercher des informations, puis les met en forme. En l’espèce, il s’agit de ce qu’on appelle des off : le présentateur en studio donne une information illustrée par une image en fond d’écran, et c’est précisément là que se situe la manipulation. En effet, les textes lus par M. M’Barki à l’antenne et les images d’illustration lui étaient directement fournis par Jean-Pierre Duthion. Il s’agissait d’informations orientées, destinées à faire passer un message – par exemple le fait que les sanctions visant la Russie seraient contre-productives et dangereuses pour l’industrie du yachting sur la Côte d’Azur. La finalité peut être, en raison d’une rivalité, de dénoncer une compagnie de yachting, mais il s’agit surtout de faire passer un message discréditant les sanctions qui visent les oligarques russes.

L’enchaînement est le suivant : au départ, Team Jorge revendique, preuves à l’appui, l’accès à un vrai journaliste dans un vrai média, en diffusant un extrait du journal de la nuit de BFM TV. Ce n’est évidemment pas suffisant : à ce stade, on n’a affaire qu’à des commerciaux qui se vantent de pouvoir faire quelque chose. Il se trouve – et c’est la deuxième étape – que certaines de ces vidéos ont été diffusées et viralisées par les comptes robots de Team Jorge que mes confrères du Monde ont identifiés.

Troisième étape : en découvrant cette vidéo, ma réaction de journaliste est de me demander si cette information a sa place sur BFM TV. En effet, bien que travaillant à Radio France, je connais BFM TV et il me semble étrange qu’un média généraliste diffuse une telle information. La seule démarche possible est de demander directement à la direction de la chaîne si ces vidéos ont bien été diffusées sur son antenne et s’il ne s’agit pas de faux, puis si ces sujets sont conformes à sa ligne éditoriale, sachant qu’une société israélienne se vante d’y avoir diffusé ces messages. Après vérification en interne, BFM TV m’informe que les vidéos ont bien été diffusées, mais qu’elles ne sont pas conformes à sa ligne éditoriale.

BFM TV lance alors une enquête interne et, selon les déclarations de l’encadrement de la chaîne, Rachid M’Barki a très vite cité Jean-Pierre Duthion comme lui ayant fourni ces informations. Jean-Pierre Duthion est un ancien entrepreneur français qui, installé en Syrie, a ensuite travaillé comme fixeur, c’est-à-dire collaborateur, aide et traducteur pour des reporters durant la guerre civile, et qui est actuellement lobbyiste. Indice supplémentaire : certains faux sites d’information qui répercutent les vidéos de Rachid M’Barki accueillent également des éditoriaux signés par Jean-Pierre Duthion.

Il apparaît donc que Jean-Pierre Duthion est un intermédiaire entre des journalistes – et des parlementaires, comme cela a été mis au jour, me semble-t-il, par le journal Libération – et des donneurs d’ordre, dont Team Jorge. Reste à déterminer s’il y a encore un autre intermédiaire entre Team Jorge et Jean-Pierre Duthion.

Ce dernier, interviewé par Forbidden Stories, reconnaît absolument que c’est son métier de lobbyiste que d’être payé pour faire passer des messages, qu’il n’a ni éthique ni ligne éditoriale et que, du reste, BFM TV n’est pas le seul destinataire desdits messages.

Enfin, le but de la diffusion de ces informations dans le journal de la nuit n’est pas l’audience, car très peu de gens regardent la télévision la nuit. L’objectif est double. Tout d’abord les vidéos, une fois découpées et diffusées sur les réseaux sociaux, viralisent une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d’une grande chaîne de télévision française – un média mainstream. De fait, et heureusement, une grande partie du grand public fait encore confiance aux médias – rappelez-vous l’expression qui avait cours dans les années 1980 : « Vu à la télé ! ».

Le deuxième avantage de ces diffusions pour Team Jorge – qui est, je le rappelle, une équipe de commerciaux proposant une activité économique – est de pouvoir se vanter d’avoir le bras long et d’être capable d’activer des acteurs des médias, même s’il ne s’agit que d’un journaliste sur les 250 que compte de BFM TV et dans des émissions diffusées la nuit.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je précise que notre commission d’enquête s’est volontairement abstenue d’auditionner certaines personnes qu’on pourrait, pour rester poli, qualifier de truculentes, afin d’éviter qu’elles n’exploitent l’honorabilité et la respectabilité de l’Assemblée nationale et n’en détournent l’image pour publier isolément leurs témoignages et les utiliser à leurs fins propres, selon les méthodes qui viennent d’être décrites.

Je poserai encore deux questions.

Tout d’abord, selon vos dires, M. Duthion a affirmé que d’autres médias français avaient été ciblés par ses méthodes. Avez-vous eu le temps d’enquêter sur ces propos ou ne s’agit-il que de revendications à caractère publicitaire ?

Par ailleurs M. Duthion aurait également, selon Mediapart, influencé le député Hubert Julien-Laferrière, lequel aurait, en 2022, vanté les qualités d’un cryptoactif proposé par un Madoff africain – camerounais, sauf erreur de ma part. Avez-vous des informations sur les tenants et aboutissants de cette affaire, et estimez-vous que certaines informations pourraient motiver l’audition de ce député par la commission d’enquête ?

Mme Sandrine Rigaud. À moins que mes confrères ne l’aient fait, nous n’avons pas enquêté particulièrement sur cette affaire.

M. Frédéric Métézeau. Du côté de Radio France nous n’avons pas enquêté sur ce député. Par ailleurs, nous n’avons, pour notre part, pas identifié jusqu’ici d’autres médias sur lesquels M. Duthion aurait fait passer des informations de la part de ses donneurs d’ordre.

Mme Sandrine Rigaud. Cécile Andrzejewski, de Forbidden Stories, a longuement interviewé Jean-Pierre Duthion, lobbyiste à l’ancienne chez qui il est impossible de démêler le vrai du faux et qui aime se positionner à la fois comme lobbyiste, source d’information et pseudo-journaliste. Tant qu’on ne vérifie pas les informations qu’il nous communique, nous ne nous en faisons pas l’écho. Son métier est d’essayer de nouer des contacts avec des journalistes et des parlementaires, et il se targue d’avoir des amis proches partout, même s’il n’a eu qu’une conversation avec les personnes qu’il cite. C’est un personnage assez difficile à appréhender.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Monsieur Métézeau, vous avez évoqué tout à l’heure plusieurs parlementaires. Au-delà de M. Julien-Laferrière, de qui s’agit-il ?

M. Frédéric Métézeau. Je me suis laissé emporter à employer le pluriel, mais je n’avais à l’esprit que cette seule affaire. Selon Mediapart, Jean-Pierre Duthion a activé un parlementaire et je n’ai pas établi qu’il en ait activé d’autres.


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19.   Audition, à huis clos, de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE, ministère de l’économie et des finances) (14 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous procédons à l’audition de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), qui dépend de la direction générale des entreprises du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce service a pour mission de protéger les actifs stratégiques de l’économie française contre les menaces étrangères, ce qui en fait une structure essentielle pour la défense de notre souveraineté économique et pour se prémunir des ingérences étrangères hostiles. À la demande de notre invité, cette réunion se tient à huis clos.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Joffrey Célestin-Urbain prête serment.)

M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques. Le SISSE est en effet un des services de la direction générale des entreprises (DGE). Cette direction de Bercy a la particularité de regrouper à la fois les activités de politique industrielle et de soutien à l’innovation et celles qui relèvent de la sécurité économique au sens défensif du terme. La synergie entre les deux a motivé le regroupement des fonctions de commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques et de directeur général des entreprises en 2018. Le SISSE pour sa part est né en 2016 de la réunion d’une délégation interministérielle située à Matignon et d’un service de coordination de l’intelligence économique qui était à Bercy.

Nous avons pour mission principale le pilotage de la politique de sécurité économique de l’État, qui consiste à organiser la protection des actifs stratégiques de l’économie française face aux ingérences et aux menaces économiques étrangères.

Le service regroupe cinquante-quatre agents, qui ne sont pas tous à Paris : nous avons vingt délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques (DISSE) dans nos antennes régionales placées auprès du préfet de région. Le fait qu’ils travaillent avec les différents services de l’État dans les régions et départements nous est très utile pour avoir des informations de terrain et mieux connaître de petites entreprises que nous aurions du mal à voir depuis Paris.

Pour cibler les actifs stratégiques dont nous devons assurer la protection, nous fonctionnons à partir de trois listes, couvertes par le secret de la défense nationale, qui constituent notre référentiel. La première, qui a vu le jour en 2019, est celle des entreprises stratégiques pour l’économie française. Leur nom et leur nombre sont classifiés. Ce référentiel n’existait pas auparavant. Nous n’avons pas repris telles quelles les listes préexistantes relatives aux organismes et aux entreprises sensibles, comme la liste des opérateurs d’importance vitale, celle des opérateurs privés ou publics de services essentiels, qui présentent des systèmes d’information critiques, ou la liste des entreprises dont l’État est actionnaire. Nous avons décidé d’établir une liste ad hoc, fondée sur des critères de sécurité économique et qui dépasse les catégories existantes.

Les entreprises stratégiques pour la sécurité économique ne sont pas directement rattachées à un régime juridique propre. Notre référentiel est large et nous permet de couvrir tant des grands groupes que des sous-traitants critiques de certaines filières stratégiques, ou des PME technologiques et des start-up – nous ne nous contentons pas de surveiller le CAC40 ou le SBF120. Cet aspect est important car la sécurité économique s’est construite en extension de l’approche traditionnelle de la souveraineté, laquelle cherchait à protéger l’outil de défense nationale, la base industrielle et technologique de défense, les industries de la sécurité, les moyens pour assurer l’ordre public ainsi que les secteurs aéronautique et spatial, compris dans une approche profondément régalienne. L’invention d’une liste liée à la politique de sécurité économique a permis le développement d’une approche élargie des enjeux de souveraineté économique.

La deuxième liste concerne les technologies critiques pour l’économie française, à un niveau de granularité élevé. Elle est classifiée afin que les puissances étrangères ne sachent pas précisément quelles technologies nous souhaitons protéger – c’est une pratique répandue, utilisée également par les Chinois, les Américains ou les Russes. Elle nous permet de protéger par exemple la propriété intellectuelle d’une start-up qui ne fait pas partie de la première liste mais qui travaille à une technologie stratégique. Cette approche technologique enrichit perpétuellement notre champ.

Notre troisième liste recense les laboratoires publics de recherche économiquement sensibles, qui ont longtemps été un angle mort de la sécurité économique.

Voilà le triptyque de ce que nous cherchons à défendre en priorité. Grâce à ce référentiel, l’ensemble des administrations qui concourent à cette politique ont la même conception des choses, ce qui offre un gain de temps important dans la décision. Ainsi, en cas de projet de rachat ou de partenariat de recherche de la part d’un acteur étranger, soit l’entreprise ou le laboratoire concernés figurent dans ces listes, auquel cas nous mobilisons tous les outils de la sécurité économique, soit non, et ce sont d’autres administrations qui prennent le relais s’il y a lieu.

Le SISSE est une vigie interministérielle qui collecte de nombreuses informations stratégiques issues du renseignement, de nos réseaux propres, notamment de terrain, et des entreprises, qui nous contactent de manière confidentielle, parce qu’elles nous font confiance, afin de nous transmettre des éléments sensibles. Nous caractérisons ces informations et, lorsque nous sommes en présence d’une entreprise, d’un laboratoire ou d’une technologie stratégiques qui sont face à un acteur étranger que nous savons dangereux, cela donne une alerte de sécurité économique. L’objectif qui nous a été fixé est de 100 % de réponse à ces alertes.

En raison du caractère sensible de ces missions, nous travaillons avec toute une chaîne de décision placée au-dessus de nous, qui comprend le ministre de l’économie et des finances, dépositaire de cette politique en vertu d’un décret d’attribution, mais aussi la Première ministre et le Président de la République.

Nous avons proposé aux décideurs politiques la création de cette plateforme qui permet de réunir des informations puis de produire des décisions ou des recommandations qui leur sont adressées. Il fut un temps où des opérations étrangères sur des actifs stratégiques pouvaient être révélées par les médias. Désormais, la multiplicité de nos capteurs nous permet non seulement de ne plus être pris en défaut, mais aussi de communiquer aux autorités en temps réel les informations essentielles et de les renseigner sur l’état de traitement des différentes alertes.

Plusieurs outils sont à notre disposition pour éteindre une menace étrangère, le plus connu étant le « décret Le Maire », précédemment « décret Villepin » puis « décret Montebourg », qui date de la rumeur de rachat de Danone par PepsiCo au début des années 2000 et qui nous permet de contrôler les rachats d’entreprises exerçant une activité stratégique. La définition de ces dernières est fournie par le code monétaire et financier, lequel établit, s’agissant des investissements étrangers en France (IEF), des catégories précises, antérieures à nos propres critères de sécurité économique. Nous avons tout un travail d’articulation entre les deux à fournir. Ainsi, l’arrêté qui fixe la liste des technologies stratégiques au titre du contrôle des IEF n’en répertorie que neuf, tandis que nous en dénombrons plusieurs centaines au titre de la politique de sécurité économique. De façon générale, de nombreux outils de politique publique qui s’avèrent extrêmement utiles pour neutraliser la menace étrangère se sont construits avant les doctrines et jalons que nous avons développés depuis 2018-2019. Nous sommes dans une phase de réalignement et de convergence de l’ensemble.

Les statistiques de l’année 2021 indiquent une très forte croissance des dossiers IEF, dépassant les 300 cas par an. Dans notre cadre plus général, nous observons également une très forte augmentation de la menace économique étrangère. Aux débuts de la plateforme, en 2020, nous avons détecté environ 350 alertes. Nous en sommes à 700 alertes par an en 2022 : certes notre capacité de détection s’est améliorée, mais il y a aussi une augmentation brute de la menace. À un rythme de soixante nouvelles alertes par mois, soit deux nouvelles par jour, nous devons absolument être capables de traiter tous les flux afin de n’avoir presque aucun stock d’alertes non traitées. Cela suppose toute une ingénierie administrative très efficace, qui nous permet de surcroît de mesurer objectivement, ce qui n’était pas possible auparavant, l’efficacité de la politique d’intelligence économique de l’État, puisque nous avons des chiffres, des processus et des informations en continu.

Environ 40 % des 700 alertes sont de nature capitalistique. Elles n’entrent pas toutes dans le champ du contrôle des IEF : il y a plusieurs critères d’éligibilité, comme la prise de contrôle de l’entreprise, ou une prise de participation d’au moins 25 % par des intérêts étrangers tiers à l’Union européenne. Or la menace capitalistique peut prendre d’autres formes. Ainsi, un fonds d’investissement activiste peut, en ne possédant que quelques pourcents du capital de l’entreprise, déclencher une campagne de déstabilisation ou la pousser à prendre des mesures de gouvernance visant à accroître ses performances financière et opérationnelle. L’IEF ne peut pas couvrir ce genre d’action, qui n’implique pas une position de contrôle au sein de l’entreprise.

L’autre grand pôle de menace, qui compte également pour 40 %, est la captation de propriété intellectuelle et d’informations sensibles.

Les autres cas constituent un mélange disparate de difficultés financières que connaissent des entreprises stratégiques, de problèmes de réputation – des attaques de désinformation cherchant à compliquer le refinancement de l’entreprise et à nuire à son image – et de délinquance commune, comme des vols de propriété intellectuelle et des intrusions dans des sites sensibles.

La menace cyber, que nous identifions comme vecteur dans 8 % des cas, est un moyen utilisé à des fins bien précises : déstabiliser l’entreprise, récupérer de l’argent dans le cas de la délinquance financière, obtenir des informations sensibles. Par ailleurs, l’extraterritorialité du droit peut constituer un danger : les procédures juridiques à l’étranger impliquant des entreprises françaises servent également de vecteur dans 10 % des cas.

La menace économique étrangère est donc très créative et couvre un champ extrêmement large. Il peut s’agir du basculement du capital de start-up stratégiques à l’occasion d’une levée de fonds : pour elles c’est une chance, pour nous c’est aussi une vulnérabilité. Le fait qu’une start-up stratégique ne trouve aucun financement en France ou en Europe et se tourne vers des fonds étrangers peut avoir d’importantes conséquences.

Des sous-traitants industriels critiques peuvent également se retrouver au tribunal de commerce avec une seule et unique offre de rachat, de la part d’un acteur étranger problématique. Ces cas-là sont des impasses : on sauve soit les emplois, soit la souveraineté.

Il peut aussi y avoir une offre publique d’achat étrangère hostile sur un grand groupe.

Nous pouvons également rencontrer une demande d’information sensible dans des procédures judiciaires étrangères. Ainsi, une PME technologique, leader français et européen dans un des segments du cyber, a subi pendant deux ans une procédure civile aux États-Unis intentée par son concurrent américain, qui réalisait vingt fois son chiffre d’affaires. Pendant tout ce temps, l’entreprise n’a pas pu mener à bien sa levée de fonds, les investisseurs attendant que le procès soit clos, et a dû supporter des frais d’avocat astronomiques, tandis que son concurrent américain, avec sa surface financière, pouvait se permettre de faire durer la procédure. Les procédures judiciaires étrangères ont un impact majeur pour nos petites entreprises.

Beaucoup de choses se passent également dans le domaine de la recherche, que nous négligions un peu auparavant en raison de notre focalisation sur les entreprises et qui fait désormais l’objet d’un bon suivi de la part du ministère de la recherche et des services de renseignement. Certains pays asiatiques notamment adoptent la stratégie du « saumon sauvage » : ils remontent les chaînes de valeurs, puisqu’ils ont dorénavant du mal à racheter des entreprises françaises du secteur industriel, du fait du contrôle des IEF. Ce nouveau positionnement nous oblige à étendre notre protection, notamment aux unités mixtes de recherche et aux universités de taille moyenne, qui manquent de financements par rapport aux grandes facultés. Les Chinois par exemple ont bien identifié cette vulnérabilité.

La culture de la science ouverte qui irrigue tout à fait légitimement le monde de la recherche peut créer des tensions entre les objectifs des politiques publiques. Un institut public de recherche de pointe en France s’est vu proposer par une entreprise chinoise un financement de 5 millions d’euros pour un programme de recherche d’une durée de trois à cinq ans. Lorsque nous l’avons contacté, l’institut nous a répondu qu’aucun acteur français n’avait manifesté son intérêt ou n’était capable de financer ce programme.

Ces situations sont pénibles à la fois pour l’État et pour les laboratoires ou les start-up : il est compliqué de refuser une solution qui s’avère être économiquement la meilleure. Mais nous pouvons bloquer une opération, ou l’accepter moyennant des garde-fous extrêmement lourds. Cela nous rend parfois impopulaires, mais la souveraineté passe par là.

Bref, le SISSE organise la réponse de l’État. Parfois il s’implique énormément, parfois peu car d’autres administrations ont déjà établi une réponse efficace. Le ministère des armées surveille par exemple de très près le monde de la défense et les fournisseurs liés aux programmes d’équipement de l’armée.

Concernant la problématique des législations extraterritoriales, nous observons une intensification du recours à l’arme normative, comme le montrent de nombreux exemples chinois et américains. Le retour des sanctions extraterritoriales américaines contre l’Iran, en 2018, a notamment obligé de nombreuses entreprises françaises fortement implantées dans les secteurs automobile et aéronautique à quitter le marché iranien.

Un autre exemple récent est celui des nombreuses restrictions imposées par les États-Unis dans le domaine des semi-conducteurs, qui ont conduit les fournisseurs américains de ces produits technologiques à cesser toute exportation vers l’entreprise Huawei. Les commentateurs américains ont considéré qu’il s’agissait là de l’acte de guerre économique allant le plus loin qu’on puisse imaginer, juste en deçà d’une guerre au sens conventionnel du terme. La mesure s’est avérée très efficace puisque Huawei a dû affronter une perturbation majeure de sa chaîne de valeur, qui s’est traduite par une perte de chiffre d’affaires assez importante. Les semi-conducteurs sont nécessaires à peu près partout ; confrontée à un problème d’approvisionnement, Huawei n’a pas pu assembler ni vendre autant de smartphones que d’habitude, ni d’ailleurs d’équipements de radio et de télécommunication 5G. C’est un exemple d’utilisation agressive du droit, ne visant pas à réguler des situations économiques ou à équilibrer des rapports de force, mais plutôt à faire mal et à infliger des pertes à un adversaire. En la matière, la Chine n’est évidemment pas en reste puisqu’elle s’est également dotée d’une politique publique de contrôle à l’exportation qui lui permet, le jour venu, de prendre des mesures de représailles à l’encontre des pays qui lui imposent des dispositions de ce type.

Vous m’avez interrogé en particulier sur les stratégies de quatre États : la Chine, le Qatar, les Émirats arabes unis et l’Inde. Si la Chine est évidemment assez représentée dans les menaces que nous percevons, les trois autres pays le sont beaucoup moins. Les États qui nous intéressent sont ceux qui mènent une véritable stratégie de puissance et dont les investissements tendent à se concentrer assez systématiquement sur les filières stratégiques de notre pays. Les sujets immobiliers nous paraissent un peu moins stratégiques – il faut bien faire des choix ! Le Qatar et les Émirats arabes unis mènent une stratégie un peu différente : ils exercent un soft power, investissent dans le sport, mais nous n’avons pas repéré d’activité dans les secteurs stratégiques qui nous intéressent. Il en va de même pour l’Inde, qui ne représente pas pour nous une menace très significative en matière de sécurité économique. Mais le décollage économique de ce pays, notamment dans les filières très technologiques, est encore largement devant nous ; il n’est donc pas impossible que la situation vienne à changer.

Notre système de détection étant totalement adaptable, si nous repérons une tendance ou identifions un pays qui commence à se manifester régulièrement dans nos écosystèmes stratégiques, nous pourrons réorienter nos capteurs et inciter la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) à le surveiller de près.

Les investisseurs étrangers susceptibles de poser un problème agissent toujours dans des écosystèmes stratégiques, en suivant une stratégie de puissance et en adoptant un comportement atypique par rapport aux acteurs de marché classiques, qui correspondent au modèle européen. Nous analysons toutes les informations dont nous disposons à leur sujet, sur leur historique d’investissements et leurs pratiques d’affaires. Ont-ils été mêlés à des affaires de corruption ? Ont-ils déjà promis certaines choses à la France mais en n’investissant jamais dans l’usine rachetée, se contentant de piller sa technologie et de créer une usine miroir dans le pays hôte ? Le SISSE a accumulé de multiples connaissances lui permettant de caractériser les comportements problématiques des acteurs étrangers.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Comment la protection économique et capitalistique dont votre service est chargé s’articule-t-elle avec le concept même d’Union européenne ? Vous avez parlé de la Chine et des États-Unis, deux États souverains d’organisation classique. L’Union européenne, quant à elle, est un ensemble de pays dont la nature institutionnelle est très originale, au sens strict du terme : elle mêle des institutions communautaires, qui ont des interprétations diverses des traités, et des États souverains, qui ont aussi leur propre interprétation des traités et leurs propres intérêts.

Les traités encadrent la liberté des capitaux et déterminent ce qui est autorisé ou non dans le cadre de la libre concurrence : ils limitent donc, d’une certaine manière, la capacité des États à se protéger. Les règles que vous avez évoquées, notamment le seuil de 25 % du capital qui caractérise une attaque menée par un pays étranger, résultent-elles d’une interprétation des traités, d’un compromis entre ce que nous voudrions faire et les règles européennes ? Il pourrait très bien n’y avoir aucun critère, comme aux États-Unis, où les actions à mener pour garantir la sécurité économique sont à la libre appréciation du président et de son administration. Ainsi, un jour, les services de la présidence ont fait savoir, sans donner aucune justification, qu’ils refuseraient tout investissement étranger dans les ports américains. Pourquoi ne pourrions-nous pas déterminer souverainement ce qui relève ou non de notre intérêt économique ?

Par ailleurs, nous pouvons certes estimer que tous les États membres de l’Union européenne sont des amis – c’est ce que nous souhaitons – mais nous devons aussi prendre en considération l’existence de tensions et d’intérêts économiques divergents entre eux. Comment les opérations intra-européennes, entre États membres, sont-elles appréhendées ? J’ai cru comprendre qu’elles faisaient l’objet d’un traitement différent. Il me semble que dans les années 2000, notamment au moment de l’affaire Parmalat, les Italiens réagissaient assez vivement aux opérations menées par les Français contre leurs intérêts nationaux. De même, lors de la décennie précédente, Siemens a failli prendre le contrôle de la branche énergie d’Alstom, puis d’Alstom Transport : nous aurions alors pu considérer cette opération comme une prise de participation hostile, en tout cas non favorable aux intérêts français.

M. Joffrey Célestin-Urbain. D’un point de vue juridique, le mot « souveraineté » ne figure pas dans les traités européens. La notion y est appréhendée de manière très restrictive : les impératifs liés à la défense, à la sécurité nationale et à l’ordre public sont les seules dérogations possibles à la liberté de circulation des capitaux que vous avez mentionnée, et aux quatre libertés de manière générale.

La notion de souveraineté entendue au sens large étant absente des traités européens, nous ne disposons pas d’une base légale très étendue pour aller bien loin dans le domaine de la sécurité économique. En pratique, à traités constants, nous essayons de prendre tout l’espace disponible pour assurer une sécurité économique qui aille au-delà de ces trois domaines de la défense, de la sécurité nationale et de l’ordre public. La France dispose de l’un des dispositifs de contrôle des IEF les plus étoffés avec un grand nombre de secteurs couverts. Il me semble que, depuis la crise du covid et la guerre en Ukraine, et peut-être même un peu avant – je pense à une communication de mars 2019 sur la Chine –, l’exécutif européen a opéré une sorte d’aggiornamento intellectuel : il a compris qu’il serait politiquement très compliqué d’embêter un État membre au motif que ce dernier mènerait une politique de souveraineté assez agressive dès lors que ses intérêts légitimes étaient menacés. Depuis le COVID, la Commission a d’ailleurs encouragé les États membres à se doter de mécanismes de contrôle.

Il n’empêche que le cadre juridique est contraint. La jurisprudence n’est pas très fournie sur ces sujets. La question sera probablement tranchée par le juge européen le jour où il sera confronté à un État membre qui interprétera de façon très large la sécurité économique pour bloquer des opérations n’ayant rien à voir avec les critères assez restrictifs définis par les traités.

Le corollaire est que la construction économique européenne s’est réalisée sans prendre en compte la notion de souveraineté. Cette dernière a été laissée aux États membres et considérée, en quelque sorte, comme une exception, une dérogation aux traités. C’est pourquoi l’Europe a bien du mal, même si elle commence à le faire, à s’approprier la notion d’intérêt économique européen.

Jusqu’à présent, le logiciel dominant est celui de la liberté de circulation des capitaux. En vertu d’une loi de 1966, les relations financières entre la France et le reste du monde sont libres. Les intérêts nationaux ne sont opposables à la liberté de circulation européenne que dans les trois matières que j’ai citées. L’Union européenne ne considère pas encore qu’elle a une souveraineté et des intérêts économiques essentiels à défendre, qui vont bien au-delà de la somme des intérêts des États membres, mais je pense que ce sera l’aboutissement naturel des choses.

Puisque l’Europe avance à tâtons, la politique de sécurité économique demeure très nationale. Par exemple, la Commission a décidé de se saisir de la question du contrôle des IEF, mais uniquement pour faciliter le partage d’informations entre les États membres, dont plus de la moitié ont mis en place un dispositif similaire au système français. En effet, si par exemple les Italiens prennent une décision relative au rachat d’une entreprise italienne par un groupe chinois, cela peut avoir un impact sur les pays alentour, compte tenu du fonctionnement des chaînes de valeur ; il est donc logique que la France ait son mot à dire. Ce mécanisme d’information est opérationnel mais ne va pas bien loin : si nous disons aux Italiens qu’une telle opération est une mauvaise idée, ils n’en resteront pas moins totalement souverains dans leur prise de décision. Aussi l’intégration européenne dans ce domaine est-elle très progressive. Mais dans quelques années émergera peut-être la notion d’intérêt économique essentiel de l’Union.

Si les traités sont théoriquement très limitatifs, nous nous trouvons, dans la pratique, très peu contraints par l’application qu’en fait la Commission européenne. Cette dernière n’a jamais vu aucun problème dans les extensions successives de notre réglementation IEF, que ce soit pour couvrir le domaine des biotechnologies, en avril 2020, ou les technologies d’énergies renouvelables, en 2022.

Le seuil de 25 % a été fixé au niveau national : il n’est donc pas forcément le même dans les autres pays. Du reste, il ne s’applique pas aux investisseurs européens. Si un groupe originaire d’un État membre de l’Union européenne rachète 30 % d’une entreprise stratégique française sans en prendre le contrôle, cette opération ne sera pas soumise au contrôle IEF. En revanche, si l’investisseur est une entreprise chinoise, le rachat fera l’objet d’un contrôle IEF, indépendamment de toute prise de contrôle.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quel est le statut du Royaume-Uni, de la Suisse et de la Norvège ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Le Royaume-Uni est soumis aux règles applicables aux investisseurs extracommunautaires. Depuis le Brexit, nous commençons à avoir quelques sujets en matière de sécurité économique à travers l’application de procédures juridiques étrangères qui dans certains cas méconnaissent notre droit national.

La France bénéficie d’une bonne marge de liberté dans ce schéma communautaire, puisque nous avons pu ramener le seuil de 25 % à 10 % pour les sociétés cotées, par une mesure à l’époque exceptionnelle visant à faire face à la crise économique et à la crise du covid. Nous craignions que de nombreux États étrangers, profitent de l’effet d’aubaine que représentait l’affaiblissement du tissu économique français pour racheter des entreprises stratégiques.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le seuil a-t-il été baissé par voie réglementaire ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Oui : c’est un décret de 2020, prolongé en 2021 et en 2022.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il s’applique donc toujours ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Tout à fait. Nous ne sommes pas encore complètement sortis de l’après-covid. Il est vrai que cette mesure a ses avantages – nous nous demandons d’ailleurs, en toute transparence, si elle ne devrait pas être pérennisée.

Le système américain est assez différent du nôtre. Les critères permettant au Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis, le CFIUS, de contrôler une opération sont plus larges : nos homologues américains disposent d’une marge d’interprétation plus importante et ont une pratique plus discrète du contrôle. Le président Trump a d’ailleurs largement renforcé ce dispositif en 2018 dans le cadre du Foreign Investment Risk Review Modernization Act, ou loi FIRRMA. Notre pratique est différente puisque nous sommes contraints par le traité, même si nous nous inspirons autant que possible de la logique américaine. Elle est plus institutionnalisée, et la procédure encadrée par un certain nombre de délais. Nous sommes relativement transparents et négocions de bonne foi avec les investisseurs.

S’agissant des opérations intra-européennes, les critères de déclenchement du contrôle sont différents. Pour chaque opération, il nous faut déterminer si l’entreprise cible française entre dans les catégories du contrôle, si elle est stratégique pour notre sécurité économique – je vous rappelle que nous avons nos propres référentiels – et si le profil intrinsèque de l’investisseur étranger pose un problème. La nationalité constitue l’un des critères, mais ce n’est pas le seul. Il est assez naturel de considérer moins défavorablement un investisseur européen qu’un investisseur originaire d’un pays tiers, mais nous ne pouvons pas nous contenter de ce prisme d’analyse. La nationalité affecte bien sûr le profil de risque d’un investisseur : certaines nationalités emportent assez naturellement un profil de risque plus élevé. Nous examinons les choses au cas par cas, faute de quoi nous manquerions à notre mission.

Un critère a été ajouté dans le décret IEF parmi les motifs de refus d’une opération : l’existence d’un lien avéré entre l’investisseur et un État tiers. Il nous permet de rattraper des investisseurs qui, en réalité, ne sont pas privés mais servent les intérêts de puissances étrangères de telle sorte qu’on ne peut les assimiler à des entreprises ou à des investisseurs avisés dans une économie de marché. On retrouve également ce critère très puissant d’ingérence étrangère dans la loi visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l’exploitation des réseaux de télécommunications mobiles, dite « loi 5G ». Il faut cependant savoir prouver ces accointances.

La difficulté, dans notre politique de sécurité économique, c’est que nous nous trouvons perpétuellement dans une zone grise. La guerre économique transcende totalement la distinction entre le légal et l’illégal, car « ingérence » n’est pas synonyme d’« illégalité » : des pratiques légales peuvent être de la pure ingérence. L’un de nos critères pour caractériser l’ingérence ou la prédation économique est l’existence d’un lien avec un État étranger. Il y a là aussi une différence entre les Européens et les non-Européens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je voulais justement évoquer ces liens avec un État tiers, ce phénomène de cheval de Troie. Prenons l’exemple de l’acquisition d’Alcatel par Nokia : à première vue, il s’agit d’une société finlandaise qui acquiert une société franco-américaine ; sauf qu’on connaît les liens très forts de Nokia avec des capitaux américains. Si une situation comparable devait se reproduire, dans quel cadre entrerait-elle ? De même, l’Europe est réputée accueillir facilement des fonds étrangers faisant office de cache-sexe. Je pense au cas d’Alstom Transmission et Distribution, qui avait été vendu à Areva mais que cette dernière souhaitait revendre. Pour ne pas passer sous les fourches caudines de la surveillance française, General Electric a voulu utiliser un fond luxembourgeois. La transaction ne s’est pas faite, pour diverses raisons, mais comment contrôlez-vous ce genre d’opérations ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. De la même façon : nous examinons le profil de risque au cas par cas. C’est un mélange de doctrine bien balisée, fondée sur les listes d’acteurs stratégiques à protéger au niveau français, et de souplesse, qui nous permet d’adapter notre décision au profil de risque de l’investisseur étranger. Nous regardons qui se cache derrière le fonds d’investissement, quels sont les fonds investis, qui est le bénéficiaire ultime et s’il a des liens avec des États étrangers. En d’autres termes, nous établissons une cartographie des risques autour de cet acteur. Je le répète, nous n’avons pas automatiquement un avis favorable sur un investisseur établi en Europe car, dans certains cas, il peut être utilisé comme un véhicule d’investissement par des intérêts tiers, pour des raisons juridiques ou fiscales par exemple.

Face à une opération comme celle que vous avez mentionnée, nous commençons par déterminer si l’entreprise française est stratégique, si elle entre dans les catégories du code monétaire et financier et si le profil de risque de l’investisseur étranger justifie des investigations complémentaires. Plusieurs cas de figure sont alors possibles.

Il arrive que l’opération n’entre pas dans le champ du contrôle car elle ne correspond à aucune catégorie prévue dans le code monétaire et financier. Nous n’avons alors pas d’autre choix que de laisser faire. En général, l’opération n’est pas stratégique : ce n’est donc pas un problème.

Lorsque l’opération entre dans le champ du contrôle, le ministre a trois possibilités. Si les risques sont bénins, il peut l’autoriser sans condition. S’ils ne le sont pas, il peut l’autoriser avec conditions : il s’agit d’introduire un certain nombre de garde-fous quant au maintien des activités industrielles sensibles en France ou à la protection de la propriété intellectuelle. Il est même possible de prévoir des conditions plus intrusives relatives à la gouvernance de l’entreprise ou au contrôle des informations sensibles. Cette option est assez largement utilisée, puisque plus de la moitié des opérations déclarées éligibles sont autorisées sous conditions.

La troisième option est plus rare mais tout à fait réelle, bien que nous ne communiquions pas sur ce genre de décision : il s’agit du refus de l’opération. Cette option est très encadrée par le droit positif. Une opération ne peut pas être refusée de manière arbitraire. Elle peut l’être par exemple si l’investisseur étranger a été convaincu de fraude ou de délinquance financière, s’il a une honorabilité plus que douteuse, s’il a été condamné à une peine d’emprisonnement, s’il entretient des liens avec un État étranger, si la fixation d’engagements ou de conditions au rachat n’apparaît pas suffisante pour préserver la souveraineté économique de la France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au regard de l’ampleur de votre mission et de son intérêt vital, nous espérons que les effectifs du SISSE iront en augmentant. Je me réjouis de l’abaissement du seuil de déclenchement de 25 % à 10 %, en espérant que cette mesure puisse s’inscrire dans le temps.

Peut-on considérer que, grâce aux différents instruments dont elle dispose – fonds activistes, acteurs économiques privés très liés au pouvoir politique, volonté assumée de captation du patrimoine immatériel et de la propriété intellectuelle – la Chine est la principale nation prédatrice pour notre pays, la plus organisée, avec une stratégie assumée ?

Par ailleurs, dans quelle mesure les transferts de technologie liés aux grands contrats, tout à fait réguliers, des industries françaises exportatrices, relèvent-ils du SISSE ? Est-ce un sujet de préoccupation, voire un frein à la conclusion de transactions importantes avec de grandes puissances étrangères ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Nous ferons prochainement des propositions au ministre sur le maintien ou la prolongation du seuil de déclenchement à 10 %. Nous n’avons donc pas encore la réponse.

La Chine constitue assurément une menace : elle cumule plusieurs critères d’alerte et a une stratégie de puissance et de leadership à laquelle l’ensemble du fonctionnement de l’économie chinoise – entreprises, mais aussi citoyens – est subordonné. Cette politique très agressive, comportant des objectifs précis, notamment en matière de parts de marché, est publique, comme en témoigne l’initiative des routes de la soie, dite « Belt and Road », ou encore la stratégie de rattrapage et de domination technologique lancée en 2015 « China manufacturing 2025 ».

Après le temps du rachat d’entreprises industrielles françaises, contre lequel nous nous sommes prémunis, la menace s’est reportée vers le monde de la recherche, traditionnellement moins régulé, où il est possible de déployer une stratégie low cost – installer un chercheur, financer un thésard, conclure un accord-cadre de partenariat, ce qui ne coûte pas très cher… – afin d’accéder à des technologies sans investir beaucoup. Cette stratégie s’est montrée assez puissante puisque, pendant longtemps, elle ne s’est pas heurtée à l’État. Ce n’est désormais plus le cas : les remontées d’informations et d’alerte fonctionnent ; les laboratoires savent à qui s’adresser.

Il existe d’autres types de menaces, plus subtiles, qui ne viennent pas forcément de la Chine : des menaces systémiques liées à la domination qu’exercent certaines puissances sur le système financier. Des fonds d’investissement tout à fait réguliers et pas spécialement prédateurs, appuyés sur l’épargne de concitoyens, disposent de sommes considérables à investir en Europe. Ils font le constat que les entreprises, américaines notamment, sont parfois survalorisées, quand les entreprises européennes sont sous-valorisées : ils investissent donc des sommes importantes dans des start-up ou des PME technologiques. Pendant longtemps, cela a été considéré comme ressortant du libre fonctionnement du marché. Nous opérons désormais une surveillance du point de vue de la sécurité économique.

Mme Caroline Colombier (RN). Concrètement, comment pouvez-vous suivre tout cela sur le terrain ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Nous disposons de plusieurs outils : les informations du renseignement, nos indics sur le terrain (les DISSE), qui sont suffisamment au contact des start-up et des labos pour anticiper les besoins de financement, et les entreprises elles-mêmes. Nous les invitons de plus en plus à nous confier des secrets, que nous sommes outillés pour protéger. Plus elles viendront nous voir, plus nous pourrons anticiper les alertes. C’est un point important car, dès lors qu’un dossier arrive sur le bureau du ministre de l’économie dans le cadre du contrôle capitalistique des IEF, nous n’avons plus que trente puis quarante-cinq jours pour réagir, ce qui est très peu pour trouver des alternatives de financement françaises. Plus nous anticipons, plus le champ des options est large. Nous nous sommes outillés pour répondre à cet enjeu, notamment en matière de repérage des start-up qui auront des besoins de financement sur le secteur non coté.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Quelles sont les possibilités de financement alternatives et qu’en est-il de la banque publique d’investissement BPIFrance ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Ce sont en premier lieu les acteurs privés, les fonds publics n’ayant vocation à intervenir qu’en dernier ressort. Nous sollicitons donc les industriels français – lorsqu’il y en a, ce qui n’est pas le cas dans tous les secteurs. On voit bien que la désindustrialisation n’a pas favorisé la politique de sécurité économique, et qu’inversement la politique de réindustrialisation du Gouvernement renforcera notre bouclier de protection. Ce dernier ne peut se limiter à bloquer toutes les opérations : cela n’aboutirait qu’à détruire de la valeur et freiner le développement des entreprises françaises.

Nous sollicitons également les fonds d’investissement français, même si cela n’est pas toujours couronné de succès, notamment parce que nos délais sont souvent très contraints. Mais au moins cela nous permet-il de faire le tour de toutes les alternatives.

Quant à BPIFrance, elle nous intéresse surtout dans la mesure où elle constitue un véhicule d’investissement pour l’État. Peu après la crise du covid, en 2020, nous avons créé le fonds « French Tech souveraineté » (FTS), doté de 650 millions d’euros, qui nous permet de prendre des participations dans des entreprises technologiques françaises vulnérables ayant des besoins de financement. Il n’est certes pas toujours avantageux que l’État entre au capital : il a des revendications et l’équilibre est délicat entre la liberté entrepreneuriale et la souveraineté. En revanche, la présence de BPIFrance, qui est le gestionnaire du FTS, tend à rassurer les fonds privés et à les inciter à investir.

Les transferts de technologie liés aux grands contrats sont effectivement une source de préoccupation, car le risque de fuite – en matière technologique ou de savoir-faire – est important. Mais notre rôle n’est pas complètement institutionnalisé : nous n’avons pas de cadre juridique pour intervenir lorsqu’une des technologies critiques de notre liste est concernée par un transfert. L’État, lui, intervient, dans deux secteurs principaux : celui de la défense, avec tout ce qui touche au contrôle des exportations militaires, via la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre, et celui des exportations de biens à double usage, par le biais d’un service dédié qui est rattaché à la DGE. Les biens à double usage peuvent avoir des utilisations à la fois dans les domaines civil et militaire. Ils intéressent notamment beaucoup certains pays asiatiques qui mènent une stratégie de fusion : pour eux, le militaire a des retombées sur le civil, et les programmes civils bénéficient au rattrapage technologique de l’armée.

Nous sommes récemment intervenus en amont, à la demande d’un acteur stratégique français qui envisageait un projet « greenfield », autrement dit un investissement industriel nouveau en France, avec un partenaire d’un pays extrême-oriental : nous l’avons aidé à se doter d’un plan de sécurité suffisamment solide pour pouvoir se lancer dans le projet. Notre objectif est de prévenir les transferts de technologie et d’être sûrs que le partenariat est vraiment équilibré. Le mythe totalement illusoire du « gagnant-gagnant » a longtemps prévalu, mais il a maintenant été remplacé par le « donnant-donnant », qui ne fonctionne que s’il y a réciprocité. Nous avons donc cessé d’être naïfs. Bref, lorsque nous ne recevons pas l’information par nos autres canaux, nous dépendons du bon vouloir des entreprises qui viennent nous solliciter, mais nous sommes très efficaces lorsqu’elles le font.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai appris dans un article que BlackRock détient plus de capital dans les entreprises cotées en France que l’État français dans son ensemble. Le fonds souverain norvégien n’est pas très loin derrière. Comment contrôlez-vous ces entrées capitalistiques, qui peuvent être diffuses – BlackRock détient globalement 1,8 % du capital de ces entreprises, contre 1,2 % pour le fonds souverain norvégien et 1,6 % pour l’État français – notamment lorsque l’un des acteurs joue un rôle systémique ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Cela fait partie de la zone grise : on peut ou non considérer qu’il s’agit d’un problème de sécurité économique, ce qui entraîne une réponse de l’État différente.

S’agissant d’abord du stock, c’est-à-dire des participations prises avant que la politique de sécurité économique ne se développe, nous ne pouvons pas faire grand-chose : nous n’intervenons que lorsque ces participations se traduisent par des délocalisations ou des transferts de technologie, opérations couvertes soit par la procédure de contrôle des IEF, en amont, soit par la notion de double usage, qui nous permet de revenir ex post, ce qui est souvent assez complexe.

En revanche, s’il s’agit d’un acteur qui veut passer de 5 % à 26 % du capital d’une entreprise considérée comme stratégique, nous pouvons le contraindre à solliciter l’autorisation du ministre de l’économie avant le rachat.

Hormis ces cas de figure, si l’investisseur reste sous les critères, nous ne pouvons pas intervenir. La stratégie de certains investisseurs consiste à se maintenir à 9,99 % du capital de sociétés cotées : dans ce cas, nous ne pouvons rien faire, si ce n’est essayer d’exercer une influence informelle.

De même, nous pouvons être gênés par les fonds activistes, qui prennent des participations très minoritaires. Lorsqu’ils se lancent dans des opérations de déstabilisation massive qui constituent un manquement à la réglementation financière, ils sont suivis par l’Autorité des marchés financiers. Mais pour le reste, nous ne disposons d’aucun régime juridique de police administrative ou financière pour intervenir. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment anormal : un acteur qui prend 5 % ou 8 % du capital ne représente pas le même risque que celui qui est à 30 %. En vertu du principe de proportionnalité, nous contrôlons les opérations qui doivent l’être.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Existe-t-il un risque systémique ? Le fonds souverain norvégien ne me paraît pas poursuivre des ambitions horriblement impérialistes, mais on peut imaginer qu’il soit un jour remplacé par un fonds d’un pays très puissant. L’Arabie Saoudite ou les pays du Golfe par exemple pourraient avoir un agenda bien différent. Si un tel acteur disposant d’une influence économique et financière globale retire d’un coup toutes ses participations françaises, toutes inférieures au seuil de 10 % considérées isolément, n’y a-t-il pas un risque de krach pour la Bourse de Paris ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. C’est un risque symétrique au risque de souveraineté. Il est possible de considérer que l’emprise économique de certains acteurs étrangers, qui détiennent une partie du capital des entreprises françaises, constitue un risque de souveraineté. Dès lors, nous pourrions également envisager qu’ils se retirent. C’est peu probable, car il s’agit souvent d’investisseurs financiers : leur objectif est de faire de l’argent ; ils suivent des cycles d’investissement de sept ou huit ans et s’intéressent principalement à leur résultat net. Je ne crois donc pas à un mouvement coordonné ou à une panique des fonds d’investissement anglo-saxons qui se retireraient tous au même moment pour faire tomber l’économie française : cela n’aurait pas de sens. Mais il est certain que lorsqu’un fonds d’investissement se retire du capital, l’entreprise concernée a un problème de financement. Dès lors, une entrée en bourse peut présenter un moindre risque, du point de vue de la souveraineté, qu’une reprise à 90 % par un investisseur, étant donné que l’entrée en bourse dilue le capital et diminue la probabilité d’avoir un investisseur très dominant.

D’un autre côté, l’une des politiques prioritaires du Gouvernement vise bien à attirer le maximum d’investissements directs étrangers, qui financent une partie du déficit de la balance des transactions courantes. Cela nous impose de bien doser notre action. À cet égard, les fonds étrangers nous sollicitent de plus en plus pour un dialogue informel, ce qui est nouveau. Ils ont intégré le facteur souveraineté dans leurs opérations et veulent connaître nos méthodes. Ainsi, un fonds étranger souhaitant entrer dans le capital d’une entreprise stratégique française s’interroge désormais sur la liquidité de son actif : le jour de son entrée, trouvera-t-il l’administration française sur son chemin ? Le jour où il voudra revendre sa participation, sera-t-il contraint sur le choix du repreneur ? Ils ont besoin de venir nous en parler. En tout état de cause, notre objectif est de trouver un équilibre permanent entre attractivité et souveraineté.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je reviens sur l’affaire de Carrefour et du groupe québécois Couche-Tard. L’État s’est opposé au rachat au nom de la souveraineté alimentaire, de la sécurisation de l’approvisionnement alimentaire français. Ce type de réaction est-il désormais intégré dans la stratégie en matière d’IEF ? Est-il susceptible de se reproduire ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Absolument, la souveraineté ou sécurité alimentaire fait partie à la fois de la réglementation – c’est l’une des finalités essentielles du code monétaire et financier – et de la doctrine de sécurité économique de l’État. Le covid a validé cette approche. Dès lors que ce critère apparaît dans une opération de rachat, nous sommes susceptibles d’intervenir.

D’un point de vue sémantique, je précise que, pour nous, la notion de sécurité relève d’une action défensive. Nous sommes fiers de l’assumer, car c’est un volet qui a longtemps été absent. Cela consiste notamment en l’organisation de la chaîne d’informations et d’actions. La notion de souveraineté économique, elle, est plus large : elle est assise à la fois sur ce bouclier et sur le glaive qu’est notre capacité à recréer du tissu industriel. Elle intègre donc une forte dimension capacitaire : la capacité à assurer, en toutes circonstances, la prospérité économique des citoyens et des entreprises françaises. Cette indépendance stratégique suppose d’avoir un tissu industriel. Les stratèges chinois de la guerre économique ont longtemps considéré que la puissance américaine était technologique, mais pas industrielle, et qu’il s’agissait donc d’une puissance en bois – un colosse aux pieds d’argile. La souveraineté économique permet de marcher sur deux jambes, l’une défensive et l’autre offensive, l’une n’allant pas sans l’autre.

Outre le critère de la souveraineté alimentaire, nous regardons de très près celui de l’emploi, qui, bien que ne relevant pas directement de la sécurité économique, est important pour la chaîne de valeur et l’emprise industrielle. Le ministre de l’économie, me semble-t-il, a rappelé que Carrefour est le premier employeur de France, avec 200 000 personnes. Si nous considérons que les grands donneurs d’ordre français sont stratégiques, c’est non seulement en raison de leur taille mais aussi et surtout de leur rôle pour telle ou telle filière stratégique.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous intéressez-vous de près à l’acquisition assez massive de terres agricoles par des fonds chinois ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Nous nous en préoccupons dès lors que cet objectif stratégique qu’est la sécurité alimentaire est menacé. Sur un plan interministériel, jusqu’à présent, ce mouvement est jugé relativement limité. Je ne me souviens pas d’un dossier IEF lié à cette question, mais nous restons vigilants. Si de tels investissements prenaient un caractère massif, récurrent, ciblé et mono-national, nous pourrions en effet les considérer comme relevant d’une menace économique étrangère sur notre souveraineté alimentaire. Néanmoins, nous n’en sommes pas là.

Nous tenons compte également de menaces qui pèseraient sur des filières très exportatrices.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. M. Montebourg s’est étonné que le décret « Villepin, Montebourg, Le Maire » n’ait été appliqué qu’à Carrefour et jamais à aucune entreprise industrielle, de quelque nature qu’elle soit. Qu’en pensez-vous ? Quid de Latécoère, Exxelia, Technip, Alstom ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. C’est inexact. Nous ne faisons pas publiquement état des refus que nous avons opposés concernant des entreprises industrielles. J’observerai, à ce propos, une stricte confidentialité.

Il a beaucoup été question de Carrefour, en effet, mais c’est un peu l’exception qui confirme la règle. Souvent, ce sont des entreprises cotées qui sont concernées et nous ne tenons pas à interférer avec les cours de la Bourse en claironnant les nouvelles. Toute la difficulté est là : les gens ont besoin de connaître notre action mais nous avons des contraintes de confidentialité bien légitimes en matière de communication.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. D’autres prises de capital ont donc été bloquées dans des entreprises de grande taille ou du CAC 40.

M. Joffrey Célestin-Urbain. D’autres blocages ont effet eu lieu, concernant des entreprises industrielles plus petites mais qui sont critiques pour la chaîne de valeur stratégique. Lorsque nous émettons une proposition de refus, c’est que les enjeux de souveraineté le justifient, que celle-ci ne peut pas être protégée efficacement par une simple lettre de conditions.

Dans d’autres cas, nous avons choisi de mettre des conditions draconiennes. Là encore, nous ne communiquons guère, au risque de laisser croire que nous n’agissons pas assez, mais le fait est qu’en matière de souveraineté, l’État est intransigeant. Lorsque la préservation de la souveraineté est compatible avec une ouverture de capital, nous posons un certain nombre de conditions.

Tout ceci nuance donc les propos dont vous vous êtes fait l’écho.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des contrôles physiques ont-ils lieu ? Lorsque je travaillais chez General Electric, un site du Creusot fabriquait des turbines, militaires et civiles. Les deux parties de l’usine étaient séparées par… un rideau. Voilà sur quoi reposait le secret défense ! Quelques semaines plus tard, deux stagiaires chinois d’une filiale de General Electric, à Nancy, avaient été mis en examen pour espionnage…

La sécurité a un coût pour les entreprises. Vérifiez-vous les moyens qu’elles utilisent ? Et qu’en est-il des contrôles physiques dans les laboratoires, où la sécurité n’a pas forcément évolué depuis Marie Curie ?

Enfin, votre vigilance s’exerce-t-elle uniquement dans le domaine des sciences dites dures ou vous intéressez-vous aussi aux sciences sociales, où des recherches – par exemple, dans le domaine de la psychologie ou de l’information – peuvent avoir un intérêt pour certains régimes ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Depuis 2022, nous avons engagé un contrôle systématique des lettres d’engagement et des conditions imposées aux investisseurs étrangers. Ce dispositif montera en puissance en 2023 : tous les dossiers d’autorisation faisant l’objet de conditions seront contrôlés, sous la responsabilité du SISSE, chargé de la coordination du suivi de cette politique publique. Le suivi est assuré par l’administration référente désignée dans la lettre de conditions et la coordination que nous exerçons nous permet de détecter le plus tôt possible d’éventuels manquements de la part de l’investisseur étranger. En 2023, nous déploierons un dispositif « à balles réelles » pour un grand nombre de lettres d’engagement.

Nous pouvons être amenés à demander à l’investisseur d’organiser une zone à régime restrictif, dans le cadre du dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST). Il s’agit de zones dont l’accès est réglementé – normalement, on s’en assure moins par un rideau que par des sas et des registres permettant de retracer les demandes d’accès. Celles-ci remontent au haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère concerné, qui peut être le ministère de la recherche pour certains laboratoires, Bercy pour d’autres. C’est le HFDS qui statue sur la demande : il peut la refuser, ou poser des conditions.

Si, à l’occasion d’un contrôle IEF, nous constatons que la PPST n’est pas correctement assurée par l’investisseur, il y a des conséquences juridiques, avec des sanctions pénales. Toutefois, hors du champ de l’IEF, ce dispositif de PPST reste facultatif : il n’est pas possible de l’imposer à une entreprise ou à un laboratoire, même si nous pouvons les encourager fortement à l’adopter. En revanche, lorsqu’ils ont choisi d’y entrer, ils doivent s’y soumettre, sous peine de sanctions.

La PPST reste le meilleur dispositif de sécurisation d’un site – accès, protection des données sensibles… – après celui de la protection du secret de la défense nationale. Mais ce dernier relève du ministère des armées et nous ne pouvons évidemment pas l’utiliser pour gérer des situations qui concernent la sécurité économique au sens large.

Avec le ministère de la recherche, nous menons une politique assez offensive pour aller voir les laboratoires sensibles de la troisième liste et les encourager à entrer dans le dispositif de la PPST.

Enfin, nous privilégions les sciences dures – je rappelle que nous ne nous en occupions pas du tout il y a encore peu. Nous nous concentrons en particulier sur les technologies que nous avons identifiées comme critiques. Les sciences sociales relèveraient plutôt de la contre-influence au sens large, et donc d’autres services de l’État. Nous savons que certains pays d’extrême orient les utilisent comme vecteur d’influence dans le cadre des « trois guerres » qu’ils mènent : guerre de l’opinion, guerre psychologique et guerre du droit. Mais ce n’est pas de notre ressort : dans nos choix d’allocation des ressources, nous commençons par nous mettre à niveau sur les technologies relevant des sciences dures.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le SISSE dépend de la direction générale des entreprises, et donc du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ses activités sont-elles coordonnées, à un moment ou à un autre, avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ?

M. Joffrey Célestin-Urbain. Le secrétaire général à la défense et à la sécurité nationales préside les comités de liaison de sécurité économique où sont rendus des pré-arbitrages sur les dossiers les plus importants du moment. Ces dossiers sont extraits de notre flux d’alerte permanent et remontent aux plus hautes autorités. Toute la coordination que fait le SISSE au quotidien est chapeautée à ce niveau interministériel. Le secrétaire de ce comité, chargé de l’animation et du pilotage, est le CISSE, le commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques, en l’occurrence mon supérieur direct. Depuis 2018, il est également à la tête de la DGE. C’est donc la même personne qui est chargée de la politique industrielle et de la politique de sécurité économique. Dans la pratique, le SISSE assure le secrétariat de ces comités pour le CISSE.

Le SGDSN apporte une expertise sur les risques autres que ceux de la sécurité économique : doubles usages, sujets civilo-militaires, prolifération… Il assure la cohérence de la politique de défense et de sécurité de l’État, et apporte une touche interministérielle et de proximité avec Matignon dont tout le monde bénéficie. Le SGDSN, tête de réseau des HFDS, permet de mettre en synergie ces différentes politiques de l’État, ce qui est précieux d’un point de vue administratif. Les actions que je vous ai décrites supposent en effet une ingénierie administrative et une « comitologie » de grande ampleur.

Nous travaillons très bien avec la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) et les services de renseignement. Nous en sommes « clients », et nous les orientons aussi vers les entités prioritaires. La CNRLT coordonne l’ensemble du renseignement économique qui nous arrive, qui est une de nos sources. Nous lui faisons systématiquement un retour circonstancié des actions que nous avons menées ou non. C’est une démarche très utile qui nous permet de leur dire, en toute transparence et amitié, quand les notes de renseignement nous sont utiles ou non. Nous connaissons un niveau de maturité institutionnelle et de confiance humaine qui me paraît assez unique entre des services qui ne se situent pas traditionnellement dans le champ de Bercy et un service qui y appartient. Le niveau d’imbrication opérationnelle est historiquement élevé. Cela a pris du temps et nous ne sommes pas un service de renseignement, mais cela fonctionne très bien aujourd’hui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. M. Montebourg a qualifié un jour notre intelligence économique d’« indigente ».

M. Joffrey Célestin-Urbain. Peut-être est-ce parce que l’État ne revendique plus une politique d’intelligence économique explicite, à la différence d’auparavant, où l’on ne parlait pas de sécurité économique mais d’intelligence économique ? C’est une notion dont on n’a longtemps pas vraiment su ce qu’elle voulait dire, jusqu’à ce qu’on s’attelle à définir clairement une politique de sécurité économique.

Je ne parle pas trop d’intelligence économique mais nous en faisons, afin de servir les objectifs de souveraineté de l’État. Tout ce dont je vous ai parlé, l’ingénierie administrative, les informations des services de renseignement, nos propres sources, les délégués, les préfets, cela relève de l’intelligence économique interne, qui alimente notre réponse.

Peut-être M. Montebourg parlait-il de l’intelligence économique au sens de la sensibilisation des entreprises ou des programmes académiques. Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons de plus en plus. Nous sommes plutôt orientés sur le « bouclier », mais nous savons que des actions intéressantes peuvent être menées en direction du grand public.

Nous avons ainsi réalisé un guide de sensibilisation des entreprises comprenant vingt-huit fiches « réflexes » que les PME, les entreprises de taille intermédiaire et les laboratoires utilisent beaucoup pour se prémunir des risques principaux, par exemple lorsqu’ils se rendent dans un salon à l’étranger.

Nous avons également créé un outil d’autodiagnostic que les entreprises peuvent télécharger sur le site du SISSE. De leurs réponses à un certain nombre de questions résulte un score de sécurité économique permettant de vérifier leurs éventuelles déficiences. Nous avons aussi travaillé avec le MEDEF et l’Association française des entreprises privées à l’élaboration d’un guide public de protection de la donnée sensible destiné à toutes les entreprises.

Nous créons des ponts avec les formations académiques. Dans cette optique, j’ai commencé un cours sur la souveraineté économique à Sciences Po. Il me semble essentiel en effet de mettre la souveraineté au programme de toutes les formations supérieures – à HEC, à l’ESSEC, à Sciences Po, à l’INSP…

Enfin, nous aidons les entreprises qui veulent s’internationaliser : quand elles envisagent un partenariat avec une entreprise étrangère, elles nous saisissent et nous réalisons des études d’honorabilité pour elles.


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20.   Audition, ouverte à la presse, de M. Rachid M’Barki, journaliste (22 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons cet après-midi M. Rachid M’Barki, que je remercie d’avoir répondu à notre convocation.

Je tiens à informer les membres de la commission que M. M’Barki et moi-même avons eu quelques échanges pour modifier la date et l’horaire de cette audition.

Je tiens également à rappeler qu’une commission d’enquête parlementaire n’est pas une procédure judiciaire, aussi n’est-elle pas soumise au principe du contradictoire. Nous laissons bien entendu à la justice toutes ses prérogatives, auxquelles cette commission ne saurait être mêlée d’une manière ou d’une autre. Une commission d’enquête vise à informer la représentation nationale sur un sujet particulier afin d’éclairer les représentants du peuple, de confronter les points de vue et de se faire une opinion caractérisée dans un rapport. Celui-ci est discuté par la commission avant d’être publié, si les commissaires l’autorisent.

Monsieur M’Barki, vous vous trouvez au cœur d’une affaire de soupçon d’ingérence ou d’influence étrangère liée à l’information, dans le cadre du journal de la nuit de BFM TV que vous présentiez. Nous avons considéré qu’il était important de vous entendre, eu égard à l’écho que cette affaire a eu dans l’opinion publique. Nous aimerions connaître votre sentiment et la nature des informations et reportages sur lesquels plane ce soupçon. Nous souhaiterions également savoir en détail comment, selon vous, les événements se sont déroulés.

Comme je vous l’ai indiqué par courrier, votre audition portera sur les questions soulevées par l’enquête Story Killers, menée dans le cadre de Forbidden Stories, un collectif de journalistes d’investigation dont nous avons déjà interrogé plusieurs membres la semaine dernière.

Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et qu’elle est ouverte à la presse. J’ajoute que j’ai refusé que des photos soient prises avant le début de cette réunion. Notre commission d’enquête existe pour faire la lumière sur une question grave pour notre démocratie ; il ne s’agit pas d’un spectacle et nous n’avons pas à prendre part à des polémiques extérieures à notre assemblée.

Monsieur M’Barki, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Rachid M’Barki prête serment.)

M. Rachid M’Barki, journaliste. Cinquante-quatre, trente et un, dix-huit, deux et demi : ces nombres résument ma vie professionnelle, ou du moins ce qu’il en reste.

J’ai 54 ans, je suis né en France, à Toulouse. Ma mère est marocaine et mon père inconnu. Je suis ce que l’on appelle un pur produit de l’école de la République. J’ai suivi des études de droit, qui m’ont conduit au journalisme, en 1992. Il y a donc trente et un ans. J’ai travaillé pour divers médias, d’abord à la radio puis à la télévision. J’ai été recruté par BFM TV en 2005, j’ai pris part au lancement de la chaîne et j’y ai mené une carrière professionnelle dont je suis fier. J’ai d’abord été reporter avant de devenir présentateur. Cela faisait dix-huit ans que je travaillais pour BFM TV et j’ai participé, à mon niveau, au succès de cette chaîne. Ces dernières années, j’ai également eu la satisfaction de coprésenter l’émission Faites entrer l’accusé, sans me douter qu’un jour c’est moi qui me retrouverais sur le banc des accusés, spectateur de ma propre mise à mort professionnelle. Deux semaines et demie – ou plus exactement deux semaines et cinq jours – se sont écoulées entre le premier article qui, littéralement, m’a cloué au pilori, et mon licenciement pour de prétendues fautes graves. Deux semaines et demie, c’est la durée du lynchage médiatique en règle dont j’ai fait l’objet.

Il m’est reproché d’avoir failli à ma déontologie professionnelle en passant à l’antenne des informations non vérifiées. On laisse supposer que j’aurais été rémunéré pour cela. Tout cela est faux et relève de la pure calomnie.

En réalité, même si c’est l’article de Politico qui a lancé la charge, j’ai compris depuis peu que mon sort avait été scellé quelques semaines plus tôt, mi-janvier, lorsque M. Métézeau, que vous avez entendu, est allé courageusement me dénoncer auprès de mon employeur, sans évidemment me solliciter au préalable ni même me prévenir.

Après plus de trente ans de carrière, cette affaire, que j’ai d’ailleurs en grande partie découverte dans la presse, est d’une rare violence. J’ai été abasourdi, effondré – je ne vous cache pas que je le suis toujours –, paralysé par cette violence, par ces coups répétés, dont je ne connaissais même pas la provenance. J’ai essayé de dénouer le fil, de comprendre, de sortir la tête de l’eau, de reprendre mon souffle.

Puisque vous m’avez convoqué, je vais évidemment répondre à vos questions. Auparavant, je tiens à vous faire part de certains faits et réalités en lien avec l’affaire qui me vaut d’être ici devant vous et avec le sujet qui préoccupe cette commission d’enquête.

Je tiens à dire que l’enquête Story Killers est très utile ; le sujet qu’elle aborde est essentiel à la profession de journaliste et à l’information du public. J’ai écouté avec attention l’audition de mes confrères qui sont venus témoigner devant vous, sous serment, la semaine dernière ; je ne remets absolument pas en cause leur travail. En revanche, je réfute les allégations formulées à mon encontre, qui sont fausses et dont j’ai compris, récemment, les ressorts.

Lors de son audition, M. Métézeau vous a expliqué comment il était parvenu à la conclusion que j’étais coupable. Il vous a d’abord indiqué que Team Jorge s’était vantée de disposer de relais dans la presse française. Pour illustrer son propos, il a montré un extrait d’un de mes journaux télévisés, qui traitait des conséquences de la guerre en Ukraine, en particulier de l’impact des sanctions prises contre la Russie sur l’industrie du yachting en France. Il vous a ensuite expliqué qu’il ne suffisait pas que Team Jorge se targue de pouvoir passer des informations par mon intermédiaire pour que cela soit vrai. M. Métézeau vous a alors révélé que cet extrait du journal télévisé de la nuit avait été repris et viralisé sur des comptes de Team Jorge sur les réseaux sociaux. Et il estime, manifestement, qu’il s’agit d’un élément à charge contre moi. M. Métézeau a fait alors valoir un troisième point : il s’est demandé, en tant que journaliste – il précise qu’il travaille pour Radio France –, si cette information avait sa place sur l’antenne de BFM TV. Il a considéré que, sur un média généraliste, on ne passe pas ce genre d’information.

Lorsque j’entends cela, je m’interroge à mon tour et je comprends qu’il s’agit d’un élément clé de la situation qui est la mienne aujourd’hui. C’est donc l’appréciation très personnelle de M. Métézeau sur ce qui devrait ou non être diffusé par BFM TV – ou par tout autre média généraliste – qui a renforcé sa suspicion, au point de l’avoir poussé à me dénoncer à ma hiérarchie. Plus précisément, il a expliqué avoir demandé à celle-ci si l’extrait de mon journal télévisé, tel qu’il avait été relayé, avait bien été diffusé sur BFM TV et s’il correspondait à la ligne éditoriale de la chaîne. Il a précisé ensuite qu’une officine israélienne, en l’occurrence Team Jorge, prétendait faire passer des messages sur la chaîne par mon intermédiaire. M. Métézeau vous a ensuite indiqué que la direction de BFM TV lui avait confirmé la diffusion de cet extrait, qui n’était pas conforme à la ligne éditoriale de la chaîne.

J’aimerais que vous visionniez un extrait d’un journal télévisé diffusé sur l’antenne de BFM Var le 12 mai 2022. Pour mémoire, celui qui fait l’objet de soupçons d’ingérence étrangère, dont le sujet est très proche, date de décembre 2022.

(L’extrait du journal de BFM Var est projeté.)

Il ne m’a fallu que quelques instants pour trouver cette vidéo d’une à deux minutes, qui inclut des interviews – un format beaucoup plus élaboré que les trente secondes qui me sont reprochées – et qui a été mise ligne plus de six mois avant celui incriminé. Après quelques recherches et vérifications complémentaires, j’ai retrouvé, sans aucune difficulté, d’autres articles sur ce même sujet de l’impact économique, en France, des sanctions internationales contre les oligarques russes, traité par 20 minutes, Slate, Var-Matin ou OuestFrance. Il y en a peut-être d’autres.

Je tiens à apporter une précision importante : M. Métézeau a affirmé à plusieurs reprises que je n’avais pas respecté la ligne éditoriale de BFM TV. Or ni lui ni les journalistes qui – dans la presse écrite, à la radio ou à la télévision – ont repris à leur compte cette affirmation n’ont pris la peine d’expliquer quelle était cette ligne éditoriale. Sans doute d’ailleurs parce qu’eux-mêmes l’ignoraient et parce que, s’ils s’étaient donné la peine d’interroger BFM TV à ce sujet, ils se seraient peut-être posé des questions. Pour ma part, après dix-huit années passées au sein de cette entreprise, j’ai découvert ce qu’était cette ligne éditoriale en lisant le courrier qui me notifiait mon licenciement : « la couverture d’une actualité chaude et quotidienne en résonance avec les préoccupations des Français ». Comment M. Métézeau a-t-il pu considérer qu’un sujet traitant des conséquences, sur certains secteurs de l’économie française, des sanctions prises contre les oligarques russes ne respectait pas cette ligne éditoriale ?

Votre commission s’intéresse aux possibles ingérences de puissances étrangères, visant à influencer, à corrompre des relais d’opinion. Il s’agit d’une question très importante et les journalistes doivent être très vigilants à cet égard. Cela a toujours été ma ligne de conduite. Mon nom a été injustement associé à cette enquête, ce qui me vaut d’être devant vous aujourd’hui. Entendons-nous bien : je ne remets pas en cause le travail fait par mes confrères de Forbidden Stories. Simplement, en ce qui me concerne, et plus largement en ce qui concerne la France, un véritable tournant s’opère. M. Métézeau l’a dit lui-même au cours de l’une de ses multiples interventions de ces dernières semaines : lorsque Team Jorge lui montre l’extrait d’un de mes journaux télévisés, il comprend qu’il tient potentiellement un scoop. Une enquête – aussi importante soit-elle – sur une officine israélienne qui vend ses capacités de désinformation à des groupes politiques ou à des États pour influencer des élections qui pour l’essentiel se déroulent en Afrique ne risque pas de créer le buzz auprès du public français. En revanche, si on peut brandir en figure de proue de cette enquête la tête d’un présentateur de journal télévisé d’une grande chaîne, dont le nom et le visage sont un peu connus des Français, on crée une affaire. On sait que cette histoire sera reprise partout et par tout le monde et on donne, par la même occasion, une exposition médiatique inespérée à l’enquête à laquelle on participe. En l’occurrence, celle de Forbidden Stories devient, à ce moment-là, l’affaire M’Barki. Et cela, M. Métézeau l’a immédiatement compris. Il n’a eu de cesse ensuite de donner de la substance à ce qui, à la fin, se révèle n’être qu’une fable, pour ce qui est de ma prétendue implication tout au moins. Le procédé qu’il a utilisé est, selon moi, tout à fait scandaleux. M. Métézeau est allé directement me dénoncer, sans même prendre la peine de m’interroger au préalable ni de me confronter aux allégations de Team Jorge.

Mi-janvier, M. Fogiel, directeur général de BFM TV, me demande de passer le voir dans son bureau. Il me montre rapidement, sur son téléphone, des extraits de mes journaux télévisés et me demande si j’ai été payé pour passer des informations à l’antenne. Je nie bien évidemment ces accusations. Je suis cependant suspendu, éloigné de l’antenne, le temps, m’explique-t-on, que la direction de BFM TV mène une enquête interne. À aucun moment, ni ce jour-là ni par la suite, je n’ai été informé que c’était M. Métézeau qui était à l’origine de ce qui m’arrivait. M. Fogiel ne m’a rien dit et M. Métézeau ne m’a pas averti du rôle qu’il avait joué et que j’ai découvert beaucoup plus tard, lorsqu’il l’a confessé dans les médias.

Ce procédé m’apparaît tout à fait contraire non seulement au respect de la présomption d’innocence, à laquelle je vous sais tous très attachés, mais également aux principes qui régissent la déontologie des journalistes. Sandrine Rigaud, qui est la rédactrice en chef du consortium, vous a affirmé ici même que ces principes étaient rigoureusement appliqués au sein du collectif Forbidden Stories. Elle a notamment rappelé le respect du contradictoire et l’obligation pour le journaliste de vérifier les informations qui lui sont fournies, ce qu’elle a appelé le fact checking. En l’occurrence, il n’y a eu aucun respect du contradictoire me concernant puisque j’ai fait l’objet d’une dénonciation sans jamais en avoir été informé, dénonciation qui a déclenché l’enquête interne dont j’ai fait l’objet, au cours de laquelle je n’ai jamais été entendu par mon employeur. Jamais. Cette enquête a ensuite fuité dans la presse, ce qui m’a valu d’être immédiatement désigné comme coupable et de faire l’objet d’une procédure disciplinaire qui s’est soldée par mon licenciement. Des journalistes de Forbidden Stories – et M. Métézeau n’en faisait pas partie – m’ont sollicité seulement la veille de la publication de leur enquête, qui avait pourtant duré plusieurs mois. Ils m’ont indiqué que je devais répondre au plus tard le lendemain, c’est-à-dire le jour de la parution de l’enquête.

Comme je l’ai rappelé tout à l’heure, la presse française faisait état depuis plusieurs mois des conséquences des sanctions contre la Russie et ses oligarques sur certains secteurs de l’économie nationale. Si M. Métézeau, au lieu de me dénoncer, avait pris soin de faire son travail de vérification, d’abord en me sollicitant, ensuite en recherchant ce qui avait été publié sur ce sujet, il se serait très vite rendu compte qu’il était peut-être, lui-même, victime de désinformation. Team Jorge, qui pensait avoir affaire à de potentiels clients – c’est ce qu’il a expliqué –, lui a donc fait croire à des fins commerciales et marketing qu’il disposait de relais dans la presse française ; M. Métézeau était peut-être beaucoup trop heureux de le croire. Quant à la présomption d’innocence, M. Métézeau a clairement expliqué que j’étais corrompu. C’est une pure et simple calomnie, qui a été largement reprise par les médias. M. Métézeau s’est fait un nom sur mon dos, à mes dépens, grâce à « l’affaire M’Barki », qu’il aura finalement construite lui-même de toutes pièces, au risque in fine de jeter le discrédit sur l’enquête Story Killers tout entière. Enquête qui ne se résume pourtant pas, fort heureusement, aux seules accusations portées injustement contre moi.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci monsieur M’Barki pour vos explications. Il n’appartiendra pas à cette commission de trancher qui dit vrai et qui dit faux dans l’affaire qui vous touche. Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas mentionné M. Duthion, le contact par l’intermédiaire duquel vous auriez rendu service à Team Jorge contre rémunération. Le connaissez-vous ? Avez-vous des relations professionnelles ou personnelles avec lui ?

M. Rachid M’Barki. Il a été dit dans la presse que j’avais rendu service à un ami. C’est absolument faux. Je ne me suis pas – ou quasiment pas – exprimé dans la presse et je n’ai, en tout cas, jamais dit avoir rendu service à un ami. Quant à M. Duthion, je l’ai rencontré il y a quelques années. Il s’agissait d’une de mes sources, parmi beaucoup d’autres. Lorsque vous êtes journaliste depuis longtemps, que votre visage apparaît régulièrement sur les écrans, qui plus est pour le compte d’une grande chaîne de télévision, vous êtes sollicité de toute part. Les informateurs se comptent par dizaines. Toutes ces personnes fournissent des informations qui peuvent être très intéressantes ou beaucoup moins. M. Duthion est un lobbyiste parmi d’autres avec lesquels j’étais en contact. De tels contacts existaient également avec des attachés de presse, des ONG, des associations, des membres de cabinets ministériels, des parlementaires et j’en passe. M. Duthion me donnait assez régulièrement des informations qui, elles aussi, étaient intéressantes ou non. J’en ai utilisé certaines, comme j’en ai utilisé émanant d’autres sources.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous brosser le portrait de cette personne et nous dire dans quelles circonstances vous l’avez rencontrée ? Vos rencontres étaient-elles régulières ? Pouvez-vous préciser la nature de cette relation : était-elle professionnelle ; avez-vous rendu des services contre rémunération ?

M. Rachid M’Barki. En toute franchise, je ne me souviens pas de ma première rencontre avec M. Duthion. Je peux vous assurer, en revanche, qu’il n’a jamais caché être lobbyiste. Il m’a dit qu’il disposait d’informations qui pourraient être intéressantes, ce à quoi j’ai répondu que cela pourrait en effet m’intéresser. Nos échanges et rencontres n’ont jamais été particulièrement réguliers. Je l’ai vu à quelques reprises – je ne saurais pas dire combien exactement –, et cela n’a pas toujours été l’occasion d’échanges d’informations. En tout état de cause, il n’a jamais été question ni de rémunération ni de quelque autre avantage que ce soit. En effet, et mes confrères ne me contrediront pas, il n’est pas seulement question d’argent : il peut s’agir aussi d’une invitation dans un restaurant prestigieux, d’un voyage ou de n’importe quel autre avantage. Rien de cet ordre, jamais, n’a existé entre M. Duthion et moi. Cependant, je reconnais que lorsque nous prenions un café ensemble, il est arrivé que ce soit lui qui paie. Cela n’est jamais allé au-delà. Nous n’avons même jamais déjeuné ou dîné ensemble.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous dites que M. Duthion est lobbyiste ; vous reconnaîtrez que c’est pour le moins vague puisqu’un lobbyiste peut aussi bien se consacrer à la défense des balançoires qu’à celle du pire dictateur qui soit. Pouvez-vous nous préciser à quel type de lobbying il se livrait ? Avez-vous le sentiment qu’il était vraiment celui qu’il prétendait être ou, au contraire, avait-il des activités différentes de celles qu’il vous avait présentées initialement ? Défendait-il les intérêts de personnes peu recommandables, ce qui, si vous en aviez eu connaissance plus tôt, aurait pu vous inciter à limiter vos contacts ? Vos relations ont-elles évolué au cours de la période récente, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Quant aux informations qu’il vous transmettait, quels étaient leur nature et leur intérêt pour votre métier de journaliste ?

M. Rachid M’Barki. M. Duthion s’est présenté comme étant lobbyiste – ce que j’avais d’ailleurs vérifié – mais il ne m’a jamais dit pour qui il travaillait exactement. Nos conversations portaient sur des sujets très variés et concernaient aussi bien la France que l’étranger. Nous avions, en quelque sorte, des échanges de bistrot, qui devenaient plus précis lorsqu’il s’agissait d’informations qui me paraissaient intéressantes. Je n’ai jamais su, précisément, pour qui il travaillait mais je n’ai à aucun moment eu l’impression, le sentiment ou le soupçon qu’il pouvait agir pour le compte de quelqu’un qui cherchait à manipuler une information. Chacune des informations que j’ai reprises dans mes éditions était vraie, vérifiable et vérifiée. Je n’avais par conséquent aucune raison particulière de soupçonner quelque ingérence que ce soit de la part de qui que ce soit.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Au cours de vos relations professionnelles, vous nous confirmez que M. Duthion ne vous a jamais transmis de reportages clés en main, de contenus ou d’images sur lesquels vous auriez fait preuve d’un esprit critique très limité ou que vous auriez « servilement » diffusés ?

M. Rachid M’Barki. Ce n’est pas tout à fait ce que je vous ai dit. Lorsque je trouvais certaines informations dignes d’intérêt et qu’elles valaient la peine d’être creusées, M. Duthion me livrait un certain nombre d’éléments qui devaient me permettre de vérifier ces informations. Toutefois, il ne m’a jamais fourni de texte clés en main, comme j’ai pu le lire ici ou là. J’ai toujours écrit mes textes moi-même. Parfois, lorsqu’il s’agissait d’informations intéressantes, mon premier réflexe était de demander aux responsables de la « cellule images » de BFM TV s’ils avaient des éléments pour les illustrer. Lorsqu’il n’existait pas de visuels ou lorsqu’ils n’étaient pas adaptés, je demandais à M. Duthion s’il en avait. Il m’a effectivement fourni des images, neutres, qui suivaient ensuite le processus classique au sein d’une chaîne de télévision avant d’être diffusées. Contrairement à ce qui a été dit, je n’ai jamais rien fait en douce ; je n’ai jamais caché quoi que ce soit, à qui que ce soit, dans l’exercice de mon métier. Je n’ai jamais travaillé autrement qu’en toute transparence vis-à-vis de ma rédaction, du public et de moi-même. J’ai lu des articles selon lesquels j’arrivais tard le soir à la rédaction, dans la pénombre, muni d’une clé USB – reçue de je ne sais qui – pour faire passer des informations et des images, sans que personne ne s’en aperçoive. C’est faux, archifaux et c’est méconnaître le fonctionnement d’une chaîne de télévision que d’affirmer une telle chose. Si mes consœurs et mes confrères qui ont décrit de tels agissements avaient fait leur travail jusqu’au bout, s’ils étaient allés voir comment fonctionne une telle rédaction, ils n’auraient jamais écrit cela, ils n’auraient jamais tenu de tels propos à mon égard. Mais j’ai pris conscience que les tenir participait au récit, au roman, à cette fiction à la Netflix qui me faisait passer pour le mouton noir de BFM TV, où je passais, en douce, des messages quasi subliminaux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous parlez du processus normal qu’auraient suivi les images « neutres » – je ne les ai pas sous les yeux – que M. Duthion vous a données. Quel est ce processus normal ? Indiquiez-vous à vos collaborateurs et à votre hiérarchie d’où venaient ces images, qui vous les avaient fournies ? Le nom de M. Duthion apparaissait-il comme source ?

M. Rachid M’Barki. Lorsque je recevais des images de M. Duthion, par exemple, je les transmettais directement, à partir de mon adresse e-mail professionnelle, vers l’adresse professionnelle de ma cheffe d’édition. Ensuite, ces images étaient visionnées, montées – pas par mes soins –, validées – pas par mes soins non plus –, avant de pouvoir être diffusées, étant entendu qu’une image, quelle qu’elle soit, qui n’avait pas reçu de validation – et, encore une fois, ce n’est pas moi qui validais – ne pouvait pas être diffusée sur BFM TV.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous venez de nous expliquer en détail le processus de validation des images mais qu’en est-il des textes, de leur présentation et de l’angle des sujets que vous présentiez régulièrement ? Faisaient-ils l’objet d’une validation par la rédaction, par la chaîne hiérarchique ?

M. Rachid M’Barki. Comme je vous l’ai précisé, j’ai agi en totale transparence. J’ai également insisté sur le fait que tout était écrit et que c’est moi qui rédigeais mes textes. Certains n’écrivaient pas et découvraient leur texte sur un prompteur. Ce n’était pas mon cas. J’écrivais tout, à la virgule près, car le journal de la nuit était rediffusé plusieurs fois jusqu’à quatre heures trente et la reprise du direct. Je précise que ce journal est le seul programme de BFM TV qui soit ainsi rediffusé. J’écrivais mes textes à la virgule près car cela permettait à ma cheffe d’édition de se livrer à des calculs très précis pour que la fin des rediffusions corresponde, à la seconde près, à la reprise du direct. Mes textes étaient donc achevés très en avance. En général, l’écriture de la presque totalité de mon journal était bouclée une heure ou une heure trente avant mon passage à l’antenne. Ce travail en amont concernait toutes les informations qui n’allaient plus évoluer avant la diffusion du journal. En revanche, pour certaines autres, comme le compte rendu d’un match de football se terminant à vingt-trois heures environ – dont je ne pouvais pas connaître le résultat –, ce n’était pas possible. En outre, le logiciel sur lequel les journalistes de BFM TV travaillent – mais aussi ceux d’autres rédactions – est disponible et accessible à tous. Tout le monde pouvait donc, en deux clics, connaître la teneur du journal, ce qui était écrit précisément et ce qui allait être dit à l’antenne. Un processus de validation de chaque mot par la hiérarchie n’a jamais existé. Nous discutions des sujets, de leur importance et de leur hiérarchie. Par exemple, faut-il donner la priorité à l’entretien accordé par le Président de la République ou à d’éventuelles nouvelles manifestations ? Faut-il privilégier cette interview ou les réactions qu’elle suscite ? Cela faisait l’objet de discussions mais qui ne concernaient ni la façon de traiter les sujets ni le contenu d’autres éléments du journal, jugés de moindre importance.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez abondamment parlé du reportage consacré aux yachts d’oligarques russes en nous renvoyant à ce qui avait été diffusé par BFM Var quelques mois plus tôt, sur un thème analogue. Cependant, d’autres sujets font également l’objet de soupçons, notamment celui consacré à l’ancien procureur général du Qatar, M. Ali bin Fetais al-Marri, et celui – participant peut-être d’une campagne d’information sur les ressources touristiques du Maroc – au cours duquel il était notamment question du Sahara occidental, où la sémantique que vous avez utilisée n’était pas celle prévalant sur les grandes chaînes d’information françaises puisque vous n’avez pas évoqué cette dénomination. Vous nous confirmez avoir travaillé en totale transparence, que tout cela était écrit, à disposition sur le logiciel utilisé par tous les journalistes et donc susceptible d’être lu par tout un chacun. C’est bien ce que vous nous dites ?

M. Rachid M’Barki. Je vous confirme ce que je viens de vous dire : tout a été fait de manière transparente et était visible par tous, à n’importe quel moment.

Les informations que vous venez d’évoquer faisaient partie de celles qui étaient écrites plus d’une heure avant mon passage à l’antenne, parce que je pensais qu’elles n’allaient pas évoluer. Entre le moment où je terminais la rédaction de mes textes et celui où je devais présenter mon journal, je ne me tournais cependant pas les pouces. Je surveillais l’actualité pour repérer d’éventuels changements susceptibles d’affecter le contenu du journal.

En ce qui concerne l’ancien procureur général du Qatar, il faut tout d’abord se replacer dans le contexte de la Coupe du monde de football, organisée au Qatar. Lorsqu’un de vos collègues parlementaires décide de déposer une plainte contre cet ancien procureur général, il s’agit pour moi d’une information importante, qui plus est alors que le Président de la République avait dit publiquement qu’il se rendrait au Qatar si la France se qualifiait pour la finale de la compétition.

S’agissant du Maroc, certains prétendent que j’aurais été payé. C’est absurde. Ce pays ne m’a pas donné un centime pour parler de quoi que ce soit. Ce sujet a été plusieurs fois abordé dans la presse ; c’est d’ailleurs par lui que tout a commencé. À l’origine, il y avait une actualité, en l’occurrence l’ouverture du forum économique entre le Maroc et l’Espagne organisé à Dakhla, une ville du Sahara au sud du Maroc. J’ai précisé que ce forum entre le Maroc et l’Espagne avait été rendu possible grâce au réchauffement des relations entre les deux pays – après leur rupture diplomatique et la fermeture de leurs frontières – depuis la reconnaissance du Sahara marocain par l’Espagne. Voilà la phrase exacte que j’ai prononcée. Il me semble que le chancelier autrichien a également parlé de Sahara marocain il y a peu. Je voudrais ajouter autre chose : depuis que j’ai parlé de Sahara marocain et que cette expression a pris l’importance que l’on sait, je suis devenu, comme par enchantement, un journaliste franco-marocain. Avant cela, personne n’avait fait référence à mes origines. Je ne l’ai d’ailleurs jamais fait moi-même. Dernière chose que je voudrais dire : le Maroc est un grand pays, souverain, qui n’a besoin de personne pour défendre ses intérêts, et surtout pas de petits télégraphistes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre dernière affirmation n’engage que vous. Les travaux de cette commission ont justement pour objectif de déterminer si des pays, aussi souverains et grands soient-ils, recourent à des méthodes d’influence ou d’ingérence. Quant à savoir si le Maroc ou d’autres États utilisent ou pas des télégraphistes pour le faire, c’est à cette commission de l’établir.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Au-delà de votre cas particulier, je voudrais aborder la question de la limite existant entre la relation dite normale d’un journaliste et d’une source et celle, anormale, qui peut conduire à de l’ingérence ou à de la corruption. Comment définit-on cette limite, qui au demeurant peut être différente selon les journalistes ? Y a-t-il, dans chaque rédaction, un code de déontologie ou, au contraire, chaque journaliste doit-il lui-même s’imposer certaines règles et limites, sans qu’elles soient formalisées ? De même, existe-t-il un document où sont répertoriés les rendez-vous que les journalistes prennent avec des sources – sans que celles-ci soient nommées – et où sont consignés les cafés – ou les voyages – qui sont offerts ? Comment, concrètement, ces relations entre journalistes et sources fonctionnent-elles ?

M. Rachid M’Barki. Les relations entre un journaliste et une source doivent rester professionnelles. Personnellement, je n’ai par exemple jamais présenté ma famille à une source. Lorsque je rencontrais un de ces nombreux contacts, je le faisais en tant que journaliste et je pense que mon interlocuteur le savait. Il m’est même arrivé de le rappeler et de dire : « Attention, n’oublie pas que je suis journaliste. »

Je n’ai pas connaissance de l’existence d’un registre des sources, ni au sein de BFM TV ni ailleurs.

Les éventuels avantages que peut obtenir un journaliste dépendent de la déontologie de chacun. Le jour où un journaliste accepte un dîner, un cadeau ou un voyage, il devient redevable. Il a été acheté. Pour ma part, je n’ai jamais été payé que par mon employeur. Jamais je n’ai accepté quoi que ce soit, à l’exception d’un café, de la part de quelqu’un qui pouvait m’apporter une information. Quant à un code de déontologie écrit, propre à chaque média, il en existe peut-être, mais je n’en ai donc jamais vu.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez affirmé que vous ne saviez pas pour qui travaillait M. Duthion. Je trouve cela un peu curieux. En tant que parlementaires, nous pouvons parfois être approchés par des lobbies. Si un lobbyiste me contacte, je me demande dans un premier temps pour qui il travaille et, dans un deuxième temps, quel est son objectif, afin d’avoir une vision claire et précise de sa démarche. J’ai du mal à comprendre que vous, en tant que journaliste chevronné, vous puissiez nous dire que vous ne saviez pas pour qui M. Duthion travaillait. Vous êtes-vous posé la question ? Vous êtes-vous demandé s’il ne pouvait pas essayer de vous manipuler en vous fournissant des informations et des images ?

Comme l’a rappelé le président, nous ne sommes pas journalistes et nous connaissons mal le fonctionnement interne d’une rédaction. Est-il courant que l’on vous fournisse des séquences complètes, pas simplement des images, qui sont ensuite utilisées par les médias ?

M. Rachid M’Barki. Les informations que M. Duthion me remettait étaient tellement diverses qu’il m’était difficile de soupçonner pour qui il travaillait. Je n’étais pas dupe pour autant ; je savais qu’il était lobbyiste et que le fait de fournir des informations présentait un intérêt pour lui. C’est une évidence. Cependant, tout le monde défend un intérêt lorsqu’il donne une information à un journaliste. Une attachée de presse a intérêt à transmettre une information pour laquelle elle est mandatée. L’entreprise qui fait appel à ses services a un intérêt à le faire. Vous-mêmes, mesdames et messieurs les parlementaires, je ne veux pas vous prendre à partie mais quand vous faites passer certaines informations à des journalistes, il y a un intérêt à le faire, un intérêt politique. Et lorsqu’une ONG le fait, est-ce que c’est pour la cause qu’elle défend ou pour attirer des financements ? La question que je me posais, quand on me livrait une information, n’était pas celle de l’intérêt que celle-ci dissimulait, mais celle de l’intérêt qu’elle présentait pour le public. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que j’étais de bonne foi et qu’il s’agissait de la seule question qui m’importait. Mais peut-être que je ne réponds pas suffisamment à votre question.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Non, vous ne me répondez pas totalement. Vous nous donnez des explications concernant les ONG ou les députés mais je voudrais savoir si vous vous êtes demandé pourquoi cette personne vous fournissait autant d’informations et quel était son intérêt. Pour quelle personne, pour quel groupe ou pour quel gouvernement étranger travaillait-il ? Je ne suis pas journaliste mais je me serais posé la question. Je ne comprends pas que vous ne vous la posiez pas.

M. Rachid M’Barki. Je ne dis pas que je ne me la posais pas, je dis qu’il ne pouvait pas y avoir qu’une seule réponse. Les informations fournies étaient tellement diverses que les personnes pour lesquelles il pouvait travailler l’étaient tout autant.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous nous avez donné l’exemple d’une séquence diffusée par BFM Var qui ressemble à celle que vous aviez passée. Mais ce qui est en cause concerne une douzaine de brèves d’origine extérieure. Vous avez dit à Politico que vous vous étiez peut-être fait avoir. Avec le recul, pensez-vous que vous avez été manipulé ?

M. Rachid M’Barki. Je vais à nouveau essayer de remettre les choses dans leur contexte, si vous le permettez. Le 12 janvier, je suis convoqué dans le bureau de Marc-Olivier Fogiel. Il me montre à cette occasion quelques vidéos, comme je l’ai expliqué dans mon propos introductif. Les 13 et 14 janvier, je tourne des épisodes de Faites entrer l’accusé. Je prends ensuite quelques jours de repos. Je suis alors censé reprendre mon travail sur BFM TV le jeudi suivant. Ce jeudi matin, je reçois un appel de Marc-Olivier Fogiel, auquel prennent part également le directeur général de RMC Story et le directeur des ressources humaines du groupe Altice. Ils m’expliquent qu’une enquête est en cours et qu’ils me dispensent d’activité – je ne suis pas suspendu, mais dispensé –, avec maintien de salaire, jusqu’au 10 février. Ils précisent en outre que c’est totalement confidentiel. Je trouve que cela va un peu loin mais je n’imagine pas du tout ce qui va m’arriver ensuite. Je m’attends, en revanche, à être convoqué pour participer à cette enquête. Or je ne l’ai pas été.

Le 1er février – je m’en souviens car c’est le jour de mon anniversaire –, je reçois un nouvel appel téléphonique, cette fois d’une journaliste de Politico, qui me dit : « Vous savez pourquoi je vous appelle ». Je réponds que non. Elle m’explique qu’il y a des soupçons d’ingérences étrangères – elle me parle du Maroc – et qu’une enquête est en cours. Je me dis alors que l’enquête en question n’était pas vraiment confidentielle, contrairement à ce que l’on m’avait assuré. Elle me pose un certain nombre de questions et, je l’avoue, je suis complètement pris au dépourvu. Elle ajoute que j’ai été en contact avec un certain nombre de personnes – mais elle ne cite pas M. Duthion – et qu’il pourrait s’agir d’entrisme. Je réponds que c’est possible, parce que tout est possible. À ce moment-là, je ne sais rien de ce qui se trame, dans mon dos. Elle me demande si je pense avoir été, éventuellement, dupé. Je lui réponds que c’est possible, que ce n’est pas exclu, mais que je n’en ai aucune certitude. Aujourd’hui, je sais que cela n’a pas été le cas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous n’avez pas été manipulé ?

M. Rachid M’Barki. Non. Chacune des informations qui m’ont été données par mes sources, et pas seulement par M. Duthion, était vraie, vérifiable et vérifiée.

M. Philippe Brun (SOC). Nous ne sommes pas réunis ici pour trancher le litige qui vous oppose à votre employeur, nous ne sommes pas au conseil de prud’hommes. L’objet de cette commission d’enquête est de savoir si une puissance étrangère peut aujourd’hui passer un sujet à la télévision française, dans le cadre d’un journal important, diffusé plusieurs fois pendant la nuit, qui contribue à l’information des Français. Beaucoup de gens, dans le monde, regardent votre chaîne.

Je note une contradiction entre les propos que vous tenez ici et vos déclarations à Politico. Vous avez déclaré à celui-ci que les informations incriminées n’avaient pas forcément suivi le circuit habituel de la rédaction, alors que vous affirmez le contraire devant nous, sous serment. J’aimerais vous entendre sur cette question.

M. Rachid M’Barki. Lorsque je me suis entretenu avec la journaliste de Politico, c’est elle qui m’a demandé si les informations avaient suivi le processus habituel de la rédaction. Je lui ai répondu que ce n’était pas forcément le cas, que je n’en savais rien. Telle était la teneur de notre discussion. Peut-être avez-vous remarqué que le contenu de cet article est souvent tronqué, entrecoupé de parenthèses et de points de suspension. Il n’est pas question d’accuser ma consœur de s’être livrée à une quelconque tromperie. Ce que je pense, au fond de moi, c’est que Politico a extrait quelques phrases que j’ai pu prononcer, les a mises bout à bout afin de me faire dire ce que je n’ai pas dit. Je vous répète – et je suis sous serment, vous ne pouvez pas me soupçonner de vous mentir – que je n’ai rien caché, que j’ai travaillé en toute transparence et que ce travail était visible par tous. À aucun moment je n’ai dissimulé quoi que ce soit de ce que j’ai pu dire ou montrer ensuite.

M. Philippe Brun (SOC). Je comprends que vous utilisiez un logiciel pour écrire et que tout le monde pouvait lire vos textes à tout moment. Pouvez-vous nous dire, pour la bonne information de la commission, quel était le circuit suivi par les textes et les images au sein de la rédaction de BFM TV ? Était-il possible de passer un sujet à l’antenne sans qu’il ait été préalablement validé ? Dans le communiqué de M. Fogiel, il vous est reproché de ne pas avoir suivi le process – pardonnez-moi cet anglicisme, mais c’est le terme utilisé. Disposiez-vous d’une certaine liberté ou les sujets que vous passiez à l’antenne étaient-ils soumis à validation ?

M. Rachid M’Barki. Un tel process n’existait pas. Comme je vous l’ai expliqué, il y avait des discussions avec ma hiérarchie, la rédactrice en chef en l’occurrence, sur les sujets les plus importants, sur celui par lequel s’ouvrait le journal. Il y avait également des discussions, parfois animées, quant aux angles de ces sujets lorsque, par exemple, je trouvais qu’ils ne correspondaient pas à ce qui intéressait le public. Celles-ci pouvaient aussi porter sur certaines interviews qui m’étaient imposées et que je devais passer dans le journal de la nuit. Comme vous le savez, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) veille au respect, par les radios et les télévisions, du pluralisme politique. Il arrivait parfois, parce que BFM TV n’était pas dans les clous, que l’on m’impose la diffusion d’interviews de parlementaires ou de ministres, qui parfois duraient cinq à six minutes…

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je comprends que l’application de la loi et des recommandations de l’Arcom puisse ne pas vous plaire, mais nous sommes très loin de l’ingérence étrangère. Ma mission est de faire en sorte que nos débats avancent et vous vous éloignez de la question de M. Brun.

M. Rachid M’Barki. Voulez-vous que je m’arrête là ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je pense que M. Brun n’a pas eu de réponse à sa question.

M. Rachid M’Barki. J’en reviens donc au système de validation, qui n’existait pas. Il y avait des discussions quant aux sujets et à leur hiérarchie dans le journal, mais pas de validation des textes.

M. Philippe Brun (SOC). Je ne parle pas vraiment des textes, mais des titres. Ceux-ci n’étaient donc pas validés ?

M. Rachid M’Barki. Entendons-nous bien : ce que nous appelons des titres sont de vrais titres, qui arrivent juste avant le journal. Ce dont vous parlez, ce sont des séquences. Parmi ces séquences, certaines étaient validées, d’autres non.

M. Philippe Brun (SOC). Vous nous dites avoir utilisé les images fournies par M. Duthion parce que celles de la bibliothèque d’images de BFM TV n’étaient pas assez neutres et ne correspondaient pas à ce que vous recherchiez. Pouvez-vous nous donner un exemple concret et nous expliquer pourquoi, lorsqu’une séquence traite d’un haut responsable qatari ou du Sahara occidental, les images de BFM TV ne suffisent pas ?

M. Rachid M’Barki. S’agissant par exemple du sujet sur les yachts, les seuls éléments dont disposait BFM TV concernaient des yachts qui avaient été saisis car appartenant à des oligarques russes. Or ce n’était pas mon propos, qui était de montrer que les constructeurs ne vendaient plus de yachts en raison des sanctions prises contre les oligarques et que cela soulevait un problème économique pour ces mêmes constructeurs et leurs sous-traitants.

Autre exemple, celui du forum économique de Dakhla, au Maroc. Il ne s’agissait pas de montrer des images de la ville de Dakhla mais du forum. Or BFM TV n’avait pas de telles images. J’ai donc demandé à M. Duthion s’il en avait. J’imaginais récupérer quelques plans de salles de réunion, filmés pendant l’événement. M. Duthion, en fait, m’a envoyé la présentation du forum qui se déroulait le 21 juin 2022 et il s’agissait d’images neutres.

M. Philippe Brun (SOC). Vous nous avez apporté un reportage qui traite d’un sujet similaire à celui que vous avez traité à l’antenne mais il y a une différence fondamentale entre les deux : celui dont vous nous avez montré les images a été réalisé par des journalistes de BFM Var. Lorsque l’on diffuse des images qui ne viennent pas de la rédaction, ne faut-il pas ajouter une mention qui le précise ? Jugez-vous qu’il est de bonne déontologie journalistique de diffuser des images fournies par un lobbyiste sans qu’il soit fait mention de leur origine ?

M. Rachid M’Barki. Je précise à nouveau qu’il s’agissait d’images neutres mais, effectivement, j’aurais peut-être dû demander qu’il y ait cette mention, ce que je n’ai pas fait.

M. Philippe Brun (SOC). Vous nous dites donc que, jusqu’à ce que vous quittiez la rédaction, un journaliste ou un présentateur reconnu comme vous l’étiez et avec l’ancienneté et les fonctions qui étaient les vôtres pouvait proposer des sujets qui n’avaient été ni validés ni préparés par des journalistes de la rédaction, sans que personne ne lui fasse de remarques ou ne lui pose de questions sur l’origine de ces sujets ?

M. Rachid M’Barki. Il m’est arrivé en effet de proposer des sujets, mais pas de les imposer. Quand j’arrivais à la rédaction, je découvrais l’actualité à ce moment précis. Certains jours, elle était tellement riche qu’il était difficile de la traiter au cours des vingt-trois minutes, en moyenne, du journal de la nuit. A contrario, il arrivait aussi que la cheffe d’édition vienne me voir pour me signaler qu’il lui manquait cinq minutes, auquel cas il m’arrivait de proposer des sujets, comme le faisaient aussi les autres membres de la rédaction.

Concrètement, on me reproche une douzaine de sujets, comme vous les appelez, mais que nous, nous appelons des off, c’est-à-dire des brèves illustrées d’une trentaine de secondes. Ce ne sont pas des reportages, comme celui que l’on a vu un peu plus tôt. Là est toute la différence. Ces off ont été diffusés sur une période d’un an et demi, au cours – j’ai peur de dire une bêtise – de cent quatre-vingts journaux de vingt-trois minutes chacun. C’est de cela dont on parle. J’ai entendu M. Métézeau dire que c’était justement parce qu’il s’agissait de off, que leur format était resserré, qu’ils étaient insidieux, mais il y a des off dans tous les journaux et ils n’ont rien d’insidieux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si je peux me permettre, et sous le contrôle de Mme la rapporteure, M. Métézeau voulait dire que ce format court permettait aux off d’être ensuite réutilisés par les supposés commanditaires. M. Métézeau ne voulait pas dire que la forme de ces off était en elle-même insidieuse mais que l’utilisation de cette forme pouvait l’être.

M. Philippe Brun (SOC). Avez-vous eu recours à d’autres sources que M. Duthion pour vos off ? Cette utilisation d’éléments fournis par des sources extérieures pour vos brèves illustrées était-elle courante ? Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?

M. Rachid M’Barki. J’ai eu en effet recours à d’autres sources, que je ne peux pas vous révéler, en accord avec la règle de droit sur la protection des sources. Je ne me souviens pas avoir utilisé des images qu’elles m’auraient remises. Si vous avez eu l’occasion de regarder BFM TV, vous avez peut-être remarqué l’« appel à images » qui figure très régulièrement dans le bandeau déroulant. Il s’agit donc d’un appel à images extérieures, qui ont été utilisées à plusieurs reprises, par moi notamment.

M. Philippe Brun (SOC). Généralement, dans ce cas de figure, la mention « image amateur » est ajoutée, ce qui permet de savoir d’où elles viennent. Savez-vous si d’autres journalistes ont recours à des images extérieures pour leurs off.

M. Rachid M’Barki. Non, je l’ignore.

M. Kévin Pfeffer (RN). Selon un article récemment publié dans Libération, M. Duthion se vantait, en privé, de payer les journalistes pour passer certains sujets à l’antenne. J’ai bien entendu que vous niez qu’il en était ainsi avec vous, mais avez-vous entendu cette accusation ? Avez-vous eu vent de telles pratiques ? D’une manière générale, pensez-vous que des puissances étrangères peuvent se servir de médias français pour transmettre des idées ou des informations ? Selon vous, cette pratique qui consiste à payer des journalistes ou des « télégraphistes », pour reprendre votre expression, existe-t-elle en France ? Au cours de votre longue carrière, avez-vous été confronté à de telles situations ou avez-vous entendu dire que certains de vos confrères l’auraient été ?

M. Rachid M’Barki. J’ai lu comme vous les propos de M. Duthion. Ils m’ont, je l’avoue, un peu surpris. En ce qui me concerne, il ne m’a jamais proposé de me rémunérer pour diffuser les informations qu’il me donnait. Il n’y a même jamais eu la moindre insinuation.

Cela existe-t-il, en revanche, dans la profession ? Je ne saurais vous dire. En outre, je ne pense pas que mes confrères, même dans le cas de relations relativement proches, s’en seraient vantés. Quant aux éventuels avantages que certains journalistes pourraient recevoir lors de reportages, je n’ai pas l’intention de me mettre à dos toute ma profession – ou mon ex-profession, car je ne sais pas ce que je vais devenir. Prenons l’exemple d’un journaliste spécialisé dans l’automobile. Supposons qu’un constructeur, français ou étranger, lui propose d’essayer son nouveau véhicule, à l’autre bout du monde, au soleil, et de venir avec madame. Je ne suis pas certain que l’article qui paraîtrait à l’issue de cet essai serait très négatif. Encore une fois, je ne suis pas journaliste automobile et je ne me suis jamais retrouvé dans de telles circonstances, mais j’ai effectivement entendu parler plusieurs fois de tels cas de figure.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que journaliste expérimenté et exposé, dans le respect du secret des sources et par rapport au sujet qui intéresse notre commission, avez-vous eu connaissance de personnalités, lobbyistes ou autres, qui auraient tenté – ou qui auraient pu tenter – de diffuser des reportages ou des informations de puissances étrangères sur le territoire français ?

M. Rachid M’Barki. Non, je n’ai pas eu connaissance de tentatives d’approche de confrères par des puissances étrangères pour faire passer des informations. Cela dit, lorsque l’on est invité à des dîners ou à des conférences organisés par des pays étrangers, on se doute que l’objectif n’est pas forcément de nous faire découvrir leurs spécialités culinaires. Je ne vous cache pas que j’ai déjà été invité à ce genre d’événement, mais à ce jour je ne m’y suis jamais rendu car je préfère profiter de ma famille.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ces invitations se sont-elles répétées, étaient-elles insistantes ou s’agissait-il de simples invitations sur lesquelles vous avez vous-même extrapolé ?

M. Rachid M’Barki. Il s’agissait de simples invitations. Elles n’avaient aucun caractère insistant mais elles étaient régulières. Cela pouvait être des dîners récurrents, auxquels je n’ai jamais participé.

Mme Caroline Parmentier (RN). Cette pratique consistant à recourir à des images extérieures à la chaîne, fournies en l’occurrence par un lobbyiste, était-elle courante au sein de BFM TV ou vous était-elle réservée, si je puis dire ?

M. Rachid M’Barki. Je l’ignore. Quand on travaille dans une rédaction comme celle de BFM TV, on ne s’observe pas les uns les autres. Je ne savais pas ce que faisait le présentateur d’avant et pas davantage ce que faisait celui d’après. En outre, avec le logiciel dont je vous ai parlé, il était impossible de connaître la provenance des photos. Quand je recevais des images de l’extérieur, je les transmettais par mail directement à la personne avec laquelle je travaillais ; elles étaient ensuite transférées au service compétent pour réaliser un montage à partir des éléments que j’avais reçus – qui n’étaient donc pas clés en main. Une fois ce travail achevé, ces visuels étaient intégrés à la banque d’images de la chaîne. Chaque élément devait ensuite être validé par la hiérarchie avant d’être diffusé. En outre, lors de la présentation du journal, des consignes étaient transmises au présentateur, grâce à une oreillette, par la cheffe d’édition. Elles pouvaient concerner le rythme – il faut presser le pas, parce qu’on a pris du retard, ou au contraire le ralentir –, mais la cheffe d’édition avait également la responsabilité de ne passer que des images qui portaient la mention « validée ». À défaut, elles n’étaient pas diffusées.

Mme Caroline Parmentier (RN). Comment expliquez-vous qu’il n’y ait jamais eu, avant, d’alerte ou d’avertissement de votre direction ? Pensez-vous payer pour d’autres ?

M. Rachid M’Barki. Je n’en sais rien. Je ne vous cache pas que, depuis quelque temps, je me suis un peu replié sur moi-même.

Ce que je peux vous dire, c’est que jusqu’ici cela fonctionnait comme cela. Le directeur général de BFM TV, que, je crois, vous entendrez demain, a dit dans la presse que ce système de validation allait être renforcé – ou l’avait déjà été. Peut-être a-t-il ajouté des éléments de validation qui jusque-là n’existaient pas. C’est tout ce que je peux répondre. En dire plus serait de la spéculation de ma part et je ne suis pas ici pour spéculer mais pour dire ce que je sais et ce que j’ai vécu.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je tiens à apporter une précision quant à l’ancien procureur général du Qatar : le député auquel vous avez fait allusion n’a pas porté plainte auprès du parquet national financier, mais fait un signalement, ce qui est différent. Il y a eu des plaintes par ailleurs, mais elles viennent d’autres instances, pas du tout d’un collègue député.

Je reviens également sur ce que vous avez dit à propos des voyages ou des dîners dont pourraient profiter des journalistes. Je ne parle ni du tourisme ni de l’automobile ; personne n’est naïf dans cette pièce et nous savons que les journalistes qui effectuent des reportages touristiques pour la presse spécialisée peuvent être invités. Dans ces cas-là, nous sommes toutefois très loin du cœur de notre commission d’enquête, c’est-à-dire de la question de l’influence, de l’interférence ou de l’ingérence de petites, moyennes ou grandes puissances étrangères, voire d’officines travaillant pour le compte d’intérêts étrangers. Vous avez dit avoir eu connaissance de dîners ou d’autres invitations auxquels, personnellement, vous n’avez jamais succombé. Pouvez-vous citer les pays qui vous paraissent particulièrement actifs en la matière ?

M. Rachid M’Barki. Je vous prie de bien vouloir excuser mon abus de langage et d’avoir parlé de plainte au lieu de signalement. Vous n’ignorez sans doute pas que les journalistes ont parfois tendance à faire des raccourcis malheureux.

S’agissant des invitations, j’ai par exemple été régulièrement convié par le Chinese Business Club, qui a pignon sur rue et qui invitait également des parlementaires, d’anciens présidents et bien d’autres encore.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’en reviens aux images fournies par M. Duthion. D’après mon expérience, la question des droits des images que l’on utilise, notamment pour la réalisation de clips de campagne, est en France toujours très compliquée, très épineuse. Il faut en déclarer l’utilisation, le cas échéant rémunérer les personnes qui ont des droits, etc. En tout état de cause, vous savez, en tant que professionnel, que réaliser la moindre vidéo – à part peut-être filmer ses collègues avec son téléphone – a un coût. J’imagine que les images que vous diffusez à l’antenne sont d’une certaine tenue afin qu’elles s’insèrent parmi des images professionnelles et qu’il n’y ait pas de dégradation de la qualité. Vous saviez bien que la personne qui vous a remis des images avait engagé des frais, ou qu’à défaut celle qui les lui avait fournies gratuitement en avait engagé de son côté. Ce qui m’étonne, comme cela semble étonner M. Brun et Mme Parmentier, c’est qu’à aucun moment vous ne vous êtes dit que ces images avaient eu un coût pour quelqu’un et que, par conséquent, elles rendaient service à ce quelqu’un, à tel point que celui-ci acceptait de ne pas recevoir d’autre rémunération que leur diffusion.

Je lie cette question à celle qui concerne la profession de M. Duthion, à laquelle j’estime que vous n’avez pas apporté les précisions nécessaires. Il ne suffit pas de nous dire qu’il est lobbyiste sans nous apporter plus de précisions. Après deux heures d’audition et plusieurs questions à ce sujet, nous n’en savons pas plus. J’ai l’impression que vous ne vous êtes jamais posé de questions quant à la nature de son lobbying, à son objet précis, ni vraiment demandé pour qui il travaillait. Vous avez répondu que les informations fournies étaient tellement diverses que M. Duthion pouvait travailler pour une diversité aussi grande de personnes, de puissances étrangères ou d’intérêts. Certes, mais en quoi cela vous dispensait-il d’établir une liste de tous ces intérêts ?

M. Rachid M’Barki. Les images qui m’ont été remises étaient neutres, ce qui les distingue de celles utilisées par exemple pour une campagne électorale, qui ne le sont pas du tout. Peut-être aurait-il fallu demander la mention que nous avons déjà évoquée ; vous avez sûrement raison à cet égard. C’était peut-être une erreur de ne pas l’avoir fait, mais était-ce mon erreur ou celle de ma hiérarchie, qui a validé ces images ? Je pense que ce n’est pas nous, ici, qui allons trancher cette question, si vous le permettez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je ne tranche rien du tout mais ces images, selon vous, ont-elles bien un coût ? Quelqu’un a bien payé quelque chose ?

M. Rachid M’Barki. Certainement, bien sûr, ce n’est pas gratuit.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Et vous ne vous êtes jamais demandé qui avait payé ?

M. Rachid M’Barki. Non. Je vous réponds clairement : je ne me suis jamais posé cette question.

Pour en revenir à M. Duthion, je savais que c’était un lobbyiste indépendant et qu’il travaillait probablement pour plusieurs clients. En revanche, ce n’était pas mon propos de savoir précisément quel était son intérêt à faire passer telle ou telle information, je vous l’ai dit et répété. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas le client mais l’information : méritait-elle, oui ou non, d’être portée à la connaissance du public ? Était-elle vérifiable, vérifiée, vraie et équilibrée ? Par équilibrée, j’entends qu’elle n’inclinait pas dans un sens particulier, qu’elle ne faisait pas, si j’ose dire, la publicité de tel ou tel. Le reste, notamment l’identité de celui qui se cachait derrière cette information, je m’en moquais, en quelque sorte. Encore une fois, mon objectif était d’apporter une information. J’espère avoir répondu à votre question. Je l’ai fait, en tout cas, comme je le pouvais.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous prenons acte de votre réponse.

Saviez-vous que vos off étaient parfois repris sur des réseaux sociaux ou par des institutions, des puissances ou des groupes d’intérêt ? Je sais par exemple – mais il est vrai que les politiques sont un peu des ego sur pattes – qu’il nous arrive de vérifier où notre nom ou notre image circulent ; je connais également quelques journalistes qui ne sont pas non plus totalement dénués d’ego. Saviez-vous que votre travail et celui de votre équipe étaient parfois utilisés par des lobbyistes, des influenceurs ou des réseaux quelconques ou l’ignoriez-vous ? Je ne parle pas forcément des sujets qui ont été mis en cause dans la presse, mais d’une manière générale.

M. Rachid M’Barki. Je m’attendais à cette question ; j’en attendais d’autres également, qui vont peut-être vous venir à l’esprit…

J’ignorais totalement que ces informations avaient été reprises. J’ajoute que, comme vous le savez vous-même en tant que parlementaire, c’est un phénomène que l’on ne maîtrise pas. Vous ignorez comment vos prises de parole, en commission ou dans l’hémicycle, seront utilisées et comment, le cas échéant, elles deviendront virales. Le journal de la nuit que je présentais était public. Que des personnes mal ou bien intentionnées en critiquent ou en encensent certains éléments, puis les reprennent pour en faire ce qu’elles voulaient, je n’y pouvais rien.

Vous me parlez d’ego – cela me fait un peu sourire –, de la satisfaction que l’on peut éprouver quand on passe à la télévision. Très honnêtement, cela faisait tellement longtemps que je faisais ce métier que mon ego ne comptait pas parmi mes préoccupations. Je ne cherchais pas sur Internet ce qui se disait sur moi. À une nuance près peut-être : depuis trois ans, je présentais l’émission Faites entrer l’accusé et de temps en temps, en effet, je regardais s’il y avait quelques petites choses concernant cette émission qui me tenait beaucoup à cœur.

Il y a une question que vous ne m’avez pas posée ; si vous me le permettez, monsieur le président, j’aimerais en dire un mot.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. M. Brun souhaite vous poser d’autres questions. Je vous laisserai la parole ensuite pour une brève conclusion.

M. Philippe Brun (SOC). Vous avez dit que les seules fois où vous avez eu recours à des images extérieures, c’était lorsque vous avez utilisé celles fournies par M. Duthion. Cela paraît un peu étrange et signifie, si je vous ai bien compris, que pour les informations qu’il vous apportait, les images de BFM TV ne suffisaient pas alors qu’elles étaient suffisantes pour tous les autres sujets abordés en off.

M. Rachid M’Barki. Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. J’ai repris, en effet, des images données par M. Duthion mais il m’est arrivé également d’en utiliser venant de témoins BFM TV, c’est-à-dire de téléspectateurs qui envoient des images d’événements auxquels ils ont assisté et pour lesquels il n’y avait pas de caméraman de BFM TV sur place. J’ai évoqué ce cas de figure tout à l’heure en évoquant le bandeau déroulant.

M. Philippe Brun (SOC). Les images de témoins BFM TV correspondent à une catégorie assez spécifique de sujets, comme les catastrophes naturelles. Finalement, pour l’ensemble des off que vous produisiez sur l’actualité internationale ou nationale, vous n’avez jamais eu besoin de recourir à des images extérieures, sauf quand c’est M. Duthion qui vous les envoyait. C’est tout de même une coïncidence assez troublante.

M. Rachid M’Barki. Je comprends que cela vous trouble et que, visiblement, vous jugiez cela suspect. Je vous rappelle de quoi nous parlons : de cent quatre-vingts journaux environ et d’une douzaine de off qui, d’ailleurs, ne comportaient pas tous des images. Il ne s’agit pas de se livrer à des calculs et de dire que cent quatre-vingts journaux et une douzaine de off correspondent, respectivement, à tant et à tant de minutes. Je le répète parce que c’est très important : nous ne parlons pas de reportages qui durent de une minute trente à deux minutes mais de off d’une vingtaine de secondes. Je comprends votre interrogation mais je dois redonner à ces éléments leur juste valeur, c’est-à-dire celle d’une douzaine de off d’une vingtaine de secondes, qui figuraient parmi toutes les heures d’images diffusées quotidiennement sur BFM TV, pendant un an et demi. De telles précisions me paraissent importantes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez apporté des éléments de réponse à la question de M. Brun, à laquelle je m’associe. Cependant, vous l’avez en quelque sorte inversée en déplorant que l’on ne vous interroge que sur quelques dizaines de secondes d’images diffusées pendant un an et demi. Inversement, ce qui peut étonner, c’est que parmi les très nombreux informateurs et sources dont vous disposiez et que vous avez évoqués, seul M. Duthion vous ait fourni des images. Si j’ai bien compris le sens de la question du commissaire Brun, êtes-vous sûr – vous êtes sous serment – que seul M. Duthion vous a donné des images pendant toutes ces années ?

M. Rachid M’Barki. Pardon d’avoir mal répondu à votre question. La façon que l’on a d’illustrer un sujet dépend de chaque sujet. Il peut arriver, par exemple, que l’on obtienne une information sur une question d’actualité. On dispose alors de cette information, que d’autres n’ont peut-être pas, et il faut l’illustrer. Or il peut arriver que l’on n’ait pas de quoi le faire. Ainsi, je n’avais pas les images qui correspondaient aux sujets de M. Duthion. Utiliser ses images n’était qu’un moyen d’illustrer ces informations. Bien sûr, j’aurais pu décider de ne pas le faire et de me contenter d’être l’homme tronc, qui donne des informations sans aucune illustration. J’aurais pu le faire comme je l’ai fait à plusieurs occasions. Les images servaient simplement d’illustrations.

M. Philippe Brun (SOC). En dehors des douze off qui ont justifié votre licenciement, d’autres brèves illustrées avec des images de M. Duthion ont-elles été diffusées ?

M. Rachid M’Barki. Non.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous respectons la protection des sources mais, en dehors de M. Duthion, y avait-il parmi vos contacts d’autres lobbyistes, dûment identifiés et reconnus comme tels, vous ayant fourni des informations intéressantes ?

M. Rachid M’Barki. Oui, j’ai été en relation avec un ou deux autres lobbyistes, qui m’ont donné des informations que, dans mon souvenir, j’ai exploitées une fois.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Était-il également question de relations internationales ?

M. Rachid M’Barki. Pas que je sache. Je crois me souvenir qu’il s’agissait de politique nationale.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez dit que tous les sujets en question avaient fait de votre part l’objet de vérifications et de validations. Cela veut dire, par exemple, que dans le off consacré aux yachts des oligarques russes, vous avez vérifié ce que vous avez dit à l’antenne, à savoir que les professionnels concernés, inquiets de la chute de leur chiffre d’affaires, avaient alerté le prince Albert ? Vous l’avez bien vérifié ?

M. Rachid M’Barki. Je me souviens d’un communiqué de presse émanant de ceux qui avaient tenté d’alerter le prince Albert. Je ne l’ai pas conservé, car je n’avais aucune raison de le faire. Je n’archivais jamais ce genre de document. Nous avons fait des recherches avec mes avocats mais nous ne l’avons malheureusement pas retrouvé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant qu’ancien journaliste, vous êtes informé des tentatives d’ingérence dans des processus électoraux. Beaucoup de gouvernements en Afrique font ainsi l’objet d’attaques de l’étranger. Avez-vous été sensibilisé à cette question ? Estimiez-vous, en tant que journaliste, que vous deviez veiller à ne pas être utilisé ? Entre collègues ou avec votre hiérarchie, s’agissait-il d’un sujet de discussion, d’inquiétude, voire de formation ? Au cours de votre longue et riche carrière, les autorités vous ont-elles sensibilisé ou formé à ces questions d’ingérence ou de manipulation, dans le respect, bien sûr, de l’indépendance de la presse ?

M. Rachid M’Barki. Nous avons effectivement beaucoup parlé de cette question, notamment lors des élections américaines au cours desquelles il a été question d’ingérence de la part de la Russie. Je me souviens aussi de potentielles ingérences étrangères lors de la dernière élection présidentielle en France. J’étais attentif à ces questions par curiosité personnelle mais cela n’allait pas au-delà. Il se peut, mais ce n’est qu’une supposition de ma part, qu’il y ait eu une sensibilisation des journalistes et des présentateurs politiques de BFM TV. On ne m’en a toutefois jamais fait part et je n’ai reçu aucune proposition de formation. Je n’avais pas le sentiment d’être concerné, au premier chef tout au moins. D’ailleurs, si tel avait été le cas, j’aurais bien entendu suivi les formations et j’aurais, peut-être, reçu des mises en garde. À ma connaissance, aucun document ne circulait au sein de la rédaction de BFM TV pour alerter les journalistes contre ces risques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si vous le souhaitez, vous pouvez formuler une brève conclusion.

M. Rachid M’Barki. J’ai écrit un texte, que j’aimerais vous lire, si vous le permettez.

« Lorsque, du jour au lendemain, s’abat sur vous une vague d’accusations sans discernement, de condamnation publique avec présomption de culpabilité, d’insinuations trompeuses, mais répétées et reprises en boucle comme pour tenter de leur donner de la crédibilité et même pour en faire une vérité ; quand, du jour au lendemain, vous recevez des messages haineux invoquant vos origines ; lorsque l’on ironise sur votre disgrâce pour faire de bons mots, à la radio notamment, que l’on réduit à néant, après l’avoir foulée aux pieds, toute votre carrière professionnelle – parce qu’aujourd’hui, mesdames et messieurs, je ne suis plus rien –, que cette déferlante fait fuir presque tous ceux qui, hier, vous côtoyaient ou se disaient vos amis ; lorsque la chaîne qui vous emploie depuis dix-huit ans en profite pour vous jeter en pâture à la vindicte de vos confrères journalistes et aussi du public, quitte à alimenter la tempête médiatique par des affirmations infondées, des annonces de sanctions illégitimes et une plainte arbitraire, tout cela pour détourner l’attention et dans l’espoir de ne pas être trop éclaboussé par ce pseudo-scandale monté en épingle – j’irai même plus loin : pour se refaire une virginité sur mon dos  ; lorsque tout cela vous tombe dessus brusquement, de manière aussi implacable, la tentation est forte, et même très forte, de vous recroqueviller sur vous-même, de baisser la tête, de vous faire tout petit et, surtout, de ne rien dire ou faire qui puisse à nouveau attirer sur vous l’attention ou l’opprobre.

« Jusqu’à aujourd’hui, je me suis donc tu, même si j’ai lu certains articles qui prétendaient parfois me citer en m’attribuant des propos que je n’avais pourtant jamais tenus – en prétendant, au passage, que j’avais reconnu mes fautes, alors qu’il n’en était rien. Je me suis tu parce que j’étais effaré, profondément choqué par la violence et l’injustice que je subissais. Et sans doute plus encore par le mal qu’elle causait à mes proches, que j’aurais voulu protéger contre tant de malveillance.

« Alors je vous remercie, monsieur le président, madame la rapporteure, madame et messieurs les députés, je vous remercie, même si j’ai bien conscience que ce n’était pas l’objet de ma convocation, de m’avoir permis, à l’occasion de cette audition, d’être entendu pour la première fois.

« Je ne sais pas si, en fin de compte, vous vous souviendrez de ce moment. Moi, en tout cas, je ne l’oublierai pas. »

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour cette conclusion. En tant que président de cette commission, je tiens à vous affirmer que l’objectif de votre convocation était de comprendre les faits qui sont liés à nos travaux. Jamais cette commission – ni aucun de ses membres – ne s’est permise et ne se permettra de remplacer la justice ni de mettre en cause votre intégrité ou votre parcours professionnel. Nous essayons, dans la limite des pouvoirs qui nous sont attribués, de comprendre les faits qu’ont à connaître ou que peuvent subir nos compatriotes. La confiance qui nous a été accordée exige que l’on tente de faire abstraction des affaires en cours, y compris les plus brûlantes, y compris celles qui affectent la vie et l’avenir de personnes et de leur famille, que bien sûr nous respectons. Vous comprendrez toutefois qu’en tant que représentants de la nation, nous ne pouvons pas les prendre en compte de manière irrationnelle. Sachez que le respect que nous portons à chacun de nos compatriotes vous est acquis.


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21.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF, ministère de l’intérieur) (23 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le directeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions. Créé en 2013 au sein de la direction centrale de la police judiciaire, l’OCLCIFF est un élément essentiel du dispositif prévu par les lois relatives à la transparence de la vie publique. Le procureur national financier, le directeur de l’Agence française anticorruption (AFA) et celui de Tracfin nous ont confirmé son rôle essentiel dans la conduite des investigations en matière de corruption et d’infractions financières et fiscales, même si tous ont également souligné le sous-dimensionnement et le manque de moyens de l’office – vous nous direz ce qu’il en est. Nous vous saurons gré de nous exposer l’action qui est la vôtre, en axant votre propos sur l’objet de notre commission d’enquête, à savoir les ingérences de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Guillaume Hézard prête serment.)

M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales. Créé à la suite de l’affaire Cahuzac, l’OCLCIFF est l’un des offices centraux de la direction centrale de la police judiciaire ; il a une compétence nationale.

Il compte quatre-vingt-un enquêteurs : principalement des policiers, mais aussi des agents des finances publiques. Il est à vocation interministérielle et appartient à la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF), aux côtés de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), qui est plus ancien. L’OCLCIFF traite plutôt la délinquance en col blanc, la délinquance économique et son blanchiment ; l’OCRGDF, quant à lui, est chargé des affaires d’escroquerie, de fraude en bande organisée, de blanchiment du trafic de stupéfiants et du terrorisme. La SDLCF réunit environ deux cents personnes. Son siège est situé à Nanterre, avec les services centraux de la police judiciaire. L’OCLCIFF et l’OCRGDF sont les deux bras armés, au niveau central, de la lutte contre la criminalité financière.

Je dirige l’OCLCIFF depuis 2019 et je le connais intimement pour avoir, dans mes deux précédents postes, dirigé les deux brigades qui le composent.

Créée en 2010, la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) est dédiée à la lutte contre la grande fraude fiscale ; elle compte quarante-cinq enquêteurs. Elle a l’originalité d’être composée, à égalité, de policiers expérimentés en enquêtes financières et d’officiers fiscaux judiciaires (OFJ), c’est-à-dire d’agents de Bercy habilités à mener des enquêtes judiciaires. Elle est dirigée par un commissaire de police assisté d’un administrateur des finances publiques adjoint. Cette brigade est chargée de traiter principalement des plaintes de l’administration fiscale pour fraude fiscale ou pour des infractions connexes, notamment du blanchiment. Cette « police fiscale », comme on l’appelle souvent, lutte contre la grande fraude fiscale, celle qui utilise souvent des schémas complexes et passe par les paradis fiscaux. En 2019, la création, au sein du ministère des finances, du service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), lui-même issu du service national de douane judiciaire (SNDJ), est venue compléter le paysage répressif français.

La brigade nationale de lutte contre la corruption et la criminalité financière (BNLCF) vous intéressera probablement davantage. Elle est composée uniquement de policiers et compte un peu moins d’une quarantaine d’enquêteurs – nous avons effectivement des difficultés de recrutement et de pérennisation de nos effectifs. Elle est chargée, premièrement, des affaires de corruption et des infractions cousines – toutes liées à la probité – que sont le trafic d’influence, le favoritisme ou la prise illégale d’intérêt ; elle gère les affaires de corruption internationale, qui consistent essentiellement en la corruption d’agents publics étrangers depuis la France. Elle traite, deuxièmement, de la criminalité financière, au sens du détournement ou de l’appropriation des richesses d’une entité par ses dirigeants, soit de droit, soit de fait. L’infraction que nous poursuivons le plus est l’abus de biens sociaux ou le détournement de fonds publics, selon qu’il s’agit d’une entreprise privée ou d’une administration publique. Nous gérons également des affaires liées au financement de la vie politique – campagnes électorales et partis politiques.

Au 31 décembre 2022, nous avions 235 enquêtes en cours, qui concernaient majoritairement des affaires de fraude fiscale aggravée et de blanchiment de cette fraude fiscale – 134 affaires –, à quoi s’ajoutaient 75 affaires de corruption et 26 affaires de détournement ou de criminalité financière.

L’activité de l’office nous amène à être très régulièrement projetés sur le territoire national, notamment dans les grandes métropoles, qui sont des centres économiques et de pouvoir, mais aussi outre-mer. En 2022, nous avons mené plus de 210 perquisitions, entendu 253 personnes sous un régime de mise en cause – dont 50 en garde à vue – et entendu près de 300 témoins. Nous avons comptabilisé 737 jours de déplacements pour une centaine de missions conduites et 23 missions à l’étranger et outre-mer. Les offices sont les services qui ont le plus de liens avec l’international, d’abord pour des raisons opérationnelles, à savoir la conduite de nos enquêtes, mais aussi pour répondre à des demandes provenant de nos homologues étrangers, et enfin pour participer, dans un cadre diplomatique, à des conférences dédiées à la lutte contre la corruption. Nous avons des liens étroits avec Europol et Interpol.

Nous avons quatre rôles principaux. Le premier est de mener des enquêtes judiciaires. La technicité et la sensibilité des affaires que nous avons à traiter conduisent souvent les magistrats à nous demander de travailler seuls : il est très rare que nous fassions l’objet d’une co-saisine, à la différence d’autres offices centraux. Sur les 235 affaires en cours, moins de 10 font l’objet d’une co-saisine. Nos trois autres rôles sont : l’international ; la formation, à la fois de nos propres troupes – celles qui travaillent dans les offices centraux comme celles qui ont à traiter de criminalité financière dans les services territoriaux – et, en externe, auprès de l’École nationale de la magistrature (ENM) et de l’Institut national du service public (INSP), voire à l’international ; le renseignement criminel enfin. Comme c’est sans doute le point qui vous intéressera le plus, je vais m’y arrêter.

Dans le cadre du plan national d’orientation du renseignement, nous sommes chargés par la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) d’échanger avec des services de renseignement situés en dehors de la police judiciaire. L’objectif est double. Il s’agit d’abord de mieux identifier les menaces et de les faire remonter pour que les autorités puissent décider d’une réponse. Il peut aussi y avoir une dimension plus opérationnelle : nous pouvons proposer à nos partenaires de l’autorité judiciaire de participer à une enquête. Dans ce cadre, l’OCLCIFF, avec les services de la SDLCF, réunit régulièrement les membres de la communauté du renseignement pour échanger sur divers sujets. Nous avons par exemple travaillé sur la corruption dite de basse intensité, qui concerne davantage les territoires et les agents publics locaux mais qui peut aussi concerner des personnes privées. Il s’agit, schématiquement, d’agents publics qui se font corrompre pour des petites sommes mais de manière très régulière, en échange de l’accès à des services, à de l’argent public, ou encore à des fichiers, par exemple de l’administration fiscale ou de la police. Cette corruption est parfois le fait de groupes criminels organisés qui l’utilisent pour se créer un circuit d’approvisionnement, notamment dans le trafic de stupéfiants, ou pour s’approprier des territoires.

Nous animons cette réflexion, mais l’office n’est pas dédié à la lutte contre la corruption de basse intensité. Sa compétence rejoint plutôt celle du parquet national financier (PNF), à savoir la corruption des élites.

Les enquêtes menées par l’OCLCIFF concernent, le plus souvent, des versements de pots-de-vin particulièrement sophistiqués. La remise d’argent liquide n’a pas totalement disparu, mais elle est très rare dans les affaires qui nous intéressent. Les pots-de-vin sont généralement versés de manière intermédiée ; des fausses factures permettent de faire sortir un flux de trésorerie d’une société vers un intermédiaire qui partage généralement l’argent avec un agent public. C’est ce que nous observons dans les cas de corruption sortante, exercée depuis la France, mais ces dispositifs peuvent aussi s’appliquer dans l’autre sens – et j’imagine que c’est ce qui vous intéresse – si des agents publics ou des décideurs publics français sont convaincus de corruption.

Je ne pourrai pas vous donner de détails sur les affaires en cours, puisqu’elles s’inscrivent toutes dans le cadre d’une enquête judiciaire et que je suis tenu au secret de l’enquête. Je pourrai, tout au plus, évoquer des types d’affaires.

Il nous est arrivé – mais c’est très marginal – de nous demander si des entités plus ou moins rattachées à des puissances étrangères avaient corrompu des parlementaires, nationaux ou européens. Notre rôle, dans ce type d’enquête, est de savoir si les prises de position et les actes de ces parlementaires – députés, sénateurs ou députés européens – ont pu être dictés par une influence financière, directe ou indirecte. Nous n’avons pas eu d’affaire équivalente à celle du Parlement européen. Les procédés sur lesquels nous enquêtons sont beaucoup plus discrets et subtils : il peut s’agir du financement de voyages, d’associations ou d’entités plus ou moins directement liées à la personne concernée – par exemple des membres de sa famille.

Dans le cadre de nos travaux sur l’analyse de la menace, la question s’est posée du financement, par des États étrangers, d’associations dans certains quartiers, avec une dimension communautaire. Mais, pour l’heure, l’OCLCIFF n’a pas eu à mener d’enquête de ce type et, d’après nos remontées d’information, il y a peu – voire pas – d’enquête en cours, même si c’est un sujet de veille pour la police judiciaire.

Nous prêtons aussi attention à l’influence que des États peuvent exercer au travers des législations transnationales. Dans le cadre de la lutte contre la corruption, nous sommes en interaction avec les États-Unis et le Royaume-Uni, dont les législations ont inspiré la loi Sapin 2 et permettent de traiter la corruption de manière internationale. Sans parler d’ingérence, ces législations ont une influence certaine sur la manière dont nous avons fait évoluer notre système législatif, mais aussi notre pratique de lutte contre la corruption. Nous avons désormais un volet préventif, assuré par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et l’Agence française anticorruption, et un volet répressif, dont le PNF a la charge et dont l’OCLCIFF est le bras armé. Dans ce cadre, nous pouvons mener des enquêtes sur la corruption d’agents publics étrangers, lesquelles peuvent conduire à des conventions judiciaires d’intérêt public, comme dans l’affaire qui a concerné Airbus.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez commencé à esquisser une typologie des phénomènes de corruption relevant de l’ingérence étrangère. Combien d’enquêtes en cours portent sur ces questions ? Distinguez-vous ces affaires en tant que telles ?

M. Guillaume Hézard. Nous suivons soixante-quinze affaires de corruption, dont un nombre marginal concerne des phénomènes d’ingérence étrangère. Nous sommes principalement saisis d’affaires de corruption internationale dans lesquelles nous cherchons à vérifier si un agent public étranger a été corrompu par une entité française ou qui a une activité en France. Parallèlement, nous traitons cinq ou six affaires dans lesquelles se pose de manière directe la problématique de l’ingérence étrangère en France.

Il est délicat de vous répondre car la corruption est une infraction difficile à prouver. Il est souvent malaisé de déterminer comment et à quelles fins l’agent a été corrompu. On suspecte parfois, mais sans pouvoir le démontrer, que la corruption est motivée par plusieurs objectifs. Certains sont très directs : il peut s’agir, par exemple, du déblocage d’une situation sur un marché. D’autres peuvent être plus diffus : il peut y avoir une volonté de s’assurer, pendant une période assez longue, parfois plusieurs décennies, de la fidélité d’une personne dotée d’une certaine influence. Cette personne peut rester longtemps inactive avant d’être sollicitée sur un sujet particulier. Il est très difficile de le prouver. Cela peut alimenter notre réflexion dans le cadre de la mission de renseignement criminel mais cela a rarement des répercussions judiciaires.

L’affaire du Parlement européen, qui a été traitée par nos homologues belges, présente des caractéristiques hors normes pour ce qui est de la démonstration de la preuve. Il ne nous arrive jamais de trouver les valises de billets. Nous devons nous contenter de faisceaux d’indices, de petits éléments qui peuvent paraître anodins mais qui, mis bout à bout, peuvent emporter l’intime conviction des magistrats.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les difficultés que vous rencontrez pour recueillir les preuves sont-elles liées à un manque de moyens humains et techniques ?

M. Guillaume Hézard. Nous disposons, dans l’ensemble, de moyens suffisants en termes de savoir-faire et d’outils technologiques. Par ailleurs, le dispositif légal de prévention et de répression de la corruption est extrêmement abouti et efficace. Malheureusement, nous sommes sous-dimensionnés, ce qui nous empêche de mobiliser tous les moyens d’enquête nécessaires. Nous devons réserver nos ressources pour les affaires les plus intéressantes.

Certaines techniques d’enquête comme les écoutes téléphoniques ou l’infiltration au sein d’un réseau sont très chronophages, mais elles sont nécessaires pour recueillir des preuves percutantes, puisqu’on ne trouve pour ainsi dire jamais le contrat de corruption. La justice n’exige toutefois pas un pacte de corruption mais la preuve que quelqu’un a reçu quelque chose en échange d’autre chose, même s’il s’écoule un laps de temps entre les deux actions – hypothèse prévue par notre droit. Même si la contrepartie n’a pas encore été demandée, l’infraction est matérialisée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque la contrepartie attendue n’est pas réalisée ou ne répond pas aux exigences fixées, la corruption peut-elle être rendue visible par des menaces, pressions ou interventions ?

M. Guillaume Hézard. Les groupes criminels organisés alternent parfois la manière douce et la violence ou la menace de violence, mais je n’ai pas d’exemple concernant des États étrangers. Cette forme de corruption, exercée à l’échelon local, peut parfois s’exercer à l’égard d’élus, dans le but d’avoir les mains libres pour mener des activités illicites sur un territoire.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les cinq ou six affaires liées à une tentative d’ingérence étrangère touchent-elles des agents publics ou des élus ?

M. Guillaume Hézard. Elles concernent toutes des agents publics ou des élus, dans le cadre de leurs fonctions ou mandats actuels ou passés. De fait, l’office traite très majoritairement des affaires de corruption publique. Je ne parle que de cinq ou six affaires car je n’ai pas de certitudes pour les autres.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous dresser une typologie géographique des entités, étatiques ou autres, qui recourent à la corruption à des fins d’ingérence ?

M. Guillaume Hézard. Je citerai en particulier deux pays : la Russie et le Qatar.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Quelle différence faites-vous entre la corruption et l’ingérence ? Les collectivités territoriales qui sont le plus susceptibles d’être exposées à la corruption ou à l’ingérence me semblent être les conseils régionaux, eu égard à leurs compétences en matière de développement économique et à leur activité internationale. Est-ce le cas ? D’autres catégories de collectivités sont-elles concernées ?

M. Guillaume Hézard. Nous travaillons sur tous les niveaux de collectivités, mais c’est à l’échelon municipal qu’on dénombre le plus grand nombre de faits, qui relèvent de la corruption de basse intensité. Les conseils régionaux sont très contrôlés. La Cour des comptes et les chambres régionales des comptes surveillent leur budget et les marchés qu’ils concluent. Cela peut conduire à des enquêtes qui portent essentiellement sur le détournement ou la mauvaise utilisation de fonds publics. L’ingérence se manifeste davantage à l’échelon national.

La corruption implique un échange entre deux personnes. Elle est la plupart du temps d’ordre financier, même si elle peut porter exceptionnellement sur un autre type d’avantage, par exemple une prestation sexuelle. L’ingérence, quant à elle, est plus large. Elle peut affecter des personnes qui ne sont pas pleinement conscientes des enjeux. En l’absence de lien financier, nous ne travaillons pas sur ces sujets, qui relèvent des services de renseignement. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s’efforce d’alerter les agents publics, entre autres, sur les risques que peuvent receler certaines rencontres amicales ou amoureuses.

Mme Caroline Colombier (RN). Dans le cas où une somme d’argent est régulièrement versée à quelqu’un, quel est l’élément déclencheur qui vous conduira à engager une action ?

M. Guillaume Hézard. La difficulté réside dans la détection de la corruption, qui est une infraction par nature dissimulée. Nous dépendons de systèmes de détection, au demeurant assez efficaces, au premier rang desquels Tracfin. Toutefois, dans la mesure où les mouvements financiers ne sont pas toujours bancarisés, nous devons utiliser d’autres vecteurs, comme les constatations des organismes de contrôle ou le signalement de l’autorité hiérarchique. En effet, si un agent public a un train de vie anormal, il est du devoir du chef de service de se poser des questions et, éventuellement, de faire remonter l’information. Nous pouvons aussi nous appuyer sur les dénonciations, qui sont autorisées par notre droit. Nous ne retenons évidemment que les plus sérieuses, car nous en recevons un grand nombre. Nous pouvons, enfin, nous fonder sur le travail d’investigation de la presse. Il nous faut un fait révélateur. Un train de vie anormal est un bon moyen de démarrer une enquête. Il peut être détecté, par exemple, par l’administration fiscale ou les commissaires aux comptes. On peut aussi prendre le problème par l’autre bout en s’intéressant à une décision qui paraît anormale et orientée, mais c’est beaucoup plus rare et, en ce cas, la corruption sera plus difficile à démontrer.

Mme Caroline Colombier (RN). Comment se déroule la procédure à partir du moment où vous avez détecté quelque chose ?

M. Guillaume Hézard. Nous sommes majoritairement saisis par l’autorité judiciaire : le parquet – principalement le PNF mais tous les parquets du pays peuvent nous saisir – exerce un premier filtre et nous demande d’enquêter dans un cadre judiciaire. Une part des enquêtes résulte de l’initiative de nos services, mais la faiblesse de nos moyens ne nous donne pas le loisir d’en lancer beaucoup – nous pouvons recevoir des dénonciations ou des signalements : entre le lanceur d’alerte et les informateurs en matière financière, la gamme est assez large. Nous analysons et décidons s’il y a lieu de saisir le procureur de la République pour ouvrir une enquête ; c’est dans ce cadre que les investigations seront conduites. Sur les interrogatoires, il me faudrait, pour vous répondre, exposer la façon dont nous conduisons les enquêtes, mais je ne suis pas certain que ce soit l’objet de vos travaux.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous avez évoqué les voyages, pour lesquels il n’est pas facile de dresser la frontière entre la corruption et l’ingérence. Parliez-vous de vacances financées ou de voyages politiques et d’expertise ?

Je ne peux m’empêcher de penser au voyage de l’année 2020 organisé en Crimée pour certains responsables politiques de premier plan du Rassemblement national – Thierry Mariani, que nous interrogerons dans quelques jours, Hélène Laporte et Julie Lechanteux, qui sont actuellement députées. Faisiez-vous allusion à ce type de déplacement ou à d’autres voyages ?

M. Guillaume Hézard. Je ne peux pas détailler nos enquêtes, mais tous les types de voyage nous intéressent. Des faits pouvant constituer une ingérence et probablement une corruption peuvent se produire à l’occasion de tout type de voyage. On observe souvent un mélange entre des voyages privés et des déplacements professionnels. Où est la frontière ? Dans quelle catégorie entre un séjour professionnel dans un hôtel cinq étoiles avec femme et enfants au cours duquel le temps libre n’est interrompu que par une seule demi-journée de visite ? Je ne pense pas forcément au voyage que vous avez évoqué, plutôt au dossier Airbus, dans lequel des voyages de cet ordre ont constitué l’une des pistes de l’enquête. Il s’agissait de corruption privée de cadres dirigeants de compagnies aériennes. Nous livrons les éléments à l’autorité judiciaire, qui décide si l’incrimination de corruption est caractérisée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les autorités judiciaires vous saisissent et vous étudiez parfois des dénonciations, mais arrive-t-il que vous décidiez d’enquêter sur la base de prises de position dans le débat politique ou économique qui vous paraîtraient inhabituelles ? Un changement d’opinion ou la défense d’arguments étranges de la part d’un relais d’opinion, d’un élu politique, d’un agent public de premier rang ou d’un chef d’entreprise pourraient-ils vous inciter à mener une investigation ou considérez-vous que l’interprétation des discours n’est pas de votre ressort ?

M. Guillaume Hézard. Ce ne sera jamais un motif de saisine, non pour des raisons juridiques mais parce que notre charge de travail ne nous l’autorise pas et que, dans cette hypothèse, il faudrait procéder à une appréciation, ce que nous refusons de faire en la matière. En revanche, nous pourrions évoquer, notamment avec le PNF, une prise de position qui nous aurait alertés ; si celle-ci est documentée dans la presse, le parquet disposera d’un élément supplémentaire pour décider de mener une investigation ou non. Cette décision relèvera toujours du parquet, jamais du service d’enquête.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La corruption présumée et réelle a joué un rôle politique objectif dans les deux dernières élections présidentielles. Vous êtes-vous déjà demandé au bout de semaines ou de mois de traitement d’un dossier pourquoi celui-ci était arrivé sur votre bureau ? Toutes les affaires que vous avez étudiées le méritaient-elles ?

M. Guillaume Hézard. Nous nous demandons toujours si ce que l’on nous a révélé, peu importe dans quelles circonstances, est vérifié ou non : si la réponse est positive, nous continuons l’enquête ; si tel n’est pas le cas, nous travaillons à charge et à décharge, puis nous rendons compte de nos travaux au procureur ou au juge chargé du dossier et lui disons que nous ne voyons pas d’élément donnant lieu à poursuivre.

Nous essayons, dans un deuxième temps, de comprendre les ressorts et de connaître les raisons d’une dénonciation, d’un article ou du moment choisi pour rendre public un fait ou une situation, mais ce n’est pas l’objet principal de notre mission, qui est de rassembler des preuves, trouver les auteurs des délits et les déférer à l’autorité judiciaire. Libre à celle-ci de décider ce qu’elle en fait. Si on peut expliquer le mobile, on le fera, mais cette tâche n’est pas notre priorité. À l’OCLCIFF, nous traitons d’affaires très sensibles, très commentées dans la presse et opposant des acteurs aux positions très antagonistes, donc nous serions paralysés si nous nous demandions en permanence qui telle ou telle de nos actions avantagera. Il faut suivre la ligne de l’enquête : les faits sont-ils caractérisés ? les personnes suspectées sont-elles responsables de ce qu’on leur impute ? Nous refusons toujours de faire le pas de côté de trop, celui qui serait mû par la volonté d’aller chercher quelqu’un ou d’éviter un autre. Notre route est étroite, et je rappelle régulièrement ce cap à nos enquêteurs.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué des difficultés de recrutement qui ne sont pas d’ordre budgétaire. Éprouvez-vous des difficultés à attirer certaines compétences dans votre service ?

M. Guillaume Hézard. C’est en effet à ce niveau que se situent nos difficultés. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas de postes budgétaires, mais nous avons du mal à les pourvoir par des profils adéquats. Il s’agit d’une matière technique qui peut rebuter et qui suppose de lourds efforts de formation, puisque nous formons des policiers à devenir des enquêteurs financiers – ils doivent se positionner ainsi pour respecter le code de procédure pénale. Il faut trouver des volontaires disponibles longtemps : à une recrue qui n’a pas d’expérience, je dis qu’il lui faudra quatre à cinq ans pour être autonome, ce qui est long ; on observe qu’au bout de cette période, une fois formés, les agents expriment le souhait d’accéder à un grade supérieur, de passer un concours pour faire autre chose ou de se diriger vers une nouvelle thématique. Nous formons donc en permanence des agents et nous tentons de conserver ceux qui sont devenus autonomes. Il s’agit d’un exercice délicat, qui me préoccupe constamment.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez à connaître des atteintes aux règles du financement de la vie politique. Sans éventer de secrets, pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? La presse s’est fait l’écho d’une affaire qui a défrayé la chronique, celle des assistants parlementaires payés par le Parlement européen qui travaillaient en fait pour des partis politiques, notamment le Rassemblement national. Avez-vous enquêté sur d’autres affaires du même genre ?

M. Guillaume Hézard. Oui. Vous avez évoqué les affaires d’emplois détournés des assistants parlementaires européens, mais nous pouvons également être saisis de cas de financement de structures, en général petites comme les micro-partis, par le biais de dons de personnes morales principalement – le cadre est plus clair pour les personnes physiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans un avis du 22 mars 2018, le Conseil d’État avait émis des réserves quant à la création du service d’enquêtes judiciaires des finances, spécialisé dans la répression de la délinquance douanière, financière et fiscale, soulignant un risque de doublon avec vos services. Estimez-vous ces réserves justifiées ? Quelles propositions pourrions-nous faire dans notre rapport pour mieux distinguer les missions de ces deux services, l’un de nos objectifs étant de formuler des recommandations au législateur et au Gouvernement ?

M. Guillaume Hézard. Je vous remercie de m’interroger sur ce sujet. Il existe désormais, à l’issue de la séquence que vous avez rappelée, deux services de police fiscale, l’un logé à Bercy et l’autre au ministère de l’intérieur. Je n’observe pas la concurrence que l’on pouvait redouter entre les deux services, parce que nous avons tous largement de quoi nous occuper. Nos approches vont dans le même sens car nous avons la même mission, mais nos sensibilités divergent. La force de la police fiscale du ministère de l’intérieur réside dans la complémentarité entre des policiers et des spécialistes fiscaux ; nous avons le meilleur de l’enquête et le meilleur de la compétence fiscale, et nous nous appuyons sur le réseau de la police au ministère de l’intérieur pour mener les enquêtes.

Je ne veux pas parler au nom de M. Christophe Perruaux, avec qui j’entretiens des rapports tout à fait cordiaux et même amicaux, mais il me semble que le SEJF, ancien service douanier, a un ADN différent, très tourné vers l’administration des finances. Nos deux services sont complémentaires : ils regroupent quatre-vingts à quatre-vingt-dix enquêteurs spécialisés qui peuvent prendre en charge les affaires de la très haute partie du spectre ; nous pouvons traiter une soixantaine d’affaires par an, ce qui correspond au nombre de plaintes que dépose chaque année l’administration fiscale, auxquelles s’ajoutent quelques enquêtes lancées à notre initiative sous l’angle technique du blanchiment de fraude fiscale, qui autorise, sous certaines conditions, à commencer une investigation avant qu’une plainte n’ait été déposée.

Il est intéressant de disposer de deux entités pouvant enquêter, chacune possédant des sensibilités complémentaires. Cela limite les angles morts : j’étais le premier chef de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, à laquelle je suis sentimentalement attaché, donc je sais que la lutte contre la délinquance fiscale était trop lacunaire avant la création de la brigade en 2010. Depuis cette date, les services de police fiscale ont engrangé des succès importants et ont contribué à ce que les institutions publiques prennent mieux en compte la lutte contre la fraude fiscale et éveillent le citoyen à des champs qui n’étaient pas abordés jusque-là – je pense notamment à la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue avec deux géants, Google et McDonald’s, qui n’aurait pas été possible il y a quinze ans. Nous avançons dans la bonne direction.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le respect du secret de l’enquête et de l’instruction, j’aimerais comprendre ce qui relève de l’organisation administrative, des difficultés techniques et des problèmes humains, afin de faire la lumière sur des phénomènes qui font parfois l’objet de commentaires publics, d’interrogations et d’inquiétudes pouvant, dans certains cas, aller jusqu’au complotisme.

Plusieurs affaires ont pu jouer un rôle dans des campagnes électorales. De nombreux compatriotes et responsables politiques s’interrogent sur la rapidité avec laquelle certains dossiers sont instruits – je pense notamment à celui de l’emploi fictif, reconnu et sanctionné par la justice, de Mme Fillon – dans des périodes électorales, quand d’autres affaires se révèlent interminables, par exemple celle du financement par le régime libyen de Mouammar Kadhafi de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, qui porte sur des faits présumés vieux de seize ans, celle de la présomption de corruption à large échelle autour des transactions d’Alstom, Lafarge, Technip et Alcatel, avec des implications touchant la campagne électorale de M. Macron en 2017, ou celles relatives à des dons à des campagnes. Les enquêtes n’avancent pas à la même vitesse ; certaines sont plus complexes que d’autres, mais plusieurs délais interminables posent vraiment question, surtout quand certaines instructions sont très vite conclues – et j’en parle d’autant plus facilement que l’affaire que j’ai citée dans cette catégorie ne touche pas ma formation politique. À quoi attribuer ces décalages ?

M. Guillaume Hézard. Je vous remercie de me donner l’occasion d’expliquer les difficultés temporelles que nous rencontrons. Le traitement de la plupart des affaires est trop long : voilà la norme, ne tournons pas autour du pot. La matière de notre travail est très chronophage. Vous l’avez dit, la complexité des dossiers explique en partie cette situation : il faut rentrer dedans intellectuellement pour bâtir une stratégie d’enquête ; une vision forgée à un moment de l’instruction peut évoluer au fur et à mesure de nos découvertes. Nous analysons en permanence les faits, notamment sous l’angle juridique pour vérifier que l’infraction initialement suspectée est toujours pertinente ou si d’autres ont pu apparaître, mettant en jeu d’autres éléments et d’autres acteurs.

Environ 90 % des affaires de l’OCLCIFF comportent une dimension internationale, c’est-à-dire que leur traitement nécessite de demander une preuve ou une investigation à l’étranger. On se pose alors la question de s’y rendre et à quel moment, et ces actions peuvent prendre du temps.

Un autre facteur est l’application des droits des justiciables, notamment la possibilité de former des recours. Dans les exemples que vous avez cités, il me semble que cet élément a joué.

Il y a enfin la question des moyens : nous cherchons en permanence à faire mieux avec nos ressources, mais nous n’avons pas trouvé de solution miracle. Une fois que nous commençons les actes d’enquête et que nous rassemblons, à la suite de perquisitions, des preuves très volumineuses – il nous arrive de saisir 5 téraoctets de données –, il nous faut du temps pour analyser tous ces éléments, même si nous sommes aidés par des logiciels et des analystes spécialisés.

Que la durée de traitement des affaires soit excessive est malheureusement la norme. La limite temporelle d’instruction est fixée à douze années après les faits, alors que la jurisprudence autorisait avant de travailler sur des faits très anciens, comme dans les affaires que vous avez évoquées : cela amplifiait l’impression, que je comprends du point de vue du citoyen, d’affaires interminables. Le dossier Karachi, que vous n’avez pas cité et qui a été jugé, a illustré ce rapport particulier au temps.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La limite de douze ans se calcule-t-elle à partir de la commission des faits ou de leur connaissance, ces faits étant le plus souvent cachés ?

M. Guillaume Hézard. Le législateur a autorisé l’ouverture d’une enquête douze ans après la commission de faits occultes ou dissimulés, à condition que l’on trouve des éléments justifiant la procédure.

Mme Caroline Colombier (RN). L’apparition d’un élément nouveau relance-t-elle le délai ?

M. Guillaume Hézard. Non. Si les faits ont eu lieu en 2010, nous ne pouvons plus enquêter sur eux, même si un élément nouveau apparaît.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous vous remercions de la précision de vos réponses à nos questions, souvent techniques. Permettez-moi de vous remercier également, au nom des membres de la commission d’enquête, pour votre engagement en faveur de notre pays et pour les services que vous et votre équipe lui rendez.


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22.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV (23 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV.

Je vous remercie, monsieur le directeur général, d’avoir répondu à notre convocation.

La chaîne BFM TV s’est récemment trouvée au cœur d’une affaire qui se rapporte directement au sujet de notre commission d’enquête, à savoir un soupçon d’ingérence étrangère et de manipulation de l’information dans le journal de la nuit. Dès que ces soupçons ont été rendus publics, la chaîne a ouvert une enquête interne puis a licencié M. Rachid M’Barki, que notre commission d’enquête a entendu hier.

Nous avons considéré qu’il était important de recueillir également votre témoignage pour en savoir plus sur les dysfonctionnements et les possibles ingérences qui ont pu conduire BFM TV à s’exposer à des manipulations de l’information.

Comme je l’ai notifié hier à M. M’Barki, le rôle des commissions d’enquête parlementaire n’est pas de se substituer à la justice. Votre audition portera sur les questions soulevées par l’enquête Story Killers concernant de possibles ingérences étrangères et en aucun cas sur des contentieux ou des poursuites pénales qui impliqueraient votre groupe. L’objectif est d’éclairer l’opinion publique au sujet des faits d’ingérence et de proposer le cas échéant des mesures législatives ou réglementaires pour améliorer la situation, en aucun cas de nourrir la polémique.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc-Olivier Fogiel prête serment.)

M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM TV. Au risque de vous décevoir, je ne pourrai malheureusement rien vous apprendre sur les soupçons de manipulation de journalistes au profit d’intérêts étrangers, en particulier sur l’affaire dite M’Barki ou BFM TV, car je ne dispose d’aucune information à ce sujet. La raison pour laquelle nous avons écarté de l’antenne et de l’entreprise Rachid M’Barki n’a rien à voir avec une éventuelle ingérence étrangère dans les journaux de la nuit : nous ne sommes pas la justice et nous n’avons pas les moyens d’apprécier un tel fait, et c’est pourquoi, d’ailleurs, nous avons déposé plainte. Si nous avons écarté M. M’Barki de l’antenne, c’est parce qu’il n’a pas respecté la procédure de validation de l’information.

Permettez-moi tout d’abord de vous rappeler la chronologie des faits. Le 7 janvier 2023, Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, que vous avez auditionné, m’a appelé pour m’informer qu’il menait une enquête sur une société basée en Israël qui propose, entre autres services, de faire passer des informations dans les médias. Ayant infiltré cette société, il a appris qu’elle essayait de faire diffuser des informations sur BFM TV. Aussi m’a-t-il contacté. Vous imaginez ma stupéfaction ! Il n’a pas pu m’en dire beaucoup plus car il poursuivait son enquête sous le sceau de la plus stricte confidentialité ; il voulait simplement savoir si la chaîne était au courant de ces agissements et si des complicités avaient été découvertes. Afin de l’aider et de lui fournir les informations dont il avait besoin, je lui ai demandé de me donner quelques éléments. Il m’a communiqué trois extraits de vidéos qui, selon lui, posaient difficulté, d’autant que, dans le cadre de son enquête, la société qu’il infiltrait les lui avait montrées, arguant que leur diffusion sur BFM TV prouvait qu’elle était capable de faire passer des messages sur une chaîne d’information en continu en France. Force est de constater que ces trois vidéos n’avaient pas leur place à l’antenne. Certaines, du reste, étaient incompréhensibles pour le commun des mortels – du moins pour moi, qui ai pourtant la prétention de connaître l’information. En tout cas elles n’avaient rien à voir avec notre ligne éditoriale. Sur les vingt heures trente d’informations en continu diffusées sur la chaîne, ces vidéos ne l’ont été que dans le créneau du journal de la nuit : aucun autre rédacteur en chef, journaliste, présentateur de tranche, n’a jugé utile de les relayer. Seul le présentateur du journal de la nuit, Rachid M’Barki, l’a fait.

J’ai demandé à Rachid M’Barki de venir me voir, ce qu’il a fait le 11 janvier, soit quatre jours après les faits. Je lui ai présenté les vidéos et lui ai demandé comment ces informations étaient parvenues à l’antenne. Il m’a expliqué qu’elles lui avaient été proposées par un informateur, Jean-Pierre Duthion, et qu’il relevait de son libre arbitre de journaliste de les accepter ou de les refuser. En l’espèce, il aurait estimé qu’elles étaient importantes pour l’antenne et il a nié toute contrepartie financière. Je l’ai écouté attentivement avant de lui demander qui, dans la chaîne hiérarchique, était au courant – je vous décrirai bientôt le processus robuste qui conduit à diffuser une information sur notre chaîne. Tout en restant très évasif, il m’a indiqué que la rédactrice en chef n’avait pas été informée de la diffusion de ces images, lesquelles n’ont été ni tournées par BFM TV ni achetées par notre cellule dédiée. Toutes les images diffusées sur BFM TV sont en effet, soit issues de notre banque d’images, soit filmées par les journalistes, soit achetées. En l’espèce, les images ont été fournies par Jean-Pierre Duthion. Compte tenu de la gravité des faits et du flou qui entourait les réponses de Rachid M’Barki, nous l’avons suspendu de l’antenne tout en lui conservant son salaire, afin de nous donner le temps de vérifier la véracité des faits et de prendre une décision. Loin de nous l’idée de l’accabler : nous voulions, tout au contraire, apaiser la situation et agir sereinement. En tout cas, en tant que directeur général de la chaîne, mon objectif n’était pas d’identifier une ingérence étrangère mais de comprendre comment des informations avaient pu être diffusées sans que personne ne soit au courant en dehors du présentateur.

J’ai averti le président du groupe Altice Média, le directeur de l’information et le directeur de la gestion des risques et obligations légales. Nous avons décidé de lancer nos propres investigations, à travers un audit interne et une enquête interne ; le premier a été mené du 20 au 30 janvier par la direction de l’audit interne du groupe pour déterminer si Rachid M’Barki était passé outre le protocole de validation de la ligne éditoriale. De nombreuses personnes ont été auditionnées. Contrairement à ce que Rachid M’Barki a pu vous raconter hier, il a été entendu, non dans le cadre de cet audit, mais lors d’un rendez-vous durant lequel il avait tout le loisir de s’expliquer, ce qu’il a refusé de faire.

L’audit a révélé que, de 2021 à 2022, une douzaine de séquences avaient été diffusées sans que la chaîne de production en soit informée. Rachid M’Barki a formulé ses demandes oralement, les modifications ou ajouts ayant toujours été apportés au dernier moment, sans être validés par le rédacteur en chef. Selon les conclusions de l’audit, Rachid M’Barki aurait sciemment contourné la procédure interne.

Par ailleurs, une enquête interne a été menée en toute indépendance par la direction de la conformité pour identifier des éléments de corruption passive. Elle est soumise au secret et je n’y ai pas participé.

La direction a décidé de mettre fin au contrat de Rachid M’Barki le 21 février, après lui avoir donné la possibilité de s’expliquer durant près d’une heure, ce à quoi, je le répète, il s’est refusé. Les conclusions de l’enquête nous ont conduits à saisir la justice le 22 février 2023 pour savoir si les faits étaient constitutifs du délit de corruption passive.

Le respect du protocole de validation est essentiel pour s’assurer que ne soient pas diffusées à l’antenne des informations dont l’origine ne serait ni connue, ni vérifiée. Le dispositif est solide et les règles sont précises. La ligne éditoriale et les journaux dans leur intégralité sont validés, en amont, par un rédacteur en chef. Le journaliste est libre de ses textes mais le contenu du journal doit être intégralement validé par le rédacteur en chef. Les journalistes n’étant pas que de simples présentateurs, ils peuvent en modifier le contenu à condition d’avoir obtenu l’aval du rédacteur en chef, qui décide d’autoriser ou non de nouvelles séquences. Ce ne fut pas le cas pour les douze séquences en question. Rachid M’Barki a donc contourné le processus de validation éditoriale. Pour ce qui est de la validation technique, nous avons pu reconstituer le parcours des séquences jusqu’à l’antenne. Rachid M’Barki aurait profité de l’absence du rédacteur en chef pour demander leur validation technique.

De tels manquements relèvent de sa seule responsabilité : ce cas isolé ne reflète pas le travail exceptionnel des 250 journalistes de BFM TV, auxquels je réaffirme mon soutien et ma confiance. Les journalistes engagés par BFM TV reçoivent, dès leur arrivée, une charte de déontologie très précise ; elle leur a été renvoyée en 2020 et elle est consultable sur notre site internet. Aucun journaliste ne peut l’ignorer.

Je suis à la tête de BFM TV depuis trois ans et demi et je puis attester la rigueur avec laquelle les journalistes respectent les règles déontologiques pour garantir la fiabilité de l’information et assurer notre crédibilité.

La recherche et le recueil d’informations sont au cœur de notre métier, qui implique recoupements et vérifications : c’est même là que réside la différence entre le journalisme et la communication. La matière première dont nous traitons, ce sont des faits. Quelle que soit l’interprétation qu’en donnent les sources, nous devons veiller à ne pas nous plier à une quelconque influence, à ne pas leur donner une signification qu’ils n’auraient pas. Surtout, nous devons prendre garde à ne laisser personne s’immiscer dans le travail du journaliste, à quelque niveau que ce soit. L’ingérence est la négation du journalisme.

Je dirai un dernier mot des outils qui nous permettent de faire notre travail le mieux possible et de lutter contre la manipulation de l’information. Nous suivons une procédure pour soumettre à une double, voire une triple vérification, les sources des informations que nous diffusons. BFM TV dispose d’une cellule de fact checking, autrement dit de vérification des faits. Il nous arrive d’ailleurs d’activer une cellule de fact checking vidéo, qui s’assure par exemple que certaines images venues d’Ukraine ne sont pas manipulées. Une formation consacrée aux procédures de vérification est aussi régulièrement proposée à tous les journalistes de la rédaction. Ce dispositif est robuste et efficace, dès lors qu’on ne cherche pas sciemment à le contourner.

Dans cette affaire, BFM TV est une victime, aussi avons-nous décidé de réagir rapidement, avec sévérité, en déposant plainte.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci pour cet exposé très clair. Notre commission d’enquête n’attend rien et n’est donc pas déçue par vos déclarations. Il s’agit de comprendre, non de nourrir la polémique.

Quelle est la différence entre un rédacteur en chef et un chef d’édition ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Le rédacteur en chef valide une ligne éditoriale : il a en charge le contenu éditorial d’une tranche. Un chef d’édition se situe au niveau hiérarchique inférieur ; il occupe un poste journalistique et technique. Le chef d’édition, puis le chef d’information, en réfère à un rédacteur en chef, qui lui-même en réfère à un directeur adjoint de rédaction, au directeur de rédaction puis à moi-même.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si j’ai bien compris, il ressort des conclusions de l’audit interne que Rachid M’Barki n’aurait pas respecté le protocole que vous avez instauré, et qu’il aurait choisi les moments où le rédacteur en chef était absent pour diffuser ces reportages, dont certains étaient intemporels. Par exemple, celui relatif à un séminaire économique entre le Maroc et l’Espagne ne pouvait être diffusé qu’à un moment précis parce qu’étroitement lié à l’actualité, contrairement à d’autres, comme le off relatif au rétablissement de la sécurité au Cameroun, qui aurait pu l’être à n’importe quel autre moment.

M. Marc-Olivier Fogiel. Il ne s’agit pas de reportages mais de séquences très courtes, d’une quinzaine ou d’une vingtaine de secondes, que nous appelons, dans notre jargon, des brèves ou des off. Contrairement aux reportages qui ont nécessité, pour leur réalisation, un véritable travail de fond mené par une équipe de journalistes, ils servent simplement à illustrer des textes lus par le présentateur.

Rachid M’Barki a en effet choisi des moments, non où il était seul – cela n’arrive jamais –, mais où le rédacteur en chef était occupé ailleurs. Il a demandé la validation technique au dernier moment, de préférence à des chefs d’édition non titulaires, qui n’ont pas osé douter de lui, grand professionnel à l’antenne de BFM TV depuis ses débuts et jouissant d’une certaine crédibilité auprès d’eux.

Quant à la temporalité des séquences, elles restent ancrées dans l’actualité et nous n’avons pas relevé de fausse information. On pouvait plutôt s’interroger sur leur place à l’antenne, sur leur structure à tiroirs difficilement compréhensible pour le commun des mortels, sur leur orientation et sur le fait qu’elles puissent mettre en cause un certain nombre de personnes. En tout cas, si certaines formulations étaient contestables, rien n’a été inventé, sinon nous n’aurions pas manqué de démentir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons demandé à Rachid M’Barki s’il avait diffusé des images fournies par M. Duthion, s’il s’était inquiété du coût de ces images pour M. Duthion, de l’opportunité de les diffuser – sachant qu’elles n’étaient pas tombées du ciel – et de la façon dont elles étaient traitées. Nous l’avons également interrogé sur les raisons pour lesquelles il n’avait pas puisé dans la banque d’images de BFM TV ou n’avait pas demandé à racheter des images qui n’auraient pas été disponibles dans votre fonds. J’en profite d’ailleurs pour vous demander si BFM TV a bien la possibilité de racheter des images.

Enfin, comment identifiez-vous les sources des images diffusées sur votre antenne quand elles ne sont pas issues d’une banque d’images ? La source est-elle automatiquement mentionnée ou est-ce à la discrétion de la rédaction ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Il est précisément reproché à Rachid M’Barki d’avoir contourné la procédure de diffusion des images : cela est stipulé dans sa lettre de licenciement. Le préjudice peut être important pour BFM TV. Dès lors qu’une image est diffusée, il faut en acquérir les droits, quelle que soit la source. Par exemple, si nous découvrons sur Twitter une image de manifestations qui nous intéresse, nous devons contacter la personne qui l’a publiée et lui demander l’autorisation de la publier à notre tour, voire la lui acheter. En l’espèce, l’audit interne nous a apporté la preuve que des images ajoutées par Rachid M’Barki avaient été fournies par Jean-Pierre Duthion.

D’une manière plus générale, les images diffusées par BFM TV sont toutes certifiées, sans exception, par une cellule documentation et une cellule news coord, voire par la cellule de fact checking que nous constituons en cas de doute. Aucune image n’arrive à l’antenne de façon fortuite, sans que nous sachions d’où elle provient. Il est arrivé que nous ayons des doutes quant à la véracité d’une image, comme ce fut le cas lors de la riposte ukrainienne. Si ces images présentent un intérêt journalistique, nous les diffusons en expliquant le sens qu’elles revêtent pour nous, tout en faisant part de nos doutes.

BFM TV n’est pas une chaîne artisanale mais une rédaction qui compte 250 journalistes dont une vingtaine se consacrent à la vérification des informations.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Connaissiez-vous M. Duthion ? Aviez-vous déjà entendu parler de son rôle de lobbyiste ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Personnellement, c’est la première fois que j’en entendais parler. Ce n’est pas le cas de la rédaction de BFM TV : avant 2019, date à laquelle je suis entré en fonction, BFM TV avait déjà employé M. Duthion comme fixeur en Syrie, dans le cadre du Printemps arabe. Certains journalistes avaient donc déjà eu affaire à lui longtemps auparavant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’avez-vous connu en tant que fournisseur d’informations ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Jamais, à titre personnel. Néanmoins je ne veux pas le discréditer : peut-être peut-on trouver des informations intéressantes parmi celles qu’il propose, mais elles n’exonèrent pas d’un travail journalistique de vérification.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Merci pour vos explications qui nous permettent de mieux comprendre le protocole de validation des off, ces petits sujets qui ne donnent pas lieu à des reportages journalistiques mais se retrouvent à la fin du journal du fait de leur moindre importance.

M. Marc-Olivier Fogiel. Permettez-moi de vous interrompre : le choix du off ne dit rien de l’importance du sujet. Il ne s’agit nullement d’une information de deuxième classe qui ne trouverait sa place qu’en fin de journal pour l’égayer, mais d’un sujet que l’on choisit de ne pas développer. Certains off sont légers, comme celui relatif à un hôtel de Madagascar, que Rachid M’Barki a choisi pour clore son journal et qui ne figure pas parmi les séquences problématiques. D’autres, qui apparaissent plus tôt dans le journal, sont loin d’être anecdotiques.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les différentes investigations ont permis de révéler douze off dont la formulation était contestable, nous avez-vous dit. De quoi s’agit-il ? Et qu’en est-il de la ligne éditoriale de BFM TV, avec laquelle, dites-vous, ils n’ont rien à voir ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Leur formulation est contestable en ce que, à les écouter, on n’en comprend pas le sens. On saisit le début de l’information mais le reste nous échappe. L’une de ces séquences fait ainsi référence à un blogueur britannique. Le propre d’un journaliste est d’être un intermédiaire pour transmettre et faire comprendre une information. En l’espèce, c’est l’inverse qui s’est produit. La confection d’un off est très compliquée, contrairement à ce que l’on pourrait penser, car il faut synthétiser au maximum une information sans en perdre l’intelligibilité. Les références abordées dans les séquences en question n’étaient pas compréhensibles pour le commun des téléspectateurs. Je pourrai vous en transmettre la liste ; elles concernent des oligarques russes, des pays d’Afrique ou du Moyen-Orient et cet hôtel à Madagascar.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Qu’ont révélé les enquêtes internes ? D’autres journalistes ont-ils été approchés par M. Duthion à des fins d’influence ?

M. Marc-Olivier Fogiel. En effet, après le départ de Rachid M’Barki, M. Duthion a essayé de contacter d’autres journalistes de BFM TV pour leur proposer des informations. Elles n’ont pas retenu leur intérêt, si bien qu’aucune information obtenue par son intermédiaire n’a été diffusée sur notre antenne. D’autre part, un journaliste a révélé, au cours de l’enquête interne, que M. Duthion lui avait proposé de le rémunérer en échange de la diffusion d’une information. J’ignore si, pour ce qui le concerne, Rachid M’Barki a été rémunéré.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ces dernières années, avez-vous constaté des tentatives d’approche ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Non.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au-delà de la charte de déontologie, les journalistes de BFM TV sont-ils sensibilisés aux risques d’ingérence étrangère, par exemple à travers des formations ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Nous formons nos journalistes à la détection de deep fakes, ou hypertrucages, mais pas spécialement à la détection de tentatives d’ingérence étrangère. Cependant, grâce à notre mécanisme de vérification de l’information, au protocole établi et au système hiérarchique, aucune information ne parvient à l’antenne sans avoir été au préalable soupesée et réfléchie, sauf, bien entendu, lorsque les règles ont été sciemment contournées.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. À la suite des investigations internes, comptez-vous renforcer le dispositif de validation ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Nous avons rappelé les règles à chacun. Elles sont suffisamment solides pour empêcher qu’une information échappe à notre vigilance. Il n’y a donc pas de raison de renforcer un dispositif déjà suffisamment robuste.

Mme Caroline Colombier (RN). Je suppose que vous pouvez compter sur des informateurs ou d’autres lobbyistes. Certaines personnes pourraient-elles être rémunérées en échange d’une information qu’elles vous transmettraient et que vous diffuseriez ensuite ?

M. Marc-Olivier Fogiel. La charte de déontologie nous interdit formellement d’acheter une information. Dans l’affaire Palmade, un informateur nous a proposé de nous vendre des images compromettantes. Nous avons évidemment refusé.

M. Sébastien Chenu (RN). Avez-vous déjà été confronté à une situation comparable, en tant que directeur de BFM TV ou à un autre poste ? Comment se prémunir contre une telle tentative d’ingérence, qu’elle soit d’origine étrangère ou privée ?

M. Marc-Olivier Fogiel. C’est la première fois que je suis confronté dans mon parcours professionnel à un contournement des règles dont nous parlons.

Comment s’en prémunir ? Tout simplement en étant un bon journaliste – en respectant une charte de déontologie ; en s’inscrivant dans une chaîne hiérarchique ; en s’interrogeant sur le sens de l’information que l’on souhaite donner.

Mme Laure Lavalette (RN). Comment un présentateur peut-il réussir à diffuser les images de son choix ? J’ai compris – vous me corrigerez si je me trompe – que son autorité naturelle lui permettait d’obtenir ce qu’il voulait.

Vous avez certainement réfléchi au risque d’ingérence avant cette affaire. Finalement, l’excès de procédures ne tue-il pas le processus de vérification ? Puisque celui-ci ne suffira jamais à écarter totalement le risque d’ingérence, que pouvez-vous faire de plus pour préserver l’intégrité des journalistes et empêcher leur corruption par les lobbyistes dont parlait Mme la rapporteure ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Ce n’est pas Rachid M’Barki qui a enregistré les images dans un ordinateur. Fort de son autorité naturelle, vous l’avez dit, il a demandé à des journalistes, souvent pas titulaires, de le faire en contournant la chaîne hiérarchique puisque la diffusion des images doit être validée par le rédacteur en chef.

Les règles sont claires et rappelées régulièrement. Mais, comme dans d’autres domaines, si vous voulez les contourner, vous avez toujours le loisir de le faire au risque d’être rappelé à l’ordre – ce qui a été le cas ici. En une quinzaine d’années d’existence de BFM TV, que ce soit sous la direction d’Hervé Beroud ou désormais sous la mienne, cela n’était jamais arrivé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le risque d’ingérence est une préoccupation des grandes démocraties occidentales depuis plusieurs années. L’est-il pour vos rédactions ? Je pense au risque de manipulation de vos journalistes, quels que soient leur intégrité et leur professionnalisme, mais aussi au risque d’infiltration par des stagiaires dont il est impossible de vérifier la moralité comme le font les services de l’État. Cela vous a-t-il amené à renforcer les procédures de vérification, tant dans le travail journalistique que dans la gestion des ressources humaines ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Les journalistes de BFM TV sont, comme ceux des autres grandes rédactions, en contact quotidien avec des sources – cela fait même partie de leur travail –, et celles-ci ont des intérêts à faire passer des informations. En soi, ce n’est pas condamnable. Il appartient ensuite aux journalistes de juger de la pertinence des informations pour éclairer le grand public sur un fait d’actualité.

Cela n’aurait pas de sens de couper les journalistes de leurs sources, quand bien même celles-ci auraient des visées d’ingérence ou d’influence : ce serait se priver d’une partie de l’information. Le travail journalistique consiste précisément à recouper les informations et à comprendre quels intérêts la source peut servir derrière les informations qu’elle donne.

Un bon journaliste fait ce travail. La rédaction de BFM TV, dont je rappelle l’exemplarité, le fait d’autant plus qu’elle en a le temps et les moyens grâce à ses 250 journalistes.

Être contacté par des gens qui essaient de l’influencer pour de bonnes ou de mauvaises raisons, c’est le quotidien de tout journaliste. Je ne trouve rien à y redire à condition qu’un travail journalistique soit effectué par des personnes compétentes, capables d’évaluer l’intérêt des informations qui leur sont proposées, de les analyser et de les replacer dans leur contexte.

Comment gérer correctement ces sources d’information ? Ce n’était pas une pirouette lorsque j’ai dit à M. Chenu qu’il fallait être bon journaliste. Il est nécessaire d’avoir des moyens – BFM TV en a –, de recruter des journalistes compétents – ce que nous essayons de faire tous les jours – et d’installer une chaîne hiérarchique dont le rôle est non seulement de valider, mais aussi de s’interroger constamment sur l’intérêt d’une information, étant entendu qu’il nous arrive de nous tromper – pas souvent, heureusement. C’est cet écosystème robuste qui permet de lutter contre la mauvaise influence, voire l’ingérence qui en est la face sombre.

S’agissant de l’infiltration d’une rédaction par des personnes télécommandées de l’extérieur, les procédures de recrutement nous en préservent même si nous ne sommes jamais à l’abri d’une erreur. Quant aux stagiaires, ils n’ont ni l’accès à l’antenne ni la liberté d’influer sur la ligne éditoriale de la chaîne, compte tenu de la solidité de la structure mise en place.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous eu l’occasion, au cours des dernières années, d’être sensibilisé aux enjeux d’ingérence par les services de l’État qui assurent la protection de nos intérêts et de notre démocratie ? Vous auriez pu être informé de l’existence d’entreprises proposant à des journalistes ou à des relais d’opinion à travers le monde des reportages clés en main ou cherchant à influencer l’information, comme l’a révélé l’enquête Story Killers.

M. Marc-Olivier Fogiel. Je n’ai pas été informé de l’existence de la société mise en cause dans l’enquête.

En revanche nous avons – et moi au premier chef – des échanges réguliers et informels avec les services de l’État, dont certains ont été auditionnés à huis clos par votre commission d’enquête. Cela peut être à notre demande – par exemple au sujet de personnes qui nous proposent des informations – ou à leur initiative, sans jamais aucun interventionnisme de leur part.

Ces échanges sont utiles également pour en savoir plus sur des experts qui, désormais très nombreux sur les plateaux de télévision, peuvent servir des intérêts que nous ignorons. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de solliciter les services de l’État pour obtenir des informations sur certains d’entre eux et m’assurer qu’ils étaient exempts d’accusations potentielles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lors de son audition hier, M. M’Barki a affirmé qu’il n’avait jamais été sensibilisé, ni par sa hiérarchie ni par les services, aux risques d’ingérence.

Compte tenu de la menace grandissante d’ingérence, au-delà de la charte de déontologie et des procédures robustes que vous avez évoquées, avez-vous mené une campagne de sensibilisation particulière à ce risque ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Il n’y a pas de formation dédiée, mais le sujet donne lieu à des discussions permanentes. Ce qui vous occupe aujourd’hui est pour nous une préoccupation constante : d’où vient l’information ? comment nous est-elle parvenue ? y a-t-il des intérêts cachés ? Trouver la bonne distance et éviter d’être instrumentalisé, voire pire, c’est pour nous une réflexion au quotidien et cela passe par une organisation au fil de l’eau.

Certains points techniques ou spécifiques, tels que les deep fakes – lesquels peuvent être des instruments d’ingérence –, font l’objet d’une sensibilisation ou de formations particulières.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous êtes certainement attentif à l’image de votre chaîne et à l’utilisation qui peut être faite sur les réseaux sociaux, par des puissances étrangères ou des relais d’opinion, d’extraits de journaux ou d’images qui y sont diffusées. BFM TV surveille-t-elle les éventuelles manipulations par des officines ? Il semble que les images incriminées dans l’enquête en cours ont été diffusées pour être ensuite utilisées par d’autres médias, lesquels profitent de l’image et de l’autorité de votre chaîne.

M. Marc-Olivier Fogiel. Oui, c’est une question qui nous préoccupe au quotidien. La rédaction de BFM TV est composée d’une direction broadcast et d’une direction digitale, placée sous l’autorité de Julien Mielcarek et employant plus d’une centaine de journalistes, dont des spécialistes des technologiques, qui produisent de l’information mais surveillent aussi l’espace numérique. Quand des images de BFM TV sont utilisées de façon massive ou qu’elles sont détournées, cela est signalé.

Les séquences auxquelles vous faites allusion ont en effet été utilisées, mais pas de façon massive, du moins selon les critères qui déterminent notre ligne de flottaison. Une enquête est en cours, mais j’imagine que leur diffusion n’a servi que des intérêts locaux.

Il existe donc bien un mécanisme de vigilance pour surveiller l’utilisation et l’éventuel détournement des images de BFM TV. Chaque semaine, nous faisons le point et examinons les situations qui poseraient un problème.

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). La « ligne de flottaison » a-t-elle déjà été dépassée et, si oui, dans quels cas ? Je ne vous demande pas de les décrire dans le détail, mais de les caractériser rapidement ou d’en esquisser une typologie. Est-il arrivé que la manipulation soit telle que vous l’ayez signalée aux services avec qui vous êtes en contact de manière informelle ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Non, ce n’est jamais arrivé.

Il arrive bien souvent que des séquences soient découpées : par exemple, on va utiliser hors contexte les propos d’un intervenant. Si cette utilisation nous semble préjudiciable, par exemple si l’extrait devient viral, on « re-embed » les images ou les tweets, c’est-à-dire que nous les replaçons sous la bannière BFM TV en apportant les précisions nécessaires – pour plus de détails, je vous renvoie à notre site ou à notre compte Twitter général.

Mme Laure Lavalette (RN). Chat échaudé craint l’eau froide… Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous maintenant ? Une réflexion est-elle en cours sur la guerre de l’information, notamment dans le cadre du conflit en Ukraine ? Des procédures vont-elles être mises en place ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Notre état d’esprit n’a pas changé. Nous avons appelé chacun à la vigilance mais, après vérification, nous n’avons pas jugé utile de renforcer encore un mode de fonctionnement qui nous semble déjà solide et robuste.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous êtes soumis à des injonctions contradictoires : nourrir une chaîne d’information en continu, être présent sur les réseaux sociaux, remplir des objectifs d’audience – votre modèle économique étant fondé sur la publicité –, entretenir le rapport avec vos invités conformément aux exigences que vous avez indiquées et éviter les « accidents industriels ». Ayant travaillé dans l’industrie, je suis sensible à ce que vous avez dit concernant les processus, les chartes, etc. Mesurez-vous aussi le degré de non-ingérence ? Avez-vous des retours d’expérience ? Un plan d’action est-il arrêté au vu des résultats ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Je ne suis pas soumis à des injonctions contradictoires. J’essaie de produire tous les jours de la bonne information ; je n’ai jamais l’impression de faire du remplissage. Nous ne manquons pas de matière. Notre travail consiste plutôt à hiérarchiser les informations et à éviter de passer à l’antenne des sujets inintéressants. L’injonction à laquelle nous sommes soumis, c’est de sélectionner l’information du jour et de définir la façon dont on doit la traiter. On peut contester nos choix, mais ma seule exigence est de produire une information vérifiée, qui a du sens et qui est conforme à notre ligne éditoriale – sans injonction. Il s’avère que cela fonctionne et que cela produit du chiffre d’affaires. Mieux cela fonctionne, plus on a de moyens, plus les équipes sont solides et mieux on peut lutter contre d’éventuelles ingérences.

Notre processus de validation, la méthode que nous utilisons pour vérifier et contre-vérifier les informations, notre cellule vidéo, tout cela nous semble suffisamment robuste pour faire face à un danger qui est réel mais que nous tenons à distance – à moins que quelqu’un ne décide de contourner les règles, ce qui est un risque partout, y compris dans l’industrie ; mais, en l’occurrence, la personne a été démasquée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les journalistes, les chaînes d’information et les médias en général font face à de multiples défis : la nécessité de rester indépendants et fiables pour continuer à disposer de la confiance de nos concitoyens, les évolutions technologiques, avec notamment la révolution numérique, le fait qu’avec les réseaux sociaux tout un chacun peut produire de l’information et se croire, durant un instant, journaliste de sa propre vie. Qu’en pense le grand professionnel que vous êtes ? Les journalistes arriveront-ils à surmonter ces défis et à vaincre les menaces qui pèsent sur leur travail ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Aujourd’hui, quiconque a accès aux réseaux sociaux se croit journaliste, mais le journalisme ce n’est pas cela : c’est un métier. En revanche, ces publications sont autant de sources d’information potentielles.

Il y a une forme de confusion sur ce qu’est un média. Un compte Twitter, ce n’est pas un média. Du coup, il est encore plus important que nous fassions notre métier de journaliste. Et pour cela, il faut des moyens : une rédaction nombreuse et solide permet d’affirmer sa différence.

Il reste que la défiance envers les journalistes est grande – peut-être en sommes-nous pour partie responsables. Le défi est de taille, et il est nécessaire de disposer de moyens pour le relever. J’ai la chance de travailler pour un groupe qui nous en donne, alors même qu’on observe une certaine précarisation du métier. Nous pouvons nous appuyer sur les antennes locales de BFM : depuis quatre ans, dix chaînes ont été lancées et 200 journalistes engagés. Cela permet de répondre à la problématique que vous venez d’exposer.

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). Quel est votre sentiment concernant d’éventuelles ingérences étrangères dans la sphère politique française, en comparaison de ce qu’on peut observer dans d’autres démocraties, comme les États-Unis ? Pensez-vous, en tant que professionnel, qu’il s’agisse d’un danger réel ou que le risque est plutôt maîtrisé ?

M. Marc-Olivier Fogiel. Je ne suis pas un spécialiste du sujet mais je pense que le risque est plutôt maîtrisé, même s’il existe. La France ne me semble pas une cible majeure.


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23.   Audition, ouverte à la presse, de M. Buon Tan, ancien député (23 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir de recevoir M. Buon Tan, ancien député et ancien conseiller de Paris, chef d’entreprise.

Je vous remercie, cher collègue, d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Notre commission d’enquête travaille depuis plusieurs semaines sur les possibles ingérences étrangères dans la vie politique, économique et médiatique du pays à travers les dirigeants politiques, les relais d’opinion ou les agents publics. Les auditions que nous avons menées ont confirmé l’importance d’une « zone grise », située entre ingérence et influence, constituant un terrain d’action de plus en plus prisé par certaines grandes puissances. La question est de savoir si ces tentatives respectent le cadre légal et les intérêts de notre pays ainsi que l’intégrité des membres de nos institutions.

Nous avons souhaité vous entendre car plusieurs articles de presse ainsi qu’un rapport – émanant lui-même de l’étranger – vous accusent d’avoir subi l’influence ou des tentatives d’ingérence de la part du régime chinois ou de défenseurs des intérêts de ce régime. De fait, la Chine a été désignée par les experts que nous avons auditionnés et par les services de renseignement comme une puissance particulièrement active et hostile à certains intérêts français ainsi qu’aux valeurs que nous défendons collectivement. L’action de ce pays se déploie dans tous les secteurs qui l’intéressent : les milieux économiques, politiques, diplomatiques et académiques.

Une commission d’enquête parlementaire ne se substitue pas à la justice. Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur telle ou telle accusation dont vous êtes l’objet. Il s’agit de comprendre une situation et d’entendre votre point de vue.

De quels systèmes d’influence et d’ingérence avez-vous eu à connaître durant votre carrière – de la part de la Chine ou d’autres puissances, car vous n’êtes pas affilié d’autorité à la puissance chinoise –, y compris en tant qu’entrepreneur ? En effet, vous êtes un enfant d’entrepreneur à succès et entrepreneur à succès vous-même.

Au-delà de l’ingérence, quelles relations la Chine construit-elle en France ?

Percevez-vous une différence entre l’ingérence et l’influence ?

Je tiens à préciser, à l’intention de ceux qui nous écoutent, que vous êtes arrivé en France en tant que réfugié, puis avez été naturalisé. Vous avez fui le Cambodge avec votre famille à l’époque des Khmers rouges. Vous avez témoigné dans la presse du fait que vous aviez été vous-même victime de persécutions durant votre enfance. Vous avez brillamment réussi vos études en France et vous vous êtes engagé dans une carrière qui vous a conduit jusqu’au Parlement. Si je rappelle tout cela, c’est parce que, parmi les éléments alimentant les soupçons d’influence, il y a le fait que vous ayez été le seul parlementaire à ne pas voter en faveur de la proposition de résolution tendant à la reconnaissance du génocide des Ouïghours. À l’époque, vous aviez répondu en rappelant ces épisodes de votre existence.

En tant que député, vous avez présidé le groupe d’amitié France-Chine. Nous souhaitons recueillir également votre témoignage concernant les actions menées en cette qualité, ainsi que votre analyse du fonctionnement de ces groupes, en particulier lorsqu’il s’agit de régimes autoritaires, de dictatures ou d’États n’ayant pas les mêmes intérêts que les nôtres ou ceux de nos partenaires européens.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Buon Tan prête serment.)

M. Buon Tan, ancien député. Merci beaucoup de m’avoir invité. Je ne prends pas souvent la parole dans les médias et ne m’étale pas souvent dans la presse. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions. J’essaierai de rectifier la vision biaisée et étriquée qui a été portée sur mon action. Merci également d’avoir rappelé mon parcours ; je prendrai quelques minutes pour y revenir, puis je répondrai à vos questions.

Je suis né au Cambodge – comme mes parents – en 1967. Malheureusement, nous avons dû fuir ce pays lors du génocide perpétré par les Khmers rouges. Plusieurs millions de personnes ont été massacrées par ce régime. Nous avons été très chanceux de réussir à fuir, après avoir connu les travaux forcés. Nous avons traversé des forêts à pied et avons finalement été sauvés par un pêcheur vietnamien qui nous a pris dans son bateau et nous a conduits dans son pays. J’avais 8 ans. Je sais ce que c’est que la faim. Tous les jours, avec mon grand-père, nous négociions pour avancer un peu l’heure des repas. Je le raconte en souriant, mais ce sont des choses que l’on n’oublie pas.

Au Vietnam, mon père a fait la queue nuit et jour devant l’ambassade de France pour déposer un dossier. Un jour, nos noms ont été affichés. Mon père a sauté de joie et est venu nous annoncer la nouvelle. C’est ainsi que je suis arrivé en France, en 1975, en tant que réfugié apatride. Nous nous sommes installés à Paris. À l’époque, je ne parlais pas un mot de français.

Certaines personnes critiquent beaucoup notre pays. Ils soulignent tout ce qui ne fonctionne pas, disent notamment que l’ascenseur social est bloqué. Pour ma part, je constate que la France est un des rares pays – peut-être même le seul – permettant à un enfant, réfugié, ne parlant pas un mot de la langue de son pays d’accueil à son arrivée, de faire des études, de se développer et de devenir député de la nation, représentant de ses compatriotes. Je suis un exemple de ce qui fonctionne. J’ai fait toute ma scolarité dans l’école de la République, y compris à la Sorbonne.

Je suis issu d’une famille d’entrepreneurs : mes parents, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents l’étaient avant moi. Nous sommes dans le métier du thé depuis quatre générations : c’est dans l’ADN de la famille, même si je ne sais pas si mes enfants suivront la même voie. Vous avez été gentil de dire que nous étions des entrepreneurs à succès. Je ne pense pas que ce soit le cas. J’ai vu mes parents travailler dur, tous les jours, sans repos ni vacances, et ils ont dû repartir de zéro à leur arrivée en France. Toute ma famille est extrêmement reconnaissante envers la France. Sans elle, je ne serais pas devant vous, et peut-être même ma famille et moi-même ne serions-nous plus vivants. Ce sont des choses que nous ne souhaitons pas oublier.

Vous avez fait allusion à certains articles parus dans la presse. Peut-être était-ce le fait du hasard, mais ils ont été publiés en pleine campagne législative. Beaucoup de gens étaient soit mal informés, soit mal intentionnés. Un grand nombre des faits allégués n’étaient pas tout à fait vrais, d’autres étaient totalement faux, d’autres encore volontairement détournés. On a essayé de me cornériser, de me donner l’apparence d’un Chinois né en Chine et envoyé par ce pays. Or, vous l’avez rappelé vous-même, non seulement je ne suis pas né en Chine, mais je n’y ai jamais vécu : j’ai fait toute ma vie en France. Voilà qui permettra de mieux comprendre les échanges qui suivront.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez rappelé que vous n’aviez pas de lien particulier avec la Chine, et encore moins avec le régime chinois, en dehors des origines lointaines de vos ascendants. Dès lors, pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous estimez avoir une connaissance de la Chine, du régime chinois et de ses élites vous permettant de faciliter les contacts ? À cet égard, pourriez-vous nous expliquer également votre rôle dans le cadre du groupe d’amitié ?

J’ai sous les yeux certaines de vos déclarations dans lesquelles vous vous réclamiez d’une connaissance, non seulement de la culture et de la civilisation chinoises, mais aussi du régime. C’est là quelque chose que je ne comprends pas : d’un côté, vous dites que vous n’avez pas de lien particulier avec la Chine et son régime, et, de l’autre, vous affirmez en avoir une grande connaissance.

M. Buon Tan. Merci pour cette question qui me permet d’apporter une précision quant à mes origines. Mes parents sont nés au Cambodge, comme ensuite mes sœurs et moi‑même. Mes grands-parents avaient émigré de Chine. Je suis d’origine teochew plutôt que chinoise.

La Chine regroupe un grand nombre de régions. Les Teochew sont originaires d’une zone située dans le sud-est de la province de Canton. Le teochew est un dialecte parlé par de nombreux Chinois. Historiquement, ce sont des gens très commerçants. Au début des années 1900, une famine régnait dans la région. Nombre de ses habitants ont donc fui et se sont installés un peu partout dans le sud-est de la Chine, au Vietnam, au Cambodge, à Singapour ou encore à Hong Kong.

Ma langue maternelle est le teochew. C’est en France que j’ai appris le mandarin. Il n’y avait pas de vraie filière d’apprentissage du chinois. Je l’ai appris un peu au lycée, puis à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), où je n’ai passé qu’un an car ensuite je n’ai plus été en mesure de suivre les cours. C’est surtout dans le cadre du travail que j’ai appris le mandarin, comme le cantonais – en particulier auprès des cuisiniers. Cela me permet de converser, mais je ne lis ni n’écris le chinois.

À l’époque où j’ai grandi, l’enseignement de la langue n’était pas très développé en France. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai contribué, à partir de 2008, quand j’ai été élu dans le 13e arrondissement, à créer une filière d’enseignement du chinois pour les enfants. Je suis persuadé en effet que ce n’est pas en maîtrisant l’anglais que nos enfants feront la différence, car tout le monde le parle ; le mandarin, en revanche, sera un outil important.

En ce qui concerne ma connaissance de la Chine, pour avoir commercé pendant longtemps avec ce pays et travaillé avec les associations, je me suis trouvé en contact avec de nombreuses personnes dans ce pays – mais pas seulement. Le 13e arrondissement, dont une partie se trouvait dans ma circonscription, est le plus grand « Chinatown » d’Europe. Pour ma part, je parle plutôt de « quartier asiatique » car, quand on creuse un peu, on s’aperçoit que les gens qui y vivent viennent du Cambodge, du Vietnam, du Laos ou encore de Thaïlande – autrement dit, d’« Indochine » –, mais très peu de Chine en tant que telle. Les Chinois sont arrivés un peu plus tard, dans les années 1980 et 1990, et se sont installés plutôt à Belleville, à Aubervilliers et rue du Temple. Pour en revenir au « quartier asiatique », quand on creuse un peu plus profondément, on constate que ses habitants sont souvent d’ascendance chinoise : leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents étaient chinois, comme les miens. Nous partageons donc cette culture, et c’est ainsi que se sont créées des associations locales comme l’Amicale des Teochew, dont je suis le président d’honneur. Celle-ci regroupe des Teochew venant du Cambodge, du Laos ou encore du Vietnam. D’autres associations sont fondées sur la géographie : elles rassemblent des gens originaires de la même province – parfois même de la même ville, quand un grand nombre de personnes viennent d’une même région.

Pour avoir beaucoup travaillé avec ces associations, j’ai été amené très tôt à essayer de comprendre comment ces gens fonctionnaient. De la même façon, j’ai acquis des connaissances dans d’autres domaines, par exemple la grande distribution française, avec laquelle j’ai travaillé pendant plus de vingt ans. Je suis plus au fait de son fonctionnement que de celui de la grande distribution en Chine.

S’il faut parler de proximité, je serais naturellement plus proche du Cambodge que de la Chine, même si les enjeux liés à ce pays ne sont pas aussi importants. On en parle très peu, mais j’ai participé à une mission parlementaire au Cambodge, dont l’objectif était de travailler sur le mécanisme de suivi qui devait être lancé par l’Union européenne dans le cadre de l’initiative « Tout sauf les armes » (TSA). Là aussi, j’ai essayé d’améliorer les choses parce que je connaissais les gens, je savais comment il fallait leur parler. Au Cambodge, 70 % des ministres parlent français et ont une culture française.

Depuis quelque temps, surtout à cause des médias, les gens ont l’impression que je suis lié à la Chine, mais ce n’est pas le cas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous avez fourni des éléments très importants, expliquant le parcours de votre famille et les milieux dans lesquels vous avez grandi, évolué puis travaillé – notamment celui de la grande distribution. Cela change des caricatures habituelles tendant à assimiler Asiatiques et Chinois. La Chine elle-même, du reste, est très diverse : plusieurs ethnies ont contribué à former sa civilisation tout au long de l’histoire et c’est encore le cas. Qu’il y ait des diasporas de diasporas, je l’entends parfaitement, tout comme le fait que vous ayez une connaissance de la communauté chinoise et des communautés sœurs – ou proches – ayant connu des parcours semblables à la vôtre.

En revanche, je ne comprends pas en quoi cela vous donne une connaissance particulière, un point d’accès privilégié au régime chinois, au point que vous puissiez faciliter les relations entre les deux pays. Quand je parle du régime chinois, je fais référence à celui que l’on connaît depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour aller vite, tout en sachant qu’il a évolué, y compris sur le plan ethnique – même si nous n’avons pas le temps d’évoquer cette dimension. Quoi qu’il en soit, ce régime communiste et maoïste me paraît sans aucun rapport avec l’histoire personnelle et familiale que vous avez relatée.

M. Buon Tan. Je comprends mieux votre question : vous êtes persuadé que j’ai des entrées particulières auprès du régime chinois. Or tel n’est pas le cas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je partais effectivement du principe que vous aviez une connaissance particulière du régime chinois ou des points d’accès vous permettant de faciliter le dialogue. J’ai souvenir de certains propos qui vous étaient attribués – vous pourrez les infirmer s’ils ne sont pas exacts –, selon lesquels les difficultés diplomatiques, culturelles et économiques entre le régime chinois et la France étaient liées à une incompréhension mutuelle, et vous disiez que vous pouviez aider à la résoudre. J’en ai déduit que vous aviez une compréhension particulière du régime chinois. Or, au regard de votre parcours, je ne vois pas ce qui vous donnerait cette compréhension, en dehors des raccourcis que l’on pourrait faire et que, justement, vous dénoncez.

M. Buon Tan. Cela rejoint un peu ce que je vous ai dit à propos du Cambodge. Si je pense pouvoir apporter quelque chose dans la relation, c’est parce que je comprends la manière de penser de ces gens, leurs contraintes, leur vie, ce qui me permet d’utiliser les bons mots, la bonne approche pour leur parler.

Je vais prendre un exemple qui n’a strictement rien à voir, mais qui s’appuie sur quelque chose qui m’est arrivé il y a longtemps. Au Louvre, on raconte aux groupes de touristes chinois la même chose qu’à tous les autres visiteurs : on parle de tel ou tel tableau d’un peintre, datant de sa période bleue, en expliquant qu’il venait de perdre un membre de sa famille et que c’est pour cela qu’il a peint ce sujet. Or cela n’intéresse pas les Chinois. En revanche, si vous leur dites qu’un autre tableau du même peintre a été vendu pour 20 millions de dollars, ou bien que ce peintre a vécu à la même époque que tel ou tel empereur, ils vont prendre des photos. Nous faisons référence à une histoire que ces touristes ne connaissent pas ; nous leur parlons un langage qu’ils ne comprennent pas. Il faut utiliser le bon vocabulaire pour parler à la personne que vous avez en face de vous, faute de quoi elle ne vous comprend pas.

C’est la même chose dans le milieu des affaires. En France, vous passez beaucoup de temps avec des juristes pour établir le contrat, et une fois qu’il est signé vous êtes tranquille. Pour la grande majorité des Chinois – certains sont formés à l’étranger et raisonnent autrement –, le contrat est le début d’une collaboration. Ils le signent, mais six mois après l’environnement économique a changé et il leur semble normal de le renégocier. Les Français, en voyant cela, considèrent que les Chinois ne tiennent pas parole. Inversement, si des Français négocient un contrat avec des Chinois et qu’ils arrivent avec leur avocat, les Chinois se disent : « Nous n’avons pas encore commencé à travailler ensemble et voilà qu’ils veulent déjà nous faire un procès ! Nous ne signerons pas. »

L’approche est différente. C’est pour cela que je dis que, dans de nombreux cas, les problèmes viennent d’une incompréhension, d’un décalage entre les cultures. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai souligné que les diasporas étrangères étaient une richesse pour la France, que nous devions nous en servir. Ces gens-là comprennent la manière de raisonner des pays dont ils sont originaires. Si vous demandez à un Chinois de faire du marketing en France, ou l’inverse, cela ne fonctionne pas car l’un et l’autre vont élaborer des messages publicitaires reposant sur des références que ne comprend pas l’autre peuple.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous étiez président du groupe d’amitié France-Chine. Pourriez-vous nous indiquer votre conception de ce rôle ? Quel est votre bilan ? À la lumière des cinq ans durant lesquels vous avez exercé cette fonction et des polémiques qui ont surgi, estimez-vous avoir commis des erreurs ? Feriez-vous certaines choses différemment ?

M. Buon Tan. J’ai essayé de développer autant que possible les activités du groupe d’amitié, en faisant en sorte que les thèmes abordés soient intéressants pour tout le monde.

Nous avions également la chance de disposer de ce que l’on appelle une « grande commission » – il n’y en a que trois à l’Assemblée nationale. Cela suppose un échange encore plus régulier avec le parlement de l’autre pays : une année nous recevions un groupe de parlementaires chinois, et l’année suivante nous nous rendions en délégation en Chine. Nous essayions de choisir un ou deux thèmes pour chacune des sessions, comme le tourisme et le climat. Les grandes commissions sont présidées par les présidents des assemblées – en l’occurrence, M. de Rugy puis M. Ferrand. Le président lançait les discussions puis je prenais le relais.

À chaque fois que nous nous rendions en Chine, je demandais qu’outre Pékin, qui était un passage obligé, la délégation visite une autre province, si possible très différente de celles où l’on trouve les grandes villes côtières que sont Shanghai et Canton, par exemple. En France et en Europe, en général, on ne parle que de ces villes ; pour avoir eu la chance de crapahuter un peu partout pour le commerce du thé, je trouve très intéressant d’aller voir aussi des campagnes ou des villes beaucoup moins riches mais très intéressantes sur le plan culturel. Nous essayions de dessiner un parcours en fonction des thèmes que nous abordions.

Ai-je répondu à votre question ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Partiellement. Vous connaissez les critiques qui vous ont été adressées concernant ce groupe d’amitié. Je suppose que vous avez lu les mêmes articles que moi – peut-être même d’autres, bien pires. On vous a reproché d’avoir été trop complaisant, notamment avec les ambassadeurs chinois, de leur avoir « servi la soupe », de ne pas avoir évoqué les problèmes en matière de droits humains. À cet égard, vous avez cosigné un rapport avec Mme Bérengère Poletti, elle aussi ancienne députée désormais. Celle‑ci a déclaré que, si elle avait écrit ce texte seule, elle aurait beaucoup plus insisté sur le respect des droits humains, sous-entendant que, pour votre part, vous n’aviez pas souhaité le faire. Certes, ces déclarations n’engagent qu’elle, mais nous ne pouvons pas les ignorer.

D’une manière générale, estimez-vous avoir commis des erreurs de communication ou d’appréciation ? Pensez-vous que les reproches qui vous sont adressés sont compréhensibles, ou bien vous inscrivez-vous en faux ? Feriez-vous les choses différemment ? Que dites-vous aux personnes qui considèrent que vous n’avez pas fait preuve de l’esprit critique que l’on pouvait attendre d’un parlementaire ? Le régime chinois est une dictature communiste. Certes, on peut considérer qu’il faut quand même avoir des liens avec ce régime – ce n’est pas l’enjeu de notre commission –, mais ce n’est pas une démocratie, contrairement au Québec, autre État auquel nous sommes liés par une commission interparlementaire.

M. Buon Tan. Je ne sais pas si le fait de ne pas communiquer davantage est une erreur, mais c’est ma façon de faire. J’aime agir de façon pragmatique. Nous avons fait beaucoup de choses.

Vous dites que nous n’avons pas évoqué le problème des droits humains. Ce n’est pas vrai. Nous avons abordé la question, y compris avec l’ambassadeur. Je me souviens d’un repas avec lui, auquel participaient d’autres parlementaires, lors duquel tous les sujets ont été évoqués.

Vous avez parlé de la mission d’information dont j’ai été le rapporteur avec Bérengère Poletti. Dans le rapport, nous avons abordé tous les sujets, sans exception – y compris les droits humains et le Tibet, question qui n’est pourtant plus à la mode. Lorsque j’ai discuté avec les responsables politiques de Hong Kong, je leur ai fait part de nos craintes s’agissant de la loi qu’ils allaient promulguer. Quand nous allions à Pékin, nous abordions aussi les questions difficiles, même si cela provoquait des accrochages. Voilà le sens dans lequel j’ai agi – mais je n’ai pas l’habitude de faire du tapage médiatique.

J’ai lu des critiques, effectivement. Les auteurs de certains articles ont considéré que le rapport n’était pas assez cinglant et que mes collègues ne partageaient pas l’approche retenue. Certes, nous avons échangé, tout le monde n’était pas d’accord sur tout, ce qui est normal, et certains auraient sans doute souhaité que nous mettions davantage l’accent sur les droits humains, mais force est de constater que le rapport a été voté à l’unanimité et que tout le monde a salué sa qualité. Une partie est consacrée à l’économie, une autre à la politique. Les droits humains y sont évoqués. Vous pouvez le vérifier par vous-même en parcourant le texte.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous apparaissez comme membre du conseil exécutif de deux associations, pour le dialogue des Chinois de l’étranger et pour l’amitié des Chinois de l’étranger, dont on ne peut ignorer qu’elles ont été créées par le Parti communiste chinois. Elles font partie du bureau des Chinois de l’étranger, intégré au PCC, et gravitent donc de toute évidence dans l’orbite du pouvoir central chinois ; elles ne cachent pas avoir pour mission de mener des opérations d’influence dans les pays étrangers et au sein de la société civile des pays où elle est présente. Les milieux universitaires et académiques appellent « Front uni » ce département qui centralise de nombreuses activités et pilote des associations, selon une stratégie clairement orchestrée et publiée. Rien de tout cela n’est secret, on ne peut pas l’ignorer. Comment, à l’époque, perceviez-vous votre rôle en tant que député de la nation française au sein de ces deux associations ? Quel fut votre rôle au sein du groupe Développement France-Chine, créé par l’un de vos beaux-frères et présenté par le think tank Sinopsis, qui dépend de l’université de Prague, comme une organisation destinée à faciliter le recrutement de profils étrangers et le transfert de technologies ?

M. Buon Tan. Vous citez des écrits qui font état de mon appartenance à ces associations et au PCC. Je serai très clair : je ne suis pas membre du PCC, je n’ai pas payé une quelconque cotisation pour adhérer à une quelconque organisation qui dépendrait du gouvernement chinois ou du PCC. C’est par le papier que vous citez que j’ai appris que mon nom apparaissait sur des sites chinois. Il est évident que je ne suis pas membre de ces organisations, encore moins membre dirigeant.

Une petite explication s’impose. On me prête des accointances que je n’ai pas. Sachez que l’on n’adhère pas au PCC aussi simplement qu’à un parti français. Par exemple, parmi les étudiants des universités, seuls les meilleurs sont pris. Votre passé doit être propre, tout comme celui de vos parents. Vous ne devez pas avoir agi contre le PCC. Les critères à remplir sont nombreux. Il est bien évident que je ne peux en aucune façon être membre du PCC et encore moins membre exécutif de l’une de ces organisations. Surtout, je ne sais même pas ce que je pourrais y faire puisque je ne lis pas le chinois !

Il faut arrêter d’imaginer des choses qui n’existent pas. Je le répète : je ne suis ni membre exécutif ni simple membre de ces associations, contrairement à ce qui est écrit dans ce papier.

Dans le cadre de l’activité associative de l’Amicale des Teochew, située dans le 13e arrondissement, nous sommes amenés à participer régulièrement à des réunions. Nous nous retrouvons à Montréal, en Malaisie, à Singapour, en Chine, à Hong Kong. Ces réunions réunissent des centaines, voire des milliers de ressortissants d’origine chinoise qui vivent dans tous les pays des cinq continents. Lorsqu’un événement est organisé, une délégation doit s’y rendre, ou bien le président, le vice-président, le président d’honneur. J’y participais beaucoup moins souvent lorsque j’étais député, par manque de temps, mais quoi qu’il en soit, si je me rends à un événement organisé, par exemple, par une association à Montréal, cela ne fait pas de moi un membre de cette association canadienne. Que les choses soient claires, je ne suis pas membre des organisations que vous avez citées.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Certains de vos propos me semblent bizarres mais peut-être sont-ils à mettre sur le compte de l’émotion. Quelle est votre conception du Parti communiste chinois ? Vous avez dit qu’on n’y entre pas comme cela et que le parti ne recrute que les meilleurs. De notre côté, nous aurions tendance à penser que ceux que le PCC qualifient de meilleurs sont des personnes sans aucune capacité critique, susceptibles de reproduire un régime totalitaire sans trop poser de questions. Sa conception des meilleurs éléments n’engage que lui. Vous avez dit que l’historique des familles était scruté et qu’il fallait avoir un passé « propre ». Nous sommes au contraire plusieurs, ici, à considérer que le fait de n’être pas « propre » au sens où l’entend ce parti, qu’avoir un passé de résistant, qu’être un dissident, est plutôt honorable, même si l’on peut respecter les sentiments patriotiques de n’importe quel peuple.

Permettez-moi de relire un passage de votre rapport qui m’avait frappé. Vous y définissez, à la page 18, le rôle que joue le Parti communiste chinois : « Les liens entre le PCC et le tissu économique chinois, qui reste en priorité industriel, sont l’une des manifestations de la centralité et de la présence du PCC dans la société chinoise. Comme cela a également été rappelé en audition par Alice Ekman, le maillage géographique du parti dans la société civile est très dense et s’appuie, selon les données officielles chinoises, sur environ 4,6 millions de cellules implantées dans des secteurs variés. » À aucun moment, vous ne définissez ce régime comme totalitaire. Vous allez même jusqu’à ajouter, dans une note en bas de page : « La résolution finale du 19e Congrès du PCC a rappelé que “parti, gouvernement, armée, écoles, Est, Ouest, Nord, Sud, le Parti commande tout.” » C’est la définition, à mon sens, d’un régime totalitaire. Considérez-vous le PCC comme un organe de contrôle totalitaire de la nation chinoise ?

M. Buon Tan. Oui, évidemment, il répond à la définition. Vous avez lu un passage dans lequel je citais Alice Ekman, qui est une spécialiste. Le PCC, c’est de notoriété publique, compte 90 millions de membres et 4,6 millions d’entités locales, dans les provinces, les villes, les arrondissements. Son maillage est très dense. La Chine fonctionne ainsi : le PCC contrôle tout et est présent partout. Ce n’est pas sous ce régime que j’ai voulu vivre, aussi ai-je choisi de rester en France, pays où j’ai eu la chance d’être accepté et dont je partage les idées, le mode de vie, le mode de pensée. Je pourrais choisir, demain, de partir ailleurs. Si je reste en France, c’est parce que je l’ai voulu.

Oui, ce parti fonctionne de manière totalitaire. Je suis surpris que vous puissiez douter de ce que je pourrais penser sur ce sujet. Certains m’ont accusé d’avoir voté pour le génocide des Ouïghours. Comment ont-ils pu croire qu’après ce que j’ai vécu, j’aurais pu voter pour le génocide d’un peuple, quel qu’il soit ? Je suis moi-même rescapé d’un génocide ! C’est facile d’accuser les gens, d’insinuer des choses mais il faut savoir s’arrêter et revenir à la réalité. Les personnes qui prétendent que je suis membre du PCC, soit ne connaissent rien à ce parti, soit sont mal intentionnées – je penche plutôt pour cette dernière hypothèse car, en général, ces gens sont bien renseignés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il ne s’agit pas de vous accuser mais de lever toute ambiguïté.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous réfutez donc totalement les affirmations du think tank selon lesquelles vous adhéreriez et seriez même un membre exécutif de ces deux associations qui ont pignon sur rue et sont assez connues. Considérez-vous que ces écrits sont des élucubrations et présenteraient un caractère diffamatoire ?

M. Buon Tan. J’ai découvert, grâce au travail de ces chercheurs, que mon nom figurait sur certains sites chinois. Je le répète, je ne lis pas le chinois et j’ai été le premier surpris par cette nouvelle. Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous exercé votre droit de rectification ? C’est en général ce que l’on fait lorsque l’on se sent sali, traîné dans la boue, l’objet de fausses accusations ou de diffamation. Il est normal de réagir ainsi quand son honneur est atteint.

M. Buon Tan. Je pense que beaucoup de ces affirmations sont fausses mais que leurs auteurs sont mal intentionnés ; aussi ai-je pensé que cela ne servirait pas à grand-chose de demander une rectification. Il arrive très souvent que les communiqués rectificatifs ne soient pas publiés et quand ils le sont, ils sont rarement lus. Je n’ai donc même pas essayé de contredire les auteurs. Ce n’est que durant la campagne législative que je me suis efforcé de répondre à la presse quand on me mettait en cause, par égard pour les militants. C’était compliqué pour eux de se voir maltraités sur les marchés parce qu’ils défendaient un député que l’on disait au service du Parti communiste chinois. Il était de mon devoir de réagir mais, d’habitude, je ne réponds pas aux nombreux mensonges qui circulent.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous nous expliquer le rôle que vous avez tenu au sein du groupe Développement France-Chine, fondé par votre beau-frère ?

M. Buon Tan. Il s’agit d’une association, comme il en existe beaucoup, dans laquelle je suis conseiller. C’est un titre plus ou moins honorifique. J’interviens lorsque l’on m’y invite, par exemple lors d’échanges entre des entreprises chinoises et des entreprises françaises. Récemment encore, je suis intervenu auprès d’entreprises françaises qui souhaitaient se rendre en Chine. J’ai essayé de leur expliquer le fonctionnement de ce pays et de leur donner quelques conseils en matière de propriété intellectuelle, en particulier celui de déposer les brevets avant de se rendre en Chine où ils couraient le risque de se faire copier. J’essaie simplement d’être pragmatique pour faciliter leurs démarches. Ces jeunes sont très créatifs mais leur fougue les fait partir la fleur au fusil et oublier les précautions les plus élémentaires.

Les créateurs de ces start-up, de ces petites entreprises, ont raison de viser le marché chinois car il est très vaste, mais ils ne soupçonnent pas la jungle que c’est et n’ont pas conscience des risques qu’ils prennent, surtout pour tout ce qui a trait au numérique. Beaucoup d’entreprises en Chine sont à la pointe de ce secteur et une bonne idée y est vite copiée. C’est pour cette raison que je leur dis qu’ils doivent absolument prendre les devants. De même, j’ai souvent exhorté les représentants chinois à faire des efforts pour protéger la propriété intellectuelle, sans quoi les entreprises françaises, comme celles d’autres pays, n’iront plus en Chine de crainte de se faire piller leur savoir.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez dit qu’en votre qualité de président de l’Amicale des Teochew, vous aviez été amené à participer à des rencontres internationales, qu’elles se déroulent en Chine ou dans un autre pays. Avant d’être élu à l’Assemblée nationale, vous vous êtes rendu assez régulièrement à ces rencontres internationales. Vous avez continué une fois député, pas en tant que président du groupe d’amitié France-Chine mais en votre qualité de président de cette association, à participer à ces rencontres internationales qui étaient, de toute évidence, organisées par les autorités chinoises, en particulier le département des relations internationales du Parti communiste chinois.

Ne vous êtes-vous jamais demandé s’il était opportun de vous rendre régulièrement dans ce genre de rencontre internationale ? Bien sûr, vous vous entreteniez très certainement de concorde, de coopération et de la façon d’améliorer la compréhension des systèmes culturels des uns et des autres, mais à travers ces échanges, vous participiez aussi à l’orchestration d’une stratégie d’influence très puissante et maligne de la part des autorités de la République populaire de Chine.

M. Buon Tan. Je vais d’abord répondre à la première partie de votre question. En effet, je participais assez régulièrement à ces événements avant d’être élu député. Une fois élu, j’ai ralenti le rythme car le travail à l’Assemblée nationale était très prenant. L’idée que l’on se fait du fonctionnement de ces réunions est assez simpliste. C’est vrai, ces événements sont organisés par les autorités chinoises quand ils se déroulent en Chine, mais ce n’est pas le cas lorsqu’ils se tiennent en Malaisie, à Montréal, à Singapour ou en France.

Il a également été insinué que les associations seraient des outils au service des autorités chinoises. La situation est beaucoup plus terre-à-terre. La plus grosse partie des associations que vous trouvez dans le 13e arrondissement de Paris – ou ailleurs – ne sont dédiées qu’à l’apprentissage de la calligraphie ou de la danse, pour citer ces seuls exemples. L’Amicale des Teochew a ainsi été créée pour permettre aux gens de se retrouver le week-end, de partager des bons plans, de trouver un logement ou une boutique pour ceux d’entre eux qui voulaient ouvrir un commerce. Quand j’étais petit, j’étais réquisitionné pour aider les personnes âgées à remplir des feuilles de soins ou leur lire les courriers que leur envoyaient les syndics parce qu’ils ne les comprenaient pas. Des cours de français ont été proposés pour que les gens puissent se débrouiller un minimum. Les années passant, des cours de chinois ont été donnés aux enfants qui ne le parlaient pas du tout parce qu’ils étaient nés en France. À une certaine époque, je me suis occupé des jeunes. Je me souviens que nous avions monté une section pour le volley-ball, une autre pour le badminton, le tennis ou la danse. Nous organisions des tournois. Nous étions à mille lieues d’un outil mûrement réfléchi pour servir les autorités chinoises ! Ce sont les habitants qui créent localement des associations pour répondre à leurs propres besoins. Pour autant, je reconnais que certaines associations peuvent être plus ou moins proches du PCC, de par leurs membres, mais les membres en question sont des gens venus de Chine continentale. Les associations du 13e arrondissement regroupent surtout des gens arrivés en France par ricochet. Leurs grands-parents et arrière-grands-parents avaient déjà quitté la Chine pour s’installer au Laos, au Vietnam ou au Cambodge, dont ils sont repartis pour la France à la suite des événements dramatiques qui s’y sont produits.

Ces gens-là, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, n’ont pas tissé des liens de mère patrie avec la Chine. J’ai lu que certaines associations étaient le bras armé de tel régime. Ce n’est pas le cas. Je vous invite d’ailleurs à en visiter quelques-unes, elles sont ouvertes au public. Il y a des temples où les gens vont prier. N’importe qui peut s’inscrire aux activités qui y sont proposées. Je pourrais même vous y conduire un jour si vous êtes intéressés. Par exemple, elles organisent chaque année dans le 13e arrondissement un défilé pour le nouvel an chinois. Le mercredi et le samedi, des cours de chinois, de soutien, de danse des lions sont donnés aux enfants.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je comprends très bien ce que vous dites des associations qui ont à cœur de faire vivre les pratiques culturelles de leur pays mais la commission d’enquête essaie de percer d’autres types de mécanismes. Nous ne nous occupons pas de ce type d’associations chinoises, cambodgiennes ou vietnamiennes qui sont implantées dans le 13e arrondissement et dont je salue l’esprit et l’implication. Nous nous intéressons plus particulièrement à votre participation à des rencontres internationales qui dépassent largement le cadre des associations culturelles de cet arrondissement. Par exemple, la Conférence consultative politique du peuple chinois, qui se réunit régulièrement à Pékin, n’est pas une simple une organisation sympathique : elle est placée sous la direction du PCC.

M. Buon Tan. Je suis d’accord avec vous. Tout ce qui est organisé en Chine est, directement ou non, lié à l’État chinois et au PCC. En France, il suffit d’être trois pour créer une association : un président, un trésorier et un secrétaire. En Chine, il faut obtenir l’autorisation des autorités, locales ou provinciales. D’autre part, lorsque l’on participe au grand congrès au Chine, on participe bien évidemment à un congrès organisé par l’État. Mais la Chine ne pilote pas tout ce qui se passe en dehors du pays, contrairement à ce que certains voudraient faire croire. En Chine, chaque association décide d’adhérer ou non, de participer ou non aux événements organisés. Hors de Chine, les associations chinoises peuvent aussi participer à ce type d’événement mais ce n’est pas la Chine qui les organise.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je voudrais vous remercier pour vos explications. Votre famille est originaire de la région de Chaoshan où l’on parle le dialecte teochew. Cette région a été un foyer d’émigration important vers l’Asie du Sud-Est, en particulier le Cambodge, où vous avez vécu, mais aussi la Thaïlande. Le dialecte teochew est majoritairement parlé par les Chinois qui vivent dans ces pays.

Je concentrerai mon propos sur votre activité de député. Vous nous avez dit que vous n’aviez pas voté pour le génocide des Ouïghours, ce que je conçois aisément car le contraire eût été incroyable. Il s’agissait plus exactement d’une résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences commises contre les Ouïghours. En tant que député et collègue, j’ai du mal à comprendre pourquoi vous êtes le seul à avoir voté contre cette résolution, d’autant plus que les cinq députés qui se sont abstenus étaient des collègues LFI et communistes, dont on aurait pu penser qu’ils avaient une plus grande proximité que vous-même, qui avez un parcours d’exilé, avez vécu sous un régime totalitaire et êtes devenu entrepreneur, avec l’idéologie communiste qui s’approprie les biens privés pour en faire des biens publics. Quelle a été votre démarche, votre pensée, au moment où vous avez voté contre cette résolution ? Avez-vous fait l’objet de pressions ?

M. Buon Tan. Je vous remercie de me poser la question car je pourrai ainsi m’expliquer. Peut-être l’ignorez-vous mais Paris est la première capitale au monde à avoir érigé une stèle en commémoration du génocide cambodgien, en 2018. C’est moi qui ai présenté le projet. Nous y avons travaillé de bonnes années et cela nous a pris beaucoup de temps de venir à bout des blocages administratifs. Finalement nous avons réussi, après y avoir longuement et patiemment travaillé avec les membres du Haut Conseil des Asiatiques de France, au sein duquel les Cambodgiens sont très actifs. Une fois l’autorisation obtenue de dresser une stèle dans le 13e arrondissement, nous avons souhaité y faire graver un message – la stèle était simple, en verre transparent. Ce message, je l’ai voulu en français et en cambodgien, pour rendre hommage aux victimes et aux familles des victimes de ces génocides. Or on m’a interdit d’utiliser le mot « génocide », en 2018, quarante-trois ans après l’entrée des Khmers rouges au Cambodge en 1975.

J’ai alors appris que personne, pas plus une association, une ville, un État qu’un Parlement, n’avait le pouvoir de décréter que des violences étaient un génocide. Seul un tribunal international le peut. Nous avons inauguré cette stèle et en novembre 2018, quelques mois après, le tribunal international a statué sur le caractère génocidaire de ce qui s’était passé au Cambodge. J’aurais fait installer la stèle en décembre, nous aurions pu y graver le terme de génocide. Vous pouvez aller vérifier, elle est toujours là.

J’ai, en effet, voté contre la résolution relative aux Ouïghours car non seulement nous n’avions pas le pouvoir de reconnaître le caractère génocidaire de ces violences, mais quand bien même nous l’aurions eu, cette reconnaissance était totalement inefficace. Regardez la réalité en face : le vote de cette résolution n’a rien changé. Vous vous êtes fait plaisir en votant quelque chose, c’est tout. Pour tout vous dire, j’étais loin de penser que je serais le seul à voter contre. Peut-être aurais-je dû faire comme certains collègues et passer le temps du vote à la buvette. J’ai préféré voter en mon âme et conscience. J’ai refusé de voter une résolution qui demandait à l’État français de se prononcer sur le génocide des Ouïghours, c’est vrai. Mais il est faux de prétendre, comme cela s’est produit ensuite, que j’avais voté pour le génocide, sous la menace ou la contrainte. Rien de tout cela n’est arrivé.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je reste surpris. Au fond, est-ce parce qu’on vous aurait refusé d’utiliser le terme « génocide » pour le Cambodge, dont je connais un peu l’histoire, que vous auriez pris ombrage que le même terme soit autorisé pour les Ouïghours ?

M. Buon Tan. Non. Je suis en revanche opposé au galvaudage de certains termes et je ne souhaite pas que l’on utilise celui de « génocide » pour un oui ou pour un non. Chaque mot a un sens mais il n’y a pas que cette raison. Juridiquement, on ne pouvait pas demander à l’État français de se prononcer sur cette résolution, ce qu’a reconnu lui-même le ministre qui était au banc. Je ne sais pas pourquoi on me l’a reproché alors que c’était factuel. J’aurais dû rester à la buvette, comme me l’ont dit certains collègues. En tout cas, je n’ai fait l’objet d’aucune menace, contrainte ou chantage.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous nous avez expliqué que vous n’aviez pas de lien particulier avec le régime chinois et que vos liens personnels avec la Chine étaient très relâchés, ne tenant qu’aux expatriés qui vivent dans la circonscription dont vous étiez le député. Pourquoi, dès lors, avoir voulu prendre la tête du groupe d’amitié France-Chine plutôt que celle du groupe d’amitié France-Cambodge, par exemple, dont vous êtes originaire ? Comment cela s’est-il passé ? Est-ce vous qui en avez fait la demande expresse auprès de votre groupe politique ou est-ce le fruit du hasard ?

M. Buon Tan. De mémoire, j’avais postulé aux groupes d’amitié France-Corée du Sud, France-Cambodge, France-Chine, France-Japon et un ou deux autres groupes. Un député ne pouvant présider qu’un groupe d’amitié, j’ai été vice-président du groupe France‑Cambodge, pays auquel je suis attaché. Bien qu’on en parle peu, j’ai suivi les actions de ce groupe pendant toute la législature. Avec le président du groupe, Michel Herbillon, et Sylvain Waserman, nous nous sommes notamment rendus au Cambodge. Outre cette mission très intéressante, nous avons mené de nombreuses actions, moins cependant que le groupe France‑Chine. C’est un exemple de ce que la diplomatie parlementaire peut réaliser.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Ma question portait davantage sur le groupe d’amitié France-Chine. Vous avez donc fait la demande expresse de présider le groupe France-Chine : pour quelles raisons ? Est-ce parce que les Chinois représentaient la plus grande communauté de votre circonscription ?

M. Buon Tan. De fait, ma circonscription comprend une forte communauté de personnes d’origine chinoise. C’est aussi un pays plus grand et plus intéressant, où davantage de choses se passent. Le groupe d’amitié France-Corée du Sud m’intéressait aussi, mais c’est M. Son-Forget, d’origine coréenne, qui en a pris la présidence.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Avez-vous été contacté par l’ambassade de la République populaire de Chine avant ou après votre vote sur la proposition de résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences perpétrées à l’égard des Ouïghours ? Le cas échéant, quelle a été la teneur des échanges ?

M. Buon Tan. Je n’ai pas été contacté à ce sujet. En revanche, une personne de l’ambassade m’a interrogé sur la proposition de résolution : j’ai indiqué que la décision ne pouvait pas être prise en dehors de l’Assemblée mais que la proposition devait être mise au vote. Le texte, préparé par une collègue, a été repris par le groupe Socialiste, qui l’a présenté dans le cadre de sa niche parlementaire.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Un article de presse a fait état de votre prétendue appartenance au conseil exécutif de l’Association pour l’amitié des Chinois de l’étranger. Vous avez dit que vous n’avez jamais adhéré à cette association et que vous avez découvert que votre nom était associé à ce conseil sur un site internet.

Quand avez-vous découvert cette usurpation d’identité ? Quelles actions avez-vous entreprises pour la faire cesser, auprès des autorités chinoises ou en France ?

M. Buon Tan. J’ai demandé à une personne chinoise de consulter le site : elle m’a confirmé que mon nom y figurait. Je n’ai cependant pas attaqué le média, pas plus que les journaux français, pour les articles parus en France. Je ne sais pas si mon nom figure toujours sur le site ou s’il a été précisé qu’il s’agissait d’une erreur ou d’un homonyme. Je ne l’ai pas vérifié.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Confirmez-vous que vous ne parlez ni n’écrivez ni ne comprenez le mandarin ?

M. Buon Tan. Non. Je parle le mandarin, mais je ne sais ni le lire ni l’écrire. Je parle également le teochew et le cantonais.

Mme Murielle Clapot (RE). Buon Tan et moi sommes d’anciens collègues de la commission des affaires étrangères. Je suis en outre vice-présidente du groupe d’études à vocation internationale sur les questions liées à l’expansion de l’économie taïwanaise. Je n’ai pas participé au groupe d’amitié France-Chine, ni lors de cette législature ni pendant la précédente.

En tant que militante d’Amnesty International, je me suis engagée pour les droits humains dès que j’ai été élue députée, en 2017. Au sein de la commission des affaires étrangères, j’ai organisé sur ce thème des conférences qui réunissaient un président de groupe d’amitié, un chercheur et un représentant d’ONG, pour différents pays – l’Égypte, la Russie, la Turquie, l’Iran et le Brésil, notamment.

Le 12 février 2019, nous avons évoqué la Chine et ses multiples violations des droits humains, qui dépassent les violences faites aux minorités ouïghoures : harcèlement, répression de la liberté d’expression, de la presse, des orientations sexuelles, tortures, viols, peine de mort, endoctrinement, sans compter le sort réservé au Tibet et à Hong Kong, avec la loi sur la sécurité nationale.

Au-delà de la proposition de résolution sur le génocide des Ouïghours, quelles pressions ou influences ont pu s’exercer sur vous s’agissant des droits humains ? Avez-vous exercé une influence sur vos collègues députés pour qu’ils parlent moins de ces sujets ?

M. Buon Tan. Non. Je n’ai ni reçu ni exercé de pressions ou de contraintes.

Mme Murielle Clapot (RE). J’en viens aux intérêts économiques de la Chine, à ses investissements stratégiques, à ses ambitions dans le Pacifique, au cyber-espionnage et à Huawei. On sait qu’un simple tweet de soutien à Taïwan déclenche les foudres de l’ambassadeur de République populaire de Chine en France, des pressions et des tentatives de mise à l’écart.

Dans ces dossiers qui ne relèvent pas des droits humains, comment pouvez-vous être sûr de vous être prémuni de toute tentative d’influence, dans les sujets que vous choisissiez, dans vos conversations avec des collègues et au-delà dans toute la palette d’actions d’un député ?

M. Buon Tan. Certains articles m’ont prêté des liens de dépendance avec la Chine : d’après eux, l’ambassade aurait pu faire pression sur moi car les sociétés pour lesquelles je travaillais commerçaient avec la Chine.

J’apporte ici une précision qui permet d’éclairer certains de ces articles : nous importons du thé et des infusions non seulement de Chine mais aussi de Singapour, de Thaïlande, de Malaisie, d’Italie, d’Allemagne, de Pologne, de Hollande ou d’Espagne, et nous fournissons la grande distribution. Tous nos clients – Carrefour, Leclerc, Intermarché, notamment – se trouvent en France ou en Europe : j’aurais plus à craindre de pressions de leur part, comme nous en avons lors des négociations annuelles, que de la Chine. En effet, nous ne vendons rien à ce pays.

Même à mon insu, je ne pense pas avoir été l’objet de pressions. Je n’ai pas de dépendance, économique ou autre, envers la Chine. Aucun membre de ma famille proche n’y vit : nous avons quitté le pays depuis trois générations. Il n’y a aucun moyen d’exercer un chantage sur moi.

Je ne partage évidemment pas certaines déclarations de l’ambassadeur, notamment ses propos lunaires selon lesquels la France aurait mal géré la crise du covid et laissé mourir ses aînés. Protester dans des tribunes n’est cependant pas ma façon de faire.

Mme Caroline Colombier (RN). Lorsque vous étiez député, entreteniez-vous des relations privilégiées avec l’État chinois et l’ambassade de la République populaire de Chine ? Des rencontres régulières ont-elles été organisées avec le pouvoir chinois ?

M. Buon Tan. Il faut définir ce que vous entendez par « relations privilégiées ». Dans le cadre de mon action comme élu local du 13e arrondissement de Paris, depuis 2008, des jumelages avec des municipalités ou des quartiers de Chine ont été mis en place. Outre les contacts réguliers que nous entretenons, des échanges ont lieu chaque année ; des artistes se produisent en France. On peut dire que ces relations sont « privilégiées », mais l’État chinois est-il concerné ? Tout dépend de votre définition. Toute ville sert l’État chinois. Cela est moins vrai en France car les maires sont élus différemment.

Je n’ai pas de « relations privilégiées » avec l’ambassade. Je croise ses représentants lors de spectacles ou d’événements comme le nouvel an chinois ou la fête de la lune. Je voyageais régulièrement en Chine pour mes activités commerciales ; je m’y suis rendu moins souvent lors de mon mandat d’élu local, et encore moins fréquemment lorsque j’étais député, par manque de temps. J’ai représenté l’Assemblée nationale dans le cadre de la Grande Commission interparlementaire France-Chine ou de missions parlementaires en Chine. Je m’y suis rendu également quelques fois au nom de l’association du 13e arrondissement dont je suis président d’honneur.

Mme Caroline Colombier (RN). Avez-vous eu un contact direct avec le président chinois ? Entreteniez-vous de bonnes relations avec lui ?

M. Buon Tan. J’ai eu l’occasion de rencontrer le président chinois à quelques reprises. En revanche, je n’en suis pas proche : je le croise parmi des centaines ou milliers de personnes, sauf à l’Assemblée où nous l’avons reçu en petit groupe avec le président Richard Ferrand, la présidente de la commission des affaires étrangères Marielle de Sarnez et quelques députés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le rapport Sinopsis – une institution que je ne connais pas – contient plusieurs photographies. On vous voit notamment serrer la main du président Xi Jinping lors d’un événement de l’Association pour l’amitié des Chinois de l’étranger, en 2019. Or ce n’est pas vous faire offense que de dire que vous n’êtes pas Premier ministre de la France ou une personnalité politique très connue. De plus, vos réponses aux membres de la commission d’enquête ne semblent pas traduire une relation d’un niveau tel que vous puissiez être photographié au premier rang d’un événement avec le président de la deuxième puissance mondiale, au faîte de son pouvoir. Comment avez-vous obtenu une reconnaissance à un tel niveau ?

Une autre photographie de 2013 vous montre assistant à une réunion du Parti communiste chinois. Le fait d’entretenir de bonnes relations avec des responsables chinois est une chose ; assister à la réunion d’un parti totalitaire, dont notre collègue Mireille Clapot a rappelé les méfaits, en est une autre, plus étonnante. Pouvez-vous expliquer ces deux photographies ?

M. Buon Tan. Certains articles m’ont dépeint comme une personne qui cherche à se mettre en avant pour serrer la main des responsables. Ce n’est ni ma personnalité ni ma façon de faire.

Je n’ai rien fait pour obtenir cette place : j’y ai été placé pour une séance de photographies. Les Chinois se servent peut-être aussi d’une telle image pour promouvoir leur événement, en montrant des représentants de tous les pays et continents. Je ne connaissais pas la plupart des personnes présentes à l’événement, qui étaient très nombreuses.

J’ai en effet eu l’occasion de serrer la main du président chinois, en tant que président du groupe d’amitié France-Chine, par exemple, selon l’ordre du protocole.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Et concernant la seconde photographie ?

M. Buon Tan. En 2013, j’ai assisté aux échanges d’un organe consultatif, qui regroupe des représentants de différents métiers ou régions – un équivalent du Sénat. Ma qualité d’auditeur ne me donnait aucun droit de parole ou de vote. Les échanges ne m’ont d’ailleurs pas paru très intéressants mais ils m’ont permis de mieux comprendre le fonctionnement de l’instance. Je n’ai participé ni au débat, ni au vote : je n’ai fait qu’observer.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous faites allusion à votre présence, en mars 2013, avant que vous ne deveniez membre de l’Assemblée nationale, à la Conférence consultative politique du peuple de Chine. Il s’agit effectivement d’une assemblée sans réel pouvoir, que je me garderai bien de comparer au Sénat. Elle joue toutefois un rôle dans la stratégie du parti communiste chinois car elle réunit des représentants de la société civile chinoise vivant à Pékin et des étrangers, issus de la diaspora – hommes d’affaires, représentants d’associations, de minorités. Tous sont des « compagnons de route », si je puis me permettre cette expression anachronique, connus pour être favorables au régime de Pékin. Il y a à tout le moins un surprenant phénomène de compagnonnage et de fréquentation des allées du pouvoir.

Que diriez-vous aujourd’hui de l’application de la loi sur la sécurité nationale, à Hong Kong ?

M. Buon Tan. J’ai répondu en partie à la question. Par hasard, nous étions en délégation à Hong Kong avant que cette loi ne soit promulguée. J’avais fait part de mes inquiétudes à Mme Theresa Cheng, garde des sceaux du gouvernement de Carrie Lam ; elle a expliqué que la loi ne posait pas de problème. Malheureusement, on a vu ce qu’il en a été par la suite pour les Hongkongais.

Aujourd’hui, un nombre important d’entreprises françaises et européennes souhaitant se développer en Asie préfèrent Singapour à Hong Kong car la sécurité qu’elles pensaient y trouver a disparu. Certains groupes comparent Singapour, le Vietnam ou la Malaisie, mais Hong Kong n’est plus une option. C’est une conséquence indirecte de cette loi. De nombreux Hongkongais ont pris peur et ont décidé d’émigrer.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’entends ce que vous dites de l’impact de la loi sur la sécurité nationale voulue par les autorités de Hong Kong sur les investissements et le commerce. Mais condamnez-vous fermement l’application de cette loi et la répression féroce des manifestations pour la liberté ? Les procès se sont ouverts depuis peu : il y a fort à parier que les peines prononcées en application de la loi sur la sécurité nationale seront très lourdes.

M. Buon Tan. Oui, je la condamne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La presse mentionne une note des renseignements généraux vous concernant, qui indique des risques d’ingérences, compte tenu de votre parcours, votre personnalité et votre profil. En avez-vous eu connaissance ? Les services français vous ont-ils déjà auditionné ? Se sont-ils inquiétés de vos activités et sont-ils entrés en contact avec vous, de façon formelle ou informelle ?

M. Buon Tan. Le journaliste qui a écrit l’article, avec lequel j’ai échangé, n’a pas vu cette note. Je ne peux donc pas garantir son existence.

Je suis en contact avec les services des renseignements généraux depuis longtemps car ils sont invités aux événements tels le nouvel an chinois, qui rassemblent un grand nombre de personnes dans le 13e arrondissement. J’ai échangé sur leur organisation avec la personne qui suivait la communauté asiatique : elle m’appelait par exemple pour savoir si l’événement était maintenu.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous évoquez des contacts dans un cadre sécuritaire, pour assurer la bonne tenue des manifestations publiques de votre association. La note, si elle a existé, ne portait vraisemblablement pas sur vos activités associatives.

Dans ma jeunesse, j’ai moi-même traité avec les services pour l’organisation d’événements dans un cadre associatif : cela n’avait rien à voir avec mes opinions ou mes activités politiques. Je n’ai en revanche jamais eu de tels contacts comme dirigeant du mouvement souverainiste depuis dix ans, directeur adjoint de la campagne de Mme Le Pen ou député président délégué du groupe.

Avez-vous de tels contacts au titre de vos activités politiques et comme personnalité identifiée, à tort ou à raison, comme liée à la Chine ou pouvant y établir des liens ? La Chine fait l’objet d’une attention renforcée de nos services de renseignement. Vous auriez pu en être un des contacts privilégiés.

M. Buon Tan. Je n’ai été ni auditionné ni contacté pour mes activités de parlementaire ou pour celles liées à la Chine. Lors d’un échange avec la préfecture il y a quelque temps, j’ai été mis en garde contre le risque d’être approché.

J’avais sollicité les services du renseignement afin qu’ils sensibilisent mes collègues de la délégation aux risques de sécurité liés notamment aux téléphones et ordinateurs portables – ils les ont d’ailleurs un peu effrayés.

Je ne sais pas si la note existe, car personne ne l’a vue.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. N’avez-vous pas tenté de demander des comptes aux services ? Il me semble qu’un citoyen peut obtenir tout ou partie du dossier dont les services de renseignement disposeraient sur sa personne.

D’une manière générale, je me permets de m’étonner de vos réactions, et j’aimerais votre sentiment. Vous parlez d’usurpation de votre identité sur un site, vous qualifiez des articles de presse de calomnieux – vous répondez ici aux accusations qu’ils formulent – ; et il y a cette note. Nous sommes tous différents, mais je ne sens pas chez vous d’indignation, pas de volonté de rétablir la vérité, d’attaquer en justice ou d’obtenir ces documents que vous estimez mensongers. Si on me parlait d’une note sur moi, je m’inquiéterais, de même que si mon nom apparaissait contre ma volonté sur le site d’associations étrangères liées à un régime autoritaire. Si on me calomnie, j’attaque en justice ! Bien sûr, on ne peut pas faire de procès à tout le monde, mais ici il est tout de même question de médias qui ont pignon sur rue, Le Point, Le Monde, Radio France… On parle aussi d’une étude universitaire, pas d’une officine ou d’une ordure balancée sur des réseaux sociaux. Ce qui vous est reproché est grave, et on peut même imaginer que cela a joué un rôle dans la perte d’un mandat qui devait vous tenir à cœur. Mais je ne sens pas, je le redis, de volonté de rétablir les faits.

M. Buon Tan. J’apprends que l’on peut demander aux services des renseignements sur une éventuelle fiche sur soi : merci de cette information. Je ne l’ai pas fait, c’est vrai.

Je comprends votre étonnement, mais mon impression est qu’une réaction ne servirait à rien, ne ferait qu’amplifier l’écho donné à ces papiers. Je pense à mes échanges avec Mme Guibert, du Monde : elle m’a reparlé d’un article paru dans Libération où l’on me dépeignait comme quelqu’un qui avait soif de pouvoir, et où l’on racontait qu’un jour, à Pékin, j’aurais joué des coudes pour me mettre au premier rang lors d’un événement. Je lui ai expliqué ce qui s’était passé ; je lui ai aussi dit que le journaliste pouvait facilement téléphoner au protocole pour savoir quelles étaient les règles, qui devait être assis au premier rang, qui devait serrer la main du président… L’article faisait de moi quelqu’un qui n’aurait pas dû être là, mais qui s’était imposé pour serrer la main du président ! Elle m’a demandé pourquoi je n’avais pas dit ce qui s’était vraiment passé. Mais à qui l’aurais-je dit ? Aurais-je dû faire un communiqué qui n’aurait pas été lu, et dont le seul effet aurait été de donner de l’importance à cet article ?

J’ai estimé avoir mieux à faire de mon temps, et j’ai préféré travailler en commission sur le commerce extérieur. Mais ce que les gens retiennent, ce sont les articles – vous-même, vous l’avez lu, et si je n’étais pas là pour m’expliquer, vous auriez cru ce que vous lisiez. Que peut-on y faire ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je ne sais pas, je pose simplement des questions.

Nous avons tous été victimes, je crois, à différents degrés, de raccourcis, d’imprécisions ou d’exagérations dans des articles de presse. Mais vous parlez vous-même de calomnies. On vous accuse d’être lié au parti communiste chinois : c’est grave, ce n’est pas comme si on racontait qu’à 8 ans vous avez piqué un bonbon à la boulangerie !

Le fait que vous ne cherchiez pas à exercer vos droits pour rétablir la réalité ne peut que nous étonner. Vous connaissez le droit, vous ne manquez pas de moyens économiques, et les procédures françaises ne sont pas aussi onéreuses qu’outre-Atlantique. Comprenez que nous nous interrogions sur le fait que vous ne semblez pas vouloir rétablir des faits, et que vous n’avez même pas essayé de faire retirer votre nom d’un site internet alors qu’il y aurait là une usurpation d’identité.

M. Buon Tan. Vous avez raison. Je vous remercie à nouveau de me donner l’occasion de rétablir la vérité – car je me sens le devoir de répondre à la représentation nationale.

Je vous donne un autre exemple. Certains articles ont fait état d’une plainte dont je faisais l’objet pour détournement de fonds ; et on m’a alors beaucoup incité à porter plainte à mon tour. J’ai posé la question à un avocat, mais je ne suis pas allé plus loin.

Voici ce qui s’est passé. La personne qui a porté plainte contre moi fait partie d’une association que j’ai présidée – ce que je n’avais pas souhaité au départ, avant d’accepter. Quand j’ai senti que cette association ne faisait pas grand-chose et qu’il s’agissait surtout de jouer les rabatteurs de voix, je l’ai quittée, car ce n’est pas ma vision des choses. L’article dit que j’en ai été évincé, alors que j’ai démissionné, et qu’ils m’ont proposé d’être président d’honneur, ce que j’ai refusé car je ne voulais plus entretenir de liens avec cette association. La personne concernée m’a soutenu par la suite et m’a même félicité lorsque ma candidature à la députation a été retenue par En Marche.

Mais, quelques semaines avant le premier tour, cette personne a déposé plainte contre moi : j’aurais, d’après elle, pris des chèques sans ordre, destinés à l’association, et je les aurais encaissés. Elle avait pourtant accès aux comptes, et il lui était très facile de vérifier par qui ces chèques avaient été encaissés.

Il y a eu une enquête, j’ai été entendu par la gendarmerie, qui a fait son travail et très facilement retrouvé les chèques et les personnes qui les avaient encaissés – et qui avaient heureusement gardé toutes les pièces comptables. Cela a permis de prouver que nous avions simplement soutenu financièrement une association de ping-pong du 13e arrondissement qui prenait part à des compétitions nationales mais n’avait pas les moyens de payer les trajets. Il était très facile de retrouver tout cela ! Mais non, on a préféré déposer une plainte prétendant que j’avais détourné des chèques.

J’ai posé la question à un avocat, qui m’a dit que si je déposais plainte, je gagnerais un euro symbolique, mais que je ferais de la publicité à la personne qui avait porté plainte.

Vous pouvez vérifier tout cela très facilement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’entends vos arguments.

J’ai aussi entendu vos analyses sur la Chine, sur son rôle en Europe ; j’entends encore que vous ne vendez rien à la Chine. Néanmoins, vous avez indiqué tout à l’heure qu’en tant que président du groupe d’amitié France-Chine, vous aviez proposé de visiter des zones que l’on ne visite pas souvent, qui sont aussi, je crois – je ne me prétends pas spécialiste de la Chine –, des territoires plus difficiles d’accès, pour lesquels il faut des autorisations particulières puisque la liberté de circulation dans ce pays, y compris pour les nationaux, n’est me semble-t-il pas totale.

Vous l’avez dit, vous êtes importateur de thé, même si ce n’est pas votre activité principale. J’imagine que la plupart des jardins de thé se trouvent dans des zones qui ne sont pas facilement accessibles, pour lesquelles il faut des autorisations. Au-delà de la question des ingérences, que vous réfutez, n’êtes-vous pas prisonnier, en raison de vos intérêts économiques, du bon vouloir des autorités chinoises qui peuvent, ou pas, vous laisser vous rendre chez ces producteurs de thé ?

M. Buon Tan. La réponse est très simple : contrairement à ce que vous pensez, on circule librement en Chine. Vous prenez un billet d’avion, vous allez à Shanghai ou dans le Xinjiang. Vous allez où vous voulez ! Je n’ai jamais eu besoin d’autorisation pour visiter un jardin de thé dans le Anhui, dans le Fujian, à Canton ou dans le Yunnan. Il y a longtemps qu’aucune autorisation n’est plus nécessaire pour aller d’une province à une autre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Très bien, vous me l’apprenez. On lit pourtant régulièrement dans la presse que les citoyens, au moment des vacances par exemple, doivent demander des autorisations et ne sont pas libres de leurs mouvements. Mais j’ai peut-être mal compris : je ne suis pas, je le redis, spécialiste de la Chine.

M. Buon Tan. Le nouvel an, c’est la plus grande transhumance du monde : 300 millions de personnes voyagent. Il est donc très compliqué de trouver des billets de train ou d’avion. Par ailleurs, mais cela ne concerne pas les étrangers que nous sommes, il n’est pas possible d’habiter dans certaines villes comme Pékin ou Shanghai sans autorisation. Beaucoup de gens n’ont pas ce permis de résider mais y vivent en tant que travailleurs migrants, pour construire des immeubles par exemple. Mais un touriste voyage librement – je ne dis pas qu’il soit toujours facile de trouver des billets de train, mais il n’y a pas de permis à demander.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mais vous serait-il possible de faire du business si vous aviez de mauvaises relations avec les autorités chinoises, si elles vous considéraient comme une personnalité hostile à leurs intérêts à l’extérieur de leur pays ?

M. Buon Tan. Là encore, la réponse est simple. Aujourd’hui, les États-Unis constituent l’un des plus gros marchés pour les Chinois. Sont-ils favorables à la Chine ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le marché est une chose ; les personnes qui s’enrichissent grâce à cet échange en sont une autre.

M. Buon Tan. La Chine est l’usine du monde : on y fabrique quelque 70 % des jouets produits dans le monde, par exemple. Dans notre cas, la Chine ne représente qu’une partie de nos approvisionnements. Et, pour être acheteur, vous n’avez pas toujours besoin d’aller en Chine. Il y a des salons à Hong Kong par exemple, des importateurs en Europe… Je ne pense pas que ne pas être en bons termes avec les autorités chinoises, voire être persona non grata en Chine, soit un obstacle pour acheter des choses.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma dernière question portera sur votre connaissance de l’influence chinoise en France. J’entends que vous estimez que la presse n’est pas fiable, et que cela ne veut pas forcément dire grand-chose, mais différentes personnalités sont souvent citées dans ce cadre, par exemple Jean-Pierre Raffarin ou Jean-Marie Le Guen, votre prédécesseur, lequel siège au conseil d’administration de Huawei, que l’on ne peut pas considérer comme une entreprise comme une autre.

Les auditions de la commission ont une part d’arbitraire, je le reconnais, mais nous essayons de nous documenter autant que possible. Vous êtes vous-même un ancien parlementaire. Estimez-vous que la commission devrait s’intéresser à ces personnes identifiées comme favorables à la Chine, sans que ce terme revête une connotation particulière, ou à d’autres ? Ou bien estimez-vous qu’il y a en France des personnes qui ont des relations avec la Chine, mais qu’elles ne favorisent pas l’ingérence chinoise ?

M. Buon Tan. Je serais d’abord curieux de comprendre le cheminement qui vous a conduits à m’entendre : vous avez lu ces articles dont nous avons parlé, mais avez-vous mené une réflexion particulière ?

Il serait présomptueux de ma part de dire à la commission qui elle devrait auditionner. Je ne suis certainement pas en mesure de dresser une liste de personnes à auditionner. Peut-être pourriez-vous interroger des chercheurs, qui auraient une vision d’ensemble.

Pendant toute la durée de mon mandat, notamment lorsque j’ai travaillé sur le commerce extérieur et préconisé des mesures, j’ai bien sûr toujours eu en tête l’intérêt des entreprises françaises et de la France en général. Je suis certain que c’est le cas de quiconque occupe aujourd’hui des responsabilités politiques en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À la suite des articles, et de la note dont l’existence nous a été confirmée au cours de nos auditions à huis clos, avez-vous été interpellé par votre parti politique ? Vous ont-ils demandé de faire attention ?

M. Buon Tan. Je me permets de vous poser une question : ai-je bien compris que l’existence de cette note vous a été confirmée ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Oui. Elle existe.

M. Buon Tan. Merci.

Mon parti m’a en effet interrogé sur les possibles conséquences de ces articles. J’ai répondu qu’il n’y avait pas de souci, que je pouvais évidemment répondre – ce que j’ai fait, sur les marchés par exemple. C’était un simple coup de fil ; il n’y a pas eu d’autres suites.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous avons beaucoup travaillé en amont des différentes auditions. Nous avons notamment entendu l’un des auteurs du rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire Les opérations d’influence chinoises – Un moment machiavélien, qui est très copieux et très éclairant. Le think tank Sinopsis formule également des accusations à votre égard. J’entends bien que vous les réfutez ; mais ils travaillent également sur de nombreux autres cas, et leurs travaux sont assez peu réfutés et plutôt reconnus dans les milieux universitaires européens et au-delà.

Au vu de ces nombreux éclairages, mais aussi de la prolifique littérature des dirigeants chinois, n’estimez-vous pas que les accointances passées ou présentes, le mélange des genres entre un mandat de député français, vos liens d’homme d’affaires et vos liens familiaux avec la Chine, ont pu être préjudiciables à l’exercice de vos fonctions de parlementaire ?

M. Buon Tan. Non. Je ne pense pas que mes choix, mes décisions, mes votes aient été influencés. Vous parlez de mes activités commerciales et de ma famille : il n’y a là aucun lien, aucune influence ; je n’ai à aucun moment voté en craignant que cela nuise à mes affaires, par exemple. En revanche, le fait de m’être éloigné de la gestion pendant mon mandat a affecté l’activité ; nous avons perdu des contrats.

Le fait d’acheter des produits en Chine ne relève pas à mon sens d’un mélange des genres : la Chine est vraiment l’usine du monde et il est compliqué aujourd’hui de ne pas acheter de produits chinois. Il y a des gens qui ont voulu faire l’expérience et vivre pendant un an sans acheter chinois : c’est très difficile !

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je parlais de mélange des genres entre vos qualités d’homme d’affaires d’une part, de membre du Parlement français de l’autre.

M. Buon Tan. Vous soulevez une vraie question. En tant que parlementaire, j’ai essayé de travailler sur des sujets où j’apportais une plus-value, sur des sujets que je maîtrise. Être entrepreneur, avoir travaillé dans la distribution et dans l’import-export doit-il m’empêcher de me pencher sur tous les sujets liés au commerce extérieur ? Demande-t-on à un enseignant de ne pas travailler sur l’éducation, à un médecin de ne pas travailler sur la santé ? C’est pourtant là qu’ils ont une plus-value. Ce ne serait pas mon cas : je ne connais rien à la santé, par exemple ! Sur de tels sujets, on vote d’ailleurs en fonction de l’avis du collègue qui s’est penché sur le sujet, qui a écrit un rapport ; on le croit.

De la même façon, je connais mieux la Chine, le Cambodge ou les pays du Sud-Est asiatique que beaucoup. Cela devrait-il m’interdire de travailler sur des sujets qui les concernent ? J’avais par exemple demandé, en 2017 ou 2018, qu’il y ait une mission sur l’ASEAN, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, parce que j’estime cette organisation importante pour la France : c’est un bloc économique majeur que nous ignorons, avec lequel nous ne travaillons pas. Je soutiens pour ma part à 100 % la stratégie du Président de la République de mise en valeur de l’axe indo-pacifique, zone cruciale à mes yeux, qui n’est pas reconnue à sa juste valeur. J’entends votre souci de ne pas mélanger les genres. Mais le fait que je connaisse mieux que la plupart ces pays, que j’y aie des contacts, doit-il m’obliger à m’écarter de ces sujets ? Ce serait contre-productif. Je ne devrais pas faire partie du groupe d’amitié avec le Cambodge, que je connais bien ? Je ne devrais pas faire partie de délégations parlementaires ? J’ai aussi beaucoup œuvré en faveur de l’enseignement du français, en prenant exemple sur les écoles françaises installées en Asie.

J’entends vos interrogations. Si j’utilisais mon mandat de parlementaire pour négocier un contrat personnel, ce serait évidemment un problème. Mais cela n’a pas été le cas. Encore une fois, le fait de bien connaître un sujet ou un pays doit-il m’amener à ne pas m’y intéresser ?

Cela rejoint la question des lobbys. On nous dit de nous en méfier ; mais dans la pratique, ce sont souvent les lobbyistes qui décortiquent les problèmes qui se posent. Il faut veiller à ne pas se laisser influencer, à faire des choix libres ; mais on doit aussi parler aux lobbyistes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ce n’est pas tout à fait ma question.

M. Buon Tan. Cela la rejoint. Bien sûr, les intérêts de la France et de la Chine ne sont pas les mêmes : nous sommes en concurrence, voire en conflit, dans de nombreux secteurs notamment industriels. J’avais moi-même proposé de relocaliser la production en France, bien avant toutes ces histoires. À l’époque, ça ne parlait pas aux gens. Aujourd’hui, tout le monde veut tout relocaliser ! C’est une démarche que nous devons engager, à long terme, dans l’intérêt de la France. J’ai proposé aussi – cela n’a pas été voté – que les groupes français aient l’obligation de réaliser au moins 30 % de leurs échanges en euros. Je crois anormal que les échanges entre un groupe français et un groupe européen se fassent en dollars. C’est une question d’autonomie, d’indépendance. Peut-être ce sujet viendra-t-il sur la table lui aussi.

Je suis conscient du problème, mais je ne crois pas avoir donné dans le mélange des genres pendant mon mandat.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. N’êtes-vous pas un peu dépassé par l’évolution de la Chine ? En vous écoutant, je crois entendre parler de la Chine que l’on décrivait pendant mes études, qui malheureusement commencent à dater : un pays qui est l’usine du monde, mais qui n’aurait pas de stratégie d’influence ou d’ingérence particulière. Vous dites par exemple avoir sensibilisé vos collègues au risque pour leurs téléphones portables, mais comme si ce n’était pas un problème majeur, comme si la Chine était comparable au Cambodge, au Vietnam ou à la Corée du Sud. Je ne sens pas dans votre façon d’aborder les choses la différence entre un pays qui a, comme tous les autres, une stratégie et des intérêts à défendre, et la Chine d’aujourd’hui, avec sa volonté de puissance voire d’impérialisme. Nous avons parlé de l’évolution de la Chine depuis 2013. Mais il me semble que vos analyses ne prennent pas en compte le changement d’échelle de la stratégie chinoise. J’ai l’impression que vous nous répondez aujourd’hui comme vous nous auriez répondu il y a dix ans.

M. Buon Tan. Au contraire ! Non seulement je vous rejoins sur ces points, mais dans le rapport de la mission d’information sur la stratégie de la France et de l’Europe à l’égard de la Chine j’insistais sur le fait que la Chine agit toujours de façon coordonnée : elle a une stratégie à dix, vingt, trente, cinquante ans, quand nous réagissons, nous, au petit bonheur la chance, en fonction des élections et des problèmes qui surgissent, une pénurie par exemple. Nous devons nous doter de cette stratégie à moyen et long terme, que nous n’avons pas, face à des puissances comme la Chine ; sinon nous n’y arriverons pas.

Je soulevais aussi, dans ce rapport, la question du temps : pour appliquer une mesure européenne, il faut huit ans ; la Chine peut changer sa loi en six mois. Nous devons faire mieux.

En outre, les Chinois ont les moyens de tout faire en même temps : ils peuvent accroître leur influence en Afrique et en Asie du Sud-Est. Nous n’avons pas ces moyens. Nous devons donc établir des priorités, mais là encore sur la durée.

Contrairement à ce que vous pensez, je suis bien conscient qu’il y a un problème, et j’ai proposé des solutions. Nous avions ainsi mis l’accent sur le fait que nous ne disposons pas de suffisamment de chercheurs pour analyser les enjeux que représente la Chine. Les équipes allemandes, britanniques ou américaines sont bien plus fournies. Nous avions ainsi rencontré le directeur exécutif du Mercator Institute for China Studies (MERICS), qui est pour moi un exemple à suivre : nous devons disposer de davantage de professionnels bilingues, à même de travailler sur des textes en chinois.

Par ailleurs, oui, il y a un durcissement du pouvoir chinois depuis l’arrivée du président Xi. Auparavant, lorsqu’un problème surgissait dans un échange, il était résolu de façon beaucoup plus souple. Aujourd’hui, quand nous ne sommes pas d’accord sur un texte, il n’est plus question de tel ou tel changement à lui apporter : ils nous envoient un autre texte, simplement – ils n’ont pas gardé un mot du texte d’origine. Mon impression est qu’on ne peut pas discuter : c’est à prendre ou à laisser. C’est perceptible à tous les niveaux, y compris pour des entreprises chinoises installées en Chine : les Chinois subissent la même chose. Je pense par exemple à Alibaba qui voulait faire coter sa filiale financière, et qui s’est simplement vu opposer un refus. Je fais le même constat que vous : il y a un durcissement du système. Il nous revient d’y répondre.


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24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Mariani, député européen, ancien ministre, ancien député (28 mars 2023)

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Comme nous entendons une personnalité appartenant à sa famille politique, le président de la commission d’enquête a souhaité se déporter. Le bureau a accédé à sa demande, c’est pourquoi j’ai l’honneur de présider cette séance.

Nous accueillons M. Thierry Mariani, député européen Rassemblement national, ancien ministre, ancien député. Cher collègue, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête travaille depuis plusieurs mois sur les possibles ingérences étrangères dans la vie politique, économique et médiatique de notre pays. Son champ d’investigation est donc assez proche de celui de la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, à laquelle vous avez appartenu et dont nous entendrons le président, M. Raphaël Glucksmann, la semaine prochaine.

Cependant, si notre commission a souhaité vous entendre, ce n’est pas seulement pour recueillir votre témoignage en tant que député européen.

Vous avez siégé dans notre assemblée pendant près de vingt-trois ans, entre 1993 et 2017, ne quittant votre mandat que pour participer au troisième gouvernement Fillon, de novembre 2010 à mai 2012. Lors des élections législatives de 2012, vous avez quitté votre circonscription du Vaucluse pour gagner la onzième circonscription des Français de l’étranger, où vous a succédé notre collègue Anne Genetet.

Tous vos mandats électifs ont été marqués par une activité internationale intense, principalement en direction de la Russie, des pays de l’ex-URSS et du Moyen-Orient. Cette activité s’est inscrite pour partie dans le cadre des groupes d’amitié ou de la commission des affaires étrangères, mais vous avez également effectué de nombreux déplacements à votre initiative ou à l’invitation de différents pays que l’on ne saurait qualifier de démocratiques – je pense en particulier à vos visites en Syrie auprès de Bachar al-Assad, en Russie et au Kazakhstan, ou encore en Crimée et dans le Donbass.

Je précise que vous êtes visé par deux enquêtes judiciaires en lien avec l’association Dialogue franco-russe, que vous présidez depuis 2012, pour trafic d’influence et corruption, d’une part, abus de confiance et blanchiment d’argent, d’autre part. Évidemment, il n’appartient pas à notre commission de se prononcer sur l’objet de ces enquêtes ni sur une éventuelle qualification pénale. Nous souhaitons avant tout recueillir votre témoignage sur vos relations avec différents régimes étrangers hostiles à la France et dont il est établi, pour certains d’entre eux, qu’ils mènent des actions d’ingérence dans les affaires de notre pays.

Avant de vous laisser la parole, il me revient de vous demander, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de bien vouloir prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Thierry Mariani prête serment.)

M. Thierry Mariani, député européen, ancien ministre, ancien député. Je vous remercie de m’avoir convoqué. J’avais demandé à votre président que cette commission m’auditionne, surtout en ma qualité de président du Dialogue franco-russe, qui alimente un peu tous les fantasmes sur les relations que nous aurions ou les moyens dont nous disposerions.

Je répondrai évidemment à la totalité de vos questions, mais mon exposé liminaire se limitera au Dialogue franco-russe.

Je le dis avec un clin d’œil : je vous remercie de m’avoir convoqué le 28 mars, puisqu’il y a exactement trente ans – le 28 mars 1993 –, j’étais élu député.

Qu’est-ce que le Dialogue franco-russe ? Quand je lis certains spécialistes – j’ai d’ailleurs vu que vous alliez en auditionner un ou deux –, j’ai l’impression que la fiction dépasse de beaucoup la réalité.

Le Dialogue franco-russe a été créé en 2004 par Jacques Chirac et Vladimir Poutine pour favoriser les échanges économiques et politiques avec la Russie. J’y reviendrai probablement en répondant à vos questions, mais il a fonctionné à plein régime jusqu’en 2014. Il a connu un premier coup d’arrêt en 2014, lors de la première vague de sanctions, à la suite du rattachement de la Crimée à la Russie. À ce moment-là, les cotisations françaises se sont beaucoup raréfiées. En 2021, avec les événements qu’on connaît – la guerre entre l’Ukraine et la Russie –, nous avons eu un second coup d’arrêt. Désormais, l’activité de notre association se limite quasiment à des rencontres avec des spécialistes, qui sont retransmises sur notre chaîne YouTube.

Le Dialogue franco-russe est présidé par un coprésident russe et un coprésident français. Le premier président russe était M. Ara Abramian, un Russe d’origine arménienne, et le premier président français était M. Thierry Desmarest, qui était à l’époque président ou directeur général – je ne sais plus quel était son titre exact, mais il en était le numéro un – de Total. J’ai donc pris la suite de Thierry Desmarest en 2012, quand il a souhaité démissionner. À cette époque-là, il y a aussi eu un changement de présidence du côté russe : c’est M. Vladimir Iakounine qui est devenu président.

Pourquoi avais-je été pressenti pour présider cette association ? D’abord pour mes liens avec la Russie, évidemment, mais aussi parce que le coprésident russe, Vladimir Iakounine, était président de RŽD, la première entreprise ferroviaire russe, l’équivalent de la SNCF. En 2019, elle avait 711 000 employés – il suffit de voir la superficie de la Russie pour comprendre ce chiffre. J’ai été pressenti car j’étais ancien ministre des transports et qu’il existait un certain nombre d’intérêts communs à des entreprises françaises et russes dans ce secteur.

J’assure cette fonction depuis 2012. Je tiens à votre disposition tous les chiffres, enfin ceux qui me restent en main – nous avons eu une perquisition de la brigade financière le 23 mars 2022, il y a donc environ un an. Je n’en ai eu aucune nouvelle et, pour le moment, les documents saisis ne nous ont toujours pas été rendus. Je précise que cette perquisition ne me visait pas et ne visait pas non plus le Dialogue franco-russe. Elle visait un ancien directeur, soupçonné de certaines choses, qui a quitté le Dialogue franco-russe il y a trois ou quatre ans.

Aujourd’hui, qu’est-ce que le Dialogue franco-russe concrètement ? Le budget de l’année dernière était de 86 000 euros : on n’est pas du tout dans les millions qui débouleraient du Kremlin ! Les cotisants russes ne peuvent plus participer à notre financement en raison des sanctions bancaires. On arrive encore à recevoir quelques cotisations de particuliers, mais extrêmement réduites. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’arrivée d’énormément de petits donateurs français, grâce aux vidéos que nous diffusons. L’année dernière, nous avons collecté 17 000 euros. Nous sommes à nouveau à 17 000 euros en 2023, mais seulement pour trois mois.

Ai-je été salarié de cette association ? La réponse est non, bien sûr. Est-ce que j’ai été défrayé ? J’ai demandé les éléments au commissaire aux comptes. Depuis 2012, j’ai touché 2 126 euros de remboursement de frais divers, ce qui, en douze ans, fait une moyenne de 163 euros par an.

Je reviens à ce que je disais, pour que vous compreniez bien. Au départ, il y avait un équilibre entre la participation des entreprises russes et celle des entreprises françaises. Jusqu’au coup d’arrêt de 2014, les entreprises françaises qui avaient principalement cotisé étaient Alstom, pour 50 000 euros, Bouygues, pour 8 000 euros, EADS, pour 8 000 euros, Geismar – du ferroviaire –, pour 4 000 euros, Gefco – du transport –, pour 8 000 euros, Safran, pour 8 000 euros, Sanofi, Société générale, SNCF, Thales, Total, etc. Jusqu’en 2014, c’était une association qui organisait des contacts.

Notre siège était au 120 avenue des Champs-Élysées. Nous partagions un plateau, c’est-à-dire un étage, avec RŽD, ce qui nous permettait d’organiser un certain nombre de rencontres, soit quand des entrepreneurs souhaitaient contacter des entreprises russes, soit – plus souvent – quand des élus locaux russes, par exemple des gouverneurs de région ou des maires, venaient en France et voulaient avoir des contacts avec des élus locaux français ou des responsables français d’autorités locales.

Le dernier grand colloque que nous avons organisé était en 2013, juste avant la première vague de sanctions. Il réunissait à Paris le MEDEF et son équivalent russe.

Voilà ce que je pouvais vous dire concernant cette association.

Vous avez signalé que j’étais sous le coup d’une enquête depuis avril 2021. C’était un mois avant les élections régionales que certains me voyaient gagner, mais je suis persuadé qu’il s’agit d’une pure coïncidence… Depuis mars 2021, je n’ai jamais vu un policier, jamais vu un magistrat et, telle sœur Anne, j’attends d’être enfin convoqué. Je le redis devant cette commission – je l’ai déjà dit à plusieurs reprises devant les caméras, puisque les médias me font la bonté de me rappeler cette affaire à chaque intervention –, si j’étais convoqué par un juge, j’accourrais dans son bureau, indépendamment de mon immunité parlementaire. Je n’ai rien à cacher concernant cette association. Je présume d’ailleurs que si la brigade financière, qui a emporté toute une série d’archives, ne s’est pas manifestée depuis un an, c’est parce qu’elle fait le même constat.

Je voulais surtout intervenir au sujet du Dialogue franco-russe, mais j’aimerais tout de même ajouter quelques mots. J’ai fait des études de droit international. Je m’intéresse donc à l’international. J’ai par ailleurs passé mon bac dans une école militaire ; à cette époque-là, on nous poussait à apprendre le russe pour préparer la guerre d’après. Contrairement à toutes les légendes romantiques que j’ai entendues, je ne me suis pas intéressé à la Russie parce que ma seconde épouse était russe – la première était savoyarde. Quand je suis arrivé dans cette assemblée il y a trente ans, nous n’étions pas beaucoup à parler russe. Parmi les députés que j’ai connus, certains le parlaient parfaitement, comme Hervé Mariton, d’autres moins parfaitement, surtout s’agissant des déclinaisons, comme moi. En décembre 1991, quand l’Union soviétique s’est effondrée, quinze nouveaux États ont cherché des contacts pour construire des relations diplomatiques avec la France. La France a également envoyé des délégations parlementaires. Forcément, je me suis intéressé à cette zone-là.

Si vous regardez mon parcours politique à l’Assemblée, j’ai fait cinq mandats, dont l’avant-dernier qui était incomplet, puisque j’ai été nommé ministre. Lors de mon premier mandat, la majorité RPR-UDF avait 450 députés. On en est bien loin aujourd’hui ! À l’époque, j’avais demandé la présidence d’un groupe d’amitié. On m’avait très gentiment répondu qu’on m’en donnerait une si je survivais au premier mandat. Pendant mon deuxième mandat, entre 1997 et 2002, c’était une majorité Jospin. J’avais demandé la présidence d’un groupe d’amitié d’Europe de l’Est. J’ai obtenu la Sierra Leone, qui, comme chacun le sait, est en Afrique ! Le pays était en pleine guerre civile. J’ai passé mon temps à accorder des réserves parlementaires à des ONG qui faisaient des prothèses – c’était une guerre horrible où on coupait les membres. Contrairement à ce que certains écrivent, je n’ai jamais présidé le groupe d’amitié France-Russie lors de mon troisième mandat, d’ailleurs à mon grand regret, mais le groupe d’amitié France-Ukraine, ce qui m’a permis de connaître un peu ce pays. Je ne me souviens plus dans quel ordre, mais, pendant mes quatrième et cinquième mandats, j’ai présidé les groupes d’amitié France-Azerbaïdjan et France-Kazakhstan.

Donc, effectivement, je connais un peu cette zone d’Asie centrale. Comme d’autres deviennent spécialistes de l’Afrique, je me suis spécialisé dans cette région parce que j’ai eu la chance de la connaître dès 1991 lorsque tout s’est effondré et que ces États se sont constitués. J’ai vu des personnalités politiques prendre de l’importance et j’ai gardé – je ne le renie pas – un certain nombre de relations dans ces pays. La semaine prochaine, je repars d’ailleurs en voyage en Ouzbékistan avec le Parlement européen.

Au Parlement européen, je fais partie de la commission des affaires étrangères, comme ce fut le cas ici lors de mon dernier mandat.

On me reproche certaines relations en Asie-Pacifique ou dans une partie de l’Europe de l’Est, mais – ce n’est pas Mme Genetet qui me contredira – elles sont assez logiques quand on a été député de la onzième circonscription des Français de l’étranger, puisqu’elle couvre cette zone. À cette époque, j’y ai effectué un certain nombre de voyages.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Alors que vous avez fait toute votre carrière politique dans le Vaucluse, qu’est-ce qui vous a décidé, en 2012, à vous présenter à une élection dans une circonscription des Français de l’étranger, dans une zone où vous n’habitiez pas ?

M. Thierry Mariani. J’ai eu la chance d’être trois fois maire, trois fois conseiller général et quatre fois conseiller régional. J’ai été maire et député de l’endroit où je suis né, où mon père et mes grands-parents sont enterrés. J’ai été très fier d’être maire, conseiller général et député de cet endroit-là mais, au bout de vingt ans, j’avais envie de faire un peu autre chose.

Pourquoi avoir choisi cette circonscription ? J’étais responsable des Français de l’étranger, au RPR ou à l’UMP, je ne sais plus comment s’appelait le parti à l’époque ; c’était peut-être déjà Les Républicains ; de toute façon, c’était la même formation politique. J’assumais cette responsabilité depuis des années. J’avais organisé la représentation de la formation de droite dans cette zone. J’avais dit que j’envisageais d’arrêter la politique, mais quand Nicolas Sarkozy a décidé, pendant son premier mandat, de créer des circonscriptions des Français de l’étranger, j’ai dit que j’étais intéressé. Il m’a proposé celle qui m’intéressait le plus. Vous avez raison, je n’y habitais pas. Comme je m’étais occupé des problèmes des Français de l’étranger pendant des années au sein du parti, j’avais tout de même quelques connaissances à ce sujet.

J’ai fait trois mandats de maire après avoir repris la ville à la gauche. Je n’y ai jamais perdu une élection. Je crois que la dernière fois, j’ai été élu à la mairie avec 70 % des voix, pareil au conseil général. Pour ma dernière élection de député dans le Vaucluse, j’ai obtenu 60 % des voix. J’avais simplement envie de faire autre chose. Certaines personnes ont une mentalité de notable et c’est très respectable. J’admire les députés qui, comme votre collègue qui s’est illustré par une motion de censure, en sont à leur septième ou huitième mandat, mais, pour ma part, je n’ai pas cette mentalité. Je préfère changer un peu. Aujourd’hui, je suis très content d’être député européen.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ma seconde question est un peu plus technique. En 2020, vous avez assisté, avec une dizaine d’eurodéputés de votre parti, à un référendum constitutionnel organisé par Vladimir Poutine en Russie. Il visait notamment à lui permettre de rester au pouvoir pour un nombre illimité de mandats et à inscrire dans la Constitution l’interdiction des mariages homosexuels. À cette occasion, vous avez indiqué n’avoir constaté aucune entorse aux règles électorales, contrairement à d’autres observateurs, qui avaient remarqué que des bureaux de vote étaient installés à l’arrière de SUV. Des vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux. Des journalistes sur place, notamment de l’agence Associated Press, ont par ailleurs signalé que des prix étaient remis à ceux qui voulaient voter « oui ». Votre séjour dans un hôtel luxueux payé par la fédération de Russie a-t-il pu altérer votre jugement ?

M. Thierry Mariani. Si ma mémoire est bonne, ce référendum de 2020 comportait une centaine d’articles. Comme vous l’avez dit, le principal concernait la prolongation du mandat du président de la Fédération, mais il s’agissait surtout de reconnaître implicitement le rattachement de la Crimée à la Russie. Si vous avez la curiosité de regarder, vous verrez qu’il y avait même un article sur le statut des animaux. J’avoue avoir oublié qu’il y avait quelque chose concernant le mariage homosexuel. La question centrale était de savoir si l’Ukraine – pardon, la Crimée – était devenue russe.

J’ai effectivement assisté au déroulement de ce référendum. Nous avons même été sanctionnés sans aucune base juridique par le Parlement européen. Je dis qu’il n’y avait aucune base juridique parce que la sanction a été prise en application d’un article concernant les députés en mission officielle, ce qui n’était pas notre cas. Par définition, il ne pouvait pas s’appliquer.

Il y avait des centaines de bureaux de vote. Dans ceux que nous avons vus – et nous les avions choisis –, le scrutin s’est déroulé correctement. Est-ce que des bureaux de vote ont pu être installés à l’arrière de véhicules ? C’est fort possible et même probable.

Lorsque j’étais à l’Assemblée nationale, j’ai siégé à l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pendant trois mandats et à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pendant deux mandats. J’ai dû réaliser une soixantaine de missions officielles d’observation pour le compte de ces organismes reconnus. L’expérience m’a montré que les règles d’observation pouvaient être très souples.

Dans certains pays, si un observateur étranger se fait sortir d’un bureau de vote, on considère que c’est une atteinte à l’élection. Si c’est aux États-Unis, comme nous l’avons vécu avec M. Michel Voisin dans le Colorado, parce qu’ils n’acceptaient pas les observateurs étrangers, tout le monde trouve ça normal. Je me souviens aussi d’élections en Irak ou en Afghanistan où on ne connaissait pas les bureaux de vote quarante-huit heures à l’avance pour des raisons de sécurité. Pourtant, l’OSCE a validé les élections.

Comme je l’ai déjà dit publiquement, les validations d’élections par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’OSCE sont, à mon avis, ouvertement politiques et dépendent de l’orientation du gouvernement concerné.

Pour revenir à votre question, je reconnais avoir participé à ces missions. Est-ce que ça a pu aider le gouvernement russe ? Franchement, je ne pense pas que Thierry Mariani et les quelques observateurs qui étaient avec lui aient changé quelque chose à l’histoire. Nous avons néanmoins pu voir comment les choses se passaient, notamment avec la population. En l’occurrence, je suis désolé de le dire, la population en Crimée ne me semblait absolument pas hostile à la présence russe.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Il s’agit de votre point de vue.

M. Thierry Mariani. Je voudrais préciser que l’hôtel auquel vous avez fait référence est le Radisson à Moscou. C’est un bon hôtel, mais ce n’est pas un hôtel de luxe.

Il existe toute une mythologie au sujet des voyages. Selon moi, ils ne sont condamnables que si vous faites du tourisme ou que vous passez dix jours à la plage ensuite. J’ai déclaré au Parlement européen et à l’Assemblée nationale, quand la réglementation est intervenue – je crois qu’ici, le déontologue a été instauré par Bernard Accoyer –, tous les voyages que j’ai effectués. À chaque fois, mes déplacements étaient politiques. Si on veut connaître l’international, il faut se rendre sur place.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Comme le président l’a rappelé, l’association Dialogue franco-russe est visée par deux enquêtes préliminaires, pour des soupçons de corruption et trafic d’influence d’un côté, et des soupçons d’abus de confiance et blanchiment de l’autre. Nonobstant ces procédures en cours, nous avons souhaité vous auditionner. Nous avons d’ailleurs écouté très attentivement ce que vous nous avez dit sur cette association. Il appartiendra à la justice de trancher.

Votre parcours politique et professionnel ne peut que susciter la curiosité et l’intérêt de notre commission d’enquête. Ingérences étrangères, influences ou interférences : la sémantique est variée, mais elle amène toujours à s’intéresser de près à vos activités, à vos responsabilités, à vos choix et à vos votes, notamment récemment au Parlement européen.

Vous avez indiqué que le Dialogue franco-russe partageait des locaux, avenue des Champs-Élysées, avec la société ferroviaire russe RŽD. L’association payait-elle un loyer ? Ces locaux lui étaient-ils prêtés ?

Les relations que vous entreteniez avec Vladimir Iakounine dépassaient-elles le cadre des missions de l’association telles qu’elles sont énumérées dans les brochures de présentation officielles ?

M. Thierry Mariani. Vladimir Iakounine avait fait déménager le siège de l’association avant que je ne sois président. Auparavant, le Dialogue franco-russe occupait des locaux assez modestes avenue Pierre-Ier-de-Serbie. Puis Vladimir Iakounine, qui était président de l’équivalent russe de la SNCF, a décidé de s’installer au 120 avenue des Champs-Élysées. Des négociations étaient en cours avec la France pour une ligne à grande vitesse et du matériel ferroviaire. Les moyens dont il disposait étaient importants.

Officiellement, le locataire de ces locaux était le Dialogue franco-russe. De mémoire, le loyer était de 220 000 ou 240 000 euros par an. C’était d’ailleurs l’essentiel des dépenses de l’association. RŽD nous en remboursait la moitié, soit 110 000 ou 120 000 euros par an. Ils occupaient la moitié du plateau et nous partagions les salles de réunion.

Est-ce que mes relations avec Vladimir Iakounine ont dépassé le cadre de la coprésidence que nous exercions ? Effectivement, nous entretenions des relations d’amitié et de sympathie. C’est un personnage. Mais je n’ai jamais fait d’affaires avec lui. Tout un tas de légendes circulent, mais vous pouvez notamment consulter les enquêtes faites sur moi par M. Benoît Vitkine : il n’y a strictement rien.

Un article évoque une société, CFG Capital, qui gérerait 2 milliards d’euros. Quelqu’un avait annoncé que j’étais conseiller de cette société pour lever des fonds, mais cette société n’a jamais existé. Si elle existait depuis 2014 et qu’elle gérait 2 milliards, on l’aurait remarqué !

Je n’ai jamais fait d’affaires de manière générale. Quand j’ai été battu en 2017, j’ai vendu la maison de mon père à Valréas pour continuer, parce que j’ai une famille. Si j’avais fait des affaires ailleurs, je serais parti ailleurs. Contrairement à d’autres, je n’ai jamais été conseiller salarié dans une entreprise. Je n’ai jamais pris de commission dans une entreprise russe. Cela me permet d’être très à l’aise.

Vous avez fait référence à cette enquête ouverte depuis deux ans. Ma remarque n’est absolument pas ironique, mais votre intervention est l’illustration de l’utilisation qui est faite de ce genre d’enquête. À chaque fois qu’un journaliste y fait référence avant que je prenne la parole, le discrédit est jeté sur mes propos. Quand vous verrez les chiffres du Dialogue franco-russe, vous constaterez qu’il ne faut pas deux ans pour les examiner.

Comme vous, je suis soumis en tant que député européen à toute une série de contrôles par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et tout ce que vous connaissez. Des vérifications ont également été faites quand je suis devenu ministre des transports. Auparavant, Nicolas Sarkozy m’avait nommé représentant spécial de la France en Afghanistan pour succéder à Pierre Lellouche. Travaillant avec l’OTAN à Kaboul, vous vous doutez bien qu’une enquête avait été faite sur moi.

Au moment des élections régionales, j’ai vu un grand article de presse disant que j’étais un homme d’influence ou un homme sous influence. Tout cela alimente les légendes, mais si j’avais touché quelque chose du gouvernement russe ou d’une entreprise russe, on le saurait depuis longtemps.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans un livre intitulé La France russe, qui a fait un peu de bruit à sa sortie en 2016, le journaliste Nicolas Hénin décrit le Dialogue franco-russe comme une association « vérolée par le SVR », c’est-à-dire le service des renseignements extérieurs russe. Que répondez-vous à cette assertion ?

M. Thierry Mariani. Chacun de nous connaît les idées de Nicolas Hénin. Il les défend, mais n’apporte aucun élément.

Franchement, en quoi le SVR exercerait-il une influence dans notre association ? Il faut être sérieux. C’est comme quand nous sommes accusés au Parlement européen de filer des secrets aux Russes ! Je serais intéressé de savoir quel secret détient un député européen d’opposition. À part la salle de la prochaine réunion de commission, je ne vois pas quel secret est en ma possession.

Pourquoi le Dialogue franco-russe serait-il vérolé par le SVR ? Je ne me souviens plus précisément de ce livre. Il y en a tellement qui ont été écrits sur nous ! Nous devrions toucher des commissions ou plutôt demander des cotisations sur tous ces bouquins !

L’actuel responsable du SVR est M. Narychkine, qui est décoré de l’ordre français de la Légion d’honneur. Il parle français comme vous et moi et a été président de la Douma. Il est d’ailleurs venu dans ces murs à une époque. Je connais M. Narychkine, mais je l’ai connu en tant que président de la Douma et en tant que francophone et francophile. Je ne le connais pas en tant que responsable des services secrets russes.

Il faut arrêter les fantasmes. Vous êtes députés. Ce que je vais dire n’est pas une critique : j’ai un profond respect pour ce mandat, que j’ai exercé pendant vingt-cinq ans. Mais à part les quelques-uns qui siègent dans la délégation parlementaire au renseignement, quels secrets les députés détiennent-ils ? Au Parlement européen, s’il y avait des secrets, nous serions certainement les derniers informés.

Si vous me permettez de sortir un peu des limites de votre question, je crois que les influences sont peut-être à chercher ailleurs qu’en politique. Quand un ancien secrétaire général du Quai d’Orsay rejoint Blackstone, société américaine de fusion-acquisition, ne connaît-il pas bien plus de secrets que n’importe quel député dans cette salle ? Quand un ancien chef d’état-major des armées dont on a beaucoup parlé, le général de Villiers, passe au service de la société américaine BCG, ne connaît-il pas lui aussi de nombreux secrets ? Je sais bien qu’on fait une fixation sur les députés, mais la vraie question que vous devez vous poser est : est-ce qu’ils détiennent des secrets ?

Je reconnais avoir eu connaissance de quelques secrets quand j’étais en Afghanistan, mais, même comme ministre des transports, je cherche désespérément lequel a été en ma possession.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’objet de cette commission d’enquête est moins l’espionnage que les influences et les ingérences de manière générale. Dans nos questions, nous pouvons cependant procéder par itération ou recourir à d’autres méthodes.

Vous avez vous-même, dans votre propos liminaire, évoqué vos liens avec la Russie. Les très nombreuses années que vous avez passées au sein du Dialogue franco-russe, dans d’autres instances ou en tant que député des Français établis dans cette zone vous ont-elles amené à développer des relations privilégiées avec des personnalités proches du régime russe ?

Vous avez rencontré au moins une fois, à Moscou, en 2014, l’oligarque Konstantin Malofeïev. Il est entré dans la liste des donateurs de Dialogue franco-russe après ce rendez-vous. Même si cela ne s’est pas concrétisé, je crois également qu’il vous avait proposé, peut-être par le biais d’un intermédiaire, d’intégrer le comité consultatif d’un fonds d’investissement franco-russe.

La presse française et la presse européenne se sont fait l’écho du projet AltIntern, lancé par Konstantin Malofeïev pour rassembler les extrêmes droites européennes favorables à Vladimir Poutine. Avez-vous eu connaissance de ce projet ou avez-vous été amené à participer vous-même à des réflexions ou des réunions de travail ? Konstantin Malofeïev a notamment eu l’occasion de s’entretenir à plusieurs reprises avec l’un de vos collègues, également membre du Rassemblement national, M. Philippe Olivier. Ce projet a été mis en sommeil après l’invasion russe de l’Ukraine, mais ne serait pas totalement abandonné.

M. Thierry Mariani. Est-ce que j’ai gardé des contacts avec des responsables politiques russes ? Oui, heureusement ! J’ai passé de nombreuses années là-bas et je pense que nous avons plus que jamais besoin d’avoir des contacts en Russie. Il faudra bien, un jour ou l’autre, faire la paix.

Avec qui ai-je principalement gardé des contacts ? Ce n’est pas un secret. J’ai par exemple gardé des contacts avec M. Leonid Sloutski, que j’ai connu jeune député et qui a présidé le groupe d’amitié France-Russie à la Douma. Il y préside aujourd’hui la commission des affaires étrangères. Il est venu dans ces bâtiments à de nombreuses reprises. Décoré lui aussi de l’ordre de la Légion d’honneur, il est francophone. Je ne sais pas s’il préside toujours ce groupe d’amitié, qui ne doit de toute façon plus se réunir beaucoup. Je connais aussi Piotr Tolstoï, que l’on voit un peu à la télévision, et qui est le premier vice-président de la Douma. Comme vous avez pu le constater, il parle aussi le français couramment.

Je ne vais pas vous énumérer tous les députés que j’ai connus ou que je connais. Je n’ai pas cité le nouveau président du Dialogue franco-russe, M. Katasonov, qui a aussi été député. Vladimir Iakounine a quitté la présidence de cette association il y a deux ou trois ans.

Je vais en Russie depuis trente ans, il est logique que je connaisse un certain nombre de personnes et que j’aie gardé des contacts avec elles.

J’ai effectivement rencontré Konstantin Malofeïev quatre ou cinq fois. Ce n’est pas l’un des oligarques les plus riches de Russie, mais il intéresse la presse car il a, contrairement à d’autres, un rôle politique. Il est assez engagé à propos de certains sujets.

Je ne connais pas le programme AltIntern mais j’ai participé à une réunion avec M. Malofeïev au moment de la Coupe du monde de football. À ce moment-là, je n’étais ni député européen, ni député français. J’étais un simple citoyen. Je n’avais donc aucune obligation de déclarer mes voyages. En 2018, je n’étais plus rien. Je sais que son projet fait fantasmer beaucoup de journalistes, mais il consistait surtout à favoriser les échanges entre des responsables de différents pays non alignés sur l’OTAN, plutôt que pro-Poutine.

Vous avez évoqué CFG Capital, comme je l’avais anticipé – on me ressort cet article à chaque fois. Konstantin Malofeïev m’a certifié qu’il n’était pas dans l’affaire, mais je n’ai jamais totalement su la vérité. À un moment, Pierre Louvrier, qui est un Français expatrié, a décidé de créer ce fonds de 2 milliards et m’a demandé si j’étais prêt à le rejoindre en tant que conseiller. Le fait que je sois ou non rémunéré n’avait pas été défini. J’attendais que le fonds soit créé. Dans le communiqué de presse, il était dit que ce projet était en lien avec Konstantin Malofeïev. Était-ce vrai ? Était-ce faux ? Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr, c’est que ce fonds n’a jamais existé. Je n’en ai donc jamais été administrateur. Comme je fais l’objet de toutes les attentions de la part de la presse en permanence – je l’en remercie –, vous vous doutez bien que si j’étais administrateur d’un fonds de 2 milliards, cela se saurait !

J’ai beaucoup de relations avec la Crimée. Je vais vous expliquer pourquoi. J’ai été président du groupe d’amitié France-Ukraine. Je fais donc partie de ceux qui ont dû aller une dizaine de fois en Crimée, ukrainienne puis russe, avant et après 2014. À l’époque, après vous avoir montré Kiev, les députés ukrainiens voulaient vous montrer la Crimée. Je dois être l’un des rares à avoir connu la Crimée du temps de l’Ukraine et la Crimée depuis 2014. Du temps de l’Ukraine, aucun investissement n’y était fait. Ce territoire n’intéressait visiblement pas le pays. La différence est également très visible concernant la population, qui est redevenue russe. La Crimée est certainement l’une des régions dans lesquelles, à mon avis, le choix de la population est peu discutable.

Madame Le Grip, on peut discuter du droit tant que vous voulez. Je vous rappelle aussi que lors du référendum sur l’indépendance de l’Ukraine, qui a eu lieu après l’explosion de l’Union soviétique, donc probablement au début des années 2000, la Crimée était le territoire qui avait le moins voté pour l’indépendance, à seulement 53 %. Certes, 53 % est un score qui ferait rêver certains politiques français aujourd’hui !

Pour la petite histoire, je vous rappelle par ailleurs que la Crimée accueille le plus grand cimetière militaire français à l’étranger. Du fait de la guerre de Crimée, près de 90 000 soldats français y sont enterrés. Je m’y suis donc rendu régulièrement pour voir comment ce cimetière était entretenu, après avoir été réhabilité grâce à un ambassadeur français, M. de Suremain.

Pour en revenir à M. Malofeïev, je reconnais le connaître. Je pense qu’on lui attribue beaucoup de qualités qu’il rêverait d’avoir mais qui dépassent un peu la réalité. Quant à son grand projet – dont je ne savais pas qu’il portait le nom que vous avez cité –, j’ai vu que des livres et des articles de presse, de Mme Vaissié ou de M. Hénin, y faisaient référence. Pour moi, il ne s’agissait que d’une réunion comme il en existe de temps en temps dans les amicales internationales.

Pour terminer, je voudrais préciser que M. Malofeïev n’a jamais cotisé au Dialogue franco-russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le 23 mars, le Parlement européen vous a interdit, ainsi qu’à vos collègues Jean-Lin Lacapelle et Hervé Juvin, de participer à des missions officielles d’observation des élections à l’étranger. Nous avons compris que vous contestiez le fondement juridique de cette décision, dans la mesure où vous estimez que vos déplacements en Russie ou en Crimée, y compris depuis son annexion, n’étaient pas effectués dans le cadre de missions officielles d’observation des élections. Il est toujours possible de jouer sur les mots, mais vous vous présentiez néanmoins comme membre du Parlement européen et vous étiez d’ailleurs présenté comme tel dans les médias locaux russes.

Pouvez-vous nous confirmer que, parmi les nombreux déplacements liés à des missions d’observation électorale en Russie ou en Crimée – je ne parlerai pas du Kazakhstan ou d’autres régions où vous vous êtes également rendu –, certains d’entre eux ont été financés par la Russie ou par d’autres entités ?

M. Thierry Mariani. En tant que député européen, j’ai effectué deux missions d’observation : en Russie, en 2020, et en Ouzbékistan.

En 2020, le déplacement était à l’invitation des Russes et a été payé par les Russes. Je l’ai déclaré ; il suffit de consulter mon profil sur le site internet du Parlement européen pour le voir. Après le scandale du Qatargate – dans lequel aucun député du Rassemblement national n’est impliqué –, le journal belge Le Soir a consulté le site sur lequel les députés doivent théoriquement effectuer leurs déclarations. Il nous a presque rendu hommage, en indiquant que notre groupe déclarait tout. D’autres parlementaires se sont apparemment souvenus trois ou quatre ans après de déplacements qu’ils avaient oublié de signaler. Mme Loiseau, par exemple, s’est rendue en Arménie en voiture – je l’en félicite – et ne l’a déclaré qu’un an et demi après.

La seconde mission a été financée par ma dotation annuelle. Vous avez été députée européenne, madame Le Grip, vous connaissez donc le fonctionnement de cette honorable maison. Je précise néanmoins la règle pour vos collègues qui n’ont pas encore eu cette possibilité. Au Parlement européen, vous disposez d’une enveloppe de 4 700 euros pour financer n’importe quel voyage politique, à condition que vous répondiez à une invitation.

L’émission de télévision « Complément d’enquête » avait vérifié tous mes déplacements et trouvé que l’un d’eux n’avait pas été signalé. Nous ne l’avions pas signalé parce qu’il était payé par le Parlement européen avec cette fameuse enveloppe, enfin cette ligne de crédit.

Le paradoxe, qui illustre toutes les ambiguïtés de Bruxelles, c’est que je suis condamné pour un déplacement qui m’a été remboursé. Je le dis avec le sourire. Il respectait les règles administratives, puisque j’avais été invité, mais il était politiquement incorrect.

J’appelle l’attention des députés français sur une pratique que je trouve extrêmement choquante au Parlement européen. À l’Assemblée nationale, je me souviens que M. Fabius était venu à la commission des affaires étrangères nous dire, à Jacques Myard ou à moi, qu’il ne voulait pas que nous allions en Crimée. Nous y sommes allés et nous n’avons jamais été sanctionnés, parce que les parlementaires sont libres d’aller où ils le souhaitent. Au Parlement européen, vous n’avez pas le droit d’aller dans certains pays, sous peine d’être sanctionné. Cette pratique me semble quand même dangereuse.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il s’agit des missions d’observation officielles.

M. Thierry Mariani. Oui, mais mes déclarations ont à chaque fois été très claires : je me déplaçais à titre individuel.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Comme je l’ai dit, nous recevrons la semaine prochaine M. Glucksmann, qui préside la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères. Nous pouvons vous considérer comme un spécialiste du sujet, puisque je crois que vous avez fait partie de cette commission pendant deux ans. Dans son rapport, elle pointe la responsabilité de la Russie et de la Chine dans la diffusion de fausses informations et évoque le chiffre de 300 millions de dollars américains injectés par la Russie, la Chine et d’autres régimes autoritaires dans trente-trois pays à des fins d’ingérence. À votre avis, ou à votre connaissance, la France est-elle concernée ?

M. Thierry Mariani. Au Parlement européen, cette commission s’appelle INGE. Normalement, les commissions ad hoc ont une durée de vie limitée, d’un an je crois. Il y a donc eu INGE 1 et, comme elle a été reconduite, INGE 2. J’ai été membre de INGE 1 et, pour être tout à fait honnête, mon assiduité est allée en diminuant quand j’ai compris que le président était surtout obsédé par deux ou trois pays, en l’occurrence la Russie, la Chine et l’Inde, et que les spécialistes qui étaient invités appartenaient toujours à la même catégorie.

Le Parlement européen est secoué par une affaire de corruption qui touche principalement le groupe socialiste, celui de M. Glucksmann, et qui met en cause deux pays et surtout le Qatar. Or il n’a jamais été question du Qatar dans cette commission. À la place de M. Glucksmann, je me demanderais si je n’ai pas été à côté de la plaque.

Qu’est-ce que l’ingérence ? J’ai effectivement entendu les chiffres que vous avez mentionnés. Ils sont jetés par des experts mais ils ne s’appuient sur rien. Chaque État essaye de développer son soft power et d’exercer une influence dans d’autres États. Vous avez, à plusieurs reprises, fait référence à mes invitations à l’étranger. Vous le savez, la France fait exactement pareil, avec des moyens hélas plus modestes. À moins qu’il n’ait été supprimé, le Quai d’Orsay propose le programme d’invitation des personnalités d’avenir. J’ai passé des années à les recevoir. Il s’agit de personnalités repérées dans leur pays par les ambassadeurs, qui les invitent, avec les crédits de plus en plus modestes dont ils disposent, à découvrir la France, généralement pendant une semaine, et à rencontrer un certain nombre de personnes avec qui ils pourraient travailler.

Tous les pays font des invitations. La France ne le fait pas assez, mais elle le fait aussi, heureusement.

Si vous me le permettez, monsieur le président, je voudrais brièvement vous raconter mon histoire personnelle. Quel a été le premier pays qui m’a invité, et quels sont ceux qui m’ont le plus invité ?

J’ai participé à la première université des jeunes du RPR en août 1984. Un mois après, j’ai été contacté par un conseiller politique américain, qui m’a proposé de faire partie du Visitors Program, qui a ensuite été amélioré pour devenir le Young Leaders Program. Alors que j’étais juste délégué jeunes, c’est-à-dire rien du tout, j’ai été invité un mois aux États-Unis, avec 100 dollars par jour. Quatre jours étaient obligatoires à Washington pour découvrir les institutions, puis j’ai pu choisir où je voulais aller : à Cleveland pour la sidérurgie, avant d’assister à la convention démocrate à San Francisco.

Il se trouve que les cinq personnalités sélectionnées dans la formation à laquelle j’appartenais s’appelaient François Fillon, Michel Barnier, Alain Carignon, Michel Noir et Thierry Mariani. Je suis le « petit », mais les Américains sont tout de même assez doués !

Ces voyages-là ont toujours existé. Pendant les vingt-cinq ans où j’ai siégé dans cette maison, le pays qui m’a le plus invité a certainement été Israël. Mon ami Éric Raoult organisait des voyages de découverte des institutions en Israël.

C’est une grave erreur de considérer qu’accepter des invitations à l’étranger est une faute. Il faut de la transparence, mais il ne faut pas empêcher les représentants du peuple de voyager. L’Assemblée nationale dispose d’un budget de plus en plus serré. Si vous ne profitez pas de ces occasions, vous finirez par ne plus dépasser Marseille ! Je ne comprends pas la raison de ces accusations. La transparence doit être garantie, mais elle doit permettre aux parlementaires de voyager.

Si vous me le permettez, j’aimerais faire une suggestion que j’ai déjà soumise au Parlement européen quand Mme Metsola a demandé ce que nous pouvions faire après le Qatargate. Les membres de l’Assemblée nationale et les députés français au Parlement européen doivent répondre à un questionnaire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique qui est censé débusquer les conflits d’intérêts. On nous demande la marque de notre voiture, le détail de nos placements et la valeur de notre portefeuille, etc. Il y a, en revanche, une question qui n’est jamais posée alors qu’elle me semble primordiale en matière de conflits d’intérêts et d’ingérences. Que ce soit au Parlement français ou au Parlement européen, il ne nous est jamais demandé si nous avons une double nationalité. Je trouve pourtant que nous devrions connaître – je dis bien « connaître », il ne faut pas qu’il n’y ait pas de malentendu – cette information. La nationalité serait-elle un chiffon, moins importante que la marque d’une voiture ?

Meyer Habib, qui fut mon collègue et qui est en cours de réélection – enfin, je prends mes précautions : il va essayer d’être réélu –, dit clairement qu’il a deux nationalités, mais d’autres ne le disent pas. Or si une personne traite un dossier sur le Maroc, par exemple, il peut être intéressant de savoir qu’elle a la nationalité d’un pays de la zone, qui peut être ami ou ennemi. Pour ma part, je suis marié depuis dix-sept ans avec une citoyenne française d’origine russe. J’aurais droit à un passeport russe, mais je l’ai refusé.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous n’avez pas du tout répondu à ma question et vous avez introduit une confusion entre ingérence et influence, qui sont deux notions différentes.

Avez-vous connaissance d’ingérences de la part de la Russie ou de la Chine, par exemple, au niveau de l’État français ? Vous le réfutez, mais la plupart des experts que nous avons reçus dans cette commission, y compris des représentants de services spécialisés, ont confirmé que les principaux pays qui pratiquaient l’ingérence – et non l’influence – étaient la Chine, la Russie et parfois l’Inde, notamment sur internet.

M. Thierry Mariani. Si ma mémoire est bonne, l’École de guerre économique considère, dans son rapport publié l’année dernière, que les principaux pays à commettre des ingérences sont, dans l’ordre, les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Allemagne. Tous les instituts ont cependant leur propre classement.

Ai-je connaissance d’ingérences ? Non. Vous auriez pu m’interroger sur Russia Today – vous voyez, je vais au-devant de vos questions…

Comment définissez-vous l’ingérence ? Pour moi, l’influence consiste à défendre une opinion alors que l’ingérence suppose d’intervenir dans les affaires d’un État pour en changer la politique. Je suis désolé, mais je n’ai connaissance d’aucune ingérence russe dans les affaires de la France. J’ai vu que le site de l’Assemblée nationale avait été attaqué hier par des hackeurs russes, ce que je condamne évidemment. Je n’ai connaissance de rien d’autre.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Nous en venons aux questions des autres membres de la commission.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si j’ai correctement noté les dates, les deux enquêtes qui vous concernent ont été ouvertes en mars 2021 et en mars 2022.

M. Thierry Mariani. Je l’ai appris par Le Monde, ce qui est tout de même extraordinaire. Je me fie à ce journal, qui constitue ce qu’on appelle un journal de référence et qui est généralement bien informé. Donc, Le Monde dit qu’une enquête aurait été ouverte en mai 2021.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Une seconde enquête a été ouverte l’année dernière, me semble-t-il.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Elle l’a également été en 2021.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’avais donc mal compris. Je vous remercie, madame la rapporteure.

La semaine dernière, nous avons notamment reçu l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Je ne mentionnerai évidemment pas le contenu des auditions à huis clos. Les raisons qui ont conduit le Rassemblement national à demander l’ouverture de cette commission d’enquête dans le cadre de son droit de tirage sont toutefois publiques. Nos concitoyens peuvent tout de même s’interroger sur la rapidité avec laquelle certaines procédures judiciaires sont menées, notamment l’affaire Fillon, qui est intervenue au cours d’une période électorale cruciale. Inversement, d’autres, comme celle sur le « pacte de corruption » autour de la vente d’Alstom, qui a suivi la commission d’enquête Marleix, sont en cours depuis trois ans sans que nous sachions si elles progressent.

En ce qui vous concerne, pouvez-vous être un peu plus disert – en respectant évidemment la séparation des pouvoirs – et confirmer que vous n’avez reçu aucune convocation d’un magistrat, que vous n’avez eu aucun entretien et que vous n’avez pas connaissance des faits précis qui vous sont reprochés, puisque les seules informations dont vous disposez sont celles que vous avez eues par la presse ?

S’agissant de la perquisition qui a eu lieu dans les locaux du Dialogue franco-russe, vous avez dit qu’elle ne vous concernait pas et qu’elle visait une tierce personne. Est-ce exact ?

M. Thierry Mariani. Je vous confirme que je n’ai aucune information concernant les deux enquêtes qui ont été ouvertes il y a deux ans. Je ne saurais rien si Le Monde n’avait publié un article à ce sujet, repris plus ou moins exactement –  Le Monde a écrit des choses intéressantes qui sont devenues n’importe quoi dans d’autres journaux, lesquels ont parlé par exemple de mise en examen. Pour ma part, je n’ai jamais reçu de convocation et je n’ai jamais vu un magistrat. Je le répète, je rêverais de m’entretenir avec un magistrat ou un policier, car je n’ai rien à cacher.

Quant à la perquisition qui s’est déroulée le 23 mars 2022, les policiers qui l’ont effectuée nous ont indiqué qu’elle visait notre ancien directeur, M. Troubetskoï, qui avait quitté l’association le 1er avril 2017. L’équipe était initialement composée d’un directeur, d’une attachée de presse et d’une responsable chargée de l’animation. Lorsque nos moyens se sont réduits, nous avons successivement licencié les deux premiers, pour ne conserver que la troisième.

Les services de police qui ont perquisitionné nous ont expliqué qu’ils cherchaient des bulletins de salaire de M. Troubetskoï. J’avoue avoir été surpris, parce qu’ils ont utilisé des scanners pour vérifier que rien n’était planqué dans le plafond ou sous le parquet. M. Troubetskoï était parti depuis pratiquement cinq ans au moment de la perquisition. Celle-ci le visait-elle vraiment ? S’agissait-il de savoir ce que nous faisons ? Je l’aurais compris, mais il aurait suffi de nous poser la question. En tout cas, officiellement, cette perquisition n’a aucun rapport avec moi.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). D’après mes informations, le Dialogue franco-russe a été créé à l’initiative de M. Chirac et de M. Poutine en 2002. Vous avez cité une liste non exhaustive des entreprises qui y ont cotisé jusqu’en 2014. Y figurent la plupart des groupes d’infrastructures énergétiques ou de transport. Je ne sais pas si Renault, qui a des affaires en Russie, en faisait aussi partie.

Lors de l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie, de nombreuses entreprises françaises se sont retirées du marché russe dans des conditions qui restent à préciser. À cette occasion, nous avons pris conscience de l’existence de liens économiques anciens entre les deux pays. Vous me contredirez le cas échéant, car vous êtes, comme d’autres ici, un meilleur spécialiste que moi de cette question, mais il me semble que ces relations datent pour l’essentiel des mandats de M. Chirac.

En dehors des actes hostiles d’ingérence, mentionnés à juste titre par le président Esquenet-Goxes, de la part du gouvernement ou d’institutions paragouvernementales, comme les attaques sur internet, il me semble que l’on relit a posteriori l’histoire des relations économiques entre la France et la Russie à la lumière de l’invasion illégale de l’Ukraine et de l’annexion de la Crimée. Ces événements ne sont pas compris selon leur succession chronologique, en l’occurrence les suites de l’effondrement de l’URSS, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et la création de liens économiques très forts entre les différents gouvernements français et la Russie, que l’on pouvait d’ailleurs critiquer à l’époque.

Des personnalités politiques françaises de différents partis, même si elles semblaient essentiellement appartenir à l’UMP, ont œuvré pour renforcer ces relations. J’ai l’impression que la manière dont celles-ci sont aujourd’hui analysées est peut-être mal intentionnée. Qu’en pensez-vous ?

Pour préparer cette audition, j’ai retrouvé des informations concernant Jean-Pierre Chevènement. Il s’agit d’une personnalité politique éminente, qui a exercé des responsabilités dans différents gouvernements et qui a soutenu M. Macron, ce qui est son droit. Il me semble qu’en 2022 un accord électoral a d’ailleurs été conclu pour faire élire dans la majorité des candidats liés à M. Chevènement. Je ne suis pas familier des décorations russes, mais M. Chevènement a reçu l’ordre de l’Amitié des mains de Vladimir Poutine en avril 2017. Ce dernier aurait alors déclaré : « J’aimerais exprimer ma gratitude à nos amis étrangers qui ont reçu l’ordre de l’Amitié. Votre attitude sincère et cordiale envers la Russie s’exprime par des actions concrètes. » Ne parlant pas russe, je fais confiance à la traduction. Je ne sais pas exactement ce qu’il a voulu dire, mais c’est un discours aimable envers une personnalité. En tant qu’élu de Belfort, M. Chevènement a beaucoup travaillé sur le dossier Alstom. À titre personnel, j’ai beaucoup de respect pour lui. Je ne sais ce qu’il en est de son côté, mais je ne le considère pas comme un adversaire politique.

Il faut lutter contre les vrais problèmes d’ingérence. Je m’inquiète d’une relecture a posteriori des relations économiques anciennes entre la France et la Russie.

M. Thierry Mariani. Avant le début de cette guerre, la France était le premier employeur étranger en Russie. De grandes entreprises y étaient présentes, comme Auchan, Leroy Merlin ou Renault. La France avait de bonnes relations avec la Russie depuis le général de Gaulle, donc avant Jacques Chirac, et en a eu jusqu’à Nicolas Sarkozy. Beaucoup d’entreprises françaises se sont implantées en Russie. Mme Genetet, qui est députée de cette circonscription, doit connaître la chambre de commerce franco-russe, qui était l’une des plus dynamiques avant les sanctions.

Quand nos relations avec la Russie ont-elles commencé à se détériorer ? Cela ne date pas du 24 février 2022. Les problèmes sont apparus en 2013, quand l’Union européenne a voulu imposer un traité à deux, et non pas à trois, à l’Ukraine.

Comme ancien président du groupe d’amitié France-Ukraine, j’ai un souvenir qui m’a profondément marqué. Le 13 décembre, j’avais rencontré M. Mykola Azarov, qui était Premier ministre d’Ukraine à l’époque et qui m’a expliqué que pour éviter une catastrophe, il fallait à tout prix faire en sorte que le traité économique avec l’Europe soit à trois, avec la Russie, et non à deux. Je n’avais aucun pouvoir, mais il s’imaginait que j’en avais.

Tout le monde oublie que les problèmes ont commencé à ce moment-là. Les désaccords internes des Ukrainiens à propos de ce traité ont débouché sur Maïdan et Maïdan a débouché – désolé – sur un coup d’État. Je vous rappelle la conversation de Mme Nuland qui a été enregistrée, où elle détaille ceux qui seront au gouvernement et où elle prononce l’élégante formule « fuck Europe ». Nous sommes passés à une nouvelle étape d’un conflit qui a démarré en 2013 par un simple accord économique.

Vous avez mentionné M. Chevènement. Celui-ci a participé à l’assemblée générale de Dialogue franco-russe en 2015 et 2016. Il y avait donc des personnalités de gauche et de droite, comme dans les voyages que nous avons organisés. Tout est transparent. Il suffit de regarder les photos qui sont sur Twitter.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Les déplacements en Syrie ou en Crimée où, pouvant être considéré comme chef de délégation, vous avez emmené des députés nationaux ou européens de différents groupes ont-ils eu lieu de votre propre initiative ? L’ont-ils été à l’initiative de la Russie ou de la Syrie, qui vous aurait demandé de faire l’intermédiaire entre ces élus et le pouvoir en place ? Comment étaient choisis les députés qui participaient à ces voyages ? Comment ces derniers étaient-ils financés ? Quel était exactement votre rôle ?

M. Thierry Mariani. Les deux situations sont différentes. Au début, je suis allé en Syrie avec SOS Chrétiens d’Orient. Je me souviens de Mme Guigou qui nous annonçait toutes les semaines la chute de Bachar al-Assad. Excusez-moi, mais je préfère que la Syrie ait eu ce gouvernement plutôt qu’Al-Qaïda ou plutôt Al-Nosra à sa tête.

Je suis allé en Syrie peut-être cinq ou six fois. Tout est sur Twitter, il suffit de compter. Je me suis rendu dans ce pays à peu près chaque année depuis 2015. J’ai eu l’honneur d’être présent lors de la fin des combats à Alep. Nous sommes d’ailleurs restés bloqués à l’aéroport pendant plusieurs heures parce que les environs n’avaient pas été « nettoyés » – je n’aime pas ce terme – et que des représentants d’Al-Nosra s’y trouvaient encore. Les journalistes qui étaient avec nous peuvent en témoigner.

En politique, entre deux maux, il faut choisir le moindre. J’adore tous ceux qui ont rêvé des islamistes modérés pendant des années, mais tous ceux qui connaissent la situation syrienne savent qu’à cette époque c’était l’un ou l’autre. Je préfère que le gouvernement actuel reste en place, plutôt qu’un gouvernement qui serve de bastion aux islamistes.

Je ne me souviens plus combien de voyages ont été organisés avec SOS Chrétiens d’Orient et combien l’ont été sans eux. Pour ce qui est du choix des participants, je m’adressais tout simplement aux personnes qui m’avaient indiqué qu’elles étaient intéressées. Quand vous alliez en Syrie, vous étiez montrés du doigt et on vous jetait l’opprobre. Par conséquent, les candidats n’étaient pas très nombreux ! Ils appartenaient cependant à tous les partis politiques, à l’exception du Rassemblement national, qui n’avait pas de député à l’époque.

S’agissant du financement, nous prenions nous-mêmes en charge les dépenses, qui se résumaient à des billets d’avion entre Paris et Beyrouth, ce qui coûtait environ 400 euros par personne en classe économique. L’hébergement, généralement deux nuits d’hôtel, et les transports étaient payés par les locaux.

J’ai en main une copie de la déclaration que j’avais faite à M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, déontologue de l’Assemblée nationale, le 10 novembre 2015 : « En application de la décision du 6 avril 2011 qui prévoit l’obligation pour les députés de déclarer les voyages financés par une personnalité physique ou morale, je vous informe que je me rendrai en Syrie du 11 au 14 novembre avec MM. Nicolas Dhuicq, Jean Lassalle, Yannick Moreau et Michel Voisin. Les billets d’avion sont à nos frais et les frais d’hébergement ainsi que le transport dans le cadre du programme sont assurés par l’organisateur. » En l’occurrence, ce voyage était effectué avec SOS Chrétiens d’Orient. Les frais de transport qui leur restaient à payer étaient limités puisqu’il n’y a qu’une heure et demie de route entre Beyrouth et Damas.

À partir du moment où cette procédure est devenue obligatoire, tout était déclaré. Je le dis avec humour : comme il y a eu une polémique du fait de certains députés, qui s’insurgeaient que l’Assemblée nationale puisse autoriser de tels déplacements, le déontologue se sentait obligé d’ajouter un paragraphe confirmant que nous avions rempli nos obligations, mais qu’à titre personnel, il nous déconseillait ce voyage qui pouvait faire l’objet d’une exploitation politique. Nous lui répondions alors par une lettre type, où nous prenions acte d’avoir rempli nos obligations et rappelions que la politique était justement le but de notre déplacement.

En ce qui concerne la Crimée, les déplacements ont été effectués soit à l’invitation des autorités soit, pour les premières missions, dans le cadre du Dialogue franco-russe.

Mme Anne Genetet (RE). Vos propos sont très intéressants, mais nous étudions ici les ingérences. Certes, la limite entre l’ingérence et l’influence est un peu floue : il y a un continuum entre les deux. Toutefois, les éléments que vous nous avez rapportés s’apparentent essentiellement à de l’influence.

Vous avez douté du fait que nous puissions détenir des secrets, mais nous ne cherchons pas des secrets. Notre objectif est de repérer des ingérences, c’est-à-dire des interventions qui peuvent changer votre jugement. Ces pressions peuvent s’exercer sur des think tanks, des chercheurs, des journalistes ou des élus. En l’occurrence, nous recherchons les pressions qui ont pu s’exercer sur vous.

Vous avez cité des éléments budgétaires concernant le Dialogue franco-russe, mais je n’ai pas compris à quelle année ils se rapportaient précisément. Vous avez dit qu’il y avait beaucoup de cotisants au départ, russes et français. Vous n’avez plus les pièces justificatives. Néanmoins, vous vous exprimez sous serment. J’imagine donc que vous allez nous dire exactement ce qu’il en était. Quel était le montant des cotisations avant 2014, après 2014 – puisque cette date marque une inflexion – et, si vous disposez de cette information, en 2022 ? Qui étaient les cotisants, notamment du côté russe ? Des personnalités politiques figuraient-elles parmi eux ? Vous avez indiqué que l’association avait pour objectif de favoriser les relations à la fois économiques et politiques et annoncé que vous y reviendriez, mais vous ne l’avez pas fait concernant le second aspect. Comment ce budget était-il utilisé ? Quelles étaient les principales dépenses ?

Vous êtes allé à de très nombreuses reprises en Russie. On comprend en partie pourquoi. Quels sont les intérêts que vous avez là-bas ? Détenez-vous des biens immobiliers ? Quelles sont les sociétés que vous avez éventuellement créées – c’est la vie économique –, revendues ? Détenez-vous des participations dans des sociétés russes ? Le cas échéant, quel était l’objet de ces sociétés ?

Étant l’un des élus qui se sont rendus le plus souvent en Russie, vous avez eu beaucoup de relations avec des hommes politiques russes. Quels étaient vos liens avec le parti de Vladimir Poutine, Russie unie ? Nous avons vu évoluer le comportement de Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 2000. Avez-vous constaté une inflexion dans la manière dont il interagissait avec nous ?

Il existe une différence notable entre le modèle français de société, auquel nous tenons, comme vous, je pense – vu le parti dont vous êtes désormais membre –, et le modèle de société prôné par M. Poutine. À la lumière de votre parcours politique, des rendez-vous que vous avez eus, de vos votes au Parlement européen, je me demande si vos positions en tant qu’élu traduisent vos convictions profondes et votre volonté de défendre les intérêts de la France. J’exagère peut-être un peu, mais pourraient-elles être une réponse à des commandes qui vous auraient été faites ?

M. Thierry Mariani. J’ai passé l’âge d’obéir à des commandes ! À vrai dire, même très jeune, je ne l’ai jamais fait.

À vous écouter, j’ai l’impression d’entendre certains pseudo-spécialistes de la zone, qui procèdent par sous-entendus. Je l’ai dit et je le répète, je n’ai jamais possédé de biens en Russie. Je n’ai jamais eu de parts de société. M. Vitkine, un journaliste qui fait un bon boulot – je crois en outre qu’il parle bien le russe –, a enquêté. Il a interrogé un certain nombre de personnes pour savoir si j’avais pu détenir des parts de société. Il n’y a rien ! Vous vous doutez bien qu’en ayant été ministre et représentant en Afghanistan, toutes ces vérifications ont déjà été effectuées.

Il existe une sorte de totalitarisme de la pensée en France. C’est très grave. Quand on défend des idées qui sont conformes à celles de la majorité ou à ce que souhaite le Gouvernement, on a des opinions. Quand on défend des idées opposées, on a des intérêts. Je n’ai pas d’intérêts. Mon seul intérêt, c’est la France, sa politique étrangère, les liens qu’elle doit entretenir avec l’étranger. Je suis catastrophé par l’évolution suivie sous le président Macron. La France est un pays de plus en plus isolé. J’ai la nostalgie de l’époque où, en 2008, Nicolas Sarkozy a fait la paix en Géorgie sans attendre l’avis de l’Europe, et même de celle où, en 2014, M. Hollande et Mme Merkel ont obtenu un cessez-le-feu, même s’il a été mal respecté. Aujourd’hui, la France est totalement absente.

Je vous réponds catégoriquement que je n’ai rien revendu ni rien acheté en Russie. Je mets au défi qui que ce soit de prouver le contraire. Dans votre modèle de société, il n’est pas possible de s’intéresser à quelque chose par conviction. Pour vous, tout doit forcément être intéressé. Je suis de la vieille école et je ne fais pas partie de la start-up nation. Je pense simplement que la France a intérêt à garder des relations avec la Russie. S’aligner systématiquement sur les positions défendues par l’OTAN et les États-Unis est une catastrophe pour notre pays, par exemple pour notre industrie.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ne nous égarons pas.

M. Thierry Mariani. Ce sont des questions politiques. En politique, il y a des opinions. Je veux bien qu’on m’interroge sur mes intérêts – c’est toujours ce mot qui est employé –, mais dans ce cas, puisque je n’en ai aucun, je ne répondrai plus à rien.

Nous avions effectivement des relations avec le parti de Vladimir Poutine. Je me suis rendu plusieurs fois, alors que j’étais à l’UMP ou aux Républicains et pas encore au Rassemblement national, au congrès de Iedinaïa Rossia, c’est-à-dire de Russie unie.

Je me permets quand même de vous rappeler que la première personne qu’Emmanuel Macron a reçue en grande pompe au palais de Versailles était un certain Vladimir Poutine !

Mme Anne Genetet (RE). Ce n’était pas une critique, juste une question.

M. Thierry Mariani. Je suis allé deux ou trois fois au congrès de Iedinaïa Rossia, parce que j’y avais été invité. Je ne le regrette pas. J’ai été invité à d’autres congrès auxquels je ne suis pas allé. Quand vous vous intéressez à un pays, vous recevez de multiples invitations, parce que vous êtes identifié comme interlocuteur.

Le Président actuel comme son prédécesseur ont eu de nombreux contacts avec Vladimir Poutine. Ma première rencontre personnelle avec ce dernier a eu lieu lorsque j’étais ministre des transports. Il n’était plus président à l’époque, mais Premier ministre. Je lui ai fait visiter le salon du Bourget avec Gérard Longuet, qui était ministre de la défense.

Vous m’avez demandé tout à l’heure quels hommes politiques russes je connaissais bien. Parmi eux figure Konstantin Kosachev, qui était chargé des relations internationales de Russie unie et qui préside aujourd’hui la commission des affaires étrangères du Sénat russe.

Au temps de l’abondance, en 2011, c’est-à-dire avant que j’arrive, le Dialogue franco-russe percevait 762 000 euros de cotisations russes et un peu moins de 100 000 euros du côté français. C’est l’époque de l’arrivée du coprésident Iakounine. En 2012, année de mon arrivée, les Russes ont mis 215 243 euros et les Français 159 000 euros.

Que faisions-nous de cet argent ? Nous avions un loyer de 240 000 ou 220 000 euros. Nous avions également du personnel. Le directeur, M. Troubetskoï, touchait un salaire de 6 000 à 7 000 euros par mois. L’attachée de presse, Mme Kamenskaïa, était salariée aux alentours de 4 000 euros. Il ne reste qu’Irina Dubois, qui est la seule salariée et qui fait tout. Elle était payée 2 000 euros. Nous n’avons plus les moyens de rémunérer quelqu’un d’autre.

En 2013, la participation russe s’est élevée à 531 000 euros. Je n’ai pas les chiffres du côté français. C’était une année exceptionnelle : nous avions organisé le colloque avec le MEDEF, notre dernière grande manifestation.

Depuis quelques années, les chiffres sont beaucoup plus modestes. En 2017 et en 2018, notre budget était de 100 000 euros. Les cotisations émanaient principalement d’entreprises de transport. En 2020, c’était 151 000 euros. En 2021, c’était 250 000 euros. En 2022, je crois que c’était à peu près 50 000. C’est compliqué, car nous n’avons plus une partie des documents pour les raisons que j’ai indiquées.

Il nous reste à payer 60 000 euros de loyer pour les locaux des Champs-Élysées. La société Gestima nous fait gentiment crédit. Notre trésorerie s’élève à peu près à la même somme, ce qui nous permet de réaliser des vidéos et de payer notre collaboratrice.

Mme Anne Genetet (RE). Merci pour la précision de vos dernières réponses.

Vous dites qu’au cours des différents mandats que vous avez exercés, vous avez tout déclaré, ce qui n’est pas toujours facile. Je pense à vous-même, mais aussi à votre entourage. Vous êtes un fin observateur du dialogue franco-russe – au sens propre du terme. Savez-vous si des Russes, politiques ou non, ont cherché à repérer des personnes qu’ils jugeaient d’intérêt du côté français dans le but de faire pression sur elles ? On voit bien que M. Poutine cherche à imposer un modèle de société et de gouvernance. Vous qui êtes bien placé pour observer cela, avez-vous constaté un changement de comportement de la Russie depuis la Géorgie en 2008, la première invasion de l’Ukraine en 2014 ou plus récemment en 2022 ? Même si elles ne vous concernaient pas directement, avez-vous eu connaissance de tentatives de pression sous forme de cadeaux, d’invitations, etc. ?

M. Thierry Mariani. J’ai retrouvé le montant du loyer, qui est de 120 000 euros pour le Dialogue franco-russe et de 120 000 euros pour RŽD. Ces tarifs s’expliquent par la localisation des bureaux avenue des Champs-Élysées.

Pour revenir à votre question, je n’ai pas subi de pressions et je n’en ai pas observé. Les personnes que vous emmenez en mission en Crimée ou ailleurs sont des amis. Les pressions sont pour ceux qui vous menacent, pas pour des amis !

Ce n’est un secret pour personne, j’ai toujours milité pour des relations d’amitié entre la France et la Russie. Je pense qu’elles sont dans l’intérêt de la France. Il n’y a pas besoin d’exercer de pressions sur moi pour que je m’intéresse à la Russie. Comme je l’ai rappelé, j’y ai des attaches personnelles. J’y ai aussi des amis, y compris dans la communauté française. Vous exercez un très beau mandat, qui a été le mien pendant cinq ans. Il est l’occasion de rencontrer des Français installés à Moscou, dont certains sont attachants et peuvent devenir des amis ; même quand ils ne sont pas politiquement corrects, comme Xavier Moreau ou d’autres, ce sont des personnes pour qui j’ai une certaine estime.

Mme Mireille Clapot (RE). Les sanctions décidées par l’Union européenne ont commencé à s’appliquer le 17 mars 2014. D’abord ciblées sur quelques personnalités, elles sont devenues économiques et se sont progressivement renforcées lorsque le vol MH17 a été détruit, ce qui a causé plusieurs centaines de victimes civiles, puis lorsque la Crimée a été annexée.

Comment êtes-vous intervenu, par l’intermédiaire des activités du Dialogue franco-russe, de vos voyages, de vos relations avec des entreprises françaises ou de vos prises de position, pour soutenir ou, au contraire, pour combattre ces sanctions ?

M. Thierry Mariani. Les députés français ou européens ont le même poids sur les décisions relatives aux sanctions : il est nul !

En tant que parlementaire, il faut toujours examiner la nomenclature des sanctions. À chaque fois, la France se fait avoir ! En 2014, par exemple, beaucoup de produits agricoles ont fait l’objet de sanctions. Les pommes sont certainement très dangereuses ! En revanche, aucune sanction n’a été prise concernant le spatial. N’est-ce pas militaire et stratégique ? Mais les États-Unis avaient besoin de maintenir leur coopération avec la Russie.

Comme vous pouvez vous en douter, ces sanctions, je les ai combattues. Le 28 avril 2016, cette assemblée a adopté à mon initiative une proposition de résolution invitant le Gouvernement à ne pas renouveler les mesures restrictives et les sanctions économiques imposées par l’Union européenne à la fédération de Russie. Vous savez comme moi qu’une résolution parlementaire n’a qu’une valeur symbolique. À ma connaissance, il s’agit toutefois de la seule proposition de résolution de la Ve République à avoir été adoptée contre l’avis du Gouvernement. Déposée par cinquante-quatre signataires, dont Thierry Mariani, Damien Abad, Bernard Accoyer, etc., elle a été adoptée grâce à des voix qui venaient de différents groupes : celles de Mme Bechtel – qui était avec M. Chevènement, je crois –, de socialistes, d’élus de la Gauche démocrate ou de non-inscrits comme M. Collard et Mme Maréchal-Le Pen, plus quarante-cinq voix de la part des Républicains, dont – aurai-je la cruauté de le dire ? – Christian Jacob, François Fillon et bien d’autres. C’était le scrutin n° 1267 de la première séance du 28 avril 2016.

Je me suis donc opposé à ces sanctions au Parlement français et je continue à m’y opposer au Parlement européen. Je persiste à dire qu’elles sont un suicide pour notre économie.

Les sanctions décidées par la France dépendent des sanctions européennes, mais comment celles-ci sont-elles choisies ? Posez-vous la question ; pour ma part, je n’ai jamais réussi à obtenir la réponse au niveau européen. Vous pouvez constater qu’à chaque fois, elles sont choisies pour ne surtout pas gêner les États-Unis. Par exemple, le nucléaire civil ne fait pas partie des sanctions. Devinez qui en a besoin ! À mon avis, les sanctions sont un instrument contre la Russie, certes, mais il se retourne aussi contre nous.

La Russie est-elle très pénalisée par les sanctions ? Elle ne l’est pas trop dans l’immédiat, mais elle le sera à terme. La première année, la hausse du cours des cours des matières premières lui a permis d’être moins gênée financièrement que certains ne l’espéraient – je n’aurai pas la cruauté de rappeler que notre ministre de l’économie voulait mettre l’économie russe à genoux. À long terme, le pays sera certainement pénalisé. Toutefois, la Russie a compris qu’il y avait d’autres clients que l’Europe. Progressivement, elle se tourne donc vers eux. Pour cette raison, je persiste à dire que ces sanctions vont autant nous pénaliser que la Russie. À la fin, il n’y aura comme d’habitude qu’un seul grand gagnant !

Mme Mireille Clapot (RE). Il me semble que les sanctions agricoles sont des contre-sanctions de la Russie et non des sanctions de l’Union européenne. Ce contresens est fréquent.

En dehors de vos activités parlementaires, quelles ont été les interventions du Dialogue franco-russe et vos prises de position par rapport aux sanctions ? Il s’agissait plus d’influence que d’ingérence, mais la Russie avait lancé une campagne, même si elle n’était pas totalement affichée, pour convaincre la France et l’Union européenne d’abandonner les sanctions.

M. Thierry Mariani. Nous n’avons rien fait de spécial, nous avons seulement expliqué que ces sanctions étaient stupides. Je défends l’intérêt de la France. Je me moque de l’intérêt des autres États. Or l’intérêt de la France est d’avoir des entreprises françaises à l’étranger, qui créent des emplois en France. Nous étions le premier employeur étranger en Russie. Nous avions investi dans de très nombreux secteurs.

Nous avons organisé des conférences, tout est transparent. À l’époque, même M. Chevènement considérait qu’il fallait supprimer ces sanctions.

Un article de Mme Camille Vigogne dans l’hebdomadaire L’Express a récemment analysé les votes du Rassemblement national sur quatre ou cinq propositions de résolution. Cela va me permettre de répondre aussi à Mme Genetet. Mme Le Grip, qui a siégé au Parlement européen, sait que les résolutions peuvent faire plusieurs pages. Le titre peut être « résolution pour que tout le monde soit heureux », mais il faut tout lire. S’agissant par exemple de la proposition de résolution de novembre 2022 qui demandait le versement d’une nouvelle aide à l’Ukraine, nous nous sommes abstenus parce que la Cour des comptes européenne avait indiqué le 23 septembre 2021, dans un rapport qui est en français et accessible sur son site, que l’Union européenne avait versé à l’Ukraine 17 milliards d’euros – avant la guerre, donc –, et que tout cela avait en grande partie servi à enrichir la grande corruption. Faut-il donner sans cesse plus à ce pays ?

Tout le monde a oublié qui était Ioulia Timochenko. Le système est doué pour fabriquer des icônes. Pendant la révolution orange, Mme Timochenko était, comme M. Zelensky aujourd’hui, présentée comme une héroïne. Je ne sais plus combien d’années elle a ensuite passées en prison.

Nous nous sommes aussi abstenus sur une résolution concernant, selon la journaliste, « l’escalade de la guerre d’agression menée par la Russie », parce que le texte demandait un embargo immédiat et total sur les importations de combustibles fossiles et d’uranium russes. Or comment fonctionnent nos centrales nucléaires ? Elles utilisent en partie de l’uranium recyclé par Rosatom. Notre parc nucléaire rencontre déjà quelques difficultés en France. Contrairement à Mme Loiseau et ses amis, je ne vais pas voter une résolution qui risque de le mettre davantage en danger.

Pourquoi n’avons-nous pas voté, en janvier 2023, la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine ? Parce que cette résolution demandait, dans son article 15, que certains États, dont la France, acceptent les amendements de Kampala, c’est-à-dire le fait que nos concitoyens puissent être jugés par cette cour. Je vous rappelle que le Gouvernement, dirigé par Mme Borne, est opposé à cette ratification. Paradoxalement, nous nous retrouvons à voter ce que demande le Gouvernement, ce qui correspond aux intérêts de la France, tandis que le groupe qui représente la majorité au Parlement européen vote contre ces intérêts et contre la position du Gouvernement, peut-être parce qu’il n’a pas lu les résolutions jusqu’au bout !

M. Thomas Ménagé (RN). Tous les médias vous présentent comme l’homme politique qui entretient les liens les plus étroits avec la Russie. Comment expliquez-vous que d’autres hommes politiques ne soient jamais suspectés d’avoir permis des ingérences russes ?

François Fillon a été Premier ministre. Il détient probablement plus d’informations que vous, même si vous avez été ministre. Or, de mémoire, il a siégé dans deux conseils d’administration d’entreprises russes. Il a démissionné à la suite de la guerre en Ukraine, mais, contrairement à vous, il occupait des postes rémunérés. Pourquoi n’est-il que rarement mis en cause, voire jamais ?

M. Thierry Mariani. Lorsque ça tire dans tous les sens, certains font profil bas. Pour ma part, je soutiens ceux qui ont à mon avis des intérêts communs avec la France.

M. Fillon est absent et je ne dirai pas de mal de lui. J’ai participé à son gouvernement et je respecte ce moment de mon parcours. J’ai la même position vis-à-vis de Nicolas Sarkozy. Effectivement, ils ont tous les deux eu des liens avec la Russie, l’un en siégeant dans des conseils d’administration et l’autre en ayant plus ou moins un contrat avec un oligarque.

Je n’ai rien demandé et rien souhaité de la part de la Russie. Quand j’ai été battu, je suis retourné dans le Vaucluse et j’ai vendu ma maison de Valréas. J’ai essayé de trouver un autre boulot. J’ai été démarché par une société chargée de la privatisation des aéroports dans certains pays de l’Est. Je n’en ai jamais eu la certitude, mais je pense qu’il s’agissait de Macquarie. À un moment, j’ai reçu une lettre de la compliance, que je garde précieusement, me disant qu’un avis négatif avait été émis à une éventuelle collaboration en raison de mes liens avec la Syrie. Quand on appartient à certains partis ou qu’on défend certaines opinions qui ne vont pas dans le sens de la majorité, on se retrouve un peu marqué au fer rouge.

Certains ont choisi d’accepter ces postes liés à la Russie. J’aurais peut-être pu faire de même. Je le ferai peut-être un jour. Pour le moment, je n’ai rien cherché et on ne m’a rien proposé. Dans tous les partis politiques, certains essayent de faire oublier les relations qu’ils ont pu entretenir avec tel ou tel pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous n’avons pas pu respecter l’ordre initialement prévu des auditions, mais nous avions prévu de recevoir M. Ripert, ambassadeur de France en Russie. Celui-ci avait fait une déclaration, largement commentée, lors des élections en France. Il expliquait qu’il avait eu connaissance de personnalités françaises qui avaient reçu des valises de billets, même si je ne me souviens pas des termes exacts qu’il avait employés. Il sous-entendait que ces personnes avaient permis une ingérence, c’est-à-dire, comme l’a indiqué notre collègue Genetet, qu’elles devaient, en échange de l’argent reçu, faire changer d’opinion ou faire adopter des opinions.

Compte tenu de votre expérience des relations diplomatiques, qu’avez-vous pensé de cette déclaration ? Que vous a-t-elle inspiré qui pourrait nous aider dans nos travaux ?

M. Thierry Mariani. Je crois que votre commission va auditionner M. Ripert bientôt. Je ne suis plus un spécialiste du code de procédure pénale, mais il me semble que l’article 40 l’obligeait, s’il avait connaissance de faits délictueux en tant qu’ambassadeur, à les signaler.

J’ai trouvé cette déclaration extrêmement choquante. Soit on a des preuves et des noms, et on les avance, soit on salit pour salir. C’est comme si je disais que j’ai connu dans ma vie beaucoup d’ambassadeurs qui avaient profité de leurs fonctions. C’est dégueulasse : c’est faux, mais ça jette la suspicion sur tout le corps. Je me souviens aussi d’un ancien ministre – je crois qu’il s’agissait de Luc Ferry – qui avait expliqué qu’il avait connu un ministre de la culture qui se rendait dans certains pays du Maghreb pour diverses raisons. Lorsque l’on jette de telles accusations, il faut donner des noms. Sinon, il est préférable de se taire.

Pour répondre à votre question, je n’ai pas connaissance de personnalités politiques qui sont revenues de Russie avec des valises. Si de tels faits se sont produits, j’espère que M. Ripert vous donnera des noms.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Notre collègue Genetet a rappelé que les concepts d’influence, d’interférence ou d’ingérence recouvrent des réalités pouvant varier en intensité et en nature, mais s’inscrivent tout de même dans un continuum.

Vous avez beaucoup prôné la transparence, notamment concernant vos déplacements et vos invitations, et nous ne pouvons que partager votre point de vue à ce sujet. Les prises de position ou les votes des femmes et des hommes politiques sont publics : il est tentant de les analyser, en cohérence avec ces déclarations. Ce n’est pas vous faire injure que de constater qu’en ce qui vous concerne, ils sont souvent alignés sur les éléments de langage défendus par le régime de Vladimir Poutine. Cela révèle une influence. La liberté d’opinion qui prévaut dans notre pays et dans toute l’Union européenne vous y autorise. Pouvez-vous cependant vous exprimer à ce sujet ?

M. Thierry Mariani. Je ne sais pas ce que souhaite le régime russe, ou plutôt, en l’occurrence, le gouvernement russe, mais je sais ce que je crois et je défends mes convictions.

Je n’ai jamais été rémunéré par la Russie. Vous avez été députée européenne ; vous savez qu’à l’occasion du vote pour confirmer sa nomination en tant que commissaire, il est apparu que Mme Sylvie Goulard touchait 10 000 euros d’une fondation américaine. Pour ma part, je n’ai jamais rien touché. Pourtant, vous ne lui demandez pas pourquoi ses positions sont alignées sur ce que demandent les États-Unis. Je peux aussi vous citer l’exemple d’un de vos collègues du groupe Renaissance – appelons-le « B. H. » –, que je respecte et qui a travaillé au Hudson Institute ou à l’Atlantic Council. Je n’ai jamais été salarié par des think tanks américains.

Dans ces deux cas, tout le monde trouve ça normal. En revanche, quand on défend, sans jamais avoir été salarié, des positions qui ne sont pas dans l’air du temps, tout le monde s’étonne de ces opinions divergentes. En ce moment, la liberté d’opinion recule insidieusement dans notre pays. On a le droit d’avoir d’autres positions. Je suis prêt à défendre tous mes votes.

Vous étiez – je le sais – une députée sérieuse au Parlement européen. Vous savez de quoi je parle. Quand je dois voter pour ou contre une proposition de résolution, je ne me contente pas d’en lire le titre !

Je reprends mon exemple. Quand le groupe Renaissance au Parlement européen vote l’arrêt des livraisons du nucléaire civil dans les pays européens, c’est une flèche de plus qui frappe l’industrie nucléaire française. En ce qui me concerne, je pense d’abord à l’intérêt de mon pays. Je maintiens tous mes choix. Personne ne me dicte mes éléments de langage. Il est vrai que je suis moins invité que d’autres par certaines chaînes d’information.

Si vous avez l’impression que je suis le premier soutien de la Russie, c’est peut-être parce que certains qui en ont profité à une époque sont maintenant aux abris. Moi, j’ai toujours défendu mes convictions et je continuerai à les défendre. J’en suis plutôt fier.

Mon premier voyage iconoclaste avait consisté à conduire les dernières missions en Irak, avant l’invasion américaine de 2002. À l’époque, cette initiative avait aussi été condamnée par tout le monde.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. On note l’arrivée au Parlement européen de collaborateurs et collaboratrices russes. Vous avez depuis peu une assistante russe, Mme Anastasia Petrova. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Thierry Mariani. Anastasia Petrova était étudiante en communication politique à Nanterre. Elle cherchait désespérément un stage, qui n’est pas facile à trouver quand vous êtes russe. Je l’ai prise en stage au Parlement européen, quasi bénévolement puisque je lui versais 500 euros par mois, je crois. Manque de bol, elle a signé son contrat la veille du confinement, ce qui signifie qu’elle a effectué ses six premiers mois de stage chez elle, dans son cagibi à Bruxelles. J’ai renouvelé sa convention de stage à la demande de sa faculté, pour qu’elle fasse un vrai stage, mais elle n’a travaillé en conditions réelles qu’un mois car le covid continuait. J’ai demandé au Parlement européen si je pouvais prolonger son contrat, ce qui n’était pas possible. La seule solution était de l’embaucher. Comme elle était excellente, je lui ai proposé un contrat à durée indéterminée. Plein de groupes ont des collaborateurs d’origine russe. Elle parle français, elle a fait des études en France.


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25.   Audition, à huis clos, de M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (29 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nos auditions de cet après-midi sont de nouveau consacrées à l’expertise géopolitique. Les trois personnes que nous entendrons consacrent leur vie à mieux comprendre le monde qui nous entoure et à éclairer les citoyens et les législateurs que nous sommes.

Les spécialistes que nous avons entendus au début de nos travaux ont tous appelé notre attention sur l’agressivité croissante des puissances autoritaires ou totalitaires, des dictatures et des tyrannies, qui cherchent à s’ingérer dans les affaires des démocraties occidentales, en particulier dans celles de la France. Ils nous ont notamment alertés quant aux pressions exercées à l’encontre des chercheurs et géopoliticiens qui prennent ces puissances pour objet d’étude.

Cette agressivité se manifeste de plus en plus par des attaques publiques, notamment sur les réseaux sociaux, et par des tentatives d’intimidation et des refus de visa visant à empêcher ce travail de recherche. Dans certains pays comme l’Iran, cette volonté s’est même manifestée par des prises d’otages. Elle prend aussi la forme de plaintes en diffamation ou de procédures judiciaires ayant pour objectif de gêner le travail des chercheurs et de jeter le doute sur le sérieux de leurs travaux académiques ainsi que sur leur impartialité. Tout cela a pour effet de multiplier les tracas moraux et financiers subis par les chercheurs – on sait que celles et ceux qui se consacrent à la recherche publique, notamment en France, n’ont pas des salaires mirobolants et que toute procédure judiciaire engagée à leur encontre peut leur poser des problèmes dramatiques.

Nous avons tout d’abord le plaisir d’accueillir M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

Monsieur Bondaz, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête. Vous êtes spécialiste de l’Asie et de l’Extrême-Orient, en particulier de la Chine, de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. Vous avez été la cible d’attaques publiques particulièrement violentes de la part de l’ambassadeur de la République populaire de Chine en France, M. Lu Shaye, alors que vous démontriez les pressions exercées par son pays pour empêcher le déplacement d’une délégation de sénateurs à Taïwan. C’est à ce titre que le bureau de notre commission a proposé de vous auditionner à huis clos – non pas que vous ayez à nous communiquer des informations de la même nature que celles des services de renseignement français, mais pour éviter que les images de nos travaux ne soient détournées pour alimenter des turpitudes semblables à celles que vous avez subies. Je précise que ce huis clos n’a pas été décidé à votre demande et que vous n’avez pas sollicité de traitement particulier.

Nous serons heureux d’entendre vos explications sur cette affaire ainsi que votre analyse des stratégies d’ingérence des puissances d’Extrême-Orient dans le fonctionnement de notre démocratie. J’aimerais aussi que vous nous décriviez votre expérience personnelle, non par curiosité mal placée mais pour comprendre comment ces puissances opèrent vis-à-vis de nos chercheurs. Vous nous direz comment vous avez vécu l’affaire que j’ai évoquée, le but de ceux qui utilisent de tels procédés étant de faire vivre une expérience désagréable – pour ne pas dire autre chose – à ceux qui les subissent.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Antoine Bondaz prête serment.)

M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. La FRS travaille principalement pour les administrations publiques, en particulier pour le ministère des armées, le ministère des affaires étrangères, etc. Cette collaboration ne passe pas par des subventions mais prend une forme contractuelle – les autres think tanks peuvent d’ailleurs se porter candidats aux mêmes contrats. Selon l’article 13 des statuts de la FRS, des travaux et études peuvent nécessiter de recourir à une documentation classifiée ou confidentielle. Les chercheurs de la FRS sont donc tous sensibilisés aux questions d’influence et d’ingérence, et au fait qu’ils peuvent être une cible particulière, préférée à d’autres chercheurs qui, rattachés à l’université par exemple, n’ont pas accès aux mêmes informations ni aux mêmes personnes qu’eux. Cette spécificité impose de prendre des précautions, y compris lors des déplacements à l’étranger.

La différence entre influence et ingérence est au cœur du sujet de votre commission d’enquête. Dans le cadre de mes travaux, je suis quotidiennement amené à rencontrer le personnel des ambassades, des hauts fonctionnaires étrangers en visite à Paris, ou des représentants de gouvernements et d’administrations d’autres pays lorsque je suis à l’étranger. Il est évident que toutes les administrations étrangères interagissant avec nous ont une volonté d’influence. Il est normal qu’elles souhaitent expliquer la position de leur pays, voire s’assurer que cette position est bien comprise en France, dans les administrations, dans les médias. Ainsi, lorsque vous interagissez avec des Allemands, des Suisses, des Chinois, des Sud-Coréens, des Russes ou des Américains, il y a au moins un point commun : vous savez que vos interlocuteurs mènent sur vous un travail d’influence. Ce terme n’est pas péjoratif : le Quai d’Orsay lui-même parle de « diplomatie d’influence » et certains éléments du discours du Président de la République rejoignent cette notion – nous pourrons y revenir car je pense que la France a un problème d’influence.

Il est beaucoup plus difficile de prendre conscience de la différence de nature entre influence et ingérence. Lorsque vous êtes chercheur, que vous travaillez sur des questions de politiques publiques et que vous êtes en contact avec des ambassades étrangères, il n’y a pas que des diplomates qui interagissent avec vous. Pour un jeune chercheur, il est compliqué et parfois impossible de déterminer si la personne qui vous parle est un diplomate ou un agent des services d’une puissance étrangère – y compris d’un pays allié ou partenaire.

Cela pose toujours la question de la nature des informations que vous allez échanger avec vos interlocuteurs. Je ne parle évidemment pas des informations classifiées, puisqu’il va de soi qu’elles ne peuvent être partagées. Certaines informations non classifiées sont cependant potentiellement sensibles. Ainsi, sur tel ou tel point de politique étrangère, le fonctionnement de l’administration ou les relations entre les partis politiques peuvent être connus des Français, mais pas forcément des étrangers, lesquels ont tout intérêt à mieux comprendre le processus de prise de décision à l’Assemblée nationale ou dans d’autres institutions. Il y a toujours un équilibre très difficile à trouver entre l’intérêt de discussions franches sur nos analyses et la nécessité de retenir certaines informations sensibles. Il ne s’agit pas d’une question de droit, puisque nous sommes évidemment dans la sphère de ce qui est légal : la distinction entre ce qui est trop sensible et ce qui ne l’est pas relève souvent de la libre appréciation des chercheurs.

Quels sont les objectifs visés par les puissances étrangères ? Elles veulent évidemment façonner le débat public en s’assurant soit que certains thèmes ne sont pas abordés, soit qu’ils le sont dans des termes compatibles avec leurs éléments de langage. Je parle non du discours des partis politiques mais bien des termes employés dans le débat public, y compris par les journalistes. S’agissant par exemple de Taïwan, si vous parlez de « province rebelle » ou de « réunification », vous utilisez des éléments de langage chinois. Il convient par exemple de parler plutôt d’« unification ». Il est parfois nécessaire de déconstruire ces termes pas simplement parce qu’ils sont employés par la Chine, mais parce qu’ils sont utilisés à dessein pour orienter le débat public. Il y a tout un travail de pédagogie à effectuer auprès des journalistes et, plus largement, des acteurs du débat public afin de leur expliquer le sens de certains mots ou la façon dont peuvent les utiliser des pays étrangers. Or ce travail fondamental n’est pas réalisé en France, où l’on fait parfois du décodage factuel mais assez peu de décodage sémantique. Beaucoup de gens utilisent de bonne foi certains termes sans se rendre compte qu’ils sont orientés. Je ne suis pas en train de dire que ces personnes ont un agenda politique : elles n’ont tout simplement pas la connaissance ou la compréhension de ces enjeux sémantiques – ce n’est pas une critique car peu de monde en est conscient.

L’un des points importants pour la Chine est de s’assurer d’une forme d’autocensure. Cette préoccupation n’est d’ailleurs pas propre à la Chine : d’autres pays, y compris parmi nos partenaires, ont intérêt à ce qu’on ne parle pas de certains sujets. Je prendrai le cas de Taïwan, pour ne pas donner l’impression que je ne fais que critiquer la Chine. Ce pays n’a pas envie que l’on parle, à l’étranger, de ses problèmes de droit du travail ou de sa gestion des minorités étrangères. Il revient justement aux chercheurs de s’assurer qu’ils ne sont soumis à aucune forme de censure et qu’ils peuvent travailler dans les meilleures conditions possible. Ainsi, les Coréens s’attendent parfois à ce que vous modifiiez vos analyses en cas de changement d’administration. Or, pour ma part, j’ai toujours été sur la même ligne : le gouvernement au pouvoir en Corée, à Taïwan ou aux États-Unis n’est pas la variable d’ajustement de mes analyses. Contrairement à d’autres, je n’ai aucun problème à répéter ce que je disais il y a cinq ou dix ans sur ces pays, malgré les changements politiques qu’ils ont connus.

De nombreux chercheurs peuvent être influencés de fait, y compris par des pays partenaires avec des orientations politiques particulières. En raison d’un changement de majorité ou de gouvernement, les intérêts définis par un État peuvent évoluer. Certes, les Allemands ne vont pas lancer une campagne publique visant à discréditer un chercheur qui aurait critiqué la coalition au pouvoir. Les autorités chinoises, en revanche, peuvent aller plus loin dans leur volonté de discréditer certaines personnes. Et elles font d’abord en sorte que les chercheurs intègrent une forme d’autocensure.

Bon nombre de mes collègues n’osent pas critiquer la Chine de peur de ne plus obtenir de visa. Je leur réponds généralement que cela dépend des sujets dont ils traitent. S’ils travaillent sur des sujets politiques, ils ne peuvent tout simplement plus faire de recherches en Chine depuis 2014 – ce n’est pas une question de visa. L’opportunité d’aller sur le terrain dépend de la possibilité d’y recueillir, dans le cadre d’une méthodologie de recherche, des informations susceptibles d’alimenter une stratégie de recherche. Or, depuis l’automne 2014, le Parti communiste chinois a adopté des règlements et des directives visant à limiter les influences occidentales.

J’ai vécu cette évolution de l’intérieur. À l’époque, je terminais mon doctorat à l’université de Pékin et à Sciences Po ; j’étais basé au Carnegie-Tsinghua Center for Global Policy de Pékin, le seul centre sino-américain, qui servait de plateforme facilitant les échanges entre les États-Unis et la Chine. Nous étions au milieu du second mandat de Barack Obama et, dès que des représentants américains se rendaient en Chine, une conférence ou un événement était organisé. Tout cela s’est arrêté du jour au lendemain à la fin de l’année 2014. Les meilleurs chercheurs chinois ont eu beaucoup moins le droit de se rendre aux États-Unis et ont vu leurs autorisations de sortie du territoire très réduites. Le droit de participer à des conférences à vocation internationale en Chine ne leur était plus forcément accordé. Plus largement, la coopération a été réduite. Avant 2014, il était possible de conduire seul des entretiens avec des autorités chinoises, des universitaires ou des chercheurs proches d’institutions publiques. J’ai ainsi pu rédiger une thèse sur la politique coréenne de la Chine, qui n’est pas le sujet le moins sensible ; parce que j’arrivais de Corée du Sud et que j’avais été recommandé par des chercheurs coréens, j’ai eu accès à presque tous les chercheurs chinois qui m’intéressaient. À partir de la fin 2014, c’était terminé : les personnalités chinoises auditionnées étaient toujours à deux et elles devaient rédiger un rapport. Cette règle est aussi valable pour nos diplomates : quand l’un d’eux s’entretient avec un chercheur chinois, ce dernier doit produire un rapport mentionnant l’identité de la personne rencontrée, la durée de l’entretien, les sujets évoqués et les questions posées.

Il n’est donc plus possible de faire, en Chine, de la recherche sur la politique étrangère de ce pays à travers des entretiens. Il faut alors adopter des stratégies de contournement. Or même les sources primaires, par exemple les informations venant de médias chinois, deviennent de plus en plus rares. La plus grande base de données académiques chinoise, qui rassemble l’ensemble des écrits académiques et d’expertise au sens large, est en train d’être fermée aux accès étrangers. Cela pose un très gros problème aux chercheurs et à l’administration : les fonctionnaires des ministères des armées et des affaires étrangères n’ont plus accès aux documents de réflexion chinois sur lesquels ils devraient travailler.

En matière d’autocensure, la Chine est donc un cas très particulier. Les chercheurs doivent d’abord se demander ce qu’ils veulent vraiment aller faire dans ce pays. Pour ma part, j’ai longtemps vécu en Chine : je m’y suis rendu dès 2008 et j’ai été à l’ambassade de France en 2010. J’adore ce pays, que je trouve incroyable. Je peux aller à Pékin dans le cadre de mes travaux, mais je n’y obtiendrai aucune information que je ne pourrais aussi avoir depuis l’étranger. Cette forme d’autocensure est tellement intégrée que certains chercheurs sont persuadés que s’ils n’obtiennent pas de visa, ce sera pour eux la fin du monde. En réalité, ce ne sera pas si grave puisque dans de nombreux domaines, il est devenu impossible de faire de la recherche sur le terrain. Il s’agit là d’un vrai problème, mais ce n’est pas la France qui pourra le résoudre.

Pour faire de l’influence ou de l’ingérence, les autorités chinoises exploitent évidemment des relais. Vous avez auditionné Paul Charon, qui traite de ce sujet dans le rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) sur les opérations d’influence chinoises. Il y évoque certains cas en France que j’avais moi-même déjà mis en avant – je pense notamment à la revue Dialogue Chine-France et aux Éditions des routes de la soie. À mon sens, il faut les relativiser. Pensez-vous vraiment que Maxime Vivas influence le débat français ? Non ! Maxime Vivas est très utile à la Chine pour convaincre la population chinoise que le pays a des relais à l’étranger. En revanche, les Chinois n’étant pas stupides, ils n’utilisent pas Maxime Vivas comme relais d’influence en France.

Il en est de même s’agissant des instituts Confucius. Je ne dis pas que ces structures ne posent aucun problème, mais ce n’est pas un institut Confucius qui ne traite que de questions culturelles ou historiques, même avec une vision biaisée, qui influencera fondamentalement le débat public. S’il commence à faire de l’intermédiation avec les entreprises, en revanche, son activité change de nature : elle lui permet par exemple d’identifier des cibles potentielles pour le régime chinois. Cela nous renvoie aussi à nos propres responsabilités. La présence d’instituts Confucius à Paris ne pose pas de problème, dans la mesure où une personne désireuse d’apprendre le chinois peut aller partout ailleurs ; si elle choisit un institut Confucius, elle a conscience que l’enseignement risque d’être un peu biaisé. Dans certaines villes moyennes, en revanche, il n’y a pas de choix : un étudiant ne peut faire autrement que d’apprendre le chinois dans un institut Confucius.

Au fond, le problème, ce n’est pas l’activité de Maxime Vivas et des instituts Confucius de Paris, ce sont les stratégies menées par la Chine pour influencer sans que cela se voie le débat public, dans les domaines politique et économique. Je le répète, les Chinois ne sont pas stupides : ils savent très bien s’adapter au fonctionnement des démocraties et ont conscience qu’un relais dans la presse n’est pas très utile dans les démocraties occidentales. Leur objectif touche ce qui n’est pas visible : c’est là que la question de la transparence est fondamentale. Pendant très longtemps, nous n’y avons pas fait suffisamment attention en France. La publication du rapport de l’IRSEM est une très bonne chose, dans la mesure où elle constitue une première étape. Il faut rendre les choses publiques : c’est ce qui gêne le plus les dirigeants chinois.

Il faut ainsi rendre publics certains financements. Pour ce qui me concerne, j’ai tenu à ce qu’il soit explicitement mentionné, sur le site internet de la FRS, que mon programme Corée sur la sécurité et la diplomatie est cofinancé par la Korea Foundation, le bras de la diplomatie publique coréenne, qui finance dans le monde entier des chaires d’études coréennes et certaines expositions. Cela ne me gêne pas de dire que nous pouvons faire une partie de notre recherche sur la Corée grâce à ce financement étranger obtenu à l’issue d’un appel d’offres public, auquel tout le monde a pu candidater. Que les choses soient claires : ce n’est pas ce partenaire étranger qui choisit les thèmes de recherche ni les personnes que j’invite. La Korea Foundation n’a aucun droit de relecture avant que je publie quoi que ce soit. En revanche, je me félicite que ces crédits me permettent de travailler sur la Corée, puisque je ne reçois de financement ni de la France ni de l’Union européenne. Du moment que ces fonds sont déclarés et qu’ils ne conditionnent en rien notre travail, ce n’est pas grave.

Ce qui pose un problème, c’est l’organisation à Paris, par un think tank, d’une conférence financée ou cofinancée par une ambassade sans que l’origine des fonds soit mentionnée. La transparence est importante. Si, dans le cadre d’un événement visant à présenter un regard franco-allemand sur la Chine, l’ambassade d’Allemagne à Paris décide de financer le déplacement d’un chercheur allemand, ce cofinancement étranger ne pose pas de problème dès lors qu’il est déclaré – il est même bénéfique, puisqu’il permet d’organiser quelque chose qui ne pourrait avoir lieu en son absence. Ainsi, ma ligne a toujours été claire : dans un think tank, les financements étrangers doivent toujours être déclarés, qu’ils soient coréens, américains, allemands, espagnols, russes ou chinois.

De même, un financement étranger ne doit pas orienter les travaux de l’organisme bénéficiaire. Quand un think tank organise en France une conférence dont le titre reprend mot pour mot les éléments de langage d’un pays étranger, cela me gêne – c’est ce que je dis à mes collègues des autres think tanks, car nous nous connaissons presque tous. Une ambassade étrangère peut évidemment avoir intérêt à ce que nous parlions de tel ou tel thème. Or, si les Coréens me demandent demain d’organiser une conférence internationale sur le différend territorial entre la Corée du Sud et le Japon, je leur répondrai que ce sujet ne m’intéresse pas et qu’il ne regarde pas les Français. L’objectif des Coréens ou des Japonais serait que se tienne une conférence qui leur donnerait raison et leur permettrait de dire à Séoul ou à Tokyo que certaines personnes, à l’étranger, soutiennent leur position. Peu m’importe ! Je n’ai pas à soutenir les revendications des Coréens ni l’administration par le Japon de telle ou telle île. Il revient donc aussi aux chercheurs de déterminer si un financement permet in fine de servir les intérêts de notre pays, dans la mesure où il met en lumière un sujet important pour les Français, ou s’il vise au contraire à alimenter l’opposition entre deux pays quels qu’ils soient.

Un accroissement de la transparence permettrait d’expliciter des pressions, et donc d’inciter certains chercheurs ou universitaires à un peu plus de prudence et d’autonomie dans l’organisation d’une conférence ou l’écriture d’un papier.

Je conclurai ce propos introductif en évoquant mon expérience personnelle.

Cela vous semblera très paradoxal, mais j’ai été un des premiers Français invités à participer aux deux programmes de personnalités d’avenir du Parti communiste chinois. Ils ne sont évidemment pas présentés ainsi : ils sont officiellement organisés par l’Association chinoise pour les contacts amicaux internationaux et l’Association chinoise pour la compréhension internationale. Quand on travaille un peu sur la Chine, on sait qu’il s’agit de façades du Département du Front uni et du Bureau international du Parti communiste. En 2016, je venais de terminer ma thèse : j’étais ravi. C’était pour moi une expérience unique que d’être invité dans le cœur du réacteur, où je pourrais voir les opérations d’influence. J’étais le seul Français : les autres invités étaient, la première fois, des chercheurs européens et américains – certains travaillaient un peu sur la Chine, mais pas tous –, la seconde fois, des jeunes élus européens, notamment des députés allemands et italiens. Certains avaient été très bien choisis puisque l’un d’eux, membre du Mouvement cinq étoiles, est devenu dans son pays secrétaire d’État aux affaires étrangères, autrement dit numéro deux du ministère italien des affaires étrangères. Je me suis toujours demandé comment je m’étais retrouvé parmi eux...

À mon retour, je suis toujours resté en relation avec l’ambassade de Chine, malgré nos désaccords. Cela est tout à fait normal. L’évolution récente de l’ambassade à Paris tient surtout aux choix très personnels de l’ambassadeur, Lu Shaye ; les autres ambassades de Chine à l’étranger ne fonctionnent pas forcément de la même manière.

Qu’est-ce qui a ennuyé l’ambassade et m’a valu les insultes que vous avez rappelées ? Je n’ai pas critiqué la Chine pour sa volonté de reprendre Taïwan – ce n’est jamais ce que je dis. Je me suis prononcé sur un point très précis : si l’ambassade est libre de critiquer une visite de parlementaires à Taïwan, il n’est pas acceptable qu’elle enjoigne aux sénateurs de ne pas s’y rendre. C’est à cette injonction que j’ai réagi : ce n’est pas à l’ambassade de Chine à Paris de décider où vont les parlementaires français. J’ajoute que ces derniers ne se rendaient pas sur l’île au nom du Gouvernement, de même que les députés qui sont allés en Syrie il y a quelques années ne représentaient pas le gouvernement français.

Mon tweet était non pas une analyse mais une mise au point factuelle correspondant à la position officielle du Gouvernement. Le lendemain, le Quai d’Orsay a d’ailleurs publié un communiqué à ce sujet, rappelant tout simplement que les sénateurs et députés étaient des représentants de la nation et qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient sans engager le Gouvernement. Du reste, ce genre de déplacement n’était pas nouveau. Si j’ai été insulté par l’ambassade, c’est pour lui avoir rappelé que ma position rejoignait celle du Gouvernement.

Je n’ai jamais dit que Lu Shaye m’avait insulté – le message avait été posté par le compte Twitter de l’ambassade –, mais l’ambassadeur a par la suite reconnu dans une interview à Thinkerview que l’insulte venait de lui. Il m’a d’abord traité de « petite frappe ». L’échange s’est ensuite envenimé pour une raison simple : c’est que j’ai réagi. Je n’ai pas été impressionné, je ne me suis pas tu.

J’étais chez moi lorsque j’ai reçu un appel d’un diplomate français travaillant sur la Chine, qui m’invitait à regarder une copie d’écran qu’il m’avait envoyée. J’ai ri, pensant à un photomontage, alors que mon interlocuteur m’assurait que le tweet était bien réel. Pendant trente minutes, j’ai été un peu surpris, considérant que le comportement de l’ambassade n’avait aucun sens et ne pouvait que se retourner contre elle. Ce n’était pas une attaque argumentée, c’était juste une insulte ! J’ai alors été soutenu non seulement par des chercheurs, mais aussi par des journalistes. Je sais que les réseaux sociaux donnent maintenant malheureusement de moi l’image d’une personnalité antichinoise, mais cela n’a jamais été le cas – dans le milieu de la recherche, j’ai la réputation d’un ultramodéré.

Les choses ont dérapé le lendemain, le samedi soir, alors que j’étais invité sur le plateau de « C dans l’air ». L’émission était consacrée à un tout autre sujet mais on m’a interrogé sur cette insulte, alors que je ne m’y attendais pas du tout. J’ai répondu tout simplement que le comportement de l’ambassade n’était pas approprié, que je n’avais pas été attaqué sur mes travaux et que le fait que Lu Shaye, qui a quand même le rang de vice-ministre, ait laissé faire son ambassade posait un problème. Le lendemain était publié un long communiqué où j’étais qualifié de « troll idéologique », de « vilain » et de « hyène folle ». Par la suite, Lu Shaye lui-même a expliqué à Thinkerview que le terme chinois était fēnggǒu, littéralement « chien fou », mais que cela aurait été trop gentil car les chiens sont très appréciés en France – on dit que ce sont les meilleurs amis de l’homme.

Pourquoi l’ambassade a-t-elle surréagi ? Parce que je lui ai tenu tête. Du reste, je ne suis jamais entré dans son jeu. À tous ceux qui disaient que Lu Shaye ne devait plus être invité sur les plateaux de télévision, je répondais qu’il ne fallait surtout pas le censurer. Qu’il aille s’exprimer ! Le problème n’est pas qu’il s’exprime, c’est qu’il ne trouve face à lui aucun répondant – ni de la part des journalistes, ni de celle de l’ensemble de la société civile et politique française. L’été dernier, l’ambassadeur a déclaré à trois reprises, sur LCI, BFM TV et CNews, qu’il fallait « rééduquer » les Taïwanais. Ses propos sont grossiers, vulgaires, mais là n’est pas le problème. Ce qui est inadmissible, c’est qu’il ait comparé cette rééducation aux cours sur la République, aux cours d’éducation civique que nous dispensons en France. Citez-moi un seul pays européen où ces propos n’auraient suscité aucune réaction ! Chez nous, personne n’a réagi. Je veux bien qu’il n’ait pas été convoqué par la ministre, ni par le Président de la République – ce n’est pas son travail –, mais on ne peut laisser un ambassadeur étranger dire cela en France. Encore une fois, le problème n’est pas qu’il ait parlé de Taïwan – il aurait parlé des Ouïghours, cela aurait été la même chose –, c’est qu’il ait comparé la rééducation qu’il appelle de ses vœux avec les cours dispensés en France pour faire aimer la République.

En France, ces ingérences ne sont pas rendues assez visibles. À cet égard, le travail réalisé par l’IRSEM est remarquable, même s’il porte davantage sur les opérations chinoises en général que sur le cas particulier de notre pays. Il faut que nous continuions à travailler sur l’ingérence des puissances étrangères, qu’il s’agisse de la Chine ou d’autres pays, et que nous y réagissions. Cela va bien au-delà du cas de tel ou tel parti politique. Il est nécessaire que les journalistes, la classe politique et les administrations prennent collectivement conscience de la gravité du problème. J’ai été sidéré par les propos répétés de l’ambassadeur de Chine, mais plus encore par l’absence de réponse de la société dans laquelle je vis, qui met pourtant sans cesse en avant son caractère démocratique par opposition aux régimes autoritaires. Si une femme ou un homme politique français, ou encore un journaliste français, avait tenu de tels propos, cela aurait été inadmissible ; il en est de même lorsqu’il s’agit d’un ambassadeur étranger. Nous avons besoin d’être un peu plus réactifs face à ce type d’incident.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé à plusieurs reprises de M. Maxime Vivas. Je ne suis pas sûr que nous le connaissions tous.

M. Antoine Bondaz. Le cas de M. Maxime Vivas illustre bien la façon dont la Chine actionne certains leviers en France. Cet individu s’est fait connaître, ces dernières années, en reprenant certains éléments de désinformation provenant de pays étrangers. Il n’est pas prochinois, il est surtout anti-américain. Il suit une logique anti-impérialiste, qui n’est pas condamnable en tant que telle mais qui se transforme en une sorte d’anti-américanisme. Je ne suis pas là pour défendre les États-Unis, qui peuvent être critiqués sur de nombreux aspects – je pense par exemple aux 40 000 morts par an par armes à feu et aux 600 tueries de masse perpétrées l’année dernière. Le problème de M. Vivas, c’est que son anti-américanisme est utilisé par un pays étranger à d’autres fins.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quel est son métier ?

M. Antoine Bondaz. Il m’est difficile de vous répondre précisément. Il me semble qu’il a été ergothérapeute et qu’il habite dans le Sud-Ouest, non loin de Toulouse. Il a écrit un livre sur le Tibet, ainsi qu’un autre intitulé Ouïghours, pour en finir avec les fake news. De nombreuses fausses informations ont certes été diffusées au sujet du Xinjiang, mais M. Vivas a repris certaines informations grossières publiées dans la presse américaine – par exemple le fait qu’il y aurait eu 3 millions de morts – pour en conclure que tout ce qui est dit sur le Xinjiang est faux.

Même si je le critique, je ne pense pas qu’il soit un agent de Pékin – ou alors il l’est malgré lui. Ce n’est pas quelqu’un qui a touché 50 000 ou 100 000 euros de la Chine. À mon sens, il est lui-même persuadé qu’il fait quelque chose de bien, il agit de sa propre initiative. Pour les Chinois, c’est encore mieux !

Le problème de M. Vivas, c’est qu’il est instrumentalisé par la Chine. Son livre sur les Ouïghours a été cité par Wang Yi – ce n’est pas tous les jours que l’ancien ministre chinois des affaires étrangères évoque un ouvrage étranger ! M. Vivas a eu raison sur certains aspects, car plusieurs informations diffusées à propos du Xinjiang étaient effectivement factuellement fausses, mais ce n’est pas parce que des personnes débiles ont répandu aux États-Unis des rumeurs infondées à ce sujet que tout le reste est faux et qu’il n’y a aucun problème au Xinjiang. Mes critiques à l’encontre de M. Vivas ne signifient pas que tout ce qui a été dit à ce sujet est véridique et que la couverture médiatique de ces événements ne mérite aucun reproche. En revanche, on ne peut pas dire non plus qu’il n’y a aucun problème au motif que c’est ce qu’affirment les Chinois et que certaines rumeurs grossières circulent à l’étranger.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous également nous expliquer l’affaire Laurène Beaumond ?

M. Antoine Bondaz. En 2021 ont commencé à apparaître sur les sites de CGTN, la chaîne de télévision d’information internationale en continu chinoise, et de Radio Chine internationale (CRI) des articles signés par une certaine Laurène Beaumond. Dans un de ces articles, elle me critiquait en citant entre guillemets des propos que je n’avais jamais tenus. Trouvant cette manière de faire assez grossière, j’ai décidé d’aller voir ce qu’elle avait écrit d’autre. Et je me suis rendu compte que tout ce qu’elle disait était une pure reprise des éléments de langage du régime chinois.

J’ai donc déclaré publiquement qu’il me paraissait étrange que sortent dans les médias chinois des articles en français reprenant mot à mot les éléments de langage du régime et signés par une certaine Laurène Beaumond, que personne ne connaît – aucun journaliste ne portant ce nom. Le Monde a publié un article sur le sujet. Du coup, les Chinois ont essayé de retourner le truc, en affirmant que la personne existait bien mais qu’elle avait utilisé un pseudonyme et qu’elle ne voulait pas s’exprimer davantage. De fait, on a trouvé une personne – je ne donnerai pas son nom – qui a travaillé pour les médias chinois il y a quelques années, qui est mariée à un Chinois du Xinjiang, qui habite désormais en France, qui a totalement changé d’activité et qui est née à Beaumont-sur-Oise, d’où son pseudonyme. Sébastien Falletti, du Figaro, est entré en contact avec elle et elle lui a confirmé qu’elle ne voulait plus écrire mais qu’il s’agissait bien d’elle.

La version chinoise de l’affaire est de dénoncer l’erreur commise, parce qu’il y avait vraiment quelqu’un qui écrivait. Mais là n’est pas le problème. Le problème, c’est que les autorités chinoises ont rémunéré une Française pour diffuser leurs éléments de langage. Par ailleurs, cette personne n’a jamais été journaliste : cela n’a jamais été son travail en tant que tel. C’est un exemple de la manière dont la Chine essaie d’influencer le débat public par l’utilisation d’une citoyenne française.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’aimerais revenir sur la stratégie de l’ambassadeur de la République populaire de Chine en France, M. Lu Shaye. Vous avez indiqué que son comportement tranchait avec celui des autres ambassadeurs auprès de puissances équivalentes et que, comme il jouissait du statut de vice-ministre, il s’agissait d’une personnalité du régime. Comment, compte tenu de votre expérience et de votre connaissance du régime chinois, expliquez-vous ce comportement singulier ? Vous avez dit que le message que vous avez reçu vous était apparu comme un photomontage. Je me souviens très bien de cette affaire, ainsi que d’autres tweets de l’ambassade chinoise, notamment concernant le covid : il est vrai que parfois on se pince pour savoir si on ne rêve pas. Sans vouloir enfoncer une porte ouverte, il ne me semble pas que ce soit la pratique habituelle du régime chinois, ni a fortiori celle des élites qu’il envoie à l’étranger pour le représenter. Il est pourtant assez peu probable que M. Lu Shaye agisse sans en référer à Pékin. Vous avez dit que tout Chinois qui rencontrait un diplomate ou un chercheur devait rédiger un rapport. Cette obligation concerne-t-elle aussi le personnel à l’étranger ?

M. Antoine Bondaz. Dans les médias, Lu Shaye est souvent présenté comme l’exemple type du « loup guerrier », terme qui a commencé à être utilisé il y a deux ans ; en réalité, il amplifie cette tendance.

De quoi s’agit-il ? Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, on note une volonté délibérée du régime de renforcer sa communication internationale. Dans son grand discours de 2014 consacré à la propagande et à l’idéologie, Xi Jinping appelle à mieux faire entendre la voix et à mieux raconter l’histoire de la Chine – expression qui sera réutilisée.

Cela va enclencher la réorganisation des médias d’État : CCTV est remplacée par CGTN, la holding Voice of China, rassemblant les radios et CGTN, est créée, les plateformes sont investies – aujourd’hui, nombre des personnes résidant en France regardent CGTN non pas à la télé mais sur YouTube – et, à partir de l’été 2019, Twitter est utilisé. Que s’est-il passé à l’époque ? Les manifestations à Hong Kong.

Les Chinois comprennent à cette occasion que, dans la sphère informationnelle occidentale, sur Twitter et, plus largement, sur les réseaux sociaux, les Hongkongais sont bons : c’est leur message qui passe. Dès lors, les Chinois vont être beaucoup plus présents sur Twitter. L’activité du compte de l’ambassade de Chine en France, par exemple, est multipliée par dix entre l’été 2019 et début 2020. Il y a plus de comptes, des comptes plus actifs et, surtout, une communication plus offensive à l’étranger. Les éléments de langage, les insultes, les attaques permanentes contre les États-Unis, le discrédit jeté sur la démocratie, tout cela n’est pas nouveau, mais était jusqu’alors limité à une diffusion en chinois. Désormais, la communication pour l’étranger, en anglais, coïncide avec celle à destination de la population chinoise : les démocraties ne fonctionnent pas, les États-Unis sont une puissance de chaos et d’instabilité, les Européens sont les caniches des Américains, etc. Voilà ce qu’ils disent, ouvertement.

Certes, les diplomates sont d’ordinaire plus policés, mais c’est une dynamique profonde qui est à l’œuvre et que Lu Shaye amplifie. Des tentatives visant à déstabiliser, discréditer ou diffamer des chercheurs, avec ensuite des hordes de trolls qui les insultent et les menacent, il y en a eu, mais jamais aucun ambassadeur chinois à l’étranger n’avait directement insulté un chercheur. Pourquoi ai-je cru à un photomontage quand Lu Shaye m’a traité de « petite frappe » ? Parce que, sur le plan de la communication, c’était complètement stupide. À aucun moment mes travaux n’ont été attaqués, même dans la presse chinoise. On n’a jamais dit que je mentais. On n’a jamais cité une phrase d’un de mes articles en disant que je m’étais trompé – d’ailleurs, je fais toujours extrêmement attention à ce que j’écris : un chercheur n’avance pas une information sans l’avoir vérifiée. Non, ce que j’ai subi, ce sont des attaques ad personam. L’erreur de Lu Shaye fut de chercher à me discréditer en m’insultant. Ensuite, les médias chinois ont pris le relais, en prétendant que je n’étais jamais allé en Chine, que je ne parlais pas le chinois. Là, je me suis amusé. Je ne suis jamais allé en Chine ? Regardez cette photo : elle a été prise au cœur du Parti communiste chinois. Je ne parle pas le chinois ? J’ai fait la première thèse à Sciences Po sur la politique étrangère de la Chine en utilisant des centaines d’articles en langue chinoise. Bref, sa stratégie s’est complètement retournée contre Lu Shaye.

Il a un profil particulier. Ce n’est pas un diplomate comme les autres. Non parce qu’il a été vice-maire de Wuhan – quand on est diplomate de carrière en Chine, on a nécessairement une expérience en province – mais parce qu’il a dirigé ensuite le centre de recherche sur la politique étrangère associé au bureau central des affaires étrangères du Parti, lequel bureau est l’instance dirigeante en matière de politique étrangère en Chine : c’est son directeur qui est le vrai diplomate en chef, et non le ministre des affaires étrangères. Il était donc au cœur de la machine du parti.

Quand il a été nommé ambassadeur au Canada, puis en France, il avait les mains libres. Au Canada, il s’est permis des saillies inadmissibles : il a ainsi traité les Canadiens de « suprémacistes blancs » – ce qui est un comble, quand on sait qu’il s’agit du pays anglo-saxon où l’on trouve la plus grande diversité d’origine dans les gouvernements et à la représentation nationale. Quand il est arrivé en France, les diplomates canadiens m’ont dit : « Bon courage, vous allez vous amuser pendant trois ans ! » Il avait un sentiment d’impunité, qui n’a fait que se renforcer ici : il peut dire ce qu’il veut, il ne se passe rien ! Il n’a été convoqué qu’à deux reprises : une fois en avril 2020, puis en mars 2021, à cause de ce qu’il avait écrit sur moi et parce que Raphaël Glucksmann avait été inscrit par la Chine sur la liste des personnalités faisant l’objet de sanctions. Connaissez-vous la stratégie de la baïonnette théorisée par Lénine ? Tant que vous pouvez enfoncer la baïonnette, continuez ; quand ça bloque, arrêtez. Tant qu’on ne bloquera pas Lu Shaye, il continuera. Il faut qu’on lui dise : « Que vous défendiez les intérêts de votre pays, que vous promouviez la politique de votre gouvernement, que vous utilisiez des éléments de langage, cela ne pose aucun problème, c’est votre boulot, mais de tels propos sont inadmissibles. Vous n’êtes pas chez vous, vous êtes en France et en France, on ne dit pas ce genre de choses. » Idem s’agissant des propos qu’il avait tenus en avril 2020 au sujet du covid. J’ai été le premier à les dénoncer sur les réseaux sociaux. Cela ne concernait pas uniquement le personnel des EHPAD, il était parti en roue libre sur le thème : « Les hommes politiques européens se sont moqués du virus jaune », etc.

Que Lu Shaye critique les États-Unis et affirme que Taïwan fait partie de la Chine n’appelle aucune dénonciation de ma part. Mon travail consiste non pas à essayer de le convaincre ou à critiquer ses prises de parole, mais à remettre ses propos dans leur contexte et à expliquer aux gens qu’en disant cela, il exprime la position de son pays et en défend les intérêts mais ne décrit pas la réalité.

Le problème, c’est qu’à Paris personne ne l’arrête. Ce n’est pas forcément au Quai d’Orsay de le faire ; cela peut aussi être le rôle de la représentation nationale – pas systématiquement, parce que les députés ne vont pas réagir à chacune de ses prises de parole, mais je trouverais normal que lorsqu’il tient des propos déplacés sur la France, l’Assemblée ou des femmes et hommes politiques lui disent qu’il a parfaitement le droit d’exprimer un désaccord mais pas de cette manière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand on souhaite préparer une thèse sur un pays étranger, en particulier lorsqu’il s’agit d’un régime autoritaire ou d’un pays hostile à la France, comment cela se passe-t-il ? Comment procède-t-on avec les autorités françaises et avec celles du pays d’accueil ? À l’issue du doctorat, comment est-on reconnu ? Que se passe-t-il si, étant un Français ayant travaillé sur la Chine, vous êtes recruté par une université américaine ? Comment concilier votre liberté académique et votre rôle de prescripteur auprès de l’opinion publique et des décideurs français ? Tout cela concerne peu de personnes, qui sont peu connues du grand public.

M. Antoine Bondaz. Si cela concerne très peu de personnes, c’est parce qu’il y a un problème en France en matière d’enseignement supérieur, en particulier concernant la politique étrangère. Le problème, ce n’est pas le financement de la recherche en général, c’est l’orientation des crédits.

J’ai été accepté en doctorat à Sciences Po mais je n’aurais pas pu faire ma thèse sans financement : j’avais fait mes études pour partie à Bordeaux et pour partie à l’étranger, j’habitais chez mes parents et ceux-ci n’auraient jamais pu me payer un logement à Paris. Or, à la fin des années 2000, il n’y avait pas beaucoup de possibilités. La direction générale de l’armement finançait cent thèses : quatre-vingt-dix-sept en sciences dures – physique, biologie, chimie, aéronautique… – et trois en sciences sociales, à la demande du cabinet du ministre. J’avais répondu à l’appel à projets en présentant un projet de thèse sur la politique étrangère de la Chine et j’avais obtenu un financement – depuis, la situation s’est quelque peu améliorée parce que la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées octroie sept ou huit allocations doctorales chaque année. D’autre part, toutes mes enquêtes de terrain ont été financées par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) : durant quatre années consécutives, j’ai bénéficié d’une bourse – pas très élevée, de l’ordre de 1 000 à 1 500 euros, mais qui me permettait d’acheter un billet d’avion et de payer une partie du séjour sur place. J’ai en outre été associé au Carnegie chinois et à l’université de Corée.

Parallèlement à ces trois allocations accordées par les armées à des thèses portant sur les questions relatives à la sécurité, à la défense ou aux relations internationales – le spectre était large –, on finançait chaque année deux thèses consacrées à l’archéologie khmère. Je n’ai rien contre celle-ci mais cela vous donne une idée des priorités ! Non qu’il faille moins de financements pour les travaux sur l’archéologie khmère, mais peut-être en faudrait-il un peu plus pour les autres.

Peu de personnes travaillent sur la politique étrangère des pays en raison du manque de financements et de la mauvaise orientation des crédits. Je ne comprends pas pourquoi le Quai d’Orsay met autant d’argent dans les unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger (UMIFRE). Prenez celle de Hong Kong : qu’est-ce qu’on y finance ? Des travaux sur la finance chinoise au XVIIIe siècle, sur la circulation de la monnaie à cette époque, sur la gestion des épidémies dans la longue durée en Chine impériale. C’est intéressant, je ne dénigre pas la recherche fondamentale, je ne veux pas empêcher les autres d’avoir de l’argent, mais on manque de financements pour la recherche appliquée.

Comment inciter les jeunes chercheurs à travailler sur des sujets importants pour notre pays ? Comment disposer d’une expertise sur la politique étrangère russe ou chinoise, sur la relation entre la Chine et les pays du Sud, qui puisse nourrir le débat public et aider les administrations ? Tant qu’on n’améliorera pas le système de financement de la recherche appliquée sur les questions internationales, on aura un problème de fond. À l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il y a cent séminaires annuels sur la Chine, mais il n’existe pas un seul séminaire en France consacré à la politique étrangère ou aux questions militaires et sécuritaires en Chine. À Sciences Po, j’assure un cours sur la politique étrangère et de sécurité de la Chine, mais c’est parce que je l’ai proposé ; idem pour celui intitulé « Demystifying North Korea », qui est une sorte d’introduction aux études nord-coréennes. Sur la Chine, nous avons d’excellents spécialistes pour tout ce qui relève de la sociologie, de l’histoire ou de la culture, mais dès qu’on s’intéresse à des sujets plus politiques au sens noble du terme – la politique étrangère, la politique intérieure –, il n’y a plus personne ou presque. Nous ne disposons pas de la masse critique – ce qui explique que nous n’ayons pas de stratégie claire et que nous n’ayons pas réorganisé l’administration en conséquence. Si je décide demain de monter un programme de recherche important sur la Chine et que j’ai besoin de recruter cinq ou six personnes, je ne peux pas y arriver, à moins de faire appel à des étrangers – mais ce n’est pas l’objectif : ce qu’il faut, c’est construire une expertise française sur la question. Dans les think tanks français, les gens qui écrivent sur la Chine se comptent sur les doigts d’une main. Pourtant, la Suède a créé à Stockholm un centre d’excellence sur la Chine contemporaine qui comprend douze chercheurs, auxquels s’ajoutent les think tanks. En Allemagne, le Mercator Institute for China Studies (MERICS), initiative public-privé bénéficiant d’un apport important de la part de la Fondation Mercator – le retour sur investissement leur permettant de financer la structure –, emploie vingt-cinq chercheurs qui travaillent sur la Chine contemporaine, notamment sur les questions économiques et politiques ou sur ses relations avec les États-Unis ou l’Europe.

Souvent, on me dit que je suis trop visible, mais c’est parce qu’il n’y a pas grand monde qui travaille sur le sujet. Je rêverais de pouvoir recruter des chercheurs. À la FRS, il y a deux jeunes qui travaillent avec moi, mais quand je suis arrivé, il n’y avait personne. J’espère que je pourrai continuer à former et à participer à la construction de l’expertise. De toute façon, je ne peux pas tout faire. Personne ne peut avoir l’ambition d’être spécialiste de toutes les questions regardant la Chine. Il faut que quelqu’un se spécialise dans les aspects purement militaires, quelqu’un d’autre dans tout ce qui concerne la technologie, quelqu’un d’autre encore dans la politique chinoise en Asie du Sud-Est, etc. Nous avons besoin de tout cela. Or nous ne disposons pas en France des mécanismes qui permettraient de dégager et de structurer cette masse critique. Je le répète : il ne s’agit pas d’une question politique, c’est un problème d’orientation d’une partie des crédits. Nul besoin de 10 millions d’euros ; il faudrait juste que certains financements soient mieux ciblés.

Tant qu’on n’y arrivera pas, qui travaillera sur l’influence chinoise ? La DGSI, éventuellement la DRSD, voire la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure), mais leurs travaux ne sont pas rendus publics. Vous pouvez éventuellement les auditionner à huis clos, mais ils ne travaillent pas pour la société civile. Cela fait des années que je tire la sonnette d’alarme. Le jour où nous allons nous réveiller, nous ne disposerons pas de la masse critique. On observe aujourd’hui une prise de conscience, qui se fait parfois de manière un peu caricaturale, même si c’est moins le cas en France qu’aux États-Unis. La question n’est pas de savoir si nous devons faire la guerre à la Chine, nous aligner sur la politique américaine ou ne rien faire ; en revanche, nous devons disposer d’une puissance d’expertise propre qui alimente le débat. J’espère qu’un jour, on pourra structurer la montée en compétences de l’ensemble des acteurs français, dans les administrations et en dehors.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je tiens à saluer votre engagement et la qualité de votre travail universitaire. Nous prenons bonne note de votre appel à une prise de conscience et à une réorientation des ressources humaines vers l’étude des questions politiques au sens large dans la Chine contemporaine. La grande tradition de notre pays en la matière, symbolisée par l’école des Langues O’, semble s’être quelque peu délitée…

Il y a quelque temps, un rapport du sénateur André Gattolin décrivait de manière assez explicite les influences chinoises dans le monde universitaire et académique français et insistait sur la dangerosité de certaines situations et les difficultés rencontrées par notre appareil d’État pour se prémunir contre les ingérences de la Chine. Partagez-vous son constat ? À l’époque, ce rapport avait trouvé un certain écho : le sénateur Gattolin, que nous avons auditionné, nous a dit qu’il avait été largement téléchargé. Pensez-vous qu’il a eu un impact et que ses préconisations ont commencé à être suivies ?

M. Antoine Bondaz. Je pense qu’il a eu un impact, mais la dynamique existait déjà. La prise de conscience de notre vulnérabilité par les administrations a commencé il y a quelques années.

L’un de mes combats, c’est la PPST, la protection du potentiel scientifique et technologique. Il ne suffit pas de faire du screening avec des mots clés : dans le cas de la Chine, les acteurs vont utiliser des faux noms. Il faut savoir identifier les structures chinoises, les situer, examiner les liens éventuels qu’elles entretiennent avec des acteurs militaires ou autres. C’est un travail fatigant, qui suppose une capacité d’expertise. Il faudrait dire aux administrations qu’il est prioritaire et leur donner les moyens de le faire.

Nous vivons un moment clé. Les pays anglo-saxons ont fermé leurs frontières aux coopérations sensibles, ils sont en train de réduire les échanges avec la Chine dans les domaines sensibles, notamment pour tout ce qui a trait aux technologies. Les Japonais font ce travail depuis longtemps. L’Europe continentale, mal protégée, est considérée par la Chine comme le ventre mou. Or celle-ci, si elle devient de plus en plus autonome, a encore besoin d’accéder à des technologies étrangères. De nombreuses coopérations avec la Chine portent sur des domaines beaucoup trop sensibles. Par exemple, les « sept fils de la défense nationale », c’est-à-dire les sept universités chinoises qui forment les ingénieurs de l’armement, ont conclu de nombreux partenariats avec la France. Et la France est le pays qui compte le plus de doubles masters avec l’université d’aéronautique Beihang. Tout cela pose un problème de fond.

Je ne suis pas pour autant partisan de mettre fin à toutes les coopérations avec la Chine et de fermer la porte aux étudiants chinois. Mails il faut être plus précautionneux dans les secteurs considérés comme sensibles et stratégiques et donner plus de moyens financiers et humains aux acteurs chargés de réaliser des contrôles.

S’agissant des résultats du rapport, il faut procéder à une sensibilisation active, et que la DGSI aille au contact. En France, les universitaires et les membres des ONG ont tendance, lorsque les services de renseignement viennent les voir, à leur répondre qu’ils ne font pas le même métier qu’eux et à refuser de leur parler. Or personne ne demande aux ONG ou aux chercheurs de travailler pour les services. En revanche, les seconds peuvent sensibiliser les premiers à certains risques, dont tous n’ont pas nécessairement conscience. Il ne s’agit pas d’interdire à quiconque de travailler sur la Chine ; l’enjeu est de signaler, par des exemples concrets, les risques d’instrumentalisation.

Comprenez-moi bien. Je ne dis pas qu’il faille se méfier systématiquement des étudiants chinois. Nombreux sont ceux qui suivent mon cours à Sciences Po. On me signale parfois que tel ou tel fait partie de la Ligue de la jeunesse communiste chinoise, mais peu m’importe : je ne vais pas modifier mon cours en fonction des personnes qui se trouvent dans la salle. Et il arrive souvent que des étudiants, même membres du Parti, viennent me voir à la fin de mon cours pour me féliciter d’être objectif et de donner à la fois la vision chinoise et celle des autres pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Lu Shaye, après avoir été en poste au Canada, a été nommé ambassadeur à Paris, où il s’illustre par les comportements que vous avez décrits. La France serait-elle considérée comme particulièrement vulnérable et disposant d’un potentiel d’ingérence particulier ? La mobilisation d’un personnage de cet acabit signifierait-elle que notre pays est une cible pour la promotion du modèle chinois ?

M. Antoine Bondaz. Je crois plutôt que la nomination de Lu Shaye relève du fonctionnement habituel d’un système administratif. Il arrivait en fin de carrière – il a encore cinq ou six ans d’activité devant lui – et disposait d’un rang important : il avait été ambassadeur au Sénégal, directeur général d’Afrique, maire adjoint de Wuhan, puis il avait eu un poste au cœur du Parti, avant d’être nommé ambassadeur au Canada. Que lui restait-il à espérer ? Obtenir un poste élevé au sein du Parti ou être nommé ministre ou vice-ministre. Or, en Chine, certains ambassadeurs ont le rang de vice-ministre, notamment ceux qui sont en poste aux États-Unis, en Russie, au Japon, en France ou en Inde. De plus, Lou Shaye est francophone – même si, contrairement à ce que certains prétendent, il ne maîtrise pas parfaitement le français, ce qui peut expliquer certains de ses dérapages, par exemple au sujet des sénateurs. De mémoire, les Chinois ont toujours nommé des ambassadeurs francophones en France.

Cela étant, probablement attend-il un autre poste correspondant à son rang, peut-être au sein du département des liaisons internationales.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au-delà du monde universitaire et académique et de celui des entreprises – on note une forte porosité entre certaines grandes entreprises, comme Huawei, et le pouvoir central chinois –, observez-vous le déploiement d’une stratégie d’influence ou d’ingérence en direction du monde politique français au sens large, à l’échelle nationale ou locale ?

M. Antoine Bondaz. Pour ce qui concerne les entreprises, ce qui intéresse les Chinois, ce n’est pas de faire de l’ingérence ou de les utiliser comme relais d’influence, c’est la captation licite ou illicite de technologies. Là encore, je ne suis pas sûr que notre système administratif soit équipé pour y faire face.

En matière politique, la stratégie chinoise, comme dans tous les pays, est d’entretenir des relations avec toutes les parties prenantes. Le département des liaisons internationales a désormais pour mission de tisser des liens avec l’ensemble des partis politiques, et non plus, comme c’était le cas historiquement, avec les seuls partis communistes – ce qui explique ses relations très étroites avec la Corée du Nord, le Laos, le Cambodge, Cuba ou le Vietnam, pays où il joue un rôle presque plus important que le ministère des affaires étrangères. En France, par exemple, un accord a été signé il y a une dizaine d’années entre l’UMP et le Parti communiste chinois : vous conviendrez que c’est un peu particulier.

La Chine organise souvent à Pékin des réunions avec des partis politiques étrangers : elle l’a encore fait il y a trois semaines, je n’ai pas vérifié s’il y avait des Français ; je me suis dit qu’il n’y en aurait pas mais peut-être que Jacques Cheminade était présent puisque les médias d’État chinois l’utilisent souvent. Les responsables chinois ont compris qu’il est désormais plus difficile d’inviter les partis des pays démocratiques, parce que la surveillance est plus étroite. En France, l’état d’esprit a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie : il y a cinq ou dix ans, il était intéressant d’être proche de la Chine, alors qu’actuellement, il faut s’en distancier – ce que l’on peut regretter par certains aspects. Certains entrepreneurs politiques utilisent la Chine dans leurs combats. Face à ce changement d’état d’esprit, l’attitude chinoise s’est également modifiée : en Afrique ou en Asie du Sud-Est, les liens des partis politiques avec la Chine sont omniprésents ; des femmes et des hommes politiques des pays émergents sont formés en Chine où ils suivent des séminaires.

Les Chinois ratissent large en France et cherchent à développer des relations avec tous les partis, même si les formations les plus susceptibles d’arriver au pouvoir occupent une place plus importante dans leur esprit. Si un diplomate chinois vous approche, ayez en tête qu’il n’est pas forcément diplomate ; certains services peuvent vous aider à le savoir, mais il faut être prudent. Dans ce type de rencontre, le plus important est la transparence : je ne critiquerai jamais un député d’avoir rencontré Lu Shaye – c’est même son rôle de le faire, surtout s’il fait partie du groupe d’amitié France-Chine –, mais ces entretiens doivent être connus. Les Chinois ne veulent pas de transparence : ils vont rendre public un déjeuner organisé avec un groupe d’amitié car cela montre leur importance, mais ils ne voudront jamais parler des entretiens bilatéraux car ils n’y ont aucun intérêt. Faut-il une transparence totale comme au Parlement européen, où les élus doivent déclarer toute rencontre avec une représentation étrangère ? Je n’ai pas d’opinion sur la question, mais les services devraient au moins prévenir les parlementaires que les personnes qu’ils rencontrent ne sont pas toutes des diplomates.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourquoi ces jeunes sont-ils souvent des femmes en France ?

M. Antoine Bondaz. Parce que les femmes sont beaucoup plus nombreuses parmi les francophones en Chine.

Un député français peut parler à un membre des services étrangers, mais c’est mieux de le savoir.

Mme Anne Genetet (RE). L’objectif des Chinois est de s’assurer qu’un nombre élevé de personnes reprennent leurs éléments de langage pour défendre leur modèle. Dans la sphère politique française, y a-t-il beaucoup de personnes prêtes à le faire ? Les Chinois font-ils des cadeaux à leurs cibles ? Il y a quelques années, Narendra Modi avait invité les parlementaires du monde entier ayant une ascendance indienne à venir, tous frais payés, en Inde : ce fut une très belle opération de diplomatie d’influence, pour ne pas dire plus. Les Chinois peuvent-ils avoir des pratiques équivalentes ?

Comment les Suédois font-ils pour s’assurer que les chercheurs de leur centre d’études sur la Chine – dont la création pourrait nous inspirer en France – ne font pas l’objet de pressions ? Les Chinois s’immiscent partout et diffusent des éléments de langage extrêmement forts, qui s’appuient sur une rhétorique incroyable : beaucoup de pays reprennent, par exemple, leur terme de « bien commun de l’humanité ». Comment se protéger de leur influence et avoir notre propre vocabulaire pour imposer notre vision ? J’entends qu’il faille des moyens supplémentaires, mais commençons par dresser un état des lieux : qui est victime de ces pressions ?

M. Antoine Bondaz. Il faut tout d’abord déconstruire ces éléments de langage. Qui dans les médias et parmi les chercheurs fait ce travail ? Il ne s’agit pas de prendre position, mais d’expliquer le sens que les Chinois donnent à un terme ou à une expression et le contexte dans lequel ils l’utilisent.

Tous les députés savent que les parlementaires étrangers sont très bien reçus en Chine : les conditions de transport et d’hébergement sont excellentes. C’est le cas dans d’autres pays, à Taïwan ou aux États-Unis. Les conditions de réception sont grandioses : jeune chercheur de 26 ou 27 ans, j’ai été reçu au Palais du peuple en présence du vice-président de l’Assemblée nationale populaire, j’avais l’impression d’être important. Beaucoup de chercheurs et d’élus sont impressionnés, pas tant par l’argent que par les marques d’importance dont on vous gratifie. On sous-entend qu’ici, vous êtes écoutés, pas comme en France. Jouer sur l’ego marche toujours et souvent plus que l’argent.

L’ambassadeur nommé en Suède était un spécialiste de la Russie, ce qui n’était pas très intelligent de la part du gouvernement chinois. La situation s’est envenimée car il a déclaré dans un média que les Chinois accueillaient leurs amis avec un verre de vin et leurs ennemis avec un fusil à pompe. En outre, un Suédois d’origine chinoise, Gui Minhai, a été condamné en Chine à de la prison : cette affaire a entraîné une prise de conscience et les Suédois se sont dit qu’ils devaient mieux comprendre la Chine. En France, la prise de conscience est beaucoup plus poussée, mais on ne se donne pas les moyens de connaître la politique chinoise. Il n’y a pas de problème de manque de moyens, mais il faut orienter différemment les financements publics pour les rendre plus utiles.

Au sein de l’Union européenne, il y a de grands projets sur la Chine, ce qui ne me semble pas pertinent. Les programmes de recherche peuvent recevoir 3 millions d’euros par an, ce qui est énorme, mais il faut une coalition de plusieurs instituts européens, si bien que chacun d’entre eux ne recevra qu’une petite partie de la recherche et du financement. Avec cette méthode, on ne construit aucune expertise, on se contente de répartir de l’argent pour montrer que les Européens travaillent ensemble. Ce qu’il faut, c’est un projet, doté de 1 million d’euros par exemple, conduit par un groupe, qui ne travaillera peut-être qu’en France et en Allemagne, mais un autre sujet sera ensuite piloté par des groupes d’autres pays : là, on peut bâtir de l’expertise. Il faut une masse critique pour y parvenir, la dilution des moyens est néfaste. Cette masse critique manque en France où il y a pourtant d’excellents chercheurs, reconnus internationalement, sur la Chine – François Godement, mon directeur de thèse, Jean-Pierre Cabestan et, parmi les plus jeunes, Mathieu Duchâtel. Trois personnes excellentes dans trois think tanks différents feront à peu près la même chose, cela ne sert à rien, alors que trois personnes travaillant ensemble apporteront beaucoup plus de valeur ajoutée. C’est là que les Suédois et les Allemands ont été meilleurs que nous.

Beaucoup de personnalités politiques reprennent des éléments de langage chinois sans en avoir conscience. Certains le savent, mais de très nombreux responsables ne s’en rendent pas compte. Quand Manuel Bompard parle de plan de paix chinois pour la guerre en Ukraine, je lui dis qu’il ne s’agit pas d’un plan de paix ; il me répond en me transférant un article d’un journal de Strasbourg évoquant le plan de paix chinois. Beaucoup de médias ont en effet qualifié le document chinois de plan de paix, mais il n’en est pas un et j’ai expliqué pourquoi il ne l’était pas. Cette démarche d’échanges est fondamentale. La représentation nationale devrait organiser des échanges avec les chercheurs, comme cela est fait dans tous les pays du monde. Aux États-Unis, les parlementaires les rencontrent très souvent. Il faut faire attention et bien les sélectionner, mais il serait intéressant de recevoir quelqu’un qui vous brosserait un large panorama de la Chine pendant trois heures. Je suis d’ailleurs parfois invité par le département d’État américain à éclairer les futurs ambassadeurs – qui ne sont pas forcément nommés en France – sur la situation dans la zone indo-pacifique : que je sois français n’a aucune importance à leurs yeux, mais ils considèrent que je peux leur être utile sur ce sujet. J’ai ainsi rencontré la future ambassadrice en France. Ce n’est pas de l’influence américaine, puisque c’est moi qui suis censé les façonner. Il est totalement impensable, en France, qu’un chercheur étranger fasse un cours à un diplomate avant son départ dans un pays. Les responsables politiques suivent bien entendu des orientations politiques personnelles, mais ils reprennent parfois des éléments de langage sans en avoir conscience. Je suis tout à fait ouvert pour parler des sujets que je connais avec des députés de tous les partis, sans être conseiller politique : mon travail est d’aborder des questions techniques.

Mme Anne Genetet (RE). La France a nommé deux représentants spéciaux, Jean-Pierre Chevènement pour la Russie et Jean-Pierre Raffarin pour la Chine : peuvent-ils être la cible d’actions d’ingérence ou d’influence ? Les Français – simples citoyens, chefs d’entreprise, élus, membres du Gouvernement – doivent-ils les écouter ? Quel est leur rôle par rapport à la Russie et à la Chine ?

M. Antoine Bondaz. Jean-Pierre Raffarin n’a plus le titre de représentant spécial de la France auprès de la Chine sur les questions économiques. Cela fait des années que j’alertais sur l’existence d’un problème ; j’ai posé la question à la cellule diplomatique de l’Élysée il y a dix jours et on m’a répondu qu’il n’était plus représentant spécial, même si cette décision n’a pas fait l’objet de publicité. Son titre exact était « représentant spécial pour la diplomatie économique » avec la Chine ; Jean-Pierre Chevènement occupait la même fonction avec la Russie, Louis Schweitzer avec le Japon et une autre personne, qui fait un travail formidable paraît-il, avec l’Asie du Sud-Est. Jean-Pierre Raffarin et Jean-Pierre Chevènement ne remplissent en tout cas plus ces fonctions.

Jean-Pierre Raffarin a souvent repris les éléments de langage chinois ; il m’avait notamment choqué en 2019 lorsqu’il avait expliqué que la Chine faisait de l’aménagement du territoire à Hong Kong : certes, elle construit des infrastructures pour relier Hong Kong au Guangdong, mais occulter la répression des manifestations et le tournant autoritaire pour ne parler que d’aménagement du territoire posait un problème.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Dans ce que vous décrivez, je ne perçois pas de singularité chinoise. Vous évoquez des actions de lobbying et des efforts pour façonner le débat, c’est-à-dire un travail qui ressemble énormément à celui qu’accomplissent certaines entreprises et même certains États, y compris parmi nos amis – je pense notamment au système de bourses états-unien : il y a, par exemple, des bourses pour des agents de la DGSE à Harvard, ce qui pousse à s’interroger.

Quelle est la singularité de la stratégie chinoise ? La Chine suit bien entendu un agenda spécifique, dont l’objectif, rendu public, est de faire du pays la première puissance mondiale en 2049. On redécouvre un peu l’eau : oui, les Chinois mènent une politique d’influence, mais ce qui pose un problème tient à notre désaccord avec cette stratégie – c’est une bonne chose que personne ne soit complètement aligné sur ce dessein.

La singularité chinoise réside-t-elle dans le refus de respecter le droit international ? Je suis prêt à le croire, mais j’aimerais que vous précisiez cet aspect de la question.

M. Antoine Bondaz. Parmi les spécificités, il y a le niveau des ressources : les moyens déployés par les services de renseignement chinois sont considérables par rapport à ceux des autres pays, hors États-Unis. Les moyens humains du ministère de la sécurité de l’État sont environ vingt fois supérieurs à ceux de la DGSE.

Les Chinois ont développé une capacité de coordination extrêmement forte ; ils réussissent comme peu de pays à coordonner, au sein des ambassades, différents acteurs et à atteindre les étudiants et la diaspora chinois. D’autres pays tentent de le faire et essaient de contrôler leur diaspora, mais l’effort chinois est particulier dans ce domaine. Les Chinois disposent d’un outil dédié à cette tâche, le Front uni. Historiquement, cet organisme avait pour tâche de neutraliser toute opposition potentielle au parti, il œuvrait par cooptation et coercition contre de potentielles menaces ; actuellement, il agit beaucoup auprès des diasporas. Le principal journal chinois publié en France, Nouvelles d’Europe, est en chinois et édité par une entreprise proche du parti communiste : soit on l’interdit parce qu’il n’y a pas de réciprocité, soit les Français d’origine chinoise doivent avoir accès à d’autres sources d’information – peut-être que RFI en chinois devrait avoir davantage de moyens, par exemple.

L’objectif chinois n’est pas simplement de devenir la première puissance mondiale ; d’ailleurs, qui pourrait leur en vouloir de nourrir une telle aspiration ? Je serais un dirigeant chinois, je souhaiterais que mon pays soit le plus fort et le plus sûr du monde. Le problème arrive avec la notion de sécurité politique propre à certains régimes autoritaires. Les textes officiels affirment que la sécurité nationale repose sur quinze dimensions, dont la première est la sécurité politique. Je l’ai dit plusieurs fois publiquement, c’est là qu’il faut chercher le fondement du rapprochement sino-russe : il ne s’agit pas d’un rapprochement entre deux pays mais entre deux régimes politiques. On n’a pas compris cet aspect en France. Ce rapprochement n’est pas dans l’intérêt de la Russie, mais dans celui du régime russe. Le régime chinois est entré dans une véritable rivalité systémique, dont les Européens parlent depuis 2019, visant à discréditer les démocraties libérales. Certains disent avec raison que nous n’avons pas besoin d’eux pour que nos démocraties dysfonctionnent : nos problèmes ne sont pas dus aux autres. Toutes les démocraties du monde doivent mener un travail de résilience et d’amélioration des pratiques politiques. Quand les Chinois instrumentalisent les problèmes aux États-Unis, ils évoquent l’assaut sur le Capitole, les morts du fentanyl, les meurtres par arme à feu et la guerre en Irak : ces événements ne sont pas imputables à la Chine – même si l’on peut se poser quelques questions pour le fentanyl. Les Chinois exploitent toutes les vulnérabilités et les instabilités des démocraties.

La France est-elle dans la situation du Canada ou de l’Australie ? La réponse est non. Je n’ai pas d’éléments indiquant que l’ambassade chinoise aurait déjà interféré ouvertement dans un processus électoral en essayant de faciliter l’élection ou la réélection d’un candidat. Cela s’est produit en Australie et au Canada. Nous sommes protégés par le mode de financement de la vie politique en France. Il est incroyable qu’une entreprise étrangère puisse financer un candidat, comme cela se passe dans de nombreux pays. La Chine a des préférences, évidemment, mais elle ne s’est pas ingérée ouvertement dans certains quartiers de Paris ou dans certaines circonscriptions pour faire élire un candidat qui lui apparaîtrait comme un bon relais de ses intérêts – c’est la DGSI qui pourrait avoir connaissance de ce type de phénomène. En Australie et au Canada, la Chine a développé une vraie stratégie, prouvée et analysée par le service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), pour faire élire un parti, le parti libéral. Nous ne sommes pas dans cette situation extrême mais nous devons renforcer les outils qui permettent de s’en prémunir.

En revanche, une action d’ingérence et d’influence est menée pour façonner le débat public. Ma seule recommandation est de faire un travail d’explication de cette volonté chinoise ; sur Twitter, j’essaie de faire preuve de pédagogie, même si je fais parfois de la provocation pour amener certains sujets sur la table : cela fait partie du jeu et tous ceux qui sont sur ce réseau social le reconnaissent. Un débat public émerge dans d’autres pays européens sur la Chine, mais ce n’est pas encore le cas en France. Le meilleur moyen de s’opposer aux ingérences chinoises serait d’ouvrir un débat public argumenté, pas un échange d’invectives pour savoir si on est prochinois ou antichinois.

M. Thomas Ménagé (RN). Vous avez évoqué votre participation à un programme avec des personnalités politiques et une deuxième invitation avec des députés européens – vous avez cité plusieurs nationalités mais pas la française. Y avait-il des Français ? Plus généralement, y en a-t-il dans ce type de rencontres, qui pourraient reprendre des éléments de langage chinois et orienter certaines décisions ? Si M. Vivas ne peut pas influencer les décisions françaises, certains parlementaires, notamment de la majorité, pourraient le faire – nous avons auditionné M. Buon Tan la semaine dernière.

M. Antoine Bondaz. Dans les deux programmes que j’ai suivis en 2016, il y avait des députés italiens, allemands, polonais, mais pas M. Buon Tan, ni aucun autre Français que moi.

Mme Anne Genetet (RE). Pour prolonger la question d’Aurélien Saintoul, qu’est-ce que la Chine fait de spécifique que d’autres pays ne feraient pas ?

M. Antoine Bondaz. Dans le domaine de l’ingérence, il n’y a pas de spécificité purement nationale. Il s’agit d’une boîte à outils dans laquelle on puise au gré des circonstances et des intérêts, mais il n’y a pas d’outils propres à la Chine. Je déteste les approches culturelles : en général, tous les pays du monde font la même chose, plus ou moins bien.

Ce qui change, ce sont les moyens mis en œuvre et les objectifs. Influencer le débat public pour empêcher qu’un sujet n’émerge et que des décisions ne soient prises, ce n’est pas la même chose que de vouloir donner une bonne image de l’Allemagne ou du Brésil. La Chine se distingue par les moyens qu’elle déploie : seuls les Américains en font autant, puisqu’ils consacrent 60 milliards de dollars par an au renseignement, somme supérieure au budget militaire de la France ; tous les gens qui font du renseignement en France envient leurs homologues américains pour les moyens dont ils disposent – pas forcément pour certaines pratiques.

Ensuite, il y a la question des objectifs. Cherchent-ils à empêcher l’adoption de certaines résolutions au Conseil de sécurité des Nations unies ou l’émergence de certaines questions ? La meilleure réponse à opposer à la Chine est d’exposer tous les sujets. Il ne doit pas y avoir de sujet tabou. Le problème en France est que les gens ne maîtrisent pas les vrais déterminants de la relation avec la Chine. Combien d’emplois ont-ils été créés par les investissements chinois ? Ces cinq dernières années, 8 000. C’est très bien, mais les investissements belges ont également engendré 8 000 emplois durant la même période ; or tout le monde vous dira que la Chine investit beaucoup plus que la Belgique : en fait, non. Selon Business France, les investissements suisses ont créé plus d’emplois en France que les investissements chinois entre 2017 et 2021 ; les investissements allemands en ont créé trois fois plus, les américains quatre à cinq fois plus. Ces éléments n’apparaissent pas dans le débat public.

Une visite d’État est programmée en Chine : avez-vous lu un article dans la presse sur la réalité de la relation bilatérale ? Il n’y a quasiment rien. Le déficit commercial français par rapport à la Chine est de 50 milliards d’euros alors qu’il n’était que de 30 milliards il y a cinq ans. On parle beaucoup de la Chine, mais sans revenir aux fondamentaux. Le commerce bilatéral avec la Chine est plus faible qu’avec l’Allemagne. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas important, mais il faut connaître le contexte et les ordres de grandeur de la relation économique ; or personne ne les a en France.

Il y a de très bons documentaires sur la Chine à la télévision mais ils portent soit sur Xi Jinping, soit sur Taïwan, soit sur les Ouïghours. Il faudrait des enquêtes sur la Chine actuelle et sur notre relation bilatérale. Il n’y a aucune publication académique ni aucune expertise sur ce sujet, qui ne suscite que peu d’intérêt dans notre pays. J’ai publié mes premiers papiers à l’étranger parce que les Allemands, notamment, étaient plus intéressés par les relations entre la France et la Chine que les Français. Il faut développer la culture de la relation bilatérale et mieux connaître la Chine. On ne peut pas se contenter de dire que le régime chinois est autoritaire. Il y a lieu de mieux comprendre les ambitions et la politique étrangère chinoises. Les gens découvrent que la Chine a joué un rôle de médiateur dans l’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite ; je n’ai pas cessé de rappeler que la Chine avait un envoyé spécial au Moyen-Orient depuis 2002. Elle a également effectué une médiation entre le Soudan et le Soudan du Sud en 2015, et accueilli à Pékin des pourparlers entre Israël et la Palestine en 2017. Il n’y a pas de tournant, simplement le fruit de tous les investissements consentis depuis vingt ans et auxquels personne ne s’intéressait. La superpuissance de la Chine ne vient pas de nulle part. Il faut resituer la relation bilatérale, et plus largement la Chine, dans le débat public : cette tâche revient aux chercheurs, aux journalistes et aux administrations, pas forcément aux parlementaires.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’un des rares cas d’ingérence avéré concerne un administrateur du Sénat, Benoît Quennedey, qui avait effectué plusieurs voyages en Corée du Nord avant d’être arrêté. Nous n’allons pas nous appesantir sur cette affaire qui a fait l’objet d’une procédure judiciaire, mais comment analysez-vous un tel cas ? Y a-t-il vraiment eu ingérence ? Qu’est-ce que cela dit du régime nord-coréen ?

Quelle est votre analyse du changement de politique d’influence culturelle de la Corée du Sud ? Ce pays semble avoir repris, en les adaptant, des recettes japonaises pour projeter une politique, qui possède quelques fondements français mais qui s’est bien transformée.

M. Antoine Bondaz. Benoît Quennedey a bénéficié d’un non-lieu. Je le connaissais car lorsque l’on travaille sur la Corée du Nord, on va à la délégation générale de la Corée du Nord en France où l’on participe à certains événements. Le cas de Benoît Quennedey était très spécifique car il était clairement identifié en tant que président de l’association d’amitié franco-coréenne – la seule Corée concernée par cette association étant celle du Nord. Il avait un profil idéal pour les Nord-Coréens à Paris, qui pouvaient difficilement espérer mieux qu’un administrateur du Sénat président de cette association – cela n’allait pas être le PDG de Veolia, le dirigeant d’un parti politique ou un journaliste très connu ! Ils se sont sûrement dit que ce profil les respectabiliserait et qu’il pourrait convaincre des Français de les rencontrer ; en revanche, Benoît Quennedey n’avait pas accès à des informations sensibles, car il n’était pas affecté à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mais chargé des jardins du Sénat. En 2016 et 2017, l’ONU a adopté un nouveau train de sanctions contre la Corée du Nord, si bien que des actions de coopération autorisées en 2016 sont devenues interdites : peut-être que les services ont pensé que Benoît Quennedey ne s’était pas adapté à ce nouveau cadre juridique. J’imagine qu’il était, de toute façon, suivi par les services en tant que président de l’association d’amitié franco-coréenne : si ce n’était pas le cas, ce serait une défaillance.

La Corée du Sud est une puissance culturelle de plus en plus importante : comme de nombreux pays, elle mène des actions d’influence à l’étranger. Cette puissance culturelle est instrumentalisée politiquement. Le gouvernement est en train de préparer la visite d’État aux États-Unis, mais la femme du président américain, Jill Biden, avait proposé que Lady Gaga donne un concert avec le groupe BTS pour le dîner d’État sans que l’information ne remonte au président Yoon Seok-youl, ce qui a causé un scandale : l’ambassadeur aux États-Unis a été nommé conseiller à la sécurité nationale en remplacement de Kim Sung-han. L’image de BTS est utilisée, mais cela fait partie du jeu. Comme pour la Turquie, la Corée du Sud n’était pas sur la carte mondiale de l’influence il y a vingt ans, puis elle y est apparue soudainement en mettant beaucoup de moyens. La Korea Foundation, qui soutient l’un de mes petits programmes de recherche comme elle le fait ailleurs en Europe ou aux États-Unis, finance les chaires d’études coréennes à l’étranger, des ouvrages, des expositions, les travaux de certains professeurs : elle est un levier d’influence très intéressant. Les Coréens ont beaucoup appris des Américains dans ce domaine.

En Corée du Sud, des acteurs privés mènent des actions d’influence au service de l’intérêt national. Si une entreprise souhaitait apporter une subvention, de manière publique et dans un cadre spécifique, je l’accepterais, même si c’est au secrétaire général de la Fondation d’en décider – théoriquement, c’est possible car elle est reconnue d’utilité publique. Il est regrettable que les entreprises françaises financent de nombreux think tanks aux États-Unis et en Europe, sans orienter la recherche de ceux-ci, mais ne le fassent pas en France. Elles financent des activités artistiques dans notre pays – je ne dis pas que ce n’est pas bien –, mais pas l’éducation : elles réuniront 100 millions d’euros pour acquérir un tableau, mais elles ne donneront pas 100 millions d’euros à un programme d’éducation. C’est bien qu’il y ait de l’argent pour financer des programmes consacrés au rôle des femmes dans la recherche, mais pourquoi n’y en a-t-il pas pour la connaissance des pays étrangers et des questions internationales ? L’un de mes financements à la fin de ma thèse provenait de la Fondation Pierre-Ledoux, sous l’égide de la Fondation de France. Pierre Ledoux était PDG de Paribas avant que cette banque ne soit rachetée par la BNP. N’ayant pas d’enfant, il a légué sa fortune à une fondation dont la mission est de favoriser les échanges internationaux ; dans ce cadre, elle finance des terrains de jeunes chercheurs à l’étranger, et j’avais reçu 1 000 ou 1 500 euros pour faire un terrain en Chine ou en Corée du Sud. Ce type d’initiative reste très rare, alors qu’il est extrêmement fréquent aux États-Unis. L’objectif n’est pas que les entreprises orientent la recherche des think tanks, mais qu’elles contribuent à construire la masse critique de connaissances nécessaire, que ce soit sur la Chine, l’Afrique, le Moyen-Orient ou les États-Unis.


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26.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Cécile Vaissié, professeur en études russes et soviétiques à l’université Rennes 2 (29 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous recevons aujourd’hui des spécialistes géopoliticiens et du monde académique pour comprendre l’agressivité croissante des puissances autoritaires, voire totalitaires, à l’encontre des chercheurs qui travaillent dans des pays démocratiques, en particulier en France, ainsi que leurs stratégies d’influence, d’interférence ou d’ingérence envers nos démocraties, leurs relais d’opinion, leurs intérêts économiques et leurs grands décideurs. Cette agressivité se manifeste par des attaques publiques, des tentatives d’intimidation, des refus de délivrer un visa ou des complications faites aux personnes présentes dans le territoire, ou encore, dans certains régimes comme l’Iran, des prises d’otages.

Madame la professeure, après la publication de votre ouvrage Les Réseaux du Kremlin en France, vous avez vous-même fait l’objet de plusieurs plaintes. Si vous en êtes d’accord, nous serons heureux de recueillir votre témoignage concernant cet épisode, dans le respect de la confidentialité des procédures judiciaires et de votre vie privée.

Nous souhaiterions aussi bénéficier de votre éclairage au sujet des réseaux évoqués dans votre ouvrage et vos travaux, et des nuances à établir entre les « idiots utiles », notion appropriée à la zone géographique et culturelle dont vous traitez, les personnes qui agissent par conviction et celles qui ont pu être corrompues ou subir les stratégies de contrôle ou d’influence du régime russe.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Cécile Vaissié prête serment.)

Mme Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques, directrice du département de russe, à l’université Rennes 2. Je vous remercie de votre invitation. Il est toujours agréable, pour une chercheuse, d’être lue et écoutée.

Je n’ai aucun engagement politique, dans aucun parti ou aucun syndicat, et je n’en ai jamais eu. J’ai des positions parfois marquées mais je ne dépends d’aucun parti et je n’ai aucun engagement, où que ce soit, en politique.

Je suis professeure en études russes. Cela signifie que je parle, comprends et lis le russe. J’ai publié plusieurs livres et de nombreux articles, scientifiques ou grand public, consacrés à la Russie des XXe et XXIe siècles, à l’issue de recherches menées sur le terrain, en Russie et à partir d’archives, mais aussi grâce à des entretiens avec des témoins.

Je me suis rendue pour la première fois en Union soviétique vers 1975-1976, alors que j’étais adolescente. Puis, entre 1989 et 2016, j’ai multiplié les voyages en Russie, dans les pays baltes, en Ukraine, en Géorgie et en Europe centrale – à l’exception des Balkans. Ces voyages apportent un autre regard sur la Russie et ses évolutions que celui que l’on peut avoir en Russie même ou en Occident.

J’ai, en Russie, des amis et des relations professionnelles. La guerre en cours est un drame absolu. C’est un drame pour l’Ukraine. C’est un drame pour la plupart des chercheurs qui travaillent sur la Russie et y sont attachés, pour des raisons différentes. C’est un drame parce que des Ukrainiens sont tués. C’est un drame parce que la Russie se tue elle-même ou, plus exactement, parce que ses dirigeants sont en train de la détruire – d’une façon différente de celle dont ils détruisent l’Ukraine, les villes ukrainiennes et les citoyens ukrainiens, mais le pouvoir russe renvoie ses populations des décennies en arrière. Vous avez parlé de totalitarisme. Je n’emploierai pas nécessairement ce terme, même si j’ai ce débat avec certains de mes amis russes qui l’emploient plus facilement que moi. Nous n’allons pas « chipoter » pour des nuances de sciences politiques ! En tout cas, il est certain que le Kremlin renvoie ses populations des décennies en arrière dans leur rapport au pouvoir, à la violence et au monde extérieur. Je le sentais venir, comme je l’ai écrit notamment dans Les Réseaux du Kremlin en France. Il n’empêche que c'est une tragédie.

Parler de la Russie n’a, d’une certaine manière, aucun sens. En Russie, il y a des populations et des dirigeants qu’un gouffre sépare. Ces populations sont des peuples profondément traumatisés, détruits par les violences massives subies entre 1917 et 1953, mais aussi par la confusion des valeurs qui se diffuse depuis le sommet de l’État, au moins depuis 1999. Quant aux élites politiques ou économiques, elles sont très largement issues du KGB et se sont enrichies dans des proportions folles et de façon extrêmement rapide, perdant ainsi toute mesure face à ceux qui, en Russie voire à l’extérieur, s’opposent à eux ou les dévoilent. Je vous renvoie ici aux crimes politiques, aux assassinats de journalistes et aux arrestations, qui se sont multipliés et qui se multiplient encore. Hier ou avant-hier, un homme a ainsi été condamné à deux ans de détention parce que sa fille de sept ou huit ans, qu’il élève seul, a fait un dessin antiguerre. La Russie actuelle, c’est cela.

Pour qui en douterait, le droit n’est pas respecté en Russie. L’argent et le pouvoir y priment, bien plus qu’ailleurs. Je vous demande de renoncer définitivement à tout raisonnement du type « la Russie n’a pas intérêt à » : il ne fonctionne jamais, parce que notre conception de l’intérêt ne correspond pas à celle de M. Poutine et de son entourage. Nos logiques ne sont pas du tout les mêmes.

Mon livre Les Réseaux du Kremlin en France a été publié en 2016. J’en ai repris plusieurs thématiques dans les quelques articles que j’ai rédigés dans Le livre noir de Vladimir Poutine, paru en novembre 2022, et je constate que son contenu est largement relayé par divers acteurs. J’en retrouve des éléments sur internet, parfois dans des contextes un peu étranges. Ce livre a engendré des procès et de l’intérêt médiatique. Certains ont été outrés, alors même que le sujet n’était pas complètement nouveau. Ces problématiques sont reprises par des politiques et par la société française – ce qui est une très bonne chose, mais présente aussi des risques.

Ce livre a une histoire. Le sociologue russe Igor Eidman, qui a émigré en Allemagne, a une très jolie formule selon laquelle la vie politique russe des dernières décennies a connu deux phases, celle du jeu, qui a été très séduisante, et celle du sang. Lui comme moi avons vu le passage de la phase du jeu à celle du sang lors de l’annexion illégale de la Crimée en 2014. Cette annexion s’est produite à l’issue d’un ensemble de processus amorcé des années plus tôt. Elle n’est pas venue par hasard. Elle s’est inscrite dans une logique, mais elle a marqué une rupture absolue dans l’histoire de la Russie.

À compter de 2014, deux éléments se sont imposés à qui voulait les voir – mais tout le monde ne l’a pas voulu. La propagande agressive en Russie a pris de l’ampleur, comme le fait de désigner à nouveau des ennemis, des gens à combattre, des gens qui nous en voudraient, des nazis. Cette propagande était organisée par l’État, payée par lui puisque diffusée par les télévisions d’État, sans limites dans le mensonge. J’ai décrit certains cas, après avoir été moi-même prise dans ces mensonges, par exemple lorsqu’il avait été affirmé qu’un enfant avait été crucifié dans le Donbass. Cela vous prend aux tripes et vous vous dites alors que la guerre est une chose affreuse, jusqu’à ce que des journalistes russes démontrent publiquement que tout est faux, tandis que d’autres journalistes rappellent que choquer le lecteur et l’auditeur pour bloquer sa réflexion est un procédé typique du KGB.

Des extraits d’émissions de M. Soloviev, qui circulent sur internet et sur Twitter, permettent de se rendre compte de ce qu’il dit depuis des années. Il demande notamment que l’on bombarde Londres et Paris. Ces extraits sont traduits. Tout le monde est donc au courant, désormais. Il y a quelques jours, une photographie de M. Soloviev en compagnie de Xavier Moreau a circulé. Xavier Moreau a un passeport français et un passeport russe et vit à Moscou depuis des années. Diplômé de Saint-Cyr, il est officier français – il faudrait d’ailleurs regarder ce qui se passe dans l’armée française. Son site Stratpol diffuse depuis des années de la désinformation au sujet de l’Ukraine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous préciser qui est M. Soloviev ?

Mme Cécile Vaissié. C’est un journaliste russe, qui fait une propagande invraisemblable. On parle beaucoup de lui, en France. Un article lui a été consacré dans Libération et je crois que M6 prépare une émission à son sujet. J’ai lu plusieurs de ses livres il y a dix ans, et je l’ai vu évoluer. Aujourd’hui, il tient des propos très agressifs, appelant par exemple à envoyer des missiles sur Paris. Il s’entoure toujours d’experts qui tiennent des discours comparables. De tels propos sont inimaginables sur des chaînes européennes.

M. Soloviev s’exprime du soir au matin. Il figure dans le Livre des records pour le nombre d’heures de présence à la télévision – vingt-six heures par semaine ! Quel que soit le moment où vous allumez la télévision, vous tombez sur lui. Il semblerait, toutefois, que ses chaînes et ses émissions soient en perte d’audience, car les Russes fatiguent. Depuis 2014, avec cinq ou six autres dont Margarita Simonian ou Olga Skabeïeva, M. Soloviev est une figure clé de la propagande, celle qui circule le plus sur les réseaux sociaux tant il est caricatural.

J’évoquais une photographie sur laquelle on le voit avec M. Moreau, lequel diffuse depuis des années de la désinformation sur l’Ukraine et a été publié en France, notamment par les éditions Ellipses à l’époque d’Aymeric Chauprade. Lorsqu’il était député Front national au Parlement européen, ce dernier entretenait de très bonnes relations avec M. Malofeïev en Russie. Comme je le précise dans mon livre consacré aux réseaux, il a joué un rôle clé dans les liens qui se sont établis entre le Front national et certains représentants et proches de M. Poutine, en passant par M. Malofeïev au nom, soi-disant, de la défense de valeurs familiales – c’est le grand argument ! Je suis pour la défense des valeurs familiales et des valeurs chrétiennes, mais pas pour leur instrumentalisation par une idéologie qui déclenche des guerres comme celle que nous voyons aujourd’hui. M. Moreau, pour revenir à lui, a été publié aux éditions du Rocher. Je pense notamment à Ukraine, pourquoi la France s’est trompée, publié en 2015 avec une préface de M. Mariani, que vous avez auditionné hier. Vous verrez que l’on retombe toujours sur les mêmes noms, même s’il peut y en avoir de nouveaux.

Voilà pour mon premier point, relatif à la propagande extrêmement forte et agressive que l’on observe en Russie.

Mon deuxième point est que j’ai été frappée de constater que cette propagande, qui montait en agressivité, était reprise par des Occidentaux, notamment des Français, parmi lesquels des officiers de Saint-Cyr, des députés, des enseignants à l’École de guerre ou des blogueurs ordinaires, qui validaient ces mensonges, les diffusaient dans les médias et parfois, au-delà des paroles, s’engageaient par des actes. Certains, dont Aymeric Chauprade, ont ainsi accepté d’être observateurs lors de différents référendums, y compris celui, illégal au regard du droit international, relatif à l’annexion de la Crimée. Ils ont accepté de se rendre en Crimée – c’est le cas, vous le savez, de plusieurs députés –, de fréquenter des officiels russes, voire de recevoir de l’argent russe. C’est ce contre quoi j’ai souhaité mettre en garde mes compatriotes dans Les Réseaux du Kremlin en France. Dans ce livre, je signale des narratifs lancés par le Kremlin pour masquer la nature de ses crimes – par exemple, le fait que l’Ukraine serait nazie. J’ai vu revenir ce narratif en 2013. Si vous parvenez à convaincre, y compris des personnes de très bonne foi, que les nazis sont au pouvoir en Ukraine, ces mêmes personnes de très bonne foi, qui ne sont pas toutes achetées et payées, accepteront à terme l’idée d’une intervention militaire. C’est le cas en Russie, où de nombreuses personnes semblent convaincues de la nécessité d’une intervention militaire au motif qu’il y a des nazis. Quand on prépare une population, on peut faire accepter des démarches et des actes même épouvantables. Mais l’Ukraine n’est pas un pays nazi. L’Ukraine n’est pas dirigée par des nazis.

Il en va de même avec le narratif selon lequel les sanctions ne seraient pas efficaces. Si, les sanctions sont efficaces. Elles ne le sont peut-être pas de manière aussi linéaire qu’on pouvait le penser, mais vous pouvez dire qu’elles le sont lorsque vos amis russes se plaignent de l’inflation, du manque de certains produits, de ne plus pouvoir voyager ou de ne plus pouvoir transférer de l’argent à leurs enfants qui étudient en Europe. M. Soloviev ne serait d’ailleurs pas aussi énervé si les sanctions ne fonctionnaient pas.

Quand vous repérez ces narratifs qui tournent et qui sont les mêmes dans tous les pays européens, même s’ils sont plus ou moins forts selon les moments, cela vous procure déjà une petite idée de ce qui peut constituer des réseaux pro-Kremlin.

Je signalais aussi, dans mon livre, les moyens matériels que le gouvernement et les dirigeants russes avaient mis en place, en France mais pas seulement, pour diffuser leurs narratifs et leur influence. Ces moyens matériels ont été en grande partie nettoyés. Il s’agit des médias, parmi lesquels RT, pour Russia Today, et Sputnik qui ont été interdits en Union européenne, mais aussi de certains think tanks, dont celui de Mme Narotchnitskaïa qui était censée recevoir les élites françaises et les convaincre de l’intérêt de la vision du Kremlin. Mme Narotchnitskaïa est une historienne d’environ 65 ou 70 ans dont le parcours soviétique indique qu’elle avait de très bonnes relations avec le KGB. En poste à l’ONU durant la période soviétique, elle avait nécessairement de très bons contacts avec le KGB. Elle a créé son think tank en France, qui était l’équivalent d’un think tank à New York.

Ces moyens matériels étaient aussi des associations, comme le Dialogue franco-russe. Nous sommes tous d’accord pour considérer qu’en temps de paix, il est très positif de faire des affaires, d’avoir des relations et de développer des liens économiques. Mais le Dialogue franco-russe, j’y reviendrai, était tout de même un peu plus que cela.

Comprenez-moi bien, sur le plan professionnel, j’aurais tout intérêt et j’aimerais infiniment que la Russie soit un pays « normal » qui, comme tout pays normal, y compris la France, chercherait à faire la promotion de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est. Je trouverais cela parfaitement normal. Ce n’est pas ce que fait la Russie poutinienne, qui développe une influence censée cacher, préparer et justifier ses crimes. Cela saute maintenant aux yeux de toute personne de bonne volonté, suite à la guerre déclenchée contre l’Ukraine. Mais c’était déjà le cas il y a vingt ans, pour cacher les crimes à l’encontre de la population russe, des Tchétchènes, des Syriens puis des Géorgiens.

J’évoquais aussi, dans mon livre, les personnalités politiques qui fréquentaient les proches du Kremlin, parfois depuis des années, et qui ont accepté publiquement des prêts de banques bourrées d’officiers du KGB, comme à peu près toutes les banques russes – en lien avec l’histoire du système bancaire russe post-soviétique. Je parlais aussi de ceux qui justifiaient à la moindre occasion, avant même qu’on ne le leur demande, les actions du Kremlin en Syrie, en Géorgie au moment de la guerre en 2008, et en Ukraine – en Crimée et dans le Donbass –, et qui, pour défendre Poutine alors qu’il n’était pas encore mis en cause, attaquaient publiquement un homme qui venait d’être assassiné, l’opposant Boris Nemtsov. Il n’était pas encore enterré que M. Mélenchon, pour ne pas le nommer, produisait un texte ignoble affirmant qu’au bout du compte, on comprenait pourquoi il avait été tué et que ce n’était pas la faute de M. Poutine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous préciser qui était M. Nemtsov ?

Mme Cécile Vaissié. Boris Nemtsov aurait pu être président de la Russie. C’était un démocrate, et il a été abattu comme un chien à quatre pas de la place Rouge. Je me suis suffisamment promenée sur la place Rouge et autour du Kremlin pour vous dire que si vous sortez un pistolet d’enfant en plastique ou une cigarette, des agents de sécurité chargés de veiller sur les personnalités politiques se jettent immédiatement sur vous. Tout est filmé, mais – ce n’est pas de chance ! – Boris Nemtsov a été assassiné sous des caméras qui ne fonctionnaient pas. C’est cela, la vie politique russe.

La fille de Boris Nemtsov poursuit son action, mais hors de Russie.

Nous pourrions aussi parler de ceux qui, pour faire des affaires et conclure des contrats rapportant beaucoup d’argent – ce qui me paraît très bien, de même que de développer certains savoir-faire français –, rendaient visite à Vladimir Poutine dans la Crimée illégalement annexée, en riant au nez des décisions des dirigeants français et européens, et qui se sont retrouvé Gros-Jean comme devant sans avoir concrétisé les contrats qui leur avaient été promis. Je pense à M. de Villiers, qui voulait exporter ses parcs de loisirs en Russie. On lui a fait beaucoup de promesses, on a signé un contrat, mais cela n’a débouché sur rien.

Je précise aussi dans mon livre que l’une des grandes difficultés de ce type de thématique – ce sera votre difficulté majeure – vient du fait que tous ceux qui reprennent les narratifs du Kremlin, tous ceux qui parlent comme lui et tous ceux qui allaient en Russie et ne demandaient qu’à serrer la main de M. Poutine, avant la guerre, ne sont pas nécessairement payés pour le faire. Il existe aussi des personnes naïves, mal informées, qui n’accordent pas autant de valeur que d’autres à la démocratie et à la liberté individuelle. J’espère qu’elles ne sont plutôt pas des responsables politiques ! Certaines personnes idéalisent une Russie où elles ne sont jamais allées. Elles l’idéalisent précisément parce qu’elles n’y sont jamais allées. C’est beau, la Russie ! Ces personnes mettent en avant les belles églises dorées. Les églises dorées sont effectivement magnifiques, certains paysages aussi. Mais si l’on tue des gens au pied des églises, le regard change. Il existe aussi des personnes en France, dans le monde politique, qui rêvent d’un homme fort, d’une personnalité forte, qui sont attirées par le pouvoir et qui considèrent que c’est ce qu’il faut aux Russes et, pourquoi pas, aux Européens et aux Français.

Il peut donc y avoir différentes raisons de valoriser la Russie, qui ne sont pas exclusivement liées à des avantages financiers. Mais certains sont payés, j’en suis persuadée, ou reçoivent des cadeaux, pour parler à la russe. De l’argent circule. C’est absolument clair. Des éléments permettent de le dire. J’avais très peu de moyens pour conduire mon étude, et je consultais des sources ouvertes – certes dans plusieurs langues, mais ouvertes. Je n’avais pas les moyens de les vérifier. Vous-mêmes, vous peinerez à vérifier si quelqu’un a un compte en banque dans les îles Caïman.

Ma certitude vient du recoupement de plusieurs raisonnements, de certaines confidences, dites sous le sceau du secret donc inexploitables par moi comme par vous. Plus largement, elles viennent du croisement de la connaissance des pratiques historiques des services secrets russes, sur une durée de cent ans, et de l’observation des pratiques actuelles y compris en dehors de l’Europe. Le Premier ministre polonais vient de déclarer que son pays dispose d’éléments prouvant que des députés européens ont été achetés par la Russie. Pour l’instant, il n’y a pas de noms, mais l’information vient de sortir en Pologne.

Pour mieux comprendre, il faut prendre la mesure de l’immense corruption qui règne depuis des années en Russie. Celle-ci a permis à certains de devenir immensément riches et de créer des caisses noires. Nous le savons depuis toujours, dans le monde universitaire : il faut payer, sous le manteau, pour intégrer une université, accéder à une formation ou passer un examen – et payer davantage pour l’avoir. De la même façon, il faut payer quand vous êtes arrêté par les agents de circulation. Les bakchichs sont à tous les coins de rue. Dans les affaires, ils sont permanents. Citons également les rétrocommissions. Vous me direz qu’elles existent aussi dans certains marchés publics en France et dans certaines affaires de ventes d’armes un peu louches. Mais, en Russie, il nous a fallu apprendre le mot otkat il y a plus de quinze ans, car c’était la norme. Il y a quinze ans, le cinéaste Vladimir Motyl expliquait dans une revue grand public russe que pour faire un film, il fallait accepter de recevoir un million de dollars d’un donateur, de le blanchir, d’en rendre 700 000 et d’en garder 300 000. Cette pratique fonctionne aussi pour les subventions de l’État : le fonds du cinéma confie un million de roubles ou de dollars à un cinéaste, qui devra en rendre au moins 60 % aux fonctionnaires – lesquels en reverseront peut-être une partie à la personne au-dessus d’eux, car c’est une chaîne. On a parfois même évoqué un taux de 80 %.

D’après vous, pourquoi les Jeux olympiques de Sotchi ont coûté plus cher que les trois précédentes éditions cumulées ? Certes, il fallait faire des jeux d’hiver dans une zone subtropicale. Mais c’est aussi parce que des gens se sont servis au passage. L’idée selon laquelle un fonctionnaire de l’État ne doit pas se servir dans la caisse n’existe pas en Russie. Des enrichissements spectaculaires font pétiller bien des yeux. Des caisses noires, éventuellement collectives, sont constituées. Je vous renvoie au livre de Catherine Belton, Putin’s people : How the KGB Take Back Russia and Then Took On the West. Elle aussi a fait l’objet de procès, à un autre niveau que le mien. Dans ce livre, elle explique clairement comment le groupe des personnes autour de Poutine a constitué des caisses noires, en partie à l’étranger et en partie en Russie, dans des banques tenues par des amis du KGB.

Nous avons tous sous les yeux certains résultats de ces détournements et de ces vols. Je vais en citer des exemples. L’une des plus grandes surprises, en tout cas pour moi, de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a sans doute été de découvrir combien l’armée russe était faible, inefficace, mal organisée et mal équipée. Mes travaux n’ont jamais porté sur l’armée, et j’entendais les discours, en Russie et en Europe, selon lesquels cette armée était fantastique. Mais l’on a découvert que l’objectif de prendre Kiev en trois jours ne tenait pas. On a découvert, comme l’ont indiqué les renseignements britanniques en août 2022, que les Russes manquent de munitions, de soldats et de véhicules. L’armée russe échoue, heureusement, à atteindre les objectifs fixés par M. Poutine. Le nombre de Russes tués surpasse de beaucoup, semble-t-il, le nombre d’Ukrainiens tués. Ils seraient deux à trois fois plus nombreux, dans ce Verdun que sont devenus Bakhmout, Makiïvka et une partie de l’Est ukrainien, pour une guerre qui n’apportera rien à personne.

Pourtant, une grande réforme de l’armée avait été engagée en 2008, à l’époque du ministre Serdioukov. Elle impliquait de restructurer l’armée. On disait que Poutine le voulait après avoir vu en Géorgie que l’armée ne fonctionnait pas. Cela impliquait de renouveler les armes et les uniformes. Il était question de consacrer 613 milliards de dollars au réarmement entre 2011 et 2022, ainsi que 100 millions de dollars à la conception de nouveaux uniformes, puis 5,5 milliards à leur entrée en usage. Où sont ces armes et ces uniformes ? Ils ont été, pour une grande partie d’entre eux, détournés et volés – tant mieux pour l’Ukraine ! Un film surréaliste a circulé sur les réseaux sociaux, dans lequel une personne conseille aux soldats de prendre les tampons hygiéniques de leurs femmes pour s’en servir en cas de blessure. J’ai lu que des familles russes empruntaient à la banque pour équiper leur fils ou leur mari envoyé au front en Ukraine. Où est passé l’argent ?

Je l’ai dit, je n’ai pas étudié l’armée. Cela étant, j’ai étudié la corruption et j’avais noté, en 2015, le procès d’Evguenia Vassilieva, la blonde maîtresse et collaboratrice du ministre Serdioukov chez qui l’on aurait retrouvé, d’après Komsomolskaïa Pravda, 51 000 pierres précieuses et 19 kilos d’or et de platine. Ces éléments ont été confirmés par la publication russophone de la BBC, qui évoquait 3 millions de roubles en liquide, des montres précieuses, des tableaux et 60 000 pierres précieuses, pour un poids total de 19 kilos. D’après Komsomolskaïa Pravda, la collection de bijoux valait, au seul prix des pierres et du métal, environ 130 millions de roubles. Mais Vassilieva affirmait que ces bijoux étaient sans valeur ! Mme Vassilieva a été condamnée pour détournement d’agent par un tribunal russe. Elle a passé, en tout et pour tout, quatre mois en détention. Je vous rappelle qu’Ilia Iachine a été condamné à huit ans et demi pour avoir dit que l’armée russe avait tué des civils innocents à Boutcha. Quant au ministre, il n’a jamais été mis en cause.

Vous comprenez ce qu’est la corruption, y compris la corruption dans un domaine aussi sacré que la défense du territoire.

Qui a fait courir le bruit, y compris en Occident, que cette armée était le gage d’une puissance retrouvée ? Voyez le nombre d’articles, de numéros spéciaux de revues et de livres parus au sujet de « la Russie, la puissance retrouvée ». Pourtant, toute une partie de la population n’a même pas de toilettes ou l’eau courante ! Certains hôpitaux n’ont pas l’eau chaude. Comment peut-on parler de puissance retrouvée ? Le terme de puissance est à analyser.

Qui a fait courir ces bruits, alors que les équipes d’Alexeï Navalny continuent à démontrer d’une part les détournements de budgets publics, d’autre part les enrichissements magiques des ministres de la défense ou de leurs proches qui achetaient, avant la guerre et la détérioration des relations, des villas immenses sur la Côte d’Azur et dépensaient leur argent avenue Montaigne de façon immodérée ?

C’est là qu’entre en action ce que l’on a pu appeler « la guerre de l’information », financée au moins en partie par les caisses noires et les détournements de fonds. Cette guerre de l’information s’appuie certes sur des naïvetés, des ignorances, des incompétences, des aveuglements, mais aussi sur des jeux d’influence impliquant parfois des financements. Avec l’exemple militaire, vous comprenez que la sécurité de l’Europe est en cause.

Je prendrai aussi l’exemple de La nouvelle armée russe. Je ne jette pas la pierre à ma collègue, mais je me suis renseignée. Ce livre est sans doute la recherche la plus récente publiée en France à ce sujet avant la guerre. Il date de 2021 et on peut lire en quatrième de couverture que l’armée russe est désormais un outil performant. Tout le reste du livre est à l’avenant. Je le répète, je ne mets absolument pas en cause l’honnêteté de la collègue qui l’a rédigé. Je pense qu’elle n’a pas vu « l’éléphant dans la pièce ». C’est une collègue honnête, qui a fait un travail honnête. En revanche, permettez-moi de m’étonner qu’un travail portant sur un sujet aussi essentiel que celui des budgets de défense et de l’organisation de l’armée paraisse dans la collection Les carnets de l’Observatoire, créée et dirigée par l’Observatoire franco-russe, lui-même mis sur pied à l’initiative du conseil économique de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe. Ce conseil économique est coprésidé depuis 2011 et présidé depuis avril 2022, c’est-à-dire depuis la guerre, par Gennady Timchenko, oligarque richissime ayant au moins un autre passeport – en l’occurrence, finlandais – que le russe, vraisemblablement issu du KGB et très proche de Poutine, au point d’être soupçonné d’être son associé en affaires, voire sa couverture pour ses enrichissements. Gennady Timchenko a reçu, comme toute une série de gens comme lui, la Légion d’honneur.

Ma question est explicite : est-il souhaitable que des recherches françaises sur des questions essentielles paraissent dans des collections étroitement liées à des personnes comme Timchenko ? Est-il souhaitable que des institutions comme une chambre de commerce, nécessaire et utile pour aider des entreprises à s’implanter, aient des liens institutionnels avec des personnes comme Timchenko, qui certes ouvrent des portes – on vous dira que pour faire du business, il faut s’allier à des gens qui peuvent procurer un accès à Poutine – mais participent aussi à la criminalisation de l’économie et de la société russes ?

Timchenko, dont la fortune a fait rêver de nombreux Occidentaux, est désormais l’objet de sanctions américaines et britanniques, mais toujours pas européennes.

De nombreux oligarques russes, qui savent n’être devenus richissimes et ne pouvoir le rester que grâce à la faveur du pouvoir, ont aussi pour fonction de séduire, d’une manière ou d’une autre, des décideurs occidentaux. J’ai parlé de M. Malofeïev. Cet oligarque détient des fonds – qu’il n’a pas gagnés par son travail, mais qu’on lui a donné la possibilité d’avoir – qui transitent de manière obscure. Les sources ne sont pas le porte-monnaie de M. Poutine ou les budgets de l’État russe. Elles peuvent passer par de nombreuses personnes.

J’ai utilisé à plusieurs reprises le terme de KGB. C’est un fait, des officiers du KGB siègent à la plupart des postes de pouvoir en Russie. Le KGB et les organisations qui l’ont précédé ont une très longue histoire, une formidable expertise d’achat et de manipulation d’Occidentaux. Autant la Russie n’a jamais su construire une économie qui se tenait à partir d’un des pays les plus riches du monde, autant elle sait acheter et manipuler des personnes en jouant sur l’argent, les cadeaux, l’idéologie ou le kompromat. Un rapport du NKVD de 1941 indique, par exemple, qu’Hemingway a été recruté sur la base de l’idéologie. Il n’a jamais rien dit ou fait, mais il a quand même été recruté. Concernant le kompromat, vous connaissez l’exemple de Maurice Dejean, ambassadeur de France en Union soviétique, pris dans une histoire montée durant des années pour le piéger en compagnie d’une jolie jeune fille – j’en connais tous les détails et je l’ai racontée dans un livre. Il a fallu que de Gaulle en soit informé pour qu’il le rappelle en France et prononce la fameuse phrase : « Alors, Dejean, on couche ? »

Ces manipulations et ces procédés, nous les connaissons bien mieux qu’il y a quarante ans grâce à des témoignages, quelques archives et des publications. Il faut les lire. Certains vous diront que c’est du passé. Non ! Quand on observe le terrifiant recul des libertés publiques en Russie, on voit combien est vivace la tentation stalinienne chez certains dirigeants qui, par ailleurs, aiment le mode de vie occidental, préféreraient passer leurs vacances sur la Côte d’Azur et envoyer leurs enfants étudier à Harvard, mais se replient sur Dubaï.

Non seulement des Russes sont condamnés pour avoir dit la vérité, par exemple concernant la guerre, mais le FSB infiltre des agents provocateurs dans des groupes de jeunes, comme l’a récemment prouvé le procès « Novoïé Velitchié ». Ce sont les vieilles méthodes ! Nombre de mes collègues universitaires russes ont quitté la Russie, parce qu’elle a réinstauré le département du KGB qui suit les gens ou parce qu’on y incite les étudiants à dénoncer leurs enseignants s’ils ont dit un mot de travers. Toutes les méthodes qui étaient en place sous l’Union soviétique sont revenues ou sont en passe de revenir.

À l’étranger, les preuves de campagnes actives, ou « mesures actives », pour séduire, acheter ou manipuler les personnalités politiques ou les leaders d’opinion s’accumulent. Je vous renvoie à l’avant-dernier numéro de la revue francophone sur internet Desk Russie, à laquelle je collabore de temps en temps. Dans ce numéro 51, l’article intitulé « Le tarif du vote » est la traduction d’une enquête menée par la rédaction de Vajnié Istori. Ce média en ligne russophone, spécialisé dans le journalisme d’investigation, a été fondé par des journalistes russes et est enregistré en Lettonie. L’enquête démontre que des communicants politiques proches du pouvoir russe travaillaient à obtenir la reconnaissance, par l’Union européenne, du rattachement de la Crimée et la levée des sanctions engagées contre la Russie après l’annexion : « Les interactions avec les députés des parlements de plusieurs pays de l’Union européenne » – vous – « ne se limitaient pas à leur participation contre rémunération au forum patriotique de Yalta » – en Crimée, c’est-à-dire en Ukraine – « ou à l’observation des élections russes » – qui sont falsifiées du haut en bas de l’échelle. « Des dizaines de milliers d’euros ont également été dépensés pour que ces députés proposent des résolutions pro-russes dans leurs parlements respectifs. En cas de bon vote, une rémunération supplémentaire était prévue. » Comme l’on pouvait s’y attendre, les auteurs des résolutions pro-russes nient avoir reçu de l’argent. Cette enquête ne dit malheureusement rien de la France. Mais il me semble me souvenir qu’en France aussi, des votes symboliques ont eu lieu à la fois à l’Assemblée nationale et au Sénat pour dénoncer les sanctions instaurées par l’Union européenne. Il faut demander à ceux qui les ont organisés pourquoi ils ont eu cet élan du cœur pour défendre la Russie injustement attaquée par des sanctions aussi méchantes. Cette enquête est davantage développée en anglais sur le site de l’OCCRP, Organized Crime and Corruption Reporting Project.

Ainsi que le signalait dès 2008 la femme politique russe Irina Khakamada, les rétributions de services rendus – courantes, en Russie, vous l’aurez compris – ne se font plus, depuis longtemps, sous la forme de liasses de billets. Il peut s’agir de places dans des conseils d’administration : en siégeant dans un conseil d’administration, vous percevez légalement et en toute transparence des jetons de présence, voire un salaire. M. Schröder, ancien chancelier allemand, n’a ainsi pas pu cacher son attachement, après le déclenchement de la guerre, à ses places dans les conseils d’administration et de surveillance de Gazprom, bras armé de l’État russe, de Rosfnet et de différentes grandes entreprises. D’après Le Monde, il percevait un million d’euros par an pour simplement siéger dans ces conseils. Il y en a d’autres, y compris des Français. Il me semble indispensable de légiférer sur la présence croissante d’anciens dirigeants politiques occidentaux de premier, mais aussi de deuxième plan, dans ces instances. C’était le cas du « monsieur Russie » de M. Sarkozy, qui siégeait chez M. Deripaska où il remplaçait un ancien officier de la Stasi, qui y avait fait toute sa carrière avant de devenir homme d’affaires. On en trouve beaucoup !

Il serait bon de légiférer, parce que c’est une façon de payer les gens. On peut le faire aussi, comme c’est le cas en France, au travers de missions de consulting – d’anciens dirigeants politiques ouvrent ainsi des cabinets de conseil – et de cadeaux en nature. Le Dialogue franco-russe, dont je vous parlais tout à l’heure, était présidé jusqu’à ce que certains scandales éclatent par M. Mariani, que vous avez entendu hier, et par Vladimir Iakounine. Ce dernier était apparemment général du KGB, très proche de M. Poutine et célèbre en Russie pour sa collection de fourrures et de montres achetées chacune pour plusieurs centaines de milliers d’euros. Il avait la réputation de faire cadeau de montres hors de prix aux Occidentaux qu’il voulait séduire et qu’il rencontrait soit à Paris dans le cadre du Dialogue franco-russe, soit à Berlin où il avait créé la même structure, soit aux rencontres de Rhodes auxquelles il conviait l’élite de la politique occidentale.

Les cadeaux peuvent aussi se faire par l’ouverture de comptes bancaires en Russie, en Suisse ou dans des paradis fiscaux où l’on sait que le pouvoir russe en détient une série. Mais, parfois, l’argent est traçable. Je vous renvoie à l’article de mon collègue Timothy Snyder, professeur d’histoire à l’université de Yale. Il a publié, en janvier 2023, un article intitulé The Specter of 2016 dans lequel il explique qu’un ancien agent du FBI, chargé du contre-espionnage à New York, est accusé d’avoir accepté 225 000 dollars d’un représentant étranger et d’avoir reçu de l’argent de l’oligarque Oleg Deripaska, que j’ai mentionné tout à l’heure, dans le cadre des tentatives russes d’influer sur les présidentielles américaines. Cela a été démontré.

Dans un genre à peine différent, Romain Mielcarek signale, dans son récent ouvrage Les Moujiks – La France dans les griffes des espions russes, qu’un officier du GRU, le service du renseignement militaire russe, a tenté de le recruter. J’ai été frappée par le caractère étonnamment classique des procédés, qui ont été maintes fois décrits en son temps par Vladimir Volkoff. Cet officier du GRU était classiquement attaché militaire à l’ambassade de Russie en France. En 2016, c’est reconnu, il a proposé à Georges Kuzmanovic, alors conseiller de M. Mélenchon pour la politique étrangère et les questions militaires, 500 000 euros en liquide pour la campagne de ce dernier. C’est mentionné dans ce livre et cela a été reconnu. M. Kuzmanovic dit avoir refusé. Étonnamment, alors qu’il m’a attaquée en justice après la parution de mon livre – il a été débouté, a fait appel et a de nouveau été débouté –, il n’a pas parlé de cette tentative de corruption devant les juges de la République. Il aurait pu dire qu’il a refusé cet argent, mais il n’en a pas parlé. Avec du recul, j’ai souri en pensant que le GRU et moi avions fait la même analyse des positions exprimées par M. Kuzmanovic dans ses écrits. Quel dommage qu’il n’en ait pas parlé devant la justice de son pays !

Ce n’était pas une nouveauté. En 2004, François Bayrou alors président de l’UDF avait déclaré qu’il avait reçu, à une époque où l’on ne se préoccupait pas tellement de l’influence russe, une proposition formulée par des ressortissants russes qui se disaient prêts à « prendre en charge l’intégralité de ses frais de campagne pour l’élection présidentielle de 2022 ».

On voit là une continuité dans les procédés. Certains en font part et indiquent avoir refusé. Combien n’ont pas refusé, et combien ne l’ont pas dit ?

Le Kremlin séduit et achète des personnalités, en France comme ailleurs. Des travaux se développent dans toute l’Europe autour de ces questions. Le Kremlin achète des dirigeants politiques et des membres des services secrets, comme aux États-Unis ou en Allemagne où a éclaté un scandale à ce sujet. Je m’étonne souvent de la présence d’anciens des services français sur RT, qui véhiculent des théories pro-Kremlin invraisemblables. Peut-être est-ce le fait du cœur, de l’amour et des valeurs communes, ou peut-être ont-ils été achetés. La Russie achète des experts dans toute l’Europe. Elle achète des blogueurs et des journalistes. Cela a été démontré dans le cas d’autres pays. Elle achète peut-être – sûrement – des universitaires. Elle achète des personnes qui travaillent dans les ambassades. Un membre de l’ambassade britannique à Berlin vient ainsi d’être condamné à treize ans de prison.

La Russie a infiltré certains de ses agents, à l’issue de processus qui ont parfois duré des années, dans des structures internationales comme l’OTAN ou à proximité de l’OTAN. Une tentative a également visé la Cour internationale de justice de La Haye, mais elle a été interrompue. J’espère d’ailleurs que cette instance s’occupera bientôt de certains problèmes liés à la guerre.

La Russie a aussi infiltré des agents dans les diasporas ex-soviétiques et dans les sociétés européennes. Un couple présumé d’agents du SVR, le service russe des renseignements extérieurs, se faisant passer pour des Sud-Américains, vient d’être arrêté en Slovénie. Ils détenaient chez eux un important montant d’argent liquide. D’après The Guardian, cela pourrait indiquer qu’ils payaient des agents et des informateurs. Pour l’ancien directeur des services secrets slovènes Janez Stušek, les Chinois s’intéressent surtout aux enjeux économiques, tandis que les Russes s’intéressent aussi aux enjeux politiques, qui touchent à l’Union européenne et à l’OTAN.

Je n’ai plus besoin de le démontrer, la Russie poutinienne est un danger pour l’Ukraine, l’Europe et ses propres populations. Elle a essayé d’influer sur des élections, de déstabiliser des pays par des manifestations – en Allemagne et en Macédoine – et sans doute tenté d’organiser des coups d’État, comme au Monténégro.

Le Kremlin est aux abois. Il ne fait aucun doute qu’il accentue ses attaques en jouant sur les fragilités internes de nos sociétés. Pour cela, il a besoin de Français, y compris de personnalités politiques acceptant d’aller dans son sens.

Si chacun avait le sens de l’éthique, du devoir et du patriotisme, il serait facile de s’opposer à ces procédés. Plus l’on connaît la Russie et la politique russe, plus l’on a de chance d’être immunisé en voyant se répéter ce type de procédé. Le but n’est pas de fermer toutes les portes avec la Russie, mais de développer la connaissance, l’information, l’apprentissage des langues et le sens de l’honnêteté et du patriotisme dans différents milieux, y compris politiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je n’ai pas interrompu votre longue intervention, qui était vaste et abordait des sujets variés. Nos questions permettront de revenir sur certains points. Notre commission s’intéresse aux tentatives et aux soupçons d’ingérence envers les personnalités politiques, les partis, les relais d’opinion et tous ceux qui ont un pouvoir de décision économique et administratif. Aussi tenterons-nous, dans les questions qui vous seront posées et dans les réponses que vous y apporterez, de nous concentrer sur cet aspect. Certes, l’ampleur de la corruption et les mécanismes ayant conduit à la volonté d’agir et d’interférer dans les démocraties et les puissances étrangères nécessitaient une explication de fond de votre part. Toutefois, dans la discussion, vous voudrez bien recentrer vos propos sur le thème qui nous occupe. Le cas échéant, vous pourrez nous envoyer des réponses écrites complémentaires.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises des personnalités économiques jouant un rôle supposé ou réel d’intermédiaire et de facilitateur pour ouvrir des portes ou des marchés en Russie, ce qui leur procure une capacité d’influence ou des réseaux en Occident, par exemple en France dans le cadre du Dialogue franco-russe, ou en Allemagne.

Des relations économiques ont parfois été établies par des personnalités qui ne sont pas nécessairement mises en cause et qui ne sont plus là pour se défendre, comme M. Chirac qui a ouvert le Dialogue franco-russe et remis la grand-croix de la Légion d’honneur à M. Poutine, ou d’autres personnalités au pouvoir qui ont remis des décorations, signé des marchés avec Total ou Gaz de France, vendu des Mistral ou favorisé l’implantation de Renault en Russie. Ce ne sont pas les partis de l’opposition qui peuvent le faire. L’autorisation donnée à Engie pour prendre une part d’un milliard d’euros dans Nord Stream 2 n’a pas émané du Rassemblement national. Comment différencier ce qui relève de la défense des intérêts économiques de ce qui relève des contreparties d’influence ou d’ingérence ?

Vous avez parlé de la corruption. Dans les précédentes auditions, les institutions chargées de vérifier les mouvements de capitaux ou la transparence de la vie politique ont alerté la représentation nationale concernant une dizaine de cas seulement – relevant aussi bien d’agents publics que de personnalités politiques, et pas nécessairement de premier plan.

Comment bien faire la distinction, pour ne pas relire les événements de façon erronée ? Nous pouvons estimer qu’en décorant M. Poutine, M. Chirac ne pensait pas que l’Ukraine serait envahie vingt ans après.

Mme Cécile Vaissié. La difficulté de votre commission réside notamment dans la capacité à différencier le lobbying de l’influence. Ouvrir des lieux d’échanges pour nouer des liens et développer des affaires est une bonne chose. Il existe de nombreuses agences de lobbying à Bruxelles. La nuance avec l’influence s’apprécie au regard des personnes avec qui vous faites des affaires. Lorsque vous vendez ou achetez un appartement, vous attendez que les règles de droit soient respectées et vous essayez de traiter avec des personnes honnêtes. Quand vous faites des affaires avec la Russie, vous ne traitez pas avec des personnes honnêtes.

Une erreur d’appréciation a été largement commise, dans les années 1990, en considérant qu’en faisant des affaires et en développant les relations avec la Russie, on contribuerait à transformer ce pays et on l’aiderait à s’intégrer dans la communauté internationale en faisant des affaires à l’avantage de toutes les parties, en facilitant les échanges universitaires. C’est ainsi que M. Soloviev a passé plusieurs années aux États-Unis. L’on a pensé que la Russie deviendrait ainsi un État « normal », c’est-à-dire un État qui n’assassine pas ses voisins à chaque génération. Les personnes qui étudient la Russie savent que c’est pourtant ce qu’elle continue à faire. La guerre en Ukraine n’est pas une guerre intelligente ou de talent. C’est une guerre durant laquelle on rase, comme les Russes ont rasé en Tchétchénie – combien de milliers de Tchétchènes accueillons-nous ? – ou en Syrie. Les Russes attaquent en Ukraine comme ils ont attaqué en Tchécoslovaquie en 1968 et à Budapest en 1956. J’aime la culture russe mais je me demande si nous devrons nous dire à chaque génération que la Russie bombarde, attaque et détruit ses voisins pour rétablir une sorte de contrôle.

L’influence existe partout et à toutes les échelles. Mais en Russie, il y a du sang. En Russie, vous traitez avec des personnes qui n’ont aucune limite, qui vous regardent comme quelqu’un de décadent, comme un Occidental trop poli pour être pris au sérieux. Il faut distinguer les personnes autour de Poutine et la société russe. Les premières méprisent fondamentalement l’Occident et leurs voisins, et ne connaissent que les rapports de force.

J’ai étudié le cas de Mme Narotchnitskaïa, qui était en France. J’ai lu tout ce qu’elle a publié, de nombreux livres et recueils d’entretiens. Elle dit explicitement que les Russes veulent être une grande puissance, pas au sens d’un pays riche comme la Suisse, d’un bon niveau de vie ou d’une grande puissance économique. Ils veulent qu’on leur demande leur avis et qu’on le prenne en compte. Selon elle, la population n’a que faire de son niveau de vie.

M. Poutine a décidé de prendre le contrôle de l’Ukraine ; il a considéré qu’il faudrait tenir compte de son avis. Peu lui importe que la population russe soit en train de crever sur des champs de bataille inutiles ou parce qu’elle est isolée du monde.

Si vous analysez le sujet au travers des procédés, on vous répondra toujours que c’était pour faire du commerce. Mais c’est terminé, quand l’histoire russe est, une fois de plus, passée de l’époque du jeu à celle du sang. On ne fait pas des affaires, des sourires et des dîners mondains avec n’importe qui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’en reviens à cette historienne qui officie en Russie. Tout comme vous, j’ai fait mes études à l’ESSEC. Ce n’est pas là qu’on suit ce genre de cours, mais plutôt à Sciences Po ou en classe préparatoire littéraire. En tout état de cause, lors des premiers événements en Ukraine, notamment Maïdan et le début du conflit dans le Donbass, des idées ont circulé dans les débats publics, y compris véhiculées par des experts, selon lesquelles l’est de l’Ukraine, russophone, ne serait pas hostile à une influence russe voire au-delà. Plusieurs éléments pouvant s’apparenter à ce que vous analysez comme un narratif russe étaient présentés, à l’époque, par des autorités académiques ou par des personnalités. Qu’il ne soit pas voulu ou qu’il relève de la conviction, il y avait parfois un consensus académique.

Vous avez parlé du livre de cette femme, dont vous dites que son travail était honnête. De surcroît, vous distinguez deux périodes qui vous semblent claires aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas nécessairement pour ceux qui les ont vécues. Très peu de personnes avaient annoncé l’invasion militaire de l’Ukraine par le régime russe, y compris des personnalités siégeant à l’Académie française et reconnues comme des spécialistes de la civilisation, de la littérature et de l’histoire russes. On peut se tromper.

Des personnes peuvent avoir des liens personnels, affectifs et de goût pour la civilisation, la littérature et l’histoire russes. Les liens d’amitié entre la France et la Russie sont anciens. Ils existent parmi toutes les forces politiques, en dépit des clivages. Mais très vite vient le soupçon d’ingérence, en particulier en période électorale. L’ingérence répond à une volonté de manipulation. Comment faire la différence, en période électorale ? Certains citoyens peuvent s’être trompés, de plus ou moins bonne foi. Tous ne sont pas nécessairement mus par un intérêt caché.

Mme Cécile Vaissié. De nombreuses personnes se sont trompées de bonne foi, et continuent à le faire. J’en ai rencontré beaucoup, lors de conférences. En Bretagne, par exemple, j’ai entendu le discours selon lequel la Russie est merveilleuse car elle prône les valeurs familiales. Les statistiques permettent de montrer ce que sont ces valeurs dans la réalité : la plupart des familles sont monoparentales avec un enfant unique, le taux d’avortement est en forte hausse et les difficultés démographiques sont de taille.

Il est indispensable d’informer correctement. Sans doute existe-t-il un problème d’expertise, accru par le développement des chaînes d’information qui font intervenir tout le monde et n’importe qui.

Vous avez évoqué Mme Carrère d’Encausse, qui a été ma directrice de thèse à Sciences Po et pour qui j’ai beaucoup d’affectation et de respect. Elle a été l’une des premières à ouvrir l’université à des femmes. Mais elle a récemment indiqué qu’elle ne comprenait plus ce qui se passe, et que Poutine n’était pas ainsi par le passé. Pourtant, avec toute l’amitié et tout le respect que j’ai pour elle, j’affirme que Poutine est comme cela depuis le premier jour.

Quand j’ai lu, dans Le Figaro, que Mme Carrère d’Encausse, que j’aime et que je respecte, considérait que le KGB était un peu comme l’ENA car il sélectionnait les meilleurs, j’ai cru que j’allais tomber de ma chaise ! Le KGB n’était pas l’ENA. Je n’ai pas nécessairement une haute appréciation de l’ENA, mais on n’y apprend pas à fouiller les sacs de linge sale de ses compatriotes. L’ENA n’est pas le KGB. Si vous partez du principe que M. Poutine est entré au KGB comme n’importe quel homme ou femme politique est entré à l’ENA, vous partez à coup sûr dans la mauvaise voie.

J’ai également entendu Mme Carrère d’Encausse dire que la Russie s’était redressée à partir de la guerre contre la Géorgie. Là encore, j’ai cru tomber de ma chaise. La Géorgie, ravissant pays, compte 4 millions d’habitants avec un niveau de vie « sous le niveau de la mer ». La Russie serait grande parce qu’elle fait la guerre à la Géorgie ?

Des erreurs ont été commises. De nombreuses personnes se sont trompées de bonne foi. Lorsqu’on est expert ou homme politique, il faut se méfier des relations mondaines, des invitations dans les ambassades ou dans des lieux très agréables. Je prône une morale de la vie politique. Si vous voyez M. Poutine comme celui qui vous invite à des séjours très agréables en Crimée – je ne vise pas Mme Carrère d’Encausse, car je pense qu’elle n’y est pas allée, mais on en a vu d’autres, y compris des universitaires – tous frais payés, avec de bons camarades, vous faites erreur. Alain Besançon a été un grand soviétologue et l’un des premiers à expliquer ce qui se passait en Union soviétique. Son ouvrage Présent soviétique et passé russe est visionnaire. J’ai souvent pensé à ce qu’il disait en me rendant en Russie, notamment les dernières années. Il existe certains Russes dont le métier est de créer une ambiance chaleureuse et amicale, de vous ouvrir leur cœur, de vous mettre en confiance. C’est quelque chose que l’on apprend au KGB. Quand vous êtes expert, vous devez vous demander ce que l’on vous veut, quel est le but recherché et s’il est question de relations d’amitié, de relations d’affaires – dans lesquelles chacun gagne quelque chose – ou de relations visant à disposer d’un pouvoir.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il est indispensable de conserver à l’esprit plusieurs enseignements que vous avez exposés, à commencer par la continuité entre les méthodes longtemps pratiquées par le KGB et d’autres services de l’Union soviétique et les méthodes et pratiques actuelles de services et d’appareils de l’État russe ou proches du cercle de pouvoir, autour du dirigeant Vladimir Poutine. La méconnaissance ou la non-compréhension de ce phénomène de continuité dans les méthodes, dans les pratiques et dans l’état d’esprit est peut-être l’une des clés de la naïveté ou de la mauvaise appréciation des enjeux et de la nature réelle du pouvoir depuis plusieurs années, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.

Le deuxième enseignement dont nous devons avoir conscience est ce que vous appelez la criminalisation de l’État et de l’économie et que certains ont récemment démontrée, en particulier dans des romans qui ont connu beaucoup de succès. Il existe, au Kremlin, une kleptocratie que nous autres Français, créateurs du concept d’État-nation, avons peut-être eu du mal à pleinement appréhender. Il n’existe pas d’État russe fonctionnant de manière « normale », pour reprendre un adjectif que vous avez souvent mis en avant, mais une kleptocratie organisée et un pillage systématique de la richesse et de tout ce que produisent les travailleurs, premières victimes de ce système.

Pour en revenir aux menaces et aux risques d’ingérence étrangère, sujet auquel se dédie cette commission d’enquête, vous avez mentionné plusieurs noms, dans l’actualité politique récente ou plus ancienne, issus de diverses familles politiques. Des méconnaissances, des naïvetés ou des appétences pour un certain type de pouvoir, mais aussi la foi en la coopération économique, le développement économique et la défense des intérêts économiques et industriels français ont pu inspirer certains. Par-delà ces cas et les noms que vous avez cités, avez-vous connaissance de la tentative d’ingérence dont il a été fait état hier, lors de l’audition de Thierry Mariani – qui a reconnu s’être rendu très souvent en Russie et en Crimée, à des moments que nous ne pouvons que réprouver, car après son annexion illégale –, à l’occasion des réunions de travail et des rencontres organisées autour de M. Malofeïev, qui a toujours fait état de son dessein d’organiser un réseau de partis politiques et de mouvements d’extrême droite ou de droite extrême en Europe, soutiens de Vladimir Poutine et de la stratégie du pouvoir russe ? Ce projet assez assumé a été mis en sommeil depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, mais il n’est pas abandonné. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel est l’état de vos connaissances et de vos informations concernant cette entreprise délibérée, portée par plusieurs proches du Kremlin ?

Mme Cécile Vaissié. Cette entreprise a commencé il y a plusieurs années. Une chose est claire, le Kremlin se moque des idéologies. Cela a été démontré par des experts comme Anton Cherotsov. Cet Ukrainien russophone de Sébastopol vivant désormais à Vienne a consacré un livre aux relations entre la Russie et l’extrême droite. Nous nous sommes souvent croisés à des colloques et des rencontres. Nous avons noté la continuité, mais il existe aussi des différences avec la période soviétique. Durant cette période, il y avait une idéologie – à laquelle les gens croyaient ou pas. Aujourd’hui, le Kremlin se fiche de l’idéologie ou que l’on soit de droite ou de gauche. Cela étant, il a constaté que certains instruments fonctionnaient bien et qu’il pouvait, paradoxalement, les défendre, en premier lieu devant l’étranger proche c’est-à-dire les pays voisins : le discours sur les familles, la défense des valeurs traditionnelles, la défense de la chrétienté et l’ouverture des églises. En Europe, ces positions se retrouvent plutôt dans la droite républicaine ou à l’extrême droite. C’est ainsi qu’il y a quelques années certaines organisations américaines ou formes de sectes de défense de la famille qui tentaient de s’exporter ont brusquement bénéficié du soutien de l’État russe. M. Malofeïev était l’un de ces piliers.

« Les Occidentaux abandonnent les églises, sont décadents, autorisent les mariages homosexuels voire obligent des personnes du même sexe à s’épouser entre elles, tandis que la Russie défend la famille et les valeurs traditionnelles » : ce discours fonctionne extrêmement bien aussi dans des pays comme la Géorgie et, longtemps, l’Ukraine. Voyez avec quelle régularité M. Poutine le tient.

Oui, des réunions et des rencontres se sont tenues autour de ce discours. L’une d’entre elles a eu lieu récemment pour organiser la suite de ce que M. Bannon avait tenté de faire, dans l’entourage de M. Trump. L’accord entre M. Trump et Poutine tournait aussi autour de ce discours de défense des familles. C’est une réalité. Pour le Kremlin, peu importe que l’on soit à droite ou à gauche.

Je ne connais pas l’organisation pratique de ces réunions mais ce type de discours a servi à fédérer des personnes et leur donner un « beau visage ». Vous parlez de kleptocratie, mais parlons plutôt de mafia !

Je vous renvoie aux travaux d’Anastasia Kirilenko. Cette journaliste russe et sibérienne vit en France. Elle a consacré de nombreuses recherches à la mafia, la vraie, celle qui vous coupe en morceaux. Cette mafia, dont certaines têtes ont été jugées en Espagne, était alliée aux dirigeants de Saint-Pétersbourg. Vous demandez où est la différence entre le lobbying et l’influence. Quand vous commencez à voir apparaître le premier mafieux qui considère que, pour gagner cent sous, il peut tuer trois familles, vous pouvez vous dire qu’il n’est peut-être pas fréquentable.

Cette union entre la mafia et les membres du KGB s’explique aussi pour des raisons historiques. Elle s’est fondée dans les camps du goulag, puis elle a prospéré, notamment à Saint-Pétersbourg – tout le monde le sait. Mais derrière, il y a le beau discours sur la défense des familles et de l’église. « Regardez, nous ouvrons une église à Paris et une autre à Strasbourg ! » Et ce, de la même façon que perdure le discours soviétique selon lequel les Soviétiques ont battu les nazis. Cela s’appelle un discours de propagande, véhiculé par M. Malofeïev, dont on sait qu’il est l’un de ceux qui ont déclenché la guerre dans le Donbass.

Monsieur le président, vous évoquiez les experts qui indiquaient que le Donbass comptait de nombreux russophones. J’aurais aimé que le Donbass soit l’Alsace. En Alsace, de nombreux Français parlent l’allemand ou une langue proche de l’allemand, et vont travailler en Allemagne. S’il y avait eu des personnes intelligentes à la tête de la Russie, elles auraient considéré qu’après avoir vécu dans un empire commun, elles auraient pu créer un espace économique dans lequel faire des affaires, avec la possibilité de vivre au Donbass, de travailler de l’autre côté de la frontière et de parler russe. C’est un peu ce qu’Eltsine a voulu faire avec la CEI, la Communauté des États indépendants.

En Ukraine, tout le monde parle russe. Je n’y ai jamais parlé que le russe, sans susciter aucune réaction. On aurait pu faire du Donbass une sorte d’Alsace. On aurait pu tirer les leçons de l’histoire et du fait que les Français et les Allemands se sont battus et massacrés pour l’Alsace, mais y entretiennent désormais de bonnes relations. En Alsace, on entre, on sort, on a de bonnes relations, des personnes sont bilingues et tout se passe bien. Au Donbass, un choix conscient a été opéré, typique du KGB : s’appuyer sur quelques individus qui clameront qu’ils sont persécutés, puis faire intervenir les relais du Kremlin – demain, cela pourrait arriver en Bretagne. Les russophones n’ont jamais été persécutés en Ukraine, en tout cas au cours des vingt dernières années. Affirmer le contraire est un mensonge. Mais certains l’ont répété de bonne foi. Cela s’appelle la propagande.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez été très claire quant aux ingérences, qui vont au-delà des influences et utilisent des mécanismes de corruption. Notre commission d’enquête ne pourra pas les prouver. Ce travail devra être conduit par la justice. Certains cas font d’ailleurs l’objet d’enquêtes préliminaires. Nous avons auditionné, y compris à huis clos, plusieurs services dont ceux de l’instruction et de l’enquête.

S’agissant des médias, vous avez cité RT et Sputnik. Toute personne avisée sait que ce sont des médias de propagande, qui fonctionnent selon des mécanismes assez grossiers. Existe-t-il d’autres médias et vecteurs d’influence ? Quelles sont les éventuelles autres cibles médiatiques de ces méthodes de propagande ?

Mme Cécile Vaissié. Je pense d’abord à ce qui échappe aux regards, en l’occurrence les blogs.

En 2019 ou 2020, M. Lavrov, ministre des affaires étrangères, s’est rendu à Paris dans un cadre officiel. Il a alors organisé à l’ambassade de Russie une réunion, qui n’était pas publique et dont nous avons été informés grâce à une fuite, avec ceux qui, dans les médias, véhiculaient les narratifs du Kremlin. Une photographie nominative permet de savoir quelle était la petite quinzaine d’invités. Il y avait notamment M. Berruyer, fondateur du site Les Crises, un « tout petit blog de rien du tout » qui a relayé durant des semaines le narratif du Kremlin présentant l’Ukraine comme un pays nazi qu’il faudrait diviser en trois morceaux. Il ne parle ni russe ni ukrainien et n’a visiblement jamais mis les pieds en Ukraine ou en Russie, mais explique durant des semaines pourquoi l’Ukraine est peuplée de nazis. Et quand M. Lavrov vient à Paris, il le reçoit. On peut penser qu’il le remercie pour services rendus spontanément. Mais on peut aussi considérer qu’ils se sont trouvés et que l’amour fait des miracles.

Sur cette même photographie, vous verrez le représentant de ThinkerView. Certes, les gens ont le droit d’avoir des positions pro-Kremlin. Mais l’invasion de l’Ukraine change la donne. Nous avons constaté des revirements – parfois provisoires – y compris dans le monde politique.

La France compte de bons et vrais journalistes spécialistes de la Russie et de l’Ukraine. Ceux des grands journaux parlent la langue et vivent dans ces pays, ou y ont vécu. C’est une chance. Nous avons de très bons journalistes. En revanche, le narratif du Kremlin se déverse dans des blogs et des sites dont vous n’avez même pas idée de l’existence. Un peu de ménage a été fait, mais c’est sur eux que doit porter l’attention.

La Russie proposait des bourses pour les journalistes prêts à aller photographier et filmer des scènes en Crimée et dans le Donbass, puis à organiser des expositions. Certes, tout État peut proposer des bourses à des journalistes. Ce n’est pas nécessairement de la corruption, mais c’est de l’influence. Certaines personnes présentes dans le Donbass font de la propagande non-stop depuis des années. Il est clair qu’elles sont employées par les Russes. Par qui d’autre voulez-vous qu’elles le soient ? Quand elles y sont depuis cinq, six ou sept ans, il est évident qu’elles sont payées par les Russes.

Dans certains cas, les journalistes peuvent être un peu ignorants. Mais dans les grands médias et les grands journaux, nous avons de très bons journalistes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Considérez-vous que le média Omerta, dirigé par Charles d’Anjou et financé de manière assez généreuse et fort mystérieuse, relaie des éléments de propagande du Kremlin ?

Mme Cécile Vaissié. Ne l’ayant pas encore lu, je ne peux pas m’exprimer. Mais il faut le suivre, car cela fait plusieurs mois que Charles d’Anjou affiche une position proche du Kremlin.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Merci pour votre exposé complet, qui dépeint une Russie gangrenée par la corruption. Nous le savions, mais la situation semble plus grave encore. Le 11 février 2022, quinze jours avant l’attaque de la Russie en Ukraine, une tentative de manipulation aurait été organisée au sein du Sénat par l’État russe, et déjouée par un de nos collègues polyglotte qui aurait constaté que le personnel présent sur place n’était pas francophone, mais visiblement russophone. Que savez-vous de cette affaire ? Que pouvez-vous dire de ses organisateurs ? Certaines personnes seraient proches de M. Zemmour. Ce procédé pourrait-il se répéter ? Est-ce une méthode courante de l’État russe ? L’événement aurait été diffusé sur une chaîne russe.

Mme Cécile Vaissié. J’ai parlé de cette histoire à une journaliste, qui a ensuite rédigé un article à son sujet. Il s’agissait de faire intervenir M. Medvedtchouk et M. Rabinovitch, son adjoint.

M. Medvedtchouk, qui se trouve en Russie, était une personnalité de la vie publique ukrainienne notoirement pro-Kremlin. D’une part, sa fille est la filleule de M. Poutine. En Russie, ce lien est traditionnellement très fort. Il n’est pas accordé à tout le monde. D’autre part, à l’époque soviétique, M. Medvedtchouk était avocat autorisé par le KGB à intervenir dans certaines affaires – j’ai fait ma thèse sur les dissidents et je peux tout vous dire sur ces procédés que je connais bien –, notamment celle du dissident ukrainien et grand poète Vassyl Stous, mort après une grève de la faim dans un camp soviétique. M. Medvedtchouk a accablé son client. C’est lui qui l’a envoyé dans les camps. Vassyl Stous y serait parti malgré tout, mais c’est M. Medvedtchouk qui l’y a envoyé. Cet homme est donc mouillé depuis des années. Et il s’en est bien tiré, puisqu’il est devenu multimilliardaire.

L’opération que vous évoquez est une honte républicaine. Une honte ! M. Pozzo di Borgo, si je ne m’abuse ancien sénateur, a organisé une rencontre pour donner la parole devant des personnes dont certaines étaient là par hasard, dont M. Petit.

La propagande russe a toujours une double utilisation, à l’égard des Occidentaux – que le public soit large ou étroit – et à l’égard du public russe. C’est le cas des votes organisés à l’Assemblée nationale pour ou contre les sanctions européennes. Quand vous organisez un tel vote, il n’a aucun poids, si ce n’est qu’en Russie, on montrera que les députés français sont contre les sanctions. C’était le cas dans l’opération que vous évoquez. Je pensais qu’il s’agissait d’exercer une influence sur des députés. Mais apparemment, la plupart des députés qui étaient présents n’étaient pas au courant. La cible n’était pas non plus le grand public, qui n’était pas non plus au courant. L’objectif était de montrer que M. Medvedtchouk, millionnaire en Ukraine détenant plusieurs chaînes de télévision de propagande pro-Kremlin, était au Sénat. Si j’avais été présidente de l’Ukraine, ma première action aurait consisté à fermer les chaînes de télévision pro-Kremlin ! Elles ont été maintenues, diffusant de la propagande en ukrainien et en russe.

Cette rencontre au Sénat a été organisée alors qu’un orage planait sur la tête de M. Medvedtchouk, d’autant qu’un livre consacré au procès de Vassyl Stous a été publié. C’est de la manipulation, du détournement d’institution républicaine, visant à affirmer en Ukraine et en Russie que MM. Medvedtchouk et Rabinovitch, qui défendent les intérêts des Russes prétendument persécutés, ont une audience au Sénat français. J’appelle cela du détournement. Du public a été invité pour remplir la salle. Les organisateurs ont fait du détournement d’institution républicaine.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez indiqué que le Dialogue franco-russe est « un peu plus que cela ». Que vouliez-vous dire ?

Mme Cécile Vaissié. Je suis favorable aux cercles qui rassemblent des hommes d’affaires. Cela a été rappelé, j’ai d’abord étudié à l’ESSEC. Je n’ai donc pas de scrupule à considérer qu’il est bon de faire du commerce. Mais placer un général du KGB à la tête du Dialogue franco-russe donne une certaine couleur.

Prenons l’exemple d’Alexandre Troubetskoï, grand nom de l’histoire russe. Dans un ouvrage de mes collègues russes émigrés Andreï Soldatov et sa femme Irina Borogan, dont je recommande tous les écrits, il est clairement écrit qu’Alexandre Troubetskoï a toujours travaillé avec les Soviétiques. On retrouve la notion de continuité. Un ancien de la diaspora russe blanche m’a affirmé que tout le monde savait que Troubetskoï travaillait avec le KGB soviétique il y a déjà trente ans ! Je crois que je ne peux pas être traînée en justice pour les propos que je tiens ici.

Et voilà M. Troubetskoï placé comme directeur général du Dialogue franco-russe : Les réseaux du KGB s’activent pour développer les affaires, pouvoir se servir et développer des rencontres. Les avez-vous vus ? Je les suis. Si vous voulez savoir quels sont les réseaux du Kremlin, regardez le planning des réunions du Dialogue franco-russe. Certaines sont consacrées à l’art. Jusque-là, je pensais que ce domaine y avait échappé. Vous y retrouvez les anciens des services, y compris français. Un récent intervenant travaille avec la soi-disant spécialiste de géopolitique de M. Zemmour. Les Russes de l’immigration parlent des « rencontres de l’ambassade ». Elles sont complètement orientées, pro-Poutine et pro-Kremlin. Elles ne donnent pas la parole à tout le monde.

Je le regrette. Avant la guerre, j’aurais aimé qu’une association fasse du business et développe des liens. Ce n’est pas le cas, en tout cas pas seulement.

Certaines personnes sont certainement entrées dans le Dialogue franco-russe en considérant qu’il fallait y être, tout comme certaines personnes contactaient la chambre de commerce franco-russe, avant la guerre, en pensant qu’elle les aiderait à accéder au marché russe. Ce n’était pas que cela.

Certaines personnes sont infréquentables. Or elles étaient nombreuses dans ce Dialogue franco-russe.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous avez beaucoup parlé d’influence. Je voudrais aborder davantage le sujet de l’ingérence. D’une part, que pouvez-vous dire des entreprises avec des capitaux russes en France ? Cela a été peu documenté, mais il en existe. D’autre part, que pensez-vous de l’influence sur les élections, qui est une forme d’ingérence à mes yeux ? La Russie a-t-elle eu une action sur le résultat d’élections locales ?

Mme Cécile Vaissié. Je pense que la Russie n’a pas joué sur le résultat des élections en France, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis, où c’est documenté.

Je vous invite à consulter M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Avant de produire une étude sur l’influence chinoise, il a conduit un excellent travail sur la façon dont la Russie a essayé de s’ingérer dans l’élection présidentielle française de 2017.

J’avais bien conscience, en écrivant mon livre, que plusieurs candidats entretenaient des liens étroits avec les cercles de M. Poutine. Différents partis étaient concernés. Vous l’avez dit, et vous n’avez pas tort. Le Rassemblement national est allé chercher un prêt à Moscou auprès de gens infréquentables – Mme Le Pen était ravie de se faire photographier avec M. Poutine. Mais il faut aussi mentionner les excellentes relations de M. Fillon – dont on se demandait qui lui payait ses pantalons –, qui s’était rendu au congrès de Valdaï avec M. Poutine, ou encore les discours pro-Poutine de M. Mélenchon. La question de l’ingérence russe s’est posée pour ces élections.

L’excellente étude de M. Vilmer montre comment, à la dernière minute, lors du débat de l’entre-deux-tours, Marine Le Pen a lancé une information qu’elle ne pouvait avoir que parce qu’il y avait eu une action de hackers sur le mouvement La République marche. C’est documenté. Toutefois, il est démontré que cela n’a pas joué. Dans d’autres pays, WikiLeaks a été utilisé par les services russes. Je ne dispose pas d’indications montrant que cela a joué, en France.

S’agissant de l’influence économique et des entreprises ayant des capitaux russes, la France se situe heureusement loin derrière d’autres pays. En Grande-Bretagne, avant que ce pays ne se réveille, il y avait beaucoup plus de capitaux russes investis. Je ne parle pas de la Géorgie, où des villes entières appartiennent à des Russes. En Tchéquie aussi, bien que ce pays soit très remonté, actif et vigilant, des villes entières, des entreprises de tourisme et des hôtels appartiennent à des Russes. En France, ce n’est pas le cas. Je ne dis pas – et je ne le pense pas – qu’un Russe désireux d’investir dans une entreprise ou de créer sa propre entreprise est nécessairement un agent du Kremlin. Une réflexion devra être conduite, en France et en Europe, sur la façon d’intégrer les émigrés qui arrivent massivement de Russie. Regardez combien de personnes fuient ce pays : c’est une bonne indication de l’état dans lequel il se trouve.

De nombreux émigrés sont honnêtes et souhaitent créer leur entreprise. La Lituanie refuse désormais de leur accorder la nationalité et de leur permettre de faire des affaires. L’Europe occidentale a tout intérêt à réfléchir à cette question. Comme citoyenne, je ne veux plus voir des personnes richissimes qui ont pillé les richesses de leur pays acquérir des châteaux dans notre pays. Je comprends bien qu’à Courchevel on les adore, ou que les commerçants de la Côte d’Azur les adulent. Mais ce sont des sources de problèmes. Ce sont des agents de corruption.

Allez discuter avec des Niçois de la cathédrale et des églises russes orthodoxes de Nice. Des Français depuis trois générations gèrent des églises russes dans la continuité de ce qu’ont fait leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents émigrés après la révolution, pour maintenir un lien avec leur culture et leur identité. J’ai bien suivi cette affaire, à Nice : ces Français se font fait agresser comme des chiens, notamment par l’ambassade de Russie. L’ambassadeur, M. Orlov, se déplaçait en personne. On leur a fait un procès. On les a menacés. Mais ils n’étaient pas de force à résister. Ils n’en avaient pas les moyens. Souvent, ce sont des personnes âgées – et elles s’occupent d’une église, ce n’est donc pas l’agressivité qui les caractérise. C’est ainsi que la Fédération de Russie a réussi à récupérer la cathédrale de Nice, dans la violence et dans le scandale, et a voulu prendre le magnifique cimetière russe. Il existe des enjeux symboliques et financiers autour des cimetières. Un prêtre a fait sauter le verrou du cimetière ! Dans quel monde est-on ? Même la presse russe s’en est fait l’écho. Les Français descendants d’émigrés ont affiché une pancarte où il était inscrit : « Ce n’est pas la Crimée ici, le cimetière n’est pas le vôtre ! » Cela paraît du détail, mais cela crée du stress et du malheur chez des Français qui se demandent pourquoi ils ne sont pas défendus face aux ingérences agressives de la Russie. Je pourrais vous raconter des cas très précis. Ils sont documentés. Vous trouvez tout sur internet. Des personnes de la paroisse russe s’en occupent.

Ce sont des symboles. C’est une façon de s’ancrer en France et de contrôler les Russes qui se rendent sur la Côte d’Azur, car on ne dit pas tout à fait la même chose dans les églises du patriarcat de Moscou et dans celles de l’émigration. Il existe de nombreux conflits à ce sujet.

Des rumeurs circulent quant à l’influence et à l’ingérence que pourraient exercer sur nos élus les oligarques russes – mais aussi ukrainiens et ouzbeks – qui se trouvent sur la Côte d’Azur. Il faut les exploiter. Je ne peux pas en dire plus car je n’ai pas regardé de près, mais des rumeurs circulent, notamment au sujet des églises.

Mme Mireille Clapot (RE). Vous avez dit que, durant le débat l’opposant à Emmanuel Macron entre les deux tours de l’élection présidentielle, Marine Le Pen disposait d’informations qui, selon toute probabilité, avaient dû lui être communiquées à la suite d’un hacking russe sur les mails de La République en marche. Est-ce exact ?

Mme Cécile Vaissié. Je vous renvoie à l’enquête de M. Vilmer. Je l’ai entendu exposer les résultats de cette enquête à Prague, où se tenait une rencontre entre les personnes travaillant sur la propagande et l’ingérence. Je parle à partir de mes souvenirs et je crains de me tromper, c’est pourquoi je vous invite à aller lire son enquête. Tout y est.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je respecte votre travail d’universitaire et votre exposé introductif sur l’état de la corruption en Russie était très intéressant. Parfois, toutefois, j’observe un changement brutal. De nombreux éléments sont sourcés, à partir d’enquêtes conduites par vous ou par vos collègues – enquêtes de terrain et retours d’expérience. Mais parfois, vous fonctionnez par capillarité. Vous considérez que puisque des problèmes ont été prouvés dans d’autres pays d’Europe centrale, ils pourraient y en avoir en France. Vous ne l’avez pas fait pour l’élection présidentielle, indiquant que des ingérences ont été constatées aux États-Unis et dans d’autres pays, mais pas en France. On peut aussi estimer, comme l’ont fait certaines auditions, rassurantes de mon point de vue, que la démocratie française et nos institutions nous protègent, tout comme le mode de financement électoral, nos services de renseignements et le principe de transparence instauré depuis plusieurs années à l’Assemblée nationale, au Sénat et au Parlement européen.

Ce n’est pas parce que cela se passe mal ailleurs que cela se passe nécessairement mal partout. Il faut être vigilant. C’est d’ailleurs l’objet de cette commission. Nous auditionnons différentes personnes, de manière totalement libre. Vous avez ainsi pu tenir tous les propos que vous souhaitiez. Mais nous devons établir des faits. Il se peut que vous ayez des inquiétudes ou des intimes convictions mais parfois, il me semble que vous procédez par capillarité en faisant des associations de noms troublantes.

Je prendrai mon propre exemple. Vous évoquiez la contestation des sanctions contre le régime russe depuis l’annexion de la Crimée. Je ne conteste pas toutes les sanctions. Je ne conteste pas les sanctions bancaires ou relatives aux puces et au matériel stratégiques. Elles sont justifiées et elles fonctionnent. Mais mon analyse consiste à considérer que certaines sanctions favorisent le régime russe. Il faut être factuel et appliquer la même rigueur pour tous les sujets. Je ne les conteste pas parce que je les trouve terribles pour la France ou parce qu’il faut continuer à faire des affaires avec la Russie, mais parce que j’estime qu’elles renforceront le régime russe. Par contre-sanction, celui-ci pourra créer un régime agricole comme après les sanctions de 2014. J’ai ainsi les témoignages d’agriculteurs normands dont on a acheté le savoir-faire, permettant au régime russe de créer une filière agricole qu’il n’avait pas, ou à tout le moins de la renforcer.

Finalement, je me retrouve accusé de critiquer les sanctions, alors que la critique que j’ai toujours faite est que certaines sanctions favorisaient le régime russe. Il faut faire une différence entre les raisonnements par capillarité et l’analyse académique détaillée. Quel est votre sentiment en la matière ? Je n’ai, à aucun moment, voulu défendre le régime russe.

Mme Cécile Vaissié. Je ne connais pas vos positions concernant les sanctions. Je n’ai pas voulu vous mettre en cause, pas plus que des personnes autres que celles dont j’ai sciemment cité les noms.

Certains peuvent sincèrement aimer Vladimir Poutine, ou intellectuellement considérer que certaines sanctions sont efficaces ou inefficaces. Je sais, pour y avoir travaillé, que vous aurez – tout autant que la justice – énormément de mal à prouver que des propos ont été tenus parce que de l’argent a été versé ou parce que des cadeaux ont été offerts. D’une part, ce n’est pas le cas de tout le monde. D’autre part, les transactions ne se font pas sur les comptes bancaires habituels.

J’admets que l’on ait des positions différentes des miennes, a fortiori quand je ne peux pas prouver qu’elles résultent d’une influence. En revanche, regarder ce qui se passe dans d’autres pays n’est pas un manque de rigueur académique. Face à une situation opaque, avec une variété d’acteurs aux motivations différentes, allant des plus sincères et affectives jusqu’aux plus cyniques et intéressées, l’on aurait tort de ne pas regarder ce qui se passe à l’extérieur en considérant que si les Russes essaient d’acheter des journalistes ailleurs, je ne vois pas pourquoi ils n’essaieraient pas en France.

Certes, nos institutions sont là pour nous protéger de ce type d’action. Mais les journées que nous venons de vivre indiquent qu’il existe de réelles fragilités dans la société française – que je ne mets pas sur le compte du Kremlin. Le rapport des Français avec leur classe politique est délicat – vous en serez d’accord avec moi, monsieur le président. Sans entrer dans les détails, car ce n’est pas notre sujet, je suis frappée par le manque de confiance. Certes, nos institutions et notre République fonctionnent. Mais, pour avoir suivi ce qui s’est passé en Grande-Bretagne avec le Brexit ou ce qui s’est passé en Ukraine, je puis affirmer que la situation peut très vite basculer. Certes, ce qui se passe à l’étranger n’arrive pas nécessairement en France, mais se draper dans l’idée que nos institutions et notre liberté d’expression nous protègent serait nier la dégradation du débat public et du rapport aux institutions et aux autorités. Je n’ai jamais vu un tel degré d’agressivité et de haine dans la parole publique. La France est fragile. Cette fragilité n’est pas créée par le Kremlin. Elle est interne. Mais certains ont démontré que des ingérences du Kremlin ont eu lieu en Grande-Bretagne pour provoquer le Brexit. Je regarde ce qui se passe chez mes voisins, et j’estime que nous ne sommes protégés contre rien du tout. Un grand nombre de Français sont allés à l’école et croient pourtant que la Terre est plate.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, madame Vaissié, pour le temps que vous avez accordé à notre commission. Si vous souhaitez apporter des compléments de réponse que vous estimez ne pas avoir eu le temps de développer, vous pouvez les envoyer par écrit. Je les transmettrai à l’ensemble des commissaires. Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne continuité dans vos recherches et vos travaux.

Mme Cécile Vaissié. Je vous remercie. Je vous souhaite à tous du courage et de l’énergie. Votre commission me paraît très utile. Inversement, si vous avez d’autres questions à me poser, n’hésitez pas à me contacter.


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27.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP) (29 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Nicolas Tenzer, président et fondateur du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP).

Spécialiste de philosophie politique et observateur de la vie politique française et des relations internationales, vous avez pris des positions fortes au sujet des conflits armés qui ont affecté l’Europe et le Moyen-Orient. Nous serons heureux de bénéficier de votre éclairage à propos de l’évolution de la nature et de l’intensité des ingérences étrangères, mais aussi des menaces qui pèsent sur les libertés académiques et sur la crédibilité des think tanks.

Compte tenu du développement des chaînes d’information en continu et du changement de mode d’organisation des débats publics, le rôle des experts ou des personnalités liées à ces centres de réflexion est de plus en plus important. Il convient donc d’en connaître le fonctionnement en toute transparence, de protéger la liberté d’opinion des personnes qui y travaillent pour éclairer l’opinion publique et de veiller à ce qu’elles ne soient pas gênées par des tentatives d’ingérence étrangère.

Avant de vous céder la parole, je rappelle que l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Tenzer prête serment.)

M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP). J’observe les questions internationales depuis une trentaine d’années, avec un intérêt particulier pour l’ex-bloc soviétique, le Moyen-Orient, la Syrie et la Chine. À l’occasion de plusieurs rapports que j’ai remis au Gouvernement il y a plusieurs années, je me suis penché sur les stratégies d’influence et de contre-influence, en particulier depuis 2011, date du début du conflit en Syrie et de la répression organisée par le régime d’Assad contre son peuple, avec le soutien de l’Iran et de la Russie, celle-ci étant intervenue militairement à partir de l’automne 2015. Depuis le début de la guerre, il y a neuf ans, avec l’invasion du Donbass et l’agression contre la Crimée, j’ai mesuré de près les différents types d’influence. Plutôt bien documentée, celle-ci concerne aussi de nombreux autres pays comme des États du Golfe, l’Azerbaïdjan et la Turquie, certains diffuseurs de propagande pouvant embrasser plusieurs causes en même temps, fussent-elles contradictoires.

Bien qu’ayant, avec d’autres, tiré la sonnette d’alarme durant nombre d’années, le risque d’ingérences étrangères me semble avoir été largement sous-estimé, sous-évalué, minimisé. Malgré des signes forts, les pouvoirs publics se sont peu mobilisés.

Les raisons pour lesquelles des personnes deviennent des agents ou des porteurs d’influence sont multiples : d’abord l’idéologie, les convictions, voire l’innocence ou la naïveté ; ensuite des intérêts directs, avec une rémunération à la clé, certains étant payés pour propager des récits avantageux en faveur de puissances étrangères, en particulier la Russie ; enfin un intérêt lié à une entreprise. Des personnes travaillant pour des entreprises étrangères, surtout quand elles sont contrôlées par l’État où liées à lui, peuvent avoir un intérêt direct à soutenir le régime qui les héberge, les contrôle ou les commande. D’autres peuvent être soumises au kompromat, c’est-à-dire à la menace d’un État étranger de faire des révélations sur la vie privée, non seulement sur des relations interpersonnelles mais aussi sur l’usage de drogue, sur des comportements illicites ou sur l’existence de certains trafics. J’ajoute que, pour des personnes disqualifiées dans leur propre pays, l’ingérence peut devenir une source de rémunération unique car elles auraient du mal à s’y reconvertir dans un métier « normal ».

J’évoquerai successivement les modes usuels d’influences étrangères, les difficultés juridiques et des pistes d’action ou de recommandations.

Le premier mode d’influence est la reprise systématique de récits du pouvoir russe, éventuellement pour des raisons financières. On distingue la propagande dure et la propagande douce. La propagande dure est visible. Elle est le fait de personnes – ayant parfois acquis la nationalité russe – qui diffusent depuis la Russie toutes les informations fausses et invraisemblables possibles : les nazis jouent un rôle à Kiev, le régime d’Assad n’a jamais lancé d’attaque chimique contre son peuple, la Russie n’a fait que répondre à une attaque ukrainienne, l’OTAN a tiré la première…

Cependant, bien avant le 24 février 2022, une propagande douce, plus perverse, s’est exprimée : nous n’approuvons certes pas la guerre lancée par M. Poutine mais considérons donc nos propres erreurs, tout n’est pas blanc ou noir, le gouvernement ukrainien n’est pas exempt de tout reproche, la poursuite des livraisons d’armes à l’Ukraine aggravera les souffrances du peuple ukrainien, il n’y a jamais que des solutions diplomatiques, les solutions militaires ne sont pas possibles, etc. J’en ai fait une longue liste dans des articles que je tiens à votre disposition. À entendre répéter ce type de récit, on peut penser que ceux qui les profèrent sont possiblement compromis.

Le deuxième mode, facilement repérable mais difficile à démontrer, est l’influence directe auprès de dirigeants amenés à prendre des décisions, voire des non-décisions, sur de grands sujets de politique étrangère, notamment sur les relations avec des puissances étrangères, non seulement la Russie mais aussi la Chine, la Syrie, l’Azerbaïdjan, la Turquie ou certains États du Golfe. Comment démontrer que des personnalités, ancien Premier ministre, ancien ministre ou personnalité influente ayant un accès direct à tel ou tel président de la République, tel ou tel Premier ministre, tel ou tel ministre, agissent par intérêt après avoir été fortement sollicitées ou uniquement par conviction, ce qui est de droit dans un pays de liberté ? Dans certains cas, des éléments convergents conduisent à penser qu’à tout le moins, une investigation est utile.

Le troisième mode d’influence consiste à déstabiliser un pays pour le compte d’une grande puissance. L’Union soviétique avait l’habitude d’appuyer « là où ça fait mal » et c’est encore plus vrai pour la Russie en raison de l’effet amplificateur d’internet, des réseaux sociaux et de la multiplication des sources d’information. La Russie a amplifié des mouvements divers – dont elle n’était pas à l’origine – comme les Gilets jaunes, le mouvement « antivax », les protestations contre le passe sanitaire, le mouvement anti-migrants Pegida, en Allemagne, Occupy Wall Street, voire Black Lives Matter, aux États-Unis, ainsi que le Brexit. Des enquêtes montrent que les anciennes chaînes du Kremlin mais aussi d’autres relais sont intervenus. Dans une société très conflictuelle, fracturée, parfois défiante, ces pouvoirs sont tentés d’accentuer tout ce qui crée des tensions, du dissensus, de l’angoisse, et introduit la confusion entre dictature et démocratie. On se souvient de la phrase ironique de Vladimir Poutine sur l’état des prisons en France après un rapport du contrôleur général. Même si les nôtres ne sont pas exemplaires, l’état et les pratiques des prisons russes n’ont rien de comparable. Quand, à propos du passe sanitaire, des personnes disent que nous sommes entrés dans une dictature sanitaire ou que le régime actuel est une dictature, on brouille le sens des mots pour relativiser ces véritables dictatures que sont la Russie ou la Chine populaire. La propagande russe consiste non à faire croire à une réalité fausse mais à semer la confusion entre le vrai et le faux.

Le quatrième mode d’influence est le soutien à des personnalités ou à une campagne politique, ou inversement, ce qui est préoccupant, le relais de fausses informations ou la divulgation d’éléments relatifs à des personnalités supposées moins favorables. On pourrait citer les Macron Leaks et le rapport de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, alors directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), les e-mails de Mme Clinton qui ont fuité pendant sa campagne, des histoires invraisemblables rapportées sur son compte, sur des membres de son équipe et sur le parti démocrate américain. Lors de la campagne de Donald Trump en 2016, compte tenu du système électoral américain, certains États ont pu basculer suite à des campagnes de dénigrement.

Le cinquième et dernier mode d’influence est la création d’officines, de sites internet, de faux nez, de faux think tanks, de fausses organisations et de fausses ONG développant des récits très favorables au Kremlin, relayés par les réseaux sociaux. Des organes de presse manifestement acquis à Moscou diffusent alors ces récits de propagande. Sur Tweeter, des sites d’information ou de « réinformation » mêlent la météo, un fait divers ou un accident de la route avec des narratifs très favorables au Kremlin. J’ajoute que la visibilité de ces sites n’est pas évidente alors qu’elle l’était pour Russia Today ou Sputnik.

J’en viens aux aspects juridiques.

Une personnalité qui tente d’influencer une autorité se livre à ce que l’on appelle un trafic d’influence passif, infraction punie par trois articles du code pénal. Si une personne susceptible d’influencer une autorité publique française entretient de forts liens avec la Russie, signe des contrats importants avec des entreprises russes, s’exprime dans le cadre d’une conférence organisée par un fonds russe, il est possible de se demander si ce n’est pas en échange d’une rémunération, ce qui est difficile à démontrer. Des enquêtes sont lancées par le parquet national financier mais il est toujours délicat de trouver un rapport de causalité.

En cas d’intelligence avec une puissance ennemie, autre délit, voire crime, il est difficile de trouver un critère d’incrimination pénale. Si l’article 411-5 du code pénal le définit explicitement comme « le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, lorsqu’il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation », la rédaction de l’article 410-1 du code pénal définissant les intérêts fondamentaux de la nation, qui est très large, mériterait d’être précisée.

En outre, dans la majorité des cas, travailler pour une puissance étrangère ne constitue pas un délit. Si vous êtes retraité de la fonction publique, ancien parlementaire ou ancien ministre, vous pouvez parfaitement faire du lobbying, de la communication, du conseil pour un État étranger ou une entreprise directement ou indirectement placée sous son contrôle. Nos instruments juridiques ne permettent pas d’appréhender parfaitement le cas de certaines personnes qui agissent en faveur d’une puissance étrangère, ce qui est un vrai problème.

Les enquêtes indépendantes menées par des journalistes ou des personnalités de la société civile, des membres de think tanks ou d’ONG, sont compliquées en raison des risques judiciaires encourus. J’ai été l’objet de quatre plaintes de la part de deux sources différentes, une entité directement liée à l’État russe et une personnalité qui propageait des récits dans la droite ligne du Kremlin et du régime d’Assad. J’ai gagné ces procès, dans un cas en première instance, dans l’autre en première instance et en appel. L’un m’a été intenté par l’ancienne chaîne Russia Today France, l’autre, par Olivier Berruyer, patron du site Les crises, lesquels avaient d’ailleurs le même avocat. Olivier Berruyer a lancé des attaques contre une série de personnalités, dont Mme Vaissié, que vous avez auditionnée. De même, Russia Today a formulé une douzaine d’accusations. Après ces affaires, rendues largement publiques, surtout la deuxième, par une tribune publiée dans Le Monde, des journalistes, notamment freelance ceux qui travaillent pour de grands médias sont en général couverts – m’ont dit qu’ils n’osaient plus écrire ou engager des enquêtes sérieuses. L’objectif recherché par ces personnes physiques ou morales était ainsi atteint, car un procès est coûteux et les juges français accordent peu de compensations ou de dommages-intérêts. Dans le premier cas, M. Berruyer a été condamné à payer deux fois 2 000 euros – somme qui ne représente pas grand-chose, tout en étant exceptionnelle –, mais dans le cas de Russsia Today, aucune des personnes relaxées, dont moi, n’a reçu la moindre indemnité. Les menaces ont donc un effet dissuasif. On m’a dit et on a dit à d’autres : si vous parlez publiquement de nos liens supposés avec une puissance étrangère, nous vous attaquerons – ce qui est coûteux, prend du temps et pas très agréable.

Enfin, l’extension de la législation sur le secret des affaires soulève un problème d’accès aux sources de certains consultants. Nous aurions tout intérêt à lever quelques interdictions.

Je terminerai par sept pistes d’action possibles.

Premièrement, il importe de connaître les personnes qui travaillent dans des pays tels que la Russie, la Syrie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou les États du Golfe, afin de repérer les entités ou personnes physiques qui relaient la propagande. Cela ne veut pas dire qu’elles sont coupables ou agissent pour de l’argent, puisque leurs activités peuvent être parfaitement légales et qu’elles peuvent être motivées par des convictions ou une idéologie, mais des sources d’information ouvertes ne sont pas totalement exploitées. Cela vaut pour des journalistes, des leaders d’opinion et d’anciens fonctionnaires civils et militaires qui diffusent régulièrement des informations favorables à une puissance étrangère.

Déjà, en 2016, j’avais suggéré au Gouvernement d’organiser une structure interministérielle de recueil d’informations et d’investigation ouverte à des lanceurs d’alerte, comprenant le coordonnateur national du renseignement, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale des finances publiques (DGFIP) – laquelle possède des dossiers fiscaux –, mais aussi les douanes, la police nationale, une cellule spécifique au sein du ministère des affaires étrangères et d’autres ministères, tout ceci dans le cadre d’une coopération internationale. Il ne s’agit pas de condamner mais de repérer. En cas de paiement en argent liquide, c’est plus difficile mais le fisc dispose de moyens de recoupement. Certaines indications, tel qu’un montage financier complexe, éveillent le soupçon puisque la plupart de ces personnes ne reçoivent pas directement de l’argent du Trésor public russe, chinois ou azéri, mais par le truchement de montages financiers appuyés sur des cascades de sociétés et de rémunérations. La sur-rémunération de certains travaux peut être un autre indice.

Deuxièmement, il faut de la transparence. Si l’on sait qu’une personnalité contracte régulièrement avec une société étrangère, nous devrions savoir « d’où elle parle ». Il est difficile, pour l’administration, de le déterminer mais le développement des enquêtes journalistiques favoriserait une telle clarification.

Troisièmement, toujours par souci de transparence, un texte législatif devrait prévoir que tous les think tanks, ONG et médias doivent faire état de leurs sources de financement sur leur site ou par écrit. Quand des think tanks ont travaillé ou noué des partenariats financiers importants avec des entités situées en Russie, chacun doit en connaître les sources. Cela ne veut pas dire que de telles pratiques sont interdites, mais cette transparence permettrait de mieux comprendre sinon les ingérences étrangères, du moins les discours venant de l’étranger. Un des grands problèmes que soulèvent les ingérences, c’est leur caractère dissimulé. Quand les choses sont volontairement occultées, le risque d’ingérence est grand.

Quatrièmement, il devrait être possible d’interdire bien plus strictement les conflits d’intérêts potentiels. Une loi américaine en cours d’examen prévoit l’interdiction, pour les anciens responsables politiques et administratifs, anciens ministres, présidents, élus, mais également pour les anciens fonctionnaires civils et militaires, de travailler pour le compte d’une puissance étrangère, soit globalement – restriction peut-être excessive –, soit pour certains pays. Je mesure la complexité d’en définir le périmètre : hors Union européenne, hors Alliance atlantique, hors Conseil de l’Europe ? On peut en discuter car certains pays ne soulèvent évidemment aucun problème. Un ancien ministre ou un ancien fonctionnaire peuvent fort bien conseiller une entreprise agricole suédoise, mais il n’en va pas de même quand un ancien responsable des services de renseignement anime une émission régulière sur Russia Today. Que des officiers généraux ou d’anciens hauts fonctionnaires soient invités régulièrement pour évoquer le dialogue franco-russe, toujours dans le même sens, cela me gêne.

Cinquièmement, il faudrait protéger les lanceurs d’alerte, en particulier lorsqu’ils travaillent sur de potentiels cas d’ingérence. La Commission européenne et la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja Mijatović, ont fait des propositions visant à dissuader la partie attaquante. Si un jugement montre le caractère illicite ou non fondé des poursuites, les auteurs doivent être condamnés à des dédommagements substantiels, voire à des amendes civiles en cas de procédures répétées, dites procédures bâillons ou Strategic Lawsuits Against Public Participation (SLAPP). Dans les deux cas précédemment cités, la volonté de déstabiliser plusieurs personnes de manière régulière et répétée était manifeste. C’est pourquoi les personnes attaquées devraient bénéficier d’une protection judiciaire améliorée et de la prise en charge des frais de procédure. En outre, une formation des juges sur les tentatives d’ingérence par des entreprises ou des États étrangers me paraît souhaitable.

Sixièmement, il convient d’étendre le champ de l’illégalité du trafic d’influence. Aujourd’hui limité au cas où une personne parlerait à une autorité supérieure de l’État, responsable des domaines régaliens, principalement le Président de la République et quelques ministres, une extension à la prise de parole publique serait un premier progrès. Quand des gens sont payés par une puissance étrangère pour reprendre ses narratifs sur des médias – véritables ou sociaux –, il s’agit d’une forme d’influence déguisée. L’article 435-2 du code pénal vise également l’influence auprès des organisations internationales, donc des assemblées parlementaires internationales. On se souvient du « Qatargate » au Parlement européen, et, il y a quelques années, du « Caviargate », au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, avec les actions d’influence menées par l’Azerbaïdjan.

Ce champ devrait également être étendu à la législation relative à l’intelligence avec l’ennemi. Un toilettage ou une actualisation des textes pourraient faciliter l’incrimination lorsque sont en jeu des intérêts nationaux, européens ou liés à notre politique étrangère, tels que clairement explicités à l’article 410-1 du code pénal. Si l’on désignait tel État agresseur commettant des actes de nature terroriste comme État terroriste ou sponsor du terrorisme, l’intelligence avec l’ennemi changerait de nature. Pourquoi considérer différemment des organisations comme Daech, Al-Qaïda et la Russie de Poutine ? La différence – toutes ces organisations représentant un mal absolu – c’est que la Russie de Poutine a tué davantage de civils. Un tel dispositif affinerait la réglementation et la rendrait plus répressive.

Septièmement, nous pouvons tirer profit pour l’ordre juridique interne de la réglementation sur les sanctions adoptées dans le cadre de l’Union européenne. Lorsqu’il serait démontré qu’un tel a reçu indirectement, à travers une cascade de sociétés et de financements, de l’argent d’une société ou de l’État russe, ce qui est totalement exclu par les sanctions adoptées, il devrait pouvoir être directement incriminée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La suggestion que vous avez émise en 2016 faisait-elle suite à des difficultés rencontrées lors des élections américaines ou avant les élections françaises ?

M. Nicolas Tenzer. C’était avant l’élection française et sans rapport avec le processus électoral. J’avais observé que des personnes manifestement liées au Kremlin, au régime d’Assad ou aux deux diffusaient des récits dangereux pour notre sécurité nationale.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si le groupe Rassemblement national a utilisé son droit de tirage pour demander la création de cette commission d’enquête, c’est précisément parce que les soupçons d’ingérence étrangère, les ingérences avérées ou les influences agressives – pour ne pas se limiter aux ingérences difficiles à établir en raison de leur caractère secret et occulte – sont un poison pour notre démocratie, notre souveraineté – y compris économique – et la bonne information de nos concitoyens. Dans d’autres pays, des ingérences ont mené non seulement à la corruption des processus démocratiques ou des grands arbitrages économiques, mais elles ont aussi conduit des électeurs à suspecter leurs décideurs, jugés « tous pourris », d’où un effondrement du lien de confiance des citoyens à l’égard de leurs dirigeants, mais aussi des responsables économiques exerçant une influence sur leur vie et pouvant, au même titre que les décideurs politiques, avoir des comptes à rendre à la population dans des situations de monopole ou de services économiques vitaux.

Comment expliquez-vous que les autorités françaises n’aient pas donné suite à votre proposition et que de grandes institutions n’aient pas été chargées de lutter contre les ingérences, en particulier dans le processus démocratique ? Même si, après le scandale Cahuzac, des améliorations ont été constatées, les réponses demeurent distinctes alors que la coordination des services de sécurité, de l’autorité judiciaire, des institutions fiscales ou parallèles aux services fiscaux permettrait d’identifier plus facilement les personnes ou les institutions compromises. Pourquoi la réponse globale de nos démocraties, en particulier de la démocratie française, n’est-elle pas à la hauteur de la menace ?

M. Nicolas Tenzer. Pour trois raisons.

D’abord, les pouvoirs publics, à la différence de certaines administrations, n’avaient pas toujours conscience du risque d’ingérences étrangères, lesquelles ont donc été très sous-estimées. Je suis de ceux qui alertent sur la nature du régime russe depuis au moins le début des années 2000. En 2005, plus encore en 2008, 2011, 2014, les gouvernants, ministres, élus, responsables politiques, responsables académiques ou de think tanks, les journalistes ont minimisé la situation. Des amis m’ont parfois reproché une certaine exagération mais, après le 24 février 2022, ils ont reconnu que ce n’était pas le cas. J’aurais préféré avoir tort.

Ensuite, les services de sécurité se concentraient sur la menace islamiste radicale. Leurs effectifs n’étant pas indéfiniment extensibles, la Russie est passée au deuxième plan.

Enfin, des personnes pouvaient s’inquiéter de ce genre d’investigation poussée. Certaines auraient pu se trouver dans le collimateur, sans d’ailleurs que cela conduise à une incrimination pénale. La présence profonde des intérêts russes, étatiques, économiques ou d’influence au sein de l’État français, globalement et au sein de certaines administrations, pouvait contrarier un tel processus. Trop de personnes, de partis, de tendances politiques diverses pouvaient se sentir concernés, aucun camp politique n’échappant à une telle présence. Nous avons donc fait preuve à l’égard de la Russie d’une attitude lénifiante, injustifiée et même coupable à travers diverses tentatives de rapprochement, ce qui a conduit à fermer les yeux sur certaines pratiques, y compris de la part de ceux qui en avaient été directement victimes. Cela explique aussi l’hésitation ou la pusillanimité pour lancer ce genre d’enquête. Avant le 24 février, quelqu’un me confiait que l’on voyait très bien les obstacles. Je ne suis pas sûr qu’ils aient complètement disparu.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les services se sont certes concentrés sur la lutte contre l’islamisme mais, notamment depuis l’affaire Cahuzac, des moyens existent. À mon sens, ils ne sont pas suffisants mais leur coordination aurait été possible.

M. Nicolas Tenzer. Si je devais hiérarchiser les raisons pour lesquelles cela ne s’est pas fait, la réticence ou l’absence de volonté de savoir arriverait largement en tête. Pour approfondir la connaissance des réseaux russes, il fallait plus de moyens mais l’expertise de certaines personnes, dont certaines auditionnées par votre commission, aurait pu en effet être sollicitée. Dans le processus décisionnel français, une telle coordination des services doit être voulue au plus haut niveau et assurée par le coordonnateur national du renseignement, dont c’est quand même le travail.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le dernier processus électoral, les accusations d’ingérence ont visé principalement les partis d’opposition. Je ne dis pas que les think tanks n’ont pas une vision exhaustive de ces phénomènes ni que cela ne concerne que la famille politique que je représente. Il fut un temps où M. Mélenchon était accusé d’être la voix du Venezuela ; d’autres ont été visés en raison de leurs prises de position sur la situation au Tibet. Toutefois, par définition, les personnes habilitées à organiser une telle coordination sont au pouvoir et non dans l’opposition. J’entends que l’on puisse adresser des critiques aux forces d’opposition, mais comment expliquer que l’on ne parle pas de ces réticences lors des phases électorales aiguës ? Compte tenu de la menace d’ingérence évoquée à juste titre dans le débat public, pourquoi les mesures prises ne sont-elles pas à la hauteur ?

M. Nicolas Tenzer. J’ai peu parlé des ingérences dans la vie politique, faute d’éléments. J’observe et je lis beaucoup mais je n’ai pas d’informations ou d’avis de première main, même si je pense qu’un certain nombre de camps et de partis politiques soutiennent ou ont soutenu un peu plus fortement que d’autres la Russie de Poutine. La propagande ou les ingérences visent à entraver l’action, à faire en sorte que rien ne soit fait. Un parti politique peut être certes un vecteur pour des puissances étrangères mais il est bien plus intéressant pour elles de toucher directement des personnes ayant un pouvoir décisionnel. Des personnes qui n’appartiennent pas à des familles politiques ou qui sont peu marquées politiquement peuvent avoir servi de relais. Il suffit de lire les déclarations de certaines personnalités, que je peux évoquer sans problème. Des personnalités « mainstream » ou classiques tiennent des discours très favorables à la Russie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous en dire un peu plus les concernant ?

M. Nicolas Tenzer. M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères qui, dit-on – je n’ai pas pu le vérifier –, a une certaine influence, tient régulièrement, depuis de nombreuses années, des discours favorables à la puissance russe ; il se situe plutôt dans le camp de la non-intervention en Ukraine, de la critique de l’OTAN et des États-Unis. M. Hubert Védrine a répondu sept fois à l’invitation de la chaîne Russia Today France. Il s’est exprimé sur la chaîne ThinkerView, dont le patron faisait partie des personnes reçues par M. Lavrov à Paris lors d’une visite en marge du Forum de Paris sur la paix de 2019, avec M. Berruyer, M. Bercoff et d’autres. Deux anciens Premiers ministres, M. Raffarin et M. de Villepin, expriment des positions assez favorables à l’endroit de la Chine et de la Russie. L’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy prononce des déclarations très favorables à la Russie et a signé d’importants contrats avec des sociétés russes. Il a parlé, pour une somme assez intéressante, devant un fonds souverain russe. Toutes ces informations sont publiques. Elles ont été divulguées par deux articles du Monde et de Libération, et le parquet national financier a ouvert une enquête à ce sujet. Plus au centre, indépendamment de Mme Le Pen ou de M. Mélenchon, M. Chevènement tient depuis longtemps des propos très favorables à la Russie. Ce sont souvent des discours mesurés mais il est intéressant de noter que M. Védrine a également fait une conférence à l’ambassade de Chine en France pour célébrer le centième anniversaire du parti communiste chinois, ce qu’il est d’ailleurs parfaitement libre de faire.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Des sources ouvertes et moins ouvertes font état de l’existence, en France et peut-être plus massivement dans d’autres pays européens, de réseaux russes relayant des éléments de langage et des positions du Kremlin, même si, depuis l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, certaines antiennes ont été mises en sourdine. S’il existe, en France et ailleurs, une stratégie de regroupement, de coordination et d’association de familles politiques orchestrée par tel ou tel cénacle proche du Kremlin ou tel ou tel oligarque proche de Vladimir Poutine, elle concerne davantage les formations et partis politiques de la droite extrême ou de l’extrême droite que les démocrates-chrétiens, par exemple. Que savez-vous de l’action de M. Malofeïev, qui graviterait dans l’orbite intellectuelle et politique de Vladimir Poutine, et des moyens financiers dont il dispose, peut-être à travers le projet de réunion de mouvements politiques de droite extrême et d’extrême droite en Europe ?

M. Nicolas Tenzer. Les réseaux européens d’extrême droite sont puissants mais il faut bien se rendre compte que Malofeïev est aussi un gangster. Les personnes mises en avant dans le régime de Poutine entretiennent des liens avec le crime organisé et la mafia, comme en atteste Les hommes de Poutine, remarquable ouvrage de Catherine Belton, ancienne correspondante à Moscou du Financial Times. Lié à des mouvements suprémacistes blancs américains, à la mouvance Bannon ou au mouvement QAnon, Malofeïev a essayé de les fédérer.

Des partis d’extrême droite ont en effet soutenu la Russie : l’AfD, en Allemagne, le mouvement de Salvini en Italie et celui de Berlusconi, même si celui-ci ne peut être qualifié d’extrême droite. C’est également le cas en Estonie, où le parti d’extrême droite EKRE a été battu aux dernières élections législatives, en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie. Une internationale fortement encouragée par le Kremlin se dessine ; elle est composée de personnalités qui soutiennent des discours de rapprochement avec la Russie ou visant à laver les crimes de la Russie ou du régime d’Assad. En France, M. Mariani en est un exemple, mais il en existe d’autres. Je vous invite à examiner la composition des délégations qui ont rencontré régulièrement des responsables du régime d’Assad ou qui se sont rendues en Crimée occupée illégalement : un ancien parlementaire, M. Myard, l’ancien sénateur Pozzo di Borgo, un membre du parti socialiste, M.  Bapt. Les personnalités concernées sont diverses.

Des chaînes liées à l’extrême droite sont également très présentes sur ce terrain. TV Libertés défend toujours la Russie. M. Asselineau et M. Dupont-Aignan, membre de votre commission, malheureusement absent aujourd’hui, et M. Philippot se positionnent clairement en ce sens. Le soutien à la Russie se conjugue souvent avec la critique des mesures sanitaires, à la critique anti-vaccin et au climatoscepticisme. Une telle conjonction apparaît sur les réseaux Twitter et Facebook et dans de faux médias comme France-Soir, qui est complotiste. C’est aussi le cas de certaines émissions de Radio Courtoisie, proche de l’extrême droite, et d’autres encore. Dans l’émission qu’il anime sur Sud Radio, André Bercoff, très favorable à la Russie, donne la parole à des complotistes ou à des affabulateurs. J’ai oublié le nom d’une personne invitée sur cette chaîne, vivant maintenant en Russie, qui répandait des nouvelles invraisemblables sur le Donbass.

Le site Omerta est également très lié à l’extrême droite. Régis le Sommier, le directeur de sa rédaction, est très clairement de ce bord. Omerta est un peu un annuaire, comme le Dialogue franco-russe. L’Observatoire franco-russe, situé en Russie et lié à la chambre de commerce franco-russe, est un organe de propagande douce bien connu, qui défend les thèses du Kremlin et qui se montre très actif s’agissant de la levée des sanctions. Y siègent des personnes qui défendent des théories parfois « limites ».

D’autres personnalités présentes sur des chaînes plus classiques font partie de cette nébuleuse. Prenez la liste des personnes invitées par le Dialogue franco-russe : à côté de personnalités d’extrême droite comme M. Mariani et M. Gentillet, on trouve M. Pozzo di Borgo ou l’industriel Jean-Pierre Thomas. Faites la liste des personnes invitées et souvent rémunérées par Russia Today ! Toutes ne sont pas nécessairement des agents pro-russes mais certaines, régulièrement invitées, le sont. À côté de cas extrêmes et bien connus comme ceux de Philippe Migault et de Xavier Moreau, désormais établis en Russie et liés au site Strapol, il y a beaucoup de gens beaucoup moins visibles.

À l’époque où il était ambassadeur de Russie en France, M. Orlov tenait table ouverte et recevait certaines personnalités. Certains disaient – je n’ai pas pu le vérifier mais d’aucuns l’affirment, forts de certains éléments – qu’il y avait toujours avantage à assister à ces déjeuners ou dîners. Il n’invitait pas que des politiques ou des fonctionnaires, tant s’en faut, mais aussi des universitaires ou des membres de think tanks.

M. le président Jean-Philippe Tangy. Pourquoi dites-vous que M. Le Sommier, que j’ai croisé un jour sur le plateau de CNews, a des liens avec l’extrême droite ? Cela ne saute pas aux yeux.

M. Nicolas Tenzer. J’ai lu des enquêtes montrant qu’il soutient des thèses globalement proches de l’extrême droite. Je ne sais pas s’il est membre d’un parti politique mais son orientation me paraît assez claire, ce qui n’est pas un facteur incriminant en tant que tel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que président, j’essaie, dans la mesure du possible, de pouvoir disposer de sources certaines. Ce n’est pas une accusation mais je vous demande en l’occurrence d’être plus précis, comme je le fais lors de chaque audition.

M. Nicolas Tenzer. Je retrouverai la source.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Volontiers.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le site Omerta est dirigé par Charles d’Anjou, dont les relations sont connues.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qui est Charles d’Anjou ?

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je n’ai pas vocation à répondre aux questions que vous posez mais M. Tenzer nous en dira peut-être plus sur lui, sur Xavier Moreau et sur d’autres.

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas d’informations originales et publiques concernant Charles d’Anjou. Des articles ont détaillé son parcours, ses liens avec la Russie, ses prises de position. Les thèses de Xavier Moreau et Philippe Migault sont connues, mais ce ne sont peut-être pas les personnalités les plus nuisibles. Leurs perspectives sont extrêmes – j’ai toutes les raisons morales et politiques de les condamner – mais des influences discrètes, souterraines, moins visibles, sont beaucoup plus invasives, précisément parce qu’on y prend moins garde.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Les interférences et les ingérences de la Russie dans la vie démocratique française peuvent-elles affecter la justice et les magistrats ?

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas relevé d’influence directe de la Russie sur des magistrats. Je ne peux soupçonner tel ou tel magistrat d’être fortement lié à la Russie, alors que je ne dirais pas la même chose de certains anciens fonctionnaires, militaires ou civils.

Les attaques contre des personnalités, dont moi-même, ont un effet sur le fonctionnement de la justice et sur l’intégrité de notre République. Quand la justice est instrumentalisée et que des magistrats n’ont pas mesuré l’arrière-fond géopolitique de la question, ils peuvent essayer de trancher de manière neutre comme dans un procès en diffamation intenté par une minorité : les Arméniens en 1915, les Juifs en 1942 ou les Tutsis en 1994, qui reprochaient à leurs accusateurs des crimes abominables. Les juges, qui ne sont pas des historiens, ne peuvent pas décider en fonction de critères historiques. Quand je dis quelque chose sur la Russie face à un adversaire qui dit tout autre chose, ce n’est pas au magistrat de dire la vérité, et cela peut avoir un effet potentiellement délétère sur la justice elle-même.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Nous regrettons de ne pas vous avoir reçu avant l’audition d’une personne dont le nom ressort assez souvent dans votre bouche et celle de Mme Vaissié.

Pourriez-vous revenir sur les invitations marquantes du Dialogue franco-russe ?

M. Nicolas Tenzer. Des personnes sont invitées à s’exprimer dans ce cadre soit ponctuellement, comme Pierre de Gaulle, qui a donné récemment une interview, soit régulièrement, comme Alain Juillet, ancien directeur des services de renseignement, qui avait d’ailleurs son émission sur Russia Today. Un consultant comme M. Conesa était également invité régulièrement sur cette chaîne. Des médias sont plus friands de certaines personnalités, parfois écartées des médias principaux. Certains ont table ouverte sur CNews sans que leur appartenance réelle soit toujours indiquée. M. Gentillet, membre du bureau ou du conseil d’administration du Dialogue franco-russe, est présenté comme avocat, mais les journalistes ne disent jamais qu’il est membre d’une instance importante de cette organisation. Il a le droit de dire ce qu’il veut et de faire valoir ses points de vue, mais la transparence commande d’indiquer ses affiliations, indépendamment des aspects éventuels liés à une rémunération, ce qui est encore différent.

Mme Mireille Clapot (RE). Je suis députée de la Drôme et la principale ville de ma circonscription est Valence. Olivier Amos, conseiller municipal du Rassemblement national, ingénieur dans la tech, ex-auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), conseiller régional, est parti pour la Russie en mars 2021, pour « fuir la France de la pensée unique et la tyrannie sanitaire » et fonder un réseau social indépendant. Chacun peut consulter son profil sur le site LinkedIn, où il continue de publier des propos selon lesquels la Russie est un pays beaucoup plus libre que la France, où il peut exprimer ses opinions, assez contraires à la politique française actuelle. Ce monsieur est libre de les exprimer mais une telle situation est-elle susceptible d’éveiller l’attention de la justice française ?

M. Nicolas Tenzer. Je ne connais pas ce cas particulier. Cette personne a-t-elle envie de rentrer en France ? Si elle veut vivre en Russie, voire acquérir la nationalité russe, c’est son choix. S’il s’agit uniquement, de la part de quelqu’un qui n’est plus élu, d’exprimer une opinion favorable à la Russie, de donner des arguments, de défendre ce pays et de répandre des mensonges sur son pays d’origine, cela n’est pas répréhensible. Si cette personne était en France, percevait une rémunération et si des appels à l’insurrection participant à une volonté de déstabilisation étaient fortement sollicités par une puissance étrangère, l’article du code pénal précédemment évoqué sur l’intelligence avec l’ennemi pourrait s’appliquer.

Mme Mireille Clapot (RE). Je précise que le cas de ce monsieur n’est pas aussi extrême.

En France, les élections nationales ou locales ont-elles pu faire l’objet d’ingérences étrangères ?

M. Nicolas Tenzer. Je n’ai pas d’informations de première main sur le sujet, mais d’après le rapport de l’IRSEM sur les « MacronLeaks », des éléments d’ingérence me paraissent avérés. Des intérêts russes ont-ils interféré localement pour répandre des calomnies ou de fausses informations sur tel ou tel candidat ou avantager tel ou tel autre ? Je n’ai pas d’éléments me permettant de le conclure. Est-il possible que des frais de campagne aient été pris en charge, parfois indirectement, par des sociétés étrangères, notamment russes ? J’ai lu dans la presse quelques éléments qui vont dans ce sens sans pouvoir toutefois les vérifier, mais c’est tout à fait pensable. Je suis plus attentif aux discours. Je repère les gens qui tiennent certains propos, élus, personnalités politiques, chercheurs, universitaires, personnalités membres de think tanks, mais je ne suis ni enquêteur ni journaliste d’investigation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans cette commission d’enquête, je me suis étonné de la non-utilisation de l’article du code pénal relatif à l’intelligence avec l’ennemi. C’était déjà le cas pour des djihadistes ou des personnes soupçonnées d’en être et des personnalités religieuses ou parareligieuses tenant des discours violents. D’ailleurs, lors de la campagne de 2017, plusieurs forces politiques ont évoqué l’utilisation de cet article.

Vous avez parlé, à juste titre, du trafic d’influence passif. Sans trahir le contenu des auditions, dont une partie est à huis clos, plusieurs responsables d’institutions françaises nous ont fait part de la difficulté d’invoquer l’article du code pénal sur l’intelligence avec l’ennemi, d’une part parce qu’il est difficile d’établir les faits, d’autre part parce que les peines prévues sont si lourdes qu’elles soulèvent un problème de proportionnalité. Entendez-vous ces arguments ? Considérez-vous, comme moi, que les peines prévues correspondent à la gravité des faits ? Faut-il revoir l’échelle des peines afférentes au trafic d’influence passif et à l’intelligence avec l’ennemi ?

M. Nicolas Tenzer. La difficulté d’établir les faits ne me paraît pas un bon argument. Si l’on se donne les moyens d’investigation, si on en a la volonté et que l’on renforce les critères d’incrimination pénale pour les personnalités ayant exercé des fonctions publiques, élus ou fonctionnaires, l’établissement des faits est plus facile.

Je comprends l’effroi que peut susciter un risque de confusion entre des collaborateurs occasionnels et des personnes entièrement complices, plongées jusqu’au cou dans l’intelligence avec l’ennemi, à l’instar de membres de la Milice pendant l’Occupation. La proportionnalité des peines est nécessaire, quitte à catégoriser les cas en prévoyant qu’un tel est passible d’une peine et qu’un autre l’est d’une peine plus élevée. Je n’ai pas mentionné les articles spécifiques aux cas de trahison concernant des agents publics en fonction.

De même a-t-on intérêt à définir plus précisément le trafic d’influence et à l’étendre aux prises de parole qui ne relèvent pas de l’influence directe auprès de personnalités mais qui sont adressées au grand public par le biais des médias généraux et des réseaux sociaux. L’arsenal que j’ai esquissé, visant à assurer la transparence, l’exposition et le dévoilement des ressources, est de nature à résoudre une partie du problème.

Est-il normal qu’un ancien haut fonctionnaire français, ancien président d’une école prestigieuse, préside Huawei Technologie France ? Cela paraît politiquement et moralement impensable.

M. le président Jean-Philipe Tanguy. S’agissant des conflits d’intérêts, des « pantouflages », etc., je suis étonné que nous ne disposions pas d’une liste mentionnant les pays auxquels il serait possible de proposer par exemple des prestations de conseil. Nous savons fort bien qui sont nos alliés et qui ne le sont pas. Des traités caractérisent l’état des relations diplomatiques, les alliances ou les non-alliances. À défaut d’une liste « négative » de pays hostiles, on pourrait établir une liste de pays reconnus comme alliés, qu’ils soient signataires d’un traité comme le traité de l’Union européenne, qu’ils soient, comme la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni, membres d’instances européennes liées à l’Union européenne ou qu’ils soient membres de l’OTAN.

M. Nicolas Tenzer. J’ai fait état de cette importante difficulté. Par souci de rigueur, je préférerais une interdiction générale, applicable aux anciens hauts fonctionnaires civils et militaires ou aux personnalités ayant été dépositaires de l’autorité publique.

Une alliance avec la France ou l’appartenance aux trois institutions que vous avez citées me semblent constituer de bons critères, qui peuvent être combinés avec d’autres. Doit-on interdire à un responsable français de travailler pour une société japonaise ou de Corée du Sud ? À l’inverse, est-il acceptable qu’une personnalité, ancien haut fonctionnaire ou ancien élu, travaille pour une société de sécurité ou liée à la défense, quand bien même il s’agirait de démocraties comme les États-Unis, Israël ou le Canada ? Est-il raisonnable ou souhaitable qu’un ancien militaire, général deuxième section, conseille une grande société d’armement israélienne qui était récemment sur la sellette ?

La question se pose également pour des États qui ont agressé un allié. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, comme le répète le Président de la République – d’ailleurs, on ne déclare plus la guerre –, mais nous sommes moralement et politiquement en guerre, même si nous ne le sommes pas militairement. Par analogie avec la « loi Magnitski », le critère de violation régulière des droits de l’homme par certains régimes doit être pris en compte. Tel est le cas de la Russie mais, aussi, de la Corée du Nord, de la Turquie, de la Chine, de la Syrie. Comment le faire de manière juridiquement parfaite, sans encourir le risque de voter une loi que le Conseil constitutionnel pourrait juger non conforme ? La question se pose, mais ne rien faire est un alibi trop facile.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les hauts fonctionnaires sont soumis à une commission de déontologie. Elle est certes imparfaite mais la réflexion est en cours, dans cette maison et dans d’autres, afin de parfaire les critères déontologiques pour ceux qui, parmi eux, souhaitent commencer une nouvelle carrière.

L’agression russe de l’Ukraine a mis à mal la possibilité, pour le Kremlin, de trouver des relais de propagation de ses messages en direction du personnel politique, même s’ils sont loin d’avoir disparu, comme nous l’avons vu sur des plateaux de télévision ou des blogs. Vous avez fondé et vous continuez à animer et à diriger le site Desk Russie, que j’engage toute personne qui s’intéresse à l’actualité en Russie et aux enjeux politiques à visiter régulièrement. Fort de votre expertise et de votre recul, pensez-vous que la Russie est passée de la propagande douce à une propagande plus agressive ?

M. Nicolas Tenzer. La commission de déontologie, me semble-t-il, se réunit lorsqu’un ancien haut fonctionnaire passe dans le secteur privé ou exerce des activités privées deux ou trois ans après sa cessation de fonctions. S’il le fait cinq ans après, par exemple, je ne crois pas que la commission de déontologie se prononce. Or tel est souvent le cas.

Je suis en effet le cofondateur de Desk Russie, dont j’ai quitté la direction il y a deux semaines pour des raisons d’emploi du temps tout en restant membre du conseil d’administration de l’association qui le gère. Je suis heureux d’avoir contribué à lancer ce média avec sa directrice de la rédaction, Galia Ackerman. Il a su trouver sa place.

Certaines actions que nous avons évoquées sont toujours en cours : la Russie déstabilise, appuie « là où ça fait mal », pousse les mouvements de contestation, répand la discorde. On ne voit plus guère certains propagandistes ardents sur les chaînes classiques de télévision mais la propagande n’a pas disparu, encore moins la propagande douce. Certains diffusent de très doux récits – il faut faire la paix avec la Russie, il ne faut plus armer l’Ukraine, il faut engager rapidement des négociations de paix   ou font mille reproches à l’Union européenne ou à l’OTAN. C’est le discours d’Henri Guaino, d’Arno Klarsfeld – lequel a été désavoué par sa famille –, du petit-fils du général de Gaulle, de militaires et d’autres intervenants dans les médias. Quasiment plus personne, sauf en Russie ou sur des chaînes extrêmes ou de petits blogs, ne reprend le discours de propagande du genre : « l’Ukraine est responsable », « la Russie n’a rien fait ». L’action, toutefois, est devenue plus subtile.

Au début de la guerre, un ancien général, patron du renseignement militaire français, a même dit qu’il ne fallait pas armer l’Ukraine car cela ne ferait qu’augmenter les souffrances du peuple ukrainien. Ce discours, que je juge un peu nauséeux, relève de la propagande. Ce général a été membre d’une officine qui répand les narratifs pro-russes et pro-Assad, le Centre français de recherche sur le renseignement, fondé par un certain Éric Denécé. Intéressez-vous aux membres de son conseil d’orientation ou, mieux, à ceux qui, voyant que ce n’était pas très présentable, en ont démissionné ! Nous assistons parfois à des opérations de blanchiment de réputation, comme pour les résistants de juin 1944. Certains essaient d’effacer les traces de leurs interventions sur Russia Today ou Sputnik. Ceux qui observent la situation depuis longtemps savent qu’après avoir tenu des discours un peu plus modérés, ils reprendront le même ton qu’autrefois si les choses évoluent dans un certain sens.

Faisons attention aux récits que des personnalités éminentes reprennent sans le vouloir. Lorsqu’il a reçu M. Poutine à Brégançon, en 2019, le Président de la République a repris l’expression « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok » au lieu de celle, plus classique et mieux connue, de « de l’Atlantique à l’Oural ». Or cette phrase a été forgée par Alexandre Douguine, un des pères de l’eurasisme, et Vladimir Poutine l’a reprise pour intituler un article publié en 2010 dans le journal allemand, le Süddeutsche Zeitung. Le Président de la République ne savait certainement pas d’où venait cette expression, mais pourquoi l’a-t-il utilisée ? De même, il a évoqué « les peuples frères » en parlant de la Russie et de l’Ukraine, formule constitutive de la propagande russe, ce que sait tout Ukrainien ou toute personne qui a étudié l’histoire. Pourquoi le Président de la République a-t-il utilisé ces termes ? Je n’ai pas de doute quant à sa position vis-à-vis de la Russie mais l’apparition involontaire de tels éléments troublants illustre la pénétration de ces discours auprès de cercles qu’on ne peut suspecter d’affinité avec le régime russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je suis très réservée sur ce que vous venez de dire. Je ne confonds pas ceux qui, « à l’insu de leur plein gré », se font les idiots utiles de la propagande du Kremlin, et le chef de l’État.

M. Nicolas Tenzer. J’ai seulement voulu montrer comment ces formules nuisent à notre image et à notre politique étrangère. Plus que le premier exemple, l’expression caractéristique « peuples frères » a été très mal ressentie et incomprise par nos alliés ukrainiens. Néanmoins, il n’est absolument pas douteux que le Président ne s’était pas rendu compte de la portée de ses propos.

Je suis attentif aux récits sur la Syrie, la Chine et d’autres pays, à la manière dont ils s’inscrivent dans le débat public. Cette propagande douce soulève de graves problèmes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il convient de distinguer ce qui relève de l’ingérence hostile et de l’opinion, bonne ou mauvaise, dût-elle nuire à notre politique étrangère. La propagande allemande ou des puissances de l’Axe ne suffit pas à expliquer des prises de position qui ont conduit à des catastrophes nationales. Celles-ci s’expliquent également par des analyses infondées ou fantasmatiques, comme Marc Bloch et d’autres historiens l’ont montré.

La propagande douce est difficile à établir. Les élites européennes, depuis les Lumières, s’interrogent sur la situation européenne ou non de la Russie et sur celle d’autres pays aux frontières de l’Europe et de l’Asie. La formule que vous avez citée dépasse la personne d’Alexandre Douguine. C’est lui faire bien grand honneur... Quand j’étais étudiant à Sciences Po, qui n’est pas une officine russe, on nous enseignait des concepts qui, aujourd’hui, n’ont plus cours sur la culture à l’est de l’Ukraine ou sur les peuples russophones qui seraient étrangers à la Russie. La vision du monde de M. de Villepin n’a quant à elle jamais varié, me semble-t-il. Il est donc difficile de distinguer ce qui relèverait d’une propagande douce, d’une sorte de taqîya, pour reprendre un mot que l’on a appris à connaître, et ce qui relève de la liberté d’opinion, de courants politiques anciens, à gauche ou à droite, et même au centre puisque vous avez cité M. Pozzo di Borgo. Ce n’est pas parce que l’on assiste à une rupture de l’ordre international que les partisans de ces courants politiques changent d’avis.

M. Nicolas Tenzer. Certains intellectuels, professeurs, universitaires, experts de la Russie, ont commis quelques confusions. La « grande culture russe », pourtant plus récente que les cultures française, italienne, britannique, germanique et même ukrainienne, a parfois aveuglé certains esprits. Un romantisme « rose » a parfois envahi les meilleurs d’entre eux, qui ont confondu la « Russie éternelle », comme disait le général de Gaulle – lequel, contrairement à la légende, n’était pas tendre avec l’Union soviétique – avec les pratiques réelles du pouvoir russe.

De plus, une forme de naturalisme politique tend à prendre en compte l’existence d’une âme russe, voire d’une âme slave. Ce discours, y compris sur l’âme française ou l’âme allemande, est porteur de récits de légitimation niant la réalité profonde du régime. Les gens qui ont discuté avec la Russie pendant des décennies imaginaient qu’ils traitaient avec une entité immuable. Or Raymond Aron a rappelé combien la politique russe aurait été fort différente s’il n’y avait pas eu d’Union soviétique. Sans l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, qui n’était pas fatale, la politique russe aurait également été très différente.

Derrière ces discours, la propagande est toujours là. Les discours répétés par des personnalités différentes, en France et dans d’autres pays, comportent un certain nombre de constantes, ce qui finit par constituer un faisceau d’indices. Pourquoi certaines d’entre elles, anciennes personnalités politiques éminentes ou qui ont signé des contrats importants avec des entités russes, chinoises ou azéries, tiennent-elles un même discours de légitimation ? Elles peuvent certes le faire par conviction, mais si elles s’expriment suite à des incitations financières ou par crainte de perdre des contrats, le problème est plus sérieux et l’on peut dès lors envisager une présomption de proximité ou d’ingérence, laquelle doit être vérifiée.

Mme Anne Genetet (RE). La nuance entre influence et ingérence est difficile à percevoir. Les ingérences relèvent, si j’ose dire, du système des poupées russes. Quelqu’un élabore un récit construit, aux objectifs précis. Le pouvoir russe, ainsi, vomit sur notre modèle, le voue aux gémonies et cherche à nous diviser. Néanmoins, il n’agit pas nécessairement de manière directe. Il nous est donc difficile de faire le lien avec une véritable action déterminée et volontaire d’ingérence visant à nous détruire. Lorsque nous avons des difficultés pour établir des faits, n’en déduisons pas qu’il n’y en a pas.

M. Nicolas Tenzer. C’est pourquoi il importe que le groupe de travail que j’ai évoqué se nourrisse de l’avis d’experts dans des domaines très différents : universitaires, spécialistes des questions stratégiques, think tanks. Il est par ailleurs toujours possible de se tromper. Je pense à quelqu’un qui exerçait des fonctions importantes et qui a tenu pendant longtemps un discours très accommodant vis-à-vis de la Russie par pure conviction, ce qui ne soulève aucun problème. J’ai quelques doutes sur d’autres personnes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous souhaitez la plus grande transparence dans le financement des think tanks. Les représentants de ces centres de réflexion, de plus en plus présents sur les chaînes d’information, incarnent une nouvelle forme d’expertise dans le débat démocratique. En période électorale, un expert appartenant à un think tank lié à des puissances étrangères ou à des intérêts étrangers ayant pignon sur rue – et pas nécessairement hostiles  peut fort bien donner son avis, par exemple sur la politique énergétique, et prendre position sur un candidat ou une candidate. Dans la tradition française, quelqu’un qui serait tributaire d’un financement quelconque ne peut pas se positionner en tant que citoyen, même de bonne foi, en faveur de tel ou tel. Dans le cas contraire, il y a un risque de confusion entre le point de vue de l’expert et celui du citoyen, fût-il éclairé et informé. Pour les représentants de think tanks ayant un lien avec l’étranger, comment distinguer ce qui relève de la prise de parole d’un expert et d’une position politique ?

M. Nicolas Tenzer. Il convient de distinguer une prise de position individuelle et une prise de position exprimée dans le cadre d’un think tank. Si M. X prend position dans le débat politique français en soutenant tel candidat ou en critiquant tel autre, il ne me paraît pas souhaitable qu’il publie un éditorial sur le site d’un think tank étranger. Pour qui intervient à titre personnel sur une chaîne de télévision, il me semble de bonne politique de demander que le think tank auquel il appartient ne soit pas mentionné. Les citoyens savent très bien que tel responsable de think tank est plutôt à gauche et tel autre plutôt à droite. Le problème est toujours de savoir « d’où l’on parle ».

Les think tanks peuvent être parfaitement transparents. J’ai fait inscrire dans les statuts de l’association gestionnaire de Desk Russie que nous répondrions à toute demande concernant nos financements – réduits, au demeurant. Les think tanks financés par des industries, y compris étrangères, doivent le dire. J’ai été successivement membre du directoire, trésorier et président de l’institut Aspen France. Totalement indépendant des États-Unis sur un plan financier, il était lié à une maison mère qui n’avait d’ailleurs aucune activité dans le domaine international ou stratégique. Celle-ci, aux États-Unis, dispose de financements colossaux : un budget de fonctionnement de 200 millions d’euros et un fonds de dotation de plus de 1 milliard. La séparation est totale entre les donateurs et les membres du board of trustees, le conseil d’administration. Certains donateurs pèsent individuellement 1 milliard de dollars ; d’autres, à titre personnel, ont fait des chèques de 30 millions ! La gouvernance de certains think tanks américains prévoit une totale absence d’interférence entre les financeurs et les responsables exécutifs des programmes. Si les think tanks se développent en France, il faudra ériger des « murailles de Chine » entre les différents organes de gouvernance. Les gens peuvent s’exprimer mais pas au nom de leur think tank.


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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France (30 mars 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir de recevoir M. JeanMaurice Ripert, ambassadeur de France.

Vous le savez, monsieur l’ambassadeur, nous cherchons à cerner la réalité des faits d’ingérence ou d’influence hostile de puissances étrangères dans la vie politique et économique française et dans les relais d’opinion. Or vos déclarations, le 19 septembre 2022, sur la chaîne télévisée LCI, évoquaient des faits potentiellement si graves qu’un de nos collègues a fait un signalement au procureur de la République. Pour sa part, le groupe du Rassemblement national a exercé le droit de tirage permettant à chaque groupe politique de créer une commission d’enquête par session parlementaire pour chercher à clarifier la question des ingérences et des soupçons d’ingérence dans la vie politique française, ces poisons menaçant nos démocraties.

Le 19 septembre 2022, vous avez dit que, lorsque vous étiez ambassadeur en Russie, entre 2013 et 2017, « personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français d’un certain bord venaient [à Moscou] et ne repartaient pas les mains vides ». Nous souhaitons que vous explicitiez ces propos qui contribuent à entretenir un soupçon sur tout ou partie de la classe politique : qui était concerné par ces accusations ? Qui faut-il entendre par « personne n’ignorait » ?

Parce que vous avez été en poste en Russie, puis à Pékin de 2017 à 2019, nous souhaitons aussi vous entendre témoigner de ces expériences et des politiques d’influence et d’ingérence menées par les régimes russe et chinois à l’égard de la France. Enfin, nous aimerions connaître votre opinion de décideur sur la capacité de notre démocratie à résister aux ingérences ou aux tentatives d’ingérences.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Maurice Ripert prête serment.)

M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France. Je vous remercie d’avoir demandé à m’entendre à propos des ingérences étrangères. Ce sujet d’une extrême importance a été à mon sens trop longtemps ignoré, ou en tout cas minoré, et je me réjouis que la représentation nationale s’y attache. Je précise que je ne suis pas un décideur mais un fonctionnaire à la retraite. Mes seules activités depuis septembre 2019 consistent à présider des associations et des ONG s’occupant de développement, notamment de protection des droits humains, en particulier ceux des filles. Par ailleurs, je représente l’État à France Médias Monde et au comité éthique et scientifique du service chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) dont je sais que vous avez entendu le directeur, tout comme vous avez entendu le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je n’ai donc que des activités bénévoles, ne suis en rien un décideur, et j’ai observé pendant deux ans au moins une diète médiatique presque totale, respectant ainsi les règles de l’éthique.

Je m’attendais évidemment à votre première question. Vous avez cité correctement une déclaration que j’ai faite un dimanche soir à LCI. Peut-être n’ai-je pas totalement maîtrisé le conditionnel, mais je maintiens les propos que j’ai tenus. Vous voulez savoir à qui je pensais en parlant d’« hommes et de femmes politiques d’un certain bord ». S’agissant de la Russie, il s’agit de représentants de l’ancien parti Front national. En disant « personne n’ignorait », je n’implique évidemment pas la planète : je dis simplement que le sujet des ingérences de Moscou, en tout cas de ses assez fortes activités d’influence, était un sujet de discussion entre ambassadeurs, en particulier entre ambassadeurs de l’Union européenne. Ce sujet nous préoccupait et nous nous demandions comment être le mieux armés pour en rendre compte à nos autorités et pour contribuer éventuellement, dans nos fonctions sur place, à la lutte contre ces tentatives d’influence, malignes ou pas. Je faisais donc référence à plusieurs ambassadeurs de l’Union européenne.

J’ai tenu ces propos après qu’un certain nombre de faits avaient été rendus publics. Je me contenterai à cet égard de rappeler les déclarations de l’actuel président de la République lors de la campagne électorale, notamment pour ce qui touchait au prêt obtenu par le Front national auprès d’une banque tchéco-russe, évidemment avec l’aval du Kremlin et des autorités russes. Tout cela est connu et public.

Je me réfère aussi aux déclarations faites face à la caméra, au mois d’octobre 2022, pendant l’émission Complément d’enquête de France 2, par M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député du Front national au Parlement européen. Je n’ai pas le verbatim de ses déclarations, mais il a dit à peu près : « Vladimir Poutine ne s’y est pas opposé, sinon il n’y aurait pas eu de prêt. Bien sûr, j’ai déjà vu Vladimir Poutine ; était-ce en présence de Marine Le Pen ? Je ne vous le dirai pas. La Russie a besoin d’alliés, elle en recherche. Pour Vladimir Poutine, le prêt, alors que l’Occident fait la guerre à la Russie, était une façon d’enfoncer un coin et de soutenir un mouvement qui ne s’est pas opposé à elle. La Russie conduit ses intérêts. J’ai été un intermédiaire, bien entendu j’ai traité au plus haut niveau – “au plus haut niveau”, a-t-il répété en faisant un geste illustratif –; j’ai été l’intermédiaire dans ce prêt. » Le journaliste qui l’interrogeait a alors dit : « Vous auriez touché à cette occasion entre 140 000 et 450 000 euros selon les sources, et vous êtes visé à ce titre par une enquête du parquet national financier. ». À quoi M. Schaffhauser a répondu : « Cela date de 2016, je n’ai pas de nouvelles. » Face à la caméra, il n’a donc pas nié avoir touché une commission pour négocier et obtenir ce prêt.

Enfin, et je m’arrêterai là car l’énumération deviendrait fastidieuse, je vous renvoie à la déclaration faite par le directeur du service du renseignement intérieur allemand, M. Thomas Haldenwang, lors d’une audition publique au Bundestag le 2 novembre dernier. Ma maîtrise de la langue allemande est imparfaite, mais vous pouvez retrouver sa déclaration sur le site du Bundestag. Parlant des structures de financement des partis pro-russes, il expliquait : « Il est difficile pour nous d’avoir une vue d’ensemble, parce que nous n’avons pas les outils légaux pour le faire » – la deuxième partie de la phrase est intéressante. M. Haldenwang poursuit : « Nous pouvons donc recueillir des impressions ponctuelles, et notre impression ponctuelle est que par le passé des hommes politiques de différents partis se sont parfois rendus à Moscou et ne sont certainement pas revenus les mains vides. »

J’ai donc été assez affirmatif, je le reconnais, mais je portais un jugement personnel ; comme le directeur du service du renseignement allemand faisait part de ses impressions, j’ai fait part des miennes et dis quel était mon sentiment. Je n’en ai évidemment pas la preuve, je l’ai d’ailleurs dit sur un autre plateau de télévision. En aurais-je eu la preuve que j’aurais signalé ce fait au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, mais je ne l’ai pas. Pourquoi ? Un ambassadeur est assis dans son bureau, il est sur le terrain, il voit des gens, mais il ne va pas à l’aéroport, surtout à Moscou où six ou sept vols venus de France se posent chaque jour, interpeller tous les Français qui arrivent pour leur demander ce qu’ils viennent faire. D’une part ce serait illégal, d’autre part il ne revient ni aux ambassadeurs ni au personnel des ambassades de faire cela. Se rendre à Moscou n’était pas illégal lorsque j’étais ambassadeur, non plus que rencontrer des autorités russes. Ce que font les hommes et les femmes politiques, les représentants d’associations, les directeurs d’entreprise, les influenceurs, les médias dans le bureau des autorités russes qu’ils rencontraient, je ne pouvais le savoir que lorsque j’étais associé aux entretiens.

J’ai été ambassadeur pour la France mais aussi pour les Nations unies dont j’ai été secrétaire général adjoint au Pakistan, et pour l’Union européenne dont j’ai été l’ambassadeur en Turquie. Mon rôle, où que ce soit, a toujours été de proposer aux parlementaires mais aussi élus des collectivités locales qui passaient, aux représentants des syndicats, des partis, des associations culturelles et de toutes les ONG qui le souhaitaient, un briefing à l’ambassade, une aide à l’organisation de leur programme, un soutien dans leurs entretiens – s’ils le souhaitaient, bien sûr. Certains nous invitaient à y participer parce que cela les rassurait. Dans mon souvenir, un seul parti n’a jamais souhaité prendre contact avec l’ambassade et un de ses élus l’a même refusé. Probablement par une information dans la presse, nous savions qu’il venait ; nous avons appelé son attaché parlementaire ou je ne sais plus qui pour dire : « Nous sommes à votre disposition comme à celle de tous les élus » ; il nous a été répondu qu’on n’avait pas besoin de nos services.

En de tels cas, je suis évidemment dans l’impossibilité de savoir ce que faisaient ces élus-là, car d’autres sont sûrement venus sans nous le dire. Le même phénomène s’est produit à Pékin, où certains élus d’autres partis politiques venaient et ne souhaitaient pas rencontrer l’ambassade. C’est la limite du travail d’un ambassadeur. Les ambassadeurs ont donc parfois des impressions, des suspicions qui trouvent leur source dans leur travail normal, leurs contacts et leurs entretiens, mais de là à avoir des affirmations très claires, c’est difficile. En résumé, quand j’ai répondu à une question sur le plateau de LCI, j’ai fait part de mon impression personnelle, laquelle s’est, semble-t-il, révélée être assez juste si j’en crois ce que j’ai lu dans la presse depuis lors.

Les ingérences, phénomène général, ne sont évidemment pas le fait de la seule Russie. Probablement de tout temps, toute puissance poursuivant des intérêts en dehors de ses frontières a cherché à influencer les pays avec lesquels elle traite, négocie ou simplement avec lesquels elle entend faire des affaires. Mais une évolution fondamentale a eu lieu ces dernières années. Encore une fois, ce n’est que ma lecture personnelle ; je ne suis ni un intellectuel, ni un chercheur, ni un universitaire, mais c’est la conclusion à laquelle je suis parvenu après quarante et une années d’exercice de la diplomatie.

Les incursions dans notre vie politique, qu’elles visent nos institutions ou la démocratie en général, se sont accrues, accélérées, exacerbées et sont devenues plus violentes. Cela tient, me paraît-il, à deux phénomènes. Le premier est la décision des États dirigés par des régimes autoritaires de contester non seulement la démocratie mais l’ordre international. Ce combat engagé au premier rang par la Russie et la Chine se traduit par le refus de respecter le droit international, notamment le droit humanitaire. On le voit tous les jours dans la guerre en Ukraine, où c’est assumé. C’est également assumé en Chine, puisqu’il est dit clairement que n’est applicable à la Chine que le droit « aux caractéristiques chinoises » : il n’y a pas de référence au droit international, ni même pas aux conventions signées par la Chine. Et l’on a vu ce que la Russie de Vladimir Poutine – j’insiste : la Russie de Vladimir Poutine – a fait des traités qu’elle a elle-même signés pour garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine. Je rappelle que, conformément au mémorandum de Budapest de 1994, la Russie était garante du caractère ukrainien de la Crimée et de Sébastopol. Et qu’en est-il des accords conclus entre Léonid Koutchma et Léonid Brejnev sur le démantèlement des armes nucléaires en Ukraine, le partage de la flotte et la garantie de l’indépendance et de la souveraineté territoriale de l’Ukraine ? La Russie a pourtant signé ces documents. On constate donc le refus de respecter le droit international et, bien sûr, de respecter les droits humains universels indissociables et imprescriptibles codifiés dans la Déclaration universelle de 1948.

Du point de vue d’un ambassadeur ayant également servi en Turquie et au Pakistan, qui n’étaient pas exactement des modèles de démocratie à l’époque où j’y étais, il est manifeste qu’un régime autoritaire définit aussi sa posture à l’international et sa politique étrangère avec l’objectif de consolider son pouvoir et d’y rester. Il traduit donc en politique étrangère ses choix de politique intérieure. Il serait naïf de croire que des pays qui enferment leurs opposants, interdisent la liberté de la presse et, dans le cas de la Chine, à peu près toute forme de liberté, seraient plus bienveillants lorsqu’il s’agit de relations internationales – pourquoi diable le seraient-ils ? Cela incite à s’interroger sur la rationalité de ceux qui défendent la politique de ces États, notamment en France.

Le refus de respecter le droit, notamment les droits humains universels, est complété par la contestation des institutions internationales établies depuis 1945. On l’a vu avec les occupations multiples de territoires européens par la Russie. En dehors de l’occupation par la Turquie du nord de Chypre, la Russie était, avant même l’invasion de février 2022, le seul pays d’Europe ayant occupé militairement des portions de territoire européen. Elle n’a jamais quitté la Transnistrie et a annexé de fait l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, la Crimée et Sébastopol et une partie du Donbass. Aujourd’hui se déroule l’agression contre l’Ukraine, dont le secrétaire général des Nations unies a déclaré très rapidement après l’invasion de février 2022 qu’elle était contraire au droit international et que les annexions subséquentes étaient illégales.

La question se posera pour la Chine ; pour la Turquie les choses s’éclairent heureusement un peu. Mais, pour la Russie, le combat n’est manifestement plus contre la prétendue avancée de l’OTAN à ses frontières ; il s’agit tout simplement d’affaiblir la démocratie. À propos de l’OTAN, je souhaite rappeler un point essentiel qui explique la différence fondamentale entre le régime russe et les régimes démocratiques, européens notamment : ce n’est pas l’OTAN qui s’élargit, ce sont la Finlande et la Suède qui demandent à adhérer à l’Alliance atlantique ; ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce n’est pas non plus l’Union européenne qui s’élargit : ce sont des États libres, indépendants et en général démocratiques qui demandent à adhérer à l’Union. La Russie a besoin de faire oublier ces faits en disant que ce sont l’OTAN et l’Union européenne qui avancent.

Il est d’ailleurs important, dans l’optique de votre enquête, de se pencher sur l’appropriation du langage. Un régime autoritaire se fait respecter notamment en imposant son propre langage. Dans cette bataille, la contestation des mots et des concepts utilisés est fondamentale. Je parle en tant que citoyen libre comparaissant devant un Parlement démocratiquement élu dans un pays libre et je mesure la chance que j’ai. Nous devons, nous, les démocraties, continuer de nous battre pour nos valeurs, sur la base de notre propre vocabulaire. Une agression est une agression : nous n’assistons pas à une guerre entre l’Ukraine et la Russie mais à la résistance d’un peuple face à un voisin qui l’a envahi. Cela devrait, me semble-t-il, évoquer quelque chose aux Français et aux Françaises, en tout cas ceux qui ont un certain âge.

Pour affaiblir la démocratie, les régimes autoritaires commencent par imposer leurs mots et leur langage, usant à cet effet des médias et les réseaux sociaux. L’extraordinaire paradoxe est que les réseaux sociaux, inventés pour la liberté, sont aujourd’hui davantage utilisés par les régimes autoritaires qui veulent tuer la démocratie. Lorsque j’étais ambassadeur à Moscou, des gens qui avaient été « volontaires » pour participer à des fermes à trolls dans les locaux du Kremlin avaient témoigné dans des médias et auprès d’ONG qui, à l’époque, avaient encore un petit droit à la parole, qu’ils étaient payés pour relayer les positions du Kremlin. Il faut savoir que tous les jours pendant la première guerre d’Ukraine, le porte-parole du Kremlin, M. Peskov, envoyait une page à tous les médias russes pour leur signifier ce qu’ils avaient le droit de dire, ce qu’ils n’avaient pas le droit de dire et ce qu’ils devaient dire. À la même époque ont été créés des organes officiels tels que Sputnik et Russia Today, désormais interdits de diffusion dans toute l’Union européenne.

Aujourd’hui, tout cela s’est sophistiqué et durci. On est passé des fermes à trolls à la création de faux comptes et de proxies et à l’usurpation de comptes. L’objectif est de propager la vision et la propagande du Kremlin, mensonges compris, l’idée générale étant que répéter un mensonge finira par en faire une vérité. Je ne peux trop entrer dans le détail de ces questions, et vous avez d’ailleurs entendu à ce sujet M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, ainsi que M. Gabriel Ferriol, directeur de Viginum, qui vous auront sans nul doute expliqué certaines opérations conduites.

Le Kremlin cherche d’abord à décrédibiliser la parole des opposants russes. À une certaine époque, on les assassinait. Je pense évidemment à Anna Politkovskaïa, et aussi à Boris Nemtsov, assassiné pendant mon séjour à Moscou à 150 mètres du Kremlin parce qu’il avait condamné l’invasion de la Crimée en 2014. Je pense aux attentats au poison, aux Skripal… la liste est longue. Je pense à Alexeï Navalny, rentré volontairement en Russie une fois guéri par les Allemands après une tentative d’assassinat par empoisonnement et qui a été arrêté à l’aéroport de Moscou pour avoir violé les termes de sa résidence surveillée, alors qu’il était allé se faire soigner pour pas mourir – c’est un comble ! Voilà les régimes dont on parle, et c’est bien de gens capables de faire cela qu’il faut se défendre, de gens capables de décrédibiliser les opposants en racontant sur eux des choses ignobles. Je renvoie ceux qui ont un doute sur le rôle important d’Alexeï Navalny à toutes les vidéos que son organisation a publiées pour dénoncer la corruption au sein des élites en Russie.

Dans les démocraties, le régime russe s’attache à dévaloriser la parole publique, celle des élus mais aussi des scientifiques, en noyant leur parole dans un flot de propos inconsistants et d’affirmations contradictoires et en insultant les personnes pour les décrédibiliser. Certains ont été les victimes de ces agissements ; ce n’est pas encore vraiment mon cas, mais après cette audition je m’attends à tout. Et puis, comme on l’a vu avec l’épidémie du covid, les régimes autoritaires propagent les thèses complotistes, y compris celles de l’extrême droite américaine car en ces matières, il n’y a pas d’appellation d’origine contrôlée. Toutes les thèses complotistes sont bonnes à prendre : il s’agit de faire douter tout le monde en créant une sorte de café du commerce planétaire au sein duquel, se disent sans doute les amis du Kremlin, il y aura toujours quelqu’un pour dire « ce n’est pas vrai », sans rien prouver ni démontrer.

Comme je l’ai dit, le combat engagé consiste aussi à dévoyer les mots et les idées. Ainsi, on parle et on fait parler de « dictature numérique » et de « dictature sanitaire ». Il est extraordinaire d’avoir entendu, en France, des gens dénoncer la « dictature numérique et sanitaire » parce qu’il fallait télécharger un QR code sur son téléphone à l’époque de la pandémie de covid, quand on sait comment fonctionne la Chine, avec son fameux « crédit social » et ses 350 millions de caméras de reconnaissance faciale. J’ai compté, le jour de mon départ, celles qui étaient installées autour de l’ambassade : il y en avait plus de quarante, ce qui permettait de s’assurer que tout Chinois entrant dans le bâtiment était dûment repéré. Ces caméras omniprésentes font aussi que lorsque vous entrez dans un commerce en Chine, votre bobine et vos données personnelles apparaissent sur l’ordinateur du commerçant. Le crédit social, vous le savez, ce sont les points attribués à la naissance à tout individu en Chine et dont la perte, induite par des contraventions aux règles, entraîne des sanctions, la plus grave étant le renvoi au village – autrement dit, vous êtes fini. Et ceux-là mêmes que j’entendais défendre le régime chinois et parler de « l’agression insupportable » des pays qui mettaient en cause le comportement de la Chine parce qu’elle n’informait pas sur l’épidémie de covid dénonçaient la « dictature numérique » en France !

Ce dévoiement de l’expression est une tactique visant à semer la confusion pour amplifier les crises démocratiques. Au moment de la crise des Gilets jaunes, alors que j’étais en poste en Chine, où les méthodes utilisées sont les mêmes, une photo extraordinaire a fait la une du Quotidien du Peuple. On voyait quelque chose exploser et des gens courant derrière, sans que l’on sache s’il s’agissait de victimes et si l’engin était un feu de Bengale, un feu d’artifice, un fumigène, une grenade lacrymogène ou tout autre chose. Voilà, disait-on aux lecteurs, la situation en France, sans rien expliquer, évidemment, de la raison pour laquelle des gens manifestaient vêtus de gilets jaunes. Vous imaginez bien que le pouvoir chinois n’allait pas laisser écrire que des gens manifestaient contre leur propre gouvernement ! Ç’aurait été une bien fâcheuse idée d’implanter dans les esprits la notion que dans une démocratie on peut se révolter contre l’exécutif. Voilà le genre de contradictions auxquelles il faut prendre garde. Manipulation des faits lors de la campagne sur le Brexit, crise des Gilets jaunes, déferlement de tweets manifestement fabriqués et publiés de manière groupée lors de la pandémie du covid pour soutenir les thèses antivaccin des complotistes… ces manipulations étrangères de l’information sont fréquentes. Je vous renvoie à ce qu’ont pu vous en dire M. Stéphane Bouillon et M. Gabriel Ferriol.

Les exemples les plus connus sont l’intervention russe dans la campagne électorale américaine et aussi dans la campagne électorale française en 2017, avec, notamment, la fabrication de faux comptes du Président de la République. On constate de telles pratiques tous les jours. Il me semble que l’exemple donné par Viginum lors d’un reportage consacré par France 5 aux manipulations de l’information par la Russie à l’initiative du groupe Wagner et de son président, M. Prigojine, est celui du faux charnier au Sahel, une invention filmée et diffusée par les Russes.

Enfin, ces régimes constituent des réseaux d’amis – ceux que j’appelais les Français oursons et les Français pandas. La pratique est évidemment établie de longue date. Je me souviens avoir moi-même été démarché, quand j’étais étudiant, dans un café du Quartier latin. Je me suis rendu compte après cinq minutes de conversation avec mon interlocuteur, très sympathique, qu’il travaillait pour l’ambassade américaine et qu’il cherchait à m’embarquer pour savoir ce qui se passait dans les manifestations anti-guerre au Vietnam. De tout temps, les puissances ont cherché à se constituer des réseaux d’amis : c’est évidemment le cas des États-Unis, de la Chine, de la Russie mais aussi de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Iran, tous les pays qui ont soit des visées hégémoniques soit des difficultés sur la scène internationale.

La difficulté est de ne pas les confondre avec ceux qui pratiquent manipulations de l’information et ingérences et qui sont en fait des cybercriminels. Plusieurs exemples récents dévoilés par les médias permettent de tracer la source d’un certain nombre de manipulations de l’information en Israël, pays connu pour ses start-up technologiques. Outre cela, Israël est parfois un intermédiaire. J’ai connu le cas, quand j’étais en Chine, d’opérations frauduleuses faisant l’objet de recours de justice qui transitaient par Israël mais qui en réalité venaient de Chine. Mais il s’agit là de cybercriminalité. Ce qui nous intéresse, ce sont les États qui émettent les idées propagées et qui mettent en cause la cybersécurité.

J’aurais dû mentionner les attaques dures, telles les opérations de hacking. L’Assemblée nationale a elle-même été victime il y a quelques jours d’un défaut de service – c’est le niveau 0,5 du hacking… J’ai aussi lu dans la presse que la Russie a été mise en cause dans le récent hacking d’un hôpital. J’ignore si c’est vrai, mais peu nombreux sont les États qui s’efforcent de déstabiliser les institutions démocratiques de cette manière – car si vous vous faites pincer, c’est assez difficile à justifier.

Le problème est évidemment de détecter ces pratiques et de savoir comment réagir. La détection est souvent compliquée parce que, dans une démocratie, c’est à la justice de constater qu’il y a une violation du droit. Je reviens à votre première question. Je suis ambassadeur en Russie, j’ai un doute sur ce que viennent faire un certain nombre de gens à Moscou mais je ne constate aucun délit, je n’ai que des suspicions dues à mon expérience, à ma connaissance, comme j’ai eu des doutes au sujet d’autres personnalités d’autres bords en Chine. Les groupes d’amitié géographiques servent parfois à des voyages touristiques, parfois à des voyages très sérieux donnant lieu à des rapports parlementaires extraordinairement importants. Mais, parfois, on peut s’interroger sur les intérêts de ceux qui président les groupes d’amitié. Comme je ne parle pas que de la Russie, je vous dirai que je me suis par exemple posé des questions sur les intérêts personnels ou publics du président du groupe d’amitié France-Chine à une certaine époque. On peut aussi s’interroger sur les intérêts économiques ou financiers, légaux ou illégaux, de certains anciens chefs d’entreprise, anciens ministres, anciens Premiers ministres, qui ont des cabinets de conseil et qui continuent imperturbablement de signer des contrats avec des entreprises dont chacun sait qu’elles sont liées aux intérêts de l’État russe ou de l’État chinois. Mais que peut faire un ambassadeur, sinon en parler avec les intéressés ?

Je l’ai fait, lorsque j’étais ambassadeur en Chine, avec quelqu’un dont je ne doute absolument pas de la bonne foi, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, quand il venait à Pékin. Nous n’avions pas les mêmes idées mais nous avions de longues conversations et nous entendions très bien. Je le recevais en ma qualité d’ambassadeur, je travaillais avec lui, qui était le représentant spécial du ministre de l’économie pour la promotion des intérêts français en Chine, notamment des PME, et nous avons eu des débats assez fermes sur ce qu’est la démocratie en Chine. J’ai aussi vu débarquer à Pékin des gens invités par le président Xi Jinping à un congrès organisé par le parti communiste chinois sur la démocratie politique ; j’ai donc vu descendre de l’avion d’Air France des hommes et des femmes politiques français qui s’étaient bien gardés de me prévenir ; manque de chance, il se trouve que je venais accueillir un secrétaire d’État voyageant sur le même vol. Venir à Pékin à l’invitation du Parti communiste pour discuter de démocratie politique demande un certain courage. Ce n’est pas grave, me direz-vous. Mais voir, le soir même, des hommes politiques français brandir le livre blanc des pensées de Xi Jiping – 800 pages – comme dans ma jeunesse certains brandissaient le Petit Livre rouge du président Mao, il y a de quoi être mal à l’aise et avoir des doutes.

Cela étant, on peut se former une idée, avoir des doutes, et en même temps croire à la bonne foi. Je ne pense pas une seconde que M. Jean-Pierre Raffarin soit acheté par l’État chinois ; je crois qu’il est convaincu, à juste titre, de l’importance de la coopération bilatérale avec la Chine. C’est sur les méthodes et la façon de faire que l’on peut être en désaccord. Alors ambassadeur, je soutenais ses visites et je suis resté en très bons termes avec lui, mais il ne m’invite pas aux réunions de sa fondation ; il est clair que nous ne pensons pas la même chose sur le régime chinois. Je ne veux pas mettre en exergue une personnalité particulière mais vous donner des exemples et montrer la difficulté d’appréciation.

Certains font ces choses beaucoup plus consciemment. Je n’entrerai pas dans le détail, mais le comportement de ceux des membres de la communauté française qui habitaient Moscou à l’époque de la première guerre en Ukraine et qui venaient défiler jusque devant l’ambassade, le 9 mai, avec un T-shirt rouge à l’effigie de Vladimir Poutine, était difficile à accepter par l’ambassadeur de France. Vous n’avez pas idée des termes employés dans les réunions où j’ai été convoqué pour justifier la politique française et les sanctions prises contre la Russie à l’époque de l’annexion de la Crimée, la violence des insultes que j’ai entendues contre le Président de la République, la prise à partie d’hommes politiques de passage qui essayaient comme ils pouvaient de donner leur avis sur la question. J’ai été convoqué par le célèbre Observatoire franco-russe dont le président, un homme bien, a, hélas, pris la nationalité russe après l’invasion de l’Ukraine en février dernier.

Oui, il y a des relais d’influence, français compris, à Moscou comme à Paris – et je ne vous parle pas du Dialogue franco-russe, connu, documenté et public. Face à tout cela, il faut réagir et c’est pourquoi je me réjouis de la création de votre commission.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand il est en poste dans des pays aussi stratégiques et sensibles que le sont la Russie et la Chine, l’ambassadeur est-il informé par les services, le Quai d’Orsay ou d’autres institutions de l’État des risques d’ingérence et d’influence par des personnes qui pourraient avoir une double allégeance, sinon une allégeance simple à un État étranger ? Disposez-vous de spécialistes pour vous aider, vous et vos collaborateurs, à identifier et à comprendre ces menaces ? Nos diplomates ont-ils les moyens humains, matériels et intellectuels de prévenir sur place ces risques d’ingérence et leurs conséquences pour notre pays ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’est une question fondamentale. Les ambassadeurs, comme tous les fonctionnaires et d’ailleurs tous les Français, sont tenus de respecter les lois et les règlements. Il n’y a donc évidemment pas d’intrusion possible dans la vie privée des gens, et les consulats sont tenus à une série de mesures de protection des données personnelles qu’ils recueillent en établissant des documents d’identité et des listes électorales.

Ensuite, le rôle principal d’un ambassadeur, pour pouvoir mieux relayer les intérêts de la France dans les pays où il est accrédité, est d’informer Paris le mieux possible par des informations brutes, des analyses et des propositions. Nous transmettons assez peu d’informations brutes parce que les ambassades ne sont pas l’Agence France-Presse ; aujourd’hui, les médias et les réseaux sociaux sont beaucoup plus rapides que ne le serait même un télégramme. Le plus important, c’est l’analyse, la contextualisation de ce que nous observons, de ce qui se passe parmi les décideurs dans tous les secteurs : politique, certes, mais aussi économique bien sûr, car c’est fondamental pour défendre les intérêts de nos entreprises et pour l’État français dans les négociations internationales. Il nous faut donc décrypter, analyser le mode de prise de décision et le type de publicité faite aux décisions. Cet exercice est particulièrement difficile en Russie et en Chine ; la presse n’y étant pas libre, il est compliqué de se documenter à partir de sources ouvertes. C’était encore possible en Russie qui, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à copier le « grand pare-feu » chinois et contrôle mal son internet, contrairement à la Chine qui ne le contrôle pas complètement car c’est impossible mais qui le contrôle bien et très vite.

En Chine, nous avions pour méthode de comparer les articles parus dans la presse chinoise pour les Chinois et la presse chinoise pour les étrangers. Il y a d’excellents sinologues au Quai d’Orsay, et il est intéressant de comparer les termes utilisés : cela permet de voir non seulement ce que sait le peuple chinois mais aussi la manière dont les autorités chinoises veulent que le message passe à l’étranger. En Chine, il est quasiment impossible d’avoir des conversations privées d’ordre politique ou autre ; on s’arrange, on construit son réseau, on rencontre des gens le soir au fond d’un bois ou d’un café, mais c’est assez difficile.

Néanmoins, on décrypte, on apprend ; c’est la spécificité du métier de diplomate. La commission des affaires étrangères de votre Assemblée a déposé un rapport sur la réforme du corps diplomatique. Eh bien, c’est à cela que servent les diplomates, c’est pour cela qu’ils sont utiles : quand on a plusieurs décennies de métier, ce qui était mon cas lors de mon arrivée à Pékin, on sait, mieux que d’autres, décrypter le comportement d’un diplomate chinois. Pardonnez cette défense et illustration des diplomates, mais à mon avis il n’y aurait pas de diplomatie sans diplomates.

Le rôle de l’ambassadeur est aussi de tenter d’influer sur la décision prise à Paris. Je n’ai jamais été de ceux qui attendent benoîtement qu’on leur envoie des instructions. Je disais : « Voilà ce que je pense, en conséquence voilà les instructions que j’aimerais recevoir. » Paris agrée, Paris refuse ou Paris coupe la poire en deux, et nous appliquons les instructions données. Je n’ai jamais eu de problème éthique, sinon j’aurais évidemment démissionné. Cette information, c’est tout l’art du diplomate, et nous nous appuyons sur un réseau de remarquables spécialistes. En Russie et en Chine en tout cas, j’ai eu la chance de bénéficier de l’expertise d’agents qui travaillaient sur la politique intérieure, au service de presse, au service culturel aussi, qui permet d’en apprendre beaucoup. Quand vous recevez des Russes ou des Chinois à l’Institut français ou à l’Alliance française en Russie ou en Chine, vous laissez traîner vos oreilles, et des débats ont lieu, non sur des sujets politiques mais sur des sujets de société, qui permettent de comprendre beaucoup de choses, et nous nous informons mutuellement.

Mais, sans entrer pas dans le détail puisque la base de la théorie française en matière de défense et de sécurité est que l’on n’informe pas l’adversaire de ce que l’on sait – sinon, on lui donne les moyens de résister – je pense que la France souffre à l’étranger comme sur son sol des difficultés persistantes de la coopération interadministrative.

Quand j’étais premier secrétaire à l’ambassade de France à Washington, j’ai été invité à participer à des réunions au département d’État sur la guerre au Tchad ou en Afghanistan. Tout le monde était autour de la table, CIA comprise, parce que le département d’État a le rôle naturel de coordination de tout ce qui touche à l’international ; je ne dis pas que l’homme de la CIA racontait tout ce qu’il savait mais il était là. Je n’ai pas le souvenir d’avoir participé à beaucoup de réunions au Quai d’Orsay où l’on a invité la DGSE. Cela a peut-être changé : ayant quitté la maison il y a trois ans et Paris il y a dix-huit ans après avoir servi quinze continûment à l’étranger, je ne prétends pas connaître le fonctionnement actuel du ministère. Mais de ce que j’en ai vu, je pense que nous avons un problème de coopération et que dans une situation qui appelle la lutte contre les ingérences et les influences, il me paraît clair qu’un degré supérieur de coordination inter-agences ne ferait pas de mal. Ce disant, je parle bien sûr de la DGSE, de la DGSI, du Quai d’Orsay, du ministère des armées, de Viginum, de l’Arcom et de tous ceux qui ont à en connaître. La détection des attaques, des tentatives d’attaques ou des manipulations se fait souvent par l’observation collective de phénomènes dont plusieurs ont seulement une vue parcellaire. Vous notez une bizarrerie, vous vous demandez pourquoi un tel a rencontré une telle, et ce sont les renseignements dont disposent d’autres qui vous permettront de reconstituer le tableau d’ensemble.

Ce volet de la question est difficile. En sources non ouvertes, les ambassadeurs ont pour l’essentiel accès aux informations qui leur viennent de leur maison, le ministère des affaires étrangères, et du ministère de l’intérieur quand il s’agit de pratiques consulaires. Quand on établit des sanctions, notamment, il faut bloquer les visas ; en ce domaine, il n’y a pas vraiment de problèmes de coordination parce que les consuls généraux sont encore très largement originaires du Quai d’Orsay. Sont aussi présents dans les ambassades des attachés de défense, issus du ministère de la défense, mais on ne partage pas tout bien que les ambassadeurs soient titulaires d’une habilitation de très haut niveau ; nous avons le droit de lire certains documents, mais nous ne les avons pas forcément très souvent. Nous avons accès à notes très utiles établies par les services… sauf, en général, pour ce qui concerne le pays où nous travaillons, ce qui n’est pas très commode. Beaucoup dépend donc de votre relation avec le représentant des services sur place. Je ne trahis aucun secret en disant qu’il y a des représentants locaux officiels des services, dépêchés dans les ambassades en vue de coopérer avec les pays considérés dans des domaines précis. Ainsi, nous coopérons avec la Russie et la Chine dans la lutte contre le terrorisme. Même pendant la guerre en Ukraine, nous avons continué de travailler avec les Russes sur la lutte contre le terrorisme islamique, qui les a frappés eux aussi, hélas. Il est plus difficile de coopérer avec la Chine, pour qui les terroristes sont les Ouïghours. De manière générale, je n’ai jamais eu de problème particulier ni de défaut d’information, si ce n’est que lorsqu’on ne vous donne pas une information vous ne savez pas qu’elle existe. Le fait que nous ne sachions pas quelque chose ne veut pas dire que ce quelque chose n’existe pas ou ne s’est pas produite. Il y a certainement là un renforcement à faire, dans le respect de la loi évidemment. Or, notamment pour ce qui concerne la protection des données personnelles, les procédures impliquent parfois des contraintes particulières qui font que la coopération entre les administrations ne peut être entière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez dit avoir été « convoqué » par l’Observatoire franco-russe. Pourriez-vous préciser ce propos et nous dire quel regard vous portez sur cet organisme ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’était une image : l’Observatoire n’ayant pas d’autorité sur moi, il ne peut me convoquer. Disons que l’on a exercé sur moi d’amicales pressions, si fortes que j’ai fini par accepter d’aller leur parler. Je n’ai pas été convoqué stricto sensu, mais j’ai eu le sentiment de comparaître devant l’Observatoire.

Il faut se replacer à l’époque de la première guerre d’Ukraine, de l’invasion puis de l’annexion illégale, quelques mois plus tard, de la Crimée et de Sébastopol et du déclenchement d’une guerre civile au Donbass par des milices mafieuses financées et armées par Moscou – tout cela est documenté. Contrairement à ce que les Russes croyaient probablement à l’époque, l’Union européenne a tout de suite réagi et décidé des sanctions. Notre ambassade a évidemment fait partie du réseau des ambassades européennes qui ont alimenté nos capitales quand il a fallu définir la liste des entités et des personnalités passibles de ces sanctions ; chaque ambassade de l’Union a suggéré des noms en fonction de ses réseaux propres. J’entretenais des relations avec le célèbre Leonid Sloutski, « grand ami de la France », m’avaient expliqué des « amis de la Russie » avant mon départ à Moscou, élu il y a quelques semaines président du parti extrémiste, raciste, homophobe et nationaliste LDPR pour succéder au non moins célèbre Vladimir Jirinovski ; homme, en privé, parfaitement aimable, il présidait le groupe d’amitié franco-russe. De même, l’ambassadeur d’Allemagne travaillait avec le président du groupe d’amitié germano-russe du Bundestag. Nous discutions pour déterminer si ces gens avaient d’une manière ou d’une autre participé à l’annexion illégale de la Crimée ou s’ils l’avaient soutenue.

Pour moi, la question n’est pas de savoir si la Crimée est historiquement russe ou ukrainienne – je l’ignore, je ne suis pas historien – mais si l’on accepte ou si l’on n’accepte pas qu’un pays occupe militairement et annexe un territoire voisin. Si l’Union européenne a condamné l’annexion, c’est sur le fondement que la Crimée est ukrainienne juridiquement parce qu’elle fait partie de l’État dont on a reconnu les frontières internationales conformément à la Charte des Nations unies. Surtout, nous condamnions un mode d’annexion qui a eu lieu quelques fois dans l’histoire de notre continent et dont nous n’avons pas gardé de bons souvenirs.

Cette précision s’imposait pour expliquer que pour nous la liste des personnalités passibles de sanctions devait être établie au regard de ce critère. J’estimais que l’on n’avait pas à sanctionner quelqu’un qui m’avait dit au cours d’un dîner : « Évidemment, la Crimée est russe » ; pour moi, c’est une erreur, mais on a le droit de le penser. En revanche, celui qui a milité en faveur de l’annexion, qui l’a justifiée a priori ou a posteriori, celui-là a pris position. C’était notamment le cas de M. Sloutski et aussi, d’ailleurs, d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français et européens. Il ne fallait pas porter un jugement sur des opinions mais sur le fait qu’une personnalité validait juridiquement une agression militaire. Il fallait donc identifier les personnes en fonction de ce critère et, évidemment, les ambassades ont été appelées à l’aide. Arrivé à Moscou le 2 novembre 2013, je ne connaissais pas le bottin administratif russe par cœur lorsque la Crimée a été envahie en février 2014 et je ne dressais pas des listes seul dans mon bureau : je consultais les personnes qui s’occupaient du secteur de la presse, le conseiller économique, l’attaché de défense, les représentants des services ; tous les membres de l’ambassade se sont concertés. Nous informions Paris, de manière à lui permettre de définir quelles instructions nous donner pour agir en défense des intérêts de la France. Les choses se passent dans les deux sens.

Dans ce contexte, j’ai immédiatement proposé aux représentants de la communauté française, les élus consulaires et le député des Français de l’étranger, M. Thierry Mariani, la tenue de réunions hebdomadaires. M. Mariani n’était pas là très souvent. Lorsqu’il était à Moscou, nous nous parlions, mais il ne venait pas aux réunions que j’ai organisées avec la communauté française ; ce n’était pas sa place et il n’a jamais demandé d’en être, mais je lui ai toujours proposé d’y participer. J’ai réuni presque chaque semaine, pendant des mois, le conseiller commercial, le président de la chambre de commerce, le président des conseillers du commerce extérieur et des représentants des intérêts économiques français – petites et moyennes entreprises, industrie, services, technologies, agriculture – choisis par le président de la chambre de commerce. Je m’efforçais de leur expliquer les raisons des décisions prises par le Gouvernement français et l’Union européenne, et je les écoutais me décrire les conséquences des contre-sanctions russes, notamment dans l’agriculture. Il n’y a pas là de contradiction : il m’appartenait à la fois de défendre la politique gouvernementale et européenne de sanctions et d’aider nos entreprises à essayer de s’en sortir.

Ces réunions étaient extrêmement difficiles ; certains perdaient leurs nerfs. Il y avait aussi une campagne dans la feuille de chou française locale. Les communautés françaises à l’étranger forment un petit monde. À l’époque, celle de Moscou représentait quelque 6 000 personnes et tout le monde sait tout sur tout le monde ; c’est Clochemerle, tous ceux qui sont actifs dans les communautés françaises à l’étranger le savent. On sentait la tension monter et j’ai été profondément choqué par ce que j’ai entendu, je vous l’ai dit : la contestation, par des Français, de la démocratie, de leurs autorités et de leurs institutions, par idéologie, par conviction, par intérêt personnel ou encore en raison de l’amour que l’on finit par ressentir pour le pays où l’on a décidé de faire sa vie. C’est parfaitement compréhensible, mais je leur disais toujours : « Vous êtes français. Quand vous rentrez en France, ce n’est pas parce que vous aimez la France que vous vous privez de critiquer vos hommes politiques, votre président compris ; est-ce que cela ne devrait pas valoir dans l’autre sens ? »

Il y avait donc beaucoup d’agressivité, et j’ai fini par penser que je devais accepter la demande faite par l’Observatoire franco-russe, au nom de la chambre de commerce, de m’écouter à ce sujet et surtout, en réalité, de tenter de répondre à mes questions, parce qu’ils voulaient me faire passer leur propre message. Le terme « convoqué » était donc inapproprié puisque, bien sûr, j’ai accepté d’être entendu au cours d’une audition – dont il a d’ailleurs été fait une captation vidéo ; je ne sais si elle existe encore –, qui s’est déroulée dans un climat extrêmement hostile et défavorable à la France, à ses autorités et aux institutions que je représentais et que j’étais chargé de défendre. On oublie trop souvent qu’un ambassadeur représente personnellement le chef de l’État ; il se doit de réagir quand le chef de l’État est insulté. Le contexte était très tendu mais on a tenu bon, on a continué de se parler pendant des mois et des mois ; mais c’était difficile.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé « d’amicales pressions » et décrit précisément le contexte. Au-delà des intérêts, des convictions, des habitudes de vie des membres de la communauté française de Russie, qui sont le propre d’individus, avez-vous ressenti dans cette instance une marque d’ingérence du gouvernement russe ? Cherchait-on, à travers cette communauté et ces organismes, à exercer des pressions sur vous ou à vous faire passer des messages ?

M. Jean-Maurice Ripert. Globalement, non. Je ne pense pas que le gouvernement russe ait besoin de chefs de PME françaises en Russie pour faire passer des messages. De toute façon, quand vous êtes patron d’une PME étrangère en Russie, vous obéissez, parce que vous n’opérez pas dans un État de droit où l’on respecte la propriété intellectuelle ; je n’ai connu qu’assez peu de chefs d’entreprise prenant la parole ouvertement contre le régime russe. Il y avait donc des pressions, mais pas de pression particulière.

Mais beaucoup de gens sont sensibles aux honneurs. Beaucoup de visiteurs en Russie ou en Chine étaient très sensibles au fait qu’on payait leurs billets d’avion – et, la Chine étant loin, dans des conditions très confortables –, qu’on les reçoive dans des hôtels très chics tous frais payés, qu’on les promène, qu’on leur donne une voiture… La vanité humaine s’exerce en tous lieux et il ne faut pas sous-estimer cet aspect des choses quand on parle des réseaux d’influence. Ce ne sont pas forcément des truands ni des gens qui veulent nuire à la France ; ils sont simplement naïfs peut-être, ou trop sensibles à ces honneurs, et se disent : « Des gens qui me traitent ainsi ne peuvent être mauvais. »

D’autre part, beaucoup de Français s’expatrient par choix, parce qu’ils aiment un pays, parce qu’ils aiment un homme ou une femme, ou bien pour créer une entreprise, estimant que les opportunités sont meilleures à l’étranger dans certains secteurs. Quand vous êtes un Français ayant des intérêts économiques légitimes en droit dans un pays, actif dans le réseau des conseillers du commerce extérieur, reçu à dîner par l’ambassadeur, vous avez acquis un statut, vous êtes « quelqu’un ». Si, à cause des sanctions, votre entreprise périclite ou que votre siège social décide de fermer votre succursale et de vous rapatrier, et qu’à vous, qui étiez le patron de la filiale russe d’une grande entreprise française, va échoir un poste de directeur technique à Vaulx-en-Velin, c’est dur. Il faut comprendre aussi cette difficulté-là, qui fait que, spontanément, un certain nombre d’expatriés écoutent d'une oreille peut-être un peu trop positive ce qu’on leur dit ou ce qu’ils veulent entendre, idéalisant en quelque sorte le régime.

Il faut aussi comprendre que les Français habitant à Moscou ne souffrent pas de la plupart des restrictions aux libertés imposées par le régime de Vladimir Poutine à sa population. Ils en tirent même quelques avantages : les syndicats ne sont pas remuants, il n’y a pas beaucoup de manifestations, et « on peut se promener à 11 heures du soir au parc Gorki », m’a fait observer une Française de Moscou pour m’expliquer que mieux valait vivre à Moscou qu’à Paris ; il est certain que l’ordre ne règne pas de la même façon au bois de Boulogne et au parc Gorki. Certains citoyens français expatriés sont sensibles à tout cela, et il faut comprendre aussi la difficulté dans laquelle l’expatriation vous place parfois.

Et puis il y a les responsables. Que M. Mariani ou d’autres aillent constater « le caractère libre des élections en Crimée » n’est pas tout à fait la même chose que ce dont je viens de parler. On peut supposer que quelqu’un le lui a demandé, mais ce n’est pas sûr puisqu’on l’a vu aller en Syrie dans des conditions qui étaient plutôt pires. Peut-être l’a-t-il fait de son propre chef ; en tout cas, certaines délégations sont allées en rang d’oignons expliquer que la Crimée était russe et justifier le référendum. Or, lors des élections municipales qui avaient eu lieu à Sébastopol quelques semaines avant l’annexion de la Crimée, le parti pro-russe avait obtenu 4 % des votes – il faudra vérifier ce chiffre, mais en tout cas il n’a pas obtenu la majorité, contrairement à ce que beaucoup ont raconté ensuite. On peut s’interroger sur les pressions ou les incitations amicales dont ont été l’objet les hommes et les femmes politiques qui se rendent à Damas en pleine guerre et en pleins bombardements chimiques, en Crimée en pleine procédure d’annexion, ou qui vont faire certaines déclarations en Chine en plein drame ouïgour.

On a entendu, sur Canal Plus me semble-t-il, des extraits de propos tenus par des députés russes sur le fait qu’il fallait rendre la pareille aux hommes et aux femmes politiques qui étaient venus prêter main-forte à la légitimation de l’annexion de la Crimée ; là, on n’a plus de doute, mais que peut faire l’ambassadeur ? J’avais rappelé à la communauté française en Russie qu’en vertu des décisions prises par l’Union européenne, tout investissement était interdit en Crimée. Cela n’a pas été sans difficulté : en particulier, un Français du secteur du tourisme, sorte d’Astérix inversé, a refusé de partir, et nous n’avons pas le moyen de contraindre un Français qui habite à l’étranger : il fait ce qu’il veut.

Si l’on n’est pas obnubilé par la seule Russie, on pourrait aussi parler de l’impact des pressions que sont les sanctions économiques d’effet extraterritorial unilatéralement imposées par les États-Unis d’Amérique. Ce n’est pas comparable, mais c’est tout aussi critiquable au regard du droit international. D’ailleurs, l’Union européenne, vent debout contre ce procédé, réfléchit, vous le savez, à la création d’un instrument lui permettant de réagir à ce genre de pratique. Dire que toute personne libellant un contrat en dollars avec Gazprom sera passible de peines de prison aux États-Unis est une sacrée forme de pression et d’ingérence, au sens où l’on interfère avec la légalité de l’État où cela s’appliquera.

Dans le cas de Meng Wanzhou, directrice financière et fille du fondateur de Huawei, on a assisté à une double ingérence. Elle a été arrêtée au Canada après que les États-Unis avaient demandé son extradition ; les Canadiens, ayant signé un traité d’extradition avec les Américains, n’avaient pas le choix, juridiquement, de s’y opposer. Il était reproché à Meng Wanzhou d’avoir signé des contrats occultes, en tout cas sous des prête-noms facilement identifiables, avec l’Iran et des pays commerçant avec l’Iran. C’est une ingérence typique, les Américains se permettant de juger un citoyen chinois n’ayant pas commis de crime aux États-Unis – si ce n’est que dans ce pays violer les sanctions contre l’Iran est considéré comme un crime. Les Chinois n’ont pas tergiversé : ils ont arrêté les deux premiers Canadiens qui descendaient d’un avion et les ont gardés trois ans dans une cellule au sol bétonné éclairée en permanence, avec visite consulaire une fois par mois – voilà ce qu’est le droit chinois « aux caractéristiques chinoises ».

Il y a donc différentes formes de pression, et les lois d’application extraterritoriale peuvent en être une. Mais la plupart du temps, on utilise les « amis » du pays, ceux qui ont des convictions ou des intérêts personnels ou des intérêts d’entreprise, et aussi les communautés installées à l’étranger – c’est particulièrement important pour la Chine. Un organe de presse a révélé récemment que l’Allemagne avait accepté l’ouverture d’un bureau officiel de la police chinoise sur son territoire, ce que nous avons toujours refusé. Nous avons la chance d’accueillir dans le nord-est de la France la plus grande communauté ouïghoure d’Europe et le Congrès mondial ouïgour, ainsi qu’une organisation kurde. Et, dans les villes de cette région française, des Turcs et des Chinois se promènent qui repèrent les gens, les filment puis font pression sur eux pour leur faire quitter le territoire français alors même qu’ils y sont légalement installés, sous la menace de représailles contre les membres de leur famille restés au pays. Ces agissements sont documentés ; je ne vous donnerai pas mes sources car j’en ai été informé dans l’exercice de mes fonctions, mais nous le savons.

Classiquement, on les fait rentrer pour les incarcérer, comme on l’a vu avec Meng Hongwei, alors président d’Interpol – et aussi vice-ministre en exercice de la sécurité publique en Chine, ce qui était assez curieux. Il a été arrêté à sa descente d’avion alors qu’il venait en congés et nous avons ensuite été l’objet de pressions terribles pour livrer sa femme. Là, il y a eu ingérence, au sens de pression, et si vous consultez les réseaux sociaux de l’époque, vous y lirez tout ce que l’on racontait sur eux, toute une propagande évidemment d’origine chinoise qui visait à créer un sentiment de malaise ou de peur dans la communauté française d’origine chinoise. Les manipulations servent aussi à faire peur aux communautés installées à l’étranger : Ankara veut effrayer les populations d’origine kurde, où qu’elles soient en Europe, et Pékin les Ouïghours. J’aurais d’ailleurs dû mentionner les Tchétchènes plutôt que les Kurdes, qui sont plutôt établis Allemagne et en Suède ; une très grosse communauté tchétchène est installée dans l’est de la France et on constate d’évidentes ingérences des services russes visant à les faire rentrer ou au moins à se taire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Sans vouloir réduire votre audition à l’anecdote de votre intervention sur LCI, je souhaite y revenir pour clarifier les choses. Si j’ai bien compris les précisions que vous avez apportées aujourd’hui, vous avez fait ces déclarations non pas sur la base d’informations particulières que vous auriez eues comme ancien diplomate et ambassadeur en Russie mais sur la base d’informations dont vous disposiez comme citoyen français lisant la presse et suivant l’actualité et de vos discussions avec d’autres ambassadeurs sur des rumeurs ou des informations qui étaient elles-mêmes soit connues par la presse soit reprises de l’audition du directeur des services de renseignement allemands que vous avez mentionnée. Vous n’aviez pas d’autres informations particulières. Je vous demande cette précision car on lit dans le verbatim de vos propos que vous faites ces déclarations « en responsabilité ».

M. Jean-Maurice Ripert. J’ai dit : « Je prends mes responsabilités de citoyen » ; ce n’est pas la même chose.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce mot a créé l’émoi à l’époque dans de nombreuses familles politiques, car il a pu faire penser que par « responsabilité », vous parliez de vos responsabilités d’ancien ambassadeur. Ai-je bien compris les déclarations que vous avez faites aujourd’hui dans votre propos liminaire ?

M. Jean-Maurice Ripert. Vous avez bien compris, monsieur le président, et j’espère qu’il sera clairement retranscrit que lorsque je dis : « Je prends mes responsabilités », je veux dire : « en tant que citoyen ». Je précise lors de toutes mes interviews – que j’ai d’ailleurs cessé de faire – que je suis à la retraite, que je n’engage nul autre que moi-même, que je ne suis pas un chercheur mais que je parle de ce que j’ai vu. En gros, je dis tout haut ce que d’autres pensent et ne veulent pas dire.

D’où venaient mes impressions, que « personne n’ignorait », une formulation un peu exagérée, je le reconnais ? Pour dire les choses clairement, la communauté diplomatique et un certain nombre de journalistes accrédités localement avaient des doutes sérieux. J’ai cité le directeur des services de renseignement allemand, le président de la République ou le témoignage de M. Schaffhauser, membre du Front national, pour indiquer que leurs propos corroboraient l’impression que j’avais à l’époque, si bien qu’il ne me paraît pas avoir dit des choses particulièrement originales.

J’aurais évidemment dû préciser d’où venaient mes impressions, et pas seulement du fait qu’il y avait beaucoup de voyages à Moscou de représentants du Front national qui ne venaient pas me voir. Mais je parlais avec de nombreux Russes : M. Sergueï Narychkine, ancien KGBiste, à l’époque président de la Douma, francophone, président de l’association de la Légion d’honneur, aujourd’hui patron des services de renseignement extérieur russes, qui s’est fait tancer publiquement à la télévision par le président Poutine pour son échec en termes de renseignement en Ukraine. Je parlais à M. Léonid Sloutski, à M. Alexeï Pouchkov, actuel président de la commission des affaires étrangères de la Douma. Je faisais mon métier de diplomate et je vous assure qu’ils ne mâchaient pas leurs mots sur le soutien qu’ils avaient apporté à un certain nombre de gens. Ce n’est pas moi qui ai invité Marine Le Pen au Kremlin ; ce n’est pas moi qui ai diffusé cette image. Et quand j’ai appris le versement du prêt, j’ai fait le rapprochement, peut-être à tort, mais il se trouve qu’entre-temps les révélations d’un organe de presse ont montré que je ne m’étais pas trompé.

Je n’ai de querelle contre personne. J’ai simplement fait état d’une impression liée à mon travail de diplomate. J’ai exercé ce métier pendant quarante ans ; je pense savoir un peu lire les comportements et décrypter les mots, et je vous assure que le tiercé institutionnel francophone russe que j’ai cité ne cachait pas sa sympathie pour ce parti politique ; le président Poutine ne la cachait pas non plus quand il recevait certains interlocuteurs étrangers. Je le savais : j’étais ambassadeur, je parlais à mes collègues, ils me parlaient, nous nous écoutions. Ce n’est un secret pour personne que la France et l’Allemagne sont extrêmement proches ; d’ailleurs, la chancelière Merkel et le président Hollande ont élaboré ensemble le compromis de Minsk. Donc, nous parlions beaucoup de ce qui se passait, avec l’ambassadeur de Belgique et les autres ambassadeurs de pays de l’Union européenne, nous nous racontions ce que nous pouvions sans compromettre les intérêts de nos pays respectifs. La coopération européenne a un sens : nous sommes unis depuis le traité de Lisbonne de 2009 au sein d’une communauté d’intérêts et de valeurs, donc nous nous parlons.

C’est ainsi que j’ai forgé cette impression. Si les mots que j’ai prononcés devant les médias étaient impropres, soyons clairs, c’était une impression. Il se trouve qu’elle n’a pas été démentie entre le moment où j’ai eu ce sentiment et le moment où j’ai fait cette déclaration. Je répète que lorsque j’ai dit : « Je prends mes responsabilités », c’est en tant que citoyen, en tant qu’homme.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. On peut penser que ce que vous racontent les trois personnalités russes dont vous avez parlé, qui racontent n’importe quoi sur le régime russe, l’histoire de l’Ukraine ou celle de la Crimée, n’est pas forcément faux, mais on peut aussi penser que ce n’est pas forcément vrai.

M. Jean-Maurice Ripert. Vous avez raison, mais les déclarations convergentes des hommes de Poutine, pour dire les choses clairement, sur leur espoir de voir la candidate d’extrême droite française élue ne faisaient de doute pour personne. Personne n’a jamais pensé que Moscou souhaitait la victoire de l’autre candidat.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour votre clarté et votre franchise. Je vous donne acte d’avoir confirmé les propos, qui ont pu donner lieu à quelques interprétations sujettes à caution, que vous avez tenus sur LCI le 19 septembre 2022, par lesquels vous dites vos impressions, étayées par quarante d’expérience diplomatique, que « des hommes et des femmes politiques français d’un certain bord venaient à Moscou et ne repartaient pas les mains vides ». Vous nous avez dit clairement, plusieurs fois, que par « un certain bord » vous entendiez, sans ambiguïté, des représentants et représentantes de l’ancien parti Front national. Je vous remercie aussi d’avoir souligné que l’objectif politique, sur le plan international, de la Fédération de Russie et du régime de Vladimir Poutine est d’affaiblir la démocratie. Tout cela fait effectivement s’interroger sur la rationalité, pour reprendre le terme que vous avez employé, de certains Français et autres Européens qui ont la chance de vivre dans des pays démocratiques et qui apportent pourtant un soutien sans faille au régime du Kremlin.

Mme Marine Le Pen a été reçue par Vladimir Poutine le 24 mars 2017. Qu’avez-vous pensé de l’adoubement de Mme Le Pen par le Kremlin à un mois du premier tour de l’élection présidentielle française ? Est-ce habituel ?

M. Jean-Maurice Ripert. À ce moment, je faisais mes cartons puisque je suis parti au mois de juillet 2017, et j’allais et venais entre Moscou et Paris. Mais, en tant qu’ambassadeur, je n’avais rien à penser : encore une fois, il n’était pas illégal de se rendre en Russie, ni de rencontrer qui l’on voulait, en tout cas pas le président Poutine, et Mme Le Pen n’était pas la seule qu’il recevait – même s’il ne recevait pas grand monde : pas les ministres, mais les Premiers ministres pour une rencontre de courtoisie, en général en marge des séminaires intergouvernementaux, et évidemment les présidents. C’était donc inhabituel, mais je n’avais pas de jugement à porter et cela ne m’a pas particulièrement marqué parce que, comme je l’ai indiqué, j’avais déjà l’impression que ce parti cherchait le soutien du Kremlin.

Je précise que les mots « ils ne repartaient pas les mains vides » signifiaient qu’ils ne repartaient pas sans obtenir le soutien qu’ils cherchaient. Cela n’implique pas nécessairement toujours des questions d’argent : on parle aussi de soutien politique et de mise à disposition de réseaux. Prenons l’épisode que raconte M. Schaffhauser sur les communiqués que le Kremlin écrivait, essayait de faire écrire et qu’il réécrivait lui-même : « Je ne les ai pas laissés l’écrire, je l’ai écrit moi-même », dit-il fièrement. Le soutien est multiforme, il ne faut pas être obsédé par les questions de financement et je ne pense pas que Marine Le Pen soit repartie avec un chèque dans son sac. Ce qui était surprenant, c’était que le président Poutine reçoive la cheffe d’un parti politique. Traditionnellement, quand il y a une élection présidentielle dans un pays étranger, il reçoit les deux candidats ou aucun. Souvent, il ne reçoit aucun des candidats au premier tour parce qu’ils sont nombreux. Et, en général, il est rare que des candidats aillent chercher du soutien à l’étranger, parce que ce n’est pas forcément bien vu en France. Dans les pays où j’ai été en fonctions en tout cas, les présidents ou les chefs d’État recevaient soit les deux candidats, soit personne, ou ils attendaient que l’élection ait eu lieu pour recevoir le nouvel élu ou la nouvelle élue. La démarche du Kremlin était donc surprenante : le choix avait été fait de soutenir officiellement et publiquement Mme Le Pen. Je n’ai pas à porter de jugement à ce sujet, mais quand vous voyiez cela, vous ne vous posiez pas vraiment de question sur le fait qu’un parti venait chercher le soutien de Moscou et l’obtenait. Comment cela se traduisait, je n’en avais pas la moindre idée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vais relayer des questions que notre collègue Charles Sitzenstuhl, empêché, aurait souhaité vous poser. Vous avez fait allusion au déplacement remarqué de certains hommes politiques français en Crimée après l’annexion illégale de la Crimée et de Sébastopol par la Fédération de Russie, en violation des règles du droit international et des traités qu’elle avait signés. Ai-je bien compris qu’en votre qualité d’ambassadeur de France à Moscou jusqu’en 2017, vous n’étiez pas systématiquement informé préalablement de tels déplacements d’élus, de députés par exemple ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je peux vous garantir que M. Mariani n’a pas téléphoné pour me dire qu’il irait en Crimée. Nous l’avons appris en regardant la télévision russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Voilà qui est très clair. Mis à part les quelques personnalités russes dont vous avez cité les noms, tel le président du groupe d’amitié Russie-France de la Douma ou d’autres personnalités à la présence habituelle dans le dialogue franco-russe, et sans qu’il s’agisse de la fameuse association dont nous avons longuement eu à connaître lors de l’audition, il y a deux jours, de M. Mariani, y a-t-il d’autres personnages, cénacles et officines dont le rôle serait avéré dans la construction de relations avec certains partis politiques français ou européens ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je vous l’ai dit, je ne suis ni chercheur ni universitaire et je ne travaille pas du tout sur ces sujets. Ces derniers temps, je m’occupe de la protection des enfants dans les conflits armés, ce qui n’a pas grand-chose à voir. Je n’ai pas dressé un tableau : j’ai cité mes principaux interlocuteurs pendant que j’étais ambassadeur. Il y avait certainement de nombreuses autres associations qui ne passaient pas par moi, soit qu’elles n’avaient pas besoin du soutien de l’ambassade parce qu’elles ne souhaitaient pas un soutien de l’État, soit qu’elles n’avaient pas confiance compte tenu des propos que je tenais parce que j’ai toujours dit ce que je pensais quand j’étais en fonctions, dans le respect de mes instructions bien entendu. Si vous vous renseignez sur internet, vous trouverez énormément d’associations franco-russes, ou françaises, qui travaillent au dialogue franco-russe, et il suffit de chercher les noms de leurs responsables pour voir immédiatement lesquelles sont manifestement financées par d’autres. Mon travail d’ambassadeur n’était pas de savoir ce qui se passe en France, mais des dizaines de personnes faisaient en effet du lobbying, que je ne peux citer toutes – et pourquoi un nom plutôt qu’un autre ?

L’ingérence est un exercice subtil. Voyez la très belle association Normandie-Niemen, qui honore la mémoire des pilotes et mécaniciens français et russes qui se sont battus côte à côte dans les mêmes avions sur le front russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Hommage leur est rendu chaque année devant un monument commémoratif au cimetière de Lefortovo. Il y a en Russie des écoles nommées Normandie-Niemen, et l’on voit des petites filles en uniforme qui apprennent le français et que j’allais saluer, bien sûr. Mais quand l’État russe ou ses institutions invite à cette occasion toutes les familles de descendants des pilotes et mécaniciens français du groupe Normandie-Niemen à venir faire un tour en Russie, ce n’est pas de l’ingérence mais c’est sûrement de l’influence. J’ai offert un cocktail à la résidence, où l’on voit, affichées sur un mur, des photos du général de Gaulle décorant en 1944 les survivants du groupe Normandie-Niemen. J’ai évidemment invité tous ces descendants ; pour beaucoup d’entre eux, ils n’avaient jamais mis les pieds en Russie et avaient emmené leurs enfants pour la découvrir. C’était extrêmement émouvant, mais ce n’était pas sans arrière-pensées de la part des autorités russes. C’est de l’influence dans un sens que l’on ne peut pas contester et c’est pourquoi j’ai accepté de les voir. Mais il y a bien des opérations de ce genre conduites par des associations étranges au nom tout aussi étrange.

J’ai aussi été frappé, lorsque j’étais en poste en Russie, par le grand nombre de voyages organisés de descendants de Russes blancs. Cela traduit la volonté de faire redécouvrir « la Russie nouvelle », la Russie fantasmée de Vladimir Poutine et d’Alexandre Douguine, aux descendants des Russes blancs qui avaient malencontreusement cru que l’Europe occidentale était leur futur. Vous connaissez la théorie de M. Douguine, qui était l’idéologue de Vladimir Poutine, sur le grand tsunami qui allait ravager l’Amérique et sur le fait que nous avions tort de choisir l’Europe atlantique face à l’Europe continentale. Je le dis de manière polie ; ce qu’il me racontait était beaucoup plus échevelé. Cela aussi, c’est de l’influence.

Mais, soyons honnêtes, beaucoup de pays le font : les Américains ont un programme intitulé Young Leaders, et nous un autre, le programme d’invitation des personnalités d’avenir. Ces personnalités sont des personnes choisies à l’étranger parce qu’elles sont susceptibles, par amitié pour notre pays et parce qu’elles ont envie de coopérer avec la France, de défendre des positions proches des nôtres. Mais il est certain que les régimes tels que les régimes chinois et russe font cela à une autre échelle. Il existe à Pékin une extraordinaire Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger, logée dans un immeuble où 200 personnes sont payées pour inviter des gens tous azimuts, tout le temps, venant de partout. L’État chinois y consacre beaucoup d’argent ; on peut donc dire que c’est de l’influence non pas achetée mais financée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Notre collègue Charles Sitzenstuhl voulait aussi vous interroger sur vos liens avec vos homologues des autres pays de l’Union européenne, à commencer par l’ambassadeur d’Allemagne. Vous avez évoqué la compilation en commun des listes de personnes passibles de sanctions, et des inquiétudes partagées au sujet des menaces induites par une stratégie orchestrée d’ingérence dans les affaires de plusieurs pays de l’Union européenne. Avez-vous le souvenir de conversations précises avec certains de vos homologues, l’ambassadeur d’Allemagne en Russie ou un autre, à propos de cibles parmi des mouvements ou des partis politiques qui, dans un autre pays que la France, auraient été l’objet d’un intérêt et donc d’un accompagnement soutenus ?

M. Jean-Maurice Ripert. Outre que je suis incapable de répondre à cette question à des années de distance, je ne saurais mettre en cause des citoyens étrangers. J’avais une relation particulière, extrêmement développée, avec l’ambassadeur d’Allemagne et avec l’ambassadeur de l’Union européenne. C’est constitutif de ce qu’est l’Union, et c’est dans ce format de triumvirat que nous nous organisions beaucoup de nos opérations à destination de la société civile, notamment en matière de défense et de promotion des droits humains. Ainsi, en même temps que nous remettons le prix des droits de l’homme de la République française, nous remettons le prix franco-allemand des droits de l’homme et de l’État de droit, après avoir proposé des candidats ensemble. Nous essayions de soutenir ceux qui dénonçaient les pratiques inquisitoriales d’ingérence ou d’influence du Kremlin. Cela vaut aussi en Chine : l’étroitesse des relations entre les ambassades de France, d’Allemagne et de l’Union européenne est naturelle, surtout dans des pays où le poids économique de l’Union est fort – ou bien où nous voulons qu’il le soit. Évidemment, l’Allemagne fait la course en tête du point de vue économique.

Récemment encore, l’Union européenne était le premier partenaire économique et commercial des trois grandes puissances ; on l’oublie un peu trop souvent quand on parle de l’Union européenne, de la Chine et de la Russie. C’est moins vrai aujourd’hui avec la Russie : étant donné les sanctions, je ne sais pas très bien où en est la balance commerciale euro-russe, mais avant l’agression contre l’Ukraine c’était ainsi. Aussi, naturellement, nous vivions ensemble, si j’ose dire, et nous organisions un nombre considérable de colloques. Ainsi le forum économique de Saint-Pétersbourg, lieu d’influence, où nous invitions un certain nombre de chefs d’entreprise. Le Kremlin avait créé un conseil international où il faisait siéger les patrons de grandes entreprises étrangères pour le conseiller sur la politique économique quand il allait à Davos, et il les recevait lors du forum de Saint-Pétersbourg, ce dont ces chefs d’entreprise, de toutes nationalités, étaient évidemment très honorés.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez souligné que la représentation nationale doit porter attention aux ingérences étrangères. La délégation parlementaire au renseignement, dont je suis membre, travaille sur ce sujet et que le Sénat a remis un rapport sur la question. Mais vous avez raison, la prise de conscience des risques et des menaces doit maintenant aller crescendo.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Je vous remercie pour votre franchise ; vous réussissez le tour de force d’être à la fois nuancé, prudent, et de parler sans langue de bois. J’indique en toute transparence que j’ai, sur la base de vos propos et d’autres éléments révélés par Mediapart et d’autres médias, envoyé un signalement au procureur de la République. Je n’ai pas grand-chose de plus à dire sur la suite de la procédure engagée, mais j’ai plusieurs questions à vous poser. Pour commencer, vous avez mentionné le Front national ou le Rassemblement national, ce qui n’est pas anodin dans une commission d’enquête présidée par un de ses membres. On peut s’interroger sur l’objet de cette commission. Pour être direct, considérez-vous un prêt d’une banque russe au Front national ou, en ce moment, au Rassemblement national comme une forme d’ingérence dans le processus démocratique ?

Ces allers-retours liés à un financement peuvent-ils alimenter une dépendance ? Cela a-t-il un lien avec certaines positions alignées sur celles du Kremlin ? Notamment, cela a-t-il pu influencer la campagne présidentielle de 2017 ? Vous avez dit, à propos de la reconnaissance par un député français du référendum sur l’annexion de la Crimée : « On peut supposer que quelqu’un le lui a demandé. » On sait aussi qu’une résolution a été présentée par de nombreux parlementaires de droite, visant à la levée des sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie ; était-elle, selon vous, téléguidée, influencée, conseillée, suggérée ?

Enfin, pour faire suite à la question de Mme la rapporteure, est-ce un problème pour vous qu’un parti soit financé à l’étranger ? La diplomatie française et votre position sont-elles affaiblies si des parlementaires viennent dans le pays où vous êtes en poste sans que cela vous ait été dit ? L’ambassade est-elle mise en difficulté quand il y a des relations directes entre un État et un parti français sans que vous en ayez été informé ?

M. Jean-Maurice Ripert. La réponse à votre première question est que ce n’est pas à moi de me prononcer. J’ai cité le Front national en réponse à une question du président qui m’a demandé de qui je parlais. Comme j’ai juré de dire la vérité, j’ai donné un nom, mais je ne l’ai pas dit spontanément, sinon je n’aurais pas parlé à LCI comme je l’ai fait.

Y a-t-il eu ou non une forme d’ingérence ? C’est au juge de trancher. Chacun a son avis sur la question mais je n’en ai pas, ou plus exactement je ne sais pas. J’ai vécu vingt-deux ans à l’étranger, dont quinze ans d’affilée et je n’habite à nouveau en France que depuis trois ans, où j’ai eu des activités autres, mis à part la déclaration qui me vaut d’être ici aujourd’hui.

Est-ce que le fait d’être reçu par un président conduit à l’alignement ? J’incline à penser que c’est peut-être plutôt parce qu’il y a alignement des positions que les gens se rencontrent, mais je n’en sais rien. Si le président Poutine a reçu Mme Le Pen, c’est peut-être parce qu’ils pensaient la même chose mais, contrairement à M. Eltchaninoff, je ne peux me mettre Dans la tête de Vladimir Poutine, ni dans celle de Marine Le Pen. En tant que citoyen, je n’ai pas d’idée sur la question ; j’ai simplement constaté que, y compris après la guerre d’agression déclenchée en 2009, pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, des représentants de l’extrême droite de l’échiquier politique – ce n’est pas un jugement, c’est le classement des partis –, de la droite et de l’extrême gauche ont continué à défendre les thèses traditionnelles sur le fait que la Crimée était russe et que Poutine n’avait pas de torts. Par la suite, certains ont dit qu’il avait des torts mais que nous en avions aussi – je n’ai toujours pas compris lesquels, mais enfin… Cela signifie-t-il que ces gens étaient sous influence ? Non : on peut leur faire crédit de penser qu’ils pensent ce qu’ils disent.

Vos dernières questions portent sur un sujet qui embarrasse beaucoup les ambassadeurs. J’ai le souvenir d’une délégation menée par un président de région, venue après l’adoption des sanctions. Sa journée de travail se termine par une réception à l’ambassade de France à Moscou ; il prononce alors un discours dans lequel il critique le gouvernement français, devant des Français et devant des Russes, à l’ambassade. Ça, c’est gênant. Quand on est un élu, critiquer la politique du Gouvernement dans une ambassade de France, dans n’importe quel pays, c’est mettre en difficulté l’ambassadeur qui, par exigence déontologique, n’est pas censé avoir de position, en tout cas publiquement ; c’est aussi transmettre l’idée qu’il y a plusieurs positions françaises, ce qui affaiblit la politique officielle de la France, quel que soit le gouvernement.

Parlons maintenant d’une visite qui n’est pas prévue. Un député français va soutenir un dictateur qui, avec l’appui de l’aviation russe, lâche des bombes chimiques sur son propre peuple, comme cela a été documenté pour le président Assad, et alors que la France avait rompu ses liens diplomatiques avec ledit régime. C’est un cas unique : la France a rompu avec le régime de Bachar El-Assad sous le président Hollande pour reconnaître la coalition nationale syrienne comme seul représentant du peuple syrien, faisant exception au principe de non-reconnaissance. Cette visite est gênante pour la position française. Elle ne l’est pas en Syrie parce que le président Bachar El-Assad sait très bien que ce n’est pas parce qu’un député vient déjeuner chez lui que cela modifiera la position du Gouvernement français, mais l’image est désastreuse.

Cela renvoie à la question précédente : le fait qu’un leader politique reçoive un chef politique d’opposition crée-t-il un problème ? Dans une démocratie, non, parce que nous pensons précisément que les gens doivent être libres. On peut trouver cela désagréable, on peut critiquer, mais on reconnaît au président Poutine le droit de recevoir qui il veut, puisque nous voulons que notre président ait le droit de recevoir qui il veut. C’est plutôt dans les dictatures que cela gêne : « Comment, vous avez reçu le chef de l’opposition ? Comment, vous avez reçu le Dalaï-Lama ? » Le régime chinois fait pression sur pression, disant ce matin encore aux Américains : « Vous allez recevoir la présidente taïwanaise et elle va faire escale à New York, ce n’est pas acceptable. » Ce sont les dictatures qui refusent cela. Est-ce que cela nous fait du tort à Moscou ou en France ? Je n’en sais rien, mais en tout cas pas à la démocratie, du moins je ne le pense pas.

Quand nous ne sommes pas prévenus, nous ne savons rien de ces visites, mais il nous arrive de les découvrir lors d’un entretien ultérieur avec les autorités locales : « Ah bon, vous me dites cela, mais j’ai reçu la semaine dernière M. Untel qui m’a dit le contraire ! » Ce n’est pas agréable, mais un ambassadeur ne doit pas avoir d’ego ; le service public avant tout.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour ces riches explications. Un point reste ambigu. Vous dites avoir constaté à Pékin le même phénomène qu’à Moscou : un parti politique assez présent ne pensant pas nécessaire de se signaler à l’ambassade. Quel est ce parti ?

M. Jean-Maurice Ripert. Il me semble avoir fait mention, à propos de la Chine, d’hommes politiques d’un autre bord, pour montrer que je n’avais pas de querelle avec un bord particulier. J’ai parlé de M. Raffarin, dont le parti politique est connu. J’ai aussi mentionné le président du groupe d’amitié France-Chine de l’Assemblée nationale lors de la précédente législature ; son affiliation politique est sue, mais je ne suis pas certain de la connaître. C’est lui qui m’avait surpris par les propos qu’il tenait. Il s’agissait d’individus, non de l’appareil d’un parti. Si cela avait été le cas, je l’aurais dit.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cette clarification, l’un des enjeux de cette commission d’enquête étant d’essayer de déterminer l’ampleur du problème. Je retiens de votre propos des distinctions que nous avons entendues par ailleurs : il faut faire la part de l’ego, de la sottise, de la naïveté de certains acteurs, mais il y a aussi les convictions et les intérêts. Avec les convictions se pose la question de la convergence intellectuelle, politique ou idéologique. Avec les intérêts, et c’est sans doute là le problème, se pose celle de la transaction, de la réciprocité, et on entre dans un domaine où la légalité sera questionnée.

Je note aussi vos observations sur la singularité de ces régimes dictatoriaux, leur désinhibition à l’égard du droit international, leur stratégie et l’ampleur des moyens qu’ils y accordent. Dans ce contexte, quel type de relations doit-on avoir avec ces régimes ? Nous avons des projets en commun avec eux bien après qu’ils ont franchi la ligne rouge. Ainsi, le terminal de gaz naturel liquéfié Yamal est mis en œuvre en 2020 alors qu’existe depuis longtemps un froid diplomatique avec la Russie, c’est le moins que l’on puisse dire. Quand nos partenaires et amis du Golfe financent des organisations que nous réprouvons ou que ces régimes massacrent leur population ou les répriment mais que nous leur vendons néanmoins des armes, on peut s’interroger sur la sincérité de ces transactions et sur le caractère de réciprocité, soit entre les acteurs soit entre les États, qui justifie en réalité ces choix politiques. À partir de quand peut-on questionner ces choix politiques ? De même, en matière de mécénat, on peut s’interroger sur la sincérité des engagements et les éventuelles arrière-pensées des milliardaires, américains ou non, qui créent des fondations internationales pour la préservation du patrimoine puis en deviennent les présidents, financent des bourses au cœur de l’État français et sont décorés par le ministre des affaires étrangères. Le caractère officiel de la chose n’est-il pas problématique, symptomatique d’une transaction ?

M. Jean-Maurice Ripert. Je ne suis pas un homme politique, non plus que ministre des affaires étrangères ; je suis un diplomate à la retraite, et mon avis est celui d’un citoyen ordinaire avec un peu d’expérience. Au sujet du mécénat, j’ai passé quarante et un ans de ma vie dans les relations internationales, dont vingt-deux ans à l’étranger ; je ne suis donc pas très qualifié pour parler de la situation en France. Les associations que je préside ou dont je suis administrateur ont une charte éthique. Conformément au Pacte mondial des Nations unies, les entreprises sont censées prendre volontairement des engagements en matière éthique, ne pas faire travailler les enfants par exemple. Ces principes de responsabilité sociale sont une ligne de conduite pour le secteur informel et nous en parlons entre associations pour nous y tenir. Pour ce qui est du Gouvernement, c’est au législateur qu’il revient de lui dire ce qu’il peut faire ou ne pas faire.

Toute la difficulté pour les responsables politiques est de déterminer jusqu’où continuer d’entretenir des relations avec des pays avec lesquels on a des désaccords fondamentaux, qu’ils explosent en un conflit ou pas. Comment préserver une relation avec la Russie, parce qu’on ne choisit pas ses voisins et parce que la Russie est un pays extraordinaire ? J’aime le peuple et la culture de la Russie, extraordinaires, comme ceux de la Chine. Je pense que ce peuple mérite mieux que Vladimir Poutine, mais c’est son choix, pour autant qu’il en ait un. La Russie sera toujours là, et c’est heureux. En ma qualité de diplomate, j’ai toujours pensé qu’il fallait préserver ce qui pouvait l’être au-delà des désaccords sans se trahir soi-même. Il faut être ferme – et je crois avoir au Quai d’Orsay la réputation de ne pas céder facilement sur les valeurs, on me l’a suffisamment reproché – mais il faut essayer de comprendre comment peser en faveur du retour à la paix pour retrouver une relation normale. C’est ce qui s’est passé quand, à Bénouville, le président Hollande a proposé au président Porochenko, au président Poutine et à la chancelière Merkel de former le Groupe de Normandie pour essayer de trouver une solution au Donbass – il n’était pas question de négocier sur la Crimée, dont nous ne reconnaissions pas l’annexion. Il faut essayer.

Il n’y aura pas de sécurité en Europe sans un accord entre l’Union européenne, la Russie et ceux qui joueront un rôle sur la sécurité dans le monde, donc probablement les États-Unis. Cela ne signifie pas un accord avec la Russie de Vladimir Poutine : il a montré qu’il ne respecte aucun traité signé ; on peut comprendre que ça provoque quelques doutes. Nos amis de Pologne et des États baltes en avaient souvent fait état et nous ne les avons pas écoutés. La surprise de certains, depuis février 2022, m’a surpris : tout avait déjà été dit, écrit et fait par Vladimir Poutine, à une autre échelle : les bombardements de maternités en Tchétchénie, l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, l’annexion par la force… la nouveauté, ce sont les enlèvements d’enfants. Mais en dépit de ces difficultés, il faut préserver les relations dans un avenir éventuellement lointain. Il faut éviter le pire, mais il ne faut pas se compromettre. C’est le rôle des parlements, des ministres et des présidents d’arbitrer, de louvoyer peut-être.

L’exemple de Yamal LNG n’est pas le meilleur, car c’est un accord entre deux entreprises privées, TotalEnergies et Novatek, la plus grande compagnie russe privée – « privée » au sens russe, puisque l’on n’est pas un grand patron en Russie sans être proche de Poutine. D’autre part, le gouvernement français n’a pas les moyens d’interdire à TotalEnergies de faire un investissement en Russie dès lors que c’est légal ; pour lui permettre de le faire, des lois devraient être adoptées, c’est le rayon du législateur.

Pour ce qui est de l’État, vous auriez pu citer la vente des frégates. Dès la première invasion de l’Ukraine, le président Hollande, considérant ne pouvoir livrer des bâtiments de projection et de soutien à un État qui venait d’en envahir un autre, a décidé de suspendre la livraison à la Russie des deux navires. Les discussions ont été nombreuses ; le président de la République ayant eu la gentillesse de me demander mon avis, je lui ai répondu qu’il ne fallait évidemment pas les livrer. Ce n’était pas l’avis dominant dans la communauté des affaires et des ventes d’armes, ni parmi les diplomates, mais tout le monde s’y est fait et cela ne s’est pas trop mal fini. Mais, en ce qui concerne les relations d’État à État, la coopération dans la lutte contre le terrorisme a continué – heureusement. Entre 2013 et 2016, les attentats terroristes en France n’ont pas manqué et même si nous étions en mauvais termes, le soutien du peuple russe ne nous a pas fait défaut ; j’ai vu devant l’ambassade des files de centaines de mètres de citoyens Russes venus témoigner leur solidarité. C’est une question de balance, et c’est aux décideurs de la fixer.

En revanche, ces événements ont certainement conduit à forger la conviction que l’Europe devait rechercher l’autonomie stratégique. Initialement, on parlait surtout d’armement, de sécurité et de défense. Depuis la pandémie, on parle d’autonomie stratégique dans les domaines sanitaire, alimentaire, énergétique, technologique, de manière que l’Europe devienne enfin une vraie puissance disposant de toutes ces capacités afin de ne pas être dépendante pour ses intérêts stratégiques en cas de désaccords fondamentaux. On a d’ailleurs vu pour l’énergie, même si j’ignore comment cela finira, que l’on pouvait se défaire de cette dépendance-là.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). J’en viens à la manière dont les entreprises peuvent participer à une stratégie d’influence, d’ingérence ou de déstabilisation. On ne peut être un grand patron en Russie sans être un proche du pouvoir avez-vous dit, et je crois que cela vaut aussi en Chine. Avons-nous la clairvoyance nécessaire sur les desseins et les affiliations des grandes entreprises ? On cite souvent les GAFAM, mais sommes-nous suffisamment lucides et outillés sur le plan législatif pour faire face au pantouflage d’un directeur du Trésor qui serait recruté par un fonds de capital-investissement – private equity  chinois ?

M. Jean-Maurice Ripert. Il est vrai que lorsque, en ma qualité d’ambassadeur, j’organisais pour les entreprises, les présidents d’universités et les patrons de laboratoires de recherche français des séances de sensibilisation aux risques, et que, dans le même temps, je découvrais qu’un ancien Premier ministre siégeait au conseil d’administration d’entreprises russes d’hydrocarbure et de pétrochimie, ou un ancien ministre à celui de Huawei France, j’étais surpris que l’on puisse ne pas réagir.

Mais il faut s’entendre : on n’a pas davantage à se méfier des téléphones Huawei que des téléphones Apple ou d’autres marques. Sont en cause les infrastructures de communication, les centres de formation et leur exploitation. Si vous tracez la carte des lieux où, dans le cadre de leur fameuse initiative « La Ceinture et la route », les Chinois implantent des relais radio et des centres de formation et contrôlent les installations de radiodiffusion, vous observez une courbe parfaite entre Djibouti et le Cap Vert qui vous donne une idée précise de ce qu’ils recherchent. Là est le problème. Pour Gazprom, c’est plus compliqué parce que le prix du gaz et la dépendance de l’Europe au gaz russe étaient tels que l’on pouvait effectivement soupçonner que tout cela n’était pas très net.

La société française ne craignant pas les contradictions, on vous explique à la fois que l’on doit pouvoir faire ce que l’on veut et que l’État doit nous protéger. Or je tiens pour une évidence qu’il n’y a pas de protection contre l’influence étrangère, les ingérences et les manipulations de l’information sans mobilisation de la société ; le législateur a donc son rôle à jouer. Faut-il durcir la législation anti-pantouflage ? Pour ma part, je me suis donné pour règle de ne travailler que pour l’État ; je refuse de travailler pour des intérêts privés. Faut-il allonger la période pendant laquelle un départ vers le secteur privé n’est pas autorisé ? Peut-être, mais je ne sais pas si ce serait très efficace. Vous pouvez toujours contourner la loi et donner des conseils à qui vous voulez, et l’on ne peut surveiller tous les contrats – ils doivent se compter en centaines, sinon en milliers – passés par toutes les organisations de conseil appartenant à d’anciens hauts fonctionnaires ou hommes politiques. En revanche, il faut certainement être beaucoup plus strict et beaucoup plus ferme quand on découvre des relations transactionnelles, comme vous disiez, et donc des prises illégales d’intérêts.

Il faut aussi former les Français aux enjeux du renseignement et de la sécurité. Le sujet n’a rien de tabou, et il ne concerne pas seulement les méchants Américains, les méchants Russes ou les méchants Chinois : ce peut être n’importe qui. Je vous assure que d’autres pays ne sont pas en reste en ce domaine, et ce ne sont pas forcément ceux auxquels on pense. Un effort collectif est nécessaire et la loi peut certainement nous y aider. Je ne sais pas comment tranchent les commissions chargées d’auditionner les hauts fonctionnaires sur le départ vers le secteur privé, mais il ne faut pas s’en prendre qu’aux fonctionnaires qui, en France, ont bon dos. Celui qui a dirigé une entreprise ayant eu des contrats avec l’État ou vivant essentiellement de contrats d’État exercera la même influence, et il en va de même dans le milieu culturel. Il est difficile de savoir comment tracer des limites.

M. Kévin Pfeffer (RN). Je vous remercie d’avoir clarifié les propos que vous avez tenus sur LCI et indiqué que vous vous exprimiez en tant que citoyen, uniquement sur des impressions et sans preuve. Ce soir-là, vous aviez simplement dit : « Je prends mes responsabilités, je suis à la retraite », ce qui laissait planer le doute que vous puissiez éventuellement détenir des informations obtenues dans le cadre de vos fonctions. Au sujet du prêt accordé, notre audition du président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques a mis en avant le fait que le prêt accordé par une banque russe au Front national a été fait dans des conditions bien plus défavorables qu’auraient été celles de n’importe quel prêt obtenu par le parti une banque française. Je rappelle que la question ne se pose plus puisque ces prêts sont désormais interdits par la loi. Visiez-vous ce prêt en disant « et ne repartaient pas les mains vides » ? Ce n’est pas tout à fait la même chose de parler d’un prêt autorisé, légal et validé par les autorités de contrôle françaises et de financements illégaux, avec valises d’espèces ou autres, comme certains auraient pu le comprendre en écoutant vos propos. Le président Tanguy a souligné à juste titre que vos déclarations avaient suscité un certain émoi, au point que le président de la commission des affaires étrangères, M. Jean-Louis Bourlanges, a indiqué qu’il vous adresserait un courrier de demandes d’explications. Avez-vous reçu ce courrier et y avez-vous répondu ?

M. Jean-Maurice Ripert. Si j’avais eu la preuve de quoi que ce soit, j’aurais fait un signalement au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Fonctionnaire pendant quarante ans, je n’ai jamais été condamné ni même traîné devant une commission disciplinaire. Le respect des lois est la beauté de mon métier. Je n’ai jamais prétendu avoir des preuves, et j’ai d’ailleurs dit dans une autre interview ou dans la même un peu plus tard : « Bien entendu, je n’ai pas vu de chèque. » On peut découper ce que j’ai dit et faire mon procès si c’est ce que vous voulez, mais je crois que là n’est pas le sujet. J’ai déjà répondu : j’avais une impression, je l’ai mentionnée. Et quand j’ai dit : « Je prends mes responsabilités », cela signifiait, encore une fois, je suis un citoyen, je suis un diplomate à la retraite, je dis ce que j’ai à dire.

Le prêt a-t-il été fait dans des conditions favorables ou défavorables, je n’en ai aucune idée. Était-il constitutif de quelque chose, je n’en sais rien, mais je vous demande à nouveau de vous reporter aux déclarations de M. Schaffhauser, qui a reconnu avoir touché de l’argent sous forme de commissions – entre 140 000 et 400 000 euros selon les estimations – pour négocier le fameux prêt auprès du Kremlin. Une enquête du parquet est en cours à ce sujet. Je ne fais là que répéter des propos qui ont été tenus publiquement.

La lettre de M. Bourlanges m’est arrivée avec un certain retard. Je connais bien M. Bourlanges, que j’ai souvent reçu lorsque j’étais ambassadeur ; c’est un homme courtois avec qui je me suis toujours très bien entendu dans mes fonctions. Le courrier que j’ai reçu de lui ne me demandait rien. Je pense que vous en connaissez tous la teneur : il me reprochait un certain nombre de choses, me rappelait l’article 40 – je ne me sentais pas particulièrement concerné – et m’expliquait que mes propos allaient faire l’objet de suites judiciaires. Je ne vois pas très bien ce que je pouvais répondre. J’ai appris ensuite, assez rapidement, la création de cette commission et je n’ai pas douté un instant que vous feriez appel à mes services ; j’ai donc décidé que je répondrai à la commission d’enquête comme la loi m’en fait obligation et comme j’étais tout à fait désireux de le faire. Je vous assure qu’à aucun moment M. Bourlanges ne me suggère de lui répondre.

M. Kévin Pfeffer (RN). Nous ne sommes pas en possession de ce courrier, mais si son auteur vous rappelait l’article 40, peut-être est-ce justement parce que vos propos avaient laissé planer quelques doutes que je vous remercie encore une fois d’avoir clarifié devant nous. Vous avez affirmé aujourd’hui qu’un seul parti a refusé de vous rencontrer à l’ambassade lors de ses voyages à Moscou, et dit que vous n’aviez dans la plupart des cas pas connaissance à l’avance des voyages prévus. Avez-vous formulé des demandes de rendez-vous ? Si oui, à qui, et qui les aurait refusées ? D’autres élus d’autres partis qui ont fait des voyages à Moscou ont-ils accepté ces demandes de rendez-vous ?

M. Jean-Maurice Ripert. J’aurais dû être plus précis. Bien entendu, quand je recevais des délégations parlementaires, régionales ou municipales, ou des groupes d’amitié, elles comprenaient probablement des membres de tous les partis représentés dans ces instances ; de ce point de vue, j’ai reçu tout le monde. En l’espèce, il était question des voyages individuels ou d’un groupe politique particulier. Si j’ai cité celui-là, et d’autres pour la Chine, en réponse aux questions du président, c’est parce que c’est le seul souvenir que j’ai d’une visite pour laquelle nous avions pris contact avec l’attaché parlementaire ou le député lui-même pour lui proposer nos services comme à tout le monde, et qu’il avait refusé. J’aurais parlé d’autres partis si j’avais eu connaissance d’autres cas. Je mentionne un fait, c’est tout : j’ai proposé mes services, ils n’en ont pas voulu, c’est un fait, non une mise en cause. Chacun est libre de faire comme il l’entend, personne ne fait obligation à un homme politique d’entrer en contact avec l’ambassade. Nous le suggérons parce que cela permet de faire des briefings, nous donnons des dossiers, nous organisons même des conférences de presse, souvent dans les locaux de l’ambassade… Je suppose que certains d’entre vous en ont bénéficié partout dans le monde. Je n’ai porté d’accusations contre personne, j’ai exposé un fait. Il y avait beaucoup de voyages vers Moscou et je ne me rappelle avec certitude ni la date de cette visite ni le nom du député mais le souvenir de l’épisode m’est resté ; je pense que c’était M. Chauprade mais je n’en suis pas tout à fait sûr ; je ne prenais pas des notes à chaque instant.

M. Kévin Pfeffer (RN). Vous dites avoir eu des doutes sur d’autres personnalités d’autres bords politiques venues en Chine ; lesquelles ? Parliez-vous de soutien politique, de financement politique ou simplement d’impressions, comme pour le cas russe ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il me semble que M. l’ambassadeur a déjà répondu à ces questions.

M. Jean-Maurice Ripert. Je l’ai dit trois fois : si j’avais eu des preuves, j’aurais fait un signalement au titre de l’article 40. Je n’en avais pas, mais des impressions liées à mes discussions avec le président du groupe d’amitié ou l’ancien Premier ministre. Dans le cas précédent, on ne m’a pas parlé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez répondu à la question portant sur TotalEnergies, mais d’autres grands contrats ont été signés alors que vous étiez ambassadeur à Moscou. Que pouvez-vous nous dire des structures et des réseaux d’influence qui permettent des prises de participations très importantes telles que celles de GDF-Suez et d’Engie dans les gazoducs Nord Stream 1 et 2, ou des droits de tirage dans le projet Yamal LNG ? Étant donné sa participation au capital d’Engie à cette époque, l’État a évidemment eu son mot à dire dans des décisions d’investissements dans les infrastructures aussi stratégiques. Or, on peut estimer que les deux gazoducs reliant l’Allemagne à la Russie en contournant nos partenaires européens ainsi que la Biélorussie et l’Ukraine a créé une dépendance directe de notre continent à la Russie. Avez-vous eu connaissance de discussions sur ces contrats en Russie ? TotalEnergies est certes une entreprise privée, mais c’est la première entreprise française, et ses dirigeants sont en contact régulier avec l’État ; avait-elle des contacts avec l’ambassade ? Vous informait-elle de ses activités ?

En 2012, M. Jean-Pierre Chevènement a été nommé représentant spécial en Russie pour les dossiers économiques. Quelques mois après votre départ de Moscou, il est décoré de l’Ordre de l’Amitié par M. Poutine, qui le remercie de ses efforts « pour renforcer la paix, l’amitié et la compréhension mutuelle entre les peuples ». Aviez-vous connaissance de cet autre type de travail ? M. Chevènement exerçait-il une diplomatie parallèle à celle de l’ambassade de France ? À quoi correspond exactement la fonction de représentant spécial de la France ?

M. Jean-Maurice Ripert. C’est l’héritage d’un président de la République qui avait créé des représentants spéciaux du ministre pour les relations économiques dans des pays ou des zones économiques importants. Au début, ils étaient cinq, dont un pour la Chine, un pour la Russie et un pour l’Inde ; je me souviens qu’avait été nommé l’ancien ministre François-Poncet. L’idée sous-jacente était que les ambassadeurs n’étaient pas en mesure de mobiliser en France l’ensemble des acteurs pouvant développer la relation bilatérale et qu’il était donc utile que d’anciens hommes politiques ou des hommes politiques en activité portent plus haut la voix de notre pays. J’ai eu avec Jean-Pierre Chevènement les mêmes relations excellentes sur le plan personnel qu’avec Jean-Pierre Raffarin, j’ai coopéré à leur mission et aidé à organiser leurs entretiens officiels… et je n’étais pas d’accord avec eux. Cela ne veut pas dire que je l’ai soupçonné de quoi que ce soit.

Tout le monde connaît les positions de la fondation Res Publica créée par Jean-Pierre Chevènement et de la fondation Prospective et innovation de Jean-Pierre Raffarin. Ils défendent des positions un tout petit peu différentes de celles du Gouvernement français qui, lorsque j’étais ambassadeur, étaient ma bible, comme il est normal. Disons que ces deux représentants spéciaux, sans doute choisis en raison de leur connaissance de ces pays, avaient avec ces États des affinités qui entravaient leur appréhension de la réalité sociale locale. Mais je n’ai jamais été témoin d’aucun acte qui aurait pu conduire à des compromissions, des relations transactionnelles ou des prises illégales d’intérêts – sinon, encore une fois, j’aurais fait un signalement au titre de l’article 40. Mes désaccords avec eux étaient connus, et je n’ai pas davantage été invité aux colloques de Res Publica qu’aux colloques de la fondation Prospective et innovation. Vous en conclurez ce que vous voulez ; disons que je suis connu pour mon indépendance d’esprit.

S’agissant des grands contrats, il ne faut pas se méprendre sur le rôle des ambassadeurs. Nous pouvons faciliter les rencontres, la préparation des contrats, informer sur le contexte, les personnes, les circuits de prise de décision. Autrement dit, nous faisons du lobbying ; j’y ai passé beaucoup de temps. Certains secteurs font plus appel aux ambassadeurs que d’autres ; ainsi des marchands d’armes, parce que le poids de l’État est encore très fort. Cela est vrai pour le Groupement industriel des armements terrestres (GIAT) ou pour Dassault, bien que ce ne soit pas une entreprise publique. Mais nous ne sommes jamais associés aux négociations elles-mêmes. Un ministre de passage, surtout un ministre de l’économie et des finances, un président de la République ou un Premier ministre amènent avec eux des chefs d’entreprise. En ce cas, on parvient, parce qu’on finit par les connaître, à soutirer quelques informations sur ce qu’ils cherchent à faire et on essaye de les convaincre que l’on peut les aider, mais il serait prétentieux de dire que l’on joue un autre rôle que de faciliter les choses ; nous ne négocions en aucun cas.

Être informés ex post, c’est autre chose. Vous avez mentionné TotalEnergies et le projet Yamal. Je veux rendre hommage à la mémoire de Christophe de Margerie. Quoi qu’on pense de son attachement à la Russie, c’était un homme exceptionnel avec qui je m’entendais finalement bien parce qu’il ne cachait pas non plus ses idées. Il passait à l’ambassade, notamment quand il venait négocier l’avenir de Yamal, et ne me cachait pas ses interrogations sur le développement de la deuxième partie du projet, sur lequel il était assez réservé, trouvant déjà forte la prise de risque par Total. Je l’ai vu pour la dernière fois quelques heures avant sa mort dans un accident à l’aéroport de Vnoukovo. Il nous informait donc, et quand il n’était pas là il envoyait son directeur.

Nous avions de bonnes relations avec les gens d’Engie sur Nord Stream. Cette opération essentiellement germano-russe posait des problèmes pour les raisons que vous avez dites. L’objectif était surtout de priver l’Ukraine des bénéfices du transit du gaz russe et de sécuriser l’approvisionnement de l’Allemagne. La France cherchait à avoir autant de parts qu’elle pouvait dans le marché de Nord Stream 1 ; Nord Stream 2 a donné lieu à une opposition franco-allemande assez forte parce que, étant donné le contexte politique, nous trouvions ce projet très gênant. Ensuite, je suis parti en Chine, et je n’ai redécouvert le problème de Nord Stream que lorsque, si j’en crois la presse, les services russes ont eux-mêmes fait exploser le gazoduc.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Une journaliste de l’AFP a publié un livre remettant en cause la qualité de l’enquête russe sur les circonstances de la mort de Christophe de Margerie. Avez-vous eu le sentiment que cette enquête posait un problème ?

M. Jean-Maurice Ripert. La gestion de cet accident a été très douloureuse. En même temps que Christophe de Margerie, tous les membres de l’équipage sont morts, notamment une hôtesse de l’air dont le mari a très vite soupçonné un complot. L’ambassade a été appelée immédiatement, très tard le soir. Le Bureau enquêtes accidents (BEA) de la direction générale de l’aviation civile française, sur les lieux quasiment le lendemain, n’a jamais douté que les choses avaient été transparentes. Son rapport l’établissant doit pouvoir être consulté. Le BEA est parvenu à la conclusion que c’était un accident dû à une incroyable chaîne de catastrophes : dans le blizzard, un conducteur d’engin de déneigement ivre se perd dans la neige ; le responsable de la tour de contrôle s’en va et la laisse à une stagiaire en poste depuis trois jours ; elle panique, plus personne ne sait ce qui se passe… À trois secondes près, l’accident aurait pu être évité.

Ce qui a été très choquant, indépendamment de l’idée d’un complot – mais je ne vois pas qui aurait eu intérêt en Russie à assassiner Christophe de Margerie –, c’est l’absence de sanctions. Les parties civiles ont mis en cause l’aéroport de Vnoukovo, les responsables de l’aviation civile, cette chaîne de commandement qui a fait défaut du début à la fin si j’en crois le rapport que j’ai lu à l’époque. Mais à la suite de très fortes pressions de l’État russe sur les juges, il n’y a eu aucune condamnation. A été condamné à une peine presque symbolique le conducteur ivre de l’engin de déneigement, et c’est à peu près tout. Cela a beaucoup choqué, notamment les familles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour votre participation à cette audition marathon, et aussi d’avoir rendu hommage à Christophe de Margerie et aux membres d’équipage de son avion, disparus tragiquement.


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29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Raphaël Glucksmann, député européen, président de la commission spéciale INGE 2 (4 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Raphaël Glucksmann, député européen et président de la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation.

Monsieur le président, votre audition était parfaitement naturelle au vu de la nature de vos travaux, qui sont antérieurs aux nôtres. Outre l’analyse globale que vous avez fournie concernant les menaces et les réalités d’ingérence qui frappent les démocraties européennes, cette audition ouvrira une nouvelle séquence dans laquelle nous nous intéresserons au Qatargate, qui a frappé le Parlement européen et qui fait écho à des drames ayant eux aussi frappé les démocraties occidentales. Nous étudierons également, à la lumière des travaux de votre commission mais aussi des problèmes survenus ces dernières années, les solutions mises en place pour protéger les démocraties.

La commission spéciale que vous présidez a remis en janvier 2022 un premier rapport adopté en séance plénière le 9 mars 2022. La commission « INGE 1 », renouvelée à la suite de ce vote, est ainsi devenue la commission « INGE 2 ».

Nous serons heureux de profiter de l’expertise que vous tirez des travaux validés par les instances européennes et de ceux de la deuxième mouture de la commission que vous présidez.

Vous ferez bientôt paraître un ouvrage intitulé La Grande confrontation – Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties, dont vous pourrez nous faire partager les analyses si vous le souhaitez.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Raphaël Glucksmann prête serment.)

M. Raphaël Glucksmann, président de la commission spéciale INGE 2. Pendant de trop longues années, nos gouvernants et nos élites ont fait preuve de naïveté, d’indolence ou de légèreté sur les attaques et les menaces qui pesaient sur notre souveraineté. Pendant trop longtemps, nous avons ainsi laissé des régimes étrangers s’ingérer au cœur même des démocraties européennes. Dès le premier jour de mon mandat, en 2019, j’ai proposé la création de cette commission qui a été conçue pour rompre avec une telle attitude. Je ne supportais plus la surprise, réelle ou feinte, de retrouver, derrière des événements politiques majeurs, la main du régime russe, que ce soit lors du référendum pour le Brexit en 2016, durant les élections présidentielles américaines de 2016 et française de 2017 – cette dernière ayant été marquée par les « Macron Leaks », consécutifs au piratage de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Cette naïveté, cette indolence, cette légèreté mettaient en danger nos processus démocratiques. En entrant au Parlement européen, je désirais soutenir une approche systémique de ces menaces, pour que nous ne soyons plus pris de court par l’ingérence d’une puissance étrangère dans nos processus, y compris électoraux.

La commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne a été créée le 23 septembre 2020 sur le fondement d’une résolution adoptée en séance plénière le 18 juin de la même année. Nous avons auditionné plus de 150 experts, tant en public qu’à huis clos, et multiplié les missions de terrain, nous rendant en Ukraine, à Taïwan ainsi qu’en Australie, pour comprendre comment d’autres démocraties faisaient face aux ingérences étrangères. Nous nous sommes aussi rendus à Paris pour rencontrer des personnes que vous avez auditionnées, en particulier le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale M. Bouillon, et le directeur du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) M. Ferriol. Nous avons multiplié les missions dans les pays européens afin d’étudier la nature des menaces auxquelles ils ont eu à faire face et la façon dont ils y ont répondu. Notre premier rapport, adopté le 9 mars 2022 à une large majorité, a ainsi dressé un premier diagnostic global de l’état de la menace.

Nous en avons conclu à l’existence de deux types de puissances d’ingérence au sein de nos démocraties. Les pays appartenant à la première catégorie organisent la continuation de leurs opérations d’influence dans le but d’améliorer, de manière licite ou illicite, leur image. Le Qatargate et la caviar diplomacy de l’Azerbaïdjan, qui visaient respectivement le Parlement européen et le Conseil de l’Europe, en constituent deux exemples.

Par des moyens de corruption, ces puissances cherchent à empêcher toute expression sur certains sujets, comme la dénonciation par le Parlement européen des violations des droits humains au Qatar, lequel s’est affairé à bloquer les résolutions relatives à la Coupe du monde et à accélérer le processus de ratification des accords d’aviation. Le Maroc a agi d’une manière similaire lors de la signature des accords de pêche avec l’Union européenne ; l’Azerbaïdjan, quant à lui, cherchait à empêcher le vote, par le Conseil de l’Europe, d’un rapport relatif au traitement de ses prisonniers politiques.

Dans ces différents cas, l’État concerné souhaitait que l’on ait une image positive de sa politique ou de l’état de sa société.

L’autre type d’ingérence, plus récent, vise à déstabiliser nos démocraties. Il est principalement l’œuvre du régime russe, qui y recourt depuis de longues années. Le but n’est plus seulement de parler en bien de la Russie ou d’omettre la dénonciation de certains des crimes commis par son régime, mais de déstabiliser nos propres régimes et de semer le chaos dans nos sociétés. Cette stratégie, clairement exposée par M. Sourkov, ne vise pas à nous faire croire ce que dit le régime russe, mais à nous détourner des versions officielles diffusées par les démocraties européennes.

Les méthodes utilisées à cette fin sont multiples. L’Internet Research Agency, créée par M. Prigojine à Moscou, est en sans doute le cas le plus emblématique : il s’agit pour elle de manipuler l’information grâce à une immense ferme à trolls, laquelle diffuse des fake news pour polariser le débat public dans nos sociétés. Ainsi, les trolls de M. Prigojine soutiennent à la fois, aux États-Unis, des hashtags aussi opposés que #BlackLivesMatter et #AllLivesMatter ou #BlueLivresMatter ; en Espagne, ils appuient simultanément la cause des indépendantistes catalans et celle des nationalistes castillans de Vox. Leur but n’est pas de diffuser un message mais de semer le chaos en polarisant l’opinion.

Le recours aux cyberattaques par ces puissances rapproche la guerre hybride de la guerre réelle. Ces attaques, dont nous avons fait l’expérience au Parlement européen tout comme vous à l’Assemblée nationale, prennent les institutions pour cible après le vote d’une résolution, qu’il s’agisse, en ce qui vous concerne, de reconnaître l’Holodomor comme génocide ou, dans notre cas, de déclarer la Russie comme État soutenant le terrorisme et de qualifier le groupe Wagner d’organisation terroriste.

Ces agressions visent aussi des infrastructures civiles, comme les hôpitaux. Le cas du centre hospitalier de Corbeil-Essonnes a défrayé la chronique puisque le fonctionnement de cet établissement a été paralysé pendant plusieurs mois, les médecins ne pouvant plus accéder aux dossiers des malades. En pleine pandémie, l’Agence européenne des médicaments a aussi fait l’objet d’une attaque par des hackers russes.

Les cyberattaques sont souvent le fait de groupes liés à la direction générale des renseignements (GRU) de la Russie, de sorte que les ingérences entrent dans le champ de la guerre hybride. La différence, constitutive de notre analyse du monde, entre état de paix et état de guerre s’en trouve ainsi effacée. Comment qualifier nos relations avec un régime qui attaque nos hôpitaux en pleine pandémie ? Un tel acte nous place-t-il dans une situation de paix ou de guerre ? Il ne s’agit pas d’une guerre au sens classique du terme dans la mesure où les troupes ne s’affrontent pas militairement, mais on ne peut pas non plus parler d’un état de paix, dans lequel les relations s’inscrivent dans un cadre diplomatique.

La guerre hybride efface également la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, et le financement des partis politiques en fournit une bonne illustration. En Russie, le système construit autour de Vladimir Poutine reverse son argent au profit d’organisations participant à la vie publique de nos pays. Le financement peut être légal, avec des prêts – à l’instar de celui consenti par la First Czech Russian Bank au Front national –, ou bien illégal, par l’abondement de comptes de micro-partis à travers des structures très complexes – et là, les choses sont bien plus difficiles à prouver puisque les informations, par définition, ne sont pas publiques.

Nous avons ainsi examiné les sources de financement de la campagne « Vote Leave » lors du Brexit, en particulier le cas Arron Banks, mais nous n’avons pas encore de réponse. Plus grand donateur de l’histoire de la vie politique anglaise, Arron Banks a financé à hauteur de plus de 9 millions de livres sterling la campagne du Brexit sans que nous n’arrivions à identifier avec certitude la provenance des fonds à l’origine de ce don. Par conséquent, l’entrelacement de structures opaques permet d’exercer une influence légale fondée sur des opérations couvertes.

La méthode dite de « capture des élites », utilisée par les régimes chinois, russe et qatarien, consiste pour eux à se faire pourvoyeurs de retraites dorées versées à d’anciens dirigeants très puissants. Gerhard Schröder en constitue l’exemple symbolique. L’Allemagne a choisi une politique énergétique qui favorisait Gazprom et le régime russe, rendant ce pays, et avec lui toute l’Europe, dépendant de la Russie. Tout gouvernement a le droit de décider de sa politique énergétique, bien entendu, mais les individus à l’origine de la sortie du nucléaire au profit du gaz russe, qui ont décidé d’interdire les terminaux méthaniers en Allemagne et ainsi privé le pays d’autres sources de gaz, ont ensuite été embauchés par Gazprom, principal bénéficiaire de cette décision. Outre Gerhrard Schröder, Marion Scheller, qui était chargée des fonds de la transition énergétique au sein du ministère de l’économie allemand, est devenue dès la fin de son mandat la chief lobbyist pour l’Europe de la société russe.

Il s’agit certes de cas paroxystiques, mais nous en avons répertorié des dizaines d’autres dans presque toutes les démocraties et familles politiques européennes. En Autriche, l’un des pays les plus concernés, tous les chanceliers, qu’ils appartiennent au camp conservateur ou à la gauche, terminent leur carrière dans des fonds ou des entreprises énergétiques russes ou chinois. Lorsque ces gens étaient aux responsabilités et prenaient des décisions, pour qui travaillaient-ils réellement ? De cette question, vertigineuse, résulte une forte suspicion qui remet en cause l’intégrité des processus démocratiques.

Le régime chinois, lui, investit régulièrement dans les secteurs stratégiques afin de mettre nos pays en situation de dépendance dans les domaines les plus importants pour la souveraineté. De ce point de vue, nos autorités ont longtemps fait preuve d’une immense naïveté ; et même si les choses commencent à changer, avec des textes européens relatifs au screening des investissements dans les secteurs stratégiques, les entreprises chinoises, directement liées au régime de Pékin – leur structure de propriété menant très souvent au complexe militaro-industriel chinois –, continuent d’investir sur le sol européen. En outre elles doivent obéir au gouvernement en vertu de la loi sur la sécurité nationale qui permet au Parti communiste chinois d’obtenir les renseignements qu’il souhaite auprès d’elles.

La commission INGE 2 a étudié le cas de l’entreprise française Nuctech, qui opère dans de nombreux aéroports – Bordeaux, Brest, Quimper, Toulouse, Strasbourg –, mais qui est liée d’une façon indissociable au régime et au complexe militaro-industriel chinois. Nous discutons en ce moment d’une interdiction de sa participation aux appels d’offres en matière de contrôles douaniers. La présence de ce genre d’entreprises dans des secteurs aussi stratégiques – y compris, d’ailleurs, dans celui de la sécurité du Parlement européen – rend nos institutions très vulnérables.

L’entreprise Cosco Shipping, pareillement liée au régime chinois, investit dans presque tous les ports européens ; lorsque la Grèce était contrainte d’appliquer une politique d’austérité, le gouvernement hellène a été poussé à lui vendre le port du Pirée. Ce précédent a ouvert une boîte de Pandore, Cosco ayant investi ensuite dans de nombreux ports européens alors même que ses liens avec le régime chinois sont avérés.

Ces pays utilisent différentes méthodes, lesquelles conduisent toutes à un affaiblissement de notre souveraineté. Le premier rôle des institutions est de garantir l’intégrité des processus politiques et démocratiques des sociétés dont elles ont la responsabilité ; or, sur ce plan, nous avons longtemps failli.

La commission que je préside est ainsi chargée d’analyser les conséquences du Qatargate, ce scandale de corruption ayant révélé des failles dans les processus du Parlement européen et, au-delà, dans la protection des institutions européennes. Elle œuvre dans ce cadre à l’élaboration d’un rapport consacré aux réformes nécessaires pour garantir la transparence, la sécurité et l’intégrité des processus démocratiques européens.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les ingérences qatariennes sont réservées aux institutions européennes : comme les Français le savent bien, Paris en a été un haut lieu. Un ancien ambassadeur du Qatar se plaignait ainsi de ce que la classe politique française considérait son ambassade comme un « distributeur de billets de 500 euros » – selon des propos rapportés dans un ouvrage qui a fait grand bruit en France.

Ces questions occuperont nos prochains et travaux, et nous voterons le rapport en séance plénière au mois de juillet.

L’étude des ingérences, notamment russes, nous a fait comprendre que la guerre en Ukraine qui bouleverse l’Europe depuis le 24 février 2022 débute en réalité avant cette date et qu’elle dépasse les frontières ukrainiennes. Avec le régime de Vladimir Poutine, nous n’analysons pas notre rapport à un pouvoir étranger quelconque mais à une puissance qui a fait de la conflictualité à notre égard un élément fondateur de son existence. Cette confrontation, à la fois globale et interne à nos sociétés, est d’un genre nouveau, et elle concerne tant nos travaux que les vôtres.

Il n’existe plus de distinction nette entre relations internationales et affaires intérieures. Avant que ne soit créée notre commission, le Parlement européen, et c’est bien toute la question de la réforme des institutions européennes, se trouvait dans une sorte de trou noir, le périmètre de notre commission ne recouvrant ni celui des affaires internationales, ni celui de la politique intérieure : il est à l’intersection des deux. Et nous entrons dans une période où une telle distinction aura de moins en moins de sens. Cette situation nouvelle, plus conflictuelle et violente que ce à quoi nos élites nous avaient formés, confirme que la « fin de l’histoire », mythe dominant des années 2000 et 2010, était une illusion. Le fait que notre commission ait été prolongée traduit la volonté, de la part du Parlement européen, de s’emparer de ces sujets de façon pérenne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À la lumière de vos travaux, comment évaluez-vous le niveau de la menace d’ingérences en France par comparaison avec nos partenaires européens et les pays que vous avez visités, s’agissant notamment des processus électoraux ? Comment analysez-vous la riposte de la France et sa capacité à se protéger en ce domaine ? Percevez-vous un changement d’attitude de la part des institutions françaises à ce sujet ? Bref, que pensez-vous de notre réponse institutionnelle, républicaine, comparée à celle de nos partenaires européens et occidentaux ?

M. Raphaël Glucksmann. La menace étant globale, la France y est exposée de la même façon que les autres pays européens. S’agissant de la capture des élites, par exemple, un ancien Premier ministre français est parti travailler pour le compte d’une entreprise énergétique russe, mais un ancien ministre socialiste, M. Le Guen a également été embauché par Huawei. Les autres pays européens font face à des pratiques similaires.

En France, nous faisons également face aux cyberattaques et aux opérations des fermes à trolls. Nous subissons en outre des attaques de nos troupes en opérations extérieures, principalement au Mali avec le groupe Wagner de Prigojine. En dehors de cela, nous sommes confrontés aux mêmes types de menace.

S’agissant de notre réaction à ces ingérences, le personnel politique a longtemps minoré les risques, alors que les services de sécurité et les responsables des administrations ont assez rapidement compris le danger et la nécessité de développer des structures capables de répondre aux menaces. Sur ce point la France n’est pas le pays le moins bien doté de l’Union européenne, ni celui qui prend la menace le moins au sérieux.

Notre capacité de réaction est sans doute largement liée à la tradition de l’État français, qui a toujours considéré les questions de sécurité comme centrales. Je ne peux pas vous révéler ce qui nous a été expliqué à huis clos, s’agissant notamment du fonctionnement de nos institutions, mais je peux vous dire qu’il ressort de nos auditions que les services français ne sont pas du tout les moins préparés si on les compare aux structures similaires à l’étranger – ou, lorsqu’elles n’existent pas, aux instances qui essaient de s’approcher de celles que nous avons nous-mêmes mises en place.

Les questionnements sont plutôt d’ordre politique. Quelle a été la répercussion politique des alertes émises par les services de sécurité et les institutions spécialisées ? En d’autres termes, quel prix politique les assaillants de nos institutions ont-ils payé ? Les autorités françaises ont-elles été à la hauteur ? Personnellement je trouve que l’on a traité ces affaires avec beaucoup trop de légèreté.

Certains pays ont beaucoup à nous apprendre. Vous avez mentionné l’Australie, où nous nous sommes rendus. Sur le plan législatif, ce pays a été un laboratoire car la principale menace à laquelle il faisait face, celle du gouvernement chinois, était devenue telle qu’un consensus a émergé au sein de la classe politique australienne pour changer la législation. Il est encore trop tôt pour juger des conséquences concrètes de ces modifications législatives ; ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu une prise de conscience et que de nouvelles lois ont été longuement examinées et adoptées.

Si nous déplorons un nombre élevé d’attaques contre notre pays, Taïwan en subit bien davantage, et quotidiennement. Les autorités ont fait le choix d’y répondre par la démocratie, en mettant au point de très intéressants processus démocratiques et de coopération avec la société civile. J’encourage toujours mes interlocuteurs à développer les échanges avec Taïpei car l’exemple taïwanais est de loin, parmi tous ceux que la commission spéciale a eu à examiner, le plus impressionnant. Je ne suis évidemment pas maître de votre agenda, mais je vous invite à échanger avec Mme Audrey Tang, la ministre taïwanaise chargée des affaires numériques. Le rapport à la démocratie numérique développé dans ce pays est vraiment très impressionnant, et la lutte menée contre les campagnes de manipulation de l’information y est beaucoup plus efficace que toutes les actions conduites jusqu’à présent à l’échelle européenne ou française.

Au sein même de l’Union européenne, certains pays ont pris une avance particulière dans ce domaine. C’est notamment le cas de l’Estonie, dont les autorités nous avaient alertés dès 2007 sur les risques de cyberattaques et d’attaques virtuelles contre les infrastructures. Nous ne les avions absolument pas crues, pensant que les Estoniens étaient obsédés tant par leur expérience passée avec la Russie que par le sujet du numérique. Nous considérions que les attaques virtuelles n’étaient pas très importantes, alors même que l’Estonie analysait, dénonçait et expérimentait précisément la guerre du futur.

Si nous ne sommes nullement les plus mal dotés en termes de capacité institutionnelle pour réagir à la menace – d’autres, en Europe, sont en effet bien plus faibles –, nous ne sommes pas non plus à l’avant-garde de cette lutte, en particulier sur les manipulations de l’information.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le rapport de la commission spéciale INGE 1 contient une proposition de résolution dont je souhaite citer un extrait : « Considérant, par exemple, que la Russie, la Chine et d’autres régimes autoritaires ont injecté plus de 300 millions de dollars américains dans trente-trois pays à des fins d’ingérence dans les processus démocratiques ; considérant que l’Iran, le Venezuela et d’autres acteurs du Moyen-Orient et de l’extrême droite américaine ont également participé à des financements dissimulés ; considérant que cette tendance s’accélère clairement ; considérant que la moitié de ces affaires concernent des actions menées par la Russie en Europe ; considérant que la corruption et le blanchiment de capitaux sont une source de financement politique en provenance des pays autoritaires. »

Ce paragraphe, dont la densité m’a interpellé, révèle des faits particulièrement graves. Pourriez-vous revenir sur la somme de 300 millions de dollars que vous évoquez ? Notre commission d’enquête n’a pas les moyens d’établir un tel chiffrage. Comment êtes-vous arrivés à ce montant et à quoi ces fonds ont-ils servi ? Pourriez-vous enfin expliciter le dernier considérant du paragraphe ? Concerne-t-il la France ?

M. Raphaël Glucksmann. Comme toujours dans de tels cas, les chiffres sont très difficiles à vérifier. En l’occurrence, ils nous ont été donnés par des enquêteurs journalistiques et des think tanks, qui avaient tenté une estimation et publié quelques articles dans le New York Times.

Le dernier considérant que vous avez cité fait référence à un phénomène que nous avons rencontré à de multiples reprises au cours de nos travaux. Avant même la chute de l’URSS, la Russie a connu une fuite massive de capitaux, d’ailleurs orchestrée par le KGB lui-même. Le directeur de la banque centrale russe a estimé que, lors de la seule année 2012, plusieurs dizaines de milliards de dollars avaient fui le pays – je vous cite ce chiffre de tête, mais je pourrai le vérifier et vous envoyer la traduction de l’interview à laquelle je me réfère – et que c’étaient les mêmes structures, contrôlées par un nombre très limité de personnes, qui avaient la main sur l’utilisation de ces fonds obscurs. Il s’est bien gardé d’aller plus loin dans les révélations, puisque l’un des vice-directeurs de la banque centrale avait été abattu en pleine rue, quelques années plus tôt, pour avoir dénoncé le même phénomène. On estime donc que, pendant toutes ces années, des centaines de milliards de dollars ont fui la Russie. C’est ainsi que de l’argent très difficilement traçable peut être consacré à des opérations d’ingérence.

Le régime russe n’est pas le seul à se livrer à de telles pratiques. Tous ceux qui agissent ainsi profitent des structures opaques du capitalisme et de la finance internationale : on retrouve très souvent leur trace lorsque des révélations sont faites sur les paradis fiscaux. C’est ce qui explique toute la difficulté à déterminer la provenance des fonds et des donations que j’évoquais à propos du Brexit. Aussi la lutte contre les paradis fiscaux n’est-elle pas qu’une question de justice fiscale ou sociale ; elle vise aussi à réduire les menaces contre notre souveraineté. Si nous n’arrivons plus à tracer l’origine des fonds, comment pourrons-nous nous protéger contre l’investissement de cet argent – malin ou bénin, c’est ensuite qu’il sera possible de le déterminer – dans nos structures ? Les institutions européennes s’interrogent donc sur la manière de lutter contre l’utilisation des capitaux sortis de ces pays, dont on ne parvient pas à déterminer la destination.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La France est-elle particulièrement touchée ?

M. Raphaël Glucksmann. Je ne peux pas vous répondre puisqu’on ne sait pas à quelle fin sont utilisés ces capitaux, mais je ne vois pas pourquoi la France serait moins touchée que d’autres pays. Je ne dispose cependant pas d’éléments permettant de dire que le régime russe, ou tout autre régime, enverrait spécifiquement vers la France de l’argent depuis tel ou tel paradis fiscal.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je précise ma question : dans le cadre des auditions et des travaux que vous avez menés, avez-vous eu connaissance de phénomènes évoqués dans ce paragraphe qui seraient typiquement ou spécifiquement français ?

M. Raphaël Glucksmann. Non.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il ressort des travaux de la commission spéciale INGE 1 que certains États mènent de façon continue une politique d’influence ou d’ingérence dans les processus démocratiques européens, par des moyens licites ou illicites. Nous en voyons des exemples concrets : je pense notamment au « Qatargate » ou « Marocgate » pour le Parlement européen, ou encore au « Caviargate » pour le Conseil de l’Europe. Il existe aussi une deuxième sorte d’ingérence, violente et brutale, qui prend depuis longtemps la forme d’une déstabilisation du pays ciblé dans le cadre d’une stratégie du chaos. Elle passe par toute une série d’instruments, en particulier par la manipulation de l’information, la fabrication de faux comptes sur les réseaux sociaux, la mobilisation de fermes à trolls et l’utilisation de médias qui ne sont en réalité que des outils de propagande, tels que Sputnik et RT pour la Russie. Vous avez également souligné la confusion entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’état de guerre et l’état de paix. Il faut que nos concitoyens, en particulier les élites, les élus et toutes les personnes exerçant une quelconque responsabilité dans nos démocraties, soient pleinement conscients de cette réalité. Vos travaux, comme ceux que nous essayons très modestement de mener, participent à cette nécessaire sensibilisation.

Il convient aussi de désigner un certain nombre d’États qui se livrent plus que d’autres à ce type d’opérations. Vos premières conclusions ont clairement désigné la Russie comme le principal acteur, ou l’un des principaux acteurs, de la déstabilisation des processus démocratiques européens, qu’il s’agisse des processus nationaux ou du fonctionnement des institutions européennes. Le président a cité l’un des considérants de votre proposition de résolution. La même information est détaillée à la page 65 du rapport de la commission spéciale INGE 1 : selon le rapport 2020 de l’Alliance pour la sécurité de la démocratie, l’un des think tanks faisant autorité dans ce domaine, portant sur les fonds occultes en provenance de l’étranger, « plus de 300 millions de dollars ont déjà été déversés dans trente-trois pays au cours de la dernière décennie par la Russie, la Chine et d’autres régimes autoritaires pour s’ingérer dans les processus démocratiques à plus de cent reprises, et la moitié de ces cas concernent des actions de la Russie en Europe ».

Vous avez également fait une allusion qui corrobore des informations que nous avons obtenues lors d’autres auditions : il existerait un accord ou une coopération étroite entre certains milieux russes – certains oligarques – et plusieurs partis de droite extrême ou d’extrême droite en Europe. On peut citer notamment le parti libéral autrichien Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ), la Ligue du nord italienne, le Rassemblement national en France ou le Parti des Finlandais, mais il y en a d’autres… Comment votre commission spéciale a-t-elle pu éclairer l’orchestration, par le Kremlin ou par les cercles très proches du président Poutine, de la coopération, du ciblage et peut-être même du financement, licite ou illicite, de ces formations politiques d’extrême droite ou de droite extrême ? On a beaucoup entendu parler des tentatives de l’oligarque russe Malofeïev, qui ont d’ailleurs connu un succès relatif et ont évidemment cessé après l’entrée de l’armée russe en Ukraine, le 24 février 2022.

M. Raphaël Glucksmann. En 2014, dans la foulée de l’occupation de la Crimée et d’une partie du Donbass, une réunion a été organisée par Malofeïev à Vienne avec des représentants des différentes formations d’extrême droite européennes. Le FPÖ de M. Strache était la puissance invitante. Il me semble que le Front national était représenté par M. Chauprade, alors député européen. La réunion n’avait pas vocation à être rendue publique, mais un journaliste suisse allemand s’y est infiltré.

Il est intéressant de noter que cette réunion se tenait officiellement en l’honneur du 200e anniversaire du sommet de la Sainte-Alliance, qui a mis fin à l’épisode napoléonien. À l’époque, le tsar estimait que le gouvernement du Royaume-Uni, qui était pourtant l’allié de la Russie, était bien trop libéral : il ne fallait donc pas seulement casser la grande nation française, mais également éradiquer d’Europe tout ce qui avait rendu possibles les événements de 1789. Autrement dit, cette réunion visait à célébrer la Sainte-Alliance contre la Révolution française et les principes des Lumières. Tous les représentants des extrêmes droites européennes ont écouté un discours de M. Douguine, un philosophe ultranationaliste en vogue au Kremlin, appelant à une révolution conservatrice européenne qui mettrait fin à l’Europe « maritime », c’est-à-dire libérale et soumise aux États-Unis, et fonderait une alliance des peuples contre les institutions européennes.

Cette stratégie a été une constante du régime russe. Ces mouvements européens, qui peuvent avoir des positions différentes sur les questions sociales et économiques – certains sont très libéraux, d’autres beaucoup plus sociaux –, ont un point de ralliement : le soutien à la politique du Kremlin. Ce soutien recouvre tant l’annexion de la Crimée que les positions conservatrices promues par Vladimir Poutine en matière de mœurs et ses grands discours sur la décadence de l’Occident. Tous ces mouvements, en France, en Italie, en Autriche ou en Allemagne – vous n’avez pas mentionné l’Alternative für Deutschland (AfD) –, ont certes changé de discours en 2022, face à l’invasion totale de l’Ukraine, mais ils ont partagé cette ambition idéologique transnationale. Ils ont adhéré à un projet qui dépassait les frontières et visait à remettre en cause tant les institutions européennes que les principes sur lesquels elles sont fondées. Tous les discours qui suivent n’effaceront pas ce moment-là.

Je distinguerai le financement légal, via des prêts – même s’ils sont aussi vecteurs d’influence –, et les financements occultes. Les prêts accordés aux partis sont connus et chiffrables, ce qui n’est pas le cas, par définition, des financements occultes. Je ne peux donc pas vous donner de chiffres.

Le régime russe a avec les partis qu’il finance une connivence idéologique, de rapport au monde, qu’on ne retrouve pas dans le phénomène de capture des élites. Il a toujours visé une double stratégie, qu’il a d’ailleurs théorisée : d’un côté, il essaie d’affaiblir le centre, le système ; de l’autre, il tente de faire monter les forces qui remettent en cause ce système. Autrement dit il instrumentalise des mouvements qui combattent les institutions européennes tout en essayant de corrompre ces mêmes institutions ainsi que les gouvernements. Ce faisant, il est gagnant des deux côtés. C’est ainsi que les mouvements d’extrême droite ont été instrumentalisés dans la stratégie russe d’affaiblissement des gouvernements démocratiques.

Cette connivence s’est illustrée par la promotion de la figure de Vladimir Poutine, présenté comme un leader fort qui répondrait à la faiblesse des dirigeants occidentaux. Vous avez tous vu les mésaventures de M. Salvini : alors qu’il se présentait à la frontière ukrainienne peu de temps après l’invasion totale du pays, on lui a rappelé qu’il s’était souvent affiché avec un t-shirt représentant Vladimir Poutine, et on lui a donc signifié qu’il n’était pas le bienvenu. À l’époque, ces sentiments étaient très répandus : Poutine était devenu un point de ralliement pour les mouvements dénonçant la décadence des nations européennes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Permettez-moi de relayer une question de notre collègue Charles Sitzenstuhl, qui ne peut malheureusement pas être parmi nous cet après-midi pour des raisons médicales et personnelles.

Vous avez évoqué les financements occultes, que par définition l’on ne peut pas connaître. S’il y a bien quelque chose qui n’est pas secret, ce sont les déclarations publiques et les votes exprimés au Parlement européen. Or on a observé, y compris après l’annexion illégale de la Crimée, l’occupation du Donbass et certains événements plus récents et tragiques tels que l’entrée de l’armée russe dans le reste de l’Ukraine, une certaine constance dans les votes exprimés, non seulement par certains groupes de droite extrême ou d’extrême droite, mais aussi par d’autres groupes désireux de continuer de défendre le narratif russe et une certaine vision des rapports entre la Russie, l’Union européenne et l’Otan. Les scrutins étant publics, ils sont abondamment relayés sur le site du Parlement européen et les réseaux sociaux. Avez-vous eu le temps d’analyser les votes des membres du groupe Identité et démocratie (ID), qui rassemble des formations politiques nationales de droite et d’extrême droite ? Ces députés s’expriment-ils d’un seul bloc pour afficher leur proximité idéologique avec le régime russe, ou peut-on établir certaines distinctions ?

M. Raphaël Glucksmann. Une différence s’est progressivement affirmée, notamment avec les Italiens, qui ont peu à peu changé d’optique, en particulier depuis l’accession de la nouvelle majorité au pouvoir. La commission que je préside n’a toutefois pas vocation à analyser les scrutins : les députés peuvent, par définition, voter ce qu’ils veulent, et le fait que certains s’opposent aux livraisons d’armes à l’Ukraine ne prouve pas qu’ils soient instrumentalisés par un régime étranger.

En revanche d’autres faits posent problème, notamment les visites et les missions de députés européens à des fins, prétendument, d’observation électorale. À titre d’exemple, Thierry Mariani, qui est membre du groupe ID, a multiplié les voyages en Crimée occupée. Il a été sanctionné en raison de missions qu’il a effectuées dans ce territoire et au Kazakhstan en 2020 et 2021, lesquelles n’ont pas été validées officiellement par le Parlement européen ; elles visaient à légitimer des actes que tous les gouvernements européens qualifient d’illégaux. M. Mariani était accompagné de plusieurs députés européens, parmi lesquels Hervé Juvin, Jean-Lin Lacapelle et Nicolas Bay, qui ont cautionné le processus d’annexion de la Crimée. On ne peut pas se revendiquer du Parlement européen pour justifier des processus illégaux au regard du droit international.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Nous avons auditionné plusieurs journalistes ayant participé au collectif Forbidden Stories, qui a réalisé l’enquête Story Killers. Ils nous ont fait part d’un système assez complexe orchestré par la société Team Jorge, qui proposait à ses clients – parmi lesquels des États – d’effectuer des opérations de désinformation clé en main et d’en assurer la diffusion sur les réseaux sociaux, ce qui nécessitait de grands moyens. Peut-être pourrez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? L’Europe a-t-elle pris des dispositions ou envisage-t-elle d’en adopter pour mener le combat contre les ingérences réalisées par le biais des réseaux sociaux ?

M. Raphaël Glucksmann. Nous nous sommes évidemment penchés sur les révélations de Forbidden Stories. Team Jorge était une société israélienne qui proposait d’organiser des campagnes de manipulation de l’information, ce qui impliquait la création de faux comptes et de bots, afin, par exemple, de discréditer l’opposition ou de faire progresser un candidat lors d’une élection. C’est un business très juteux qui met en relation des sociétés pirates et les régimes ou les mouvements les plus offrants. Si vous ajoutez à cela les progrès de l’intelligence artificielle, vous obtenez un cocktail explosif pour nos démocraties.

Face à cela, il faut commencer par réguler l’espace des réseaux sociaux, qui demeure une sorte de Far West. L’Europe est précurseur en ce domaine, avec le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). D’autres démocraties, comme l’Australie, s’intéressent de près aux efforts de l’Union européenne pour réguler les plateformes. Une fois n’est pas coutume, nous sommes en avance. Nous devons rendre les plateformes responsables de la lutte contre de telles campagnes, dans la mesure où ces contenus partagés leur font gagner énormément d’argent. Nous devrons convaincre nos partenaires de s’aligner sur notre position et de ne pas se réfugier derrière l’argument du caractère privé des entreprises concernées. À partir du moment où ces propriétés privées sont les nouvelles agoras publiques – ce qui est, quand on y pense, vertigineux –, il faut réguler les plateformes et leur appliquer les règlements que nous avons votés à l’échelle européenne.

En outre, il convient de consentir un effort massif de développement de l’éducation aux médias. Les citoyens doivent apprendre très tôt, à l’école, à faire preuve de discernement, et cet apprentissage doit se poursuivre dans la suite de la scolarité. Les programmes actuels sont insuffisants au regard de l’immensité de la tâche.

Il faut également veiller à la pérennité du journalisme d’investigation dans notre pays. Si vous abandonnez la presse à la loi du marché, cette forme de journalisme disparaîtra car elle n’est pas rentable : elle réclame du temps, de l’énergie et de l’argent. Elle est toutefois indispensable à la survie de la démocratie. Nous allons d’ailleurs discuter, dans le cadre européen, du Media Freedom Act et du paquet « Défense de la démocratie ». Dans notre rapport, nous ne proposons pas seulement des mesures de sanction et de contrôle mais aussi des actions positives, en faveur, par exemple, de la presse et du journalisme d’investigation, de l’éducation aux médias ou de la société civile.

L’État français doit faire davantage participer les organisations de la société civile à la réflexion collective – à cet égard, Taïwan aurait beaucoup à nous apprendre. En Europe, ces organisations n’ont que très faiblement accès aux financements. Paradoxalement, les ONG qui luttent contre les ingérences sur notre continent reçoivent parfois de l’argent américain. Il est indispensable de mettre à leur disposition des fonds européens, d’autant que cet enjeu revêtira une importance croissante.

Vous avez sûrement vu, parmi les dernières productions de l’intelligence artificielle, la photo du pape habillé d’une doudoune, qui a beaucoup circulé sur les réseaux. Si nous n’imposons pas une traçabilité susceptible de faire comprendre d’emblée que l’image que nous avons sous les yeux est une création de l’intelligence artificielle, comment ferons-nous pour avoir un débat public serein en nous appuyant sur des faits reconnus par tous ? On nous a présenté, lors de réunions à huis clos – ce qui m’empêchera d’entrer dans le détail –, des logiciels de fabrication de campagnes de désinformation. Grâce à ces outils vous pouvez obtenir en quelques minutes une campagne parfaitement organisée pour discréditer une personne. Ce risque ne cessera d’augmenter dans les années à venir.

Il serait illusoire de penser que l’on peut faire une pause dans la recherche sur l’intelligence artificielle, d’autant que celle-ci aura des effets positifs ; elle permettra à la médecine, par exemple, d’accomplir des progrès immenses. Cela étant, il faut réguler cet espace.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Dans votre premier rapport vous portez la focale sur la Russie et la Chine, mais depuis lors est survenu le Qatargate. Quelle influence le Qatar exerce-t-il aujourd’hui ? Vous êtes-vous penchés sur les tentatives d’autres États de s’immiscer dans le fonctionnement démocratique et culturel des pays européens ? Vous êtes-vous intéressés à l’Inde, qui participe activement, nous a-t-on dit, à la diffusion de masse de fausses informations ? Il est d’ailleurs à noter que le président Modi se rendra en France à l’occasion du 14 Juillet.

Comment peut-on coopérer avec l’OTAN dans la lutte contre les ingérences étrangères alors que la Turquie et la Hongrie appartiennent à l’Alliance ? La commission sur la démocratie et la sécurité de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, dont je suis membre, s’intéresse à ces sujets.

M. Raphaël Glucksmann. Nous avions mentionné le Qatar dans le premier rapport, mais nous nous étions focalisés sur la Russie et la Chine car ces deux pays présentent la spécificité de chercher, par leur ingérence, à déstabiliser nos démocraties. Cela ne signifie pas pour autant que les autres ingérences soient acceptables. Nous avons consacré une audition spécifique à l’Inde et avons évoqué, dans notre rapport d’activité – lui aussi public –, l’invitation par le gouvernement indien de députés nationaux et européens, ainsi que la création par les réseaux nationalistes indiens de fausses ONG ou de faux médias. Pour l’heure, nous nous concentrons sur le Qatargate et ses conséquences, autrement dit sur le Qatar et le Maroc.

L’OTAN détient une forte expertise en matière de guerre hybride, mais il est vrai que la présence de la Turquie soulève des questions. La Hongrie constitue un problème fondamental, mais il concerne aussi bien l’OTAN que l’Union européenne. On constate, à chaque Conseil européen, combien il est difficile de gérer le gouvernement Orban. Les ingérences russes et chinoises sont par ailleurs très fortes en Hongrie.

La Turquie, quant à elle, a une puissance d’ingérence dans nos pays par l’intermédiaire d’associations cultuelles ou de mouvements politiques comme les Loups gris, qui peuvent aller jusqu’à commettre des violences sur notre sol. Nous nous trouvons dans une situation très ambiguë. Nous devons coopérer avec l’OTAN sans entretenir aucune sorte d’illusion à l’égard du gouvernement turc. Chaque fois que l’on aborde ce sujet, c’est source de difficultés vis-à-vis de nos amis de l’OTAN. C’est un immense problème, comme on le voit avec le processus d’adhésion de la Finlande et de la Suède. Nous avons relevé à plusieurs reprises des cas d’ingérence du gouvernement turc en Allemagne et en France.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’est-ce qui différencie votre rapport d’activité et votre rapport final ?

M. Raphaël Glucksmann. Le rapport d’activité dresse l’état des lieux de tout ce que nous avons fait. Le rapport final, lui, est négocié par les rapporteurs et il requiert une adoption à la majorité ; lui seul a une valeur juridique.

M. Thibaut François (RN). À la suite de vos propos sur la réunion secrète de Vienne, j’ai tapé sur Google « 2014 grande alliance ». Je n’ai rien trouvé de probant, hormis un article du Figaro, qui donne le titre exact de la conférence de Vienne du 31 mai 2014 : « L’avenir des valeurs fondamentales et de la civilisation chrétienne en Europe, comme la famille ». Je ne vois pas en quoi cette thématique serait la marque d’une grande alliance autour de Vladimir Poutine ; je ne suis pas sûr non plus de la fiabilité de la source que vous avez citée.

Le 9 décembre 2022 a été révélé un scandale de corruption au sein du Parlement européen, inédit par son ampleur, qui implique notamment le Maroc et le Qatar. L’enquête des services de renseignement belges a conduit à l’arrestation de plusieurs eurodéputés. Éva Kaïlí, députée socialiste, vice-présidente du Parlement européen, est interpellée à son domicile bruxellois, où l’on trouve 150 000 euros en toutes petites coupures dans un sac de voyage. Son père est intercepté à la frontière belge avec 500 000 euros sur lui. Au total, la police fédérale a saisi 1,5 million. Pier Antonio Panzeri, eurodéputé socialiste, fondateur de l’ONG Fight Impunity, est soupçonné d’avoir facilité la circulation d’argent sale. Francesco Giorgi, assistant parlementaire socialiste de M. Panzeri et compagnon d’Éva Kaïlí, est soupçonné d’être le bras droit de M. Panzeri au sein de cette ONG. Andrea Cozzolino, député socialiste italien réputé proche de M. Panzeri, est également soupçonné de corruption. Une dizaine de personnes ont été interpellées pour corruption, toutes proches de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) au Parlement européen.

Pensez-vous détenir encore une légitimité suffisante pour présider cette commission spéciale, alors même que vous n’avez pas été capables – je parle, au sens large, de vos services et de l’ensemble de la commission – de découvrir un scandale aussi gigantesque au cœur du Parlement européen ? Je ne comprends pas comment cela est possible, alors même que vous êtes membre de la conférence des présidents des commissions et du bureau du Parlement européen, ainsi que du groupe auquel appartenaient les personnes mises en cause.

M. Raphaël Glucksmann. Concernant la réunion de Vienne, vous racontez n’importe quoi. Je n’ai pas lu l’article auquel vous faites référence, mais je vous invite à prendre connaissance de l’article d’origine, en langue allemande. Cette réunion était placée sous l’égide de Malofeïev, principal financeur des groupes paramilitaires qui faisaient la guerre dans le Donbass. Chacun choisit ses alliés : vous pouvez trouver normal que l’on réponde à son invitation, comme l’ont fait l’ensemble des extrêmes droites européennes, mais ce n’est pas anodin.

Je me suis opposé – sans savoir qu’ils étaient corrompus – aux gens qui, au sein du groupe, étaient partisans d’une ligne douce et compréhensive à l’égard du Qatar. J’ai demandé à la délégation française de voter, contre la ligne du groupe, en faveur de la proposition de Manon Aubry de tenir un débat sur la construction des stades au Qatar. Nous avons toujours eu une position très ferme sur le Qatar.

Nous n’avons pas détecté la corruption car nous ne disposons pas de pouvoirs d’enquête de nature policière ou judiciaire – nous ne pouvons évidemment pas mettre les gens sur écoute. Je ne vois donc pas comment notre commission aurait pu se rendre compte que des valises de billets s’échangeaient en dehors du Parlement européen. Je vous laisse à votre campagne politique, qui s’apparente en tous points à celle du groupe ID et qui ne trompe personne. Votre groupe au Parlement européen est opposé à la création de notre commission depuis l’origine. On sait tous pourquoi : vous ne vouliez pas qu’une commission spéciale enquête sur les agissements du régime de Vladimir Poutine. Les propos que vous venez de tenir ne sont que la poursuite de votre opposition systématique. Des eurodéputés du groupe ID sont membres de notre commission mais nous ne les avons jamais vus.

Ce qui compte, c’est la manière dont nous réagissons. À cet égard notre commission a été très claire, par-delà les appartenances partisanes. Vous faites erreur en vous attaquant à elle car nous n’avons jamais prêté attention à la couleur politique des personnes, des groupes ou des partis sur lesquels nous travaillons. Vous noterez que, dans notre rapport, nous évoquons des personnalités de gauche comme de droite.

On peut réagir à un tel scandale en essayant de le couvrir. Pour notre part, nous avons souhaité que la vérité éclate de la manière la plus totale. Tirant les leçons de cette affaire, nous avons demandé un changement des règles afin qu’à l’avenir, des personnes se livrant aux mêmes pratiques exercent le moins d’influence possible sur les institutions démocratiques. Nous proposons à cette fin des réformes ambitieuses qui, je l’espère, feront consensus et seront appliquées avant la fin de la législature.

Mme Clara Chassaniol (RE). Les actions qui ont pour objet d’exercer de l’influence demeurent dans le champ de la légalité. Devrait-on revoir, selon vous, la frontière entre ce qui est considéré comme licite et ce qui est considéré comme illicite, et, partant, les mesures à adopter pour lutter contre les ingérences et les influences ?

L’influence exercée sur les réseaux sociaux porte sur les valeurs démocratiques, les mœurs, les orientations politiques, etc. Faut-il simplement porter une attention particulière à ces sujets ou condamner les pratiques incriminées ? Un État démocratique doit avoir pour ambition de permettre l’expression d’opinions plurielles, mais chacun constate l’existence de manipulations. À partir de quel moment faut-il interdire, selon vous ?

Au-delà des partis politiques, des associations peuvent exercer de l’influence dans un territoire, organiser des rencontres, voire se livrer à de la corruption. Avez-vous identifié des actions destinées à financer ou à soutenir ces structures, d’une manière ou d’une autre ?

M. Raphaël Glucksmann. Nous sommes dans une forme de guerre hybride, qui n’est à proprement parler ni une guerre chaude ni un état de paix. Il est très difficile de qualifier cette conflictualité radicale et la question se pose, en effet, de redéfinir ce qui est licite et ce qui ne l’est pas.

Par exemple, au sein de la commission que je préside, nous nous interrogeons depuis longtemps sur les activités possibles des anciens dirigeants. S’il n’est pas envisageable de leur interdire de travailler dans le secteur privé – il n’est pas question d’en faire des pensionnés à vie ! –, le droit actuel n’en est pas moins problématique. Dès lors que le chancelier allemand, qui contribue aux décisions portant sur la politique énergétique européenne, peut aller travailler pour le principal bénéficiaire de ses choix, un problème de sécurité et de souveraineté se pose. À titre personnel, je considère que ce n’est pas pareil d’aller travailler pour une entreprise de tulipes aux Pays-Bas ou une entreprise de bois en Norvège que pour Gazprom.

Un tel point de vue supposerait l’établissement de listes d’entités dangereuses élaborées à partir de critères objectifs. Il en va de même des investissements : ceux d’un céréalier brésilien et de Cosco Shipping ne présentent pas le même risque. Cette redéfinition de l’illicite supposerait d’assumer une forme de conflictualité politique, par exemple, avec les régimes russe ou chinois, d’où la très forte réticence à s’engager dans cette voie. Je comprends le caractère politiquement explosif qu’aurait la publication d’une telle liste.

La période de « refroidissement » de six mois pendant laquelle les anciens dirigeants, au terme de leur mandat, ne peuvent pas travailler pour une entreprise qui fait du lobbying auprès du Parlement européen est dérisoire. Six mois, c’est le temps de digérer une défaite électorale et de partir en vacances ! Si Gerhard Schröder avait dû attendre six mois au lieu de trois, je ne vois pas en quoi l’histoire aurait été vraiment différente. Même si toute évolution des notions de licite et d’illicite est délicate, les parlements doivent y réfléchir.

Nous sommes sur une ligne de crête dès lors qu’il convient de respecter la pluralité des opinions, la relativité des conceptions de la vérité – depuis les Grecs, l’espace public démocratique est étranger à tout rapport de type religieux avec la vérité – et un impératif de protection. Vous avez le droit de penser que la terre est plate mais si un État étranger organise une campagne pour que des millions de gens pensent ainsi, le législateur et les gardiens de la cité sont confrontés à un problème. C’est d’ailleurs pourquoi je préfère la formule « campagne de manipulation de l’information » à celle de « fake news » : on a le droit de se tromper, de partager des informations fausses et même d’avoir un avis contredisant un consensus scientifique, mais il ne doit pas être possible, pour des acteurs organisés, de mener des campagnes visant à induire en erreur la population afin de servir des intérêts étrangers en propageant certaines opinions.

Il est évident que des problèmes se posent en matière de financement de certaines associations de la société civile et de think tanks. Si nous voulons que le débat public soit honnête, nous devons disposer de certaines informations. Il est normal de savoir qu’un think tank est financé par un régime étranger car l’origine des fonds peut influer sur les analyses produites. Sur cette question, la transparence, nous cherchons à faire évoluer le règlement du Parlement européen à travers le registre de transparence.

M. Philippe Brun (SOC). Je m’interroge sur les difficultés que nous rencontrons, vous et nous, pour enquêter sur la frontière très ténue qui sépare l’ingérence et l’influence. En ce qui concerne notre commission, je n’ai toujours pas compris sur quoi nous enquêtons, ce que nous cherchons et je ne vois pas non plus ce que nous avons trouvé jusqu’ici.

Lorsque l’on connaît les moyens limités qui sont les nôtres, la tentation est grande, pour les forces politiques qui composent cette commission, en particulier pour celle qui en est à l’origine, d’utiliser celle-ci comme un moyen de lancer des attaques politiques ou de se dédouaner d’accusations de complicité d’ingérence. J’en veux pour preuve l’audition de M. Thierry Mariani, au cours de laquelle nous ne pouvions poser aucune question dérangeante susceptible de mettre à jour un mécanisme d’ingérence, des enquêtes étant menées et la justice suivant son cours.

J’ai le sentiment qu’au Parlement européen, il vous a été également difficile de mettre à jour des mécanismes précis, hors ceux que nous connaissons déjà. Le reproche formulé par mon collègue Thibaut François à propos du Qatargate est infondé : comment peut-on vous reprocher de ne pas disposer des mêmes moyens que la justice ?

Nos deux commissions sont-elles donc le véhicule adapté pour mettre à jour les mécanismes d’ingérence en Europe ?

M. Raphaël Glucksmann. Nous n’avons pas le pouvoir de révélation dont disposent les services de sécurité et de police. Nous avons également beaucoup moins de pouvoir que ceux d’une commission d’enquête du Sénat américain, dont les fonctionnaires ont un pouvoir d’enquête réel.

En revanche nous pouvons établir un diagnostic des menaces et des attaques, les répertorier et essayer de comprendre la cohérence de phénomènes qui peuvent nous sembler épars. Nous pouvons aussi réfléchir aux failles de nos systèmes et aux évolutions législatives nécessaires afin que nos démocraties, le cadre même de nos dissensus, de nos conflits et de nos débats, soient mieux défendues.

De surcroît, à votre différence, sur le plan européen, nous devons gérer vingt-sept législations différentes en la matière. Nous cherchons donc à établir une meilleure coordination. Si nous voulons créer un espace politique commun, celui-ci doit être protégé, non certes d’une manière parfaitement uniforme mais autour d’une protection minimale commune et dans le cadre d’une coordination cohérente entre les différents gouvernements.

Pour que les scandales éclatent, il faut compter sur la police et la justice, voire sur le journalisme d’investigation. Ce n’est pas faire injure à cette commission que de dire qu’elle ne révélera pas plus que la nôtre des scandales cachés grâce à l’utilisation de micros, de logiciels espions ou à des filatures. Une telle situation est d’ailleurs frustrante. Des démocraties parlementaires qui se respectent devraient prendre exemple sur le Sénat américain.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je ne comprends pas ce qui se passe. Tout le monde est libre de dire ce qu’il veut ; aucune censure ne s’exerce. C’est la ligne à laquelle je me suis tenu en tant que président de cette commission d’enquête. Toutes les forces politiques sont invitées au bureau où elles peuvent intervenir autant qu’elles le souhaitent. Je ne me suis opposé à aucune invitation de personnalités à auditionner. La présidence de cette commission n’a jamais tenté d’influencer les débats. Toutes les questions que les commissaires ont souhaité poser l’ont été. Je n’ai interrompu personne.

En outre, à la suite de la mission flash sur les entreprises pétrolières et gazières et celles du secteur du transport maritime, lesquelles ont dégagé des profits exceptionnels pendant la crise, j’ai eu l’occasion de dire en commission des finances que l’Assemblée nationale ne disposait pas des moyens d’investigation nécessaires et que ceux-ci devaient être au niveau de ceux du Sénat américain.

M. Kévin Pfeffer (RN). Nous ne sommes en rien opposés à la constitution de commissions d’enquête sur la question des ingérences, et ce d’autant moins que nous sommes à l’origine de celle-ci.

Les propos de M. Brun m’étonnent un peu. Nos auditions ont été très intéressantes. Si nous ne trouvons rien, peut-être est-ce parce que la France est bien armée contre les ingérences ? Si nous pouvions conclure ainsi nos travaux, cela serait une bonne nouvelle.

Ses remarques sur l’audition de M. Mariani m’étonnent également. Ce n’était d’ailleurs pas M. Tanguy qui présidait la réunion.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que président de cette commission d’enquête – et non en tant que député du Rassemblement national –, je viens de rappeler l’éthique qui préside à nos travaux. Je vous invite maintenant à revenir au sujet qui nous préoccupe et à poser vos questions.

M. Kévin Pfeffer (RN). Selon votre rapport, monsieur Glucksmann, « la Russie cherche à établir des contacts avec des partis, personnalités et mouvements afin de s’appuyer sur des acteurs des institutions de l’Union pour légitimer ses positions […], pour faire pression en faveur d’un allègement des sanctions et pour atténuer les conséquences de son isolement international ». N’est-ce pas de la diplomatie d’influence comme en font tous les pays ?

Il y est ensuite écrit « que des partis tels que la Freiheitliche Partei Österreichs autrichienne, le Rassemblement national français et la Lega Nord italienne ont signé des accords de coopération avec le parti Russie unie du président Vladimir Poutine ». Sur quels éléments vous fondez-vous ? Le Rassemblement national n’a jamais signé d’accord avec ce parti.

Enfin, vous avez évoqué un « financement direct » à propos du prêt accordé par la First Czech Russian Bank en 2015 au Front national. Là encore, sur quels éléments vous fondez-vous pour utiliser une telle formule, qui sous-entend un financement direct par l’État russe ? Les auditions que nous avons menées ont démontré que ce prêt, outre qu’il était conforme à la législation française d’alors, est un prêt bancaire souscrit auprès d’une banque privée à des conditions qui n’étaient en rien favorables – et en tout cas moins favorables que celles qui auraient pu être obtenues en France.

M. Raphaël Glucksmann. J’ai précisé que les deux prêts dont a bénéficié le Front national étaient légaux. En 2021, l’un d’entre eux n’était toujours pas remboursé et la créance, me semble-t-il, avait été cédée à M. Timtchenko. Vous évoquez une entité privée mais il faut bien comprendre que, dans la galaxie des oligarques qui gravite autour du Kremlin, cette notion-là n’existe pas dès lors qu’il s’agit de prêter à un mouvement politique européen. Dans ces circonstances, un acteur russe privé – sur le papier – ne saurait agir sans l’aval des autorités russes. Il est à leur service. Il en est de même pour tous les régimes de ce type, dont celui de la Chine. Ce prêt comporte donc une dimension politique très forte. En bénéficier vous place de facto en position d’obligé du régime.

La diplomatie d’influence n’est certes pas une nouveauté mais votre propension à considérer nos relations avec le régime russe comme normales témoigne d’une incompréhension : il n’y a pas de relations normales avec un régime qui change les frontières en Europe et qui vise à mettre à bas l’architecture de sécurité du continent ; il n’y a pas de relations normales avec un régime qui cherche à déstabiliser notre débat public et nos démocraties. Pour pousser son avantage, le régime russe n’use pas seulement de la diplomatie d’influence.

Les accords de coopération sont bel et bien tels que le rapport les décrit.

M. Kévin Pfeffer (RN). Sur quoi vous fondez-vous pour écrire noir sur blanc ce que vous avez écrit et ainsi soutenir cette dernière affirmation, que nous contestons formellement ?

M. Raphaël Glucksmann. Sur des articles de presse.

Mme Mireille Clapot (RE). Le travail que vous menez, et que je soutiens, est tout à votre honneur.

Selon le Figaro, des agents dormants pro-russes, en Ukraine, auraient été prêts à agir le moment venu. Poutine avait donc élaboré un plan. En a-t-il été de même au Parlement européen après l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Ukraine ? Vous avez mentionné la réunion des extrêmes droites européennes du 31 mai 2014 organisée par Malofeïev, à laquelle participait Aymeric Chauprade, député européen du Rassemblement national, comme d’autres. Ce type de réunion ne visait-il pas également à organiser un réseau d’agents dormants ?

Je pensais que les parlementaires européens étaient soumis à des contrôles et à des déclarations en tous genres, or il semble que cela ne soit pas le cas. Que proposez-vous pour prévenir les situations d’ingérence ?

Enfin, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), où je siège, est une institution remarquable qui réunit quarante-six pays dont l’Ukraine ou la Turquie. Pourrait-elle faire l’objet d’ingérences ?

M. Raphaël Glucksmann. Il n’est pas possible, dans le cadre du travail parlementaire, d’identifier d’éventuels agents dormants. Leur présence en Ukraine, toutefois, était parfaitement organisée depuis longtemps afin que, le moment venu, ils puissent être réveillés.

Le Parlement européen procède à un certain nombre de contrôles – déclarations d’intérêts, registre de la transparence… – mais d’une manière beaucoup trop ténue. De surcroît, les pouvoirs de sanction sont inexistants ou dérisoires. Des réformes s’imposent donc, auxquelles nous réfléchissons : tout doit être envisagé, depuis l’interdiction des groupes d’amitié lorsqu’il y a des délégations jusqu’aux réglementations sur les conflits d’intérêts. Je fais confiance au rapport de Mme Loiseau et de M. Bilčík ainsi qu’aux différents groupes pour proposer des réformes ambitieuses, et je gage que des changements se produiront dans un grand nombre de domaines : la période de « refroidissement » après un mandat électoral, la création d’ethics bodies – des comités analogues à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique mais à l’échelon européen – , la réglementation des voyages parlementaires, les accès aux bâtiments européens, etc. S’agissant par exemple des conflits d’intérêts, un parlementaire peut être avocat dans un cabinet qui travaille pour Total, ce qui soulève un problème dès lors qu’il peut être amené à voter des textes relatifs aux questions énergétiques.

Un excellent documentaire, « La Caviar Connection », a été consacré à la corruption au sein de l’APCE par le régime azerbaïdjanais. Il illustre comment la corruption d’un nombre limité de personnes peut faire basculer des majorités. En l’occurrence, le rapport sur les prisonniers politiques à Bakou a été rejeté par une coalition politique dont le principal orchestrateur était financé par ce régime. J’ignore si, depuis, l’APCE a engagé des réformes mais il n’en reste pas moins que toutes les assemblées sont menacées.

Selon le témoignage de l’ancien ambassadeur d’Azerbaïdjan devant le Conseil de l’Europe, le régime de Bakou a dépensé me semble-t-il 30 millions pour corrompre des députés. Ces régimes sont très riches quand nous, nous avons le sentiment d’être pauvres pour défendre nos institutions. Nous ne sommes donc pas toujours en position de force mais nous pouvons réformer nos règlements afin de rendre de tels procédés aussi difficiles que possible. Si nous ne parvenons pas à bannir toute forme de corruption, faisons au moins en sorte de limiter ses éventuelles conséquences sur la décision politique.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Loin de moi l’idée de vous reprocher de ne pas avoir perçu des phénomènes de corruption. Une telle accusation est sans fondement. Néanmoins, avez-vous eu conscience, à un moment ou à un autre, de l’ampleur des réseaux d’influence qataris à la manœuvre ou, au contraire, que les différents services que vous avez entendus ne vous ont pas suffisamment informé ?

Enfin, pourquoi considérez-vous que la France est une place importante de l’influence qatarie ? Est-ce toujours le cas ? Il me semble que vous avez critiqué le rôle du Paris Saint-Germain (PSG) et son soft power auprès de notre jeunesse.

M. Raphaël Glucksmann. Je me suis exprimé à ce propos mais à titre personnel, en tant qu’ancien fan du PSG, compte tenu de son rachat par le Qatar, dont je connais la nature du régime politique.

Nous avons auditionné les services belges à huis clos avant le Qatargate sans qu’ils évoquent ce pays. Je suppose que cela s’explique par la discrétion de l’enquête alors en cours visant le Parlement européen. Une nouvelle fois, nous sommes confrontés aux limites d’une commission parlementaire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Étaient-ils sous serment ?

M. Raphaël Glucksmann. Non.

Avons-nous croisé le chemin du Qatar ? Oui. Ce pays a-t-il fait l’objet de conflits politiques ? Oui. Des prises de position « lunaires » à propos de sa conception des droits sociaux ont-elles été formulées ? Oui. Je me souviens de discussions très dures concernant la construction des stades à la veille de la Coupe du monde. Néanmoins, nous ne pouvions en rien soupçonner le modus operandi et l’ampleur de ce réseau.

S’agissant de la place de Paris et du Qatar, le témoignage dont j’ai fait part au début de notre entretien est issu de l’audition de Christian Chesnot que nous avons menée et des livres que celui-ci a consacrés au Qatar avec Georges Malbrunot. L’ancien ambassadeur du Qatar, je le rappelle, s’est plaint d’être considéré comme un distributeur de billets de 500 euros.

Comme je vous le disais, nous devons gérer vingt-sept législations différentes, ce qui nous laisse peu de temps pour nous concentrer sur la situation en France. Il n’en reste pas moins que Paris est connu de toute l’Europe pour être l’une des places fortes de l’influence qatarie. J’ignore les mesures qui, depuis, ont été prises mais l’attitude des successeurs de cet ambassadeur a été moins ostentatoire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous sommes tous d’accord pour convenir que les tentatives d’ingérence ou les ingérences sont difficiles à identifier puisqu’elles sont discrètes ou secrètes. Dès lors, ne risque-t-on pas nous-mêmes de nous faire l’écho d’échos et de fantasmer, surtout lorsque des scandales s’enchaînent ?

Votre rapport mentionne des noms de responsables politiques : l’ancien Premier ministre François Fillon, nommé membre du conseil d’administration de la société publique russe Zaroubejneft – dont il a démissionné, de même que d’un autre conseil d’administration, au début de l’invasion de l’Ukraine –, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin « qui promeut activement les intérêts chinois en France » et Jean-Marie Le Guen, membre du conseil d’administration de Huawei France. Vous avez bien décrit le cas de figure de Gerhard Schröder, où il est possible de voir un lien entre la politique énergétique allemande et le conseil d’administration de Gazprom. Mais qu’en est-il de ces personnalités ? Un lien évident d’ingérence me semble difficile à établir. La situation de MM. Fillon, Raffarin et Le Guen mérite-t-elle d’être mise au même niveau que celle de M. Schröder ?

M. Raphaël Glucksmann. Je ne pense pas que ces différentes personnalités soient au même niveau.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Elles sont citées dans le même paragraphe.

M. Raphaël Glucksmann. Il n’empêche qu’elles participent à la stratégie d’un régime étranger transformé en pourvoyeur de retraites dorées – c’est d’ailleurs aussi le cas de la Chine, à travers ses grandes entreprises.

Vous pouvez penser que ce n’est pas grave. Cependant, si nos dirigeants politiques considèrent la Chine et la Russie comme des banques qui leur assureront, à l’avenir, leur niveau de vie, ils éviteront de prendre des décisions hostiles mais adopteront au contraire une attitude conciliante vis-à-vis de ces pays. Il faut arriver à briser cette emprise, qui a forcément un impact sur les décisions prises au sommet de nos États. Le cas paroxystique est évidemment de celui de Gerhard Schröder. Si nous ne luttons pas contre ce que les Russes eux-mêmes ont appelé la « schröderisation » de la classe politique européenne, nous irons droit dans le mur. Depuis le 24 février 2022, on assiste à une prise de conscience sur le comportement de la Russie ; mais que feront nos dirigeants le jour où la Chine envahira Taïwan ? Ils doivent arrêter d’aller travailler pour ces groupes.

En 2021, M. Fillon a décidé de travailler pour des groupes intimement liés au régime russe et au système poutinien – nous ne parlons pas de véritables entreprises privées, mais de groupes dont le propriétaire est M. Timtchenko. Il a pris cette décision au moment même où le groupe Wagner plaçait une cible sur la tête de nos soldats au Mali, au moment même où la France devenait la principale cible de la propagande russe en Afrique. Le minimum d’éthique patriotique aurait été de faire en sorte de ne pas se retrouver dans une telle situation. Si nous ne légiférons pas, nos responsables politiques auront cet horizon-là, et ce sera extrêmement dangereux pour nos démocraties.

Je ne me fais pas l’écho d’échos, je rappelle des faits bien établis : M. Le Guen est allé travailler pour Huawei et M. Fillon pour des entreprises liées au régime russe. Peut-être y a-t-il une différence de niveau entre ces deux cas et celui de Gerhard Schröder, car l’ancien chancelier allemand a utilisé activement, dix années durant, l’ensemble de ses réseaux pour promouvoir des objectifs énergétiques tout à fait concrets. Cette affaire montre à quel point nos démocraties sont friables.

Les retraites dorées versées à nos élites par des régimes hostiles à nos valeurs et à nos intérêts stratégiques sont un véritable problème ; il touche non seulement les responsables politiques, mais également des capitaines d’industrie et les dirigeants d’écoles qui forment l’élite française. C’est, pour une démocratie, une forme de respect de soi que de s’y attaquer.

Quand vous avez accédé à une fonction aussi haute que celle de Premier ministre de la France, quand vous devez vos réseaux et votre destin à la République, le fait de mettre ces réseaux au service d’une tyrannie étrangère, au service d’intérêts hostiles à ceux de la France et de l’Union européenne, est franchement indigne et dangereux. Nous parlons de gens qui ont œuvré au cœur même de nos institutions, qui savent comment elles fonctionnent, qui connaissent les secrets de l’État et les personnes qui le font marcher.

C’est sur ce point que nous avons insisté dans le rapport. Nous avons débattu de l’opportunité de citer des noms, et nous avons décidé à la majorité de le faire, ce qui est rare dans un rapport. Quand vous publiez un rapport sans évoquer de cas concrets, comme c’est la tradition au Parlement européen, vous prenez moins de risques mais le problème que vous dénoncez reste évanescent pour l’opinion publique. En citant des noms, nous alertons nos concitoyens sur le caractère concret du phénomène. Nous ne parlons pas de personnages mythiques ou d’entités philosophiques, mais d’individus de chair et d’os, connus de tous, qui ont présidé aux destinées de nos cités mais ont décidé de se mettre au service de tyrannies étrangères dont les intérêts et les valeurs sont hostiles aux nôtres. Si j’étais romancier ou metteur en scène, j’explorerais leur psychologie et me demanderais comment ils font pour se regarder dans un miroir. Mais ce n’est pas mon problème. Pour ma part, je cherche à déterminer l’impact de leurs décisions sur nos cités et la manière de se prémunir contre de tels comportements.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour justifier la mention du Rassemblement national ou de l’ex-Front national parmi les partis liés au régime russe ou soutenant le narratif russe – vous nous direz quelle formule vous semble pertinente –, vous prenez l’exemple de quelques eurodéputés : de mémoire, M. Chauprade, M. Juvin, M. Mariani, M. Lacapelle et M. Bay. Entre-temps, certaines de ces personnes ont quitté le parti ou en ont été exclues, mais tel n’est pas l’objet de ma question. Vous déduisez de ces comportements individuels une position supposée du parti.

Vous n’avez pas le même raisonnement concernant M. Fillon et M. Raffarin, qui sont pourtant d’anciens premiers ministres ; du reste, M. Fillon a été candidat à l’élection présidentielle, et je pense qu’on peut dire sans danger que M. Raffarin aurait pu l’être. Ce dernier a d’ailleurs été Premier ministre lors d’un quinquennat durant lequel la France a décidé d’importants investissements en Russie. Quoi qu’il en soit, vous conviendrez que ces personnalités ont, au sein de leur parti politique, une influence bien plus importante que celle d’eurodéputés. Or vous ne tirez pas du comportement de M. Fillon une conclusion générale quant à la position de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) ou des Républicains. Il en va de même s’agissant du comportement de M. Raffarin, qui a lui aussi été membre de l’UMP – je ne sais pas s’il a adhéré aux Républicains, ni où il se situe désormais, je sais simplement qu’il soutient maintenant M. Macron. Vous ne déduisez pas non plus des activités de M. Le Guen une position du Parti socialiste en général, ni de celles de M. Schröder une compromission de l’ensemble du SPD allemand. Pourquoi donc tirez-vous du comportement de personnalités secondaires du Front national ou du Rassemblement national – ce n’est pas leur faire offense que de dire cela, d’autant que certaines ont quitté le parti ou en ont été exclues – une conclusion quant à la ligne de l’ensemble du parti, voire de sa présidente ?

M. Raphaël Glucksmann. Vous me posez une question très intéressante. Les dirigeants des autres partis politiques que vous avez évoqués n’ont pas conduit leur formation politique à adopter une position générale de soutien à Vladimir Poutine. Le Parti populaire européen (PPE), auquel appartenait l’UMP et appartiennent aujourd’hui Les Républicains, défend depuis longtemps une position très ferme vis-à-vis du régime russe. Il en est de même du groupe S&D au Parlement européen, auquel appartient le parti de Gerhard Schröder. La conjonction du soutien politique et idéologique exprimé par les dirigeants des partis d’extrême droite et des actions individuelles menées par les membres de ces partis témoigne d’une connivence générale. Cela ne veut pas dire que, dans ces mouvements-là, tout le monde travaille pour la Russie, mais qu’il y a une atmosphère générale qu’on ne retrouve pas, par exemple, au PPE. Le fait que M. Fillon ait accepté de travailler pour le régime russe, pour le système poutinien, ne détermine pas la position politique de l’ensemble du PPE. En revanche, les eurodéputés que vous avez nommés et qui ont été sanctionnés – vous les qualifiez de personnalités mineures, ils apprécieront –,…

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Non, de personnalités secondaires.

M. Raphaël Glucksmann. … ont suivi la ligne politique de leur mouvement. Lorsqu’ils ont violé les règles européennes en se rendant en Crimée, ils n’étaient pas en rupture avec le Front national puisque la présidente de leur parti, Mme Le Pen, n’avait alors rien à redire à l’annexion de cette région et tout à redire aux sanctions décidées à l’encontre du régime russe. Du reste, s’ils ont quitté le Rassemblement national, c’est pour des raisons de politique interne et non à cause de la position du mouvement au sujet de la Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour M. Chauprade, quand même…

M. Raphaël Glucksmann. Peut-être ; je ne suis pas un expert des débats internes au Rassemblement national. Quoi qu’il en soit, ces élus n’étaient pas en rupture avec la ligne idéologique et géopolitique du mouvement. Ce n’est pas le cas de M. Fillon qui, lorsqu’il a décidé d’aller travailler pour le régime russe, a clairement rompu avec la ligne du PPE. Ce fait est absolument flagrant. C’est donc en raison de la conjonction de la position générale du parti et des actions individuelles menées par ses membres que le Rassemblement national n’est pas traité de la même manière dans notre rapport.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Si l’on se place au niveau des partis européens, vous avez raison. Toutefois vous avez aussi fait des commentaires, en France – puisque c’est bien notre pays qui est concerné par la présente commission d’enquête –, sur les personnalités et les partis français. Faut-il mettre sur le même plan le fait de se déplacer dans un territoire annexé de manière illégale et, pour ce qui concerne les deux anciens Premiers ministres et le ministre que j’ai nommés, le fait de signer un accord relatif à la vente de deux navires Mistral, d’autoriser Total à réaliser le plus grand investissement de son histoire à Yamal, de permettre à Engie, dont l’État est actionnaire à hauteur de 20 %, d’investir dans Nord Stream 1 et 2 – le groupe ayant versé près de 1 milliard dans ce dernier projet –, de laisser Renault, dont l’État détient 10 % du capital, devenir un des premiers constructeurs automobiles en Russie, d’attribuer à M. Poutine la plus haute distinction honorifique de notre pays, d’autoriser des personnalités françaises éminentes à recevoir des médailles du régime russe, etc. ? Je pourrais multiplier les exemples montrant que l’UMP, le PS ou la majorité présidentielle ont pris des décisions qui favorisent le régime russe et le reconnaissent comme un interlocuteur parmi d’autres. Pourtant les crimes n’ont pas manqué avant l’invasion de l’Ukraine, à l’image de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa ou des agissements de la Russie en Tchétchénie.

Je repose donc ma question, en la centrant sur la France : pourquoi établissez-vous une différence entre la ligne politique du RN et celle des autres partis, en particulier l’UMP – M. Fillon n’ayant pas contesté l’annexion de la Crimée ?

M. Raphaël Glucksmann. Votre question portait sur notre rapport ; c’est pourquoi ma réponse était axée sur l’Europe. Puisque vous évoquez les interventions que j’ai faites dans un contexte national, je vous répondrai à titre personnel. Les décisions prises par M. Schröder ont sans doute plus influé sur l’histoire européenne que les agissements de tel ou tel mouvement politique qui n’était pas au pouvoir. C’est le point de départ de mon livre.

Postérieurement à l’invasion et au démembrement de la Géorgie, qui surviennent en 2008 alors que la Russie a violé l’accord de cessez-le-feu négocié par le président français, Nicolas Sarkozy, celui-ci décide avec son Premier ministre, François Fillon, de vendre au régime de Vladimir Poutine des bateaux de guerre offensifs. Si le président François Hollande n’était pas revenu sur cette décision, des bateaux français attaqueraient aujourd’hui l’Ukraine. Des décisions très graves ont été prises à ce moment-là : loin de moi l’idée de les minorer.

L’appartenance politique des acteurs en cause n’influera jamais sur l’analyse que je fais de tels agissements. Dans les interviews où j’attaque le positionnement du RN, je m’en prends aussi à des personnalités éminentes de la gauche européenne. Le fait que M. Le Guen ait eu une étiquette socialiste ne m’empêche nullement de m’interroger sur le travail qu’il a effectué pour des intérêts chinois.

J’en viens aux mouvements proprement dits. Lorsque M. Schaffhauser va négocier l’octroi de prêts au RN, c’est le parti en tant que tel qui devient débiteur de la First Czech Russian Bank. Celle-ci est l’une des composantes du système poutinien, qui est hostile à nos intérêts fondamentaux et à nos principes. La différence tient aussi au rapport à Poutine, qui est présenté par les dirigeants de votre parti comme un étendard politique. À l’époque dont je parlais, nos gouvernants affirmaient qu’on était bien obligé de discuter avec Vladimir Poutine, ce qui nous a conduits à des compromissions. Mais les déclarations du RN sont allées au-delà, en exaltant un agenda commun.

La stratégie russe se développe depuis des années selon deux axes : la corruption du système et le soutien à des forces décrites comme antisystème. Le Front national a été instrumentalisé car il apparaissait comme une force remettant en cause le système, la construction européenne et les institutions de l’Europe. C’était l’une des composantes de la stratégie d’ingérence russe, au même titre que les actions que vous avez évoquées. Sans doute la corruption du système était-elle la priorité des autorités russes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’ai trouvé cette audition particulièrement éclairante, même si certains débats franco-français que vous avez vous-même alimentés, monsieur le président, ont, malgré tout leur intérêt, quelque peu dévié de l’objet que s’est donné la commission spéciale du Parlement européen présidée par M. Glucksmann.

De nombreux organes de presse ont mené des investigations sur la stratégie du régime de Vladimir Poutine en direction de cibles appartenant aux familles de la droite extrême et de l’extrême droite : je pense, par exemple, à « Complément d’enquête » ou à « Spécial Investigation ». Ces enquêtes ont été corroborées par les études de nombreux universitaires et chercheurs. Nous savons le prix que paient souvent les journalistes d’investigation – c’est le cas, en ce moment même, d’un journaliste en Russie.

Cette audition a montré l’importance de contextualiser les enjeux, pas seulement sous un angle géopolitique mais également à l’aune des valeurs. Des régimes autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, sont animés par le désir de détruire les valeurs démocratiques européennes. Ils déploient et financent massivement les stratégies d’influence et d’ingérence les plus brutales, mais aussi les plus sournoises. Il faut les distinguer nettement d’autres régimes qui ne cherchent pas à porter atteinte à nos valeurs. On peut s’interroger sur la rationalité de ceux qui, étant membres du Parlement européen ou d’un parlement national, quel qu’il soit, et qui devraient être attachés aux principes de la démocratie représentative, sont parfaitement alignés sur des positions prônées par un régime dictatorial ou autoritaire.


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30.   Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ancien ministre (5 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Michel Sapin, ancien ministre délégué à la justice, ancien ministre de la fonction publique, ancien ministre du travail, ancien ministre de l’économie et des finances.

Monsieur le ministre, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission. Si nous avons souhaité bénéficier de votre analyse, c’est d’abord parce que votre nom est associé à deux lois qui structurent le paysage juridique, réglementaire et administratif français en matière de lutte contre la corruption :

– la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques ;

– la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Nous serons très heureux de vous entendre sur la genèse de ces deux textes, sur leur mise en œuvre, sur l’évaluation de leur efficacité. Estimez-vous que celle-ci est avérée ou pourrons-nous, dans le cadre de nos travaux parlementaires, proposer des voies et moyens pour lutter plus efficacement contre les phénomènes de corruption ?

Notre commission d’enquête a pour but d’identifier et de comprendre les menaces d’ingérences ou les ingérences avérées pesant sur notre démocratie et sur les décideurs publics et privés. La corruption reste, sous ses différentes formes, le moyen privilégié des puissances étrangères qui souhaitent attenter à notre démocratie.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Sapin prête serment.)

M. Michel Sapin, ancien ministre. Vous souhaitez que je vous parle de la lutte contre la corruption, en lien avec l’influence que pourrait avoir une puissance étrangère sur les décisions prises, en particulier par des collectivités ou des personnes ayant des responsabilités publiques. C’est un angle très précis, mais qui ne résume pas tout le débat que nous avons pu avoir et tout le champ de la lutte contre la corruption. Je pense en particulier à la corruption d’agents publics étrangers à l’étranger, sujet de la loi Sapin 2. Autant la corruption d’agents publics nationaux est prohibée depuis toujours, autant, jusqu’en l’an 2000, la corruption d’agents publics à l’étranger n’était pas interdite.

Le délit de corruption d’agents publics étrangers à l’étranger a été intégré au code pénal français en l’an 2000 comme une conséquence obligatoire d’une convention très importante que vous avez dans votre spectre d’analyse, la convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de 1997, par laquelle tous les pays de l’OCDE ainsi que cinq ou six autres se sont engagés à lutter contre la corruption d’agents publics à l’étranger.

La loi Sapin 2 avait comme principal objectif de compléter l’arsenal juridique français par un certain nombre d’outils nouveaux permettant de lutter contre la corruption par des entreprises – ou d’autres entités – d’agents publics à l’étranger, principalement pour conquérir des marchés.

La loi Sapin 1, quant à elle, avait pour objet la lutte contre la corruption en France d’agents publics français, dans le contexte de la fin des années 1990 qui était celui de la corruption avérée pour le financement des partis politiques et des campagnes électorales. C’était totalement illégal, mais pas totalement immoral dans le sens où cela n’était pas de l’enrichissement personnel. Ce n’était pas une volonté d’acquérir un marché du point de vue de ceux qui autorisaient le mécanisme. C’était parce que le dispositif français se refusait à regarder les choses à face et que la vie des partis politiques et les campagnes électorales avaient un coût. Plus ce coût augmentait, plus a été accepté un dispositif pratiqué par absolument tout le monde. Tous les partis ayant une capacité locale de décision ont permis ce financement des partis et des campagnes.

La loi Sapin 1 est venue achever le processus amorcé par la loi Pasqua et les lois Rocard, avec l’interdiction du financement des partis par les entreprises. Cela ne signifie pas que, depuis, le financement des partis et des campagnes ne pose pas de questions. Mais il s’agit davantage de questions de non-respect des règles de financement que de corruption. Par exemple, si vous dépassez le plafond qui vous est imposé, vous êtes en situation illégale. Vous pouvez évidemment être poursuivi pour cela, mais ce n’est pas un cas de « donnant-donnant » afin d’obtenir quelque chose en échange.

La loi Sapin 1 a principalement voulu mettre le projecteur sur tous les endroits qui pouvaient être quelque peu obscurs dans le cadre des procédures de marché public ou de délégation de service public. Tous les responsables locaux connaissent ces procédures désormais très encadrées et il est devenu beaucoup plus difficile d’accorder un marché en échange d’une compensation.

Pour autant, la corruption a-t-elle totalement disparu en France ? La réponse est évidemment non. La preuve en est le nombre de personnes poursuivies. Cependant, il est très compliqué d’apporter la preuve de la corruption dès lors que, dans le pacte de corruption, deux personnes sont concernées.

Un ancien parlementaire responsable d’une collectivité territoriale au nord de Paris a été récemment poursuivi par le parquet national financier pour fraude fiscale, fraude fiscale aggravée, blanchiment de fraude fiscale et corruption. Il a été condamné extrêmement durement, mais pas pour corruption car le pacte de corruption n’a pu être démontré. C’est la raison pour laquelle, en France, ce n’est pas la corruption qui permet de poursuivre et de condamner, mais le trafic d’influence, l’abus de bien social et le recel d’abus de bien social, ce dernier étant beaucoup plus durement poursuivi et condamné que l’abus de bien social. Toutes les grandes affaires jugées comprenaient du recel d’abus de bien social.

Aujourd’hui, le dispositif fonctionne, avec des poursuites et des condamnations. Il y a certainement encore de la corruption. Les collectivités territoriales ont fourni un effort considérable pendant des années, mais il est toujours nécessaire d’effectuer des rappels et d’être extrêmement attentif sur le sujet.

La loi Sapin 1 a été élaborée et discutée extrêmement rapidement, avec un dépôt en octobre 1992, une adoption en fin d’année 1992 et une publication au début de 1993. Chacun a participé à la construction d’une loi qui paraissait utile à l’intérêt général.

J’ai réuni à cette occasion mes équipes pour les remercier. Je les ai questionnées sur la situation à l’étranger et elles m’ont répondu que l’étranger ne représentait aucun problème car il existait un bureau à Bercy traitant de ces situations. Il était surnommé « le bureau des bakchichs » ou « le confessionnal ». Le chef d’entreprise ou son directeur commercial venait expliquer les enjeux du marché à l’étranger, le bureau posait son cachet et la dépense était présentée comme normale à l’administration fiscale et était déductible.

Ce système a fonctionné jusqu’à l’application de la convention de l’OCDE de 1997 et il était partout le même. Seuls les États-Unis avaient réagi plus tôt, en raison d’un scandale considérable qu’ils avaient subi : dès 1977, ils avaient adopté un texte de lutte contre la corruption des agents publics à l’étranger, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

En 1997, la pression des entreprises américaines était forte et bien compréhensible. Par ailleurs, ce sont évidemment les pays les plus fragiles du point de vue démocratique, social et sécuritaire qui sont frappés par ce genre de corruption.

L’OCDE avait créé à juste titre un organisme de contrôle. Ce contrôle était réalisé par les autres pays que le pays concerné et des rapports périodiques étaient publiés. Un premier rapport sur la France paru tout début 2012 avait émis des préconisations. Le second rapport de 2014 – année où j’ai été nommé ministre de l’économie et des finances par le Président de la République – était catastrophique. L’OCDE constatait que pas une seule entreprise française n’avait été condamnée définitivement en France pour des faits de corruption d’agents publics étrangers à l’étranger. À la même période, étaient poursuivis et sanctionnés aux États-Unis une douzaine de pays pour des faits de corruption d’agents publics étrangers à l’étranger.

Il faut toujours faire très attention sur le sujet. Je ne suis pas du tout naïf. Quand vous êtes une très grande entreprise aéronautique américaine et que votre plus important concurrent a quelques difficultés dans ce domaine, si vous pouvez obtenir des informations sur les marchés, les agents et les prix, elles vous sont fort utiles et précieuses. Dans ce cas, vous essayez d’obtenir le plus d’informations possible. Lorsque vous communiquez toutes ces informations à la justice d’un autre pays, il est possible qu’elles servent à informer d’autres que les juges, les procureurs ou les services en charge des poursuites et des éventuelles sanctions. Le meilleur moyen de se défendre est de faire le travail soi-même.

Le pacte de corruption est encore plus difficile à prouver lorsqu’il s’agit d’aller chercher des preuves à l’étranger, quand celui qui est corrompu à l’étranger est encore au pouvoir ou dans l’orbite du pouvoir. Il ne va pas collaborer pour apporter des éléments de preuve. Or la preuve est indispensable pour pouvoir condamner.

Nous avons donc inventé un dispositif, la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). On dit souvent que la CJIP est la copie du système américain, mais c’est faux. Elle respecte la même logique, tout en respectant les principes du droit français – en particulier, la décision revient à un juge du siège.

Je me suis rendu en Grande-Bretagne, où l’on venait d’adopter le troisième grand texte de lutte contre la corruption qui sert de référence aujourd’hui. Puis je vais aux États‑Unis et rencontre l’adjoint du Department of Justice (DOJ) spécialisé sur ces questions qui m’expliquent la méthode et les mécanismes américains. Je lui demande pourquoi les États‑Unis sont aussi méchants avec les entreprises françaises. Il argumente pour me prouver le contraire, puis, pour clore la discussion, il me dit : « You don’t do the job, so I do it. » Pour le ministre de la République que j’étais, la souveraineté française était évidemment mise à mal par son incapacité à faire soi-même le travail.

J’ai revu cette personne quelques années plus tard à l’occasion d’un colloque et il m’a dit : « So now, Michel, you do the job. » Nous étions à quelques semaines d’une décision très importante qui concernait Airbus. La CJIP avait été effectuée sous autorité française, menée par le parquet national financier, en lien avec les autorités américaines et anglaises, car une partie de l’avion était construite en Grande-Bretagne et des composants étaient couverts par l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR), un dispositif américain servant à contrôler les importations et exportations des objets et services liés à la défense nationale. Sur les près de 4 milliards d’euros d’amende, plus de la moitié est revenue au Trésor public français, alors qu’auparavant elle aurait été intégralement versée au Trésor américain.

Le dispositif est-il aujourd’hui efficace ? Le mieux est de lire le rapport de l’OCDE de 2021, qui est assez explicite : une dizaine de CJIP sont en cours et pas une seule entreprise française n’est poursuivie aujourd’hui aux États-Unis pour des questions de corruption. J’insiste sur ce point.

Je ne veux pas du tout être idéaliste. Les lois n’ont pas changé : la compétence extraterritoriale des Américains reste la même. En revanche, l’une des mesures les plus fortes de la loi Sapin 2 est d’avoir créé une exterritorialité française, y compris contre des sociétés américaines ou chinoises, même si elle n’est pas aussi massive que l’exterritorialité américaine. Si par exemple, une entreprise chinoise ayant une filiale en France corrompait à l’étranger un agent public étranger, nous aurions la compétence pour la poursuivre. Pour autant, l’extraterritorialité américaine s’étend à toute correspondance passant par les États‑Unis et, partant, à toute transaction en dollars.

J’ignore si vous aurez envie de faire des propositions en ce sens, mais la montée au niveau européen d’un dispositif de même nature que le dispositif Sapin 2 ou que le dispositif britannique me paraîtrait indispensable. Plusieurs propositions ont été faites dans ce domaine, notamment par le Club des juristes. La Commission européenne a commencé à travailler à une directive sur le sujet, mais elle rencontre quelques difficultés à obtenir un consensus de la part de l’ensemble des pays concernés – certains pays à l’est de l’Europe ne sont pas complètement à l’aise avec ces questions de corruption.

Mon propos n’est pas véritablement en lien avec le sujet très précis de l’ingérence étrangère : pour la corruption d’agents français par des puissances étrangères, il n’y avait pas besoin de loi Sapin 2.

Par définition, tout est perfectible. Il est certainement possible de faire des propositions sur des questions de détails. Un travail de grande qualité avait été réalisé par une mission au sein de l’Assemblée. Je n’étais pas d’accord avec toutes les propositions qui ont ensuite donné lieu à une proposition de loi du député Gauvain, mais il existe de nombreuses propositions relativement précises pour améliorer le dispositif.

Ma principale préoccupation serait que les services du PNF ou de police judiciaire affectés à ce sujet aient les moyens de faire leur travail. Il s’agit du problème plus général des moyens de la justice et de la police judiciaire pour repérer et ensuite poursuivre le mieux possible les délits, particulièrement ceux de cette nature.

M. le président Philippe Tanguy. Pour être totalement transparent, l’une des raisons qui nous ont conduits à votre audition, c’est le choix du procureur national financier d’orienter son exposé, lors de son audition, sur les ingérences possibles du fait de l’application de dispositifs extraterritoriaux étrangers. Nous avons évoqué les États-Unis principalement, mais également la Chine.

Aviez-vous connaissance lorsque vous étiez ministre, avant et après le vote de la loi, de l’utilisation d’un droit extraterritorial autre qu’américain, y compris au sein de l’espace européen ?

M. Michel Sapin, ancien ministre. Nous étions tellement préoccupés par la force du bras américain que je n’ai pas travaillé à savoir s’il existait d’autres cas. Mon sentiment est qu’ils n’existaient pas ou peu.

Cette question de l’extraterritorialité est toujours très ambiguë. La loi Sapin 2 nous a donné la capacité de lutter contre la corruption, mais elle peut être défavorable à nos entreprises.

Les autorités chinoises mettent en place depuis peu un mécanisme de même nature au moment où la concurrence internationale se modifie. Pendant toute une période, la Chine se mettait dans les mécanismes internationaux et dans la régulation mondiale, ne serait-ce que par le biais du commerce. On assiste aujourd’hui à une volonté de la Chine de se défendre en disant : « Je peux vous attaquer. » Même avec beaucoup de bonne volonté, cet outil peut devenir un outil d’interférence, d’ingérence ou en tout cas de puissance. Nous avions tort de ne pas disposer de cet outil et de ne pas avoir les moyens de lutter nous-mêmes contre la corruption. Cela donnait un excellent prétexte à d’autres autorités pour le faire.

Je n’ai pas souvenir d’autres cas où des entreprises françaises auraient été poursuivies pour des faits de corruption à l’étranger. Autant j’ai la liste des dix entreprises françaises poursuivies aux États-Unis, autant je ne serais pas capable de donner un nom. Je ne sais pas si le PNF avait un nom en tête ou s’il percevait simplement une menace.

M. le président Philippe Tanguy. Je voudrais revenir sur le « bureau des bakchichs », dont j’ignorais l’existence. J’avoue avoir été interpellé par son existence. J’ai compris qu’il opérait jusqu’en l’an 2000. Pouvez-vous expliciter son fonctionnement ? Je n’ai pas compris s’il s’agissant d’un bureau formel ou informel. Était-il encadré et surtout, était‑il sous l’autorité du ministre ou de son cabinet ? Il s’agissait, me semble-t-il, d’une zone de vulnérabilité. En effet, nous pouvons estimer que ces agents publics détenaient un nombre considérable d’informations sur des marchés stratégiques, susceptibles de mettre en cause des entreprises et des dirigeants économiques importants pour la France.

M. Michel Sapin. Le délit de corruption d’agents publics étrangers à l’étranger a été introduit dans le code pénal français en 2000. Corrompre – nous n’utilisions pas ce terme – ou « mettre de l’huile dans le circuit » pour faciliter la transaction avec des agents publics à l’étranger n’était pas un délit en France. Cela pouvait être un délit dans le pays concerné, mais cela ne l’était pas en France comme dans la plupart des pays signataires de la convention de l’OCDE.

Si vous lisez l’un des premiers articles de la convention, il est dit que les États s’engagent à créer dans leur dispositif juridique ce délit de corruption d’agent public étranger à l’étranger. La France s’est engagée en 1997. Elle a ratifié la convention en 1999. La modification du code pénal est intervenue en 2000.

À l’époque, une direction de Bercy était chargée du commerce extérieur. Elle avait un bureau parfaitement identifié dont le rôle était de faire en sorte que le dispositif d’accompagnement commercial soit proportionné. Les entreprises ne venaient pas légaliser quelque chose d’illégal, mais pour présenter aux services des impôts une facture qui soit considérée par l’administration française comme parfaitement régulière.

Dans ce bureau, il était en effet possible d’obtenir des informations importantes sur les entreprises françaises, comme dans bien d’autres bureaux à Bercy sur des questions de cette nature. Ce sont des informations qui sont parfois classifiées « secret défense ». Dans tous les cas, elles sont couvertes par la confidentialité. Fort heureusement, l’administration a parfois connaissance d’informations extrêmement précieuses, dangereuses ou sensibles ; il est de la responsabilité des fonctionnaires que d’en respecter la confidentialité. Après, certains sont plus vulnérables que d’autres. Plus vous êtes détenteur de secrets, plus vous êtes vulnérable par rapport à la volonté d’influence de tel ou tel pays.

La corruption privée est interdite. La corruption publique est interdite. La corruption publique d’agents publics à l’étranger est interdite. Mais quid de la corruption d’État ? Que font les services secrets de tous les États ? Il est souvent question d’argent, derrière. À l’Assemblée nationale, j’ai été membre de la commission de vérification des fonds spéciaux. Les trois quarts de ces fonds sont du ressort de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Que fait la DGSE de ces fonds spéciaux ? On ne dit pas qu’elle corrompt puisqu’elle agit dans l’intérêt de l’État. Quand il s’agit de l’intérêt national, vous n’êtes pas dans un mécanisme de corruption qui serait punissable, mais dans un système où l’on essaie d’obtenir des informations. Cela s’appelle de l’espionnage. Et l’espionnage aux dépens de la France est encore plus durement sanctionné que la corruption au sens simple du terme, puisqu’il porte atteinte à la sûreté de l’État. Il s’agit du niveau le plus élevé des peines prévues par le code pénal.

M. le président Philippe Tanguy. Le fait que ce bureau soit appelé « bureau des bakchichs » ou « confessionnal » interpelle. Les sciences politiques ont démontré les méfaits de la corruption sur les démocraties. Le fait que jusqu’à des périodes récentes les services de l’État organisaient, toléraient ou facilitaient ce genre de pratique à l’étranger m’interroge tout de même. Le surnom de « confessionnal » signifie qu’il existait une forme de culpabilité – morale en tout cas, à défaut d’une culpabilité légale – à l’exercer. Nous pouvons estimer que ce bureau n’était pas très moral. Nous n’avions tout de même pas l’air d’en être très fiers.

Vous-même, lorsque vous étiez ministre, aviez-vous connaissance de ce phénomène ? Ne pensez-vous pas que ce bureau représentait une forme de fragilité de notre pays et qu’il exposait la France à des ingérences étrangères ? Comme vous l’avez expliqué, pour un pacte de corruption, il faut être deux. Lorsque vous faites un pacte de corruption, celui qui est corrompu a également une capacité d’influence sur vous, surtout s’il vit dans une dictature ou un régime autoritaire où la population n’a pas forcément conscience ou connaissance de cet acte de corruption. Dans une démocratie au contraire, le fait de faire savoir qu’un bureau a pu faciliter ou donner quitus à une forme de corruption peut fragiliser les agents, dans la mesure où l’on peut estimer que le corps social français ne le tolérera pas.

Je reviens sur la forme de déséquilibre que vous avez vous-même évoquée. Le fait pour les agents d’une démocratie d’être impliqués dans une forme de corruption n’a pas forcément les mêmes conséquences pour la démocratie que pour le pays qui a été corrompu.

M. Michel Sapin. Je ne peux que partager vos propos. Ce fonctionnement pouvait être choquant à l’époque comme il peut l’être encore aujourd’hui. Les cas de corruptions surviennent souvent dans les sociétés les plus fragiles. Elles étaient corrompues et peuvent l’être encore aujourd’hui à l’initiative de telle ou telle puissance économique ou entreprise, avec parfois l’aval de l’État ou des États concernés. Vous l’avez compris, c’est pour cette raison que je dis que nous n’avons pas terminé notre travail. Nous étions moins sensibles à l’époque à la question de la corruption à l’extérieur.

J’entends encore beaucoup dire : « Chez eux, c’est culturel, c’est comme cela. Certes, c’est immoral, mais si on ne le fait pas, d’autres le font. » Certaines entreprises regrettent de ne plus être présentes dans certains pays en raison de la loi Sapin. Elles déplorent que les autres entreprises présentes n’aient pas modifié les habitudes du pays en question. Tout le monde est contre la corruption. Je n’ai jamais eu d’adversaire sur ce sujet. En revanche, j’ai souvent entendu : « Je suis contre la corruption, mais… »

Le rapport de l’OCDE sur la France en 2014 mettait en évidence une situation scandaleuse, il faut l’admettre. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai réagi en essayant de trouver les meilleurs outils permettant d’exercer la poursuite de ces interdictions.

Il n’y a pas de culture, il n’y a pas de religion qui dise que la corruption est une bonne chose. C’est faux. C’est une facilité de langage de nos propres entreprises pour excuser les corruptions qui sont en tout état de cause inexcusables.

La corruption des autres n’est devenue scandaleuse que très tardivement. Corrompre les siens, c’était scandaleux, alors que corrompre le prince d’à côté, ce n’était pas scandaleux s’il s’agissait de servir les intérêts de l’État – relisez Démosthène ou Cicéron. C’est la raison pour laquelle cette question est tout de même très nouvelle et n’est pas forcément encore dans toutes les têtes.

Certaines CJIP sont très intéressantes. La CJIP d’Airbus, par exemple, est un véritable guide. Elle décrit toutes les méthodes possibles et imaginables de corruption mises en place par Airbus les années précédentes. Ce ne sont pas des services de police américains ou britanniques qui ont repéré les faits. C’est Airbus elle-même, après avoir fait le ménage dans sa direction, qui est venue voir les autorités en expliquant qu’elle souhaitait régler le problème et mettre en place des dispositifs. C’était une manière intelligente de se mettre à l’abri du seul bras armé américain.

Dans le dispositif américain et maintenant dans le dispositif français, il existe le monitoring. Une entreprise, après s’être dénoncée, doit prouver qu’elle a mis en place tous les dispositifs permettant d’éviter que la corruption ne se reproduise. Avant la loi Sapin 2, lorsqu’une entreprise était poursuivie et punie, il existait aux États-Unis un dispositif de monitoring. Il s’agissait d’un cabinet américain ou parfois français qui ne rendait compte qu’à l’autorité américaine. En rendant compte, il était susceptible de passer un certain nombre d’informations qui pouvaient mettre en danger des secrets de fabrication ou des secrets commerciaux. Le dispositif qui a été mis en place et qui est parfaitement respecté par les Américains est le suivant : le monitoring est décidé par la CJIP et il est confié à l’Agence française anticorruption (AFA), dont le rôle est de vérifier que les entreprises ont bien mis en place les dispositifs de prévention de la corruption. Je passe sur la technicité de l’article 17 de la loi Sapin et ses huit obligations.

Le PNF pendant l’enquête, puis l’AFA pour le monitoring, vont trier l’ensemble des informations et rapporter à l’administration américaine si les dispositifs mis en place sont suffisants ou pas. C’est une forme de protection par rapport à la loi dite « de blocage » qui fonctionnait très mal et prévoyait de peines relativement faibles.

Un cas peut vous intéresser, car il représente une forme d’ingérence. Il s’agit de l’Iran et de l’accord dit « nucléaire ». Unilatéralement, les États-Unis et le président Trump, décident de rétablir les sanctions. L’entreprise qui continue de travailler avec l’Iran est en situation parfaitement régulière par rapport à la loi française ou la loi internationale. En revanche, elle est en contradiction avec la décision américaine. Si vous êtes Total, vous comparez le chiffre d’affaires que vous faites dans le golfe du Mexique et celui que représente l’Iran… et vous fermez vos activités en Iran. C’est une forme, très subtile, d’ingérence par la puissance qui a été extrêmement efficace. Même après la levée des sanctions, aucune grande banque française n’a souhaité financer la reprise du commerce avec l’Iran, craignant que les États-Unis ne changent d’avis. La seule méthode que la France ait trouvée pour se défendre, c’est d’éviter un monitoring aux mains des autorités américaines.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je suis vice-présidente de la délégation parlementaire au renseignement. Au sein de ladite délégation existe toujours une commission de vérification des fonds spéciaux, présidée par le sénateur Yannick Vaugrenard et dont je suis l’un des membres. Elle effectue un travail de vérification très méthodique et rigoureux des fonds spéciaux dûment identifiés comme tels et votés par le Parlement, dans le souci de l’intérêt général. Je ne veux pas en dire plus, car le rapport annuel rédigé par la commission est mis à la disposition de quelques autorités de la République, mais n’est bien sûr pas rendu public.

S’il existe d’autres fonds, dits « fonds secrets », par définition personne n’a à en connaître. C’est une autre dimension qui sort du travail de la commission d’enquête sur les menaces d’ingérence étrangère.

Vous avez fait allusion au rapport favorable de l’OCDE de décembre 2021 qui effectue un bilan de l’application de la loi Sapin 2 et salue les progrès réels qu’elle a permis. Nous entendrons demain des représentants de l’OCDE.

Vous avez également fait allusion au rapport d’information des députés Raphaël Gauvain et Olivier Marleix, qui regrettaient l’action limitée de l’Agence française anticorruption au sein du secteur public. Au cours de son audition, le directeur de l’AFA a également admis ces limites. Pensez-vous qu’il faudrait étendre le champ de compétences de l’AFA dans ce domaine, qu’il s’agisse des administrations publiques, des agents de la fonction publique d’État ou territoriale, ou des élus nationaux ou locaux ? Pensez-vous que ce secteur public est suffisamment protégé ? Les dispositifs de détection des éventuelles menaces de corruption ou de trafic d’influence sont-ils suffisamment robustes ?

La loi Sapin 2 instaure un répertoire numérique des représentants d’intérêts ainsi qu’un code de conduite pour ces derniers. Une réflexion est en cours, mais n’est pas totalement formalisée. Pensez-vous que nous pourrions aller plus loin en identifiant la représentation d’intérêts étrangers ? Ne pensez-vous pas que le lobbying d’entreprises étrangères devrait être mieux caractérisé et rendu plus transparent ?

M. Michel Sapin. Je commencerai par répondre à votre seconde question. J’ai le sentiment que le dispositif concernant les collectivités territoriales et plus généralement les agents publics est suffisamment robuste. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas perfectible. Depuis la première loi, je constate que l’on a plutôt légèrement allégé les contraintes, en particulier les seuils à partir desquels il faut mettre en place des procédures de marché public. Cela a été le cas pendant la crise du covid et c’est compréhensible. Il n’est pas toujours facile de réaliser l’arbitrage entre une règle suffisamment stricte pour éviter les dérapages et, malgré tout, une facilité dans l’administration quotidienne des collectivités ou de l’État. On a vu remonter les seuils parfois au-delà de ce que j’aurais souhaité, soit par modification législative, soit par décret. On peut avoir le sentiment de faire face à des injonctions contradictoires mais il faut faire attention à ne pas céder à des arguments de soi-disant bon sens selon lesquels il n’y aurait pas de risque. Par définition, les risques existent, y compris parfois pour de petites sommes.

La volonté de lutter contre la corruption, dont je ne doute pas qu’elle est partagée, doit être sans cesse rappelée. Nous constatons parfois quelques cas de corruption dans les services techniques de certaines collectivités territoriales. Au niveau local comme au niveau le plus élevé de l’État, la corruption est insupportable du point de vue moral, mais également du point de vue économique.

S’agissant des pouvoirs de l’AFA sur les collectivités territoriales, en toute connaissance de cause, dans la loi Sapin 2, nous avions fait la différence non pas en termes de compétences, mais en termes de moyens de coercition et de sanction. Il serait souhaitable d’unifier le dispositif pour renforcer ses capacités.

Certains ont considéré, notamment dans le rapport et dans la proposition de loi de M. Gauvain, qu’il fallait enlever à l’AFA le contrôle des collectivités territoriales et des administrations. Je n’y étais pas favorable, mais des arguments allaient en ce sens. Le principal était le suivant : les entreprises françaises, jusqu’à la loi Sapin, n’avaient aucune obligation de prévention. L’État et les collectivités territoriales ont au contraire de telles obligations, en particulier de transparence des marchés publics. Pour eux, il existait déjà des autorités de vérification et des peines sont prévues.

Ce dispositif n’existait pas au niveau des entreprises. L’idée était de réaliser une forme de remise à niveau. Objectivement, les entreprises se sont mises à niveau et ont réalisé un travail extraordinaire en très peu de temps. Si l’AFA n’a saisi la commission des sanctions qu’à deux reprises, c’est que le caractère pédagogique des mécanismes d’inspection a porté ses fruits.

Au même moment, j’ai trouvé que la pression sur l’administration pour bien mettre en œuvre les dispositifs existants baissait en intensité. La mission menée par les députés Gauvain et Marleix l’a souligné à juste titre. Il s’agissait davantage d’un problème ambiant, de volonté politique, que de manque d’outils.

S’agissant du répertoire numérique des représentants d’intérêts, je rappelle que la CJIP a été introduite par un amendement parlementaire, qui était fort bien rédigé – je ne dirai pas que j’étais totalement étranger à la conception du dispositif, mais j’avais été battu dans un arbitrage, la Chancellerie considérant que ce n’était pas un dispositif « à la française »... Le sujet le plus compliqué a été celui du répertoire numérique des représentants d’intérêts, non parce qu’ils se trouvaient ainsi identifiés, mais parce qu’ils étaient obligés de décrire le sujet et les personnes qui étaient en face d’eux. C’est sur ce point qu’ils ont été le plus réticents à davantage de transparence –  et pour de bonnes raisons : en citant le fonctionnaire, le directeur de cabinet ou le directeur général qui est en face de vous, vous créez une difficulté.

Cette partie de la loi qui concerne la création du répertoire est entrée en application à la parution du décret le 4 mai 2017, alors que la passation de pouvoir entre les deux Présidents de la République n’avait pas encore eu lieu. J’ai eu beaucoup de mal à faire en sorte que le décret sorte effectivement. Dans le cas contraire, la loi ne s’appliquait pas. Je le dis car ce décret fait souvent l’objet de critiques, que je peux partager, sur le fait qu’il ne demande pas suffisamment de précisions.

La Haute Autorité d’hier et d’aujourd’hui souhaite que ce décret soit complété. Une mission d’information parlementaire menée par M. Gilles Le Gendre et Mme Cécile Untermaier est en cours sur ce sujet. J’ai été moi-même auditionné et je pense qu’il est possible de compléter ce texte.

Votre question est assez particulière mais je la comprends, surtout dans le cadre de votre mission. Comment un lobby étranger pourrait-il agir auprès d’une autorité française sans passer par le territoire français et par des organismes implantés en France ? Elle peut certes activer des mécanismes d’influence, mais qui n’ont pas de lien avec le répertoire numérique et ne relèvent pas de la loi.

Aujourd’hui, une entreprise étrangère peut exercer une forme de lobbying au sens strict du terme auprès des administrations et des parlementaires de manière totalement transparente, en le déclarant au registre. Mais obliger à déclarer dans un registre une influence totalement secrète et illégale paraît très compliqué et même contradictoire. Je ne dis pas qu’il n’existe pas des cas de cette nature. Pour autant le lobbyiste étranger est déjà obligé de s’inscrire sur le registre. S’il ne s’inscrit pas, c’est qu’il a d’autres intentions, elles-mêmes condamnables et pour lesquelles il pourrait être poursuivi. Souvent ce sont des cabinets de lobbying ayant pignon sur rue qui sont payés par ces entreprises pour faire valoir un certain nombre d’arguments. Le représentant d’intérêts doit déclarer pour quelle entreprise il a agi et – sans doute globalement – pour quel budget. Ce dernier point mérite d’être amélioré et est étudié par vos collègues dans des conditions qui me paraissent tout à fait légitimes.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous n’êtes plus dans l’action publique depuis plus de cinq ans. Selon vous, de nouvelles menaces sont-elles apparues depuis que vous avez quitté le gouvernement en 2017 ?

M. Michel Sapin. Je pense qu’il n’y a pas de nouvelle menace en termes de corruption ou d’influence dans le domaine économique, même si les conditions se sont tendues d’un point de vue géostratégique. Je ne vous apprends rien. Depuis 2014, le processus est beaucoup moins coopératif, si l’on regarde la posture de la Russie avec la question de la Crimée, ou celle de la Chine qui s’est refermée, considérant qu’elle était davantage agressée.

Les dispositifs d’influence qui ont pris de l’ampleur sont d’une autre nature. Ils touchent en particulier à la question de l’utilisation des réseaux sociaux. Je le constate en tant que citoyen. Dans certains pays, les réseaux sociaux sont encore plus prégnants qu’en France. En Afrique par exemple, les puissances étrangères utilisent de manière massive les réseaux d’influence par le biais des réseaux sociaux. Selon moi, l’amplification de la capacité d’influence étrangère est à ce niveau.

M. Thomas Ménagé (RN). Après avoir occupé une fonction, un responsable politique a l’obligation pendant trois ans de saisir la Haute Autorité pour déclarer la reprise d’une activité dans le secteur privé. Selon vous, ce délai de trois ans est-il adéquat ? Nous pouvons citer le cas de François Fillon, qui avait attendu la fin de ce délai pour rejoindre le conseil d’administration d’entreprises russes, ou de Maurice Leroy. Ces personnes ont détenu des informations importantes et ces informations ne sont pas périmées au bout de trois ans. Elles peuvent être utiles à des entreprises et des puissances étrangères.

Lorsque vous étiez à Bercy de 2014 à 2017, avez-vous eu connaissance de financements occultes d’origine étrangère ou de tentatives de corruption de formations ou d’hommes politiques ?

M. Michel Sapin. Non, je n’en ai pas eu connaissance, même si j’avais sous mon autorité un service, Tracfin, qui a certainement été utile pour éventuellement repérer tel ou tel mouvement illégal. Mais Tracfin ne rend pas compte au ministère de chacun de ses soupçons. Dans certains cas, extrêmement particuliers, il pouvait m’informer, mais il a une autonomie suffisante pour juger s’il doit transférer ces informations à un autre service qui en fera le meilleur usage possible – par exemple quand il s’agit de financement du terrorisme –, saisir la justice ou les services fiscaux. Sur ce point, je n’ai jamais eu la moindre information.

En réponse à votre première question, trois ans est un délai un peu long pour certains et insuffisant pour d’autres. Le problème n’est pas le délai, mais le fait que l’on n’a pas de mécanisme de tri. La Haute Autorité explique spécifiquement ce qu’il est possible de faire ou pas. C’est parfois assez rigide. Lorsque vous êtes un ancien ministre de l’économie est des finances, le champ est large ! Pour ma part, je n’ai repris mon activité d’avocat qu’une fois le délai écoulé.

Au-delà des trois ans, il peut paraître nécessaire pour des fonctionnaires et des responsables politiques qui veulent travailler dans certaines entreprises, en particulier étrangères, d’y être autorisés, et ce à tout moment. Ce point me paraîtrait parfaitement légitime. Lorsque l’on prend des responsabilités politiques, on en garde une empreinte toute sa vie. Et lorsqu’un militaire français va former des aviateurs chinois, la moindre des choses serait qu’il y soit autorisé. Il faudrait étudier spécifiquement ce point. Ce n’est pas tant l’activité, mais la nationalité de l’entreprise concernée qui est importante.

M. Thomas Ménagé (RN). Si je comprends bien votre propos, l’idée serait d’envisager d’évoluer vers le maintien d’un filet sur un plus long terme, avec un contrôle plus ciblé des activités, alors que la taille de la maille du filet est parfois trop rigide au cours des trois premières années.

M. Michel Sapin. La question est moins la taille de la maille que la qualité du poisson, si je puis dire. Il existe une catégorie de poissons qu’il vaut mieux, en tout état de cause et quel que soit le moment, avoir attrapés dans son filet, quitte à leur donner ensuite une autorisation.

M. le président Philippe Tanguy. J’ai une question qui concerne les dons aux partis politiques et aux campagnes électorales effectués par des Français vivant à l’étranger, ou les dons effectués par des Français sur le sol français, mais dont l’origine serait autre que leur propre compte. Je sais qu’il existe des mesures strictes pour vérifier l’origine des fonds des campagnes électorales. Pour autant, ces dons pourraient être faits à partir de pays proches et amis et qui n’engendrent pas véritablement de soupçons.

En tant que ministre, avez-vous été alerté par vos services sur ces phénomènes ? Les dons sont certes modestes pour la France, mais il est possible de les multiplier avec un peu d’ingéniosité.

Est-ce un sujet d’alerte pour vous, notamment dans le cadre du changement géopolitique marqué par la guerre du Donbass, l’annexion de la Crimée et des tensions affectant d'autres pays ?

M. Michel Sapin. En tant que ministre des finances, je ne me suis pas particulièrement interrogé sur ces sujets. Mais je suis également un homme politique et m’intéresse à la question du financement des partis et des campagnes. Depuis 1995 et l’amendement Séguin, il existe une interdiction totale pour les personnes morales, quelle que soit leur nature – associations, entreprises, ou même entité étatique. Depuis les lois Rocard, il existe par ailleurs une interdiction explicite de financement par des autorités étrangères. En respectant ces interdictions, des financements de cette nature sont-ils possibles par l’intermédiaire d’une personne physique ? Oui, peut-être. Est-ce le problème du Français résidant à l’étranger ? Non. Le Français résidant à l’étranger qui bénéficie du droit de vote est soumis aux mêmes obligations et aux mêmes possibilités. Le don est plafonné à 4 600 euros et 7 500 euros. Des subtilités permettent de cumuler les montants. Il n’est pas non plus interdit que chaque membre de la famille puisse effectuer un don du même montant. Il existe des dispositifs de cette nature qui sont malgré tout relativement visibles.

En revanche, si une puissance étrangère souhaite abonder les comptes d’un Français à l’étranger, tout est possible et difficilement repérable ou vérifiable.

La vraie question est celle du prêt. Comme vous le savez, certains partis ou candidats ont du mal à obtenir un prêt pour financer leur campagne dans l’attente du remboursement de leurs frais de campagne. Or le prêt est autorisé, même s’il s’agit d’une entreprise ou d’une banque étrangère. Il faut simplement vérifier qu’il s’agit bien d’un prêt remboursé dans les conditions prévues dans le contrat – faute de quoi on passe du prêt au don. Qu’il s’agisse d’une banque française ou d’une banque russe, le problème reste le même. Une personne peut également prêter à une autre une certaine somme. Si vous ne remboursez pas cette somme, le prêt se transforme en don que la loi interdit s’il dépasse le plafond. C’est le sujet fondamental pour éviter une forme de détournement. Sur ce point, il peut exister aujourd’hui des interrogations et éventuellement des enquêtes.


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31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE, chef par intérim de la division anti-corruption, et de Mme Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption, coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption) (6 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Chers collègues, nous accueillons ce matin monsieur Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’OCDE et chef par intérim de la division anti-corruption, et madame Sandrine Hannedouche-Leric, analyste juridique principale à la division anti-corruption et coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France menée par le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption.

Depuis le début de nos travaux, les rapports établis par l’OCDE et les analyses conduites pour lutter contre la corruption à l’échelle internationale et dans chaque État membre ont été salués par plusieurs acteurs. Nous recevions hier l’ancien ministre Michel Sapin afin d’échanger avec lui sur les deux lois qui portent son nom et sur son expérience en tant que décideur public. Les travaux de l’OCDE ont été évoqués une fois de plus à cette occasion. Il nous semble que notre pays va dans le bon sens depuis quelques années. Vous pourrez nous livrer votre vision de la situation et suggérer les moyens d’améliorer la lutte contre la corruption.

La convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers a été adoptée par le Conseil de l’OCDE en 1997 et elle est entrée en vigueur en 1999. Son application fait l’objet d’un suivi permanent dans les pays signataires. Pour ce qui est de la France, l’OCDE a achevé son évaluation de phase 4 en 2021.

Plusieurs de nos auditions, notamment celle du parquet national financier, celle de Transparency International France ou celle du service de l’information stratégique et de-là sécurité économiques (SISSE), nous ont convaincus de l’importance de cette convention dans l’évolution des politiques publiques de la France en matière de lutte contre la corruption et, partant, contre différentes formes d’ingérence étrangère. La corruption est malheureusement l’un des moyens les plus évidents pour pénétrer un pays, ses agents publics et tenter d’exercer une ingérence néfaste.

Nous serons donc heureux que vous nous éclairiez sur la genèse de ce texte, sur ses objectifs et sur les étapes de sa mise en application en France et ailleurs dans le monde.

Auparavant, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Pinaud et Mme Sandrine Hannedouche-Leric prêtent serment.)

M. Nicolas Pinaud, directeur adjoint de la direction des affaires financières et des entreprises de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et chef par intérim de la division anti-corruption. Nous vous remercions de nous donner l’occasion d’échanger avec vous au sujet de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions internationales. Nous présenterons ce que le groupe de travail anticorruption de l’OCDE est susceptible de nous enseigner quant aux interactions de la France avec les autres pays parties à la convention, dans un contexte où la loi dite Sapin 2 a permis depuis 2016 à la France de se rapprocher des standards internationaux de l’OCDE en matière de lutte contre la corruption.

Nous présenterons pour commencer la convention anticorruption de l’OCDE, ses objectifs, son champ d’action, son impact et ses moyens. Le groupe de travail de l’OCDE est déployé en première ligne à l’international pour lutter contre un type de corruption bien précis défini la convention anticorruption : il s’agit de la corruption d’agents publics étrangers dans le cadre du commerce et des investissements internationaux. La lutte contre la corruption transnationale est une priorité et un objectif partagé par l’ensemble des quarante-quatre États parties à la convention anticorruption. L’engagement des parties se fonde sur le constat que la corruption fausse le fonctionnement des marchés et sape le développement économique. L’instrument vise donc d’abord l’établissement d’un champ d’action commune entre les différents acteurs économiques au niveau international.

La convention de lutte contre la corruption de l’OCDE est un traité international juridiquement contraignant en vigueur depuis le 15 février 1999. Les quarante-quatre pays parties à la convention comprennent, outre les trente-huit pays de l’OCDE, six pays non membres : l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Pérou, l’Afrique du Sud et la Russie.

Les parties à la convention acceptent de prendre les mesures nécessaires pour que la corruption d’un agent public étranger constitue une infraction pénale. Ils s’engagent également à détecter, enquêter, poursuivre et sanctionner cette infraction. La convention anticorruption de l’OCDE est le seul instrument international de lutte qui se concentre sur l’offre de corruption, c’est-à-dire la personne ou l’entité, souvent une entreprise, qui offrent, promettent ou octroient un pot-de-vin.

En quoi la convention est-elle un moyen efficace de lutte contre la corruption transnationale ? Selon les termes de la convention, le droit interne des pays parties doit établir la responsabilité des personnes physiques, mais aussi des personnes morales, à savoir principalement les entreprises, pour les actes de corruption transnationale dont elles sont les auteures. Le type de corruption couvert est la corruption dans le domaine des affaires. Le pot-de-vin doit être payé en vue d’obtenir ou de conserver un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international. Il s’agit de l’article 1er de la convention. L’infraction de la corruption d’agent public étranger se distingue en cela d’autres infractions telles que le trafic d’influence, qui n’est pas couvert en tant que tel par la convention anticorruption de l’OCDE.

Les autres engagements pris par les parties à la convention sont l’indépendance des enquêtes et des poursuites, l’existence d’une compétence territoriale et extraterritoriale, l’octroi d’une entraide judiciaire rapide aux autres parties à la convention menant des enquêtes et des poursuites ayant trait à des affaires de corruption transnationale, l’imposition de sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives contre les actes de corruption transnationale. Un autre engagement notoire est le refus de la déductibilité fiscale des pots-de-vin. Jusqu’à une période récente, ils étaient fiscalement déductibles par les entreprises. La convention exige enfin des parties l’application de sanctions en cas de fraude comptable visant à dissimuler le paiement de pots-de-vin et fait du blanchiment des produits de la corruption une infraction pénale.

Au cours des vingt dernières années, le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption a fait de la convention l’instrument international anticorruption le plus rigoureusement mis en œuvre. La convention ne peut être efficace que si toutes les parties la mettent pleinement en œuvre et en respectent les normes. La convention anticorruption est donc dotée d’un mécanisme de suivi systématique de son application par les pays signataires, figurant à son article 12. Ces derniers coopèrent dans le cadre du groupe de travail sur la corruption de l’OCDE afin de mettre en œuvre un programme de suivi destiné à surveiller et promouvoir la mise en œuvre, par chacun d’eux, de la convention ainsi que d’autres instruments connexes que sont les recommandations de l’OCDE visant à renforcer la lutte contre la corruption par certains mécanismes – les lanceurs d’alerte ou la résolution des affaires de corruption par des accords hors procès notamment.

Dans le cadre de ce mécanisme très rigoureux d’examen par les pairs, qui est la méthode de l’OCDE et que Transparency International a qualifié d’« étalon or », tous les pays sont évalués à tour de rôle par des experts de deux pays examinateurs, selon un principe de rotation. Chaque pays est réévalué régulièrement. Les évaluations les plus récentes, dites de phase 4, visent particulièrement la mise en œuvre concrète de la convention, y compris les efforts d’enquête, de poursuite et de sanction dans les affaires de corruption internationale, en prenant en compte des spécificités de chaque pays. Il s’agit d’une approche « sur mesure ».

En pratique, les évaluations comprennent une visite sur place lors de laquelle les deux pays examinateurs rencontrent l’ensemble des parties prenantes du pays visité, c’est-à-dire des procureurs, des magistrats, les services de police, les parlementaires, ainsi que des représentants de la société civile. Les examinateurs élaborent avec l’aide du secrétariat un rapport détaillé contenant des recommandations pour les autorités du pays évalué. Ce document est approuvé par consensus du groupe de travail, hormis le représentant du pays examiné. Le pays évalué ne peut exercer de droit de veto sur le rapport final et sur les recommandations qui lui sont adressées. Le rapport est ensuite publié intégralement sur le site internet de l’OCDE. Le fait qu’il soit public constitue un moyen de pression sur le pays évalué. Ce processus incite les pays à s’assurer du plus haut niveau de conformité avec la convention, ainsi qu’à engager des actions concrètes pour combattre la corruption transnationale.

Concrètement, le processus de suivi a donné lieu à la publication de 250 rapports en ligne et de plus de 3 000 recommandations adressées aux pays parties à la convention, avec une moyenne de 25 recommandations par pays. Dans le cadre du mécanisme de suivi des évaluations, les pays doivent adresser un rapport au groupe de travail sur les mesures prises pour mettre en œuvre les recommandations. En cas de progrès insuffisant, le groupe de travail peut adopter des mesures de suivi additionnelles, telles que des déclarations publiques, des missions techniques de haut niveau, une obligation de produire des rapports plus fréquents sur les progrès réalisés ou encore un appel à la vigilance des autres pays parties à la convention et des entreprises lorsque celles-ci interagissent avec les entreprises du pays concerné.

Quel est l’impact de la convention sur la lutte contre la corruption d’agent public étranger dans les pays adhérents ? Grâce à la convention, la corruption transnationale constitue désormais une infraction pénale les quarante-quatre pays parties à la convention sans exception. Les pays candidats à l’adhésion à la convention, aujourd’hui la Roumanie et la Croatie, ont également intégré cette infraction dans leur droit interne. Les quarante‑quatre pays ont en outre adopté les dispositions législatives instaurant un régime de responsabilité des personnes morales ou ont renforcé les dispositions déjà en vigueur sur ce plan. Plus de la moitié des pays ont mis en place des mesures de protection des lanceurs d’alerte. Plus aucun des quarante‑quatre pays n’autorise la déduction fiscale des pots-de-vin.

Néanmoins, du chemin reste à parcourir, puisque dix-neuf pays sur quarante‑quatre doivent encore mettre en œuvre leur dispositif législatif, en particulier l’infraction de corruption d’agent public étranger. Le bilan de la mise en œuvre de cette infraction est souvent significatif : de l’entrée en vigueur de la convention le 15 février 1999 au 31 décembre 2021, vingt-cinq pays parties à la convention ont collectivement condamné ou sanctionné au moins 687 personnes physiques et 264 personnes morales pour corruption d’agent public étranger par voie de procédure pénale. Quelque 481 enquêtes dans des affaires de corruption d’agent public étranger étaient en cours dans trente-cinq pays parties à la convention.

Il existe trois principaux outils et mécanismes clés dans les interactions et la coopération entre les pays parties à la convention : la concertation, le règlement hors procès et la compétence extraterritoriale. Ces outils ont vocation à favoriser la coopération plutôt que la compétition ou la résolution isolée des affaires de corruption.

Tout d’abord, l’article 4.3 de la convention prévoit une concertation lorsque plusieurs parties ont compétence sur une affaire afin de déterminer laquelle est la mieux à même d’exercer les poursuites. La mise en œuvre de l’article suppose que plusieurs pays soient en mesure d’exercer des poursuites en pratique et au moins de diligenter une enquête dans l’affaire en question. Un pays qui n’aurait mis en œuvre la convention que de façon limitée ou aurait fait l’objet de critiques de la part du groupe de travail aurait sans doute des difficultés à démontrer qu’il est le mieux à même d’exercer ces poursuites.

Le deuxième outil est le règlement hors procès. Il s’agit d’un outil décisif dans le succès de la coopération transnationale. Offrant une bonne maîtrise du calendrier, il permet de résoudre les affaires de corruption de manière rapide et efficace, mais surtout coordonnée, concernant le montant des sanctions et sa répartition entre les pays. Les règlements hors procès permettent également une résolution concomitante d’affaires multi-juridictionnelles, c’est-à-dire une annonce simultanée dans les pays concernés. La France a introduit un mécanisme de résolution hors procès avec la convention judiciaire d’intérêt public.

Le troisième mécanisme est la compétence extraterritoriale. Plus ou moins étendue selon les pays, elle est néanmoins large et doit permettre aux pays de poursuivre également des non-nationaux. La France a utilisé cette compétence pour condamner en appel une société suisse dans une des affaires pétrole contre nourriture. La société en question a été condamnée définitivement en cassation en 2020. Depuis lors, la France a largement étendu le champ de sa compétence en matière de corruption d’agent public étranger avec la loi Sapin 2.

En favorisant la coopération et la concertation, les trois mécanismes visent une fin diamétralement opposée à d’éventuelles velléités d’ingérence et de concurrence, qui, si elles étaient avérées, constitueraient un dévoiement des objectifs poursuivis par la convention. C’est pourquoi la mise en œuvre des mécanismes de coopération est examinée de près dans le cadre du processus de suivi par les pairs. À ce jour, le suivi effectué n’a pas permis de mettre en évidence une instrumentalisation des mécanismes de coopération ou de résolution des affaires de corruption d’agent public étranger à des fins d’ingérence.

Les pots-de-vin payés à une entreprise publique peuvent-ils influer sur les affaires de pays dans lesquels ils sont payés ? Tel est malheureusement le cas dans les affaires de financement de partis politiques. Parmi les affaires connues du groupe de travail à ce jour, les entreprises qui ont payé ces pots-de-vin l’ont fait avant tout pour obtenir un marché plutôt qu’afin de favoriser un parti politique. L’infraction de corruption d’agent public étranger implique en effet que le pot-de-vin soit payé pour obtenir ou conserver un marché ou un autre avantage induit dans le commerce international. Un poste de travail payé pour exercer une influence sur les affaires d’un pays relèverait plutôt de l’infraction de trafic d’influence. Celle-ci n’est pas couverte par la convention anticorruption de l’OCDE et demeure donc un phénomène largement méconnu du groupe de travail. Dans le cas de la France, le mécanisme qui a retenu l’attention du groupe de travail est la loi de blocage.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric analyste juridique principale, division anti-corruption et coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France (groupe de travail de l’OCDE sur la corruption), direction des affaires financières et des entreprises à l’OCDE. En ce qui concerne la phase 4, l’OCDE a globalement salué les efforts réalisés par la France pour étendre et renforcer son cadre législatif et redevenir un interlocuteur crédible parmi les quarante‑quatre pays parties à la convention. Au titre des mécanismes salués, je mentionnerai la création du parquet national financier (PNF), et surtout de l’Agence française anticorruption (AFA) par la loi Sapin 2, qui a non seulement permis d’introduire un mécanisme de prévention de la corruption avec une infraction administrative de non‑conformité pour les grandes entreprises, mais également la convention judiciaire d’intérêt public. Cette dernière, d’ores et déjà mise en œuvre, a permis la résolution coordonnée d’affaires particulièrement importantes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous dresser un état des lieux de la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les pays partenaires ? Vous avez indiqué que la Russie était partie à la convention. Qu’en est-il des bonnes pratiques en vigueur dans ce pays ? La Russie collabore-t-elle avec l’OCDE ? Des experts du régime russe ont présenté un panorama très inquiétant de la situation en matière de corruption, qui pourrait avoir des conséquences pour nos démocraties.

M. Nicolas Pinaud. Le statut de la Russie vis-à-vis de la convention est problématique, étant donné que les membres de l’OCDE ont suspendu sa participation à l’ensemble des organes de l’organisation. Néanmoins, pour des raisons juridiques, il n’était pas possible de suspendre la participation de la Russie au processus de suivi afin de déterminer si elle tient ses engagements en termes de conformité à la convention de l’OCDE. La Russie se trouve ainsi exclue de l’ensemble des activités du groupe de travail, à l’exception du monitoring et des évaluations. Par conséquent, elle demeure partie à la convention et devrait être soumise à un examen de phase 3 l’année prochaine. Or cet examen suppose la visite de deux pays examinateurs, la rencontre de l’ensemble des acteurs du pays concerné : les procureurs, les magistrats, les services de police, la société et les journalistes. Autant dire que, dans les circonstances actuelles, la tenue d’une évaluation de phase 3 semble peu réalisable.

L’examen de phase 3 devrait porter sur la mise en œuvre effective des engagements de la Russie. Nous savons qu’elle est extrêmement parcellaire aujourd’hui. Néanmoins, il ne s’agit pas de corruption domestique, mais de corruption d’agents publics étrangers. Nous confirmons que la Russie fait partie des pays qui ont très peu mis en œuvre la convention jusqu’à présent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il des faiblesses observées en Allemagne quant à l’application de la convention ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. En matière de corruption d’agents publics étrangers, l’évaluation de l’Allemagne, qui remonte désormais à quelques années, n’a pas mis en évidence de problème majeur. À l’époque, l’Allemagne mettait en œuvre l’infraction de corruption d’agent public étranger d’une façon jugée satisfaisante. Le groupe de travail a toutefois encouragé l’Allemagne à faire davantage étant donné la taille de ses entreprises, les secteurs dans lesquels elle opère et les pays dans lesquels elle exporte, certains étant considérés comme des pays à risque de corruption. L’Allemagne est un État fédéral, ce qui rend plus complexe la mise en œuvre de la convention, certains États étant plus actifs que d’autres. Des recommandations ont été formulées pour améliorer la situation, mais l’infraction de corruption d’agent public étranger n’a pas été relevée par le groupe comme posant de problème particulier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La lutte contre la corruption a été initiée par le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) aux États-Unis en 1977. Ce pays demeure-t-il le fer de lance de la lutte contre la corruption d’agents publics à l’étranger ? Ses efforts ont-ils ralenti ? Par ailleurs, quelle est la situation en Asie ? L’affaire Alstom est une affaire de corruption en Indonésie portant sur un petit contrat entre Alstom et un partenaire japonais. La suite de cette affaire pour la France est connue. Quelles ont été les sanctions adoptées par les États-Unis vis-à-vis du partenaire japonais ? Comment le Japon a-t-il lui-même réagi ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous avons entendu dans la presse que les États-Unis cibleraient en particulier des entreprises non américaines. Le rapport d’évaluation de phase 4 des États-Unis indique que parmi les 219 affaires de corruption d’agent public étranger conclues entre septembre 2010 et juillet 2019 et résolues avec des personnes morales, 91 ont été résolues avec des sociétés non américaines, soit 42 %, contre 124 avec des sociétés américaines, soit 57 %. En cumul, les entités étrangères sanctionnées ont payé 72 % de toutes les amendes imposées dans les 219 affaires résolues. Cette apparente disparité s’explique par le fait que les schémas de corruption sanctionnés étaient d’une plus grande magnitude que les schémas de corruption mis en place par les entreprises américaines, notamment en raison de du nombre et du montant cumulé des pots-de-vin versés. En somme, les affaires de corruption transnationale résolues au moyen d’accords hors procès aux États-Unis par le département de la justice ne démontrent pas l’existence d’une approche biaisée à l’égard des entreprises non américaines, que ce soit par leur nombre ou par le montant des amendes infligées.

Lors de notre visite aux États-Unis, nous avons tenté d’approfondir les résultats obtenus et nous avons interrogé pour cela des représentants des entreprises, des avocats et le département de la justice sur les données recueillies. Une des réponses apportées concernant la raison du montant élevé des amendes est que, souvent, les entreprises étrangères, par méconnaissance du système américain, ne coopèrent ni assez vite ni suffisamment pour bénéficier des diminutions de sanctions que permet le système américain. La situation a évolué sur ce point ces dernières années, puisque tant les entreprises françaises que les avocats ont désormais une connaissance approfondie de ce système et des méthodes de coopération à adopter. Ils jouent le jeu et se sont adaptés. Nous continuerons à suivre cette question durant les phases ultérieures de nos évaluations.

M. Nicolas Pinaud. La mise en œuvre de la convention par le Japon est problématique en raison de délais de prescription très courts et de niveaux d’amende faibles. Le Japon est donc sous la menace d’un appel à la vigilance. Il s’agit d’une procédure par laquelle les membres du groupe de travail appellent les entreprises des autres parties à la convention à exercer un devoir de vigilance particulier avec les entreprises du pays concerné. Le Japon a été suivi avec attention par le groupe de travail ces douze derniers mois. Confronté à la menace d’une diffusion publique de l’appel à la vigilance, il s’est engagé à mettre en conformité son cadre législatif. Un projet de loi sera proposé prochainement, ayant pour objet de remédier à ces faiblesses du cadre législatif japonais. Le groupe de travail a jugé ces engagements suffisamment crédibles pour ne pas rendre public l’appel à la vigilance. Il existe néanmoins des déficiences dans le cadre législatif japonais afin de lutter contre la corruption d’agents publics étrangers.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Avez-vous identifié des zones de faiblesse notoires dans les pays signataires ? Quelles seraient les mesures ultérieures envisageables si des pays parties à la convention démontraient de graves manquements à la convention ?

M. Nicolas Pinaud. Le traité ne prévoit aucun mécanisme d’exclusion d’une partie à la convention, y compris pour des manquements répétés et jugés graves en termes de conformité. L’appel à la vigilance est une mesure que les Japonais ont jugée suffisamment alarmante pour prendre des engagements significatifs après des années d’inertie sur ce point, mais il n’existe pas de mesure allant au-delà et permettant aux autres parties à la convention d’exclure le pays en infraction. Cela nous ramène au problème de la Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Compte-t-on d’autres pays « lanternes rouges » ?

M. Nicolas Pinaud. Je ne suis pas certain que l’Argentine soit très avancée dans la mise en œuvre de la convention.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le groupe de travail porte en priorité son attention sur les pays qui affichent des exportations conséquentes et pour lesquels les attentes sont proportionnelles à la taille de leur économie. Parmi les pays du G7, le Japon a été jugé problématique. La pression exercée par les pairs s’est intensifiée ces dernières années et elle produit des effets, compte tenu du changement législatif en cours. Ce mécanisme conduit à remettre en cause certaines approches traditionnelles au Japon, ainsi que des aspects de son système législatif. L’exclusion d’un pays partie n’est pas prévue, mais est-elle souhaitable ? Exclure un pays reviendrait à l’exonérer de ses obligations. Le travail de pression par les pairs déjà accompli commence à porter ses fruits. Le UK Bribery Act a changé la donne au Royaume-Uni quelques années auparavant et a fait de ce pays l’un des acteurs les plus engagés en matière de lutte contre la corruption d’agent public étranger.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Confirmez-vous qu’en l’état actuel des choses, la Russie est le seul pays partie à la convention dont la participation aux organes de l’OCDE a été suspendue ?

M. Nicolas Pinaud. Oui. Il s’agit d’une décision du Conseil de l’OCDE qui s’applique en principe à l’ensemble des comités techniques. Elle ne s’applique pas au groupe de travail anti-corruption car il s’agit d’un comité un peu particulier qui administre un instrument juridique contraignant prévu par un traité international.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Une mission d’évaluation doit se dérouler en Russie l’année prochaine, mais elle est à la fois hypothétique et problématique compte tenu de la guerre que ce pays a déclenchée. Dans l’hypothèse où la mission d’évaluation ne pourrait être conduite, quelles en seraient les conséquences pour la Fédération de Russie ?

M. Nicolas Pinaud. Il nous est difficile de nous exprimer sur ce point, les décisions devant être prises par les membres du groupe de travail. La mise en œuvre de l’évaluation de phase 3 de la Russie sera sans doute évoquée lors des prochaines réunions du groupe de travail.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous dresser une typologie des secteurs d’activité économique susceptibles d’être concernés par des manœuvres de corruption d’agents publics étrangers ?

M. Nicolas Pinaud. Nous avons publié en 2014 un rapport intitulé Foreign Bribery Report qui dresse un état des lieux de la mise en œuvre de la convention depuis 1999. Il montre tout d’abord qu’une grande partie des faits de corruption d’agents publics étrangers ont lieu dans le cadre de marchés publics. Les principaux secteurs concernés sont les industries extractives, la construction, le transport et les infrastructures d’information et de communication. Ce sont surtout les grands contrats qui sont susceptibles d’engendrer des opérations de corruption.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous avons observé sans surprise que les intermédiaires étaient impliqués dans les trois quarts des affaires de corruption transnationale. 41 % d’entre eux sont agents commerciaux, des courtiers et des distributeurs. Les personnes ayant versé les pots-de-vin ou autorisé leur paiement sont dans 41 % des affaires des membres de la direction de l’entreprise. Dans 12 % des cas, le PDG de l’entreprise lui-même a été impliqué. 22 % seulement des personnes versant les pots-de-vin n’occupent pas des fonctions de dirigeant, ce qui permet de relativiser le mythe de l’employé prenant une initiative solitaire. Les principaux récipiendaires des pots-de-vin sont les agents d’entreprises publiques dans 80 % des cas, puis les chefs d’État et les ministres dans 5 % des cas. Ils ont cependant perçu 11 % du montant total des pots-de-vin.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’en est-il des 15 % restants ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous pourrons vous transmettre l’étude si vous le souhaitez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Volontiers. Existe-t-il également de la corruption d’agents privés ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Elle n’est pas couverte par la convention, même si certains pays ont formalisé cette infraction dans leur code pénal. Tel est le cas de l’Allemagne, qui a largement utilisé cette infraction plus aisée à qualifier. Cette initiative a été saluée par le groupe de travail.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. S’agissant de la France, le rapport d’évaluation fait état d’avancées significatives, telles que la création du PNF et de l’AFA. Nous pourrions également mentionner la mise en œuvre du service d’enquête spécialisé et la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Vous disposez ainsi d’un certain nombre d’éléments attestant des progrès accomplis par notre pays depuis quelques années dans la lutte contre la corruption. Néanmoins, de votre point de vue, existe-t-il encore des insuffisances, des maillons manquants à l’appareil législatif français ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport est extrêmement positif quant aux efforts accomplis par la France. Le groupe de travail a néanmoins exprimé son inquiétude quant à une possible fragilisation des acquis récents en raison de problèmes de ressources affectant l’ensemble des maillons de la chaîne pénale. Ces difficultés concernent en particulier l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Le groupe de travail a émis des recommandations afin d’y remédier. La France doit produire un rapport de suivi à deux ans, qui devrait être publié au mois de décembre. Le document présentera les efforts réalisés pour mettre en œuvre les recommandations concernant les ressources.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Qu’en est-il d’éventuelles modifications du cadre législatif ? Des évolutions vous sont-elles apparues nécessaires ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport a été discuté au moment où la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, limitant la durée de l’enquête préliminaire, venait d’être approuvée, en 2021. Cette limitation s’applique également aux travaux du PNF. Or l’infraction de corruption d’agent public étranger est une infraction très complexe qui nécessite des enquêtes longues. Le procureur a besoin de temps pour analyser les données recueillies. Une exception est introduite pour suspendre la durée de l’enquête préliminaire en cas de demande d’entraide, mais elle n’est pas selon nous suffisante pour permettre aux enquêtes préliminaires d’être efficaces. Le groupe de travail craint que certaines enquêtes ne peuvent être menées à leur terme du fait de cette limitation. De manière générale, les succès de la France relativement à l’infraction de corruption d’agents publics étrangers sont dus au travail du PNF, qui a essentiellement procédé par voie d’enquête préliminaire ; d’où l’inquiétude exprimée. Le sujet sera suivi de très près par le groupe de travail en décembre. Il a été recommandé de réviser la loi sur ce point, mais la réforme n’est pas à l’ordre du jour.

Lors de l’évaluation à un an, en décembre 2022, le groupe de travail a également exprimé des inquiétudes quant à la réforme en cours de la police judiciaire. Certes, elle protège les pouvoirs de l’OCLCIFF en matière d’enquête pour corruption d’agents publics étrangers, mais l’OCLCIFF n’a pas compétence unique. Des enquêtes sur ce type d’infraction peuvent encore être menées au niveau local, ce qui est important puisque cette infraction peut être révélée lors d’enquêtes portant sur d’autres infractions. Le groupe de travail a également manifesté quelques inquiétudes sur ce point, mais avec prudence étant donné que la réforme n’est pas achevée. Elle sera suivie avec attention.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez salué les progrès réalisés par la France mais le rapport de la phase 4 souligne le faible nombre d’affaires traitées et résolues par rapport à la puissance économique de la France et à la réalité de ses exportations. Pourriez-vous préciser ce point ? Est-ce un signe de sous-estimation de la corruption réelle d’agents publics étrangers ? Est-ce lié aux manques de moyens que vous avez soulignés ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Le rapport détaille les causes possibles de cette mise en œuvre limitée. Tout d’abord, les instruments dont la France s’est dotée sont encore récents. Le groupe de travail a formulé dans le rapport l’espoir que cette mise en œuvre s’accentue. L’une des principales causes évoquées est le manque de détection. Les sources de détection possibles ont été estimées limitées en France. L’administration fiscale, par exemple, pourrait détecter davantage l’infraction au moyen de red flags, en transmettant l’information au procureur. L’Agence française de développement et les missions à l’étranger du ministère des affaires étrangères pourraient également être davantage utilisées pour mieux détecter les situations de corruption d’agents publics étrangers, notamment par le biais d’une activité de veille plus importante. La France pourrait diligenter des enquêtes sans attendre que d’autres autorités étrangères ne le fassent à sa place.

M. Nicolas Pinaud. Le faible nombre de poursuites et de condamnations en matière de corruption d’agents publics étrangers n’est pas spécifique à la France. Dans dix-neuf pays sur les quarante-quatre parties à la convention, la convention n’a pas donné lieu à des poursuites ou à des condamnations dans ce domaine. La mise en œuvre de la convention est donc problématique dans un certain nombre de pays. La convention a été un instrument puissant pour discipliner les pays et induire une mise en conformité de leurs cadres législatifs, quoiqu’avec un certain nombre de limites encore suivies aujourd’hui par le groupe de travail. Mais sa mise en œuvre demeure compliquée et difficile. La France est plutôt un bon élève comparativement à l’ensemble des autres pays. La mise en œuvre de la convention demeure faible et la tendance n’est pas nécessairement très positive.

Face à cette situation, le groupe de travail doit veiller à ce que la convention soit davantage appliquée. C’est à la fois une question de ressources et de volonté politique. Les instruments juridiques existent. Les membres du groupe de travail se sont entendus en 2021 pour adopter une recommandation concernant une mise en œuvre plus effective de la convention.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’objectif de notre commission est de comprendre l’ampleur des tentatives d’ingérence, au sein desquelles la corruption occupe une place importante. J’ai personnellement du mal à percevoir l’ampleur du phénomène de corruption. Dans d’autres domaines comme le trafic de drogue, le trafic d’êtres humains ou la prostitution, les rapports semblent appréhender les phénomènes de façon plus précise. S’agissant de la corruption, je m’interroge sur l’état réel de notre perception. Nos institutions sont-elles en mesure d’informer réellement les citoyens de l’état de la situation ? Cela permettrait d’éviter le double écueil du « tous pourris » d’un côté et le constat d’absence d’une réelle volonté politique de traiter le problème de la corruption de l’autre. L’objectif de la commission est d’informer la représentation nationale et les citoyens sur l’ampleur du phénomène. Comment parvenir à consacrer des moyens matériels, humains et juridiques permettant de mieux appréhender le phénomène ?

M. Nicolas Pinaud. Cet enjeu est absolument crucial. L’OCDE a vocation à réunir un maximum de faits et de chiffres. Or nous observons une difficulté à étayer des politiques publiques de lutte contre la corruption par des chiffres et des preuves. Le rapport publié en 2014 est un essai de quantification de la corruption fondé sur les cas de corruption d’agents publics étrangers examinés par le groupe de travail. Ce travail est parcellaire, nous en sommes conscients, mais il s’agit d’un exercice que nous devrions reconduire. Cela nécessite des ressources et nous n’avons pas toujours le sentiment qu’il s’agit d’une priorité du groupe de travail. Sa priorité est la mise en œuvre de la convention, pas nécessairement un approfondissement des données permettant de documenter cette mise en œuvre.

Au niveau du secrétariat de l’OCDE, nous plaidons pour que davantage de ressources soient consacrées à la collecte de données dans ce domaine. Les alternatives à Transparency International France sont limitées aujourd’hui. Il est nécessaire d’investir davantage dans ce domaine. Nous rappelons régulièrement ce besoin aux membres du groupe de travail.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Nous quantifions la mise en œuvre de l’infraction, qui représente une toute petite partie du phénomène de corruption en lui-même. À ma connaissance, il n’existe pas d’étude économique de ce phénomène. Nous manquons de données et nous souhaiterions disposer de moyens suffisants pour mener à bien ce travail de quantification. Quelques chiffres circulent lors des conférences sur la corruption internationale, souvent anciens. La Banque mondiale a récemment fait état d’une évaluation datant de 2004, par exemple. Quantifier le phénomène soulève d’importants problèmes, car le crime en col blanc peut être plus dissimulé encore que d’autres formes de criminalité. Nous serions satisfaits d’obtenir des chiffres sur ce point. Encore faudrait-il que les pays membres décident de faire ce type d’étude une priorité. Ce travail pourrait être confié à des économistes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez rappelé le mythe de l’employé solitaire et des pratiques isolées, en précisant qu’ils ne représentent qu’un cas sur cinq. Dans 12 % des cas, des PDG sont impliqués et dans 40 % des dirigeants. S’agissant des moyens juridiques de lutte contre la corruption, ne serait-il pas efficace de viser également une responsabilité pénale individuelle ? Nous avons le sentiment qu’un certain nombre de dirigeants reportent les responsabilités sur l’entreprise, lui faisant payer tout ou partie de l’amende. Une convention protège leur image et leur personne, alors même que c’est bien leur personne qui se trouve mise en cause et non celle de l’entreprise. Pourrait-on envisager une évolution juridique sur ce point ? La réponse pénale pourrait-elle cibler davantage la responsabilité individuelle ? Dispose-t-on de moyens de sanction, notamment l’interdiction d’exercer sa responsabilité sociale ou de faire du conseil en entreprise ? Des personnalités connues, lourdement condamnées, s’enrichissent encore fortement aujourd’hui dans des activités de conseil. Les personnes ayant mené des actes de corruption pourraient être pécuniairement responsables. Lorsqu’un marché est obtenu au moyen d’une opération de corruption, les bénéfices réalisés augmentent le résultat de l’entreprise, mais ils permettent aussi aux dirigeants d’obtenir par ricochet des bonus conséquents. En d’autres termes, ce n’est pas seulement l’entreprise qui profite de la corruption, mais ses dirigeants, qui se sont enrichis sciemment. Dispose-t-on d’un arsenal juridique sur ce point ?

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. S’agissant de la protection des intérêts de l’entreprise, le groupe de travail avait dénoncé dans son rapport de 2012 la tendance à utiliser l’abus de biens sociaux comme un moyen de sanction tendant à protéger l’intérêt de l’entreprise, alors que celle-ci un profit de la corruption d’agents publics étrangers. Depuis lors, la situation a plutôt évolué dans le bon sens.

En ce qui concerne la responsabilité individuelle des dirigeants, le rapport de 2021 a souligné que la France s’est dotée de la possibilité de résoudre les affaires hors procès en ce qui concerne les entreprises mais pas en ce qui concerne les individus. Le mécanisme traditionnel est la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Dans une affaire récente très médiatisée, nous avons vu que la CJIP pouvait être validée et la CRPC concernant les individus ne pas l’être. Nous verrons si les individus en cause seront sanctionnés par la loi pénale normale. L’intérêt des résolutions hors procès est qu’elles avancent assez vite pour éviter la prescription.

Le groupe de travail examine la part de sanctions concernant des personnes physiques et les personnes morales. Lorsqu’il constate que seules les personnes morales sont sanctionnées, et non les personnes physiques, il peut émettre des recommandations. Ce problème n’a pas été relevé en France.

Le groupe de travail n’a pas non plus identifié d’enrichissement des personnes physiques dans son rapport. La question des bonus liés aux bénéfices sort de notre champ d’analyse. Ils pourraient théoriquement donner lieu à des sanctions accrues, mais je ne peux vous apporter de réponse sur ce point.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez souligné dans le rapport de phase 4 une fragilité concernant les territoires d’outre-mer. La volonté de mieux y mettre en œuvre les dispositions nationales est partagée par d’autres personnes que nous avons auditionnées.

Mme Sandrine Hannedouche-Leric. Un objectif que nous défendons est une approche sur mesure. Il n’est pas repris dans le rapport de phase 4, car nous devions choisir les priorités à traiter. Je n’ai pas d’information nouvelle à vous apporter concernant les territoires d’outre-mer. Ce point avait été soulevé dans le rapport de 2012 et il pourra être suivi par le groupe de travail si nous voyons émerger des difficultés spécifiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour la qualité des réponses apportées à nos questions et pour le travail très important de lutte contre la corruption que vous menez.


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32.   Audition, ouverte à la presse, de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) (6 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Monsieur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Nous avons souhaité vous entendre car vous avez mené ces dernières années des travaux de recherche très remarqués consacrés aux stratégies d’ingérence de la Russie, notamment sur la « galaxie Prigojine », sur les menées russes au Mali, sur Russia Today (RT) ou encore sur les actions menées dans le champ informationnel et numérique.

Nous espérons donc que vous nous aiderez à mieux cerner le caractère nouveau de cette ingérence multiforme liée au régime russe et à trouver les moyens d’y répondre sans renoncer à nos principes fondamentaux. L’objectif est que la représentation nationale ait des idées pour mieux les contrer et leur apporter des réponses législatives et matérielles.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Maxime Audinet prête serment.)

M. Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM. Je travaille depuis plusieurs années sur l’influence russe. J’ai soutenu il y a deux ans à l’université de Paris Nanterre une thèse en études slaves sur les acteurs et les pratiques de l’influence par la diplomatie publique. J’ai mené des recherches à Moscou entre 2015 et 2019 afin d’étudier la source de la politique d’influence. Je me suis intéressé spécifiquement à ses espaces de projections, notamment l’espace ex-soviétique et l’Union européenne. Je travaille depuis deux ans à l’IRSEM sur la Russie, où j’étudie les pratiques d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone.

Je souhaiterais en premier lieu revenir sur les notions d’influence et d’ingérence, car elles sont souvent présentées de façon binaire, suivant l’idée que l’ingérence serait inacceptable ou illégitime, alors que l’influence ne le serait pas. J’estime pour ma part que les deux phénomènes peuvent se juxtaposer et se conjuguer. L’ingérence peut se définir une intervention par un acteur X dans les affaires d’un acteur Y, qui peut être un État, une organisation ou un groupe d’individus, sans y avoir été autorisé ou sans avoir reçu le consentement de cet acteur Y. À ce titre, une ingérence étatique est considérée comme une violation de souveraineté par le droit international. Dans la plupart des cas, l’ingérence comporte un certain degré de clandestinité. Elle suppose de se faire passer pour quelqu’un qu’on n’est pas.

L’influence est assez différente, car elle est un mode d’expression du pouvoir. Elle peut se définir comme une interaction qui prend place dans un espace relationnel. On considère qu’il y a influence de A sur B lorsqu’à la suite de l’information transmise de A à B, un résultat est atteint, conforme à la volonté, aux intentions ou aux préférences de A. Il s’agit là d’une définition générique. Il est intéressant d’examiner ensuite la manière d’influencer. On peut mentionner les pratiques bien connues d’attraction, de persuasion et de participation associées au soft power, sur lesquelles a travaillé Joseph Nye, l’inventeur du concept. Plus la démarche d’influence est subversive, plus elle tend vers des pratiques de manipulation, de tromperie ou de désinformation, la limite étant que l’influence est incompatible avec l’usage de la force ou de la violence. Vous n’influencez pas quelqu’un si vous lui mettez un pistolet sur la tempe. Il s’agit là d’un acte de coercition.

En outre, l’influence et l’ingérence peuvent se combiner. Pour un certain nombre d’acteurs, l’activité d’influence est presque systématiquement associée à une activité d’ingérence. Nous pouvons penser notamment à des pirates informatiques qui travaillent avec les services de renseignement et mènent des activités d’ingérence suivies d’influence. Les opérations hack and leak, par exemple, comportent ces deux aspects. Il existe également des activités d’influence qui ne comportent aucune part d’ingérence, par exemple la diffusion par un centre culturel de valeurs politiques.

Le rôle du politique est de déterminer ce qui relève d’un mode d’influence et d’un mode d’ingérence, ce qui est légal ou non, tolérable ou non, sachant que les frontières entre les notions sont mouvantes et floues. Lorsque des actions d’ingérence conjuguées à des opérations d’influence visent à remettre en cause les principes mêmes de la démocratie libérale ou du pluralisme, elles posent un problème plus important que lorsqu’il s’agit de promouvoir la langue ou la culture d’un pays.

J’en viens maintenant aux acteurs de l’influence russe, qui sont plus directement l’objet de mon travail. J’étudie à la fois les acteurs étatiques et non étatiques. Les acteurs officiels tout d’abord sont les médias d’État RT et Sputnik, dont l’activité est aujourd’hui suspendue au sein de l’Union européenne. Ces médias sont entièrement financés par l’État russe. Le budget de leur financement s’élève à 400 millions d’euros : 300 millions d’euros pour RT et 100 millions d’euros pour Sputnik. Cela représente 30 % du budget alloué par l’État à son audiovisuel extérieur public. Par comparaison, la France ne consacre que 7 % de son budget de médias publics à France médias monde. Ces médias ne sont pas très « russo‑centrés », mais ils se présentent dans l’espace médiatique international comme alternatifs, défendant une posture contre-hégémonique face aux médias dominants. Ils disent défendre une autre voix dans leurs pays d’implantation.

Dans un ouvrage consacré à RT, j’ai tenté de déconstruire cette posture alternative en montrant qu’elle est toujours compatible avec l’agenda de politique étrangère de la Russie ou avec un certain nombre de ses intérêts intérieurs. C’est pourquoi j’ai qualifié ces médias de médias d’influence. Une caractéristique intéressante de ces médias est qu’ils participent à la fois de la diplomatie publique et de la propagande.

Margarita Simonian, cheffe de RT, a dit en 2021 à la télévision d’État russe : « Nous travaillons pour l’État, nous défendons notre patrie comme le fait l’armée. » Elle se montre très explicite sur ce sujet, ce qui n’est pas toujours le cas des rédacteurs travaillant dans des agences délocalisées du réseau.

D’autres acteurs officiels sont les services de renseignement russes qui mènent des opérations d’ingérence et d’influence. Les Vulkan files, récemment documentés dans Le Monde et dans le Guardian, montrent des organisations sous-traitées par le service de renseignement militaire de la Russie pour mener un certain nombre d’actions informationnelles. Nous savons par ailleurs que des unités de la GRU, la direction générale des renseignements de Russie, ont participé au piratage des serveurs du comité national démocrate lors des élections américaines de 2016. Plus tard, l’unité 74-455 du GRU s’est trouvée impliquée dans l’affaire des Macron leaks.

Les acteurs non officiels, nous les appelons des « entrepreneurs d’influence ». Il s’agit le plus souvent d’hommes d’affaires qui investissent leur propre capital financier dans des actions d’influence, et ce à deux fins : accompagner l’agenda de l’État russe à l’étranger, et faire fructifier leurs propres actifs et obtenir des dividendes politiques symboliques. Ils peuvent notamment monter dans la hiérarchie des élites en Russie. Je citerai trois acteurs non officiels importants. Le premier est Konstantin Malofeïev, le fondateur de Tsargrad. Très conservateur, il est impérialiste plutôt que nationaliste. Il soutient historiquement la promotion des valeurs traditionnelles, défendues par l’État russe depuis début 2010 au moins. Le deuxième est Vladimir Iakounine, ex-directeur de la compagnie ferroviaire russe, qui a fondé le Dialogue franco-russe en 2004 avec Thierry Mariani. Il finance également des fondations, dont la fondation Saint-André, qui a participé à la promotion des valeurs conservatrices russes dans les Balkans. Il y a enfin et surtout Evgueni Prigojine, désormais extrêmement connu. Nous travaillons sur la « galaxie Prigojine » qui comporte trois dimensions : le mercenariat, l’extraction de matières premières et les opérations économiques associées, et les opérations d’influence.

Evgueni Prigojine détient la chaîne Patriot, essentiellement destinée à des audiences russophones. Il compte aussi les usines à trolls, dont l’Internet research agency ou le projet Lakhta. Ce dernier est une campagne de désinformation numérique qui cible souvent la France en ce moment à travers l’Afrique. Il existe aussi une production culturelle : des films, des clips et des vidéos, abondamment couverts par la presse, et même peut-être trop. Evgueni Prigojine finance enfin des fondations sous fausse bannière en charge de coopter des journalistes, des figures militantes et politiques.

Nous nous intéressons enfin aux acteurs tiers étrangers, car lorsque l’on étudie l’influence russe, il est nécessaire de prendre en compte d’autres acteurs que ceux du pays émetteur. Afin de rendre la propagation de contenus la plus virale possible, les acteurs non officiels cherchent à créer des réseaux transnationaux et à s’insérer dans des écosystèmes informationnels beaucoup plus larges afin de rendre leurs messages crédibles et efficaces.

Sur ce point, nous observons deux types de pratiques des acteurs tiers. La première est l’externalisation de l’influence. Cela se fait beaucoup en ce moment en Afrique subsaharienne. Par exemple, les acteurs corrompent les journalistes et les achètent afin qu’ils produisent dans la presse locale des articles favorables à Wagner. Des manifestations artificielles peuvent également être créées ou financées. Des médias sont purement et simplement fondés et financés par des acteurs russes. Je pense notamment à la radio Lengo Songo en Centrafrique. Si l’on revient aux acteurs officiels, Maliactu, un média important au Mali, a été approché par RT pour une participation à son capital, apparemment refusée. Enfin, des usines à trolls ont été externalisées au Ghana et en Centrafrique à travers le bureau d’information et de communication. J’évoque ces acteurs car ils ciblent aussi la France. Lorsque l’on parle d’ingérence ou d’influence informationnelle, il faut aussi raisonner à une échelle transnationale.

Le deuxième type d’acteurs tiers comprend les relais d’influence qui, pour des raisons diverses, lucratives, militantes, politiques, idéologiques ou économiques, participent à la transmission d’un certain nombre de messages défendus par l’État russe. RT et Sputnik signent de nombreux accords de coopération avec des acteurs médiatiques en Afrique ou ailleurs. Des figures politiques militantes peuvent aussi être cooptées. Dans le sud de l’Afrique, les plus connues sont Kémi Séba et Nathalie Yamb, mais je pourrais mentionner aussi Blaise Didatien Kossimatchi en République centrafricaine. Depuis les dernières révélations des Wagner leaks, nous savons que Kémi Séba a reçu plus de 400 000 dollars entre 2019 et 2020 pour mener des opérations au service de Prigojine. S’agissant de Nathalie Yamb, nous ne savons pas, mais elle participe en tous les cas à des récits. En France, Xavier Moreau est le plus « poutinophile » de nos compatriotes. Il travaille chez RT France depuis Moscou.

Il faut se garder de croire que ces personnes ne sont que des idiots utiles. Elles ont souvent un agenda très précis. En Afrique, par exemple, les acteurs peuvent chercher à dénoncer le néocolonialisme occidental en Afrique. En Europe, ils peuvent défendre des positions souverainistes ou conservatrices, à droite ou à l’extrême droite. Il y a chaque fois une convergence idéologique avec les acteurs russes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous préciser comment fonctionne la chaîne RT et éventuellement la comparer avec les chaînes d’influence de nos démocraties ? Quelles seraient ses éventuelles différences de fonctionnement avec les chaînes proposées dans les régimes démocratiques ? La rédactrice en chef de RT a affirmé : « Nous travaillons pour l’État russe, nous défendons notre patrie comme l’armée. » Était-ce après l’installation d’une rédaction de RT et sa diffusion en France ? Comment expliquez-vous que, compte tenu de cette déclaration, nos démocraties aient laissé s’installer des chaînes affirmant qu’elles ne sont pas un simple outil d’influence culturelle, mais le bras armé d’un régime autoritaire ?

M. Maxime Audinet. La citation a été prononcée en février 2021 dans l’émission de Vladimir Soloviov, le propagandiste le plus provocateur du régime russe. Margarita Simonian fait partie de ce groupe restreint des principaux propagandistes du régime. Ces personnes ne sont pas seulement au service du régime, elles en sont parties prenantes pour des raisons diverses de cooptation, de profits liés à la corruption et de liens interpersonnels. Le site RT France a été créé en décembre 2015 et la chaîne de télévision en décembre 2017. Margarita Simonian est à la fois la créatrice du réseau RT et la rédactrice de l’agence fédérale Russie aujourd’hui – Rossia segodnia –, maison mère de Sputnik. Elle est l’héritière institutionnelle de radio Moscou, qui était la radio de propagande soviétique durant la guerre froide. L’agence fédérale d’information internationale de la Russie a été lancée en 2013 à la suite d’une réforme controversée de l’audiovisuel extérieur de la Russie. Avant, Ria novosti était considérée comme une agence crédible. Après l’éviction d’un grand nombre de journalistes de l’organisme, l’agence a été remplacée par Russie aujourd’hui et Sputnik, codirigé par Margarita Simonian et Dmitri Kisseliov, un autre propagandiste célèbre en Russie.

Le réseau RT a été fondé en 2005 avec une chaîne anglophone et il s’est progressivement internationalisé. Son budget a été multiplié par trente-deux entre 2005 et 2019. Au début, Russia Today était une chaîne classique de diplomatie publique. Puis, à partir du conflit en Géorgie d’août 2008, sa posture a évolué, car l’État russe a jugé que la couverture des événements par les grands médias était unilatéralement pro-géorgienne et qu’il était temps que la Russie se dote d’un outil permettant de produire un autre récit. Lors d’une visite dans les locaux de RT en 2013, Vladimir Poutine a indiqué vouloir « créer un média susceptible de briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». La posture anti-hégémonique et concurrentielle est ainsi inhérente à ce réseau.

Sur le plan organisationnel et logistique, le réseau fonctionne comme la plupart des réseaux internationaux, avec des bureaux délocalisés. Le site russe et la chaîne espagnole sont toujours situés à Moscou, mais un certain nombre de rédactions ont été délocalisées : RT America en 2010, RT UK en 2014 et RT France en 2017. Tout cela s’est déployé jusqu’à la guerre, et le 2 mars 2022 ces réseaux ont été suspendus au sein de l’Union européenne, entraînant une fermeture des bureaux à Londres et à Washington. En France, RT France est aujourd’hui en redressement judiciaire après une deuxième vague de sanctions affectant TV Novosti, une organisation non-commerciale financée à 100 % par l’État russe et qui est la maison mère de RT. Ses actifs ayant été gelés, RT France devrait bientôt fermer son bureau en France. Nous observons une forme de relocalisation du réseau à Moscou. La ligne éditoriale sera encore plus contrôlée depuis la Russie, offrant la possibilité de produire des contenus plus idéologiques qu’auparavant. Auparavant, RT France détenait une licence auprès du CSA.

Quelles sont les différences de ces médias avec les médias des démocraties libérales ? Elles s’apprécient d’abord sur le plan éditorial. Dans les médias russes, on observe une dépendance éditoriale liée à des relations interpersonnelles. Margarita Simonian a été propulsée à la tête du réseau en vingt-cinq ans, car elle appartenait au pôle des journalistes du Kremlin qui suivent la présidence. Elle entretient des liens très étroits avec Alexeï Gromov, le premier directeur adjoint à l’administration présidentielle, qui incarne le lien entre les médias d’État et le kremlin. Margarita Simonian a admis à plusieurs reprises l’impossibilité de l’objectivité dans le Kremlin. La seconde différence est le rapport à l’information entretenu par les chaînes d’État russes. Margarita Simonian a déclaré à plusieurs reprises qu’il n’y a pas de vérité, mais autant de voix possibles que d’acteurs qui s’expriment. Cette vision très relativiste se déploie au moyen de procédés rhétoriques utilisés de façon récurrente par ces médias. Par exemple, les procédés courants sont le « whataboutism » et le « tu quoque » latin. Le deuxième procédé consiste à renvoyer l’interlocuteur à ses propres contradictions plutôt que de répondre sur le fond. Cela permet de conclure que RT ne ferait pas autre chose que France 24, par exemple.

Un autre procédé fréquent est le confusionnisme ou la désorientation. Lorsque RT et Sputnik couvrent des événements d’importance stratégique pour l’État russe, aucun contenu n’est critique de ce que fait Poutine. Il s’agit là d’une différence fondamentale avec France 24 ou RFI. L’« opération militaire spéciale » menée en Ukraine n’est jamais critiquée directement. Elle n’est d’ailleurs jamais appelée « invasion ». Le confusionnisme consiste, lorsqu’une information peut être jugée sensible par l’État russe, à produire des contenus qui ne vont pas nécessairement censurer ce qui s’est passé, et à les mettre en équivalence avec d’autres contenus relevant davantage de l’opinion et présentés en parallèle. S’agissant par exemple de Navalny, les médias russes ont abondamment diffusé le fait qu’il avait travaillé avec la CIA ou qu’il avait fait une hypoglycémie sans avoir été empoisonné. Le procédé conduit à une mise en équivalence de la réalité factuelle et de l’opinion. Certaines chaînes d’opinions exploitent en permanence cette confusion. Ainsi, lorsque des téléspectateurs consultent une chaîne russe, ils accèdent à une pluralité de contenus sur Navalny qui peut les empêcher de discerner ce qui relève des faits et ce qui relève de l’opinion.

Se pose aussi la question de la tromperie et de la désinformation. Alors que les médias de Prigojine font un usage systématique du mensonge et de la désinformation, cette pratique est peu fréquente sur RT et Sputnik. Elle est plus subtile, surtout indirecte, c’est-à-dire que les mensonges et la désinformation sont présentés comme portés par d’autres acteurs. Tel fut le cas récemment concernant Boutcha. Durant la campagne présidentielle de 2017, Sputnik avait rapporté les propos du député du Front national Nicolas Dhuicq, indiquant qu’Emmanuel Macron était financé par un riche lobby gay.

Pourquoi a-t-on laissé RT exercer sur le sol français ? Cela illustre une autre différence fondamentale entre les régimes autoritaires et les démocraties : un média, si propagandiste soit-il, n’est pas en soi illégal dans une démocratie. Il ne le devient qu’il franchit certaines lignes bien précises en matière de diffusion de la haine. Les régimes autoritaires tendent au contraire vers l’unanimisme dans l’espace médiatique. En Russie, depuis l’invasion de l’Ukraine, tout ce qui restait de l’écosystème médiatique indépendant a été complètement évincé. La plupart des sites sont désormais interdits en Russie et ils doivent s’installer dans les pays baltes, dans le Caucase ou en Europe occidentale afin d’exercer leur activité. Certains médias comme Novaia gaziéta et Praièkt continuent à effectuer un travail de grande qualité malgré leur délocalisation contrainte.

Compte tenu de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, laisser ces médias diffuser leurs récits de légitimation de la guerre devenait dangereux et rendait légitime la décision de suspension. C’est pourquoi la décision de suspension a été prise. Néanmoins, les médias russes peuvent continuer produire des contenus, qui demeurent diffusés dans d’autres espaces francophones. Suspendre un média n’est jamais une décision évidente, car la tolérance est précisément ce qui distingue les démocraties des régimes autoritaires qui tendent vers l’unanimisme. Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas agi d’une interdiction pure et simple.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je connais bien le rôle de Nicolas Dhuicq, mais je n’ai pas compris le lien que vous avez établi avec le Front national.

M. Maxime Audinet. Excusez-moi, j’ai commis une erreur, il était député Les Républicains à l’époque. Quoi qu’il en soit, ses propos concernant Emmanuel Macron avaient été diffusés par Sputnik et avaient entraîné des réactions de la part de l’équipe de campagne d’En Marche. Puis, lorsque Poutine est venu à Versailles, Emmanuel Macron a accusé RT et Sputnik d’être des organes de propagande au service du Kremlin. Je souhaitais illustrer par cet exemple les effets d’une diffusion indirecte. Le discours, étant rapporté, n’est plus le fait des producteurs d’informations.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La démonstration est tout à fait valable. Je rappelle simplement que Nicolas Dhuicq était membre des Républicains à l’époque, puis il a été membre de Debout la France. À ma connaissance, il n’a pas été membre du Rassemblement national.

Si l’on remonte en 2008, à partir de l’invasion de la Géorgie, avez-vous observé une différence dans le recrutement des journalistes et dans le choix de leur profil ? Y a-t-il eu à votre connaissance des phénomènes de remplacements massifs au sein des rédactions, que ce soit en Russie ou dans les rédactions étrangères ? Enfin, avez-vous identifié des différences d’approche dans les démocraties face à l’installation de RT ? Comment cette installation a-t-elle été accueillie aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne ? Des États ont-ils refusé l’installation d’un bureau de RT, considérant qu’il s’agissait d’un outil de propagande hostile aux intérêts de la démocratie ?

M. Maxime Audinet. Avant la guerre en Géorgie, RT ne comptait que deux chaînes, la chaîne en anglais et la chaîne arabophone créée en 2007. Je n’ai pas connaissance de la politique de recrutement pratiquée chez RT avant 2008. Le principe était de recruter des figures étrangères afin que les journalistes pussent s’exprimer dans la langue locale. Lorsque les canaux européens de RT ont été mis en place, après 2014, dans le contexte de l’Euromaïdan et de la guerre dans le Donbass, les politiques de recrutement ont évolué. Chez RT France, on a recruté de très jeunes journalistes à peine diplômés en CDI dans des conditions financières exceptionnelles, c’est-à-dire entre 2 500 ou 3 000 euros par mois, alors que les médias français sont incapables de recruter de jeunes journalistes à ce niveau de salaire. Le second profil ciblé par la chaîne est celui des partisans de Poutine. Ces « alignés » sont notamment Peter Lavelle et Xavier Moreau. D’autres figures se rejoignaient sur l’agenda alternatif défendu par RT. L’objectif était d’attirer journalistes qui se reconnaissent dans la vision concurrentielle et contre-hégémonique défendue par RT. Il s’agit d’abord d’une posture communicationnelle. Enfin, la chaîne a recruté des personnes pour leur notoriété, comme Larry King ou Frédéric Taddeï.

Les réactions à l’installation de RT ont été différentes, d’abord parce que le réseau s’est internationalisé de façon très progressive. Lorsque RT est lancée en 2010, la Russie est sous la présidence de Dmitri Medvedev. Un an plus tard, le « reset » des relations russo-américaines est annoncé sous Barack Obama. RT America a été une rédaction plus petite qu’en France, installée non loin de la Maison-Blanche. La question s’est posée à partir de 2014. S’agissant des chaînes européennes, les réactions de l’espace médiatique ont été beaucoup plus réservées. Les critiques ont été tempérées par le fait que ces médias ont cherché à donner des gages en demandant l’obtention des licences auprès des régulateurs, dont le CSA en France. Un comité d’éthique de RT France a même été mis en place.

Dans les démocraties libérales, les espaces médiatiques sont pluralistes et l’on doit supposer que le système politique est suffisamment puissant pour absorber ces acteurs, dont les audiences sont en réalité très faibles. La seule exception en France a concerné les Gilets jaunes, événement durant lequel les audiences ont triplé chez RT France, avec un pic à 12 millions de visites en novembre 2019. Les mesures restrictives de l’Union européenne ont entraîné une chute drastique des audiences. L’effort s’est alors porté sur d’autres espaces francophones, notamment en Afrique. La part de ces audiences augmente chaque mois. Avant l’invasion de l’Ukraine, 66 % à 80 % des audiences venaient de France. Ce taux est compris entre 30 ou 40 % aujourd’hui.

Ces médias, dont la diffusion a été suspendue, mettent en place des stratégies de contournement en incitant au téléchargement de VPN ou en créant des sites « miroirs » qui sont des répliques de sites originaux avec d’autres noms de domaine. Il est donc encore possible d’accéder à ces sites sans passer par un VPN. Par exemple, on peut se connecter à sputniknews.africa sans détenir un VPN. Le site anglophone compte aussi un site miroir. Cette stratégie se développe partout. À partir du moment où l’on crée un site miroir pour contourner la législation, on passe de l’influence à l’ingérence.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez évoqué les positions défendues par Margarita Simonian. En 2012, après l’invasion de la Géorgie et d’autres événements tragiques, elle indiquait lors d’une interview au quotidien russe Kommersant : « Nous [RT], nous conduisons la guerre de l’information, et qui plus est contre tout le monde occidental. » Nous ne pouvons donc pas dire que nous ne savions pas.

M. Maxime Audinet. Dans cette phrase, Margarita Simonian se référait à ce qui était arrivé en Géorgie. Elle matérialise une représentation très conflictuelle de l’espace informationnel. La guerre de l’information est assumée très explicitement par les acteurs dont nous parlons.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au ministère de la défense, les généraux considèrent que la guerre de l’information est une arme comme les autres. Un certain nombre de médias russes ont été transférés du champ européen vers le champ africain. Confirmez-vous que les interdictions de diffusion ne mettent pas fin à la production de contenus ? Pourriez-vous apporter des précisions sur la réorientation des contenus vers l’Afrique francophone ? En quoi la politique française et les intérêts français en Afrique sont-ils ciblés ?

M. Maxime Audinet. RT France existe toujours à Boulogne-Billancourt, même si l’entité est en redressement judiciaire. Étant donné que l’État russe ne peut plus financer les branches délocalisées dans l’Union, les fonds ne peuvent plus circuler et RT France devrait par conséquent déposer son bilan.

La réorientation vers l’Afrique de ces réseaux préexiste à la guerre en Ukraine. Sputnik souhaitait déjà s’implanter dans la zone en amont du sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019. Nous observons néanmoins depuis le début de la guerre un accroissement du volume de contenu produit par ces médias, notamment dans les régions d’Afrique subsaharienne francophone et sahélienne. La tendance est très visible dans les actualités au Mali depuis que le groupe Wagner s’y est implanté. L’un des principaux contenus diffusés par les acteurs russes en Afrique est une critique du néocolonialisme occidental. Ce récit simple permet de réactualiser le soutien de l’Union soviétique au mouvement de décolonisation et de libération nationale. Depuis mai 2022, l’occurrence des termes « néocolonialisme » et termes associés a augmenté de façon significative. Ils sont beaucoup plus prononcés à l’antenne des chaînes de RT. C’est aussi une manière de fidéliser les audiences dans ces espaces.

Le cœur des audiences en France se caractérisait par une appétence pour les idées souverainistes, de gauche ou de droite, mais surtout d’extrême droite, et les positions eurosceptiques. Les contenus étaient très différents de ceux déployés en Afrique francophone. Doit-on s’attendre à une implantation plus structurelle et logistique du réseau en Afrique ? RT a tenté quelques mois auparavant d’installer un bureau anglophone et francophone à Nairobi. Cela n’a pas fonctionné. Ils ont ensuite communiqué sur l’institution d’un bureau Afrique en Afrique du Sud. Il serait dirigé par Paula Slier, une citoyenne sud-africaine qui travaille depuis longtemps en Russie. Nous n’en savons pas plus pour le moment. Reporters sans frontières a publié un rapport indiquant l’existence d’un bureau de RT à Alger. Il serait destiné pour le moment à alimenter la chaîne arabophone, qui compte déjà des bureaux au Caire, à Damas et à Beyrouth.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Cela montre bien la tentative d’occuper tous les interstices possibles de l’espace informationnel au moyen de stratégies d’influence et de propagation de récits concordants avec les narrations déjà élaborées dans les pays ciblés. Beaucoup de nos compatriotes ne mesurent pas encore pleinement l’ampleur et la dangerosité de la galaxie Prigojine. Qu’en est-il de Konstantin Malofeïev et de Vladimir Iakounine ? Quelles valeurs défendent-ils ?

M. Maxime Audinet. J’ai beaucoup plus travaillé sur Evgueni Prigojine que sur ces deux autres acteurs, dont j’ai une connaissance plus superficielle. Vladimir Iakounine, soutient la fondation Saint-André, dont le budget était de 3,2 millions d’euros en 2015. Elle a mené de nombreuses activités de propagande en Russie. Elle a notamment défendu un agenda nataliste. Elle a également participé en Serbie à la promotion des valeurs traditionnelles, et en particulier de la figure maternelle. Quant à Malofeïev, c’est un sponsor historique du traditionalisme russe à l’étranger. En amont du sommet de Sotchi, il avait créé l’agence internationale pour le développement souverain. Elle défend un agenda souverainiste en Afrique. Un article de Benoit Vitkine publié dans Le Monde mentionnait le fait que Malofeïev avait aidé Jean-Marie Le Pen à obtenir un prêt de 2 millions d’euros pour son parti. Malofeïev promeut des valeurs traditionnelles en Russie via Tsargrad, qui défend les figures conservatrices comme Alexandre Douguine. Enfin, Malofeïev a participé au congrès mondial de la russophilie il y a quelques jours à Moscou, en présence de Pierre de Gaulle. Vladimir Jirinovski, aujourd’hui décédé, a noué des relations transnationales avec la plupart des partis de droite nationaliste ou d’extrême droite en Europe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur Prigojine ? Outre sa milice armée Wagner et son emprise industrielle en Afrique, il a mis en place des fermes à trolls et il est responsable de nombreuses opérations de désinformation. Il a également financé une fondation de « lutte contre l’injustice » qui propage apparemment de fausses informations en France.

M. Maxime Audinet. La Fondation pour la lutte contre l’injustice est intéressante, car elle cible directement la France, propageant des informations sous fausse bannière. Il existe plusieurs fondations de ce type en Afrique, notamment Afric, un organisme qui a permis la coopération de Nathalie Yamb et Kémi Séba. La fondation pour la protection des valeurs nationales (FZNC) est aussi une organisation sous fausse bannière, dirigée par Maxim Chougaleï, l’un des lieutenants de Prigojine très présent en Afrique francophone.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous connaissance d’autres médias, sites ou officines qui opéreraient sur le sol français, en langue française et à destination de cibles françaises, se situant dans l’orbite du régime de Poutine ?

M. Maxime Audinet. La question se pose aujourd’hui concernant le média Omerta, sponsorisé par Charles d’Anjou, un entrepreneur mais peut-être aussi le promoteur de positions politiques au moins très conservatrices. Le dernier numéro d’Omerta a beaucoup produit sur la question du wokisme. S’agissant de l’Ukraine, il relaie des positions alternatives et contre-hégémoniques, prenant à contre-pied les médias dominants, fondées sur le postulat d’une univocité de l’espace médiatique français, cependant tout à fait fictive. Il est important de rappeler que ce n’est pas parce qu’il existe des médias traditionnels dominants qu’ils disent tous les mêmes choses. Je n’ai pas connaissance de possibles financements de l’activité de Charles d’Anjou par des acteurs russes. Pour autant, Omerta est au moins un relais d’influence pour des raisons idéologiques et militantes de ce que fait la Russie en Ukraine. Régis Le Sommier, qui a travaillé chez RT France, est désormais directeur de la rédaction d’Omerta.

Il existe également parmi les médias francophones le site Observateur continental, dont on sait qu’il a été créé par une structure située en Russie liée aux services de renseignement russe. On pourrait également penser à News Front, un média anglophone actif aux États-Unis.

Il est intéressant d’examiner le mode d’action de la galaxie Prigojine en Afrique subsaharienne. Leur objectif est que les contenus propagés d’abord dans des groupes Whatsapp ou sur Facebook sont repris par un deuxième cercle concentrique des médias africains pour atteindre progressivement l’espace médiatique général. Lengo Songo, par exemple, reprend systématiquement des clips ou des images de manifestations artificielles.

Cela ne veut pas dire que la France est la cible principale, mais si ces opérations atteignent la France, cela peut être intéressant. Dans un reportage de Complément d’enquête, diffusé quelques mois auparavant, les journalistes expliquent que la galaxie Prigojine a créé des pages et des contenus favorables à Emmanuel Macron. Ces contenus ont d’abord été diffusés par des médias africains, comme Lengo Songo, Maliactu et Burkina 24. Ils ont été repris sur Ria Fan, le principal média russophone de la holding Patriot de Prigojine, qui a invoqué que la France devait aussi compter des usines à trolls pour produire de tels contenus. Les informations ont été reprises par des sites conspirationnistes, mais sans atteindre le niveau de viralité espéré. Quoi qu’il en soit, Ria Fan tente d’exploiter le débat actuel sur le renouvellement la stratégie d’influence en France mentionnée par Emmanuel Macron pour en maquiller les conséquences et souligner la grande similarité entre ces procédés et ceux qu’elle utilise. Il en va de même de la lutte informatique d’influence adoptée par le ministère des armées en octobre 2021. Cependant, il existe toujours des lignes rouges qu’il ne faut certainement pas franchir dans l’espace informationnel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez parlé dans vos travaux d’« hygiène numérique ». Pourriez-vous développer cette expression ? Quel serait le bon équilibre à adopter ?

M. Maxime Audinet. Les acteurs comme Evgueni Prigojine sont en quête de visibilité. Plus l’on parle d’eux et mieux ils se portent. C’est pourquoi ils laissent parfois délibérément des traces numériques. Par exemple, lors de l’affaire de Gossi, les médias de Prigojine ont ouvertement indiqué que l’armée française était responsable d’un charnier. Cela relève d’un enjeu de réputation à la fois en Afrique et en Ukraine. Evgueni Prigojine répète que c’est bien Wagner et non l’armée russe qui a repris la ville de Bakhmout. Il est également content de répéter qu’il a bouté les Français hors de leur pré carré.

L’« hygiène numérique » signifie que lorsqu’on documente les opérations d’influence, il faut garder à l’esprit que leur médiatisation peut devenir une composante de l’opération d’influence elle-même. Lorsque Jeune Afrique a démontré que la diffusion de clips comme le « rat Manu » était le fait d’opérations d’influence, cela a entraîné une hausse très importante de la consommation de ces contenus. Dans ce type de situation, l’hygiène numérique pourrait consister à ne jamais partager ou retwitter le compte ayant diffusé l’information. En tout état de cause, il est souhaitable de ne pas réagir trop rapidement et d’attendre d’obtenir suffisamment d’éléments pour agir.

Plusieurs dispositifs ont été mis en place ces dernières années pour lutter contre ce phénomène. Je pense notamment aux initiatives conduites au ministère des armées. De manière générale, je crois que nous serons de toute façon beaucoup plus efficaces pour lutter contre la désinformation si nous recourons à des acteurs issus de la société civile, associatifs notamment, plutôt qu’à des acteurs étatiques. L’éducation aux médias est un enjeu de politique publique majeur qui ne peut se concevoir que sur le long terme. Les nouvelles photographies créées par des intelligences artificielles pourraient poser problème un certain temps avant que les populations ne soient capables de les identifier.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous fait vous-même l’objet de pressions ou de tentatives d’intimidation ? Deux personnes que nous avons auditionnées, Cécile Vaissié et Nicolas Tenzer, ont été attaquées en justice. Nous savons que des procédures « bâillons » peuvent être enclenchées.

M. Maxime Audinet. Il m’est arrivé lors d’un entretien en Russie de voir deux personnes s’asseoir à côté de moi pour écouter la conversation de manière très ostensible. Je sais aussi que mes interventions médiatiques concernant RT ont été consignées. Cela ne m’a pas empêché de mener mes recherches sans jamais m’autocensurer. Dans le cadre de mon livre sur RT France, je me suis attaché à être rigoureux et à toujours préciser la source de mes informations afin que les analyses présentées ne relèvent pas de mon opinion. J’ai tâché de travailler avec les armes du chercheur, c’est-à-dire en utilisant les entretiens, la méthodologie, les enquêtes et tout ce qui peut être mobilisé de manière fiable. Je n’ai pas été attaqué en diffamation par RT France jusqu’à présent.


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33.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen (6 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi Mme Nathalie Loiseau, ancienne ministre des affaires européennes, actuellement députée européenne et présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen.

Madame la ministre, je vous remercie de vous être rendue disponible pour répondre à nos questions. Aux fonctions que je viens d’évoquer, il faut ajouter celle de présidente de la délégation permanente du Parlement européen à l’Assemblée parlementaire Union européenne-Royaume-Uni et celle de coordinatrice du groupe Renew au sein de la commission spéciale INGE 2, dont nous avons entendu le président, Raphaël Glucksmann, mardi dernier. Vous avez publié il y a quelques mois un ouvrage intitulé La Guerre qu’on ne voit pas venir, consacré aux nouveaux champs de conflictualité, où des puissances hostiles ou inamicales déploient une activité toujours croissante. Votre expérience et votre expertise nous seront précieuses et nous permettront d’approfondir l’analyse des phénomènes d’ingérence étrangère que nous menons depuis plusieurs mois.

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Aussi, madame la ministre, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Nathalie Loiseau prête serment.)

Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen. Je me réjouis que l’Assemblée nationale se penche sur ce sujet, si important, des ingérences étrangères. D’autres pays l’ont fait avant nous et, pour le nuage de Tchernobyl, il n’y a aucune raison de penser que ce qu’ils ont traversé n’a pas touché notre pays.

D’après le titre de votre commission d’enquête, vous avez choisi d’aborder cette question sous l’angle de la corruption des élites, et vous avez eu raison. C’est un sujet difficile à documenter, donc difficile à combattre, mais essentiel. Au Parlement européen, la commission INGE 2, dont je suis à la fois coordinatrice et corapporteure, met l’accent sur les manipulations de l’information, qui n’ont rien de nouveau mais ont pris, avec l’entrée dans l’ère numérique, une dimension sans précédent. Ce sont les démocraties qui sont les plus visées, non pas pour ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont. Elles sont visées par des régimes autoritaires qui y voient une concurrence à leur propre mode de gouvernance. Généralement, les ingérences dont nous faisons l’objet visent moins à nous convaincre des qualités d’un pays étranger qu’à démontrer le caractère dysfonctionnel de nos propres pays. Elles visent à discréditer la démocratie pour ce qu’elle est et à nous faire croire que nous sommes irréconciliables, divisés et affaiblis.

Je me propose de vous donner quelques éclairages étrangers avant d’aborder la situation française. Je commencerai assez naturellement par le Brexit, qui est très proche de nous, à la fois géographiquement et dans le temps. En 2016, un référendum a fait quitter l’Union européenne au Royaume-Uni. On connaît le résultat et on a constaté la division qui s’est installée, au sein de l’opinion publique britannique, entre brexiters et partisans du maintien dans l’Union européenne. Ce que l’on sait, mais seulement partiellement, c’est la nature de l’ingérence étrangère russe dans cette campagne du Brexit. On le sait parce qu’une commission du renseignement a rendu un rapport à ce sujet ; mais on ne le sait que partiellement parce que ce rapport a été en partie masqué, à la demande du gouvernement britannique – ce qui est tout de même préoccupant. Le rapport conclut qu’« il existe des preuves substantielles que l’ingérence russe est une pratique courante dans la vie politique britannique ».

Ce qu’on a pu documenter, ce sont les liens de certains financeurs de la campagne du Leave, en particulier Arron Banks, avec la Russie. Ce que l’on a pu observer, c’est l’existence de très nombreux faux comptes sur les réseaux sociaux et de bots diffusant et amplifiant des contenus pro-Brexit, pilotés depuis la Russie ; ce sont aussi les déclarations de Nigel Farage, qui, lorsqu’il dirigeait le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), a dit par exemple que Vladimir Poutine était « le leader qu’il admirait le plus ». On l’a beaucoup vu sur Russia Today et, aujourd’hui encore, quand il intervient sur les réseaux télévisés, c’est pour dénigrer l’Ukraine et dire du bien de la Russie.

J’en viens, un peu plus loin de nous dans l’espace mais pas dans le temps, à la campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2016. Une enquête a eu lieu, confiée au procureur spécial Robert Mueller : celui-ci a conclu que « la Russie était intervenue de manière écrasante et systématique ». Robert Mueller a d’ailleurs inculpé treize ressortissants russes pour ingérence, dont Evgueni Prigojine – déjà ! L’un des directeurs de campagne de Donald Trump, Paul Manafort, a plaidé coupable et a reconnu des contacts avec la Russie. L’Internet Research Agency (IRA), c’est-à-dire l’usine à trolls, d’Evgueni Prigojine, est à l’origine de faux messages de soutien à Trump, qui ont touché plus de 150 millions d’Américains. Plus de 4 000 faux comptes et plus de 50 000 bots ont été mobilisés, pour un coût estimé à 35 millions de dollars. Pour une fois, on a pu chiffrer le coût de l’ingérence.

On constate aussi la conjonction entre des hackers russes qui s’en sont pris à la campagne de Hillary Clinton à trois reprises et WikiLeaks, qui a diffusé le contenu de ce hacking mais en mêlant vrai contenu et faux documents. On pourra revenir, si vous le souhaitez, sur les objectifs que visait la Russie à travers ces deux cas d’ingérence dans des processus électoraux. Il faudrait aussi parler des Balkans et de l’Ukraine.

Au sein de l’Union européenne, le travail de la commission INGE 2 et celui que j’ai fait de mon côté et en tant que présidente de la sous-commission Sécurité et défense montrent une constante : une relation forte entre la Russie et les extrêmes droites européennes. C’est un choix qui a été fait par des proches de Vladimir Poutine, notamment Konstantin Malofeïev. Un document émanant de l’un de ses collaborateurs a fuité. Il est daté de 2021 et on peut y lire : « Sans notre engagement actif et notre soutien tangible aux partis conservateurs européens, leur popularité et leur influence en Europe vont continuer à baisser. Il faut restaurer les contacts avec les partis eurosceptiques de manière systématique pour contrer la politique de sanctions de Bruxelles. Mais la reprise de ce travail va demander un niveau de confidentialité très différent, en raison du renforcement de l’opposition à l’influence russe. »

En Italie, Matteo Salvini a déclaré : « Entre Poutine et Renzi, je choisis Poutine. » Aux Pays-Bas, dès 2014, Thierry Baudet, une figure connue de l’extrême droite néerlandaise, s’est fait connaître en faisant campagne contre l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine et en niant que le crash du vol MH17 ait pu être commis par les séparatistes pro-russes ou des Russes au Donbass ; il l’attribuait à des Ukrainiens et à la CIA. Mal lui en a pris, puisque la procédure judiciaire est terminée et que l’origine du crash ne fait plus de doute.

En Allemagne, on connaît la proximité entre la Russie et l’extrême droite allemande, notamment le parti Alternative für Deutschland (AfD), mais cela va beaucoup plus loin. On connaît les liens de Gerhard Schröder et d’autres hommes et femmes politiques, ainsi que d’entreprises allemandes, avec la Russie de Vladimir Poutine. Pour rester sur le terrain électoral, durant la campagne de 2021, Russia Today a renforcé significativement le nombre de ses journalistes en Allemagne et choisi de couvrir avec une intensité sans précédent tout ce qui relevait de la défiance vaccinale et de l’opposition à la politique de santé allemande.

De récentes révélations ont également montré des liens entre les indépendantistes catalans et la Russie, au moment de la consultation électorale – non autorisée.

Je m’en voudrais de ne pas parler de la Chine, dont on sait qu’elle exerce un contrôle sur sa diaspora au sein de l’Union européenne, notamment grâce à ses « postes de police ». On sait aussi l’importance qu’elle accorde à la coopération universitaire et scientifique, dans des conditions qui ne sont pas toujours transparentes et qui imposent le récit du régime chinois aux universitaires européens qui s’y frottent, notamment au travers des instituts Confucius. Par ailleurs, dans le cadre du programme « Mille talents », la Chine attire des scientifiques internationaux qui lui font bénéficier de connaissances technologiques occidentales, y compris sur des sujets très sensibles.

La Chine a basculé dans une attitude encore plus ingérente sous l’effet de deux événements : la pandémie du covid et la guerre en Ukraine. Désormais, elle reprend à la fois les recettes et les thèses de la Russie.

S’agissant des recettes, je pense par exemple à la manipulation d’information autour de l’origine du covid. On a vu des médias officiels chinois, des trolls chinois et même des diplomates chinois prétendre que le virus du covid avait été inventé dans un laboratoire militaire américain, Fort Detrick, le même laboratoire où les Russes, il y a plusieurs décennies, prétendaient que le sida avait été fabriqué. La Chine copie donc les recettes russes, sans forcément beaucoup les transformer… Elle fait aussi usage de cyberattaques. La Russie est de loin le pays qui en commet le plus, mais la Chine en fait désormais autant et il est parfois difficile de distinguer les cyberattaques russes et chinoises. Je pense en particulier à celles qui ont ciblé l’Agence européenne du médicament au moment où les dossiers des laboratoires Pfizer et Moderna y étaient examinés. Ces cyberattaques ont sans doute vu travailler ensemble des espions chinois et des hackers russes.

La Chine reprend également des thèses russes, notamment autour de la guerre d’Ukraine. Sur tous les médias sociaux chinois, on retrouve le narratif russe, clairement anti-occidental. Une note interne de l’administration chinoise qui a été communiquée par un lanceur d’alerte justifie, une fois de plus, de cibler les démocraties constitutionnelles occidentales.

D’autres pays ciblent l’Union européenne depuis longtemps et continuent de le faire, comme l’Azerbaïdjan. On se souvient du « Caviargate », qui avait frappé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. On constate une chasse aux dissidents qui se déroule jusque dans notre territoire et qui remet en cause notre propre souveraineté – c’est mon avis personnel – lorsqu’une tentative d’assassinat vise, sur notre sol, une personne qui a reçu le statut de réfugié politique.

Il faut évoquer aussi les mouvements religieux qui, au travers de certains pays ou de mouvements non étatiques, interfèrent avec l’Union européenne. Je pense d’abord aux mouvements islamistes et aux pays qui soutiennent les Frères musulmans, comme la Turquie ou le Qatar. Au niveau des institutions européennes, le Forum of European Muslim Youth and Student Organisations (FEMYSO), un organisme qui s’adresse aux jeunesses et aux étudiants musulmans d’Europe, est très lié aux Frères musulmans, bien qu’il le nie. Il s’exprime constamment auprès des institutions européennes et bénéficie de financements de la Commission européenne, sur lesquels j’ai commencé à me pencher. Il s’agit, non pas seulement de dénoncer, ce qui est facile, mais aussi de définir avec la Commission européenne les critères qui nous permettront de nous protéger de ce type d’interférence.

Le Qatar soutient lui aussi les Frères musulmans, c’est une évidence. Il semblerait qu’il ait été à l’origine d’une tentative de corruption, ou d’une corruption, de membres ou d’anciens membres du Parlement européen. J’emploie le conditionnel, puisqu’une enquête est en cours et que la présomption d’innocence impose de prendre des précautions. C’est d’ailleurs là-dessus que je rédige le rapport pour la commission INGE 2 qui sera voté aux mois de juin et juillet.

Des mouvements chrétiens étrangers tentent également de s’ingérer dans les institutions européennes ou dans l’Union européenne. Ce sont des mouvements hostiles aux droits des femmes et aux personnes LGBT, inspirés à la fois d’évangéliques américains et d’orthodoxes russes. On retrouve parfois côte à côte, dans la même conférence, des Polonais, des Russes, autour de Konstantin Malofeïev, et des Américains, ce qui est un peu vertigineux. Ils sont d’accord sur une chose : en faire baver aux femmes et aux minorités. De l’argent circule dans ces mouvements, notamment de l’argent russe. Même s’il est naturel de prêter attention aux Frères musulmans et aux ingérences islamistes, n’oublions jamais que d’autres mouvements religieux doivent être surveillés. Ils ont tous en commun de s’en prendre aux droits des femmes, une cause qui, vous n’en serez pas étonnés, me touche particulièrement.

J’en arrive à la France, qui ne diffère pas des autres pays puisque l’ingérence russe y est particulièrement forte. Durant la campagne électorale de 2017, des trolls russes interviennent en très grand nombre pour cliver les débats et les envenimer. Des entreprises d’État dites d’information, mais qui sont en réalité des entreprises de propagande, dénigrent systématiquement le même candidat, Emmanuel Macron. Les liens que l’on avait notés, au moment de l’élection américaine de 2016, entre les trolls russes et l’alt-right américaine, sont toujours manifestes au moment de l’élection française de 2017. Ils contribuent à la diffusion de fausses rumeurs, par exemple au sujet d’un compte bancaire qu’Emmanuel Macron détiendrait aux Bahamas, qui sont reprises – malheureusement – par une candidate à l’élection présidentielle en France.

Le piratage de la campagne d’Emmanuel Macron n’est pas strictement attribué, mais la méthode utilisée est semblable à celle du groupe de hackers russes Fancy Bear. Le contenu part d’abord chez des militants américains, avant de revenir en France, amplifié par des bots. Les institutions françaises ont réagi avec sang-froid, faisant échouer l’opération. Un troll russe assez célèbre, Konstantin Rykov, a dit à la télévision, face caméra : « Nous avons réussi, Trump est président. Malheureusement, Marine n’est pas devenue présidente. Une opération a réussi, l’autre a échoué. »

Le canal privilégié par Moscou pour diffuser son influence en France est, comme ailleurs en Europe, l’extrême droite. La Russie et le Rassemblement national (RN), c’est une histoire qui commence avec Jean-Marie Le Pen et qui se poursuit. Ce que l’on note, ce sont des voyages fréquents et des déclarations inhabituelles, par leur nombre et leur intensité, au sujet de la Russie et de Vladimir Poutine, du type « J’admire Vladimir Poutine » ou « La presse d’opposition est plus libre en Russie qu’en France ». Je n’imagine aucun autre homme ni aucune autre femme politique citer ainsi un pays étranger et dire la même chose d’un autre dirigeant étranger.

Ces déclarations sont récurrentes et se reproduisent dès que la Russie est mise en cause, par exemple au moment de l’assassinat de Boris Nemtsov ou de l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal au Royaume-Uni. À chaque fois, on entend, de la part du RN, des arguments que ne démentirait pas un porte-parole russe. Au début de la guerre d’Ukraine, de même, on entend une mise en doute des crimes de guerre, un narratif expliquant que l’OTAN a sa part de responsabilité, une opposition aux livraisons d’armes et aux sanctions contre la Russie. Tout cela finit par faire une grille de lecture qui peut amener quelqu’un à penser sincèrement que la Russie est attaquée et que les torts sont partagés.

Ce qui est plus troublant, c’est le financement du Rassemblement national : c’est le seul parti à avoir eu recours à une banque russe, et pas n’importe laquelle puisqu’elle est connue pour avoir participé à du blanchiment d’argent de la corruption et au contournement de sanctions iraniennes. Cette banque ayant fait faillite, le prêt a été repris par une entreprise russe et, là encore, pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agit d’une entreprise sous sanctions américaines pour participation à la prolifération d’armes de destruction massive. Cette entreprise, qui exporte des pièces détachées aéronautiques, le fait notamment en direction de la Syrie de Bachar al-Assad. Maintenant qu’il est interdit de rechercher des financements en dehors de l’Union européenne, le Rassemblement national emprunte dans une banque hongroise proche de Viktor Orbán, le dirigeant européen qui a le plus de sympathie pour la Russie de Vladimir Poutine. Ce sont des choix qui interrogent et qui n’ont été faits par aucun autre parti politique. Au-delà des déclarations de Marine Le Pen, il y a celles de nombreux autres membres du Rassemblement national, qui sont très fréquemment sensibles au narratif russe.

Le Rassemblement national n’est pas le seul parti à apprécier la Russie ; c’est aussi le cas du parti Reconquête, au sein duquel on constate aussi un mélange de déclarations et de voyages, y compris de voyages d’affaires : je songe à Philippe de Villiers et à sa tentative de monter un Puy du Fou en Crimée, annexée par la Russie. Entre les votes qui ont lieu en France et ceux qui ont lieu au sein du Parlement européen, il peut y avoir une différence dans la manière dont l’extrême droite se positionne sur les questions liées à la Russie.

Je ne manquerai pas de relever des choix de positionnement de La France insoumise (LFI) sur la Russie et sur l’Ukraine, qui sont clairement teintés d’antiaméricanisme et d’hostilité à l’OTAN. Il ne faut pas oublier, non plus, que Jean-Luc Mélenchon a longtemps été conseillé par deux personnes dont la sympathie pour la Russie était manifeste et qui ont toutes deux quitté LFI, l’une pour monter un parti souverainiste et l’autre pour rejoindre le Rassemblement national. Puisque j’ai évoqué Gerhard Schröder, je dois aussi dire un mot de François Fillon : il est tout de même étrange que deux anciens chefs de gouvernement aient rejoint des intérêts économiques russes proches du Kremlin.

Je voudrais aussi donner un coup de projecteur sur d’autres formes d’ingérence de la Russie dans notre pays. L’utilisation de relais médiatiques n’a fait que croître depuis que Russia Today et Sputnik ont été fermées en Europe. Je pense au présentateur de la chaîne YouTube Thinkerview, qui se veut disruptif et dit vouloir traiter l’actualité autrement. Il a été invité par Sergueï Lavrov, lorsque celui-ci est venu à Paris. Il a accepté l’invitation et invite régulièrement des officiels russes dans son émission. C’est son droit – nous sommes dans un pays de liberté et c’est notre chance –, mais c’est surtout son choix : un choix qui peut interroger.

J’ai dit que les médias russes ou pro-russes, ou les trolls, s’étaient beaucoup investis, en France, sur des sujets clivants : ce fut le cas avec les gilets jaunes, mais aussi avec la pandémie de covid. J’évoquerai aussi une création plus récente d’Evgueni Prigojine, la Foundation to Battle Injustice, qui entend défendre des « lanceurs d’alerte » ou les « victimes de violences policières » – et dont les initiales rappellent que son créateur est lui-même recherché par le FBI. Cette fondation lui donne à la fois de la visibilité et des moyens financiers et juridiques. Il y a fort à parier que, sur ces sujets, comme sur d’autres, son but est de cliver et d’obtenir que les Français se dressent les uns contre les autres.

Il faut dire un mot aussi des campagnes anti-françaises qu’Evgueni Prigojine mène en Afrique, grâce à la fois au groupe Wagner et à son groupe de médias de désinformation qui manipule des influenceurs panafricanistes pour essayer de dresser les opinions publiques africaines contre la France.

J’ai évoqué les ingérences de la Turquie en Europe. Elle est active en France, où elle est en guerre contre la laïcité à la française. On l’a vu après l’assassinat de Samuel Paty, avec les déclarations du président turc. En 2018, déjà, il déclarait que les musulmans de France étaient sous sa protection. Je considère, à titre personnel, qu’il s’agit clairement d’une ingérence. Il est aussi le plus gros fournisseur d’imams détachés en France, au travers d’associations qui sont proches du parti au pouvoir et qui, soit essayent de présenter des candidats à des élections locales, soit gèrent des mosquées ; Millî Görüş gère soixante-dix mosquées en France.

L’activisme de certains régimes à notre endroit vise à nous rendre soit hystériques, soit apathiques. Hystériques, en nous dressant les uns contre les autres et en nous donnant l’impression que, quel que soit le sujet, tout va devenir violent et que nous sommes irréconciliables. Apathiques, lorsque la désinformation vise, notamment sur des sujets internationaux, à ce que les opinions occidentales renoncent à avoir un avis et en viennent à se dire : « Finalement, je ne sais pas. » C’est beaucoup le cas sur l’Ukraine, quand on nie l’existence de crimes de guerre à Boutcha ou la présence de civils dans le théâtre de Marioupol. Ce n’est pas vraiment fait pour être cru, mais pour intimider les gens et pour faire en sorte qu’ils se détournent du sujet, parce qu’ils n’y comprennent plus rien. C’est une vieille habitude russe.

Si vous m’y autorisez, j’aimerais finir cette intervention par une citation d’Hannah Arendt, que je relis régulièrement : « Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Cette phrase me semble malheureusement prémonitoire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour cet exposé très complet et pour cette citation d’Hannah Arendt, que nous pouvons reprendre à notre compte en tant que représentants de la nation.

Vous avez rappelé que l’objet de cette commission d’enquête, proposé par le Rassemblement national et validé par la commission des lois, est de contribuer, modestement, à l’identification des tentatives d’ingérences, ou des ingérences, visant notre pays. Nous accordons effectivement une attention particulière à la corruption des élites et à celle de toutes les personnes ou institutions susceptibles d’avoir de l’influence sur nos compatriotes ou sur les processus de décision. J’espère que nos travaux apporteront leur pierre à l’édifice, au niveau français comme au niveau européen.

J’en viens à ma première question – et j’en aurai beaucoup à vous poser. Vous êtes la première à avoir proposé une typologie des formes d’ingérences, que je trouve très intéressante. Vous avez expliqué que l’enquête menée aux États-Unis avait mis en lumière une ingérence massive. Pouvez-vous faire une comparaison avec la France ? Les auditions que nous avons menées tendent à montrer que, même s’il y a eu des faits d’ingérence lors des derniers processus électoraux français, ils ont pu être contrôlés grâce à nos services de renseignement et aux règles démocratiques qui nous sont propres. Je pense notamment aux règles relatives au financement des campagnes : entre la France et les États-Unis, c’est le jour et la nuit, s’agissant aussi bien des montants mis en jeu que de l’encadrement. Que pouvez-vous nous dire de la situation française ? Vous semble-t-elle sous contrôle ? Des progrès ont-ils été réalisés entre 2017 et 2022 ?

Mme Nathalie Loiseau. Il ne faut parler que de ce que l’on sait vraiment ; or tout n’est pas documenté. Tout ce que j’ai écrit dans mon livre, tout ce que j’ai dit devant vous repose sur des sources fiables qui soit n’ont fait l’objet d’aucune contestation, soit on fait l’objet de contestations qui ont été réfutées. Il faut toujours être très prudent et se garder de penser que l’on connaît l’entièreté d’une ingérence passée ou d’une situation présente. Il est manifeste qu’aux États-Unis, 2016 a constitué un pic et qu’en 2020, les mesures de contrôle de l’intégrité électorale ont été renforcées, si bien que ceux qui ont voulu faire croire à des ingérences chinoises dans l’élection de Joe Biden se sont cassé les dents. Toutefois, cela n’a pas empêché, au sein d’une frange très dure de l’électorat de Donald Trump, la naissance d’un mouvement de contestation des résultats, qu’on a appelé Stop the Steal, et qui s’est quand même traduit par l’assaut du Capitole, le 6 janvier.

L’élection de 2020 a donc été beaucoup moins exposée, mais c’est comme si l’on avait instillé un poison dans la confiance envers les institutions et que ce poison continuait à faire son chemin. Il faut en être conscients et ne pas nous endormir sur nos lauriers : ce n’est pas parce qu’on est plus vigilant, plus conscient des risques, qu’on a réglé le problème. Le poison du soupçon peut continuer à faire mal des années plus tard, quand il concerne les institutions et les médias et qu’on finit par ne plus croire à rien et à croire n’importe quoi en même temps.

S’agissant des ingérences dans la campagne de 2017, ce que disent les experts, c’est que les attaques étaient toutes dirigées contre un seul candidat, Emmanuel Macron, qu’elles sont passées par de très nombreux faux comptes sur Facebook, que la plateforme a identifiés et fermés. Les Macron Leaks, que j’ai évoqués, ont consisté, comme aux États-Unis, en un mélange de contenus exacts et de contenus inventés. Ils n’ont pas eu d’impact, du fait du réflexe démocratique que vous avez évoqué, monsieur le président, d’un certain nombre d’institutions et d’autorités indépendantes qui ont tout de suite compris qu’il s’agissait de porter atteinte à l’intégrité du processus électoral. Les médias professionnels ont aussi eu le réflexe de ne pas tomber dans le piège. C’est à la fois une satisfaction et une fragilité, puisque cela repose sur le comportement des hommes plus que sur la capacité du système à éviter ce type de manipulation.

En 2022, un peu comme en Allemagne, la manipulation passe moins par des sujets purement politiques que par l’amplification de sujets de société : la gestion de la crise du covid et la politique vaccinale ont été considérées comme de bons sujets, susceptibles de cliver et de porter atteinte à la confiance dans les institutions. On assiste, de nouveau, à une amplification de contenus sur les réseaux sociaux. Généralement, le contenu est national au départ, mais son amplification est encouragée par des acteurs extérieurs, à commencer par la Russie qui, depuis 2009, reste dans cette logique qui ne consiste plus à se promouvoir elle-même mais à discréditer les pays européens et les démocraties occidentales.

Pour illustrer cette volonté de clivage, je peux revenir à l’élection de 2017 : les experts qui ont étudié les mots employés par les trolls russes de la galaxie de Prigojine ont noté que ceux qui revenaient le plus souvent sont : noir, féminisme, gay, vert, arabe, islam, extrême droite, gauche, droite. Ce sont les contenus employant ces mots qui sont censés déclencher une réponse et monter en visibilité.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Lorsque vous étiez ministre des affaires européennes, puis candidate, il y a eu – et je différencie ce point des faits beaucoup plus graves d’ingérence russe ou chinoise – une confrontation entre deux pratiques différentes en matière de financement des campagnes électorales, puisque la France interdit l’intervention de fondations d’entreprises privées alors que cela est autorisé au niveau européen. Vous aviez eu la gentillesse de nous recevoir à l’époque et nous nous étions entretenus de ce sujet qui vous interpellait et vous concernait. Malheureusement, aucune solution n’avait été trouvée, mais non du fait de la France. Nous savons comment fonctionnent les institutions européennes…

Les élections européennes se profilent. Pensez-vous que la situation a changé ou que des risques d’influence d’intérêts privés, par l’intermédiaire de fondations, existent toujours ?

Mme Nathalie Loiseau. Une telle culture est en effet très éloignée de la culture française et, en l’occurrence, je me sens très française.

Un groupe politique européen, à la différence d’un parti politique, ne peut pas recevoir de financements de la part d’entreprises privées. J’ai rejoint le groupe politique Renew Europe, dont est membre le parti politique auquel j’appartiens, Horizons, mais celui-ci n’appartient à aucun parti politique européen et n’est donc pas concerné par cette différence culturelle.

Vous avez raison de dire que l’ingérence des lobbies diffère grandement de celle qui relève de puissances étrangères malveillantes, mais elle n’en est pas moins problématique. La combattre suppose d’abord d’accroître la transparence, ce qui est le cas : il faut connaître la provenance d’un financement et son montant. La seconde est souvent souterraine, aujourd’hui illégale s’agissant du financement d’un parti politique français, ce qui n’empêche malheureusement pas qu’elle existe. Si les personnes incarcérées sont condamnées, le Qatargate montrera qu’elles se sont rendues coupables de comportements illégaux, de même que le pays qui aurait réussi à les corrompre. En matière d’entreprises privées, seule la transparence permettra de faire savoir aux électeurs à qui ils s’adressent.

Mais un tel modèle n’est pas celui que je préfère, loin de là.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les travaux de notre commission d’enquête sont assez suivis, semble-t-il, mais ce n’est pas la première fois que le Parlement français se penche sur la question des ingérences étrangères. Un très intéressant rapport d’information réalisé par nos collègues sénateurs André Gattolin et Etienne Blanc, il y a deux ans environ, a été consacré aux Influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. La Chine y était particulièrement ciblée. Depuis l’automne, la délégation parlementaire au renseignement, structure réunissant quatre sénateurs et quatre députés, présidée par M. Sacha Houlié et dont j’ai l’honneur d’être l’une des vice-présidentes, a décidé de consacrer son rapport annuel à ce thème. Son travail est beaucoup plus confidentiel que celui d’une commission d’enquête et elle dispose d’un peu plus de temps pour rendre ses conclusions.

J’invite également ceux qui nous écoutent à se reporter à votre ouvrage, La Guerre qu’on ne voit pas venir, somme exhaustive sur le sujet. Nous avons beaucoup parlé de la manipulation de l’information, de la désinformation, des fake news, des stratégies d’interférence par des moyens technologiques, en particulier dans les sphères russe, chinoise et turque, mais un chapitre de votre ouvrage s’intitule « Les idiots utiles sont parmi nous » et vise un certain nombre de personnalités, dont aucune ne vous a attaquée en diffamation. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Mme Nathalie Loiseau. L’expression « idiots utiles » aurait été employée pour la première fois par Lénine et désigne des personnes qui, sans être proches de pays autoritaires sur un plan idéologique, en sont néanmoins les relais.

C’est peu dire que la France est une exception culturelle lorsque l’on évoque la Russie. Au Parlement européen, mes collègues m’interrogent très souvent sur ce qu’ils appellent la « complaisance » d’intellectuels et de nombreux politiques à l’endroit du régime de Vladimir Poutine. Il est évident que nous avons une vieille histoire commune avec la Russie et que la culture russe est fort prisée dans notre pays. La présence d’une diaspora intellectuelle russe depuis 1917 est aussi une belle particularité française. La résistance communiste pendant la Seconde Guerre mondiale et la puissance du parti communiste après 1945 font partie de notre histoire. En revanche, il est plus difficile de comprendre que cela nous conduise à fermer les yeux sur la réalité d’un régime politique. Le parti communiste français s’est montré particulièrement bienveillant, malgré les crimes de Staline ; Jean-Luc Mélenchon considère encore que les communistes n’ont pas de sang sur les mains… Pardon ! Cette assemblée a récemment voté une proposition de résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation de la grande famine de 1932-1933, connue sous le nom d'« Holodomor », comme génocide.

Il est tout aussi troublant d’entendre dans la bouche de responsables politiques ou d’intellectuels que la liberté d’expression serait plus grande en Russie qu’en France. C’est pourtant ce qu’ont dit Marine Le Pen et Éric Zemmour. On peut aimer la Russie sans être obligé de tenir de tels propos, surtout après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa. Il n’est plus possible de plaider l’ignorance ! Lors de la campagne présidentielle, Éric Zemmour a qualifié Vladimir Poutine de « démocrate autoritaire » alors que nous savons très bien ce que sont les élections en Russie, après l’empoisonnement et l’emprisonnement d’Alexeï Navalny et l’assassinat de Boris Nemtsov. La sympathie ne suffit pas à expliquer une telle complaisance. Pendant des années, Mémorial, organisation non gouvernementale russe de défense des droits de l’homme, a documenté les violations des droits de l’homme sous Staline et plus récemment. Alors que l’une de ses membres a été assassinée et que les autorités russes ont fermé l’association, il n’est pas possible de fermer les yeux ! Pourtant, Marine Le Pen a déclaré après l’assassinat de Boris Nemtsov : « J’ai confiance dans la justice russe. » Compte tenu de ce qu’est celle-ci, on ne peut qu’être troublé. Pourquoi Marine Le Pen n’a-t-elle pas fait part de sa préoccupation après l’assassinat d’un opposant politique ? Pourquoi, après l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal, en Angleterre, Marine Le Pen a-t-elle exclusivement déclaré que l’Union européenne mène une guerre froide à l’égard de la Russie ? Ce n’est pas l’Union européenne qui a empoisonné un père et sa fille ! C’est elle qui, au contraire, s’inquiète que des armes chimiques soient utilisées sur son propre sol puisque le Royaume-Uni faisait encore partie de l’Union européenne.

Je pourrais rapporter d’autres déclarations d’autres personnalités. Je ne reviendrai pas sur les choix très particuliers de Thierry Mariani, que vous avez entendu. Là encore, chacun peut avoir des raisons d’aimer la Russie mais de là à participer à des opérations dites d’observation électorale lors de scrutins pour lesquels aucun partenaire international sérieux n’envoie d’observateurs, dans le cadre de voyages où l’on est payé par des interlocuteurs du pays où il se déroule… Pour observer le référendum constitutionnel russe, Thierry Mariani a choisi de se rendre en Crimée annexée, étant entendu que la communauté internationale n’a pas reconnu cette annexion, et avec lui dix députés du Rassemblement national. C’est un choix, mais qui interpelle. M. Mariani sert ainsi le narratif du régime de Vladimir Poutine, d’autant plus que les médias russes ont relayé la présence de ces dix députés lors de cette opération électorale, par ailleurs contestée. Hélène Laporte, aujourd’hui vice-présidente de l’Assemblée nationale, qui a participé à ce déplacement, a évoqué un « modèle de démocratie ». Lorsque l’on sait comment ce scrutin s’est déroulé… Il est possible d’avoir de la sympathie pour un pays sans nier les évidences.

En matière d’ingérence, l’épisode du covid a été fondateur. En l’occurrence, l’ingérence n’a pas été directement politique mais sociétale. Vous vous souvenez des innombrables polémiques sur la politique de santé de notre pays mais vous souvenez-vous aussi de ceux qui pressaient la France d’utiliser le vaccin russe, Spoutnik V ? C’était le cas de Jean-Luc Mélenchon et de Jordan Bardella, lequel regrettait que l’on s’interdise de l’utiliser par idéologie ou par russophobie. Jamais le laboratoire qui le produit n’a communiqué l’intégralité des essais cliniques à l’Agence européenne des médicaments (AEM), ce pourquoi ce vaccin, qui a d’ailleurs suscité la défiance en Russie même, n’a pas été autorisé. Cela n’a aucun sens d’invoquer l’idéologie ou la russophobie. En revanche, les Russes se sont livrés à de la désinformation à propos du dépôt du dossier. Lorsque nous-mêmes, parlementaires européens, écoutions leur communication, nous pensions qu’il avait été déposé ; lorsque nous appelions les experts de l’AEM, ils nous détrompaient.

J’ai évoqué Philippe Villiers tentant d’aller vendre un spectacle du Puy du Fou à Vladimir Poutine. Pourquoi pas ? Nombre d’hommes d’affaires ont travaillé avec la Russie. Pour autant, était-il obligé de dire qu’il manque un Vladimir Poutine à la France ? Je n’en suis pas sûre. Marion Maréchal a-t-elle eu raison de considérer Vladimir Poutine comme un partenaire vital ? Je n’ai jamais entendu un Français, dans un quelconque parti politique, assurer qu’un Joe Biden ou une Angela Merkel manquaient à la France. Chacun est libre de voir un modèle en Vladimir Poutine mais chacun l’est aussi de s’interroger sur un tel choix. Avant la guerre en Ukraine, il y a eu la Géorgie, la Syrie, le Donbass, les assassinats et les empoisonnements que j’ai évoqués…

M. Thomas Ménagé (RN). Comme vous êtes attachée à la vérité et à la lutte contre la désinformation, vous me permettrez de vous réinformer suite à un certain nombre d’éléments que vous avez évoqués et qui, selon moi, relèvent de fake news.

Marine Le Pen aurait ainsi refusé de dénoncer les crimes de guerre, notamment à Boutcha. Si Joe Biden traite M. Poutine de boucher et le qualifie de criminel de guerre, Emmanuel Macron refuse quant à lui d’utiliser cette dernière formule, jugeant, comme nous, qu’il ne faut pas humilier la Russie et que l’issue de ce conflit doit être diplomatique. Je suis étonné que vous relayiez ce type d’information. Marine Le Pen a dénoncé des crimes de guerre et elle a demandé une enquête internationale. Dénoncez-vous aussi le Président de la République parce qu’il se refuse à qualifier Vladimir Poutine de criminel de guerre ?

Nous avons toujours dénoncé les sanctions à l’endroit de la Russie qui étaient néfastes pour les Français et soutenu celles qui ne le sont pas, notamment celles visant les oligarques.

Vous avez omis de signaler que le prêt qui nous a été accordé est tchéco-russe, que son taux est de 6 %, ce qui n’est pas un prix d’ami, et qu’il a été passé auprès d’une banque nationale – ce n’était pas l’argent de Vladimir Poutine –, laquelle de surcroît a fait faillite, ce qui prouve qu’il ne s’agissait pas d’une banque d’État, l’ensemble des opérations ayant été contrôlé par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Je ne vois pas le serviteur de l’État et haut fonctionnaire que vous êtes remettre en cause son travail, mais peut-être considérez-vous qu’elle ne dispose pas des moyens pour le faire ? Est-ce le cas ?

Des députés qui se sont rendus en Crimée auraient été payés, dites-vous. Ont-ils reçu un salaire, une prestation de service ? De quel montant ?

Mme Nathalie Loiseau. Je n’ai absolument pas dit cela.

M. Thomas Ménagé (RN). Ils ont été payés pour se rendre en Crimée, avez-vous dit.

Mme Nathalie Loiseau. Leur voyage a été payé, ce qui est très différent.

M. Thomas Ménagé (RN). Peut-être votre langue a-t-elle fourché ou ai-je mal noté.

Plus globalement, vous considérez avec raison que le soupçon est un poison car il conduit en effet les Français à se défier de la politique et des institutions. Peut-il également servir à discréditer des adversaires politiques ?

Mme Nathalie Loiseau. Je relève l’usage inquiétant que vous faites du verbe réinformer. À mes yeux, la réinformation est à l’information ce que la rééducation est à l’éducation, c’est-à-dire son antonyme. La réinformation suppose que l’information délivrée par des journalistes professionnels mériterait, d’une certaine façon, d’être reprise en main. Or je suis une défenseure acharnée du journalisme professionnel. Je ne pense pas que nous ayons besoin de réinformation ni de rééducation.

J’ai un souvenir d’autant plus vif du moment où les atrocités de Boutcha ont été connues du monde entier que je me suis rendue à Boutcha juste après sa libération par les troupes ukrainiennes. J’étais présente lorsque les corps des victimes ont été déterrés pour que les familles puissent les identifier. Lorsque l’on a vécu cela, il y a un avant et un après. Lorsque des survivants vous disent qu’ils ont eu de la chance, que quarante-deux personnes seulement occupaient leur maison mais que, par chance, des sous-officiers ont interdit que des exactions soient commises, à la différence de ce qui s’est passé chez leur voisin ; lorsque vous pouvez voir sur votre téléphone portable les vidéos de soldats russes filmant des exactions que je préfère taire tant elles sont abominables, vous êtes obligé de parler de Boutcha avec une certaine émotion.

Ces informations ont été très rapidement disponibles. Cela n’avait d’ailleurs rien de particulièrement héroïque, pour les trente parlementaires nationaux et européens que nous étions, de se rendre à Boutcha et à Irpin. Qui veut savoir a les moyens de savoir. Mme le Pen, à ce moment-là, a affirmé que l’on ne savait pas et qu’une enquête internationale était nécessaire. Je regrette, mais Boutcha était occupée par des soldats russes et des enquêteurs dépêchés par un certain nombre de pays, dont la France, avaient commencé à recueillir des témoignages. Je ne nie pas que les déclarations de Mme Le Pen aient évolué mais je note qu’il était possible de dire autre chose que ce qu’elle a dit au moment où elle l’a dit.

Le Rassemblement national a regretté que François Hollande n’ait pas livré des navires de guerre à la Russie après la déstabilisation du Donbass et l’annexion de la Crimée. Depuis le début de la guerre avec l’Ukraine, Mme le Pen a choisi de dire qu’il était préférable de ne pas participer à l’escalade. Je me suis rendue à cinq reprises en Ukraine car je préfère ne pas avoir d’idées préconçues et pouvoir juger sur place et sur pièces. Mme Le Pen a fait un choix. Il n’est pas question de soupçon mais de constat. Nous sommes libres de faire nos choix mais nous avons aussi le devoir de les assumer.

S’agissant du prêt, la banque en question n’est pas plus tchéco-russe que BNP Paribas n’est encore la banque de Paris et des Pays-Bas. Sa nature, en revanche, est connue grâce aux instances internationales de surveillance des activités financières. Participant à du blanchiment de corruption et utilisée par l’Iran pour contourner des sanctions, ce n’est pas une banque ordinaire. Là encore, c’est un choix, dont je ne conteste en rien la légalité. Les déclarations de Mme Le Pen permettent de retracer la chronologie de cette opération. Elle a reconnu la validité du référendum organisé en Crimée après l’annexion russe et, dans la foulée, elle a emprunté auprès d’une banque russe. Je ne dis pas que c’est illégal mais que c’est particulier. Ce prêt, en outre, n’a pas été repris par n’importe quelle entreprise puisque celle-ci est sous sanctions. Là encore, je ne dis pas que c’est illégal mais que c’est particulier. Je constate également qu’aucun autre parti politique, en France, n’a fait un choix similaire.

S’agissant, enfin, des déplacements de députés nationaux ou européens du Rassemblement national – dont certains ont depuis rejoint Reconquête – dans la Russie de Vladimir Poutine ou dans la Crimée annexée, vous le savez, le Parlement européen prend à sa charge les frais occasionnés par une mission qui serait exercée à ce titre. Or tel n’a pas été le cas pour le déplacement auquel j’ai fait allusion, qui a été financé, en Russie, par des personnes morales ou physiques. Là encore, c’est un choix. Je rappelle à ce propos que Thierry Mariani a été sanctionné au Parlement européen pour avoir participé à des opérations dites d’observations électorales qui n’en étaient pas vraiment et avoir laissé planer une ambiguïté sur le fait qu’il agissait en tant que député européen. Là encore, ce sont des faits qui relèvent de choix personnels, dont je note qu’ils vont toujours dans le même sens.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je vous remercie de vos propos modérés, veillant à distinguer l’extrême droite et les autres forces politiques. Je précise toutefois que lorsque M. Mélenchon a dit que les communistes n’avaient pas de sang sur les mains, il parlait des communistes français. Il avait d’ailleurs tort car les communistes avaient du sang sur les mains, mais du sang nazi. J’ajoute que Jean-Luc Mélenchon n’a jamais eu de conseillers mais qu’il a des interlocuteurs. L’activité militante de l’une des personnes à laquelle vous avez fait allusion portait sur le domaine des relations internationales mais, comme vous le savez, Romain Mielcarek, dans le livre qu’il a consacré aux tentatives d’ingérences de la Russie, a précisé que cette personne avait été approchée par la Russie et qu’elle avait refusé les fonds proposés. Quant à la deuxième personne, ses prises de position concernant la Russie sont postérieures à son départ vers le Rassemblement national.

S’agissant du lobbying et des relations entre entreprises privées et États, une commission d’enquête, au Royaume-Uni, a travaillé sur Cambridge Analytica ; nous nous souvenons également de l’affaire Pegasus. Considérez-vous que les entreprises en question sont de faux nez des États ? Comment nous en protéger ?

Quelle attitude devons-nous avoir à l’endroit des États ? Vous avez mentionné de nombreuses tentatives d’ingérence ou de déstabilisation de la part de la Chine, où le Président de la République se trouve en ce moment même, ce qui soulève un certain nombre de questions, Jean-Pierre Raffarin faisant partie de la délégation alors que de nombreux observateurs le considèrent comme exagérément engagé ou « aligné » avec le narratif de Pékin. Le Parlement français ayant reconnu une forme de génocide des Ouïghours lors d’un vote n’emportant, hélas, aucune conséquence particulière, quel effet cela doit-il faire à Emmanuel Macron de serrer la main d’un génocidaire comme M. Xi Jinping ?

Mme la rapporteure a fait allusion aux assassinats de militants kurdes vraisemblablement perpétrés par la Turquie sur le sol français. Quelles relations pouvons-nous entretenir avec ce pays ?

Enfin, en tant qu’ancienne directrice de l’École nationale d’administration (ENA), savez-vous si des précautions ont été prises au sein de cette institution – aujourd’hui, l'Institut national du service public (INSP) – et dans d’autres grandes écoles pour éviter que les élites ne soient approchées de trop près par des États étrangers.

Mme Nathalie Loiseau. Admettons que Jean-Luc Mélenchon n’ait pas besoin de conseillers, même si c’est rare, à moins d’être un dieu vivant, ce qu’il ne revendique d’ailleurs pas me semble-t-il. Ministre, j’étais ravie d’en avoir et je trouve que cela est plutôt sain. C’est donc personnellement que M. Mélenchon a affirmé que Vladimir Poutine allait finir le travail en Syrie, qu’il a parlé à de nombreuses reprises des « nazis ukrainiens », notamment lors d’explications de vote au Parlement européen, et qu’en 2014 il a voté contre une coopération scientifique avec l’Ukraine ou, en 2015, contre l’octroi d’une aide financière à ce pays. Je vous recommande également la lecture d’un texte terrible de 2015 issu, donc, de sa propre plume, intitulé « Avant l’orage », où il expose sa pensée à propos de l’Ukraine. Permettez-moi de vous dire que cela fait froid dans le dos.

À quel moment des entreprises privées sont-elles manipulées par des États ? Il est difficile de répondre de manière générale à l’excellente question que vous posez. Certaines législations nous permettent néanmoins d’en avoir parfois une idée précise. La loi sur la sûreté nationale, en Chine, enjoint à des entreprises comme Huawei ou ByteDance, la maison mère de TikTok, de communiquer aux autorités ce dont elles ont connaissance. Nous pouvons être certains que ces entreprises, volens nolens, coopèrent avec le régime de Pékin, ce qui justifie les précautions qui, de plus en plus, sont prises et que je soutiens. Le Parlement européen, très rapidement, a demandé aux députés, à leurs collaborateurs et aux fonctionnaires de ne pas avoir l’application TikTok sur leurs outils de travail, ce qui me semble frappé au coin du bon sens.

Plus globalement, la question des données des entreprises de l’internet est suffisamment importante pour que, depuis longtemps et d’une manière assez prémonitoire, l’Union européenne s’y soit penchée, que ce soit à travers le règlement général sur la protection des données (RGPD) ou le Digital Services Act.

Une commission spéciale du Parlement européen travaille sur l’affaire Pegasus. Il importe de réglementer l’usage de ce type de logiciels de surveillance. On les présente comme un moyen de lutter contre les groupes terroristes – qui ne le souhaiterait pas ? – mais force est de constater que des États, y compris au sein de l’Union européenne, l’auraient utilisé contre certains de leurs ressortissants.

Faut-il voyager en Chine et y emmener des hommes d’affaires ? La Chine disparaîtra-t-elle demain de la carte ? Non. Lui avons-nous déclaré la guerre ? Non. Faut-il s’y rendre naïvement ? Sûrement pas. Je me félicite qu’à la différence d’Olaf Scholz ou de Pedro Sánchez, Emmanuel Macron ne soit pas parti seul en Chine mais avec Ursula von der Leyen. De même, lors de son précédent mandat, il avait accueilli Xi Jinping à Paris en compagnie d’Angela Merkel et de Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne.

S’agissant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous devons essayer de convaincre la Chine de faire des choix qui sont dans nos intérêts, de ne pas se montrer aussi complaisante à l’endroit de Moscou et de faire en sorte qu’elle résiste à l’idée de livrer des armes à la Russie. Il en est de même s’agissant de la lutte contre le changement climatique car notre action, en Europe, sera limitée si la Chine ne va pas dans la même direction, qui plus est beaucoup plus rapidement.

Oui au dialogue, mais les yeux grands ouverts sur ce que nous avons constaté en matière d’espionnage industriel, d’ingérence et d’agressivité diplomatique assumée – il a été question de la diplomatie du loup guerrier –, des ambassadeurs chinois, notamment en France, n’ayant pas manqué de tenir des discours provocateurs à destination des démocraties. Il faut avoir tout cela en tête lorsque l’on parle à des interlocuteurs issus des régimes autoritaires, qui n’entretiennent pas le même rapport que nous avec le temps, la liberté d’expression, les droits de l’homme ou la vérité du discours public. Il est plus difficile de parler avec eux qu’avec d’autres mais l’entre-soi démocratique reviendrait à rester dans une bulle informationnelle. Il n’est pas certain que ce type de voyage ait une issue positive mais le rôle d’un chef d’État, c’est aussi d’en rencontrer d’autres.

J’ai dirigé l’ENA en faisant preuve de vigilance. Je recrutais d’ailleurs personnellement les étudiants chinois, forte de mon expérience diplomatique et de ma maîtrise de la langue chinoise. J’ai veillé à ce que l’on ne m’impose pas des personnes qui n’auraient eu de diplomate que le nom. Une fois recrutées, je leur disais clairement que leur comportement serait scruté de près pendant leur scolarité.

J’ai veillé à ne pas dépendre financièrement de ce type de coopération. Mais certaines grandes écoles n’ont pas toujours la même prudence. C’est surtout vrai à l’étranger, car, en France, les universités appliquent le même tarif quel que soit le pays d’origine des étudiants qu’elles accueillent : les établissements n’ont donc pas d’intérêt particulier à faire venir des étudiants d’une nationalité particulière. Il n’en va pas de même pour les écoles de commerce et Sciences Po. Vous pouvez donc, pour arrondir les fins de mois de votre école, être incité à avoir de plus en plus d’étudiants d’une même nationalité, et en devenir ainsi de plus en plus dépendant, ce qui peut être en soi une véritable difficulté.

Il en va même pour les coopérations scientifiques et les think tanks. Il y a quelque temps, j’ai signé avec une chercheuse française un appel à une plus grande transparence en matière de financement des think tanks et à un meilleur financement public. En effet, si les organismes de recherche essaient de trouver de l’argent ailleurs, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’argent public français. Si l’on veut éviter les ingérences, il faut s’en donner les moyens.

En tout état de cause, le minimum serait la transparence. Je n’ai aucun problème à assister à une conférence financée par l’ambassade de Chine dès lors que je sais que c’est elle qui paie. Cela me gênerait beaucoup plus si je le découvrais par hasard et après-coup. Je donne l’exemple de la Chine, mais il pourrait s’agir de Taïwan ou de n’importe quel autre pays.

Parmi les recommandations figurant dans mon projet de rapport, il y a donc la transparence s’agissant du financement des ONG avec lesquelles nous travaillons et des experts auxquels nous faisons appel. Le fait qu’un expert soit financé ne me pose aucun problème dès lors que je sais d’où vient l’argent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je voudrais revenir à ce que vous avez dit à propos de l’influence chinoise. La question se pose – et elle n’est pas rhétorique – de savoir comment nos démocraties font la différence entre, d’une part, les sujets sur lesquels il est légitime de s’interroger et de débattre, sur la base de faits, et, d’autre part, l’intox, la manipulation de l’information, voire la diffusion d’informations totalement fausses.

Vous l’avez dit, le narratif honteux, ignoble utilisé à propos de l’invention supposée du sida a été copié par le régime chinois. Quoi qu’il en soit, des questions ont été posées concernant l’origine du covid. Je n’ai aucun avis sur le sujet : je m’en remettrai au consensus de l’OMS ou à ce que dira l’État. On s’était interrogé à propos de l’existence d’un certain laboratoire. On a ensuite considéré que cela relevait de la fausse information. Entre-temps des mesures avaient été prises sur la base de cette fake news. Finalement, le débat a été rouvert, et je ne sais pas où en sont les choses.

Si je cite cet exemple, c’est pour montrer à quel point il est parfois difficile de lutter contre les fausses informations et d’établir les faits. Je ne donne de leçons à personne ; si j’aborde le sujet, c’est pour que nous avancions, que nous réussissions à construire ensemble, en tant que représentants de la nation, quelque chose qui soit utile pour nos compatriotes, ainsi que pour nos partenaires occidentaux et d’autres démocraties dans le monde. Lorsqu’un problème surgit dans un régime autoritaire, toute enquête internationale objective et scientifique y est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible.

Outre votre expérience de parlementaire européenne, vous avez été ministre. À ce titre, vous avez aussi connu certains ressorts de l’État que pour ma part j’ignore. D’après votre expérience, comment peut-on, s’agissant de sujets aussi délicats, à la fois laisser l’intelligence humaine prospérer, enquêter, étant entendu que le doute est un des fondements de notre civilisation – je parle du doute constructif et rationnel, pas du doute délirant –, et lutter contre les fake news ? Les maladies et les épidémies suscitent l’inquiétude ; elles activent des réactions sensibles chez tout un chacun.

Mme Nathalie Loiseau. Vous avez raison de relever que les thèmes touchant à la santé sont parfaits pour le conspirationnisme, en particulier quand il s’agit d’une pandémie causée par un virus inconnu. Au début, on ne sait rien : tout peut donc apparaître comme plausible. Quand, de surcroît, certaines autorités de l’État ont l’honnêteté de dire, comme le Premier ministre de l’époque l’a fait à plusieurs reprises, qu’elles ne savent pas, il se trouve des personnes pour considérer que ce n’est pas possible…

Comment éviter d’être « promené » par les uns ou par les autres ? Dans un régime autoritaire, avez-vous dit, il ne peut y avoir d’enquête indépendante. C’est effectivement ce que nous avons constaté a posteriori. Il est tout de même troublant de constater que, s’agissant d’une question de santé qui touchait aussi bien la Chine que le reste du monde, une telle enquête n’ait pas pu être conduite. L’autoritarisme a, d’une certaine manière, pris le pas sur la recherche de la vérité au bénéfice de l’intérêt général.

Ce que nous avons constaté, c’est la disparition d’informations sanitaires à Wuhan.

Ce que nous avons constaté, c’est l’interruption rapide de la publication par la Chine des chiffres de la mortalité liée au covid. Quant à ceux qui avaient été publiés, ils étaient extrêmement peu plausibles au regard à la fois de ce que subissaient les autres pays et des hypothèses élaborées par les scientifiques – et présentées comme telles avec modestie, car vous avez raison, le doute est nécessaire en science.

Ce que nous constatons également, c’est que l’OMS a eu beaucoup de difficultés à se rendre en Chine pour enquêter.

Ce que nous constatons encore, c’est la présence extrêmement forte de la Chine dans les organisations internationales. Cette situation est due aussi bien à une politique déterminée menée depuis plusieurs années qu’à la politique erratique menée par les Américains. Ceux-ci, en effet, se sont retirés de ces organisations et ont arrêté de les financer, laissant donc la place à d’autres – car la nature a horreur du vide. Un jour, on s’est réveillé et on s’est étonné du nombre de Chinois occupant des postes élevés dans les instances de l’ONU…

Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? Les autorités chinoises n’ont pas aidé la communauté internationale à faire la lumière sur la manière dont le virus s’est propagé dans leur propre pays. Pour des raisons idéologiques, la Chine s’est opposée à ce que Taïwan vienne faire état au sein de l’OMS, même en tant que simple observateur, de son expérience de la pandémie et de la manière dont elle avait lutté contre le covid. C’était pourtant important car nous avons besoin de toutes les expériences et, dans le passé, Taïwan avait eu le statut d’observateur. La Chine a privilégié la posture idéologique à la recherche de la vérité scientifique, ce qui est évidemment préoccupant.

Il faut toujours s’interroger et éviter de sombrer dans un conspirationnisme béat. Il ne s’agit pas de se dire, à chaque fois qu’un événement se produit, que ce sont forcément les Russes. Vous avez constaté, lorsque vous avez auditionné l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qu’il n’est pas toujours facile, en cas de cyberattaque, de passer de la caractérisation à l’attribution, même si l’on finit par accumuler de l’expertise en la matière. Quoi qu’il en soit, avant de se faire une idée bien arrêtée, il faut toujours prendre soin de rassembler le plus d’éléments possible.

S’agissant de cyberattaques, le Parlement européen et l’Assemblée nationale ont en commun d’en avoir subi une immédiatement après avoir voté une résolution relative à l’Holodomor. J’appellerai cela une « cyberattaque publicitaire ». Les conséquences n’en sont pas très graves. C’est une manière de nous dire : « À chaque fois que vous aborderez un sujet en lien avec la Russie, nous pourrons nous en prendre à vous. » Soit. Si ce n’est que cela… C’est presque pathétique. On se demande s’il n’y a pas quelqu’un, dans un bureau en Russie, donnant l’instruction bureaucratique de lancer une cyberattaque en cas de résolution désagréable. C’est embêtant pendant quelques heures, mais on s’en sort. Le tout est de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une couverture pour des attaques plus profondes – on s’en tient à l’écran d’accueil qui n’affiche rien, pendant que d’autres choses se produisent ailleurs. Le Parlement européen vérifie à chaque fois que ce n’est pas le cas. Pour ce faire, il a développé ses compétences en cybersécurité. Il faut à chaque fois prendre le temps de travailler avec un panel d’experts aussi large que possible.

Le renseignement en sources ouvertes nous aide beaucoup. Cette méthode permet, notamment, de documenter l’origine d’une image en déterminant où elle a été prise et à quel moment. Vous vous souvenez peut-être que des internautes doués ont ainsi démontré que certaines déclarations de Vladimir Poutine diffusées pendant la guerre en Ukraine avaient en fait été enregistrées bien avant le déclenchement de cet événement, auquel elles étaient censées répondre. Cela permet de savoir que Poutine avait déjà la volonté d’envahir ce pays à un moment où le monde extérieur n’en avait pas conscience. Cela nous aide à comprendre des régimes fermés, qui font tout pour que nous ne sachions rien de leurs processus de décision. J’ai rencontré plusieurs de ces internautes pour savoir comment ils procédaient.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné le « Caviargate », affaire dans laquelle l’Azerbaïdjan est mis en cause. Vous avez dit que des tentatives d’assassinat avaient eu lieu « sur notre sol ». Ai-je bien compris ? S’agit-il du sol français ou du sol européen ? Pour ma part, je n’ai pas eu connaissance de tels événements, et les personnes qui nous écoutent ont peut-être été elles aussi frappées par ces propos. Pourriez-vous préciser ces faits, qui sont d’une extrême gravité ?

Mme Nathalie Loiseau. Il s’agit d’un jeune blogueur azéri, Mahammad Mirzali, qui a trouvé refuge en France, où il bénéficie du statut de réfugié politique. Son crime est de dénoncer la corruption du régime d’Ilham Aliyev. Il a fait l’objet de trois tentatives d’assassinat sur le sol français, à son domicile et à l’extérieur, sans compter les innombrables menaces de mort qu’il continue à recevoir. Il fait l’objet d’une protection policière.

Menacer sur notre sol une personne à laquelle nous avons accordé l’asile politique s’apparente à un déni de notre souveraineté. C’est très grave, tout comme les actions attribuées aux Loups gris, cette association turque ultraviolente, proche du pouvoir, qui s’en est pris à des Français d’origine arménienne ou à des Kurdes réfugiés en France, ce qui a conduit à la dissolution du groupe par le ministre de l’intérieur. À chaque fois que des pays étrangers croient pouvoir régler leurs comptes avec leurs dissidents sur notre territoire, c’est à la fois une ingérence et un déni de notre souveraineté. Il en va de même de la tentative d’empoisonnement dont M. Skripal et sa fille ont fait l’objet sur le territoire britannique. Cet épisode avait d’ailleurs déclenché des sanctions prises de manière coordonnée par de nombreux pays européens.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous reviendrons aux ingérences de pays finançant les Frères musulmans et, plus généralement, l’islamisme. Avant cela, je voudrais vous interroger sur les nouveaux groupes religieux venant d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud. Vous les avez mentionnés dans votre propos liminaire, ce qui m’a intéressé car j’ai moi-même posé des questions à ce sujet lors de plusieurs auditions.

Le problème est largement ignoré en France, alors qu’il est déjà ancien : je m’en étais inquiété il y a dix-huit ans, quand j’étais étudiant à l’ESSEC, à Cergy, après avoir constaté la présence d’un de ces groupes – d’inspiration évangélique, en l’espèce. Ces mouvements prospèrent. La plupart le font dans le respect de nos lois et de nos valeurs – je le précise car certains ont considéré que nous les mettions en cause, alors que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. En Amérique du Nord et en Amérique du Sud, de nombreux experts se sont penchés sur leurs pratiques. On sait donc très bien comment ils procèdent. Or, en France, il en est très peu question.

Quel est votre regard sur ces mouvements qui véhiculent des idéologies d’une manière très différente des traditions chrétiennes françaises ? L’État non plus n’est pas habitué à avoir affaire à ces groupes. De fait, la gestion d’une religion, ce sont des pratiques et des contacts – notamment avec une hiérarchie ; or il n’en existe pas forcément dans les mouvements auxquels je fais référence. Si vous avez souhaité les mentionner dans votre propos liminaire, c’est qu’ils vous inquiètent autant que moi.

Mme Nathalie Loiseau. Lorsque certains droits, voire un modèle de société, sont mis en cause – je veux parler de celui que nous avons choisi, dans lequel les femmes et les hommes sont à égalité et les minorités protégées – et que ce phénomène vient de pays étrangers, on tique forcément.

J’ai été interpellée pour la première fois à l’époque où je faisais partie du Gouvernement et que je voyageais beaucoup, notamment en Europe centrale et orientale. La convention d’Istanbul, consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes – sujet sur lequel on devrait être à peu près d’accord, ou alors il y a un très gros problème –, était alors en cours de ratification et des difficultés surgissaient dans plusieurs pays de l’Est. Il se trouve que j’ai vécu aux États-Unis pendant cinq ans et que j’y ai rencontré de nombreux étudiants sur les campus. Or, s’agissant de la convention d’Istanbul, je reconnaissais, dans la bouche de mes interlocuteurs, des termes qui me paraissaient moins spontanément croates ou bulgares que copiés-collés de ceux que j’avais entendus aux États-Unis. Cela m’a pris de court. Les experts, que j’ai interrogés m’ont alors confirmé que des organisations transnationales, notamment le World Congress of Families, promouvaient ce qu’ils appelaient les « valeurs familiales traditionnelles ».

Certes, c’est légal, mais ce n’est pas parce qu’une activité est légale qu’elle n’est pas préoccupante, dès lors qu’il s’agit d’une ingérence étrangère. C’est ce qui fait toute la difficulté de votre travail et de celui de la commission dans laquelle je siège : nous traitons d’activités légales, mais sur lesquelles il faut, à tout le moins, braquer le projecteur. Quand quelque chose est importé sans avoir été sollicité, il importe de le savoir. En l’occurrence, une partie des évangéliques américains – je me garderai de généraliser – mène un combat mondial, aide tous ceux qui défendent la même vision qu’eux et travaille à la diffuser. C’est ainsi que l’on retrouve assis côte à côte au World Congress of Families des gens qui normalement ne devraient pas entretenir de relations : des évangéliques américains, des Russes proches de la mouvance de Konstantin Malofeïev – qui promeut lui aussi la « famille traditionnelle » –, ou encore des membres d’Ordo Iuris, ONG polonaise très puissante et active à Bruxelles, qui dicte à certains députés européens ce qu’ils peuvent accepter ou pas dans des textes et trouve son origine au Brésil, chez les évangéliques. Cela fait une étrange ratatouille, mais tous ces gens sont d’accord sur quelques principes. Surtout, ils se mobilisent et dépensent de l’argent pour les importer chez nous.

Vous évoquiez les pratiques chrétiennes traditionnelles en France. Dans notre pays, la pratique religieuse est moins répandue qu’elle ne le fut. Cela signifie-t-il dire pour autant que le besoin de spiritualité est moins important ? Je n’en suis pas sûre. Certains rassemblements évangéliques ont du succès là où les églises traditionnelles sont un peu vides. Des communautés trouvent un accueil bienveillant. Certaines églises évangéliques sont très puissantes aux Antilles. Il en va de même parmi des communautés d’origine africaine, qui sont profondément chrétiennes mais ont trouvé dans ces églises une forme de pratique et d’accueil qui les ont séduits. Tant mieux pour ces gens. Toutefois, quand certains groupes religieux sont porteurs d’un programme purement politique, j’en viens à m’inquiéter.

À l’origine de la diffusion du covid en France, on trouve un rassemblement évangélique. Certes, les organisateurs n’en sont pas responsables, mais comme ils n’avaient pas relevé l’identité des participants, ces derniers ont pu repartir et répandre le virus dans tout le pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’enchaîne, sans qu’il y ait de lien entre ces deux familles religieuses, avec l’influence des Frères musulmans, que vous avez mentionnée. Vous avez notamment, avec un certain courage, souligné le problème que pose le Forum des organisations européennes de jeunes et d’étudiants musulmans (FEMYSO) et indiqué qu’il recevait des financements de la Commission européenne.

La France a un modèle de laïcité original, dont je pense que nous sommes tous fiers, et que peu de forces politiques représentées au Parlement souhaitent remettre en cause. Nos partenaires européens n’ont pas nécessairement la même tradition, qu’il s’agisse du rapport à la religion elle-même ou du rapport aux personnes défendant des convictions religieuses – ou spirituelles, car la France a, à juste titre, une conception large de la laïcité.

Cette commission d’enquête vise à nous informer sur ces sujets. Quel état des lieux avez-vous dressé et, une fois le diagnostic posé, comment, selon vous, pouvons-nous avancer ? Il faut à la fois éviter toute forme de financement d’organisations visiblement islamistes et limiter, voire éradiquer, les financements étrangers venant se mêler de l’organisation de la pratique religieuse de nos compatriotes ou d’étrangers en situation régulière.

Mme Nathalie Loiseau. Vaste question… J’essaierai d’y répondre de manière très modeste, car je ne suis pas la première à m’être penchée sur le problème, et s’il était si simple de le résoudre, cela aurait été fait depuis longtemps.

La conception française de la laïcité n’est pas partagée dans tous les pays d’Europe, en effet ; mais la préoccupation à l’égard des ingérences, si. Il en va de même en ce qui concerne le mandat dont bénéficie la Commission. Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. En l’occurrence, je ne suis pas sûre que la Commission ait à financer des associations religieuses, quelles qu’elles soient.

J’ai fait adopter à deux reprises, dans le cadre de résolutions examinées en réunion plénière par le Parlement européen, des amendements appelant les institutions européennes à faire preuve de prudence et de responsabilité à l’égard d’associations faisant la promotion du port du voile islamique. Cela prouve qu’il y avait une majorité, très au-delà de mon groupe politique, pour approuver cette position, ce qui est en soi une bonne nouvelle.

Cela dit, il n’est pas toujours facile pour la Commission de savoir si telle ou telle association défend en réalité un programme politique : c’est parfois un véritable écheveau, et la promotion de la jeunesse, de l’inclusivité et de la diversité sont des causes extrêmement sympathiques. La question est de savoir si, derrière, il y a un financement étranger visant à nous faire changer notre mode de vie, ce qui s’appelle de l’ingérence.

J’ai évoqué cet enjeu avec des membres éminents de la Commission depuis que j’ai été nommée corapporteure de la commission INGE 2, il y a quelques semaines. Je suis heureusement surprise de leur prise de conscience, certes tardive mais réelle : mes interlocuteurs m’ont dit qu’il n’était pas envisageable de travailler avec des associations qui sont en fait les chevaux de Troie de puissances étrangères. Je vais poursuivre le travail pour voir à quoi nous pouvons aboutir. En effet, s’il est très facile de se lever dans l’hémicycle et de dénoncer des ingérences, il est beaucoup plus important de trouver une solution efficace. C’est ce que mon groupe politique s’efforce de faire. Je le dis avec beaucoup de modestie, car nous ne sommes qu’au début du chemin. Il a d’abord fallu convaincre une majorité de députés européens – car, à mes yeux, une position isolée n’est pas autre chose qu’une posture. Il importe désormais de trouver des pare-feu.

En France, beaucoup de choses ont été faites. Pendant des décennies, on a considéré comme naturel que les imams et les mosquées soient sous la responsabilité de pays étrangers – c’est ce que l’on appelait l’« islam consulaire ». Alors que la France compte plusieurs générations de musulmans nés sur son sol et ayant la nationalité française, il est permis de se demander si nous avons vraiment besoin de faire appel à d’autres pays, que ce soit d’une manière régulière ou pendant le mois du ramadan, pour nous fournir des prêcheurs. On peut espérer que ce soit de moins en moins le cas. Il faut s’assurer en outre que, lorsqu’un prêcheur vient de l’étranger, il respecte nos valeurs. Comprenons-nous bien, le problème n’est pas qu’il soit étranger. Faire signer à ces personnes la charte des principes pour l’islam de France a permis de constater que certaines d’entre elles ne le voulaient pas, ce qui est en soi extrêmement éclairant. Cela permet d’identifier certaines positions curieuses et surtout d’objectiver le débat, car il ne faut pas voir le feu partout. En outre, une fois que l’on a signé la charte, encore faut-il l’appliquer. À cet égard, de nombreuses avancées ont été enregistrées, en partenariat avec des gens de bonne foi.

La pratique consistant à se rendre à la mosquée, qui est la plus répandue parmi les musulmans de France, est-elle celle qui permet le plus d’ingérences étrangères ? Je n’en suis pas sûre. Ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Les réseaux sociaux et les chaînes de télévision étrangères doivent agir de manière transparente, en pleine lumière, faire l’objet de débats et admettre l’exercice de l’esprit critique. Nous ne voulons pas devenir comme les États autoritaires que nous critiquons, où les chaînes de télévision sont fermées à tour de bras. Il faut mettre en lumière, expliquer, exposer, ce que fait par exemple Florence Bergeaud-Blackler, une chercheuse du CNRS qui se heurte à de nombreuses critiques parce que son dernier livre, Le Frérisme et ses réseaux, est courageux. Peut-être l’avez-vous auditionnée ?

L’approche consistant à faire en sorte que l’on connaisse les choses me paraît pertinente. J’ai essayé, dans mon propre livre, de voir ce qu’il en était de ces organisations – très sommairement, car je ne suis pas aussi experte que d’autres. Je salue le travail de personnes comme Christian Chesnot et Georges Malbrunot, qui ont étudié les pays du Golfe, en particulier leur attitude passée. Il y a eu une prise de conscience internationale s’agissant du financement de l’islam radical. La réputation de certains pays – là non plus je ne veux généraliser ni dans l’espace ni dans le temps – a été atteinte ; ils en ont conclu qu’ils devaient être plus attentifs. Grâce à la mise en lumière de ces phénomènes, une évolution positive est possible.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre livre fait état de l’utilisation extrêmement perfectionnée des nouvelles technologies par certains réseaux islamistes, à commencer par des organisations terroristes comme Daech. Il y a là aussi des mécanismes extrêmement dangereux pour nos démocraties. Nous devons nous garder de les oublier, même si, du fait de l’actualité et d’enjeux géopolitiques et géostratégiques importants, notre inquiétude, nos efforts et notre solidarité sont davantage tournés vers l’Est. Le djihadisme demeure une question très ardemment posée à notre démocratie.

En conclusion de votre ouvrage, vous écrivez que nos systèmes politiques et économiques ainsi que l’organisation de notre société elle-même ne sont pas suffisamment adaptés aux grands bouleversements de notre temps, qu’ils soient technologiques, démographiques, environnementaux, identitaires ou culturels. Nous avons donc des marges de progrès très importantes pour remédier à cette inadaptation, à cette appréhension insuffisamment efficace des phénomènes d’ingérence, d’influence ou d’interférence qui nous menacent.

Vous avez déjà esquissé quelques pistes – je pense notamment à la transparence du financement par l’étranger de certains think tanks. Sans dévoiler tous les résultats des travaux que vous menez au titre de la commission INGE 2, quelles sont les principales préconisations que vous souhaiteriez partager avec nous ?

Mme Nathalie Loiseau. Nous nous sommes intéressés aux pays qui avaient été confrontés à la guerre hybride de la manière la plus violente qui soit. À cet égard, l’Ukraine est passée directement de la guerre hybride à la guerre tout court – ce qui montre que, si la guerre hybride est parfois un substitut, elle peut également être une préparation à un conflit conventionnel.

Il est intéressant d’observer la manière dont une société devient résiliente à la désinformation et à la corruption d’élites, comme la société ukrainienne l’est devenue d’une manière probablement imprévisible pour Vladimir Poutine. Au-delà du fait que l’armée ukrainienne s’est révélée plus vaillante que nous ne le pensions, ce que nous voyons, c’est véritablement un peuple en armes. Si la société n’avait pas « tenu le coup », fait montre d’une grande force morale, l’aide occidentale n’aurait pu y suppléer. La situation de Taïwan est assez comparable, même si, Dieu merci, elle n’a pas fait l’objet d’une agression militaire : Pékin mène contre l’île une guerre hybride constante.

L’ensemble de la société doit se sentir concerné. Il est difficile de dire cela en France, car notre pays présente, de ce point de vue aussi, une forme d’exception culturelle : pour avoir été diplomate et avoir vécu un peu partout, je suis frappé du fait que, dès qu’il se passe quelque chose, le réflexe, chez nous, est de se demander ce que fait l’État – et, lorsque celui-ci agit, de le critiquer… Quoi qu’il en soit, la lutte contre les ingérences devrait être l’affaire de chacun. Il ne s’agit pas de développer une culture du soupçon ou de la méfiance, car ce serait détestable et l’on tomberait facilement dans le complotisme, mais de faire en sorte que chacun ait conscience du fait que notre sort est enviable et que nous sommes la cible de régimes autoritaires qui aimeraient bien que nous soyons différents – et, en tout état de cause, moins attractifs. Ce message est difficile à faire passer dans un pays qui se croit fatigué et en déclin, mais si nous avions conscience de cela, nous verrions plus clairement certaines choses et serions moins naïfs.

J’aimerais que les universités et les grandes écoles s’interrogent avant de signer à tour de bras des partenariats avec des instituts chinois spécialisés dans des activités duales. Désormais, ce travail est fait, mais il y a quelques années, quand j’évoquais la question avec des présidents d’universités ou de grandes écoles, ils me trouvaient extrêmement complotiste. J’ai le souvenir d’un thuriféraire du régime de Pékin invité à une conférence co-organisée par l’université de Brest et l’École navale, qui avait passé son temps à expliquer aux étudiants que le modèle politique chinois était bien supérieur au nôtre. Était-ce indispensable ? Je n’en suis pas sûre. Certes, les libertés d’expression et d’opinion existent, et il est bon de frotter son esprit critique à des opinions très différentes des nôtres, mais à condition que l’exercice soit vraiment présenté comme tel, ce qui n’est pas toujours le cas. La naïveté en la matière est souvent confondante.

De la même façon, le porte-parole de l’ambassade russe à Paris est souvent invité dans les médias français mais il n’est pas toujours contredit. S’il trouve en face de lui quelqu’un qui tient la route, qui sait lui dire que telle ou telle de ses affirmations est manifestement inexacte, pourquoi pas ne pas l’inviter, en effet ? Mais ce n’est arrivé qu’une fois ; le reste du temps, il a la part belle. Le porte-parole de l’ambassade de France à Moscou fait-il l’objet du même traitement ? La réponse est simple : évidemment non. Pourquoi donc s’affaiblir face à un régime peu amène vis-à-vis de nous – il suffit, pour s’en convaincre, de lire les dernières déclarations de ses dirigeants ? Bien sûr, les médias ont toute latitude de faire ce qu’ils veulent, mais ils ont aussi une responsabilité. Reporters sans frontières promeut une sorte d’autorégulation des médias. Je serais la dernière à leur dire ce qu’ils doivent faire, car il est détestable qu’un responsable politique agisse ainsi, mais je trouve intéressant qu’un début de réflexion sur la question existe.

J’aimerais beaucoup que les personnes invitées dans les médias soient présentées moins pour ce qu’elles ont été que pour l’activité professionnelle qu’elles exercent aujourd’hui. Quand je vois d’anciens généraux, d’anciens ministres ou d’anciens ambassadeurs, cela ne me dit rien de la raison pour laquelle ils acceptent une interview. L’ego et le narcissisme peuvent l’expliquer – personne n’en est à l’abri ; mais peut-être aussi sont-ils à la tête d’un cabinet de relations publiques ? En soi, c’est légal, mais, de la même manière que vous et moi aimons connaître les ingrédients entrant dans la composition des plats que nous mangeons, il est important d’indiquer quels sont les ingrédients de l’information. Il faut savoir d’où parle telle ou telle personne. Ainsi, j’ai entendu des gens parler de l’urgence de diversifier notre approvisionnement en gaz à cause du risque que constitue la Russie. Il se trouve que je partageais leur point de vue. Toutefois, ils travaillaient pour des entreprises qatariennes… Il est aussi bien de le savoir.

S’agissant de questions plus clairement politiques, je suis très frappée par la concomitance, ou en tout cas la similitude entre le destin de Gerhard Schröder et celui de François Fillon, même si ce dernier a quitté ses activités en Russie, ce qui n’est pas le cas de Gerhard Schröder. J’ai tendance à penser que personne n’est obligé de devenir Premier ministre. C’est un choix qui engage, car à partir du moment où vous êtes le chef du Gouvernement, vous avez accès à des secrets d’État. Il ne me semblerait pas choquant qu’on oblige une telle personne à prendre l’engagement de ne pas travailler par la suite pour un pays étranger qui, au minimum, ne ferait pas partie d’une alliance à laquelle nous appartenons. On ne peut pas simplement dire pour n’importe quel pays étranger, car on pourrait rétorquer qu’on veut aider à reconstruire un pays qui s’est effondré. Je reviens de Somalie et j’ai donc bien en tête un tel pays : si quelqu’un veut aider, demain, la Somalie à se reconstruire, pourquoi pas. Mais il faudrait au moins s’engager à ne pas travailler pour un pays qui nous est hostile. C’est compliqué à définir, mais je trouve qu’il serait assez logique qu’on se pose ce type de questions avant de prendre ce type de responsabilités, qui fait qu’on a accès à des secrets d’État. Je pense que cela accroîtrait aussi la confiance que nos concitoyens accordent aux politiques, ce dont nous avons bien besoin.

M. Thomas Ménagé (RN). Pour prouver que je ne souhaitais pas déformer vos propos, je rappelle que vous avez bien parlé de voyages durant lesquels on est payé par des interlocuteurs du pays concerné. Ma question vous a permis de préciser vos propos, ce dont je suis heureux, car j’étais très inquiet de telles révélations.

Vous avez évoqué le choix, pour un parti politique ou un candidat, de contracter avec une banque non française. Cela pose la question de la banque de la démocratie, qui était une promesse du Président de la République et d’autres dirigeants politiques comme M. Bayrou. Considérez-vous qu’une telle mesure permettrait d’éviter d’éventuelles ingérences en donnant une liberté, une capacité supplémentaire ? Je considère qu’on n’a pas toujours le choix : se tourner vers d’autres acteurs est souvent une nécessité, une obligation du fait des refus des banques françaises. La création de la banque de la démocratie serait-elle une bonne chose ? Cette promesse, non tenue pour le moment, du Président de la République devrait-elle conduire à une évolution avant la fin de son mandat ?

S’agissant du Qatargate, que vous avez évoqué rapidement, quelles leçons tirez-vous de cet épisode qui a frappé le Parlement européen et touché les partis socialistes ? Vous avez mentionné par ailleurs le cas de Gerhard Schröder, dont on parle très peu, notamment en France.

Vous avez aussi évoqué François Fillon. Je pense, pour ma part, à l’ancien ministre Maurice Leroy – peut-être parce que je viens aussi de la région Centre-Val de Loire –, qui est actuellement payé par de l’argent russe, puisqu’il est employé par une entreprise publique qui travaille sur le grand Moscou. Maurice Leroy avait soutenu Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 2022. Cela vous pose-t-il aussi des questions ? Pensez-vous qu’il faudrait prévoir des interdictions d’emploi, de participation à des conseils d’administration d’entreprises privées ou publiques dès lors qu’on a occupé certains postes à responsabilités, qu’on est détenteur de certaines informations, de secrets, voire de secrets d’État, et qu’on a des liens avec des personnalités encore en poste ? Est-ce dans la continuité de ce que vous avez dit au sujet de M. Fillon ?

Mme Nathalie Loiseau. C’est d’abord une question de conscience. Quand on se retrouve dans un pays qui commet l’agression que commet la Russie à l’égard de l’Ukraine, je serai toujours surprise et en désaccord avec le fait qu’on n’ait pas soi-même, tout simplement, un cas de conscience. M. Leroy est-il détenteur de secrets d’État ? Je n’en suis pas convaincue, compte tenu des postes qu’il a occupés dans le passé. Parmi les mesures que je préconise, y compris pour les parlementaires européens, il y a la question de ce qu’on appelle les revolving doors : il ne faudrait pas se mettre à travailler comme lobbyiste pour un pays étranger quand on quitte ses fonctions. Cela me paraîtrait tout simplement sain, quel que soit le pays étranger concerné – c’est peut-être le fait que je suis une ancienne diplomate française qui me le fait penser. J’ai du mal à accepter un tel mélange des genres.

Pouvez-vous répéter vos autres questions car j’ai omis de les prendre en note ?

M. Thomas Ménagé (RN). La première portait sur les leçons que vous tirez du Qatargate, notamment en ce qui concerne le parti socialiste européen, qui avait déjà été touché, indirectement et dans d’autres circonstances, par le cas de Gerhard Schröder. La seconde est relative à la banque de la démocratie : quelle est votre position sur sa création, qui permettrait peut-être d’éviter un certain nombre de problématiques liées à des prêts étrangers ?

Mme Nathalie Loiseau. Je serai prudente s’agissant du Qatargate : une procédure judiciaire est en cours, la présomption d’innocence s’applique et on ne sait pas absolument tout. La presse, notamment belge, est manifestement nourrie de l’intérieur s’agissant de beaucoup d’éléments. Tout est-il vrai ou non, je n’en sais rien. Aurait-on pu prévenir ce qui s’est passé ? C’est évidemment la question qui se pose à la rapporteure que je suis. Peut-on empêcher des gens d’être malhonnêtes ? C’est presque un sujet de philosophie au bac. Peut-on et, surtout, doit-on introduire dans notre Parlement plus de transparence là où il y a de l’opacité, et plus de protection là où il y a trop d’ouverture ? C’est ma conviction. Il n’y avait vraiment aucune culture de sécurité au Parlement européen. Compte tenu de mon parcours professionnel, j’ai plaidé pour cette sécurité dès que je suis arrivée : n’importe qui ne peut pas avoir accès tout le temps à n’importe quoi. On ne peut pas se retrouver avec des représentants de pays étrangers qui se promènent dans les couloirs de ce Parlement sans être accompagnés, comme on l’a constaté à maintes reprises. Je pense aux représentants des Moudjahidine du peuple, qui passent leur vie dans les couloirs de Strasbourg : cela ne me paraît pas indispensable. Et je vois à votre réaction, monsieur le président, qu’à vous non plus.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les Moudjahidine du peuple ?

Mme Nathalie Loiseau. Ils sont enregistrés. Je demande tout simplement qu’ils soient accompagnés et qu’ils ne se rendent pas partout comme ils le souhaitent. Cela me paraît une demande assez basique.

Il y avait une extrême ouverture là où on aurait dû se protéger et, à l’inverse, un manque de transparence sur les personnes rencontrées. C’est pourtant assez simple : je publie mon agenda sur les réseaux sociaux à la fin de chaque semaine. Pourquoi à ce moment-là ? Parce que mon agenda change en cours de semaine : si je le publie plus tôt et qu’il ne correspond pas exactement à ce que j’ai fait, ce n’est pas transparent. Tout le monde y figure, sauf les personnes qui font l’objet de persécutions et que je mettrais en danger. Quant au blogueur azéri dont j’ai parlé, montrer que nous nous voyons le protège – c’est lui qui me l’a dit. Nous nous prenons en photo à chaque fois et j’indique que nous nous sommes vus, sans dire nécessairement où et je ne publie pas tout de suite l’information, pour le protéger. Il faut de la transparence sur les personnes que l’on voit, notamment pour la rédaction d’un rapport. En donner la liste me paraît simple et sain. J’ai été coauteure du rapport sur l’Arménie : je suis prête, très simplement, à dire qui j’ai rencontré. J’aimerais que ceux qui ont rédigé le rapport sur l’Azerbaïdjan fassent de même, afin que tout le monde sache. Il ne s’agit pas de faire planer des soupçons : au contraire, je pense que cela clarifie les choses. Et quand on voyage, il faut dire qu’on voyage. Ce genre de choses me paraît indispensable.

Je ne voudrais pas que le Qatargate cache la forêt des autres ingérences, c’est une préoccupation pour moi. Ce n’est pas parce que le Qatar et les sociaux-démocrates seraient concernés dans cette affaire qu’il n’y a pas d’autres ingérences d’autres pays à l’égard d’autres députés d’autres groupes. Vous connaissez la formule : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Je ne veux pas être l’imbécile dans l’histoire. J’ai vu deux groupes politiques s’empresser de dire qu’il fallait fermer la commission INGE 2 et créer une commission spéciale sur le Qatar. C’est le contraire de ce qu’il faut faire : là, c’est l’imbécile qui regarde le doigt en disant qu’il y a un problème avec les socialistes et le Qatar, alors que le problème concerne les ingérences à l’égard de tout le monde. Je suis incapable de vous dire si cela ne concernera pas demain quelqu’un de mon groupe politique – j’espère que non. Je préfère prendre des précautions pour que cela n’arrive pas plutôt que de me dire que c’est le problème de trois personnes chez les sociaux-démocrates. Je ne l’accepterai pas. Par ailleurs, certains se sont peut-être fait prendre et d’autres non, je n’en sais rien. Ce serait trop facile, et vraiment de la politique politicienne : je déconseille de décrire les choses ainsi, et en tout cas, je ne le ferai pas.

S’agissant du financement des partis politiques, je sais que le Rassemblement national dit et répète, comme le Front national avant lui, que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il est allé se financer à l’étranger, que c’est parce qu’il n’arrivait pas à le faire en France. Comment se fait-il que Nathalie Arthaud et Éric Zemmour se financent en France ? Y aurait-il un grand complot des banques françaises, animé par je ne sais qui, puisque c’était avant Emmanuel Macron et ensuite, pour que seuls le Rassemblement national et le Front national auparavant ne puissent pas se financer dans notre pays ? J’ai du mal à le croire. Je n’aime pas le conspirationnisme, je l’ai dit. Y aurait-il un lien avec les problèmes de gestion du Front national, avec la mise en examen de son trésorier ? Je n’en sais rien. Je constate que seul le Front national a fait la démarche d’aller en dehors de l’Union européenne pour se financer, dans un pays très particulier et très ingérant, qui est la Russie, et je constate aussi que les positions du Rassemblement national sur des sujets tels que la Crimée, le Donbass ou le cas de Boris Nemtsov sont les mêmes que celles de la Russie. Il y avait donc, probablement, une sympathie qui a conduit à cela, et je ne vois pas en quoi la banque de la démocratie aurait changé quoi que ce soit. Ce qui change quelque chose, évidemment, c’est la force du Rassemblement national dans l’Assemblée nationale aujourd’hui, mais je ne vois pas en quoi la question de la banque de la démocratie aurait quoi que ce soit à voir avec les ingérences étrangères.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La question du financement est vraiment importante. Pour qu’il n’y ait pas de faux suspense, je précise que je voulais y revenir moi-même. Vous dites que vous ne voyez pas pourquoi le Front national puis le Rassemblement national n’ont pas accès au réseau bancaire, mais tout le monde n’est peut-être pas au courant de tout : le Médiateur du crédit et les rapports sur les différentes élections, notamment la présidentielle, ont attesté que le Rassemblement national et ses candidats, y compris aux élections législatives, départementales et régionales, avaient des difficultés particulières d’accès au crédit. C’est objectivement documenté par les institutions de la République, même s’il faut, bien sûr, rester nuancé : il ne s’agit pas de dire que c’est une persécution, mais on constate une difficulté d’accès. Même M. Bayrou, qui est à l’origine de la proposition de création d’une banque de la démocratie, n’a pas contesté qu’il y avait un problème.

Vous avez fait mention, à juste titre, de problèmes, de difficultés de gestion, du fait que le Rassemblement national avait pour politique de payer les dettes des candidats qui n’étaient pas remboursés – je mets les choses sur la table. Je pense que vous ne me contredirez pas si je rappelle que l’UMP, dont la dette s’élevait à 113 millions d’euros à son pic, a connu le scandale Bygmalion. Je ne suis pas juge, ni arbitre des élégances, mais on ne peut pas dire que ce scandale ne portait pas sur une faute de gestion : il impliquait des fausses factures à une échelle importante. Nous avons parlé hier avec M. Sapin de l’origine de la première loi qui porte son nom : elle est liée au financement de toutes les forces politiques françaises – M. Sapin l’a dit lui-même. Je ne suis pas sûr que la gestion du Front national explique le fait qu’il n’ait pas accès au crédit. Chacun est libre de ses opinions, mais vous comprendrez qu’on puisse estimer que ce n’est pas prouvé.

On peut aussi s’interroger sur le fait que le premier ou deuxième parti d’opposition, en tout cas un grand parti d’opposition français – on ne va pas se lancer dans une compétition – n’ait pas accès à un financement. Il me semble que c’était la motivation de la banque de la démocratie. Vous savez qu’une loi a prévu une autorisation à légiférer par ordonnance pour mettre en place cette banque, mais qu’elle n’a pas été créée. Vous dites que cela n’aurait rien changé, mais l’accès à une banque de la démocratie ou une égalité d’accès au système bancaire ne seraient pas anodins. J’étais à l’époque à Debout la France, qui avait des problèmes de financement assez semblables : une élection m’a coûté à titre personnel plus de 100 000 euros. Il existe maintenant un problème général d’accès au système bancaire pour les partis politiques, parce que les banques, d’après ce que dit le Médiateur du crédit, ne veulent pas de problèmes – ce n’est donc pas un grand complot, vous avez raison. Elles ne veulent pas de vagues et ne souhaitent plus se mêler du financement de la politique, ce qui peut poser des problèmes dans une démocratie.

Mme Nathalie Loiseau. Je comprends que ce sujet vous passionne mais je ne crois pas que ce soit l’objet de cette commission d’enquête, et je ne suis pas venue pour parler du financement des partis politiques français. Ce n’est pas ma compétence et ce n’est pas sur ce sujet que j’ai travaillé. Faut-il être pour ou contre la banque de la démocratie ? Cela pourrait être un sujet passionnant pour un débat que nous aurions un autre jour. Aujourd’hui, je suis venue m’interroger devant vous sur le fait qu’un parti a fait le choix de se mettre dans la main d’une banque russe. À ma connaissance, la société auprès de laquelle le Rassemblement national est actuellement endetté a reporté l’échéance du prêt à 2028. Il y a peut-être des choses que je ne connais pas : je vous avoue que je ne suis pas le Rassemblement national et son prêt tous les jours.

Vous avez été, vous l’avez dit vous-même, à Debout la France. C’est même dans ce cadre que nous nous sommes connus lorsque j’étais ministre et que j’organisais des consultations citoyennes pour l’Europe. Debout la France n’a pas fait le même choix, même si vous dites que vous avez eu des difficultés de financement. Il est toujours possible de faire un autre choix. Je constate qu’un parti politique français s’est endetté auprès d’une banque russe, et je ne vous cache pas que je le déplore. Je trouve cela particulier, sachant ce qu’est cette banque et ce qu’est aujourd’hui l’entreprise qui a repris le prêt. J’irai jusqu’à dire que je trouve cela embarrassant.

Ce que font les banques en France, elles le font souverainement. Sont-elles prudentes, excessivement prudentes, frileuses ? Libre à chacun d’utiliser le qualificatif qu’il souhaite. Mon travail au Parlement européen consiste à m’assurer que les industries de défense européennes puissent accélérer leur rythme de production, et je constate que les banques sont prudentes en Europe, voire frileuses, en ce qui concerne les industries de défense. Je le regrette. Je n’en conclus pas pour autant qu’il y ait un grand complot.

Je constate que le Rassemblement national fait savoir et répète depuis plusieurs années qu’il a des difficultés de financement, et je constate aussi que c’est un parti qui a connu des difficultés de gestion. Vous me dites que d’autres en ont mais ont pu se faire financer : c’est possible, mais je ne suis pas en mesure de vous donner des explications, je ne suis pas experte en la matière.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je vais m’immiscer un instant dans ce débat qui me semble, effectivement, être en dehors du champ de compétence de notre commission d’enquête tel que l’a défini la proposition de résolution examinée par la conférence des présidents et la commission des lois. Je pense aussi que Mme Loiseau n’est pas venue pour parler de la façon dont on pourrait rénover notre démocratie, le financement des partis politiques ou les campagnes électorales dans notre pays. Je suis un peu troublée que la question de la banque de la démocratie soit abordée avec une certaine insistance lors d’une audition où nous parlons beaucoup des stratégies d’influence, d’interférence et d’ingérence, notamment de la part du régime de Poutine et de l’alignement que l’on peut factuellement constater, à travers des votes au Parlement européen et des déplacements répétés de tels ou tels membres du Rassemblement national, en particulier à la faveur de « consultations », qui n’en sont pas, dans la Crimée annexée illégalement par la Russie. Je trouve qu’il y a une certaine confusion et qu’il est troublant de voir la question de la banque de la démocratie s’inviter à ce moment-là. On pourrait en tirer des conclusions désagréables.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vais préciser pourquoi j’ai posé cette question en tant que président de la commission d’enquête. C’est assez simple : Mme Loiseau a évoqué un manque de financement de la recherche française et estimé que c’était une fragilité de notre système face à des ingérences étrangères. Si les partis politiques français ne sont pas financés de manière égale, comme je le pense, on peut aussi estimer que c’est une fragilité. Une banque de la démocratie, de même qu’il pourrait y avoir une banque de la recherche, serait susceptible de résoudre ce problème. Je ne vois pas en quoi cette question pose une difficulté. Mme Loiseau y a d’ailleurs répondu librement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La question est troublante.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce n’est pas troublant. La question de ce prêt a été évoquée lors du dernier débat présidentiel. Elle a joué un rôle. Essayer d’établir des faits et des preuves me semble totalement relever de notre compétence. Je prends acte du fait que vous trouviez cela troublant, mais je ne pense pas avoir manqué à ma fonction.

Mme Nathalie Loiseau. Personne ne manque à sa fonction, mais que le financement russe de Mme Le Pen, ou du Rassemblement national, et d’abord du Front national, ait été mentionné à l’occasion d’une campagne durant laquelle Mme Le Pen briguait les suffrages des Français pour devenir présidente de la République, est évidemment pertinent.

C’est le cas à partir du moment où une responsable d’un parti politique, et non pas un responsable gouvernemental, multiplie les déplacements en Russie. Mme Le Pen y est allée énormément – en 2012, 2013, 2014 et 2015. En tant que diplomate, je ne suis pas allée aussi souvent en Russie que Mme Le Pen, je tiens à vous le dire.

Il y a aussi le fait qu’elle a eu des prises de position très particulières. S’agissant du crash du vol MH17, une tragédie qui a touché en particulier des passagers des Pays-Bas et qui reste un traumatisme pour ce pays, Mme Le Pen a ainsi choisi de dire qu’elle refusait d’exonérer les Ukrainiens, ce qui était exactement ce que disaient les autorités russes à l’époque. C’était en outre faux : Mme Le Pen s’est formidablement trompée.

Par ailleurs, on trouve dans des éléments révélés par des hackers du groupe Anonymous un échange, qui n’a jamais été contesté par personne – nul n’y a peut-être prêté attention, mais je n’y crois pas, parce qu’on a vu cet échange plusieurs fois dans des documentaires en France –, entre un hacker russe et un membre de l’administration présidentielle russe disant ceci : « Marine Le Pen a reconnu le résultat du référendum en Crimée, elle n’a pas déçu nos attentes et nous devons la récompenser » – je n’ai pas le texte sous les yeux, mais vous pourrez le retrouver, notamment dans mon livre. Et juste après, on a vu arriver le prêt russe.

Pardonnez-moi, mais ce sujet méritait de figurer dans un débat de la campagne présidentielle. Si Mme Le Pen ne souhaitait pas devenir chef de l’État, ce serait sans doute différent, mais c’est tout de même, comme l’a dit Mme la rapporteure, quelque chose qui sème le trouble.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Madame la ministre, je n’ai pas dit que cela ne méritait pas d’être mentionné, j’essaie de mener les débats en posant les questions qui me viennent à l’esprit. Je tente d’établir des faits dans le cadre de cette commission, et les questions que j’essaie de vous poser visent à nous permettre de comprendre, grâce à des précisions, ce que vous avez voulu dire. Je n’ai pas émis de contestations et je ne vous ai accusée de rien. J’essaie d’avancer, pour assurer la bonne information de nos compatriotes. C’est la ligne que je me suis fixée en tant que président de cette commission et je m’efforce de la suivre, y compris quand cela touche une force politique dont je suis membre, comme tout le monde le sait. Je me suis déporté quand c’était trop compliqué, et je continuerai à le faire, évidemment, quand nous auditionnerons d’autres membres de cette famille politique.

Il est intéressant que vous ayez mentionné cet échange, parce que c’était l’objet de ma question suivante. C’est d’ailleurs assez transparent : je pose souvent les mêmes questions à différentes personnes. La Russie fait acte de propagande de nombreuses manières. Vous l’avez dit dans votre présentation liminaire, elle cherche à semer la division dans nos sociétés. Dans le panel de leurs méthodes, les Russes pourraient chercher à semer le doute sur la sincérité des hommes et des femmes politiques des différentes démocraties, y compris les opposants aux gouvernements. Si des oligarques russes prétendent avoir de l’influence sur telle ou telle personne, soutenir des gens ou mener telle opération, qui a réussi ou échoué, c’est peut-être vrai, mais c’est à la justice et aux personnes compétentes, aux services par exemple, de l’établir. On ne peut pas considérer que c’est aussi vrai, par nature, que ce que dirait un responsable élu au sein d’une démocratie, en qui on peut avoir davantage confiance que dans les propos d’oligarques russes, dont vous avez qualifié les méfaits.

Mme Nathalie Loiseau. Vous avez parfaitement raison. Se mettre à croire comme parole d’évangile des propos tenus par des oligarques russes serait une forme de contradiction avec ce que j’ai dit par ailleurs. En revanche, lorsque des échanges sont hackés, c’est un peu différent, parce qu’ils n’étaient pas destinés à être rendus publics. Quand en 2017 Vladimir Poutine choisit de recevoir, avec les honneurs, une candidate à l’élection présidentielle, c’est une forme d’ingérence, je crois que personne ne peut en douter. Pas plus qu’on ne peut douter que Vladimir Poutine ait reçu Mme Le Pen, laquelle a tenu à cette occasion des propos très élogieux à son égard. En 2017, je le rappelle, on avait déjà vu les agissements de Vladimir Poutine en Géorgie, dans le Donbass, en Crimée et en Syrie, ainsi que certains comportements en matière de politique intérieure, ce qui aurait pu susciter un langage que je qualifierais de plus mesuré et de plus diplomatique, comme celui qu’a tenu, par exemple, le chef de l’État lorsqu’il a été conduit à rencontrer Vladimir Poutine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur un sujet que M. Ménagé a déjà un peu abordé à travers de cas M. Leroy, mais en l’élargissant.

Quand vous parlez de personnalités qui se sont rendues en Crimée, et je ne remets pas du tout en cause les faits que vous citez, vous les liez au Rassemblement national. Vous avez également cité à de nombreuses reprises dans votre livre, dont j’ai lu autant de passages que j’ai pu dans le temps dont je disposais – j’essaie d’être toujours honnête, vous le voyez –, M. Pozzo di Borgo, mais vous ne mentionnez pas sa famille politique.

Par ailleurs, vous n’avez pas mentionné M. Leroy. Vous avez invoqué certains arguments, mais on peut estimer qu’il aurait quand même dû avoir sa place dans votre livre, qui est dense et très renseigné – je le dis sans ironie –, compte tenu de ses fonctions importantes. Il est par ailleurs toujours actif dans le Loir-et-Cher, ce n’est pas juste un retraité de la politique.

De la même façon, vous ne mentionnez pas une personnalité importante dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises – ce n’est pas réservé à votre audition – et qui sera auditionnée, comme M. Leroy, à savoir M. Jean-Pierre Chevènement. Vous le connaissez très bien.

Mme Nathalie Loiseau. Non, pas très bien.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tout cas, c’est une personnalité politique de premier plan. D’autres personnes que nous avons auditionnées ont mentionné le fait que sa fondation, Res Publica, et une autre dont je ne me rappelle plus le nom, ont beaucoup travaillé sur la Russie, au sujet de laquelle elles ont un positionnement très documenté et très affirmé, que vous ne partagez pas, me semble-t-il, mais vous nous direz ce que vous en pensez.

J’ai découvert lors des travaux de la commission que M. Chevènement avait reçu en 2017, alors que M. Macron avait déjà été élu, une des plus hautes distinctions honorifiques russes, l’ordre de l’Amitié, qui lui a été remise personnellement par M. Poutine, lequel a alors tenu un discours dont la traduction est disponible en français – je ne parle pas russe, et si cette traduction est mauvaise, il faudra nous le faire savoir, comme M. Chevènement en aura lui-même la possibilité lors de son audition. Il y était question d’actions d’amitié « concrètes », alors que M. Chevènement a eu un poste à responsabilités pendant plusieurs années, en tant que représentant spécial de la France en Russie. Or ce fait ne figure pas dans votre ouvrage et vous ne l’avez pas mentionné aujourd’hui.

Par ailleurs, je ne vous ai pas entendu dire que vous étiez choquée quand M. Chevènement a soutenu M. Macron. Il y a eu un accord électoral entre Renaissance et le mouvement de M. Chevènement prévoyant la candidature de trois personnes issues de ce mouvement, dont le secrétaire général de Res Publica. Une de ces personnes a d’ailleurs été élue et siège donc parmi nous. Durant la législature précédente, Mme Bechtel avait voté pour une résolution contre la première série de sanctions à l’égard de la Russie – c’est donc une position ancienne.

De la même manière, quand vous parlez de M. Schröder ou du scandale lié au Qatar, dont je conviens parfaitement qu’il ne doit pas éclipser le reste – ce n’est d’ailleurs pas du tout le cas dans nos travaux –, vous ne mentionnez pas l’influence que cela a eue sur le parti socialiste européen (PSE) ou sur le parti social-démocrate allemand (SPD), d’une manière disproportionnée. Pourquoi n’appliquez-vous pas le même régime à tous les mouvements politiques en liant les personnalités que vous mettez en cause au parti dont elles sont issues ?

Mme Nathalie Loiseau. Vous l’avez dit, vous n’avez pas eu le temps de lire tout mon livre, et je ne vous critique pas du tout pour cela. Il fait déjà 519 pages, mais il n’est pas aussi exhaustif que certains l’imaginent. Je n’ai pas pu parler d’absolument tout, ni d’absolument tous, je le confesse très volontiers.

Je suis aussi étonnée de la bienveillance de M. Chevènement à l’égard de la Russie que de celle de M. Mélenchon, que j’ai cité, de M. Zemmour, de M. de Villiers et de M. Pozzo di Borgo, que vous avez raison de citer et qui figure dans mon livre, notamment en tant que responsable du Dialogue franco-russe avec M. Mariani. Cette bienveillance, compte tenu du comportement dont la Russie a fait preuve au fil du temps, ne peut bien sûr qu’être troublante. Je me contenterai de dire que si j’ai davantage documenté certains personnages politiques, c’est parce que je me suis concentrée sur ceux qui ont des ambitions pour l’avenir. Je ne crois pas, mais je peux me tromper, que Jean-Pierre Chevènement sera candidat à la prochaine élection présidentielle. Je ne crois pas que ce soit davantage le cas de M. Pozzo di Borgo. Je pense donc, même si je ne partage pas leur lecture de la Russie, que la nécessité de développer dans mes propos, comme je l’ai fait dans mon livre, la connaissance que j’ai acquise de l’intérêt que la Russie leur porte et de l’intérêt qu’ils portent à la Russie est moins grande.

Vous avez également mentionné Mme Bechtel, qui a été ma prédécesseure comme directrice de l’ENA et avec qui j’ai eu pas mal de désaccords, notamment celui que vous mentionnez mais pas seulement. Parlons aussi de la Chine et d’un ancien député de La République en marche, M. Buon Tan. Je ne suis pas à l’aise avec le choix qu’il a fait d’être aussi proche du Front uni, c’est-à-dire d’une branche du parti communiste chinois. Je vous le dis très simplement, comme je pourrais le lui dire s’il était en face de moi. Les étiquettes politiques ne doivent pas être des œillères. Je pense que les invitations dont Buon Tan a fait l’objet en Chine sont des éléments qu’il est nécessaire de porter à la connaissance de nos compatriotes, et j’en parle d’ailleurs dans mon livre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vais vous poser une dernière question, que j’ai déjà adressée à plusieurs personnes auditionnées. Vous avez parlé de la présence d’un certain nombre d’eurodéputés du RN, neuf, je crois…

Mme Nathalie Loiseau. Dix.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. …en Crimée occupée et de la présence de Mme Le Pen à Moscou, dont acte. On peut estimer que les conséquences de ces actions dans la vie concrète des Russes, des Français et des Européens en général ont été assez limitées. D’un autre côté, des relations ont été nouées par la France avec l’actuel régime russe à partir des années 2000 – je pense notamment à l’amitié, affichée comme telle, entre Jacques Chirac et Vladimir Poutine. Là où vous avez raison, c’est qu’un certain nombre de faits se sont produits depuis, comme l’assassinat de Mme Politkovskaïa et l’annexion de territoires en Géorgie : je ne le conteste absolument pas.

Malgré cela, les relations économiques avec la Russie ont été très importantes, y compris du fait de sociétés qui avaient besoin d’une autorisation de l’État pour intervenir. GDF-Suez, devenu Engie, a ainsi été autorisé à investir dans Nord Stream 1 puis dans Nord Stream 2 à une période très tardive. Total n’est pas une entreprise d’État mais ses liens, ne serait-ce que d’influence, avec l’État français sont quand même forts, et cette société a été autorisée à faire en Russie des investissements considérables que vous connaissez fort bien. Renault, dont 10 % du capital est public, a été autorisée à développer une co-entreprise très importante dans ce pays. Par ailleurs, si le contrat des Mistral, dont vous avez parlé, a été annulé, c’est parce qu’il avait été conclu, non par des responsables du Front national, mais par Nicolas Sarkozy. Vous avez mentionné M. Fillon : il se trouve quand même qu’il était Premier ministre quand la vente a été faite.

Je ne remets pas en cause ce que vous avez dit, ni votre droit, même en tant qu’adversaire politique, de contester tous les choix faits par le Rassemblement national. Ce dont je m’étonne, et j’essaie de rester autant de bonne foi que possible, en tant qu’être humain, c’est qu’on ne mette pas en rapport ce que vous contestez de la part des dirigeants du Rassemblement national que vous avez mis en cause et la gravité, l’ampleur des choix qui ont été faits par des dirigeants politiques alors au pouvoir en faveur du régime russe, ou avec lui. Il aurait très bien été possible de dire à Total et à Renault d’investir ailleurs. De même, Engie aurait très bien pu ne pas investir dans Nord Stream 1 et 2 mais dans d’autres gisements gaziers – ils sont nombreux dans le monde. Vous êtes députée européenne, et je sais, parce que je vous suis, que vous contestez des décisions, prises notamment par l’Allemagne, qui ont mis l’Europe dans une situation de dépendance extrêmement grave et préoccupante envers le régime russe – nous en avons tous connu les conséquences cette année. Ce ne sont pas les dirigeants du Rassemblement national qui ont fait ces choix politiques.

Mme Nathalie Loiseau. Il est certain que le Rassemblement national, au moment où nous parlons, n’a pas eu le pouvoir. Permettez-moi, en tant qu’adversaire politique et respectueusement, de m’en réjouir. On ne peut donc pas lui imputer des choix de gouvernements que je ne partage pas, vous le savez. Je l’ai dit, notamment en qui concerne Nord Stream 2, je pense qu’il y a eu un aveuglement collectif au niveau européen, dont Vladimir Poutine s’est tellement bien servi qu’il a attendu que le gazoduc soit terminé pour lancer l’invasion de l’Ukraine.

Le fait que des choix mal informés aient été faits par des gouvernements divers doit-il dédouaner ceux qui, ayant vu tout ce qui s’est passé, continuent à contester la nécessité d’envoyer davantage d’armes lourdes à l’Ukraine ? Est-ce rassurant au point où nous en sommes, c’est-à-dire une guerre d’invasion qui met à bas l’ordre international, qui veut remplacer la règle du droit par la loi du plus fort, des crimes de guerre, peut-être des crimes contre l’humanité, et un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale ? La mesure de ce qui s’est produit a-t-elle vraiment été prise par certains ? Je n’en suis pas complètement convaincue et je suis inquiète.

Je constate également qu’on peut ici, à l’Assemblée nationale, présider une commission d’enquête et revendiquer sa couleur politique, ce qui n’est pas ce que je fais quand je préside ma sous-commission au Parlement européen, où je m’efforce de faire preuve d’impartialité ; mais chaque Parlement a sa culture.

Au Parlement européen, je m’inquiète de voir le Rassemblement national continuer à jouer au chat et à la souris. Là où il votait auparavant contre tout ce qui concernait l’Ukraine, il ne prend pas part au vote, ou plutôt il vote avec ses pieds. C’est son choix, mais c’est un drôle de choix, franchement, qui l’isole, y compris dans son groupe politique. Cela m’inquiète, cela m’interroge : des choses suffisamment graves se sont passées. Je sais que vous avez voté s’agissant de l’Holodomor, il y a quelques jours, comme l’écrasante majorité des députés de cette assemblée, et je vous en félicite – mais il s’agit de crimes de Staline et non de Vladimir Poutine.

Je garde un malaise, que je range très clairement dans le domaine des opinions politiques, où nous ne nous rejoignons pas, en raison des choix qui sont ceux de ce parti, parce que je n’entends personne dire autre chose à l’intérieur du Rassemblement national. Je constate que Thierry Mariani peut continuer à dire ce qu’il dit et à faire les voyages qu’il fait – quand il ne va pas en Russie, il se rend dans la Syrie de Bachar al-Assad. Ce sont quand même des choix extraordinairement particuliers. Je n’ai jamais vu un communiqué du Rassemblement national disant « lui, c’est lui, et nous, c’est nous » ou le mettant en demeure d’avoir moins de sympathie pour le régime russe. C’est cela que je constate et qui m’interroge, comme m’interrogent les choix de l’ancien sénateur Pozzo di Borgo et d’autres choix faits dans d’autres partis politiques au sujet d’un régime autoritaire qui exprime, dans ses discours, son aversion pour ce que nous sommes en tant que démocraties européennes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, en toute sincérité, pour le temps que vous nous avez accordé et pour la qualité des réponses que vous avez apportées à notre commission : les échanges ont pu être francs. Comme vous l’avez dit vous-même, plus ils sont francs, plus ils sont transparents, et plus ils sont transparents, plus ils sont francs.


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34.   Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre (11 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu disponible rapidement pour répondre à nos questions, partager avec nous votre expérience à la tête d’une grande administration et d’un grand ministère, et nous aider à mieux comprendre les ingérences étrangères, tentées ou effectives, à l’égard des entreprises, de la recherche et des brevets que le travail et le génie des Françaises et des Français ont permis d’accumuler.

Cette réunion constitue en quelque sorte un volet complémentaire de votre audition par la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, à laquelle j’ai participé. Vous aviez alors soulevé des questions qui m’ont interpellé, et j’ai estimé que votre expérience était essentielle pour la compréhension des enjeux sur lesquels nous travaillons.

Par ailleurs, je ne vous cache pas que le procureur de la République financier, lors de son audition, qui n’était pas à huis clos, a choisi d’axer sa présentation liminaire, sans que nous lui ayons demandé quoi que ce soit, sur le travail du parquet national financier (PNF) contre les ingérences liées au droit extraterritorial américain en matière économique et industrielle. Il m’a semblé essentiel de vous entendre en complément, ce que nous n’aurions peut-être pas fait autrement : cette audition a orienté nos travaux d’une manière nouvelle.

Nous avons également entendu, la semaine dernière, M. Michel Sapin, qui a été deux fois ministre de l’économie et des finances. Il a partagé avec nous son expérience, particulièrement intéressante, et son analyse. Le hasard de la vie a voulu que deux lois portent son nom : les lois Sapin 1 et 2, lesquelles ont donné un cadre à la protection de notre démocratie contre les ingérences économiques et financières étrangères, d’abord dans les années 1990, puis durant le mandat de François Hollande – il s’agissait alors, c’est en tout cas mon analyse, d’une réaction aux ingérences américaines. Vous nous direz sans doute ce que vous en pensez.

Nous sommes très honorés par votre présence parmi nous. Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre. Je vous remercie de votre invitation. Compte tenu de l’ampleur du sujet de votre commission d’enquête je ne pourrai évidemment répondre à tout, les ingérences étant multiples. S’agissant des ingérences économiques et financières de puissances étrangères, j’espère néanmoins que l’expérience que j’ai accumulée lorsque j’étais aux responsabilités entre mai 2012 et août 2014 pourra contribuer à l’analyse de la représentation nationale et de tous ceux qui voudront s’inspirer de vos travaux.

Nous sommes dans un état de guerre économique mondiale. On pourra trouver ces mots excessifs, mais c’est exactement ce que l’on constate. Le « doux commerce » de Montesquieu est aujourd’hui bien loin. Comme l’a théorisé Mme Suzanne Berger, professeure au MIT, dans un livre fondateur, une première mondialisation, antérieure à 1914, a mené à la confrontation des puissances. La bataille économique pour les matières premières et la capture des marchés a conduit les puissances occidentales à s’affronter. Nous avons ensuite vécu un nouveau cycle de mondialisation après la naissance de l’Organisation mondiale du commerce, entre 1994 et 2001, qui s’est traduit, pour résumer, par l’entrée de la Chine sans aucune contrepartie dans le commerce mondial et par un abaissement massif et généralisé des droits de douane, lequel a empêché les nations d’exercer ce qui leur restait de pouvoir sur les échanges économiques et les risques de concurrence déloyale.

Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons de cette mondialisation qui n’est pas tombée du ciel : ce n’est pas une donnée économique ou technologique, mais d’abord un fait politique. Des générations de dirigeants politiques ont décidé qu’il en serait ainsi. Je vous renvoie au livre d’un autre professeur américain, Rawi Abdelal, qui a expliqué, dans une analyse de la globalisation, comment était né cet abaissement massif des droits de douane ayant permis une compétition encore plus dure et sauvage, laquelle ne s’est pas faite au détriment de tous mais de pays tels que la France. Ce n’est pas pour rien que dans deux grands pays occidentaux, le nôtre et les États-Unis d’Amérique, les enquêtes d’opinion font ressortir, depuis environ une quinzaine d’années, des réponses toujours négatives à la question des bénéfices de la mondialisation : ces deux pays sont en effet de grands perdants dans cette révolution juridico-politique devenue une révolution culturelle, technologique et économique.

Si vis pacem, para bellum, disaient les Romains : si vous voulez la paix, préparez la guerre. Nous ne sommes absolument pas préparés à la guerre alors que nous avons à subir un certain nombre d’ingérences économiques à l’égard de nos entreprises. Je veux en rappeler quelques exemples pour éclairer votre commission d’enquête.

Lorsque, après les événements du 11 septembre 2001, le président Chirac a décidé, en 2003, d’exercer le droit de veto de la France au Conseil de sécurité des Nations unies contre l’invasion de l’Irak par une coalition occidentale, les États-Unis d’Amérique, qui contrôlaient les catapultes de notre porte-avions, le Charles-de-Gaulle nous n’en avons qu’un, mais il est tout à fait stratégique –, ont appliqué, en rétorsion, un embargo unilatéral sur l’approvisionnement d’une pièce stratégique qui était de facture américaine. Le général Bentégeat a dit que nous avions alors été obligés de mettre en maintenance le Charles-de-Gaulle entre six mois et un an, en raison de cette mesure de rétorsion d’un État étranger supposément ami de la France mais qui avait décidé de nous mettre à l’amende.

C’était une forme d’ingérence et de non-respect de la position du gouvernement de l’époque. Celui-ci avait dit non au Conseil de sécurité, selon les formes du multilatéralisme juridique onusien, et il s’est vu sanctionner sur les moyens de sa défense nationale. C’était une ingérence politique, juridique et économique dans notre souveraineté, ingérence d’ailleurs réitérée – je vous en donnerai d’autres exemples – et à laquelle nous pourrions encore avoir à faire face. Si je l’évoque devant votre commission c’est parce qu’il faut en tirer les leçons et nous préparer à combattre les tentatives futures, lesquelles pourraient revêtir une intensité nouvelle.

Lorsque General Electric a racheté Alstom, l’histoire est désormais bien connue de la représentation nationale et de l’opinion publique, cette société a fait l’acquisition de ce qu’on appelle « l’îlot conventionnel » à la sortie de nos cinquante-huit réacteurs nucléaires civils et de tous les autres réacteurs nucléaires équipés de la turbine Arabelle, qui assure la conversion de la vapeur en électricité. General Electric s’est servi de cette turbine fabriquée dans l’usine de Belfort pour exercer un chantage sur EDF, à qui il a demandé d’accepter une augmentation unilatérale des prix des pièces de rechange. EDF, qui par ailleurs n’avait pas bougé le petit doigt pour lutter contre le rachat d’Alstom, ayant opposé une fin de non-recevoir, General Electric a fait une grève de la maintenance pendant plusieurs mois, en 2016 – ces faits sont aujourd’hui publics –, pour faire pression. M. Lévy, qui présidait alors EDF, s’en est ému dans une lettre qui expliquait que ce n’était pas admissible entre gens courtois. Il y avait là une forme de naïveté que je déplore. Si l’on veut se protéger contre ce type d’ingérence, il faut être capable de ne pas laisser acheter ses entreprises et d’en racheter d’autres. Ce n’est pas le fait d’autrui qui était en cause, mais notre propre fait – celui d’avoir été soit naïf, soit impuissant, soit faible.

Pour élargir le champ des ingérences, on pourrait également évoquer la question des métaux rares : je vous renvoie sur ce point aux travaux d’un chercheur et journaliste, tout à la fois enquêteur et analyste, M. Guillaume Pitron, qui a écrit sur le sujet un très beau livre – actualisé depuis lors, me semble-t-il. Vous auriez intérêt à l’entendre sur certains détails.

Les Chinois disposent du contrôle de 44 % des métaux rares, si ma mémoire est bonne, ce qui leur permet de maîtriser l’essentiel de l’industrie actuelle. Ils ont augmenté leur influence sur les marchés puisqu’ils en font les prix. Ils sont en mesure de leur faire faire le yoyo en les faisant chuter ou monter artificiellement pour obtenir la maîtrise des marchés. Quand ils font baisser les prix, ils mettent en faillite les usines concurrentes. C’est arrivé à la France : une usine de magnésium dans le sud du pays, en Haute-Garonne me semble-t-il, a été fermée parce que les prix mondiaux, fixés sous influence chinoise, ont chuté, sans aucune réaction des autorités européennes ou françaises, bien sûr, car le marché est sacré dans l’idéologie dominante. Le magnésium a ensuite vu son prix remonter en raison de la rareté, de la pénurie dont s’étaient rendus maîtres le gouvernement chinois et ses outils économiques – les entreprises qu’il contrôle – et il était alors tout à fait rentable de reprendre l’exploitation de la mine dont on l’extrait.

Les Américains eux-mêmes ont été victimes de ce type d’ingérence par une action sur le marché et des mesures de dumping pour provoquer la fermeture de mines concurrentes. Les grandes mines de métaux rares ont été très souvent en difficulté, au bord de la faillite. Les Allemands et les Japonais ont pris des décisions consistant à accepter de payer plus cher, mais aucune mesure de sanction n’a été prise contre l’habile dumping mis en œuvre par un gouvernement qui agit par ingérence, utilisant la croyance des autres dans le marché pour mettre en difficulté les entreprises qui assurent l’approvisionnement de leur industrie. Qui contrôle le minerai, je le rappelle, contrôle l’industrie.

Je rappelle aussi qu’il est tout à fait probable que la Chine décide, à un moment ou à un autre, d’appliquer des mesures d’embargo, de contrôle des approvisionnements et des exportations non seulement sur les terres rares, comme aujourd’hui, mais aussi sur les produits semi-transformés, les composants de batteries dont nous sommes dépendants. Les Chinois disposent ainsi de la capacité de nous vendre en quasi-monopole leurs propres batteries, complètes et même sur des véhicules. Je me permets de donner l’alerte sur ce point, car les ingérences sont monnaie courante et elles ne provoquent aucune réaction à la hauteur de ce qu’elles mériteraient.

Je veux aussi aborder, après ces exemples pratiques, la question des ingérences fondées en droit, à commencer par le mécanisme ITAR, International Traffic in Arms Regulations, que nous subissons en matière de défense nationale. ITAR est l’équivalent de nos autorisations d’exportation de matériel de guerre. La liste fixée par l’administration américaine comporte 20 000 références. Il suffit qu’un seul de ces 20 000 composants soit fabriqué aux États-Unis pour que l’administration américaine puisse non seulement sanctionner de façon rétroactive, si jamais cela lui avait échappé – j’y reviendrai –, une entreprise pour violation d’une interdiction de vente ou pour absence d’autorisation de vente, mais aussi infliger des mesures de blocage et des amendes extrêmement élevées.

J’en donnerai quelques exemples pour votre édification personnelle. Nous avons eu l’interdiction de vendre des Rafale à l’Égypte en 2018 parce que quelques composants figuraient sur la liste américaine, laquelle comprend même des vernis et des peintures. J’ai entendu l’ancienne ministre des armées Florence Parly dire, il y a deux ou trois ans, qu’il s’agissait là d’un processus rétroactif, extraterritorial et intrusif, et elle avait parfaitement raison. La « désitarisation » de notre économie justifierait que pour chaque composant que nous utilisons – par exemple dans les missiles de MBDA, qui ont fait l’objet de mesures américaines, ou pour le matériel de la branche militaire d’Airbus, qui a subi une amende de 233 millions de dollars en 2020 –, nous menions un programme systématique de relocalisation : cela nous permettrait de ne plus être assujettis aux ingérences permanentes d’une administration qui utilise des armes extraterritoriales contre notre industrie.

On peut aller encore plus loin dans la gradation des ingérences : j’en viens au fameux Foreign Corrupt Practices Act, ou FCPA. Ce texte date, je crois, des années 1980, mais il n’était pas utilisé à cette époque parce qu’internet n’existait pas et que les agences de renseignement américaines ne s’étaient pas mises à utiliser les informations sur le plan économique. Selon les révélations d’Edward Snowden, 75 millions de conversations, de mails, ont été exploités en France, contre nous : c’est une ingérence. Cela visait le Président de la République, les ministres, notamment à l’époque où j’exerçais moi-même cette fonction – j’étais obligé d’utiliser des téléphones cryptés car nous avions eu connaissance de ce qui se passait – et de grandes entreprises.

L’accélération des poursuites orchestrées par le Department of Justice (DOJ), le ministère américain de la justice, s’est traduite, entre 2008 et 2017, par la condamnation de vingt-six entreprises, dont vingt et une n’étaient pas américaines. On voit vers qui est dirigé l’usage du FCPA. Dans l’affaire Alstom, comme je l’ai dit devant la commission d’enquête sur la souveraineté énergétique, M. Pierucci, qui a perdu deux années de sa vie en prison aux États-Unis, s’est vu mettre sous le nez, au mépris des règles de prescription, des informations qui remontaient à dix ans. Un million de mails avaient été capturés. Comment peut-on accepter que des entreprises et leurs employés soient poursuivis, dix ans après les faits, sur la foi de 1 million de mails dont la lecture prendrait trois années entières à un cabinet d’avocats ? Comment peut-on admettre ce type d’ingérence extraterritoriale ?

Dans cette affaire, les États-Unis d’Amérique n’étaient en effet nullement victimes d’un quelconque préjudice : cela ne concernait ni une entreprise américaine ni le territoire américain, puisque le contrat incriminé avait été conclu entre l’Indonésie et Alstom. C’était une violation de notre souveraineté, une ingérence dans la vie de nos entreprises, une écoute illégale, face à laquelle les protestations ont été d’un faible niveau sonore, politiquement et diplomatiquement, et une atteinte à nos intérêts nationaux. Je hausse légèrement le ton pour essayer de faire comprendre ce qu’il en est à la représentation nationale et à votre commission d’enquête, à laquelle je sais gré d’offrir une occasion de faire le point sur ces problèmes déjà connus.

Si nous ne faisons rien nous finirons coupés en rondelles, et dans peu de temps car tout cela va très vite. Il suffit de regarder le nombre d’entreprises françaises qui ont été condamnées et rachetées ensuite. BNP Paribas a subi une amende de 9 milliards de dollars, mais n’a pas été rachetée – cela ne devait pas intéresser les Américains –, contrairement à Alstom qui était sous la menace d’une amende de 750 millions, excusez du peu. Il y a eu d’autres exemples, comme InVision, qui faisait l’objet de poursuites de la part du DOJ et a été racheté par General Electric il y a quelques années. C’est une stratégie : de grandes entreprises américaines travaillent avec le gouvernement des États-Unis qui utilise le bras armé de la justice, lequel exploite les ressources d’agences de renseignement créées pour lutter contre le terrorisme et mobilisées ici à d’autres fins. Et on se laisse faire, je le dis pour l’édification de la représentation nationale.

L’usage des sanctions peut aller encore plus loin : on l’a vu avec l’Iran. Nous avions, avec Peugeot, 30 % du marché automobile iranien. M. Trump a décidé de dénoncer unilatéralement l’arrangement conclu entre les puissances occidentales et la République islamique d’Iran dans le domaine du nucléaire. Cet accord, qui reposait sur une forme de limitation de l’investissement iranien dans le nucléaire civil, avait été obtenu par M. Obama, et le gouvernement français y avait aussi consacré beaucoup d’efforts, ce dont je m’étais réjoui à l’époque. La dénonciation unilatérale de cet accord a eu pour conséquence de remettre en vigueur des sanctions internationales contre toutes les entreprises qui avaient eu l’idée de commercer avec l’Iran. Or il se trouve que Peugeot lui vendait 450 000 véhicules par an, assemblés sur place. Les sanctions ont conduit Peugeot à plier bagage et à laisser le champ libre aux entreprises américaines, qui ont commencé à exporter vers l’Iran. On voit bien comment les règles internationales sont utilisées de façon perverse, hypocrite, faussement vertueuse, au profit de la puissance.

Attention : j’ai lu quelque part qu’un FCPA chinois était en cours d’élaboration. Nous allons donc nous retrouver avec d’autres lois extraterritoriales. Dans ces conditions, il ne nous reste plus qu’à adopter les nôtres, pour que tout cela s’annule.

Nous avons nous-mêmes péché par naïveté et faiblesse. Nous ne sommes pas équipés pour faire face aux intrusions permanentes et nous subissons une intensification des attaques contre nos intérêts. Branle-bas de combat, donc ! Voilà mon point de vue.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que ministre du redressement productif, vous avez été à la tête d’une administration riche en services divers, dont certains étaient habilités à travailler dans le domaine de l’intelligence économique. Pouvez-vous nous expliquer de quelle manière ces services fonctionnaient, comment ils vous mettaient au courant et selon quelle fréquence ? Aviez-vous des réunions avec eux ? Comment les choses étaient-elles structurées ? Ces services l’étaient-ils eux-mêmes ? Entre le moment où vous avez pris vos fonctions et celui où vous avez dû les quitter, avez-vous changé le mode de fonctionnement de ces services ?

M. Arnaud Montebourg. Ils sont placés sous l’autorité du Premier ministre. Il est extrêmement difficile pour un ministre, fût-il de plein exercice, de demander une réforme du fonctionnement d’un service du Premier ministre.

Quoi qu’il en soit cela ne fonctionnait pas puisque je n’ai eu aucune information : j’ai appris dans la presse l’essentiel des attaques qui nous étaient réservées ! Lorsque, pour la reprise d’une usine stratégique qui suscitait peu de candidatures, j’avais besoin de renseignements, par exemple au sujet de candidats venus de l’étranger et au profil un peu bizarre, j’avais à ma disposition des services de renseignement économique efficaces, que je veux saluer. Ils faisaient toutefois ce travail à la demande, jamais de leur propre leur initiative.

Il est très difficile de faire évoluer un service sur lequel vous n’avez pas autorité. Lorsque j’ai demandé à un directeur du renseignement extérieur s’il savait que nous étions écoutés, que nous étions rachetés à la découpe et que nous faisions l’objet d’une attaque d’État, sa réponse fut que nous ne pratiquions aucune réciprocité, que nous ne ripostions pas, pour des raisons que j’ignore puisque ce domaine ressortit au Président de la République qui en fixe les orientations pour les services. S’agissant du fonctionnement de l’État, nous aurions pourtant intérêt à ce que le ministère de l’économie soit associé.

Quant aux évolutions qui ont eu lieu depuis, je n’ai pas d’informations. Il faudrait que vous interrogiez les acteurs concernés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez évoqué un contexte particulier, notamment la révélation de certaines écoutes. Vous avez été en fonctions pendant près d’un an après le début de l’affaire Alstom, que vous avez donc apprise par la presse. Avez-vous alerté le Premier ministre ? Avez-vous eu l’impression d’être entendu ? Il est vrai que le capital d’un nombre considérable, pour ne pas dire historique, d’entreprises stratégiques nous a échappé lorsque vous étiez au Gouvernement et dans les mois qui ont suivi – j’ai en tête Alstom, Alcatel, Technip, Lafarge.

M. Arnaud Montebourg. Essilor, également.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Un phénomène de cette ampleur dans un temps aussi court était inédit. Avez-vous senti une réaction du côté de ce qu’on appelle un peu facilement les « grands corps », qui incarnent une permanence de l’État et veillent sur ses intérêts, et de celui des décideurs politiques ?

M. Arnaud Montebourg. L’affaire Alstom a débuté en mars 2014 ; j’ai quitté mes fonctions en août 2014. Nous avons consacré l’essentiel de cette période à essayer de faire évoluer les arbitrages. L’application du décret du 14 mai 2014 relatif au contrôle des investissements étrangers, dit décret Montebourg, aurait permis d’éviter ce qui s’est passé par la suite. Le cas de Technip est survenu immédiatement après : la Banque publique d’investissement (BPIFrance) et l’Institut français du pétrole, qui siégeaient au sein du conseil d’administration, auraient pu voter contre la fusion mais ne l’ont pas fait. Nous aurions pu également bloquer les cessions de Lafarge et d’Alcatel, mais là non plus rien n’a été fait.

Les promoteurs de la transaction Lafarge, c’est-à-dire ses dirigeants, ont promis le maintien de l’ensemble des centres de recherche et du siège social sur le sol français – mais les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Chaque fois que l’on nous vend le maintien des fonctions productives et de la recherche sur le sol national, le résultat est leur déménagement.

On nous vend une alliance entre égaux : cela n’existe pas. Il n’y a que des rachats. J’ai tenté cette solution pour les trois coentreprises d’Alstom afin de limiter les dégâts dans le domaine des énergies renouvelables, des réseaux et du nucléaire. C’était une manière de préparer l’avenir : si cela tournait mal chez General Electric, il aurait été possible de racheter ces trois entreprises et de reconstituer Alstom. Ces coentreprises ont été vendues par mon successeur. General Electric, pour qui les choses ont finalement mal tourné, cherche désormais à les revendre. L’avenir n’est jamais écrit et l’économie est un sport de combat.

Pour vous répondre, il n’y a pas eu de réaction telle que vous la suggériez, une réaction souverainiste mais selon moi nécessaire, organisée au niveau de l’administration. Celle-ci n’a pas d’autonomie : elle obéit à son chef, en l’occurrence le ministre. Si le ministre ne dit pas à son administration qu’il faut contrôler tous les investissements étrangers et surveiller tous les sujets, pourquoi voulez-vous qu’elle le fasse ? La responsabilité revient à ceux qui m’ont succédé et n’ont pas pris ces décisions. Ils ont certainement des raisons qu’ils vous exposeront, mais je juge que cette période aurait pu être beaucoup plus efficace dans la défense de nos intérêts économiques. Nous n’en serions certainement pas là si nous avions utilisé les outils qui sont à notre main et qui fonctionnent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À votre arrivée à Bercy, avez-vous eu un briefing sur ces enjeux, vous ou un membre de votre cabinet ? Mme Fleur Pellerin, alors ministre de la culture, avait déclenché une polémique lorsqu’elle avait été filmée dans son bureau avec son téléphone crypté encore emballé, ce qu’elle semblait d’ailleurs trouver très drôle. On peut pourtant estimer que la culture est, tout particulièrement en France, un enjeu de souveraineté et un enjeu économique et commercial qui ne méritent pas de second degré. Contrairement à elle, vous utilisiez ce téléphone crypté : cela relève-t-il de votre éthique personnelle ou bien aviez-vous été alerté sur ce sujet ?

M. Arnaud Montebourg. Mes directeurs de cabinet – j’en ai eu deux – se sont préoccupés de ces questions et, de leur propre initiative, avaient des rendez-vous réguliers avec les services de renseignement, avec lesquels nous avions une collaboration tout à fait fluide et positive. Toutefois le système d’échanges que nous avions mis en place était encore balbutiant car l’inquiétude commençait seulement à se faire jour. Les petites et les grandes entreprises subissaient des dégâts considérables ; tous les moyens étaient bons pour défendre nos intérêts. Tout cela aurait certainement dû être amplifié.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Tous les services de l’État concernés, de près ou de loin, par le renseignement et la protection des intérêts français ont beaucoup évolué, renforçant leur armature dans le domaine de l’intelligence économique. Cela s’est construit au fur et à mesure de la perception d’une menace de plus en plus prégnante.

Vous avez parlé du décret Montebourg, renforcé depuis et rebaptisé décret Le Maire. Quel regard portez-vous sur les compléments apportés à votre décret initial, notamment à la faveur de la crise sanitaire ? Estimez-vous que ce décret, dans sa rédaction actuelle, est suffisamment protecteur au regard des nouveaux enjeux et de l’intensification des menaces qui pèsent sur les intérêts économiques français ?

M. Arnaud Montebourg. À mes yeux, ce décret a été très utilement renforcé en s’étendant à d’autres secteurs, notamment les biotechnologies et la robotique. Reste que le sujet n’est pas tant la rédaction du décret que l’absence d’usage qui en est faite. Plutôt que de se focaliser sur son contenu, je préférerais qu’on l’applique régulièrement – sans forcément le crier sur tous les toits, d’ailleurs. J’ai déploré qu’on l’ait utilisé pour défendre Carrefour, qui n’était nullement menacé par le distributeur québécois Couche-Tard – les Québécois, qui voulaient entrer au capital, ne risquaient pas de partir avec les supermarchés Carrefour sous le bras ! Je ne pense pas, d’ailleurs, que le Canada ait une vision impérialiste, contrairement aux États-Unis ou à la Chine ; son comportement de nation humble le rapproche culturellement, je crois, de notre pays.

S’agissant du décret, un nombre important de petites entreprises passent sous le radar alors qu’elles sont d’une importance critique. Si nous laissons d’autres les racheter, ce qu’elles produisent viendra abonder la liste ITAR.

Je prendrai l’exemple de l’entreprise Segault. J’ai noué, à titre personnel, une alliance entrepreneuriale avec le fonds Otium Capital pour racheter cette entreprise qui fabrique des robinets pour nos sous-marins nucléaires ainsi que nos centrales nucléaires civiles et militaires. Ces pièces sont très importantes car elles concernent l’intérieur des réacteurs. Nous avons fait une offre de rachat de cette entreprise car sa maison mère canadienne, Velan, fait l’objet d’une offre publique d’achat (OPA) de la part d’une entreprise américaine, Flowserve Corporation. J’ai rendu publique la lettre que j’ai adressée au ministre, Bruno Le Maire, l’invitant à prendre des décisions dans ce dossier. Il est impensable que cette entreprise tombe dans le champ du droit américain en raison du Patriot Act, qui permet à l’administration américaine de poser, sans aucun contrôle, sans aucune autorisation judiciaire, toutes sortes de questions à une entreprise assujettie au droit américain sur des sujets qui relèvent du secret de fabrication de nos bâtiments militaires. Le Gouvernement considère peut-être qu’il n’y a pas de risque ; moi je considère qu’il y en a un.

Par ailleurs nous ne pouvons pas laisser s’allonger la liste de l’« itarisation » de nos pièces critiques, notamment les robinets. La conséquence en serait très simple : le gouvernement américain pourra nous empêcher de vendre nos sous-marins. Nous ne sommes pas en situation de courtoisie avec nos amis américains : nous avons des intérêts nationaux à défendre. Nous ne demandons pas au ministère d’obliger Velan à vendre Segault, mais d’empêcher l’OPA de Flowserve Corporation. J’ai demandé à M. Le Maire de faire usage du décret du 14 mai 2014, d’autant qu’il est ministre de la souveraineté industrielle. C’est le moment de le montrer !

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Cet après-midi même, lors de la séance des questions au Gouvernement, Mme Olivia Grégoire a eu l’occasion de répondre à une question sur le dossier Segault, réaffirmant que le Gouvernement sera extrêmement vigilant et que la procédure de contrôle des investissements étrangers en France sera appliquée. La publicité de votre démarche et, d’une manière générale, le projecteur braqué sur cette entreprise ont permis d’avancer.

Concernant l’application du décret Le Maire dans l’affaire Carrefour, il y avait un enjeu de sécurisation de l’approvisionnement, dans une période où la souveraineté alimentaire et le pouvoir d’achat sont devenus des considérations très importantes.

M. Arnaud Montebourg. Je ne pense pas que la sécurité de l’approvisionnement alimentaire soit en jeu dans la prise de contrôle d’une chaîne de supermarchés, d’autant qu’il existe d’autres supermarchés et qu’il ne s’agit que de la distribution et non de la production. Avoir laissé partir Technip, Lafarge, Alcatel, Alstom et beaucoup d’autres me paraît être beaucoup plus problématique. Cela s’est pourtant produit alors que c’est le même gouvernement qui est aux affaires ! C’est bien de se réveiller, mais encore faut-il le faire sur des sujets pertinents. La puissance nationale n’est pas une affaire de supermarchés mais de technologies, de brevets et de capacité économique et industrielle.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’entends bien. La commission d’enquête présidée par Olivier Marleix, et dont le rapporteur était Guillaume Kasbarian, a d’ailleurs formulé d’excellentes préconisations sur ce sujet. Pour notre part nous nous intéressons à des champs un peu moins dans la lumière : ingérences, interférences, influences de plus en plus présentes dans le débat politique et informationnel.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. En tant que ministre, avez-vous été la cible de tentatives d’ingérence visant à influencer votre position ou celle de votre cabinet, par exemple lors du rachat d’une entreprise stratégique ? Avez-vous reçu des « visiteurs du soir » ou eu à connaître des actions de lobbying ?

M. Arnaud Montebourg. À titre personnel, non. Mon équipe, elle, a peut-être pu avoir cette sensation. Je n’ai pu faire un tour d’horizon de mes principaux collaborateurs avant cette audition, mais ils avaient des consignes extrêmement strictes de prudence. Il m’est arrivé une fois de faire un signalement au procureur de la République sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale. Ce n’était pas un cas dont j’avais été le témoin, mais on m’avait rapporté un certain nombre d’éléments constitutifs d’infractions pénales. Je l’ai fait à plusieurs reprises au cours de ma carrière de parlementaire car la loi est le bien commun : quand on voit une infraction, on ne peut pas détourner le regard.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cadre des arbitrages politiques dont vous avez eu à connaître, avez-vous eu le sentiment que des positions étaient prises non pour des raisons idéologiques, mais parce qu’elles étaient orientées par une ingérence étrangère ?

M. Arnaud Montebourg. Je n’ai pas ce souvenir. J’ai en mémoire des confrontations politiques, des débats extrêmement difficiles sur les orientations à prendre, mais je n’y voyais que de la sincérité. Ce n’étaient pas des forces occultes qui étaient à l’œuvre en face de moi, mais des convictions : c’est le plus difficile !

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez bien décrit les mécanismes de l’ingérence économique, évoquant beaucoup les États-Unis et un peu moins la Chine. Dans le cadre de vos fonctions, avez-vous eu connaissance d’entreprises qui auraient été préemptées par des entreprises étrangères autres qu’américaines ?

M. Arnaud Montebourg. J’ai orienté mon analyse sur la confrontation avec les deux empires qui structurent géopolitiquement et économiquement le paysage mondial, c’est-à-dire les États-Unis et la Chine. Tous les autres pays sont en situation semblable à celle de la France, c’est-à-dire qu’ils sont trop petits pour jouer un rôle. Quant à l’Union européenne, elle est politiquement incapable de se hisser au niveau des menaces qui nous guettent.

Concernant la question numérique, que j’ai peu abordée, je vais vous remettre un document qui m’a été transmis par trois experts de l’intelligence numérique. Je ne suis pas en mesure de reprendre à mon compte les explications de ces experts parce que cela dépasse mes compétences, mais leur analyse est extrêmement inquiétante. Selon eux, les formes nouvelles de guerre économique, par l’utilisation de l’intelligence artificielle couplée à la gouvernance des identités et des accès informatiques, sont les nouveaux chevaux de Troie des empires, essentiellement de l’empire américain. Ils m’ont prié de transmettre ce document aux autorités compétentes ; cette note étant signée, vous pourrez interroger les personnes concernées.

Nous sommes devenus une colonie numérique des États-Unis, ce qui pose un problème en matière de souveraineté informationnelle et de maîtrise de nos données. Les BATX chinois – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – n’entrent pas encore chez nous mais ils le pourraient. Si les Américains et les Européens n’avaient pas pris de mesures contre Huawei, peut-être n’en serions-nous pas là.

Nous nous sommes habitués à l’existence d’un abus de position dominante du moteur de recherche Google. Allez dans n’importe quel pays asiatique : Google y est absent. Nous nous sommes habitués à passer des accords économiques avec Google, Microsoft – même les armées en sont là ! Il nous faut sortir de cette situation, à laquelle nous nous sommes accoutumés, de colonisés numériques. Tous les autres pays du monde en sont à peu près au même point, mais certains ont organisé leur défense. Nous en avons les moyens : il ne nous manque que le leadership politique, d’abord au niveau européen mais également au niveau national. Nous avons un retard stratégique dans le déploiement de moyens de défense. L’application du décret de 2014 devrait être automatique !

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). D’autres pays ont été cités en matière d’ingérence, notamment l’Inde et la Russie. J’imagine qu’ils ont leurs propres méthodes, même si elles n’ont pas le caractère extraterritorial du droit américain ; mais peut-être n’en avez-vous pas eu connaissance. Par ailleurs l’Europe ne reste pas les bras croisés : elle organise le marché du numérique, comme le montrent les règlements DSA – Digital Services Act – et DMA – Digital Markets Act. Une loi française sera bientôt déposée pour compléter la protection dans les domaines du numérique et de la défense.

M. Arnaud Montebourg. Je m’en réjouis, monsieur le député !

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les relations économiques avec la Russie, sous les mandats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, étaient favorables, de grandes entreprises françaises réalisant des investissements dans ce pays. Avez-vous eu à connaître de tels investissements quand vous étiez ministre ? Auraient-ils pu être liés à une influence russe auprès de personnes influentes ou ayant un pouvoir de décision en France ?

Par ailleurs la Russie, dans sa volonté d’accroître sa puissance et de maîtriser les technologies dont elle était dépendante, a-t-elle eu la tentation d’investir en France, par exemple dans Technip ?

Avez-vous des informations concernant les pays du Golfe, notamment les monarchies pétrolières ? Avez-vous été informé de tentatives de montée au capital d’Areva sous le mandat précédent, ou de la volonté de fonds souverains, de fortunes personnelles ou institutionnelles liées aux monarchies du Golfe d’investir dans notre pays ?

M. Arnaud Montebourg. À l’époque nous étions engagés dans une politique de coopération étroite, à la fois politique et économique, avec la Russie. Accompagnant le Président de la République, j’ai le souvenir de débats assez agités avec M. Poutine du fait de nos divergences de fond, mais nos deux nations coopéraient, y compris dans le secteur nucléaire – Rosatom et Areva travaillaient ensemble –, secteur dans lequel la collaboration se poursuit en dépit des événements ukrainiens puisqu’il est exempt de sanctions.

C’est moi qui suis allé chercher des investisseurs en Russie. Pour mener à bien la nationalisation des hauts fourneaux de Florange j’ai fait, pour ainsi dire, le tour du monde ; j’ai demandé à dix de nos ambassadeurs auprès de pays où étaient installées des industries sidérurgiques – Brésil, Italie, Russie, Canada et Japon, notamment – de prendre contact avec de potentiels co-investisseurs à la reprise des hauts fourneaux qu’ArcelorMittal abandonnait lâchement. Je me souviens d’une discussion avec un industriel russe qui avait été candidat malheureux face à Mittal dans l’offre publique d’achat (OPA) que celui-ci avait réussie quelques années plus tôt.

Nous étions dans un univers purement coopératif et, j’allais dire, amical. Nos positions très divergentes sur la Syrie n’empêchaient pas une coopération active dans tous les segments de l’action publique. Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs été nommé par le Président de la République pour assurer le lien permanent entre les autorités russes et françaises, à l’instar de Jean-Pierre Raffarin avec la Chine. Un choix politique avait été fait, qui guidait tout le reste. Mais c’était une autre époque.

S’agissant des pays du Golfe, je me rappelle l’affaire du fonds Banlieue financé par le Qatar. Il était pour le moins curieux qu’une puissance étrangère se substitue à l’État défaillant pour sauver les banlieues françaises. Le projet a donc été réajusté.

C’est nous qui allions discuter avec les Émirats arabes unis, où la France dispose d’une base militaire. J’ai effectué un voyage officiel avec le Président de la République au cours duquel nous discutions avec les détenteurs de fonds ; ils nous interrogeaient sur l’économie française et sur la capacité de notre pays à accueillir leurs éventuels investissements. Là aussi, la coopération était active et amicale, même si Areva avait échoué à construire une centrale nucléaire dans le pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le réacteur Osiris qui, géré par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), produisait des matières radioactives destinées à l’usage médical, a été mis à l’arrêt en décembre 2015 après moult prolongations et mésaventures liées au grave retard pris dans la conception et la construction de son successeur, le réacteur Jules Horowitz.

Avez-vous eu à négocier avec la Russie la création d’une filière d’importation de ces isotopes radioactifs à usage médical ? Agnès Pannier-Runacher a confirmé que la France est aujourd’hui totalement dépendante des importations de ces matières indispensables à la radiographie et à la radiothérapie.

M. Arnaud Montebourg. Si vous me le permettez, je vous répondrai par écrit après avoir interrogé mes anciens collaborateurs car je n’ai pas de souvenirs précis sur ce point.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Comment votre ministère travaillait-il avec les chambres de commerce bilatérales, telles que Dialogue franco-russe, pour la Russie, et l’Amcham – American Chamber of Commerce –, pour les États-Unis ?

Ces organismes relèvent-ils de l’influence traditionnelle ou pourraient-ils faire l’objet de tentatives d’ingérence, notamment grâce aux liens privilégiés avec des responsables d’entreprises ? Sont-ils surveillés par les autorités françaises ?

M. Arnaud Montebourg. Je ne vois pas malice dans les chambres de commerce. D’après mon expérience, elles sont un formidable vecteur de promotion de notre pays, et permettent de nouer des accords entre les entreprises. Je n’y vois que des lieux de rencontres.

J’ai accueilli une délégation de la chambre de commerce franco-saoudienne à Chalon-sur-Saône pour visiter les installations d’Areva. Nous essayions alors de convaincre l’Arabie saoudite de choisir le réacteur français – nous avons échoué. J’ai le souvenir d’années d’efforts de la chambre de commerce.

Une chambre de commerce réunit les amis des deux pays. Elle est utile pour le rayonnement de notre pays et pour l’exportation de ses savoir-faire. Je n’y vois donc aucune difficulté, d’autant que les activités sont tout à fait transparentes. Les ambassadeurs, les consuls et les diplomates, très présents, font vivre ces enceintes où les échanges sont toujours diplomatiques et policés. En résumé, les chambres de commerce sont un outil très intéressant.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Monsieur le président, vous avez fait allusion à d’autres structures, qui sont plus des cénacles ou des officines, dans lesquelles la transparence n’est pas toujours de mise, qu’il s’agisse de leurs membres, de leurs intérêts ou de leurs financements. Je me garderai bien de mettre sur le même plan le réseau des chambres de commerce et d’autres structures plus opaques telles que le Dialogue franco-russe, présidé par Thierry Mariani, et dans lesquelles les interférences et les ingérences sont sans doute plus habituelles.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. M. Pierucci a été arrêté en 2013. Selon vos déclarations devant la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, vous n’en avez pas été informé.

Avez-vous connaissance d’autres exemples d’arrestation de cadres au sein de pays étrangers, qu’il s’agisse de démocraties ou d’États autoritaires ? S’agit-il, selon vous, d’un moyen d’influencer la politique d’une multinationale ou d’un pays ?

M. Arnaud Montebourg. Je ne dispose d’aucun recensement des arrestations pour motif économique. On en connaît deux célèbres – celle de M. Pierucci et celle de M. Ghosn –, avec les conséquences que l’on sait pour les entreprises concernées.

Lorsque M. Pierucci a été arrêté, je n’ai pas été alerté par le consul, qui lui a pourtant rendu visite dans sa geôle. Alors que je recevais quantité de télégrammes diplomatiques du monde entier sur des sujets microscopiques, aucun ne m’est parvenu sur la situation de M. Pierucci. C’est un point d’alerte : le réseau diplomatique n’a pas fait son travail. Il doit être en état de veille permanente sur l’ingérence économique.

M. Pierucci n’a pas cédé, et il faut en rendre hommage à son patriotisme face à la pression qu’il subissait pour plaider coupable et incriminer son entreprise ainsi que ses dirigeants, dans le but de permettre un rachat d’Alstom à prix cassé – c’est ce qui s’est passé malgré tout. M. Pierucci a raison de parler de prise d’otage légale. Il a refusé de pactiser avec le procureur de général de New York, lequel lui proposait de devenir agent secret pour le compte des États-Unis et de trahir une entreprise française. Tel était le prix de son maintien en liberté, si j’ai bien compris. On est en droit de s’interroger sur l’absence de réaction diplomatique sérieuse.

Lors de la conférence de presse que les deux chefs d’État ont tenue à l’issue de la visite du président français, l’affaire Snowden a été évoquée d’une phrase : je le raconte dans le petit opuscule que j’ai cru devoir écrire pour que l’on se souvienne des leçons à tirer de cette période. Alors qu’il s’agissait d’une ingérence majeure, le sujet n’a donné lieu à aucune réaction d’ampleur. Ce qui s’est passé à l’époque me paraît extrêmement grave. Nous n’avons eu connaissance de l’ingérence américaine que grâce à M. Snowden, et nous en avons vu les conséquences à travers le sort réservé à M. Pierucci.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Après le voyage officiel aux États-Unis, que vous répondent le Président de la République, le Premier ministre ou d’autres membres du Gouvernement lorsque vous les interrogez sur le silence qui règne sur une ingérence avérée de la part d’un allié – ingérence dont l’Allemagne a aussi été victime ? Répond-on à vos questions ? Vous oppose-t-on au contraire un silence poli, comme le laisse supposer votre récit dans l’ouvrage que j’ai pu lire ?

M. Arnaud Montebourg. Vous posez, en somme, une question institutionnelle. La politique étrangère relève du Président de la République et du ministre des affaires étrangères qui lui est subordonné. Le Premier ministre n’entre pas dans ces considérations : telle est la répartition des rôles au sein de cette dyarchie instable que forment le Président et le Premier ministre. Le Président de la République a autorité sur la diplomatie et mène les négociations avec les chefs d’État.

On ne peut pas dire qu’il n’en a pas parlé. On peut dire qu’il en a peu parlé. Les deux chefs d’État ont trouvé les modalités d’un arrangement ; reste qu’il est impossible, pour un ministre de l’économie, d’interroger le Président de la République et de lui demander des comptes sur son activité diplomatique. Le Président rend des comptes à sa conscience, au peuple lorsqu’il veut bien s’y soumettre et à ceux à qui il veut bien parler de ce qu’il fait. Lorsque vous êtes ministre de l’économie ou ministre tout court, vous questionnez le Président sur les arbitrages à venir, mais vous ne demandez pas de comptes rendus d’exécution sur ce qu’il a fait, en bien ou en mal. Cela relève de son autorité, laquelle ne se partage pas. Je vous parle ici des pratiques et de ce que l’on peut retenir des textes qui régissent nos institutions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je pensais plutôt, de façon sous-jacente, à d’éventuelles pratiques informelles, à des dialogues hors cadre institutionnel, d’homme à homme.

M. Arnaud Montebourg. C’est une très bonne question, mais il y a des sujets sur lesquels on n’a pas de réponse…

Le temps de cerveau disponible d’un Président de la République, pour ses ministres, est réservé à toutes les questions brûlantes, non aux questions passées dont il se débrouillera en rendant des comptes devant le peuple français si celui-ci, un jour, lui en demande.

Il est très difficile d’obtenir du Président de la République des explications sur ce qu’il fait ou ne fait pas. Sur les questions économiques, les relations étaient déjà assez tumultueuses, difficiles, j’allais dire conflictuelles. Donc il était très compliqué d’aborder des sujets extérieurs à mon domaine de compétences. Il est vrai que c’était une période assez difficile, où le collège gouvernemental était divisé.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand vous avez eu connaissance de la situation de M. Pierucci et de ses implications pour Alstom, avez-vous cherché à intervenir ? Je me souviens qu’il a obtenu une libération conditionnelle grâce au versement d’une caution par des amis américains. Il est revenu en France pour voir sa famille avant de retourner aux États-Unis finir sa peine, afin de ne pas mettre en péril le patrimoine de ses amis. Compte tenu des relations juridictionnelles qui existent entre nos deux pays, il aurait pu rester en France sans risquer d’être extradé. Il a fait un choix courageux.

Lorsqu’il est revenu en France, l’avez-vous rencontré ? Avez-vous cherché à l’aider ? L’État français a-t-il été au rendez-vous ?

M. Arnaud Montebourg. Il est venu me voir à titre privé  je n’étais plus membre du Gouvernement à ce moment-là – pour me remercier d’avoir appelé sa femme et essayé de trouver des solutions. Il voulait aussi que nous confrontions nos deux expériences, moi au ministère et lui dans sa prison, au sujet de cette entité qui avait pour nom Alstom.

Il m’a fait part de son souhait d’honorer son engagement pour que la caution de plusieurs millions qui lui avait été prêtée soit restituée à ses amis. Lorsqu’il est retourné aux États-Unis pour se constituer prisonnier, l’État n’était absolument pas présent à ses côtés. Il eût pourtant été nécessaire d’aider un compatriote dans la difficulté sur une affaire comme celle-là, dans laquelle l’État aurait pu faire d’autres choix. Toujours est-il qu’il n’a pas trouvé, à l’époque, de soutien au sein de l’État.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. On connaît des cas de Français soupçonnés d’être impliqués dans des trafics à l’étranger – en Indonésie ou au Mexique, par exemple. L’État, par la voie consulaire et parfois même par des interventions gouvernementales, intervient. Chacun de nos compatriotes a le droit à la même protection de la part de la nation. Je peine à comprendre comment, dans le cas d’espèce et compte tenu de la gravité de l’affaire, l’État a pu être aussi passif. A-t-il oublié ? Y a-t-il eu de sa part une défaillance technique, ou politique, voire une volonté délibérée de ne pas intervenir ?

M. Arnaud Montebourg. Lorsque nous nous sommes aperçus du sort qui était réservé à M. Pierucci, un de mes collaborateurs a appelé son épouse qui était à Singapour. Terrorisée par la pression qu’exerçait l’État américain sur son mari, elle nous a demandé de ne surtout pas intervenir. Elle souhaitait que son mari organise sa défense selon ses propres moyens pour éviter d’aggraver sa situation. Nous avons parfaitement compris ce choix. Ensuite, nous sommes arrivés au dénouement de l’affaire Alstom, la vente.

Lorsque j’ai revu M. Pierucci après avoir quitté mes fonctions, il m’a expliqué que l’État n’avait rien fait pour faciliter son retour en France. Lorsqu’un ressortissant est emprisonné à l’étranger, le Quai d’Orsay fait en sorte qu’il exécute sa peine en France. Or rien n’avait été fait en ce sens. L’avocat de M. Pierucci, que je connaissais un peu pour avoir été un de ses confrères dans ma jeunesse, m’avait confié son optimisme quant à un transfert en vue d’une exécution de la peine en France ; mais il n’en restait alors que très peu à purger. L’intervention de l’État s’est faite sur le tard, à une époque où je n’étais plus en fonctions. M. Pierucci vous raconterait son histoire mieux que moi, vous devriez l’interroger. Il vous dira quels ont été ses contacts avec l’État.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie du temps que vous avez consacré à notre commission et des réponses que vous nous avez données. Si vous souhaitez apporter un complément par écrit à certaines questions, je les transmettrai évidemment à l’ensemble des commissaires.


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35.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Tang, ministre taïwanaise du numérique (12 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nous sommes très heureux d’accueillir en visioconférence Mme Audrey Tang, ministre taïwanaise du numérique. Madame la ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie pour votre disponibilité. Notre commission d’enquête s’intéresse aux ingérences étrangères qui touchent la France, mais aussi l’ensemble des démocraties, dont votre pays.

Au-delà de la menace militaire qui s’est ouvertement manifestée il y a quelques jours, votre pays doit faire face quotidiennement à une multitude de menées hostiles dans l’espace numérique. Ses capacités de réponse à ces attaques sont souvent données en exemple par les spécialistes.

Nous serons donc heureux de vous entendre sur la politique menée par Taïwan pour assurer la liberté, l’indépendance et la souveraineté de votre démocratie.

Mme Audrey Tang, ministre taïwanaise de l’économie numérique. C’est un véritable honneur de prendre la parole devant votre commission d’enquête. Taïwan se situe au premier plan des puissances mondiales en matière de démocratie numérique. Confrontés à une myriade de cyberattaques perpétrées depuis l’étranger, nous nous défendons contre les intrusions de l’autoritarisme. Taïwan est un terrain privilégié en matière de lutte pour la cybersécurité : entre 2021 et 2022, les cyberattaques exploitant des failles de sécurité ont été menées contre les agences gouvernementales de Taïwan à un rythme deux fois plus élevé que par le passé. Par ailleurs, lors de la visite à Taïwan, au mois d’août 2022, de Mme Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants américaine, nous avons relevé vingt-trois fois plus d’attaques par déni de service distribué en une seule journée que le précédent record enregistré en la matière. À ces attaques se sont ajoutées des actions de piratage contre des affichages numériques afin de diffuser des messages malveillants. Notre démocratie est toutefois parvenue à l’emporter contre ses attaquants.

La situation de Taïwan n’est pas sans rapport avec celle de l’Europe. Chacun a pu constater l’importance accrue de la cyberguerre, à l’occasion notamment de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Taïwan est un partenaire démocratique. À ce titre, elle est hautement consciente de la menace que pose l’expansionnisme autoritaire. Elle a donc proposé son aide à l’Ukraine sans aucune hésitation.

En tant que puissance importante au sein de l’Europe et du camp démocratique, la France doit également renforcer et accélérer ses partenariats en matière de démocratie numérique. En effet, nous sommes tous confrontés à la même difficulté, posée par des régimes totalitaires qui exploitent les progrès technologiques afin de consolider leur assise, de redéfinir les normes en ligne et de manipuler internet pour contrôler et polariser les communautés en ligne. Les technologies émergentes, comme les deep fakes interactives mues par l’intelligence artificielle sont amenées à causer des dommages et à nourrir la criminalité.

En réponse, Taïwan a choisi de créer un ministère des affaires numériques. Sa mission est de garantir la résilience numérique à tous. Il contribue à ce que chacun puisse se remettre rapidement d’une attaque, s’adapter aux évolutions technologiques et tirer profit de son expérience afin de renforcer son état de santé numérique. Dès la création du ministère en août 2022, nous avons revu les réglementations afin de limiter les produits à risque et de renforcer la sécurité des affichages électroniques et notre défense contre les cyber-menaces. Il s’agissait du premier document que j’ai signé à titre officiel.

Les ressources publiques et privées en matière de cybersécurité sont désormais mises en commun. Nous organisons des exercices afin de garantir nos infrastructures sensibles en cas d’urgence. Nous avons construit une architecture « Zero Trust » au sein de nos organisations d’État. En intégrant de nouveaux fournisseurs satellites, nous veillons au maintien des communications en cas de crise, afin de maintenir la résilience de la société et d’assurer des communications avec des amis, des alliés et des partenaires aux quatre coins du monde. Même si un séisme détruisait nos câbles sous-marins et nos centres de données, nous pourrions continuer à assurer ces services grâce à nos investissements dans les réseaux de secours.

Nous avons également œuvré pour le développement des récepteurs satellites, en montant des projets pour en démontrer la viabilité. Des récepteurs ont été installés sur trois sites étrangers et sept cents sites à Taïwan ainsi que sur les îles périphériques et dans les zones reculées. Nous avons investi environ 160 millions d’euros dans ce projet pour les deux prochaines années. L’objectif est de veiller à ce que les satellites continuent à remplir leur fonction, comme l’accès aux vidéoconférences ou la diffusion en direct. Ces récepteurs garantissent une résilience d’urgence et répondent de manière efficiente aux crises auxquelles nous pourrions être confrontés, qu’il s’agisse de cyberattaques d’ampleur ou de catastrophes naturelles.

Dans le même temps, Taïwan s’emploie à donner à la société civile les moyens d’agir en se connectant à ce réseau démocratique mondial. Ainsi, notre site internet utilise le système de fichier interplanétaire (IPFS). Cette technologie émergente s’appuie sur le partage décentralisé et démocratique pour résister à la censure. En cas de besoin, elle permet à tout un chacun de contribuer à la connectivité, mais aussi de tendre la main aux journalistes qui vivent dans des autocraties pour garantir la conservation de leurs reportages sans modification ni falsification aucunes. Cette approche incarne parfaitement la vision du ministère des affaires numériques. Nous avons également intégré les principes du Web3, en utilisant des systèmes de signature numérique pour renforcer la résilience grâce à des technologies d’identification publiques transparentes, applicables partout dans le monde et inviolables, tout en renforçant notre connexion avec nos partenaires démocratiques. Nous souhaitons assurer à chacun la possibilité de se connecter, de créer son propre contenu, de partager ses avantages et de contrôler ses données sans aucune limite. Dans ce but, nous avons rejoint des organisations internationales comme le World Wide Web Consortium (W3) ou l’Alliance FIDO pour l’identification en ligne, et nous travaillons avec nos partenaires internationaux pour créer et promouvoir des applications diverses dans ce domaine.

En avril 2022, avec la France et soixante partenaires dans le monde entier, nous avons signé la déclaration sur l’avenir de l’internet. Nous nous sommes engagés à créer un internet résilient, pluriel et inclusif, qui respecte les libertés et les droits humains. Cette déclaration prend ses racines dans des valeurs communes : elle est un remarquable exemple de collaboration transfrontalière et témoigne de notre respect pour la démocratie, les droits humains, la règle de droit et l’ordre international. Nous sommes impatients de poursuivre ce travail avec nos partenaires pour renforcer la démocratie numérique et la résilience.

Pour finir, cette approche s’incarne dans la vision de pluralité ou diversité collaborative adoptée par le ministère. Lorsque les citoyens de tous horizons sont en mesure de partager et de contribuer à des espaces publics numériques, nous pouvons leur donner les moyens de surmonter leurs différences idéologiques et d’identifier leurs valeurs communes.

Nous avançons en eaux troubles ; aussi, je vous invite avec instance à partager notre objectif : nous devons tirer parti de notre intelligence collective, de notre capacité d’innovation et de notre détermination à imprimer un changement réel. Longue vie et prospérité !

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les députés de l’Assemblée nationale partagent votre combat pour la souveraineté et le respect de vos citoyens.

Comment se caractérisent les attaques dont Taïwan a été victime, à l’occasion, notamment, de la visite de Mme Nancy Pelosi et de leur accroissement depuis le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine ? Outre les services régaliens de l’État, affectent-elles le quotidien des entreprises et des citoyens ? En Occident, nous peinons encore à concevoir ces attaques comme des menaces concrètes, même si la paralysie de certains hôpitaux récemment ciblés tend à changer notre perception.

Mme Audrey Tang. Tous les jours, nous faisons face à des millions de tentatives de piratage de l’étranger. En août dernier, leur ampleur a été multipliée par vingt-trois, mais il s’agissait majoritairement d’attaques de déni d’accès à des sites internet importants, comme celui du ministère de la défense ou du bureau de la présidence. Ces attaques ne sont pas parvenues à leur objectif de destruction ou de modification de données ; néanmoins, elles ont engendré des problèmes de connexion importants. Les sites sont restés inaccessibles pendant plusieurs heures. Simultanément, des panneaux d’affichage qui diffusent des actualités ou des publicités autour des gares ou dans des supérettes ont été piratés afin de diffuser des messages de désinformation. Nous avons aussi fait face à des manipulations de l’information, selon lesquelles le ministère de la défense ou certaines gares étaient passés sous le contrôle d’autres agents. Or les journalistes ou les citoyens ne pouvaient se rendre sur les sites gouvernementaux pour obtenir des informations. Il s’agissait donc d’attaques coordonnées, dites hybrides.

Depuis que nous avons adopté l’approche distribuée décentralisée IPFS, nous avons constaté une diminution de ces attaques. Alors que notre ministère a activé son site internet au moment où ces attaques se multipliaient, nous n’en avons subi aucune. Nous organisons bien entendu des tests avec des hackers éthiques pour y veiller.

Il nous importait surtout d’éviter que ces attaques n’engendrent des conséquences sur la bourse : nous y sommes parvenus.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous expliquer le fonctionnement décentralisé de votre site ? Comment s’est opéré votre choix en faveur de cette solution ?

Mme Audrey Tang, ministre. Il s’agit d’une technologie de pair à pair : 2 000 ordinateurs volontaires dans le monde entier peuvent faire un don de bande passante, voire, d’espace de disque dur pour servir de disque dur distribué. Ce mécanisme sert généralement à stocker des images produites en NFT, comme celles du Barter Yard Club. Il s’agit d’une technologie bien connue du Web3. En sélectionnant cette infrastructure, nous avons modifié notre dynamique de défense. Auparavant, cette dernière requérait des moyens importants, tandis que l’attaquant n’avait besoin de s’appuyer que sur une seule faille. Maintenant que nous avons déplacé nos contenus statiques sur cette plateforme décentralisée du Web3, pour qu’une attaque fonctionne, il faudrait que tous les ordinateurs répartis dans le monde entier soient attaqués et neutralisés : or cela n’est pas possible. Cette technologie a donc été sélectionnée, non parce qu’elle est secrète, mais précisément parce qu’il s’agit d’un logiciel libre en open source : son architecture est ouverte. Les lanceurs d’alerte, par exemple, optent pour ces technologies afin de préserver leurs fichiers. Le système décentralisé fournit un meilleur rempart face aux attaques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pourriez-vous revenir sur le contenu et les objectifs de la déclaration sur le futur d’internet ? Quelle aide peut-elle fournir à nos démocraties, à votre nation, mais aussi à l’Ukraine, exposée à des attaques quotidiennes et d’une grande agressivité ? Avez-vous le sentiment d’une meilleure collaboration entre les démocraties pour mieux combattre ces attaques de manière coordonnée et même fraternelle, depuis plusieurs années ?

Mme Audrey Tang. La déclaration sur l’avenir de l’internet procède d’une démarche multi-parties prenantes de la gouvernance de l’internet. Il s’agit d’une approche très différente des autres déclarations multigouvernementales, où Taïwan devait participer à titre d’observateur. Nous sommes cette fois un membre à part entière. Nous pouvons ainsi résoudre des questions très pratiques, comme celle du partage de données, en toute confiance. Tous les participants croient au respect des libertés fondamentales et des données. Les États doivent expliquer la manière dont ils manipulent les données des citoyens en toute transparence, et notamment avec l’aide du secteur privé. Il faut qu’ils soient en mesure de rendre des comptes sur les algorithmes employés, notamment les modèles de langue de grande taille. Toutes les technologies employées doivent pouvoir être rendues publiques.

Nous travaillons autour d’assemblées d’alignement de l’intelligence artificielle : il s’agit de collaborer autour de nouvelles technologies et de déterminer un certain nombre d’attentes vis-à-vis de l’intelligence artificielle de la part des citoyens, afin de donner des orientations aux entreprises qui développent l’intelligence artificielle. Nous y voyons un moyen de régir l’interaction entre l’intelligence artificielle et l’humanité.

Certaines crises sont planétaires ; c’est notamment le cas de la crise du climat : dans le cadre de cette alliance pour l’avenir de l’internet, ces nouvelles technologies pourront être utilisées pour mieux lutter contre ces phénomènes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaitais réitérer mon soutien, et celui d’une très grande majorité de mes collègues, à la démocratie taïwanaise et au combat que nous devons mener ensemble pour nos valeurs communes, qui sont au premier chef la démocratie et la liberté. Nous savons que Taïwan sort à nouveau d’un exercice militaire renforcé mené par l’armée de la République populaire de Chine, et que ce moment de grande tension a suscité des questionnements et des perplexités ; il me paraît donc important que les démocraties comme la France puissent vous apporter des messages de réconfort.

Vous avez largement mis l’accent sur la transparence. Par-delà la politique que vous menez en votre qualité de ministre du numérique, vous promouvez depuis longtemps une transparence radicale dans la relation qui unit l’État et ses citoyens. Pourriez-vous revenir sur cette obligation de transparence ? Dans quelle mesure permet-elle d’entraîner la population taïwanaise vers la cyber-résilience ? S’appuie-t-elle par exemple sur une information régulière, immédiate et totalement transparente relative aux cyberattaques et à leur attribution ?

Mme Audrey Tang. La transparence et la responsabilité sont en effet des valeurs centrales. Sans transparence, la question de la sécurité devient critique dès lors qu’il est question de progrès technologique. L’administration de la cybersécurité peut être prise en charge par différentes autorités ; or, si chacune travaille de manière isolée – comme nous l’avons observé au début de la pandémie de covid –, la santé publique peut par exemple prendre le pas sur le respect de la vie privée. Cette situation est donc de dilemmes pour les opérateurs de politiques publiques, et leurs choix ne satisfont réellement personne.

En revanche, si l’on opte pour la transparence et si les responsabilités sont attribuées sans ambages, les journalistes et les lobbyistes peuvent se faire l’écho des préoccupations des ministères ainsi que de la population, auxquels ils ont accès. Ainsi, ceux qui s’intéressent aussi bien aux aspects sécuritaires qu’aux enjeux démocratiques seront pleinement impliqués dans la gestion de ces politiques publiques, car ils bénéficieront d’une vision globale.

Dans le cas de la pandémie, le renforcement des technologies peut désormais permettre de suivre les cas contacts sans pour autant sacrifier le respect de la vie privée. Chacun participe pleinement à l’élaboration des politiques. La transparence permet d’être plus attentif aux souffrances et aux injustices tout en impliquant l’ensemble des citoyens dans le développement des technologies. Nous pouvons alors promouvoir une co-création, c’est-à-dire une relation bénéfique pour tous.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez développé un discours très optimiste sur l’intelligence artificielle. Vous n’êtes pas sans connaître l’inquiétude que cette évolution technologique suscite en Europe, et le réflexe de régulation et d’encadrement que cette méfiance a tendance à provoquer.

Comment appréhendez-vous les dangers et les menaces qui peuvent naître de l’application de l’intelligence artificielle à la fabrication de fausses informations et à la manipulation des informations et des citoyens ?

Mme Audrey Tang. En effet, les nouvelles générations de modèles de langage, et notamment les deep fakes – qui reposent sur le langage, mais aussi sur les images – sont une menace réelle pour la démocratie. Sur mon propre ordinateur, je dispose d’un module de langage qui synthétise mon image et la manière dont je m’exprime. Chaque individu qui souhaite utiliser ces outils – à bon ou mauvais escient – peut le faire : nous ne pouvons l’empêcher d’avoir recours à ces outils qui sont en libre accès et gratuits. Il ne s’agit pas d’énormes centres de données, mais d’éléments d’applications qui tiennent sur une simple clé USB. Il est donc très difficile d’empêcher ces technologies de se répandre.

Toutefois, j’ai le sentiment que si l’on garantit la transparence et la responsabilité dans l’utilisation de ces applications et que si l’on promeut la collaboration, ces outils sont bénéfiques. Les modules de traduction sont par exemple un outil particulièrement précieux pour faciliter la compréhension entre les populations. Je crois surtout qu’il est important de veiller à la responsabilisation des fabricants. Pour ce faire, le dialogue avec l’Union européenne doit être réitéré dans l’ensemble du monde.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les cyberattaques dont Taïwan est massivement victime viennent-elles majoritairement de la République populaire de Chine ? Certaines ont-elles la Corée du Nord pour origine ?

Mme Audrey Tang. À Taïwan, la très grande majorité des communications à haut débit avec le reste du monde passe par des câbles sous-marins. Lorsque les cyberattaques ciblent ces voies de communication, il est évident qu’elles viennent soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. Il est très facile d’identifier leur origine et de constater qu’elles sortent de notre juridiction.

Par ailleurs, nous sommes également ciblés par des attaques de botnets : les ordinateurs à l’origine de l’attaque n’appartiennent pas à des individus ou des organisations qui en sont responsables, mais ils sont utilisés comme portails par des tiers pour détourner l’attention. Il est donc très difficile d’identifier avec précision l’origine des attaquants.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au sein des établissements scolaires ou d’autres organismes, qu’est-il prévu pour sensibiliser la population à la nécessité de se protéger des menaces qui planent quotidiennement sur Taïwan et pour lui apprendre à s’en prémunir ?

Mme Audrey Tang. Avant de devenir ministre en 2016, je faisais partie du comité d’établissement du programme scolaire en matière numérique. Nous étions déjà confrontés à une augmentation du phénomène de désinformation. Dès lors, au lieu de renforcer certains éléments du programme scolaire tels que la lecture, nous avons décidé d’y ajouter des modules de compétences numériques. Nous souhaitons renforcer l’esprit critique et, plus encore, contribuer au développement d’un réflexe critique parmi les jeunes et à une approche collaborative, afin qu’ils puissent contribuer à l’élaboration d’outils permettant de mesurer la qualité de l’information, comme certains mesurent déjà la qualité de l’air. En nous adressant à des jeunes ou à des très jeunes, nous espérons renforcer la réaction de lutte collective contre la désinformation. Il ne s’agit pas seulement de se concentrer sur les fake news, mais de promouvoir un esprit critique numérique, qui aura un effet positif général sur la polarisation et la diffusion de fausses informations.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je tiens à vous féliciter pour votre implication dans l’open source. D’après votre pratique générale de la transparence radicale, quelles sont les solutions, selon vous, pour lutter contre les ingérences étrangères ?

Mme Audrey Tang. La résilience numérique pour tous est le slogan de notre ministère. Nous devons veiller à ce que les journalistes puissent faire leur travail : en d’autres termes, la bande passante est considérée comme un droit humain à Taïwan. Les journalistes professionnels doivent pouvoir contribuer aux grandes plateformes de médias sociaux, notamment Facebook. Nous tenons des pourparlers réguliers afin de garantir leur accès aux grandes plateformes et la contribution de ces dernières à la transformation numérique en mettant les journalistes au premier plan de leurs systèmes d’information.

De la même manière, l’engagement civique et la résilience de la société revêtent une importance majeure : les sociétés doivent disposer des outils nécessaires – comme WhatsApp en Europe ou Line à Taïwan – pour permettre aux personnes confrontées à une désinformation ou à une tentative de piratage d’en faire part aux écosystèmes civiques rassemblant des individus et des organisations chargés de vérifier l’origine des sources. C’est ce que proposent de nombreuses start-up ou des organismes liés à Google. Nous voulons développer un écosystème fondé sur l’idée d’une société mobilisée afin de mieux collaborer pour mieux réagir et résister aux virus. Il sera alors plus facile d’identifier rapidement les messages qui deviendront viraux, mais aussi de trouver les réponses à de telles attaques. En recevant les informations nécessaires pour éviter de les répandre, les cibles de virus pourraient plus facilement y résister.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez été auditionnée par la commission spéciale du Parlement européen INGE 2. Quelles menaces d’ingérence visent la France et comment s’en prémunir ?

Mme Audrey Tang. J’échange régulièrement avec des responsables européens à divers niveaux. Par exemple, je me suis occupée de la traduction en mandarin de disinfo.credos.fr dans le cadre d’un effort collaboratif contre la désinformation qui intègre également la France, dans une approche de citoyen à citoyen, de société civile à société civile. Il s’agit d’un partage d’approche. La plupart des instruments que j’ai mentionnés appartiennent au domaine public et sont en open source.

Mme Clara Chassaniol (RE). Dans la nouvelle technologie que vous développez, chacun peut contrôler le système grâce à une approche coopérative. Ce système nécessite-t-il que les citoyens soient dotés d’un minimum de connaissances ou de savoirs numériques pour s’assurer que cette technologie est utilisée à bon escient ?

Est-il selon vous possible de concilier l’existence même des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux – dont la manipulation peut impliquer une forme de polarisation – avec la liberté d’expression et le pluralisme démocratique ? Les stratégies de déstabilisation des puissances impérialistes semblent de plus en plus massives et perfectionnées, et restent difficiles à percevoir.

Mme Audrey Tang. Nous encourageons la mise en place de technologies décentralisées précisément parce qu’elles sont en open source. C’est la nature des technologies qui sous-tendent le Web3. Il est donc presque impossible d’empêcher les citoyens d’étudier leur fonctionnement, voire d’en créer une nouvelle version pour la communauté dont ils font partie. Ils peuvent par exemple se former à l’établissement d’une blockchain pour leur communauté financière – mais aussi viser des objectifs plus néfastes. Puisque tout est collaboratif, cependant, il me semble que la démarche va dans le bon sens : les technologies ouvertes augmentent le contrôle de ces outils par la société. Elles offrent un cadre à ces interactions.

Les algorithmes, certes, peuvent polariser la société, mais ce n’est pas le cas de tous. Nous utilisons très souvent la technologie pol.is : j’ai par exemple affiché sur Twitter une conversation pol.is pendant un sommet qui s’est tenu cette année, dans laquelle je demandais à des experts en intelligence artificielle s’ils identifiaient des domaines d’entente dans ce domaine malgré la forte polarisation induite par cette technologie. Il est toujours possible d’identifier des valeurs communes, même lorsque nous peinons à les percevoir au premier abord. Si l’on offre aux citoyens le choix entre différents algorithmes, ceux qui contribuent à faire société susciteront davantage l’adhésion que ceux qui renforcent les polarisations. Il faut donc en faire la promotion et les mettre sur la place publique, et donner aux citoyens les moyens d’orienter le débat public et de converser en ligne sans qu’ils tombent sous le coup de ces algorithmes très clivants.

Mme Clara Chassaniol (RE). Devrions-nous soumettre aux citoyens le type d’algorithme à utiliser pour faire société dans les démocraties ?

Mme Audrey Tang. Le Digital Markets Act de l’Union européenne intègre des exigences d’interopérabilité. Ceux qui gèrent les communications par Messenger ou d’autres messageries doivent veiller à leur interopérabilité afin que les citoyens puissent choisir de recevoir les messages par un autre fournisseur – et donc un autre algorithme. Il faut donner la liberté de choisir entre les différentes plateformes tout en donnant la possibilité de mettre en communication les plateformes. Ce choix de l’utilisateur est primordial : il ne doit pas être contraint d’utiliser la même application que celle par laquelle il a reçu le message.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous étudions les tentatives ou les réalités d’ingérence étrangère sur nos démocraties depuis maintenant cinq mois. Dans les narratifs qu’ils déploient, les pays autoritaires ou les dictatures mettent en avant l’idée qu’ils tireraient leur puissance non seulement de leur géographie ou de leur économie, mais également de la nature même de leur régime – face à des démocraties qui seraient plus faibles par essence, notamment parce qu’elles reposent sur les citoyens.

Vous combattez les techniques d’ingérence et le contenu qu’elles développent par la démocratie, la transparence totale, la décentralisation et la mobilisation de la société civile d’un pays qui, malgré sa taille modeste, parvient à faire face à de grandes puissances. Concevez-vous la contre-offensive comme l’ensemble global formé par ces deux dimensions ?

Mme Audrey Tang. Au sein même des autocraties, il existe des individus qui soutiennent Taïwan en nous aidant à mettre en place nos technologies décentralisées, ou en y ayant recours pour éviter que leurs messages soient modifiés ou falsifiés. Certains modèles de langage compilent ainsi l’ensemble des données disponibles sur internet sur un simple disque ou une clé que l’on peut faire fonctionner hors ligne : de tels mécanismes les aident à effectuer leur travail de manière protégée. Ils emploient également d’autres technologies ou se cachent derrière des VPN.

Nous pouvons de notre côté contribuer à ces modèles de langage. La France a beaucoup aidé à l’élaboration du modèle linguistique ouvert, OpenScience, alimenté par des individus dans le monde entier parlant une pluralité de langues. Ces dispositifs renforcent la collaboration internationale et nous protègent tous de la censure. Selon moi, ces systèmes décentralisés offrent une forme de résilience démocratique. On peut donc dire qu’ils constituent une contre-offensive.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Parmi les narratifs que nous devons combattre figurent également de nombreux préjugés culturels : la zone d’influence chinoise, alimentée par le confucianisme, le taoïsme, différentes formes de bouddhisme et autres courants de pensée qui l’ont irriguée et construite, ne serait pas propice à la défense des droits humains individuels et à la démocratie telle que nous la concevons et la défendons – et que vous défendez comme individu, citoyenne et membre de votre gouvernement.

Les tentatives d’ingérence s’appuient-elles sur ce type de narratif ? Comment le gouvernement et la société civile y répondent-ils autrement que par la contradiction même que Taïwan lui apporte en défendant les droits humains et en garantissant la vitalité de sa démocratie ?

Mme Audrey Tang. Je ne crois pas que l’autocratie, la censure exercée par le haut et le modèle d’un État de surveillance soient l’apanage des cultures que vous décrivez.

La contribution de Taïwan au monde est avant tout liée à notre diversité : nous comptons de nombreuses langues nationales, y compris la langue des signes ; certaines personnes utilisent le kanji, d’autres l’alphabet romain. Cette identité transculturelle contribue à la démocratie, puisque c’est un élément que nous partageons tous. Quelles que soient les traditions que vous avez citées, elles n’empêchent aucun individu de participer pleinement à la démocratie. La pluralité contribue également à la traduction de l’idéal des droits humains dans les traditions dont chacun se revendique individuellement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Taïwan est le premier pays d’Asie à avoir reconnu les droits des personnes LGBT. Lors de ce processus de reconnaissance de ces droits à la fois par la loi, par la cour suprême taïwanaise et par le mouvement de la société civile, avez-vous identifié des tentatives d’ingérence particulière de la part de régimes autoritaires ? Ces derniers, à divers degrés – comme la Russie, la Corée du Nord ou la Chine –, y sont en effet hostiles. Ont-ils intégré cet élément à leur narratif dans leurs attaques ? Les personnes incarnant ces combats ont-elles été visées à titre personnel ou comme représentants gouvernementaux par ces tentatives d’ingérence ?

Mme Audrey Tang. Lors du référendum sur la reconnaissance des droits LGBTQA en vue de la légalisation du mariage pour tous en 2018, nous avons constaté un grand nombre de tentatives de désinformation. Il s’agissait d’éléments exprimés par le biais de publicités, qui avaient pour objectif de renforcer les divisions qui existaient déjà dans la société. L’idée n’était pas de se positionner pour ou contre les droits LGBTQA, de la même manière que nous n’avons pas vu émerger de campagne pour ou contre les vaccins. Il s’agissait plutôt d’une influence des algorithmes, qui s’emparaient de ce débat social pour prendre davantage d’importance sur les réseaux sociaux et renforcer les écarts au sein de la société. La société civile avait travaillé avec les grandes plateformes, comme Facebook, afin qu’elles n’autorisent plus les publicités venant de l’étranger ayant pour objectif ou pour effet de renforcer cette polarisation à l’approche du référendum. Après tout, il n’y a aucune raison que des puissances étrangères puissent contourner la législation locale et aient un effet délétère sur ces débats sociaux. Les grandes plateformes ont ainsi adopté des mécanismes d’autorégulation afin de rendre visibles les acteurs qui promouvaient ces tentatives de campagne depuis l’étranger. Bien entendu, les grands débats de ce type ont déjà un effet polarisant sur la société : nous voulions éviter que ces messages financés et promus par des puissances étrangères exercent un effet démultiplicateur.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Les échanges économiques et commerciaux entre Taïwan et la République populaire de Chine sont importants, et même croissants. Ne craignez-vous pas de voir apparaître – ou se poursuivre – des menaces d’ingérence étrangère reposant sur des transferts de technologie, des prises de contrôle ou des entrées dans le tissu économique taïwanais ?

Mme Audrey Tang. Les accords commerciaux entre les deux pays ont été au cœur d’un débat public d’importance en 2014. Des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans la rue. Le consensus qui a émergé établissait que la nouvelle infrastructure 4G ne devait pas inclure de vendeurs privés. En effet, si nous avions autorisé le secteur privé à s’impliquer dans ce déploiement, des contrôles à chaque étape auraient été nécessaires et ces évaluations de risque auraient considérablement augmenté le prix d’exploitation. Le consensus était donc très large.

En 2019, nous avons également décidé d’autoriser l’utilisation de logiciels, de progiciels ou d’autres produits du secteur privé dans le cadre de contrats avec le secteur public, à condition de l’encadrer très fermement. La société civile et le secteur privé, à nouveau, ont largement participé à ce débat.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Madame la ministre, je vous remercie pour le temps que vous nous avez consacré et pour la précision des réponses que vous nous avez apportées. Permettez-moi aussi de saluer votre parcours individuel, le courage et la dignité avec lesquels vous menez votre vie, et l’inspiration que vous suscitez auprès de millions de jeunes à travers le monde.


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36.   Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Olivier, député européen (12 avril 2023)

(Présidence de M. Laurent Esquenet-Goxes, vice-président de la commission)

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Mes chers collègues, la présente audition étant consacrée à une personnalité appartenant à sa famille politique, le président de la commission d’enquête a souhaité se déporter. J’ai donc l’honneur de présider cette séance.

Nous recevons M. Philippe Olivier, député européen. Monsieur le député, comme vous le savez, notre commission travaille depuis plusieurs mois sur les ingérences de puissances étrangères dans la vie politique, économique et auprès des relais d’opinion de notre pays. Nous souhaitons à ce titre recueillir votre témoignage concernant les relations que vous entretenez avec la Russie, non pour vous les reprocher, mais pour déterminer si vous avez pu être le vecteur d’opérations d’ingérence de la part de ce pays dans la vie politique nationale. Nous vous interrogerons en particulier sur les voyages que vous avez effectués en Russie et dans les territoires ukrainiens occupés illégalement par ce pays. Nous souhaitons également vous entendre sur vos relations avec des personnalités russes proches du régime de Vladimir Poutine, parmi lesquelles l’oligarque Konstantin Malofeïev.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Philippe Olivier prête serment.)

M. Philippe Olivier, député européen. Je n’ai aucun lien avec la Russie. Je me suis rendu à deux reprises dans ce pays, d’abord à l’occasion de la Coupe du monde du football en 2018, puis lors d’un voyage de contrôle d’élections dans le cadre de mon mandat parlementaire, que j’ai déclaré en toute transparence sur le site du Parlement européen et qui est affiché sur mon site personnel.

En 2018, je n’étais pas élu. Je voyageais en tant que simple citoyen. J’ai été invité par un ami français que je connais depuis plus de vingt ans et qui est installé depuis longtemps en Russie. J’ai eu l’occasion de rencontrer quelques personnes avec lesquelles je n’avais eu aucun contact auparavant et avec lesquelles je n’ai pas échangé par la suite. Je n’ai jamais mis les pieds à l’ambassade de Russie et je n’ai aucun contact avec des Russes : je n’ai donc rien d’autre à vous dire sur mes liens avec la Russie.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Le 27 octobre 2022, France 2 a diffusé un numéro du magazine « Complément d’enquête » consacré aux réseaux de Vladimir Poutine en France. Vous y êtes présenté comme entretenant des liens importants avec la Russie, contrairement à ce que vous venez de nous dire. Comment avez-vous réagi à cette diffusion ?

M. Philippe Olivier. Je n’ai même pas regardé ce reportage car il n’avait aucun intérêt. Je connais très bien les liens que j’ai – ou, plutôt, que je n’ai pas – avec la Russie. Il me semble que ces affirmations relèvent d’un délire complotiste qui voudrait que l’on entretienne des liens avec la Russie. Je n’ai aucun lien avec la Russie. Ce n’est pas parce qu’un journaliste l’affirme que c’est vrai ; aucun fait ne l’étaye. Mon histoire avec la Russie s’arrête aux deux voyages que j’ai mentionnés.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pourquoi êtes-vous allé en Crimée occupée en juillet 2020 ? Qui a pris l’initiative de ce séjour ? Comment a-t-il été financé ?

M. Philippe Olivier. Je m’y suis rendu avec un groupe de cinq ou six députés. Nous avions été invités par la fédération civique pour assister aux élections dans le cadre d’un référendum constitutionnel. J’ai alors eu l’occasion de voyager en Crimée. En effet, en tant que parlementaire, je souhaitais me rendre sur place pour voir s’il s’agissait réellement d’une région occupée. Ce n’est pas ce que j’ai constaté : c’est une région totalement russe. Ma visite avait donc une visée d’observation. Ce voyage a été déclaré légalement au Parlement européen, et sur son site internet, qui est accessible à tous les citoyens de France.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Avez-vous des liens avec l’association Dialogue franco-russe co-présidée par M. Thierry Mariani ?

M. Philippe Olivier. Absolument aucun. Je n’ai assisté à aucune de ses réunions. Thierry Mariani est mon collègue au Parlement européen et l’un de mes amis, mais je n’ai aucun lien avec le Dialogue franco-russe.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous entendons que vous minimisez les relations avec la Russie qui vous sont prêtées par plusieurs médias et fondations qui ont pignon sur rue.

Vous vous êtes rendu en 2018 à Moscou à l’occasion de la finale de la Coupe du monde de football. Vous y étiez invité par un ami français. Lors de cette visite à Moscou, vous avez rencontré Konstantin Malofeïev, que vous ne connaissiez pas auparavant selon vos dires.

Niez-vous la véracité des documents rendus publics par la fondation Dossier Center, notamment par le biais des journalistes qui ont réalisé l’émission « Complément d’enquête » ? Certains de ces documents font état d’un courriel que vous auriez écrit après votre visite à Moscou. Dans cette forme de lettre du château, vous remerciez un certain Mikhaïl de son accueil et faites allusion à la teneur de votre rencontre avec Konstantin Malofeïev. Vous écrivez : « Les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections européennes. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin. » Pouvez-vous nous préciser le sens de ces propos ?

M. Philippe Olivier. J’étais invité par un ami dans le cadre d’un voyage touristique – et même footballistique. À cette occasion, il m’a proposé de rencontrer Thierry Mariani, lors d’une réunion, ainsi qu’un de ses amis russes qui était chef d’entreprise. C’est dans ces conditions que j’ai rencontré M. Malofeïev, avec qui j’ai eu une conversation très banale sur la situation en France.

Je tiens à vous rappeler le contexte : en 2018, M. Macron, qui venait d’être élu, avait reçu Vladimir Poutine au château de Versailles. La Russie n’était pas du tout considérée comme l’ennemie de la France. Toute la France s’est d’ailleurs retrouvée à la Coupe du monde.

Thierry Mariani avait laissé entendre qu’il était prêt à rejoindre notre liste en vue des élections européennes. Je précise également qu’en 2017, le parti Front national était totalement défait : nous sortions des élections législatives avec seulement six députés. Nous étions partiellement effondrés. Nous donc étions heureux de regagner, notamment par le biais de ralliements, un peu de visibilité politique en France. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré Thierry Mariani. Nous nous sommes rendus à une réception – dont je serais incapable de vous citer le nom des invités – où j’ai fait sa connaissance. Par la suite, nous sommes devenus amis. Il a rejoint notre liste et nous siégeons ensemble au Parlement européen.

Je ne connaissais pas M. Malofeïev avant cette réception. Nous avons discuté pendant une demi-heure. Il m’a notamment fait part de son inquiétude quant à la question migratoire en France. Je n’ai pas eu de contact avec lui par la suite.

Il me paraissait normal d’envoyer un message de remerciement pour dire que j’avais passé un bon moment avec les invités. La question essentielle était pour moi de rencontrer M. Mariani ; certes, il peut sembler étrange que cela ait eu lieu en Russie, mais je n’avais pas eu l’occasion de prendre contact avec lui en France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’entends que la courtoisie dont notre pays s’honore vous ait poussé à remercier votre hôte de son accueil. Cependant, le mail transmis par Dossier Center à plusieurs journalistes fait part de plus que de simples remerciements courtois. Il fait référence à des « belles rencontres » qui auraient « une utilité décisive pour les prochaines élections européennes ». Vous vous y engagez à « travailler à leur donner tous les développements dont la cause a besoin ». Pouvez-vous nous confirmer que la conversation avec M. Malofeïev a porté sur des sujets politiques, et, par exemple, sur un projet de mise en réseau ou de rassemblement de différentes familles politiques de droite extrême et d’extrême droite, partageant des valeurs et des positionnements politiques communs ?

M. Philippe Olivier. Tout d’abord, je ne me sens pas concerné par vos propos sur la droite extrême ou l’extrême droite. Du reste, M. Malofeïev ne m’a pas proposé d’accéder à quoi que ce soit. Je n’étais même pas élu à l’époque. Certes, les invités étaient plutôt favorables à la philosophie politique que je défends – il n’y avait pas d’insoumis ni de communistes ! Cependant, il s’agissait d’une rencontre courtoise et amicale, et non d’un centre de décision d’un complot mondial.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Personne n’a employé ces termes.

Vous n’étiez pas élu à l’époque. Quelles étaient vos fonctions au sein du Rassemblement national ?

M. Philippe Olivier. Je n’en avais aucune. J’étais assistant parlementaire de Ludovic Pajot.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. « Complément d’enquête » et de nombreuses autres enquêtes journalistes, comme le dossier élaboré par Dossier Center, font allusion au projet « AltIntern » ou au projet de « Sainte-Alliance ». N’en avez-vous jamais entendu parler ?

M. Philippe Olivier. Non. Si vous vous renseignez sur moi, vous vous apercevrez que je suis plutôt un laïc. Appartenir à un projet de « Sainte-Alliance » me paraît un peu curieux.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pouvez-vous nous affirmer que vous ne vous êtes pas rapproché du projet « AltIntern » ?

M. Philippe Olivier. Non. Je n’ai rien signé. Je ne suis même pas au courant de ce projet.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Il ne s’agissait donc pas de la « cause » commune à laquelle vous deviez travailler ?

M. Philippe Olivier. Non. Ma cause est nationale : quand je rencontre d’autres patriotes, même s’ils sont lointains, j’estime que nous partageons la même cause. Cela ne fait pas de moi un agent de ces pays.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. C’est aussi une cause européenne, sans doute ?

M. Philippe Olivier. Cela dépend de la conception de l’Europe que l’on entend.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Je tiens à préciser que nous avons été adversaires lors de deux élections : les législatives de 2017 et les départementales dans le canton de Marck en 2021.

La rapporteure a fait état d’un mail diffusé par un organisme non étatique, dans lequel vous tenez à remercier votre hôte de son accueil et de sa gentillesse, ainsi qu’à transmettre à « Konstantin » votre « gratitude pour ces moments si amicaux, si utiles et, s’agissant d’une finale de Coupe du monde que la France a gagnée, inoubliables ».

Reconnaissez-vous avoir envoyé ce mail ?

M. Philippe Olivier. Je ne dis pas le contraire. Je n’en sais rien. Lorsque je suis invité, j’envoie un mail – assez courtois – de remerciement. J’ai donc dû le faire, puisque je le fais systématiquement.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). C’est tout à votre honneur. Vous confirmez que le « Konstantin » auquel vous faites référence dans votre email est bien Konstantin Malofeïev ?

M. Philippe Olivier. Oui. J’ai expliqué dans quelles conditions je l’ai rencontré. L’échange a été très rapide. Je ne le connais pas plus que cela. Je n’ai pas eu de contact avec lui avant ni après cette rencontre.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Confirmez-vous que Konstantin Malofeïev n’a rien eu à voir dans votre présence dans le stade Loujniki pour la Coupe du monde ?

M. Philippe Olivier. Je n’en sais rien. Je n’ai pas échangé avec M. Malofeïev par quelque moyen que ce soit. C’est mon ami français qui m’a invité.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous étiez membre de l’équipe resserrée de campagne de Mme Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022. La presse avait fait état d’une potentielle destruction de tracts édités de votre parti où figurait une photo de votre candidate avec le président de la Fédération de Russie, probablement pour faire valoir sa stature internationale. Confirmez-vous la destruction de ces tracts ?

M. Philippe Olivier. Je ne m’en souviens pas. Dans les campagnes électorales, je ne m’occupe pas vraiment des tracts, mais plutôt de la stratégie politique.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Sur votre fiche sur le site du Parlement européen, on peut lire que parmi vos assistants accrédités figure une certaine Irina Tomakhina. Le site Projet Arcadie relève des difficultés à retracer son profil. Pourriez-vous revenir sur le processus de recrutement de cette assistante et nous indiquer sa nationalité ? Quel travail fournit-elle à votre service ?

M. Philippe Olivier. Lors des élections législatives, la plupart de mes assistants ont été élus députés ou eurodéputés. J’ai donc été obligé de trouver de nouveaux assistants en urgence. Les fonctions des parlementaires européens nécessitent un travail administratif important, notamment pour l’organisation des voyages, ne serait-ce qu’entre Paris et Strasbourg. J’ai donc recruté Irina comme assistante de remplacement. Elle travaillait pour un député de la Lega et connaissait parfaitement le mécanisme de remboursement des frais. Elle s’apprêtait à partir, donc je l’ai recrutée seulement pour six mois. Elle quitte ses fonctions, car je ne renouvelle pas son contrat. Elle de nationalité russe, mais elle est ukrainienne : elle est née en Ukraine, du côté occidental. C’est donc lui faire un mauvais procès que de penser que sa nationalité pose un quelconque problème. D’ailleurs, quand j’ai émis le souhait de l’embaucher, le Parlement a mené une enquête – ce qui est usuel – pendant quatre mois, au terme desquels il a donné son accord à son recrutement.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous avez plusieurs fois cité l’ami français qui vous a invité en Russie à l’été 2018. Pourrions-nous savoir de qui il s’agit ? Quelle est son activité ? Dans quel contexte vous a-t-il invité ? Comment ce voyage a-t-il été organisé ? Qui l’a financé ?

M. Philippe Olivier. Il s’agit de Fabrice Sorlin. Je le connais depuis vingt ans et le revois régulièrement. Il est installé en Russie depuis une quinzaine d’années. Je sais qu’il possède une entreprise, mais je ne pourrais vous citer son activité professionnelle précise.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Qui a financé ce voyage ?

M. Philippe Olivier. C’est lui qui s’est occupé de ce voyage et je suppose que c’est lui qui l’a financé. J’ai voyagé en classe économique. Je vous rappelle que j’étais un simple citoyen à l’époque : je n’avais pas de raison de déclarer ce voyage. Je n’avais pas de pouvoir. Je ne pense pas qu’un député, un assistant, ou encore moins un assistant d’opposition non inscrit connaisse des secrets d’État, et que j’aie pu représenter une cible quelconque.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous faites peu de cas de la position que vous occupiez déjà au Front national et auprès de sa présidente. Vous avez dit que vous n’y aviez aucune fonction. En 2018, certes, vous n’aviez plus de mandat électif, mais vous exerciez bien des fonctions politiques. Il semble que vous soyez entré au bureau national du Front national, sur désignation de la présidente Marine Le Pen elle-même, lors du congrès de mars 2018. Le confirmez-vous ? Le cas échéant, on peut considérer que vous aviez une fonction partisane, et donc politique.

M. Philippe Olivier. Je ne nie pas que j’étais engagé politiquement. Un membre du bureau national n’a aucun pouvoir dans le parti. Le bureau national comptait alors quarante à cinquante membres qui se réunissaient une fois par mois pour discuter des affaires politiques. Il s’agit d’une instance sans pouvoir déterminant. Je n’ai pas de fonctions opérationnelles au sein du parti. Je suis conseiller de Marine Le Pen depuis 2005, mais cela n’interférait pas avec le poste d’assistant que j’occupais, même si je m’occupais bien sûr d’actions politiques.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Je vous remercie pour ces précisions, qui, néanmoins, contredisent selon moi vos précédents propos : on ne devient pas proche conseiller d’un président de parti, fût-il de l’opposition, et on ne rentre pas le bureau national d’un parti tel que le Rassemblement national en tant que simple citoyen. Votre récit me paraît difficile à accepter. Quand vous vous êtes rendu en 2018 en Russie, vous étiez proche conseiller de Marine Le Pen, qui avait été reçue un mois avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 à Moscou ; ses liens et son admiration pour Vladimir Poutine sont notoires. Vous n’étiez pas un simple citoyen parmi les 66 millions que compte notre pays.

M. Philippe Olivier. J’entends par simple citoyen que je n’exerçais aucune fonction publique. Je n’avais pas de mandat ni aucune capacité d’action. J’ai effectué mon deuxième voyage en tant que parlementaire et l’ai déclaré exactement dans les temps, contrairement à nombre d’autres députés, car je n’avais rien à cacher.

Vous dites que le Rassemblent national est un grand parti : c’est le cas aujourd’hui, mais en 2018 et jusqu’aux élections européennes, nous étions totalement défaits ; la mort du Front national était annoncée quotidiennement. De même, la Russie était un pays que M. Macron voulait attirer dans le champ politique européen. Vous ne pouvez raisonner aujourd’hui comme nous le faisions en 2018, au moment où l’équipe de France était en finale de la Coupe du monde et où un très grand nombre de Français se trouvaient à Moscou.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). J’en viens à votre second voyage. Le 1er juillet 2020, vous écrivez sur un réseau social bien connu : « Je suis actuellement à Yalta, en Russie, où une délégation du groupe ID observe le bon déroulement du référendum constitutionnel [organisé par Moscou]. Excellente participation au scrutin et organisation exemplaire. » À cette époque, la Russie occupait la Crimée illégalement et en contradiction avec le droit international depuis 2014. François Hollande et Emmanuel Macron ont tous deux choisi de ne pas reconnaître cette annexion et de blâmer la Fédération de Russie. Vous reconnaissez quant à vous cette annexion illégale. Pouvez-vous nous expliquer cette déloyauté vis-à-vis de la position de la diplomatie française ?

M. Philippe Olivier. Un élu est libre d’avoir des opinions divergentes. C’est en tout cas ma conception de la démocratie et de la liberté. Je pense que ce n’est pas la vôtre.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pas d’attaques personnelles, monsieur le député.

M. Philippe Olivier. Je me suis rendu en Crimée pour voir s’il s’agissait effectivement d’un pays occupé. J’ai constaté que ce n’était pas le cas. C’est comme si l’on vous expliquait que le Nord-Pas-de-Calais était belge ! On vit dans l’idée que, parce que Khrouchtchev a rattaché administrativement la Crimée à l’Ukraine, ce territoire est ukrainien. Or ce n’est pas un territoire sociologiquement ukrainien. Il n’y a rien d’hérétique à le dire. Par ailleurs, un référendum a eu lieu, et il a statué en faveur du rattachement.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Ce référendum n’a été reconnu ni par notre pays ni par l’Union européenne. Pouvez-vous confirmer que vous êtes interdit de territoire en Ukraine ?

M. Philippe Olivier. J’ai été interdit de territoire en Ukraine et tous mes biens y ont été saisis – même si je n’en avais pas. C’est une décision automatique dès lors qu’une personne se rend en Crimée. J’ai même été sanctionné par le Parlement européen. On ne m’a pas reproché mon voyage, mais plutôt d’être allé contrôler une élection et de ne pas en avoir tiré les conclusions que l’Union européenne aurait souhaité que je déduise. La sanction du Parlement européen a été prise sur la base d’un texte qui ne concerne pas les élus, lesquels bénéficient d’une liberté de voyage, mais les fonctionnaires du Parlement européen, qui ne peuvent pas voyager. Cette décision de sanction ne m’apparaît donc pas fondée juridiquement. Je la conteste, mais j’ai accepté ses conséquences qui, je dois le reconnaître, étaient plutôt indolores.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaite revenir sur le profil de l’ami français qui vous a invité à Moscou, Fabrice Sorlin. Il n’est pas tout à fait inconnu de quiconque s’intéresse aux réseaux russes. Si vous connaissiez depuis vingt ans cette personne, vous ne pouviez ignorer ses positions politiques – qui sont bien entendu légitimes. Il est connu pour être catholique traditionaliste, et pour ses positions en matière de relations internationales. À moins d’être naïf, vous ne pouviez pas ignorer le type de fréquentations politiques de Fabrice Sorlin et les desseins qu’il pouvait vouloir servir, ne serait-ce qu’auprès de ses interlocuteurs russes.

M. Philippe Olivier. Je ne suis pas catholique intégriste ou traditionaliste. Je n’ai pas de jugement à porter sur les opinions de mes amis.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai travaillé avec Philippe Olivier à partir de 2015, lors des élections départementales avec M. Dupont-Aignan. Depuis, nous entretenons des relations de travail et d’amitié. C’est la raison pour laquelle je me suis déporté de mon poste de président.

Le courriel auquel il a été fait référence a de toute évidence fuité. Avez-vous eu connaissance de cette fuite d’informations personnelles ? Avez-vous été informé que votre boîte mail ou celle de votre destinataire avait été piratée, ou que cet échange confidentiel avait été diffusé ?

M. Philippe Olivier. Je n’en ai pas été informé. Je l’ai lu dans la presse et j’ai traité cela d’un haussement d’épaules. À vrai dire, cette affaire ne m’intéresse pas beaucoup. Il s’agit d’un simple mail de remerciement qui semble être traité comme une pièce décisive. De même, j’ai appris dans la presse que mon numéro de téléphone avait été l’une des cibles des Marocains dans le cadre de l’affaire Pegasus : je n’y ai pas davantage accordé d’importance.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Le président a fait mention du projet AltIntern d’organisation des droites de l’extrême et d’extrême droite, comme l’a dit la rapporteure : il consisterait à former une nouvelle « Sainte-Alliance » rassemblant des courants qui estiment que la France souffre d’un problème d’ordre moral et d’une perte de valeurs traditionalistes, problème qui expliquerait la prétendue décadence des démocraties américaine ou française. Vous avez précisé que vous étiez un laïc. En effet, que viendrait faire votre famille politique dans une telle alliance ? Il existe en France des courants qui lient le traditionalisme catholique à une doctrine politique, comme le Parti chrétien-démocrate, dont le nom de l’un des proches, Xavier Moreau, a été mentionné par plusieurs personnes que nous avons auditionnées. Ce n’est pas le cas du Rassemblement national. Comment se fait-il que vous ayez été contacté par une personne dont la doctrine politique est assez étrangère au consensus français et à la ligne du Rassemblement national ?

M. Philippe Olivier. J’étais invité par mon ami en Russie. Au hasard d’une invitation, nous avons rencontré différentes personnes. Je me suis rendu à cette réception pour rencontrer Thierry Mariani – qui, vous me l’accorderez, est tout à fait laïc et respectueux des principes républicains. Ni lui ni moi n’avons de vision religieuse particulière. Nous ne serions en effet pas de bons agents de ce type d’alliance !

Je vous invite à consulter mes tweets ou mes propos politiques : vous n’en verrez aucun qui ne condamne pas l’agression russe. Je m’en tiens à la position qui est la mienne et celle de mon mouvement. Je ne relaie aucune influence étrangère ni religieuse d’aucune sorte. Je travaille auprès de Marine Le Pen, qui est celle qui a remis la laïcité au cœur du débat français. Je ne vois pas pourquoi je travaillerais à l’établissement d’un ordre religieux, quel qu’il soit.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Comme l’a souligné Charles Sitzenstuhl, vous avez travaillé sur la campagne présidentielle. À ce titre, je souhaitais préciser que la destruction des tracts évoquée précédemment est une fausse information de Libération : c’est moi qui m’occupais des tracts durant la campagne présidentielle. Je n’ai jamais demandé leur destruction et je tiens à la disposition de la rapporteure les échanges que j’ai eus avec Libération à l’époque.

En tant que responsable politique, pensez-vous que le problème des ingérences étrangères, qu’il s’agisse de tentatives ou de faits avérés, a posé question lors de la dernière élection présidentielle ?

Lorsque vous étiez membre de l’équipe de campagne présidentielle, avez-vous assisté à des décisions ou des réflexions qui pouvaient traduire une forme d’ingérence étrangère, ou la doctrine de l’équipe était-elle autonome de toute influence de cette nature ?

M. Philippe Olivier. Nous sommes des patriotes français. Notre grille de lecture a pour seule ligne l’intérêt de la France. Aucune influence étrangère ne peut s’exercer sur notre réflexion politique puisque nous sommes des partisans de la nation française. Je n’ai constaté aucune tentative, et toute tentative serait vouée à l’échec puisque notre combat est par essence celui d’une France souveraine.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Même si le pluralisme politique a toute sa place dans notre pays, nous constatons que des dirigeants du Front national puis du Rassemblement national ont effectué des déplacements répétés en Russie ; que de très nombreuses résolutions du Parlement européen soutenant l’Ukraine ou appelant au renforcement des sanctions contre la Russie ont fait l’objet d’un vote différent de la part des députés du Rassemblement national et de ceux du bloc central du Parlement ; enfin, que Mme Le Pen et d’autres dirigeants du Rassemblement national ont émis des déclarations très appuyées envers Vladimir Poutine.

Tout cela nous invite à conclure à une très forte convergence de vues – à tout le moins – sur nombre de sujets, de manière régulière, et dans une mise en scène spectaculaire, à moins d’un mois de l’élection présidentielle de 2017.

À cette complaisance appuyée s’ajoute le sujet du financement des prêts pendant la campagne présidentielle de Mme Le Pen. Avez-vous, à ce sujet, été amené à connaître des tentatives de financement de la campagne présidentielle de Mme Le Pen ?

M. Philippe Olivier. Nos votes ne sont absolument pas honteux. Ils sont ceux d’élus libres, qui votent en fonction de critères qu’ils estiment légitimes. Le premier d’entre eux est l’intérêt national. Nous avons refusé des aides à l’Ukraine au moment où ce pays était sous le coup d’accusations de la Cour des comptes européenne pour son niveau de corruption. Par la suite, nous avons condamné l’invasion russe et nous avons réfléchi à la question des sanctions. Nous n’y sommes pas opposés mais nous rejetons celles qui pouvaient attenter à l’intérêt économique de notre pays, notamment les sanctions énergétiques irréfléchies. Force est de constater que nous avons perdu notre guerre énergétique contre la Russie sans parvenir à imposer de préjudice financier à ce pays.

Je ne m’occupe pas des sujets liés aux financements ; je peux toutefois vous assurer que le prêt russe, au vu de son taux phénoménal, était loin d’être celui d’une banque amie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pouvez-vous nous indiquer quelles fonctions vous occupez dans l’organigramme du Rassemblement national ?

M. Philippe Olivier. Je suis député européen et membre du bureau de la délégation française au Parlement européen. Je suis aussi membre du bureau exécutif du Rassemblement national, qui est l’instance de direction des dix à douze responsables du parti. Je n’ai pas de fonctions opérationnelles au sein du parti.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Cependant, en votre qualité de membre du Parlement européen, je suppose que vous êtes considéré comme un conseiller sur les questions européennes et internationales auprès de l’ancienne présidente du Rassemblement national, voire de son actuel président.

M. Philippe Olivier. Non. Je conseille Marine Le Pen sur un certain nombre de sujets mais les questions européennes et internationales sont traitées par d’autres cellules. Je peux lui donner mon avis en tant qu’eurodéputé, mais je ne suis pas du tout spécialiste des questions internationales. Je m’intéresse plutôt aux sujets politiques et stratégiques.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Il a été établi de façon quasi certaine – et d’autres auditions nous l’ont confirmé – que la Russie a essayé de déstabiliser l’élection présidentielle de 2017 en défaveur d’Emmanuel Macron. Que vous inspire ce fait, documenté de façon quasi certaine par les propres services de l’État français ?

M. Philippe Olivier. Je n’ai pas d’opinion ni d’information particulière sur la question. S’il y a une ingérence étrangère, je la condamne en tant que patriote, même si elle vient d’un pays ami – ou faux ami.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous n’avez pas répondu à notre question sur « les belles rencontres » qui « seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections » que vous évoquez dans votre mail à « Mikhaïl ». De qui s’agit-il ? Pouvez-vous nous citer des noms ? En quoi pouvaient-elles être décisives pour les élections européennes ?

M. Philippe Olivier. Je crois avoir répondu à cette question. Je suis arrivé dans une réception où je ne connaissais personne ; j’ai donc remercié de manière courtoise mon hôte. J’étais venu pour rencontrer M. Mariani. Je ne pourrais pas vous citer le nom de trois personnes qui ont assisté à cette réunion. Mon voyage avait une visée touristique et footballistique. Vous lui prêtez des intentions de grand complot international qui me paraissent extravagantes.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ce mail me semble assez explicite. Vous parlez de « belles rencontres ». Il y a bien des personnes avec qui vous avez discuté ou que vous avez remarquées. Vous mentionnez une « utilité décisive » : il y a bien un lien entre les deux. Je ne comprends pas que vous ne puissiez pas vous souvenir de qui il s’agit.

M. Philippe Olivier. C’est pourtant la vérité. Je vous ai dit que l’intérêt principal que j’ai tiré de cette réunion réside dans les rapports amicaux que j’ai noués avec Thierry Mariani, lequel a ensuite accepté de rejoindre notre liste. Je ne connaissais pas les autres invités. Bien entendu, ils ne nous étaient pas hostiles politiquement. Ces événements ont eu lieu il y a six ans : vous comprendrez que je ne me souvienne pas du nom de ces personnes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Avez-vous eu l’occasion d’effectuer d’autres missions d’observation électorale ?

M. Philippe Olivier. Non, car j’ai été sanctionné par le Parlement européen et je n’ai plus le droit d’aller vérifier des élections.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Et avant cette sanction ?

M. Philippe Olivier. Non, je n’en avais pas eu le temps.


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37.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Pierre Duthion, lobbyiste et consultant (12 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous accueillons M. Jean-Pierre Duthion, qui est accompagné par son avocat. Je vous remercie, monsieur Duthion, d’avoir finalement répondu à notre convocation pour cette audition qui se tiendra à huis clos.

Nous avons auditionné publiquement plusieurs journalistes français membres du consortium Forbidden Stories, M. Frédéric Métézeau notamment. Nous avons également entendu M. Rachid M’Barki, journaliste sur BFM TV, et M. Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de cette chaîne.

À la lumière de ces auditions et des informations parues dans la presse, notre commission d’enquête a estimé qu’il était nécessaire de vous entendre pour mieux comprendre les mécanismes de l’affaire Story Killers, qui semble relever à la fois de la manipulation de l’information et de l’ingérence dans certains processus démocratiques, en France et dans des pays alliés. Nous sommes donc au cœur de ce qui fait l’objet de cette commission d’enquête parlementaire.

Comme je vous l’ai indiqué, à vous-même et à votre conseil, le rôle de notre commission n’est pas de se substituer à la justice. Votre audition a pour unique objectif l’information des parlementaires et des citoyens qu’ils représentent, afin de faire avancer nos travaux, entamés il y a cinq mois.

Nous respectons scrupuleusement les pouvoirs, limités, que nous donnent nos institutions ; nous ne nous sommes jamais permis de franchir la moindre ligne qui nous sépare de l’institution judiciaire. Il ne s’agit en aucun cas de trancher les questions dont la justice s’est saisie ; il ne nous appartient pas de nous prononcer sur d’éventuelles responsabilités pénales. Notre commission ignore l’état de l’enquête qui est en cours et l’ignorera tant que ses conclusions ne seront pas rendues publiques. Nous veillerons à conserver cette attitude républicaine au cours de cette audition et jusqu’à la fin de nos travaux.

Votre audition portera donc sur les questions soulevées par l’enquête Story Killers concernant de possibles ingérences étrangères, en France et dans nos démocraties. Notre commission d’enquête entend évaluer les risques auxquels notre pays est exposé et à examiner notre capacité, en tant que législateurs, à nous y opposer et à formuler des préconisations.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Pierre Duthion prête serment.)

M. Jean-Pierre Duthion. Je vous remercie de me donner la possibilité de m’exprimer devant vous, dans le cadre de cette commission parlementaire. Votre saisine fait suite à trois enquêtes : celle de Forbidden Stories, celle de BFM TV et celle de la justice. Dans aucune de ces enquêtes on ne m’a donné la parole ; je n’ai pas pu m’exprimer, dire la vérité ni défendre mon honneur. Mon nom a été jeté en pâture dans la presse ; on m’a présenté comme un intermédiaire sulfureux, un mercenaire travaillant pour le compte d’États étrangers corrupteurs. Je vous le dis solennellement ici : je n’ai jamais travaillé pour le compte d’États étrangers ni corrompu qui que ce soit. Jamais.

Je souhaite rappeler très brièvement à cette commission d’enquête le parcours qui est le mien, avant de détailler les quelques points qui me paraissent très importants pour la suite de vos travaux. En 2010, j’étais expatrié en Syrie. Quand le conflit a éclaté, je suis devenu l’interlocuteur, sur place, de plus d’une trentaine de médias occidentaux, parmi lesquels la BBC, France 24, Sky News, Radio Canada, la RTBF et bien d’autres. J’étais à ce moment le seul à intervenir depuis le cœur même de Damas ; très vite, de simple témoin donnant une dizaine d’interviews chaque jour je suis devenu consultant, correspondant, puis chroniqueur. Pour Paris Match et La Repubblica, je publiais chaque semaine une chronique hebdomadaire dans laquelle je décrivais mon quotidien et celui des Syriens qui m’entouraient. Enfin, je suis devenu fixeur et j’ai couvert plus de quarante scènes d’attentat. J’ai été deux fois la cible de tirs, lors de la réalisation de mon portrait pour l’émission « Enquête exclusive », diffusée sur M6, et avec une équipe de France Info alors que nous nous rendions à Homs. À partir de 2012 j’ai consacré mon temps et mon énergie à accompagner des journalistes sur de nombreux théâtres de guerre, dans la banlieue de Damas, d’Alep ou de Homs. Jusqu’à ce que tout bascule et que je sois incarcéré pour avoir facilité la circulation de l’information et ainsi gêné le pouvoir en place.

Je ne cherche pas votre compassion et je ne ferai pas le récit de mon séjour carcéral. Je veux seulement que vous sachiez que je ne me suis jamais vraiment remis de cette incarcération ; j’y ai subi des traitements que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi.

À mon retour en France j’ai lancé mon activité de consultant en communication, puis de lobbying. Mon travail ressemblait beaucoup à celui que j’exerçais en Syrie auprès de grands reporters, c’est-à-dire aider mes clients à valoriser leur image. C’est dans ce cadre que je fournissais et que je fournis toujours, régulièrement, des informations à de nombreux journalistes. Nul n’ignore que les journalistes ont notamment pour sources des communicants et des lobbyistes, comme vous, mesdames et messieurs les députés. Il peut en effet arriver que des amendements ou des questions au Gouvernement vous soient suggérés par des lobbyistes ; il en est de même pour les rédactions des médias nationaux. C’est un mode de fonctionnement ancien et je ne connais aucun journaliste à Paris ou ailleurs en Europe qui ne s’informe pas auprès des lobbyistes, pas plus que je ne connais de lobbyiste qui n’informe pas de journalistes. Si cela déplaît – ce que je peux comprendre –, il faut créer un dispositif légal ou réglementaire qui encadre les sources des journalistes. Mais aujourd’hui, ce cadre n’existe pas. Je ne saurais porter la responsabilité des carences de la loi ni attirer seul les foudres qui visent un système que je n’ai pas mis en place.

Votre commission d’enquête s’intéresse aux ingérences étrangères. J’affirme que je n’ai jamais été rémunéré pour représenter un État étranger. J’affirme que je n’ai jamais travaillé pour d’autres clients que des entités commerciales ou des personnes physiques, françaises ou étrangères. Je n’ai jamais été le conseil d’un État ou d’un président. Et je ne connais ni Team Jorge ni Tal Hanan, dont j’ai découvert le nom dans la presse.

Mon travail est de faire en sorte que les informations qui me sont fournies par mes clients soient reprises et diffusées. Il s’agit de valoriser leur image, mais en aucun cas de corrompre qui que ce soit.

La question de l’influence des lobbyistes dans la presse a toujours existé. La France n’a pas attendu le retour de Jean-Pierre Duthion de Syrie pour s’y intéresser. Les informations qui circulent au sein des rédactions émanent d’acteurs très divers, qui peuvent avoir un intérêt à ce que telle ou telle information soit portée à la connaissance du public. Il me semble d’ailleurs que M. Rachid M’Barki a fait état, devant votre commission d’enquête, du nombre, des qualités et de la variété des sources qui détiennent ces informations. J’ai été l’une de ces sources, pour le compte de mes clients, mais je conteste catégoriquement avoir permis l’ingérence d’un État étranger.

Cette précision m’amène à aborder la question de la rémunération : je n’ai jamais rémunéré de journaliste et je n’ai jamais corrompu qui que ce soit. J’ai lu dans la presse que je me vanterais, en privé, de payer des élus et des journalistes : c’est faux. Ces propos sont calomnieux, toujours rapportés, et leurs auteurs se réfugient lâchement derrière l’anonymat pour les tenir. J’insiste sur ce fait : lorsqu’il s’agit de ma probité, les articles en question citent systématiquement des sources anonymes. Toutes les déclarations sont anonymisées, entre guillemets et au conditionnel. Ce sont des tissus de mensonges.

J’ai fourni en informations plusieurs dizaines de journalistes, dans tous les grands médias parisiens, sans jamais les payer, ni M. M’Barki ni aucun autre. D’ailleurs le rapport de force est plutôt inverse : ce sont les journalistes qui traitent leurs sources ; ce sont eux qui ont besoin de moi et non moi d’eux. Je ne vois pas pourquoi je rémunérerais quelqu’un alors que c’est lui qui a besoin d’informations !

J’ai écouté attentivement les propos que M. Marc-Olivier Fogiel a tenus devant votre commission ; il a dit quelque chose de très intéressant : l’enquête interne de BFM TV n’a pas permis de mettre en lumière des rémunérations des journalistes. Et pour cause ! Je le répète, je n’ai jamais payé un journaliste pour qu’il diffuse une information. Je ne me suis pas davantage livré à de l’ingérence pour le compte d’États étrangers. Là encore, MM. Fogiel et Métézeau l’ont dit. Ce qui est en cause dans ce que l’on appelle l’affaire M’Barki, c’est le processus de validation de l’information au sein de BFM TV. Voici en substance ce que qu’a dit M. Fogiel : « La raison pour laquelle nous avons débarqué M. Rachid M’Barki de l’antenne et de l’entreprise, ce n’est pas une question d’ingérence étrangère dans le cadre des journaux de la nuit, c’est parce qu’il a gravement manqué au processus de validation mis en place au sein de BFM TV. » Ce n’est pas faire offense à votre commission que de dire que je ne suis pas en charge de ce processus de validation interne à BFM TV. Et je dirais même que, avec tout le respect que je vous dois, cela ne me concerne ni de près ni de loin.

Je veux en revanche confirmer les déclarations de M. Rachid M’Barki lors de son audition : « Nos échanges et rencontres n’ont jamais été particulièrement réguliers. […] En tout état de cause, il n’a jamais été question ni de rémunération ni de quelque autre avantage que ce soit. » En outre, je n’ai jamais donné à M. M’Barki – comme j’ai pu l’entendre ou le lire – de textes clés en main. Il s’agissait uniquement d’informations qui, selon moi, pouvaient l’intéresser, lui et les nombreux autres journalistes auxquels je proposais des sujets. C’est ce que l’on appelle communément des kits presse – c’est-à-dire des éléments de langage et des images neutres –, que chaque député peut également recevoir de temps à autre. À chacun ensuite d’utiliser ou non ces éléments selon sa propre ligne éditoriale. Je souscris également à ce que M. M’Barki a dit concernant ces informations : toutes étaient vraies, vérifiables, vérifiées et avaient été évoquées au préalable dans d’autres pays de l’Union européenne, comme la Belgique ou le Luxembourg, ou encore en Suisse ou au Royaume-Uni.

J’aimerais préciser aussi qu’il faut distinguer la communication, le lobbying et la représentation d’intérêts au sens de la loi du 9 décembre 2016 sur la transparence, l’action contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2. Aux termes de ce texte, le représentant d’intérêts est celui qui fait de l’influence auprès d’élus ou des pouvoirs publics, ce n’est pas celui qui intervient auprès des médias et de la presse. Or mon métier est précisément de travailler avec la presse et les médias : je suis communicant et lobbyiste et je suis très rarement représentant d’intérêts. Je n’ai que peu de contacts avec les élus et les pouvoirs publics. On réunit toutes ces activités sous le seul et même terme de lobbyiste, ce qui est un abus de langage. Tout lobbyiste n’est pas représentant d’intérêts selon la loi ; il le devient uniquement s’il passe plus de la moitié de son temps à faire du lobbying auprès des pouvoirs publics ou s’il réalise plus de dix actions d’influence en six mois. C’est ce que précise le décret du 9 mai 2017 et ce n’est pas mon cas. On me reproche d’avoir fait de l’influence auprès des médias, ce qu’aucune loi n’interdit tant qu’il n’y a pas rémunération. Et, je le redis, je n’ai rémunéré personne.

Cela m’amène à aborder un dernier point qui, je n’en doute pas, suscitera des réactions. Cette commission d’enquête porte en partie sur des faits qui font l’objet d’une enquête concomitante, ouverte à la suite de la plainte déposée par BFM TV. J’ai, par respect pour l’institution, déféré à votre convocation, comme le prévoit l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958. Toutefois, je souhaite rappeler à votre commission qu’aux termes de ce même article, une commission parlementaire ne peut avoir pour objet des faits ayant donné lieu à une poursuite judiciaire toujours en cours. Vous me demandez de m’exprimer sur ces faits avant que je ne sois entendu dans le cadre judiciaire, donc en l’absence des règles qui définissent ce cadre. En particulier, je n’ai pas eu accès au dossier et je n’ai aucune garantie procédurale. Aussi, sur les conseils de mon avocat, je réserverai certaines réponses à l’instance judiciaire et répondrai à d’autres questions, celles qui ne concernent pas l’enquête en cours.

Pour le reste, j’ai choisi, en conscience, de déférer à votre convocation, de venir ici vous dire ma vérité, de répondre à vos questions et de laver mon honneur. Je l’ai fait car il me pèse d’être, dans la presse, assimilé à un mercenaire, à un corrupteur, à un agent d’un État étranger, ce qui est faux.

On m’a qualifié devant cette commission – et c’est vous-même, monsieur le président, qui l’avez fait – de « personnage truculent susceptible de porter atteinte à l’honorabilité de l’institution ». Je vous répondrai, monsieur le président, que ce n’est pas pour porter atteinte à votre honneur que je suis ici, mais pour rétablir le mien.

Je vais donc répondre à vos questions.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie, monsieur Duthion, pour cet exposé liminaire. Vous avez dit, à plusieurs reprises, que vous n’aviez jamais rémunéré de journalistes. Lors de l’audition de M. Fogiel, celui-ci nous a indiqué que durant son enquête interne au sein de BFM TV, un journaliste qui aurait été – j’emploie le conditionnel – en contact avec vous avait dit ne pas avoir donné suite à votre proposition de lui livrer des informations et qu’il avait, en outre, refusé d’être rémunéré. J’ajoute que, si le serment de M. Fogiel s’appliquait aux propos qui l’engageaient, il ne couvrait pas ceux tenus par ce journaliste interrogé lors de l’enquête interne. Contestez-vous les dires de ce journaliste ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je suis très heureux de votre question qui me permet, une nouvelle fois, de contester ces dires. Comme je l’ai dit tout à l’heure, chaque fois qu’il est question de ma probité, les personnes qui s’expriment le font sous le couvert de l’anonymat ; ce sont toujours des ouï-dire pour lesquels le conditionnel est de rigueur. C’est « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». En plus de sept ans d’activité, pas une seule accusation claire, déposée en son nom par une personne, n’a été proférée pour dénoncer mes pratiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans votre déclaration, vous avez insisté sur le fait que vous, personnellement, n’avez jamais payé de journalistes. Pouvez-vous confirmer également que vous n’avez pas été l’intermédiaire d’une personne ou d’une entité commerciale qui, elle, aurait rémunéré des journalistes, vous dispensant ainsi de le faire ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je comprends le sens de cette excellente question, qui pourrait en effet être décisive. Je n’ai jamais présenté les journalistes avec lesquels j’étais en contact à quiconque aurait pu leur apporter un quelconque avantage, qu’il soit financier ou en nature.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez certifié, et nous en prenons acte, que vous n’avez travaillé pour aucune « puissance étrangère ». Derrière ce terme de « puissance », devons-nous bien entendre État ou gouvernement ?

M. Jean-Pierre Duthion. Oui, tout à fait.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Aux termes de son intitulé, validé par la commission des lois de l’Assemblée, notre commission d’enquête ne s’intéresse pas seulement aux ingérences potentielles d’États ou de gouvernements, mais aussi à celles d’entreprises ou d’ONG, qui ont parfois un pouvoir d’influence assimilable à celui d’un État. Vous avez précisé avoir travaillé pour des entités économiques : certaines, parmi elles, correspondaient-elles à cette description, notamment, par exemple, parce qu’un ou plusieurs de ses membres étaient liés, d’une façon ou d’une autre, à un État, à un gouvernement ?

M. Jean-Pierre Duthion. Votre question, une fois encore, est très intéressante, mais je ne dispose malheureusement pas de tous les éléments pour y répondre. Ce que je peux affirmer, c’est que les entités économiques pour lesquelles je travaille n’affichent pas clairement de lien de ce type.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué être en relation avec de nombreux journalistes. Qu’entendez-vous par nombreux ? Travaillent-ils uniquement en France ou également dans des pays francophones – en Afrique en particulier –, voire non francophones ? D’autre part, entretenez-vous avec certains d’entre eux des contacts plus réguliers que ceux que vous aviez avec M. M’Barki ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je vais revenir rapidement sur ce que j’ai dit dans ma déclaration liminaire. Je résidais en Syrie depuis plusieurs années lorsque la guerre civile s’est déclenchée. J’ai, par exemple, contribué à l’installation dans le pays d’entreprises françaises comme Carrefour, Smalto ou Celio. Mes liens avec la Syrie étaient alors très forts.

Lors du déclenchement du conflit, j’étais le seul Français à pouvoir témoigner depuis Damas. En outre, les grands médias internationaux n’avaient pas beaucoup d’options pour faire des reportages sur place ; rapidement, j’ai fait quinze à vingt interventions par jour, qui allaient de l’interview pour Radio Canada à des live de quatre heures, en direct, pour la BBC. Un très bon article du Nouvel Observateur – comme il s’appelait alors –, publié à l’époque, retrace d’ailleurs mon parcours. Cette période m’a permis de me faire un solide carnet d’adresses de rédacteurs en chef, de grands reporters et d’intervenants divers dans les médias.

Lorsque je suis revenu en France, plusieurs années plus tard, ces personnes se sont souvenues de ce que j’avais fait pour elles à Damas. Elles se sont rappelé qu’elles pouvaient compter sur moi pour organiser des reportages, pour obtenir des visas ou encore pour les accompagner en zone de guerre. Aujourd’hui encore, j’ai plusieurs dizaines de contacts en France, une dizaine en Angleterre et autant en Suisse. J’ai un beau carnet d’adresses.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma question portait moins sur votre carnet d’adresses que sur le nombre de journalistes avec lesquels vous travaillez. Vous avez dit, par exemple, que vous fournissiez des kits presse, constitués d’éléments de langage et d’images neutres portant sur des informations vérifiables et vérifiées. À combien de journalistes remettez-vous ces kits, et à quel rythme ?

M. Jean-Pierre Duthion. Votre question, fort intéressante, nous ramène à l’affaire M’Barki. Lorsque l’on envoie des kits presse, qui sont censés coller à l’actualité, on les destine à des dizaines, voire à des centaines de journalistes. Sur ce nombre, quelques-uns seulement réagissent et souhaitent les utiliser pour compléter un sujet – national ou international –, en apportant un nouvel éclairage. Et quand ils le font, ils peuvent n’utiliser qu’une partie des éléments de ces kits presse. J’utilise ces journalistes comme des relais, comme je le ferais si je travaillais comme attaché de presse pour un député et que je devais diffuser un communiqué de presse. J’essaierais alors d’avoir la cible le plus large possible pour avoir le maximum de retours. Bien entendu, je cible ces journalistes : je ne vais pas envoyer des informations de politique intérieure française à des journalistes de la BBC. En revanche, il n’y a pas de hiérarchie entre journalistes : chacun a une valeur, puisque chacun peut transmettre une information.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Bien sûr, mais on peut estimer que votre métier consiste aussi à établir des relations privilégiées avec certains journalistes pour que les informations que vous leur transmettez se distinguent dans le flux de toutes celles qu’ils reçoivent. J’imagine que plus ces informations sont reprises, plus vos clients sont satisfaits. Y a-t-il des journalistes avec lesquels vous avez des contacts plus fréquents ? En somme, j’aimerais en savoir plus sur les liens que vous entretenez avec la sphère médiatique française.

M. Jean-Pierre Duthion. La question, en réalité, dépasse le cadre français puisque je travaille aussi avec des médias européens. Les envois de kits presse se font selon la nature des sujets. Des thèmes intéressent plus particulièrement certains journalistes, d’autres certains autres. Bien entendu, ces contacts professionnels n’excluent pas l’affinité et la confiance – comme vous-mêmes avec certains journalistes politiques, auxquels vous délivrez plus volontiers des off –, mais il s’agit avant tout de donnant-donnant. Je leur fournis des informations qu’ils n’ont pas et dont ils ont besoin. Certains, parmi vous, ont peut-être connu des « traversées du désert », auquel cas ils savent que ces relations leur survivent rarement. Ce ne sont pas des liens d’amitié ; le jour où je ne serai plus communicant, ils se dénoueront certainement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je comprends que vous fournissez aux journalistes des informations qui leur manquent et dont ils ont besoin. Si je me fie à ce que M. M’Barki et M. Fogiel ont dit lors de leurs auditions respectives, les informations en question ne semblent pas être d’une importance capitale. Je ne suis pas sûr que les difficultés des vendeurs de yachts empêchent de dormir les habitants de la 4e circonscription de la Somme ! Il ne s’agit pas d’informations sur le pouvoir d’achat des Français ni de scoops sur un grand sommet international, par exemple. En outre, les sujets en question – seize, de mémoire – ont toujours été diffusés la nuit, sur BFM TV en tout cas. S’agit-il d’un hasard ou d’une stratégie de votre part ?

M. Jean-Pierre Duthion. Il est possible que la rédaction de BFM TV – mais je n’en fais pas partie – n’ait pas jugé importants les sujets traités par M. M’Barki. C’est un problème de hiérarchie de l’information. Lorsque Rachid M’Barki aborde les difficultés que les armateurs monégasques éprouvent après les sanctions prises contre les oligarques russes, tout le monde a immédiatement suivi la piste de l’ingérence russe. Je me garderai de révéler le nom de mes clients afin de ne pas les entraîner dans la tourmente médiatique, mais il n’est venu à l’esprit de personne que des entreprises privées monégasques, qui pour certaines existaient depuis trois générations, aient pu vouloir faire part de leur désarroi – après avoir écrit une lettre au prince de Monaco, d’ailleurs – sur la situation catastrophique où elles se trouvent et qui les oblige à licencier à tour de bras. Pour ce qui est du forum économique entre le Maroc et l’Espagne, organisé au Maroc, c’est une information. Je veux bien admettre qu’elle ne soit pas d’une importance décisive pour la France, mais il ne s’agit ni de fake news ni de deep fakes. C’est une rencontre qui a eu lieu et qui a été relayée à de nombreuses reprises.

M. M’Barki a été placardisé, comme lui-même et ses collègues le reconnaissent. Il a cru disposer encore, la nuit, d’une cinquantaine de secondes de liberté éditoriale. Il a choisi de diffuser des informations que l’on ne verrait pas ailleurs pour se différencier, pour exister. Force est de constater qu’il ne disposait pas de cette liberté. Sa hiérarchie a décidé qu’il était allé trop loin et qu’il n’avait pas respecté le processus de validation en vigueur sur BFM TV.

D’autres journalistes que je connais peuvent, dans des pastilles, aborder librement des sujets sans rapport avec ceux qui suivent ou qui précèdent : parle-t-on pour autant d’influence, de manipulation, de prise en otage de l’antenne ? Il faut raison garder. Le journal que présentait M. M’Barki est diffusé la nuit, à une heure ; il ne bénéficie pas du replay et n’a ni compte Twitter ni compte Facebook. Les informations qui y sont diffusées ont un impact très limité.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. M. M’Barki était-il le seul à avoir utilisé vos kits presse, ou d’autres journalistes l’ont-ils fait également ?

M. Jean-Pierre Duthion. Rachid M’Barki était le seul sur BFM TV. En revanche, de nombreux autres journalistes recourent régulièrement aux éléments que je leur remets – éléments de langage, par exemple –, pour compléter un sujet préalablement traité, pour apporter un nouvel éclairage à un autre ou pour illustrer un troisième. Ils n’utilisent pas la totalité des kits presse, mais y prélèvent ce qui les intéresse, ce qui peut leur servir. Ces kits sont constitués d’éléments neutres et d’images d’illustration, non d’images de propagande où l’on verrait, par exemple, un dictateur africain se faire acclamer par une foule en liesse. Ils ne sont pas destinés à dicter ce qu’un journaliste doit dire en échange d’un quelconque service.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans le texte, très écrit, que vous nous avez lu vous avez détaillé la nature de vos activités, insistant, en creux, sur le fait que vous n’étiez nullement un représentant d’intérêts, donc exempt des obligations légales afférentes à ce statut. On a beaucoup parlé des douze sujets diffusés au cours des journaux présentés par Rachid M’Barki, qui auraient été inspirés par des informations que vous aviez fournies. Vous ne souhaitez pas jeter des noms de journalistes en pâture, j’entends bien ; mais qu’en est-il de vos relations avec l’audiovisuel public ? Avez-vous réussi récemment à placer certains sujets étrangers auprès, par exemple, de France 24 ?

M. Jean-Pierre Duthion. Tout d’abord, je tiens à préciser que l’on parle de douze, parfois de vingt sujets que je n’ai pas vus. En dehors de cette audition – et je vous remercie de l’avoir organisée –, je n’ai jamais été entendu. Pourtant, en tant que justiciable, j’ai le droit de voir les sujets que j’aurais inspirés ou pour lesquels j’aurais fourni les éléments nécessaires à leur diffusion. Peut-être y a-t-il douze sujets, peut-être vingt ou simplement un. Je n’en sais rien.

Ensuite, vous avez employé le terme « placé ». Ce que je voudrais faire comprendre, c’est qu’il s’agit de win-win deals. Tous les jours, les journalistes sont à la recherche d’informations différentes, qui vont les distinguer de leurs collègues ou de leurs concurrents. Dans certains kits presse, il peut y avoir des interviews de responsables de société, de directeur des ressources humaines ou de personnalités qui s’expriment peu et dont on recherche la parole. Les journalistes sont friands de ce genre d’éléments et je les leur apporte. Il ne s’agit pas tant de « placer » des informations que de fournir du contenu tout en valorisant l’image de mes clients. Et pour répondre à votre dernière question, effectivement, je le fais avec France 24, avec France 2 ou avec France 3. Et je n’ai aucun problème à en parler, puisque je n’enfreins pas la loi.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’entends bien et, répétons-le, le rôle d’une commission d’enquête parlementaire n’est en aucun cas de se substituer à la justice.

Vous envoyez donc, aujourd’hui encore, des kits de presse et des éléments de langage – pour reprendre votre expression – à des journalistes de l’audiovisuel public ?

M. Jean-Pierre Duthion. Oui, j’en envoie à de chaînes françaises, italiennes, espagnoles et à d’autres encore. C’est mon métier et c’est ce que je fais à longueur de journée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous pouvez donc nous confirmer que vous avez réussi à placer – je reprends volontairement l’expression – des sujets ou des kits de presse récemment, encore une fois sans forcément révéler le nom des journalistes ou des chaînes ?

M. Jean-Pierre Duthion. C’est ma profession, cela fait sept ans que je la pratique et je ne suis pas le seul. Des agences de communication qui signent des contrats de plusieurs millions d’euros ont exactement le même objectif que moi : faire parler de leurs clients. Aujourd’hui, le bureau d’un journaliste déborde de livres, d’invitations au théâtre et autres sollicitations, envoyés par des personnes qui passent leur journée à tenter de les convaincre de parler de tel sujet plutôt que de tel autre. Ces agences font le même métier que moi, mais avec des moyens industriels, très supérieurs aux miens. Plutôt que de faire appeler une de mes assistantes ou un de mes consultants juniors, c’est moi qui décroche le téléphone et qui essaie de convaincre mon interlocuteur. Dans 80 % des cas on me raccroche au nez, avec cependant la politesse que des rapports courtois exigent. Pour ce qui est des 20 % restants, les journalistes évaluent en quoi telle ou telle information pourrait avoir un intérêt pour eux. Sur des dizaines de contacts, seule une minorité répond favorablement. J’ai par exemple proposé des dizaines de sujets à Rachid M’Barki ; parmi eux, il en a refusé beaucoup et en a diffusé certains autres partiellement, car il ne voyait pas l’intérêt d’intégrer certains éléments dans le sujet. Je ne fais ni plus ni moins que ce que font des agences de communication qui gèrent des contrats de plusieurs millions d’euros. Simplement, je travaille comme un artisan qui dispose d’un bon carnet d’adresses.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous ne sommes pas tout à fait des perdreaux de l’année et nous savons ce que sont les agences de communication ou les agences de presse – il se trouve qu’il y a ici quelques députés qui ont un peu d’expérience. Vous n’avez pas été très disert pour répondre à ma question : est-ce que vous pouvez nous dire si – sans forcément donner des noms, je le répète –, sur tel ou tel sujet, international par exemple, vous avez récemment réussi à fournir une information qui a ensuite été reprise, en particulier par une chaîne de l’audiovisuel public ?

M. Jean-Pierre Duthion. Comme toutes les agences de communication, je continue de faire mon métier, c’est-à-dire faire parler de mes clients et valoriser leur image.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Venons-en à Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti : ce général soudanais a-t-il été un de vos clients ?

M. Jean-Pierre Duthion. J’ai été approché par un certain Hassan Mebarki, qui se présente comme le meilleur ami de Gérard Depardieu. Cette personne, je me permets de relater l’anecdote car elle est assez cocasse, m’a ensuite présenté un autre individu, Kamel Benali, personnage fantasque qui prétendait être le vice-président du forum de Crans‑Montana, dont j’ignorais l’existence. J’ai découvert par la suite qu’il ne l’était pas. M. Benali souhaitait lancer le projet Ambassadeurs et jeunes leaders pour la paix, grâce auquel il entendait participer à la réhabilitation du Soudan auprès de la communauté internationale pour le compte d’un de ses clients soudanais, dans le cadre des accords d’Abraham signés par le Soudan. Mais tout cela s’est soldé par un fiasco complet – aucun travail validé, aucun contrat signé, aucun financement.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous limitez toujours vos réponses à votre cas personnel, contournant ce que vous appelez vous-même le système, c’est-à-dire l’influence de la communication sur le journalisme. Vous refusez systématiquement d’aborder cette question plus largement. C’est votre liberté absolue, bien sûr, mais c’est un peu paradoxal puisque vous craigniez, lors de nos échanges préalables, que cette commission d’enquête ne s’intéresse trop à vous et pas assez aux autres. Nous nous intéressons à tout ; si vous estimez qu’il y a un problème de diffusion de l’information en France, éclairez-nous ! Le fait que d’autres aient les mêmes pratiques que vous ne les justifie en rien, si tant est qu’il y ait lieu de les justifier. Encore une fois, nous ne cherchons nullement à vous imputer une éventuelle responsabilité pénale : votre audition doit seulement éclairer la représentation nationale sur vos pratiques et sur l’analyse que vous pouvez en faire, y compris lorsqu’elles sont le fait de cabinets à capital étranger ou, si le capital est français, à clientèle étrangère.

M. Jean-Pierre Duthion. Je vous remercie vivement de me permettre d’aller plus avant dans mon propos : vous avez raison, peut-être me suis-je trop focalisé sur mon cas personnel.

Il existe des règles très claires et un cadre précis pour les personnes en relation avec des élus, grâce à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ce que je retiens de mon activité, c’est que ce cadre n’existe pas quand il s’agit des relations avec la presse, les médias. Le consortium Forbidden Stories a même révélé que, par l’entremise de la plateforme Getfluence, des annonceurs pouvaient placer, moyennant un paiement effectué sur internet et en l’absence de tout contact humain, des articles dans des supports comme Elle, Valeurs actuelles ou Le Journal du dimanche en s’affranchissant de la mention « contenu sponsorisé », articles qui par conséquent n’engagent que la personne qui les rédige. Je suis d’ailleurs étonné que la révélation de cette pratique ne fasse pas plus de bruit – non au sein de cette commission d’enquête, puisque vous en avez parlé, mais au-delà.

On nous explique en permanence que les joueurs de football doivent percevoir des fortunes, car ce sont eux qui font le spectacle. Aujourd’hui, ceux qui font le spectacle sur les réseaux sociaux, sur les chaînes de télévision ou à la radio, ce sont les journalistes. Or, non seulement ces journalistes ne sont pas – financièrement – les principaux bénéficiaires de ce spectacle, mais ils sont même, en France, de plus en plus précarisés. Dans le même temps ils sont sollicités de toutes parts ; ils reçoivent sans cesse des invitations à des spectacles, à de grands événements sportifs, à des manifestations diverses, à des colloques à l’étranger, au Qatar, en Chine ou aux États-Unis. Il serait intéressant de connaître la teneur des articles qu’ils écrivent à l’issue de ces soirées, de ces week-ends ou de ces voyages.

Lorsque Renaud Girard, pour ne pas le nommer, est convié au Qatar pour animer une séquence du Forum de Doha, on est en droit de se demander combien il touche pour ce « ménage » – comme disent les journalistes –, comment cette animation se déroule sur place et quelle est ensuite son attitude, en tant qu’expert en politique étrangère et en relations internationales du Figaro, vis-à-vis de ce même Qatar. Voilà de vraies questions. Je ne cherche pas à minimiser l’importance de mes relations avec Rachid M’Barki, mais cet exemple est révélateur d’un fonctionnement et de pratiques qui se sont institutionnalisés. De même, TF1 envoie de jeunes journalistes dans certains pays – dont je tairai les noms – pour découvrir ce que sont les relations internationales. Comment peut-on espérer qu’à leur retour en France ces journalistes auront une approche apaisée, réfléchie, équilibrée de ces relations internationales ?

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Pourquoi taire le nom de ces pays ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je peux vous le donner, puisqu’il vient d’être révélé dans Les Dossiers du Canard enchaîné : il s’agit du Qatar. Je serai ravi de lire les futurs articles de ces quinze ou vingt jeunes journalistes sur le Qatar. Ce sont ces pratiques qu’il faudrait encadrer.

La HATVP a été très salutaire, mais le fait est que, lorsque je parle devant vous de mon activité, j’échappe à son encadrement. S’agit-il d’une lacune qu’il convient de corriger ? Prenons l’exemple du New York Times, avec lequel je travaille également : c’est la croix et la bannière pour y placer un article. Non seulement les délais y sont de plusieurs mois, mais des logiciels y vérifient que le contenu est en phase avec la ligne éditoriale du journal – dans un article consacré à la Syrie, Bachar el-Assad est-il qualifié de « président » ou de « dictateur » ? –, autant de contrôles qui, en France, n’existent pas. Renaud Girard est tout de même celui qui, au Figaro, donne le « la » en matière de politique étrangère, notamment avec ses deux pages hebdomadaires. Sa prestation au forum de Doha serait sans doute inimaginable au New York Times.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Veillez tout de même à ne pas mettre en cause des personnes de manière insistante, sauf si vous estimez que la commission d’enquête doit se pencher sur leur cas. Les règles de fonctionnement de cette commission l’autorisent, si des faits sont portés à sa connaissance, à s’y intéresser. Mais cela peut avoir des conséquences sur les personnes concernées ainsi que sur celles qui les mentionnent.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Lors de son audition devant notre commission, M. M’Barki a affirmé, sous serment et en réponse à une question que je lui avais posée, qu’en dehors des douze ou seize séquences – je lui ai fait préciser qu’il s’agissait bien de vidéos – dont il est question, il n’avait jamais utilisé d’éléments fournis par un autre lobbyiste. Comment l’expliquez-vous ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je ne suis malheureusement pas dans la tête de M. Rachid M’Barki et je ne sais pas pourquoi il a utilisé ces vidéos plutôt que d’autres. Mon approche avec lui était celle que j’avais avec d’autres journalistes. Mon intention n’est pas d’essayer de l’enfoncer en disant ce que je vais dire, mais peut-être a-t-il choisi de diffuser ces informations parce qu’il présentait un journal diffusé la nuit, sans replay, et que pour d’autres journalistes ces mêmes informations n’auraient pas été intéressantes. Mais ce n’est qu’une analyse purement personnelle.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez une activité de lobbyiste – j’allais dire, mais ce n’est pas le bon terme, d’influenceur, activité sur laquelle nous avons récemment légiféré – et vous entretenez, dites-vous, des relations win-win. Vous avez forcément un intérêt financier à fournir à quelqu’un des informations qui proviennent d’un tiers. On imagine ainsi que vous êtes rémunéré par ceux qui vous demandent de transmettre ces informations. En veillant à ne rien dévoiler de l’enquête – comme l’a rappelé le président –, pouvez-vous nous dire quels étaient les commanditaires qui vous avaient demandé de transmettre lesdites vidéos ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je rappelle ce que j’ai dit dans ma déclaration liminaire : je n’ai aucune obligation déclarative s’agissant de mes activités avec la presse. Je suis hors du cadre des règles de transparence, qui concernent uniquement l’influence en direction des pouvoirs publics. Pour le reste, sur les conseils de mon avocat, je me réfère à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et à la décision Corbet et autres contre France de la Cour européenne des droits de l’homme ; je répondrai à cette question, si jamais elle m’est posée, devant l’autorité judiciaire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur Duthion, puisque vous faites appel à cet article, je tiens à dire, en tant que président de cette commission d’enquête, que l’article que vous citez ne permet pas de vous opposer à la question que vous a posée M. Esquenet-Goxes. Je n’ai pas de pouvoir autre que celui de vous rappeler que vous devez répondre, sous serment, à cette question, mais sachez que j’ai fait des vérifications préalables car j’avais envisagé que vous puissiez formuler cette objection. Nous considérons, dans les suites que nous pourrions donner à cette audition, que vous ne pouvez pas faire appel à cet article. Maintenez-vous votre position ou répondrez-vous à M. Esquenet-Goxes ?

M. Jean-Pierre Duthion. Encore une fois, comme je l’ai dit dans ma déclaration liminaire, je n’ai été entendu par personne et je n’ai aucune garantie procédurale. Lorsque M. Marc-Olivier Fogiel est venu ici, il a confirmé qu’une enquête du parquet national financier était en cours et qu’une plainte avait été déposée par BFM TV. À partir de ces éléments – je ne remets pas en cause vos références et peut-être avez-vous raison – et après avoir consulté mon avocat et plusieurs autres juristes, je persiste et signe : en tant que justiciable, je conserve les droits de la défense, je refuse de m’auto-incriminer et de donner le nom de mes commanditaires.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La commission prend acte de votre refus de répondre à la question du vice-président Esquenet-Goxes. Avez-vous d’autres questions, monsieur le vice-président ?

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Non, mais je regrette de ne pas avoir obtenu de réponse sur celle que je viens de poser. Je comprends votre argumentation, monsieur Duthion, mais une réponse qui nous permettrait de comprendre le cheminement de ces fameuses séquences vidéo éclairerait la commission.

M. Jean-Pierre Duthion. Pour m’exprimer plus personnellement, je dirais que même si j’avais le Vatican comme client, ce serait lui faire une bien mauvaise publicité que de donner son nom ; je n’aurais pas envie de l’entraîner dans le tourbillon médiatique ni de le mêler au ramassis d’ordures que je lis, à longueur de journée, à mon sujet. En ne répondant pas à votre question, je veille donc également à la réputation de mes clients.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’entends bien, mais, je le dis en ma qualité de président de cette commission d’enquête et de représentant de la nation, le fait que vous souhaitiez protéger la réputation de vos clients relève de votre éthique ou de votre intérêt personnels, selon le point de vue : cela ne regarde pas la représentation nationale, laquelle a besoin de comprendre si, dans le cadre de notre démocratie et des lois républicaines, la première chaîne française d’information en continu a pu être compromise par des commanditaires étrangers. Je ne comprends pas en quoi la transparence sur vos clients pourrait vous incriminer si vous n’êtes pas responsable de ce que l’on vous reproche. Notre commission s’intéresse aux ingérences étrangères : il est tout à fait normal que son vice-président s’interroge sur les commanditaires de ces vidéos, lesquelles ont été vues – que cela plaise ou non – par des citoyens français qui ont élu les membres de cette commission d’enquête.

M. Jean-Pierre Duthion. J’ai dit très clairement, à plusieurs reprises – si je peux me permettre de le rappeler –, qu’il n’y a aucune ingérence étrangère, puisque je ne travaille pour aucun État étranger ni pour des institutions ou des personnes qui pourraient leur être affiliées. Je l’ai affirmé très clairement. J’ai signé des clauses de confidentialité avec des entreprises qui m’ont fait confiance et qui se retrouvent, malgré elles, mêlées à cette affaire alors qu’elles n’ont jamais tenté de faire de l’ingérence. Selon ma lecture des faits, il n’y a pas eu d’ingérence puisque l’on parle de kits de presse diffusés par un journaliste qui a pris ses responsabilités éditoriales. Et je ne vois pas en quoi donner le nom de ces sociétés françaises devant une commission d’enquête – alors que l’on a essayé, tout à l’heure, de n’incriminer personne lorsqu’il s’est agi de chaînes de télévision – pourrait l’éclairer ; la jurisprudence va d’ailleurs dans mon sens. Mais ce n’est que mon humble avis.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous allons avancer, car il ne sert à rien d’en rester à des postures. Quand, de par les termes utilisés, un sujet se fait l’écho d’une position diplomatique, par exemple sur le Sahara occidental, vous pouvez considérer que cela n’a pas de lien avec l’ingérence, mais on peut aussi estimer, et c’est mon cas, que cela en a un avec l’objet de la commission, souveraine, que je préside. On peut donc vous poser la question. D’autre part, nous n’avons voulu préserver aucune chaîne ou aucun média – j’ai d’ailleurs vu Mme la rapporteure réagir à ce sujet –, c’est vous qui avez choisi de ne pas les nommer. Le fait que vous n’ayez pas voulu donner le nom des journalistes, réguliers ou non, qui sont susceptibles de relayer vos kits presse est votre choix, pas celui de la commission. De même, c’est vous, et non la commission, qui avez choisi de ne pas révéler le nom des médias français qui sont concernés par le relais, total ou partiel, de ces kits presse. De notre côté, nous aurions tout au contraire souhaité obtenir le plus d’informations possible.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). On peut vous croire quand vous dites que vos commanditaires ne sont pas des États étrangers, mais qui se cache derrière eux ? Nous essayons de remonter le fil pour déterminer si les commanditaires que vous pensez – avec naïveté ou en toute honnêteté – ne pas être manipulés sont en fait contactés et utilisés par des réseaux étrangers pour faire de l’ingérence. C’est surtout cela qui nous préoccupe.

M. Jean-Pierre Duthion. J’entends parfaitement votre préoccupation et je tiens à préciser un point : pour ce qui est du Sahara occidental, ce n’était pas une demande de mon commanditaire mais une initiative propre à M. Rachid M’Barki.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Je voudrais revenir sur votre profession, qui est un métier d’intermédiaire. Vous nous avez expliqué que vous n’étiez pas le seul et que nombreux étaient celles et ceux qui avaient recours à ce type de services, que proposent également des agences. J’aimerais savoir qui sollicite la presse : est-ce que c’est votre client qui vous dit : « J’aimerais avoir tel ou tel article dans tel magazine, tel journal ou sur telle chaîne de télévision » ? Est-ce, au contraire, vous qui décidez du support sur lequel seront diffusés ces articles, selon la ligne éditoriale définie par votre client ? Dans d’autres cas, arrive-t-il que des journalistes vous sollicitent pour compléter des sujets, pour obtenir des éléments qui leur manquent ? Et si tel est le cas, comment remontez-vous ensuite vers de potentiels clients qui pourraient être intéressés par la diffusion d’un sujet dans tel ou tel média, à la demande d’un journaliste ?

Toujours pour tenter de comprendre la mécanique globale de votre métier, pouvez-vous nous donner quelques exemples des tarifs pratiqués ? De même, pouvez-vous, personnellement, nous fournir une estimation de la proportion de reportages qui, sur l’ensemble de ceux qui sont diffusés, sont le fruit de demandes d’agences ou d’autres intermédiaires ?

Vous nous avez dit ne pas travailler pour des États étrangers – ce qui est l’enjeu de notre commission – ni pour des entités qui dépendraient elles-mêmes d’États étrangers. Comment vérifiez-vous, et en suivant quelle procédure, que l’information que vous transmettez n’est pas fournie par une entité qui serait de près ou de loin liée à un État ?

M. Jean-Pierre Duthion. La mécanique, et c’est bien ce qu’il est intéressant de relever, est globale. Vous avez employé le terme « intermédiaire », qui me fait toujours un peu tiquer. Un intermédiaire est quelqu’un qui met en contact deux personnes et qui prend une commission au passage. C’est un marieur, en quelque sorte. Un lobbyiste est quelqu’un qui fait de la stratégie. Imaginons un client qui veut développer un produit ou une application. Il contacte un lobbyiste et lui demande quelle stratégie il faut mettre en place pour que, dans un délai court, moyen ou long, il puisse avoir un retour sur investissement. Comme je le dis souvent à mes clients, le lobbying n’est pas un luxe – comme on le considère trop souvent en France –, c’est un investissement qui attend un retour. Cette stratégie peut passer par la presse, mais aussi par les réseaux sociaux ou par des influenceurs – que le lapsus de tout à l’heure a déjà permis d’évoquer. J’ai la chance d’avoir des clients qui me sont fidèles depuis plusieurs années ; j’ai eu le temps d’analyser leur mode de fonctionnement et d’identifier qui opérait derrière eux. Lorsqu’on travaille depuis des années avec les mêmes entreprises, celles-ci finissent par ne plus pouvoir cacher leurs propres commanditaires. C’est un peu comme TikTok, qui n’a pas pu longtemps dissimuler ses relations avec la Chine. J’ai noué des liens assez forts avec ces entreprises et j’ai pu identifier les tenants et les aboutissants de leurs demandes.

Pour ce qui est des journalistes, ils connaissent en général – mais pas tous – le type de client que représente chaque lobbyiste. Ils savent à qui s’adresser pour obtenir des réactions, des interviews, des chiffres, des graphiques ou des statistiques. Prenons l’exemple des trottinettes : des agences de communication se sont évidemment battues pour montrer que, statistiquement, les touristes utilisent plus les trottinettes que les Parisiens, que cette utilisation permet de parcourir plus largement la ville et, ainsi, de développer l’économie. C’est aussi cela, le lobbying : construire un argumentaire pertinent.

Quant au pourcentage de reportages concernés par le lobbying, cela dépend des domaines. Concrètement, compte tenu de la détermination de la France et de la position du Quai d’Orsay, le risque de sujets téléguidés sur la guerre en Ukraine est probablement inexistant. Je parle bien entendu de ce qui est diffusé sur les chaînes mainstream, pas sur RT France. En revanche, pour des reportages dits lifestyle sur la consommation, l’alimentation ou le bien-être – l’industrie agroalimentaire mobilise des sommes affolantes pour la communication –, mais aussi sur les loisirs, les parcs d’attractions ou les films à gros budgets, le pourcentage de reportages achetés, parfois assortis de textes écrits à l’avance, est probablement de l’ordre de 70 à 80 %. Plus la problématique est politique, complexe et internationale, moins ce pourcentage est élevé.

Que M6 fasse la retape du dernier film de Disney ne va pas intéresser le législateur. La journaliste va donc se faire inviter un week-end à Disneyland Paris avec ses enfants ; elle aura également droit à l’avant-première du film, ce qui lui permettra, ensuite, de dire à quel point celui-ci est génial. C’est le même cas de figure lorsque, dans une émission de télévision, on vante les qualités d’un séjour aux Maldives, où le journaliste a été invité deux semaines, tous frais payés. Ce lobbying, qui passe sous les radars, se pratique aussi bien sur les chaînes privées que publiques.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Merci, monsieur Duthion, pour votre présence et pour vos explications, même si votre introduction ferme un peu la discussion. Cela devrait nous inciter – je m’adresse à mes collègues – à travailler contre le secret des affaires, que l’on a malheureusement favorisé ces derniers temps et qui est un réel obstacle à la démocratie.

Si, comme vous le dites, vous n’avez acheté ni corrompu personne, d’où peuvent venir ces accusations, ces attaques, ces rumeurs ? Est-ce pour vous nuire ou pour salir d’autres personnes, selon le principe du billard à trois bandes ? Je serais curieux d’entendre votre version des faits. Vous avez également évoqué des journalistes invités aux Maldives et au Qatar. Est-ce que, selon vous, ces deux cas sont des exemples d’influence étrangère ?

M. Jean-Pierre Duthion. Merci de me poser cette question. Je vais être très sincère avec vous : je travaille dans un milieu ultra-concurrentiel dans lequel, contrairement à ce que certains pourraient croire, les acteurs – individus, agences, lobbyistes – sont légion. Les révélations, les accusations ou les attaques, systématiquement anonymes, y sont régulières – au moins une fois tous les trois mois –, à tel point que je n’attaque même plus les journaux qui les relaient pour limiter mes frais d’avocat. Et je ne suis pas le seul concerné, cela vaut également pour les tous les autres intervenants, comme le montrent les récentes affaires qui concernent Avisa Partners ou 35° Nord.

S’agissant de votre deuxième question, la bonne réponse serait celle de l’encadrement du lobbying envers la presse. Et c’est moi, lobbyiste – je voudrais que cela soit ma modeste pierre à l’édifice –, qui vous le dis ! Pour éviter tous ces faux-semblants et pour que l’on puisse tous être sur un pied d’égalité, il faudrait qu’il y ait des règles claires et précises, pour qu’il n’y ait plus de publireportage au milieu du journal de vingt heures. Je vous invite à regarder la partie « Le Mag » de l’émission « 50’inside », qui est diffusée chaque samedi sur TF1, puis de lire les remerciements à la fin de l’émission. Vous verrez alors que ce sont bien de publireportages. Lorsqu’il s’agit de sujets sur la Guadeloupe ou la Martinique – donc sur la France –, tant mieux, mais il arrive aussi que ce soit sur Mexico, sur l’Argentine ou sur d’autres destinations. L’influence est économique et étrangère, mais, surtout, elle est partout.

Lorsqu’une équipe de journalistes se déplace – j’en ai été témoin lorsque j’étais fixeur en Syrie –, elle dispose d’un budget limité. La différence entre ce budget et celui qu’il faudrait pour qu’elle puisse voyager en business ou en première classe et séjourner dans des hôtels quatre étoiles est prise en charge par le pays hôte. Dans ces conditions, quelle peut être la perception que ces journalistes ont du pays qui les accueille ? Et ce sont des pratiques courantes. Combien de journalistes ont été invités lors de la dernière Coupe du monde de football au Qatar ? Combien de places pour assister aux matchs et combien de billets d’avion ont été offerts ? Dis-moi qui te paie, je te dirais qui tu es. Alors quand j’entends que mes liens avec certains journalistes, que je côtoie et auxquels j’apporte des informations, sont devenus l’alpha et l’oméga de l’influence, alors que les publireportages sont omniprésents, je dois vous avouer, sincèrement, que cela me semble complètement ubuesque.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Vous n’avez pas tout à fait répondu concernant les étudiants journalistes invités par un pays étranger ou par des intermédiaires de ce pays. S’agit-il selon vous d’influence ?

M. Jean-Pierre Duthion. Clairement. Sinon, pourquoi un lobbyiste qatari inviterait des journalistes de TF1 fraîchement diplômés et prendrait en charge l’intégralité d’un séjour de dix jours au Qatar ? J’ai du mal à voir un autre intérêt à ce voyage.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour prolonger la question de M. Bayou, vous avez dit dans votre propos liminaire – ce qui m’a fait penser à l’exposé de M. M’Barki – que vous étiez la victime d’une sorte de campagne. Si cette commission a souhaité vous auditionner, ce n’était pas sur la base des petits articles ou de règlements de comptes entre agences ou lobbyistes, mais parce que votre nom a été mentionné dans l’enquête journalistique Story Killers sur Team Jorge. Cette enquête – dans votre propos liminaire, vous avez sciemment mélangé des enquêtes de journalistes, qui sont appelées ainsi par facilité de langage, et l’enquête judiciaire, qui n’est pas du tout du même ressort – a été menée par Forbidden Stories, un consortium de journalistes internationaux de grande ampleur reconnu par les pairs, comme l’est aussi l’enquête Story Killers. Certes, ce n’est pas le prix Nobel du journalisme, mais c’est un travail sérieux, documenté, qui a incité notre commission à vouloir en savoir plus. Je me permets donc de reposer, d’une autre façon, la question de M. Bayou : comment, d’après vous, vous êtes-vous retrouvé dans cette affaire ? Vous dites, en outre, que vous n’avez aucun lien avec Team Jorge, mais en aviez-vous entendu parler ? Cette officine est-elle connue dans votre milieu ?

M. Jean-Pierre Duthion. Ce qui m’a fasciné dans cette enquête, c’est le problème chronologique qu’on peut y voir. Alors qu’un sujet est diffusé en novembre, la Team Jorge – ou Tal Hanan – joue les ventriloques et dit, mais en décembre : « Regardez, il a dit en novembre ce que l’on avait prévu qu’il dirait, et je vous le prouve. » Que des personnes utilisent des extraits de journaux et prétendent que ce sont eux qui les ont inspirés, c’est proprement hallucinant. Concrètement, c’est comme si j’utilisais l’enregistrement de cette commission – si elle était enregistrée – et que, dans deux mois, j’en prélevais des extraits pour dire : « Regardez, à ce moment-là, je vais être interrompu par M. le député ! »

Ce à quoi nous avons assisté, en Israël, c’est au boniment d’un marchand de meubles ou de voitures, qui prend un journal diffusé un mois plus tôt, qui se l’approprie et qui dit au client, en l’occurrence M. Métézeau : « Attention, il va dire cela ! » Avant de conclure : « Voilà ce que nous sommes capables de faire ! » C’est cela, la démonstration qui a été faite. Je ne vois pas trop où est la profondeur de l’enquête journalistique. Celle-ci, qui était censée mettre en lumière des failles incroyables et des ingérences étrangères surréalistes, a fait de Rachid M’Barki une sorte d’agneau sacrificiel, de victime expiatoire. Elle a ensuite révélé qu’une tribune parue dans Valeurs actuelles avait servi à discréditer l’action du Comité international de la Croix-Rouge au Burkina Faso. Et depuis, quasiment rien d’autre. Autant de journalistes, de plus de trente médias parmi les plus prestigieux – Le Monde, Radio France, El Pais, La Stampa… –, ont donc été réunis pour, finalement, ne montrer que quelques extraits d’un journal télévisé et pour répéter, a posteriori, ce que le journaliste avait dit lors de ce journal.

Factuellement, cette enquête, c’est quoi ? Elle se résume à la démarche d’un journaliste qui est allé voir Marc-Olivier Fogiel, qui lui a montré des images et qui lui a dit : « Voilà ce que des gens sont capables de faire. » Mais il n’a rien démontré du tout ! Lors de son premier entretien avec la direction de BFM TV, M. Rachid M’Barki ne voit même pas de quoi il est question. Ce n’est pas un truand, habitué à argumenter et à défendre ses positions. Lorsque Marc-Olivier Fogiel lui montre les images, il reconnaît qu’elles sont extraites de ses off et qu’il les a obtenues dans des kits presse, avec des éléments de langage, fournis par Jean-Pierre Duthion. Mais où est le lien de causalité ?

J’ai vu des enquêtes aux États-Unis sur de vraies manipulations. En quoi cela consiste-t-il ? À décider maintenant, tous ensemble, du contenu d’un sujet, par exemple sur un paquebot Costa Croisières, d’en écrire le texte puis, à l’heure dite, d’assister à la diffusion dudit sujet. Qu’ont fait les journalistes de l’enquête Story Killers ? Ils sont allés voir une entreprise qui leur a expliqué – j’ai lu l’intégralité du dossier – comment réaliser des émojis et des avatars que l’on savait faire il y a cinq ans et comment faire remplir trois comptes Facebook et cinq comptes Twitter par des Pakistanais – parce que ça coûte moins cher que l’intelligence artificielle. Et ce sont ces gens-là qui vous disent : « Forbidden Stories a sorti l’affaire du siècle ! » C’est ça l’affaire du siècle : Rachid M’Barki et des sujets diffusés à minuit un mois plus tôt ?

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’entends bien, mais il se trouve que M. M’Barki a reconnu que les reportages revendiqués par Team Jorge n’étaient pas des reportages comme les autres.

M. Jean-Pierre Duthion. Encore une fois, la question est celle de la causalité. Ce n’est pas parce que les membres de Team Jorge ont essayé, a posteriori, de démontrer qu’ils étaient les commanditaires de certains sujets et que Rachid M’Barki a reconnu que ces mêmes sujets faisaient bien partie de ses off qu’il y a un lien de causalité. N’importe qui peut s’approprier les images des uns et des autres ou prétendre en être le commanditaire. C’est ça, le fond de l’enquête de Forbidden Stories ! Quelles sont les révélations exceptionnelles des journalistes de ce consortium, en dehors des informations et des images recueillies auprès d’une officine politique israélienne ? Des éléments qu’ils sont ensuite allés montrer à Marc‑Olivier Fogiel pour lui demander s’ils étaient problématiques. Le résumé des propos de M. Fogiel dans le cadre de l’enquête interne à BFM TV ne fait état ni d’ingérence, ni de financement ou de paiement, mais de non-respect de la hiérarchisation de l’information et du processus de validation des images. Factuellement, c’est de cela que l’on parle aujourd’hui. C’est ça, l’affaire M’Barki ! Nulle part M. Fogiel ne dit que le présentateur aurait « touché un billet » ou se serait autorisé une quelconque facilité.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je ne connais pas les résultats de cette enquête interne, qui n’engagent que Marc-Olivier Fogiel et BFM TV, et ils ne sont pas l’objet de cette commission d’enquête. J’essaie de comprendre les choses, sincèrement, au risque, parfois, de passer pour un Béotien. Qu’est-ce que vous sous-entendez dans votre démonstration ? Qu’il s’agit d’une tentative de déstabilisation, par l’étranger, de BFM TV, la première chaîne française d’information en continu ? Ou alors est-ce le hasard ? Vous niez être mis en cause mais, à part cela, je ne comprends pas très bien où votre raisonnement vous mène.

M. Jean-Pierre Duthion. Est-ce que je suis mis en cause ? Oui et non, puisque mon nom n’apparaît pas dans l’enquête initiale et que c’est Rachid M’Barki qui parle de moi lorsqu’il est interrogé par M. Fogiel. Ma théorie n’est nullement complotiste, ni extravagante ; je pense simplement que beaucoup de moyens ont été déployés, que beaucoup de médias sont impliqués et que le résultat ne me paraît pas exceptionnel. Je le dis clairement. Ces médias se sont accrochés au premier résultat obtenu – ou qu’ils ont cru obtenir – et c’est la raison pour laquelle je pense que M. M’Barki est une victime expiatoire, une sorte d’agneau sacrificiel. C’est un journaliste placardisé, réduit à présenter un journal la nuit, qui s’est permis – oui, qui s’est permis ! – quelques off de trente à quarante-cinq secondes, dans lesquels il a décidé d’aborder des sujets dont il avait envie de parler, pour donner corps à sa liberté éditoriale. Et pour cela, il a été rappelé à l’ordre et licencié.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce que je ne comprends pas, dans vos explications, c’est votre méthode de travail. Or j’ai besoin de la comprendre pour établir s’il y a eu, ou non, ingérence, ce qui est quand même l’objet de notre commission. J’imagine – ou alors je me fourvoie totalement – que les personnes qui vous rémunèrent pour les services que vous rendez s’attendent à un résultat, à un retour sur investissement observable et quantifiable. Selon vos dires, vos clients vous font confiance, ils sont fidèles et reconnaissent vos qualités professionnelles. Mais ils le font probablement au vu de vos résultats, pas seulement parce qu’ils vous trouvent sympathique. Il y a bien un moment où vous devez leur montrer les fruits de votre travail. C’est la raison pour laquelle je ne saisis pas pourquoi vous dites ne pas avoir vu les sujets de M. M’Barki qui contiennent tout ou partie de votre travail. Vous devriez, selon moi, dire à vos clients : « Vous voyez, vous pouvez continuer à travailler avec moi car j’ai obtenu tels résultats dans tel ou tel média. » Quand je travaillais dans le privé, dans la communication, nous étions tenus d’établir des bilans, pour montrer par exemple que la campagne pour General Electric avait été vue dans tel quotidien, sur telle chaîne de télévision ou sur tel site internet. Nous faisions un retour quantitatif pour justifier nos salaires.

M. Jean-Pierre Duthion. Vous avez entièrement raison, c’est ce qu’on appelle le monitoring. Cela permet à vos clients de visualiser les retombées concrètes des différentes actions menées auprès de médias. Et pour être tout à fait clair avec vous, si j’ai tiqué sur les douze, seize ou vingt-quatre sujets de M. M’Barki, c’est parce que je suis très légaliste et que je veux savoir exactement de quoi l’on parle. Je ne me souviens pas, en effet, de ces sujets pour lesquels Rachid M’Barki aurait pu utiliser certains éléments des kits presse que je lui aurais fournis. Dès lors, comment puis-je dire que c’est bien moi qui ai influencé ce sujet ou cet autre ? C’est le seul point qui me gêne. Mais, évidemment, si vous aviez diffusé, ici, un de ces sujets, je vous aurais dit, avec plaisir, si c’était moi ou non qui l’avais inspiré pour le compte d’un de mes clients.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur une remarque que je vous ai déjà faite : je me suis astreint à ne pas me limiter au cas M’Barki pour ne pas risquer – comme vous avez dit le craindre dans vos courriers – d’empiéter sur une affaire judiciaire, laquelle ne nous regarde pas. Lorsque je vous ai interrogé, au début de cette audition, sur l’étendue de votre travail et de votre réseau, je ne vous demandais pas de me citer des exemples de reportages réalisés avec tel ou tel journaliste. Ce n’est pas ma compétence. Ce que j’essaie d’évaluer, c’est le niveau de votre influence, en tant que lobbyiste et consultant – pas en tant que M. Duthion –, avec les moyens qui sont les vôtres. Depuis le début de cette audition, vous ne voulez pas la quantifier. Je ne vous demande pas d’être précis, mais j’aimerais connaître votre impact sur les médias français, pour que l’on comprenne comment tout cela fonctionne. Pouvez-vous, grâce au monitoring, quantifier cette influence ?

M. Jean-Pierre Duthion. Désolé d’être passé à côté de cette question, d’autant que je peux y répondre très facilement. Si je fais une moyenne, je pense que je fais passer sept ou huit articles par semaine dans la presse, à la télévision et à la radio, dans des médias tier one. Quant aux médias tier two – Atlantico, par exemple –, il suffit de leur écrire pour bénéficier d’une tribune dès le lendemain.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour votre réponse qui éclaire concrètement la commission sur le nombre, élevé, de sujets concernés. Pourriez-vous nous la liste de ce que vous appelez les médias tier one ?

M. Jean-Pierre Duthion. Je peux vous expliquer ce que ce terme recouvre. Dans un kiosque à journaux, un média tier one fait partie du présentoir : il est accessible immédiatement et n’est pas caché par soixante-quinze autres titres. À la télévision, les médias tier one sont les chaînes de la TNT – télévision numérique terrestre –, tandis que leurs équivalents à la radio se trouvent sur la bande FM.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez indiqué, dans votre introduction, n’avoir jamais travaillé avec des hommes politiques ou avec des personnes ayant une influence sur nos institutions. C’est en tout cas ce que j’ai compris, mais vous pourrez me contredire. Je ne suis pas susceptible, toute précision est au contraire la bienvenue.

Lors des auditions que nous avons organisées, le nom de notre collègue Hubert Julien-Laferrière a été évoqué. Celui-ci aurait, et j’insiste sur le conditionnel, vanté les mérites d’un cryptoactif camerounais, le Limocoin. De mémoire, lorsque cette affaire a été révélée, M. Hubert Julien-Laferrière aurait plaidé la bonne foi. Votre nom aurait été cité comme étant celui de l’intermédiaire ou de la personne qui aurait fait en sorte de donner une image positive de ce Limocoin. Est-ce que vous pourriez revenir sur cette affaire ? En tant que président de cette commission, je vous invite à être très prudent, car la réponse que vous apporterez – sous serment – à cette question pourrait conduire à l’audition de M. Hubert Julien-Laferrière.

M. Jean-Pierre Duthion. Ma rencontre avec Hubert Julien-Laferrière s’est faite dans un cadre amical. À l’époque, le Limocoin avait très bonne presse ; son fondateur, Émile Parfait Simb, avait même fait l’objet d’un portrait sur Radio France internationale. La caractéristique du Limocoin était qu’il devait être plus écologique que les autres cryptomonnaies. Le minage des cryptomonnaies, c’est-à-dire les calculs mathématiques très lourds effectués par des ordinateurs, consomme beaucoup d’électricité. L’idée était donc de recourir à de l’électricité verte. Le Limocoin devait également favoriser l’accès à la propriété en Afrique. Je pensais, à ce moment-là, que ce projet tenait vraiment la route.

Après que l’on a été présentés par des amis, j’ai évoqué ces différents éléments avec M. Julien-Laferrière. Les relations internationales, le développement durable ou l’émancipation des pays d’Afrique font partie des préoccupations et des spécialités de M. Julien-Laferrière. C’est donc naturellement qu’il s’est intéressé au Limocoin, qui se distinguait des autres cryptomonnaies. C’est tout aussi naturellement, sans que j’aie besoin de l’influencer, qu’il en a parlé dans le cadre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, dont il est membre.

Il est ensuite apparu que M. Émile Parfait Simb traînait de nombreuses casseroles, comme c’est malheureusement parfois le cas dans le domaine des cryptomonnaies et comme le prouvent notamment les récentes faillites aux États-Unis d’établissements qui semblaient tout à fait respectables. J’avais quant à moi poussé la moralité jusqu’à appeler l’Autorité des marchés financiers du Québec, qui avait apposé un drapeau rouge sur le Limocoin. J’avais à cette occasion parlé une heure et demie environ avec un intermédiaire, qui m’avait expliqué que ladite Autorité mettait systématiquement des drapeaux rouges sur les cryptomonnaies. En effet, elle n’en comprenait pas très bien le fonctionnement et estimait, par conséquent, qu’elles étaient dangereuses.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous avez beaucoup parlé de M. Émile Parfait Simb, pas beaucoup de M. Hubert Julien-Laferrière.

M. Jean-Pierre Duthion. M. Hubert Julien-Laferrière est très friand de nouveautés et il a réellement dans le sang le développement durable – il se déplace même en trottinette – et l’émancipation de l’Afrique. Il s’est par exemple mobilisé pour la Béninoise Reckya Madougou ou encore pour le rapatriement des enfants de djihadistes. Il est, en quelque sorte, très facile à convaincre.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous nous faites un peu un inventaire à la Prévert : je ne vois pas trop le rapport entre le Limocoin et les enfants de djihadistes. L’objectif de cette commission n’est pas de distribuer des prix de vertu mais de savoir si nous devons nous pencher ou non sur tel ou tel sujet. Je vais donc poser ma question plus franchement : pouvez-vous me confirmer qu’il n’y a eu aucune rémunération de M. Hubert Julien-Laferrière, aucun avantage en nature, aucun voyage, aucun contact entre lui et M. Émile Parfait Simb ? pouvez-vous me confirmer aussi que vous avez seulement présenté ce projet entrepreneurial, qualifié de durable, à M. Hubert Julien-Laferrière qui, l’ayant jugé convaincant, l’a ensuite présenté de bonne foi ?

M. Jean-Pierre Duthion. Absolument, c’est tout à fait cela.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Est-ce à dire que M. Émile Parfait Simb était un client de votre agence ?

M. Jean-Pierre Duthion. Tout à fait, c’était mon client.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Au cours des conversations amicales – pour reprendre vos propres mots – que vous avez eues avec M. Hubert Julien-Laferrière, avez-vous eu l’occasion, lorsque vous avez présenté ce projet, de l’informer que vous agissiez, pour ce qui vous concernait, dans un cadre professionnel ?

M. Jean-Pierre Duthion. Oui, il savait que je représentais professionnellement M. Émile Parfait Simb.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je voulais revenir sur la Syrie, où vous avez passé sept ans comme fixeur. Nous avons également entendu que vous y avez été incarcéré, expérience visiblement très éprouvante. Avez-vous néanmoins conservé des liens avec des Syriens, qu’il s’agisse d’officiels, d’hommes d’affaires, de représentants des milieux culturels, associatif ou autres ?

M. Jean-Pierre Duthion. En plus d’être fixeur, j’étais – j’aime à le rappeler –chroniqueur pour Paris Match et pour La Repubblica. J’étais aussi correspondant et consultant et j’ai fait des live de plus de quatre heures pour la BBC. Mais je n’ai gardé strictement aucun lien en Syrie. Après m’avoir incarcéré, mes geôliers ont pris l’empreinte de ma rétine ainsi que mes empreintes palmaires pour être sûrs que je ne puisse pas revenir déguisé ou masqué.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez donc travaillé comme fixeur puis comme journaliste. Ou, en tout cas, vous avez exercé des activités journalistiques pour Paris Match, La Repubblica, pour la BBC également…

M. Jean-Pierre Duthion. J’avais une chronique toutes les semaines, de plusieurs pages, pour La Repubblica ; j’avais également une rubrique pour Paris Match, qui s’appelait « Good Morning Damascus » ; j’ai même été consultant exclusif pour France 24 pendant plusieurs mois, ainsi que correspondant pour la BBC, pour Sky News, pour Radio Canada et pour RTBF.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous aviez, en effet, de multiples et bonnes casquettes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur Duthion, je vous remercie pour votre présence, pour avoir répondu à nos questions et pour avoir éclairé, autant que faire se pouvait, la représentation nationale sur les sujets que les affaires dont la presse s’est fait l’écho évoquaient pour nous – et non, je le répète, sur ce qui relève du pouvoir judiciaire, car nous observons une stricte séparation entre nos compétences respectives.


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38.   Audition, ouverte à la presse, de M. Maurice Leroy, ancien ministre, ancien député (13 avril 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir d’accueillir, en visioconférence, M. Maurice Leroy, ancien ministre de la ville et ancien député du Loir‑et‑Cher.

Monsieur le ministre, le 9 janvier 2019, après une carrière politique nationale dense, vous avez quitté vos fonctions de député et de vice-président de l’Assemblée nationale pour devenir, si nos informations sont exactes, directeur général adjoint du Grand Moscou chargé des grands projets internationaux. Ce changement de cap a provoqué, dans notre pays, surprise, interrogations et même critiques. Au-delà de votre cas personnel et de votre expérience, que vous aurez l’occasion de nous exposer et de nous expliquer, nous étudions les probabilités, les risques ou les réalités des ingérences étrangères dans notre démocratie ou nos relais d’opinion médiatiques, culturels ou économiques.

Nous avons souhaité vous entendre pour identifier, eu égard à votre expérience de la vie politique nationale et de ses liens avec les relations internationales, ce qui relève de l’influence – acceptable – ou de l’ingérence – inacceptable pour la sécurité de notre démocratie.

La question des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires ou des décideurs de toute nature partis travailler à l’étranger, en particulier pour des régimes peu ou non démocratiques, des régimes autoritaires, voire des dictatures, est revenue à de nombreuses reprises dans nos travaux. Aussi avons-nous souhaité auditionner un certain nombre de personnalités concernées ou que nous percevons comme telles.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Maurice Leroy prête serment.)

M. Maurice Leroy, ancien député. Je suis heureux de retrouver d’anciens collègues membres de votre commission, qui compte aussi de nombreux nouveaux députés que je ne connais pas. Vous avez rappelé mon long passé de parlementaire. J’ai été, à trois reprises, vice-président de l’Assemblée nationale. Je n’ai rien oublié de ma dernière séance, le 19 décembre 2018, pas plus que de l’hommage du président Richard Ferrand et du Premier ministre Édouard Philippe. En vingt-deux ans, je ne crois pas avoir vu souvent l’Assemblée nationale unanime et debout, du Rassemblement national à la France insoumise. C’était émouvant et impressionnant. Je tiens à le dire, pour remercier une nouvelle fois l’Assemblée nationale.

On me qualifie souvent, notamment dans la presse et comme vous l’avez fait dans votre propos liminaire, de directeur général ou directeur général adjoint du Grand Moscou. Il n’en est rien. Je suis parti en janvier 2019. J’ai quitté mon mandat national et mon mandat d’élu départemental du Loir-et-Cher. J’ai tourné la page politique nationale et locale à soixante ans, ce qui n’est pas rien. Je suis venu à Moscou rejoindre une grande entreprise, où je me trouve aujourd’hui, Mosinzhproekt. Pour la commodité de nos échanges, nous pourrons l’appeler MIP. Ce sera plus facile à prononcer, d’autant que je ne parle pas russe.

Je ne dirige pas le Grand Moscou. Je fais partie de MIP. Cette entreprise de 12 000 salariés est l’équivalent de Bouygues, Vinci ou Eiffage pour citer des références françaises. J’ai en charge le développement international de cette entreprise privée, même si son capital émane de la ville de Moscou. J’ai un contrat de travail de droit privé. Je le tiens à la disposition de votre commission. Je n’ai rien à cacher.

Cette entreprise détient le leadership national, en Russie, de l’aménagement de la construction. Grâce à son expérience unique de l’aménagement du Grand Moscou, MIP dispose d’une expertise transversale de la conception et la construction d’infrastructures très complexes jusqu’à la recherche d’investisseurs dans les projets immobiliers. Elle a gagné les appels d’offres des grandes infrastructures du Grand Moscou, dont le métro. Plus de cent gares de métro ont été inaugurées en douze ans, ce qui est exceptionnel.

Non seulement cette grande entreprise privée possède le record mondial certifié Guinness du nombre de tunneliers mobilisés pour un même projet de métro – vingt-trois tunneliers en 2020 –, mais elle a réalisé des sites aussi extraordinaires que le stade Loujniki, reconnu par le président de la FIFA comme le meilleur stade au monde lors du mondial de football en 2018, ou l’ensemble ultracontemporain du parc et de la philharmonie de Zariadié, lequel a été lauréat du prix spécial du jury des MIPIM Awards, les « Oscars » du marché international des professionnels de l’immobilier qui se tient chaque année à Cannes. Cette grande entreprise est donc reconnue par le monde des promoteurs, des architectes et des urbanistes.

Le Grand Moscou, comparable au Grand Paris, est une métropole mondiale de près de 20 millions d’habitants – sa taille a doublé depuis 2010. MIP y est un grand acteur de l’immobilier ; elle est chargée de la construction de la plus haute tour résidentielle en Europe, d’une hauteur de 405 mètres, outre les cent gares intermodales au potentiel aménageable de 14 millions de mètres carrés.

Fort de mon expérience passée de ministre chargé du Grand Paris, je ne doute pas que les responsables de ce projet rêveraient de voir regroupées au sein d’une même structure les compétences de conception stratégique, d’aménagement d’infrastructures, de logement et d’immobilier. En l’occurrence, elles le sont au sein de la grande entreprise qu’est MIP et qu’il m’appartient de développer à l’international. Je m’intéresse donc à ce qui se passe en Inde, au Vietnam, en Turquie ou encore en Égypte.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour nous aider à mieux comprendre votre parcours, pourriez-vous nous détailler les rencontres, les décisions et les expériences qui vous ont permis de nouer des relations professionnelles ou personnelles ayant conduit MIP à vous proposer le poste que vous occupez aujourd’hui ? Comme vous venez de le dire et comme nous l’avons lu dans des déclarations que vous avez faites à la presse, partir à Moscou, dans un pays extrêmement différent et dont vous ne parlez pas la langue, était une décision importante, y compris pour des raisons familiales et personnelles.

M. Maurice Leroy. Je suis parti pour des raisons personnelles et privées, que j’ai toujours pris soin de ne pas partager dans ma vie publique. J’ai refait ma vie sentimentale, et ma compagne est russe. Le vice-maire de Moscou à l’époque, Marat Khousnoulline, connaissant ce lien personnel et privé, m’a fait part de l’occasion d’intégrer cette grande entreprise en janvier 2019. Alors que celle-ci cherchait à se développer à l’international, mon parcours et mon expérience au Grand Paris et au ministère de la ville pouvaient l’intéresser.

S’expatrier, a fortiori dans un pays dont on ne parle pas la langue, n’est pas rien. Mais accepter ce poste me permettait de venir vivre et travailler ici, donc de ne plus être séparé de ma compagne.

En 2011, Sergueï Sobianine, maire de Moscou, s’est rendu en visite officielle à Paris et le préfet Jean-Paul Faugère, directeur du cabinet du Premier ministre, m’a demandé de le recevoir – ce que j’ai fait pendant deux jours. Nous lui avons présenté l’Atelier international du Grand Paris. Le maire de Moscou s’en est ensuite inspiré, en organisant le même concours d’architectes internationaux. Ce sont d’ailleurs deux architectes français, Jean-Michel Wilmotte et Antoine Grumbach, qui ont été lauréats du concours organisé en août 2012 à Moscou. Nous étions aussi allés à La Défense et nous avions présenté le projet du plateau de Saclay. Cette première visite officielle a été mon premier contact avec le maire de Moscou.

Toujours en 2011, Matignon m’a demandé d’inaugurer officiellement le MIPIM à Cannes, ce que j’ai fait. Puis le Quai d’Orsay m’a demandé d’y recevoir deux personnalités moscovites : Marat Khousnoulline – c’était notre première rencontre –, qui était vice-maire de la ville en charge du Grand Moscou et Sergueï Cheremin, directeur des relations internationales de la mairie de Moscou. Dans la mesure où les thématiques étaient similaires pour les deux villes et où les élus de la mairie de Moscou avaient étudié le projet voulu par le président de la République Nicolas Sarkozy, je devais leur présenter la vision historique et les objectifs du Grand Paris. Voilà comment la rencontre s’est faite.

Ensuite, je me suis régulièrement rendu au Forum urbain de Moscou, invité par la ville. Plus exactement, c’est l’ambassadeur de France, Jean de Gliniasty, qui m’a demandé de venir ouvrir le premier Forum urbain international de Moscou en tant que ministre. Je l’ai fait avec grand plaisir. Puis, chaque année, la mairie de Moscou m’a invité. C’est là que j’ai appris à connaître Marat Khousnoulline, toujours vice-maire de Moscou, et nous sommes devenus amis.

Connaissant le lien avec ma nouvelle compagne, Marat Khousnoulline m’a fait part, de mémoire à l’automne 2018, de l’occasion d’intégrer cette grande entreprise pour m’y occuper des relations internationales et de son développement international.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Au cours de cette période, durant laquelle vous avez commencé à remplir les missions que vous avait confiées le Gouvernement puis vous avez noué des contacts réguliers, comment analysez-vous l’évolution des relations entre la France et la Russie, du point de vue diplomatique, politique et économique, mais aussi des liens du personnel politique français avec le pays ? Sauf erreur, vous avez été vice-président du groupe d’amitié France-Russie durant plusieurs mandats.

M. Maurice Leroy. Je n’ai pas toujours été vice-président du groupe d’amitié France-Russie, mais je n’ai jamais renié mon parcours politique de jeunesse, qui est connu et qui a fait couler beaucoup d’encre. Lors d’un meeting en Loir-et-Cher, le regretté sénateur Pierre Fauchon avait affirmé « Momo a traversé la mer Rouge ». J’assume avoir « traversé la mer Rouge ». Je me suis toujours intéressé à la Russie, pour des raisons politiques personnelles.

Je n’ai jamais présidé le groupe d’amitié mais je me souviens de notre collègue René André, remarquable président du groupe d’amitié et député RPR de la Manche. Je n’ai pas été immédiatement vice-président du groupe d’amitié puisqu’il faut gagner des galons pour accéder à ces postes. Je l’ai peut-être été à deux reprises en cinq mandats, de mémoire. Vous savez comment fonctionnent les groupes d’amitié. Il y a des échanges avec les parlementaires. À l’époque, nous recevions les députés de la Douma au Parlement français et nous nous rendions à la Douma. J’ai participé, comme ministre et sous l’autorité de François Fillon, alors Premier ministre, au dernier sommet gouvernemental franco-russe qui s’est tenu au Kremlin, en 2011. Ce sommet n’a ensuite plus eu lieu, puisque la question de la Crimée faisait débat. Les échanges passaient surtout par le groupe d’amitié. Alors que le groupe d’amitié était présidé par une élue socialiste de Bretagne, de mémoire, nous avions été reçus par l’équivalent du président du groupe d’amitié France-Russie, M. Léonid Sloutski.

Dans le cadre du Forum urbain, l’ambassade de France contactait le groupe d’amitié pour trouver des députés ou des intervenants. Le directeur Europe de Bouygues, par exemple, qui parlait russe, a participé à plusieurs tables rondes. Au MIPIM, à Cannes, il y a aussi eu de nombreux échanges entre le Grand Paris et le Grand Moscou. Patrick Ollier y a participé. Une charte de coopération avec Nice Métropole y a été signée par Christian Estrosi et Sergueï Cheremin, directeur des relations internationales de la mairie de Moscou. Et je ne parle pas des échanges culturels – il faudrait interroger les ambassadeurs de France successifs.

Il était donc assez courant et régulier qu’il y ait des échanges entre groupes d’amitié et entre parlementaires. C’est bien normal. Il y a aussi eu des initiatives à Moscou, la plus marquante étant le Forum urbain, qui recevait des délégations étrangères venues du monde entier.

Il faut aussi mentionner le SPIEF, Saint Petersburg International Economic Forum, forum économique dans lequel le MEDEF et les entreprises françaises étaient représentés, à haut niveau. Cela concerne moins les parlementaires, et davantage les entrepreneurs, les grandes entreprises françaises et européennes. L’AEB, Association of European Businesses, qui est en quelque sorte la chambre de commerce européenne, est toujours présente au SPIEF.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Parmi les membres du groupe d’amitié, avez-vous remarqué que certains avaient des échanges plus réguliers et un intérêt plus prononcé ? Avez-vous observé un enracinement des échanges, par goût personnel, par doctrine idéologique ou par conviction ? Avez-vous parfois eu des soupçons ou remarqué des comportements pouvant relever d’une influence forte ou d’une ingérence, au travers de contrats économiques ou d’une forme de gratification – voyages, cadeaux, fréquentations gracieuses ?

Nous avons aussi voulu vous auditionner au titre de votre longue expérience, monsieur le ministre, pas uniquement pour le Grand Moscou. En tant que ministre de la République ou vice-président de l’Assemblée, avez-vous considéré que certains échanges étaient suspects ou non conformes aux valeurs qui devraient les guider ? Quelle analyse faites-vous des relations entre le personnel politique français influent, les autorités russes et les grandes entreprises russes ?

M. Maurice Leroy. Je n’ai jamais rencontré ce problème, aussi loin que je fouille dans mon expérience. Les groupes d’amitié sont souvent le reflet des personnalités qui les président. Selon son président, un groupe d’amitié peut avoir un « encéphalogramme plat », sans aucune activité. Je ne veux pas dénoncer mes anciens petits camarades, mais même le groupe d’amitié France-Russie n’a pas toujours été très dynamique – pour rester élégant. J’ai parlé de René André, car il m’a paru faire un travail formidable de coopération et d’échange.

Comme ministre, je n’ai résolument pas eu à connaître le type de situation que vous évoquez. Ce n’était pas dans mon portefeuille ministériel.

Parmi mes collègues, le plus actif était Thierry Mariani – je sais que vous l’avez auditionné. Il était très présent et effectuait un important, intéressant et passionnant travail d’échange avec la Russie. Tout dépend des présidents de groupe. C’est vrai du groupe d’amitié France-Russie comme de tous les autres. Lorsque les activités sont bien faites, elles s’effectuent en lien avec notre représentation diplomatique – notre ambassade et les ambassadeurs. Ceux-ci jouent tout leur rôle, qui est majeur.

En tout cas, je n’ai pas eu à connaître ce que vous évoquez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Certaines personnalités amies – au sens neutre du terme – estimaient que la relation franco-russe était importante. Comment celle-ci a-t-elle évolué dans le temps, au gré des premières tensions dans le Donbass, de l’annexion illégale de la Crimée et de l’agression militaire de la Russie en Ukraine qui dure depuis plus d’un an ? Avez-vous tenté de jouer un rôle, d’une quelconque manière, pour épauler la diplomatie française dans ces différentes étapes ? Comment avez-vous vécu ces événements ?

Avez-vous considéré, comme l’a fait M. François Fillon, que vous auriez dû démissionner et rentrer en France ? Pouvez-vous nous expliquer votre décision de conserver votre poste et de rester à Moscou ?

M. Maurice Leroy. Je vous remercie de cette question. Elle a tellement traîné dans certains réseaux sociaux que cela permettra de clarifier la situation.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. C’est l’objectif de la commission.

M. Maurice Leroy. La comparaison avec l’ancien Premier ministre François Fillon n’est pas pertinente. Je ne siège pas au conseil d’administration ni au comité exécutif d’une entreprise nationale. Je n’exerce pas de fonctions exécutives. Je suis salarié d’une entreprise privée qui travaille pour le Grand Moscou. Je ne perçois pas de jetons de présence. Comparaison n’est pas raison, disait Talleyrand.

De surcroît, cette entreprise n’est pas sous sanctions. Le cas échéant, cela m’aurait posé un problème de conscience. Cette entreprise n’est pas sous sanctions, et Dieu sait que l’Europe et les États-Unis ont placé beaucoup de monde sous sanctions. On ne le dit jamais dans les réseaux sociaux, mais cette entreprise n’est pas sous sanctions et je tiens à le réaffirmer.

Même durant la pandémie de covid-19, des échanges entre la France et la Russie ont eu lieu. Il y a trois ans, j’ai été à l’initiative d’une charte de coopération et d’échange de bonnes pratiques signée au Forum urbain entre Patrick Ollier, président de la métropole du Grand Paris, et le maire de Moscou pour le Grand Moscou. Nous avions besoin de ces échanges. Ils sont importants.

Selon moi – j’imagine que nous le souhaitons unanimement –, il y aura un « après » cette terrible guerre que j’ai condamnée publiquement, ce qui est plus difficile à faire depuis Moscou et dans ma fonction que depuis un café parisien ou un réseau social parisien dans lequel on ne connaît pas toujours le véritable nom de ceux qui s’expriment. J’ai condamné cette agression, clairement et publiquement. Je siégeais dans l’opposition, mais quand le Président de la République dit quelque chose qui me paraît juste, pourquoi ne pas le soutenir ? Emmanuel Macron a raison de dire qu’il faut maintenir le dialogue. Il rappelle régulièrement que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie.

Il faut des femmes et des hommes capables d’être des bâtisseurs et d’établir des ponts. Pour moi, la Russie est en Europe. Je ne vais pas rappeler les propos du général de Gaulle mais parfois cela ne fait pas de mal de mentionner nos grands dirigeants. Nous devons conserver nos liens, au moins culturels et d’amitié. Vous n’imaginez pas à quel point les cadres et les salariés avec qui je discute dans mon entreprise sont amoureux de la France, des Français, de notre littérature qu’ils connaissent remarquablement.

Quand je fais mes courses et qu’on m’entend parler français au téléphone, de nombreux Russes viennent me voir pour me féliciter d’être resté. Tout le monde n’est pas parti. L’ambassade de France estime que 5 000 familles françaises vivent encore en Russie. Ce sont des femmes et des hommes qui travaillent, comme moi, dans des entreprises françaises, lesquelles sont le premier employeur étranger dans le pays, devant les Allemands. On pourrait dire la même chose des Allemands, des Espagnols ou des Italiens. Heureusement que tout le monde ne part pas ! Il s’agit de défendre les intérêts économiques français. C’est ce qui m’a fait rester, outrer ma vie privée sur laquelle je n’épiloguerai pas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’ai retrouvé la trace de votre condamnation de l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie. À la suite de cette condamnation publique, avez-vous subi des rétorsions ou des pressions de la part du régime russe ? Vu de notre pays, il semble particulièrement difficile, voire impossible de s’opposer aux décisions prises par le régime de Vladimir Poutine et par les entreprises qui lui sont liées.

M. Maurice Leroy. Je n’ai jamais subi ni mesures de rétorsion ni même observations.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Votre long compagnonnage de route d’abord avec l’Union soviétique puis avec la Russie ne peut pas laisser indifférent dans ce contexte. Nous essayons de comprendre comment la Russie orchestre son influence, son interférence, voire son ingérence depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir, avec toute une série de moyens. On parle beaucoup de guerre hybride, menée à l’échelle de la planète, par des grandes puissances et des grands blocs. Outre les stratégies d’influence et de manipulation, le recrutement d’anciens responsables politiques, parlementaires et ministres occupe une place non négligeable dans ces moyens divers qui sont mis au service de la grande confrontation, selon l’expression de Raphaël Glucksmann, entre des puissances et des nations qui n’appartiennent pas aux mêmes alliances.

Est-il vrai que vous avez récemment acquis la nationalité russe ? Nous avons trouvé cette information dans le Wikipédia russe.

M. Maurice Leroy. Ce n’est pas récent. Je l’ai découvert, car ce n’est évidemment pas moi qui l’ai demandé. Un ami français, fonctionnaire du Trésor, m’a envoyé un texto le 22 avril 2021 pour me féliciter. Alors que je lui demandais pourquoi, il m’a répondu qu’il avait lu dans les Izvestia que l’on venait de m’accorder, ainsi qu’à un violoniste et chef d’orchestre allemand d’origine roumaine, le passeport russe. Je ne le savais pas.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. C’est, somme toute, assez récent.

M. Maurice Leroy. Ce passeport m’a été remis administrativement en mai 2021.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La Russie est donc un pays dont on peut obtenir le passeport sans l’avoir formellement demandé ?

M. Maurice Leroy. Oui.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Ah bon ?

M. Maurice Leroy. C’est aussi le cas de ce violoniste. En février, une autre personnalité européenne a obtenu la nationalité russe par décret. J’ai été surpris moi-même, mais c’est fréquent.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dont acte. Je suis surprise. Ce n’est pas anodin. Il ne s’agit pas de la nationalité d’un autre pays de l’Union européenne. En 2021, en Russie et sous le régime de Vladimir Poutine, plusieurs faits de guerre s’étaient déjà produits. Il est étonnant de se voir remettre un passeport, donc la nationalité russe, « à l’insu de son plein gré », sans l’avoir sollicité. N’était-il pas envisageable de la refuser ? Fallait-il considérer cet événement comme anecdotique ou anodin ?

M. Maurice Leroy. Nous nous connaissons bien, madame la rapporteure, et vous savez que je n’ai pas l’habitude de parler la langue de Blois, même si Blois est chère à mon cœur. Je rappelle que nous parlons d’avril 2021. L’Ukraine n’était pas envahie.

J’ai été surpris. J’ai dû aller chercher mon passeport dans une administration, sans cérémonie officielle de remise. Cela n’a pas été utilisé.

Je trouvais délicat de refuser ce qui apparaissait, de la part de nos amis russes à l’époque, comme un remerciement pour le travail que j’avais effectué pour le Grand Moscou. Rétrospectivement, on peut s’interroger, mais nous étions en avril 2021.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je note vos mots : « comme un remerciement ».

Je parlerai franchement, à mon tour. N’avez-vous pas le sentiment que vos anciennes fonctions et responsabilités, votre carnet d’adresses et votre situation personnelle sont utilisés et instrumentalisés, à telle enseigne que l’on vous remercie en vous remettant un passeport russe ? N’est-ce pas un procédé classique de la part de régimes qui ont besoin de s’attacher des fidélités et des concours que d’utiliser certaines bonnes volontés ?

M. Maurice Leroy. Non. La situation est bien plus simple que cela. Je ne suis pas utilisé. Je n’ai rien à voir, de près ou de loin, avec le gouvernement fédéral russe ou avec les décisions nationales. Je travaille dans un groupe comparable aux groupes Bouygues, Vinci ou Eiffage en France. J’ai arrêté de faire de la politique nationale ou locale en janvier 2019. Il va de soi qu’ici, je m’astreins à ne jamais prendre de positions publiques, conformément aux consignes que l’ambassadeur Pierre Lévy a données à toute la communauté française qui travaille en Russie.

J’ai une excellente relation avec lui, comme avec nos autorités consulaires. Je participe aux cérémonies commémoratives ou patriotiques à l’ambassade de France, auxquelles l’ambassadeur m’invite. Pour le reste, je ne prends évidemment jamais position publiquement. Je ne suis en rien utilisé par le gouvernement fédéral russe, à aucun moment. J’imagine que nos services, que je n’ai pas besoin de qualifier de très spéciaux devant cette commission d’enquête, ont dû faire leur travail me concernant. Si je m’étais peu ou prou écarté, je suppose – et j’espère – que j’aurais été rappelé à l’ordre par les autorités françaises. Cela n’a jamais été le cas. Je parle sous le contrôle de l’ambassadeur Pierre Lévy ou de Sylvie Bermann qui était en poste avant lui, lesquels pourraient en porter témoignage.

Parce qu’on a été ministre, on ne devrait plus rien faire ? J’exerce une activité salariée, comme un cadre supérieur d’une entreprise qui ne prend jamais de position publique, ni en Russie ni en France d’ailleurs.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. L’entreprise MIP qui vous emploie n’est pas concernée par les sanctions européennes à l’encontre de la fédération de Russie. En revanche, l’un des personnages dont vous avez parlé à plusieurs reprises, avec lequel vous dites entretenir des liens d’amitié et qui est celui le premier à vous avoir parlé de la possibilité de développer une nouvelle vie professionnelle et personnelle à Moscou, M. Marat Khousnoulline, est concerné par les sanctions en tant que membre du gouvernement. Il est vice-Premier ministre chargé de la construction dans le gouvernement fédéral russe. Le lien d’amitié que vous revendiquez ne fait pas nécessairement de vous une personne suspecte. Mais, quand on a exercé les fonctions qui ont été les vôtres, on devrait s’interroger sur le bien-fondé et la pertinence du maintien d’un tel lien. La Russie n’est pas un pays comme un autre et ce de longue date.

Quant à l’entreprise MIP, ce n’est pas une entreprise privée comme une autre. Son capital n’était pas entièrement privé, si tant est que cette notion existe toujours dans la Russie actuelle où les cercles de pouvoir sont de plus en plus concentrés autour du Kremlin. Forte de sa puissance économique, MIP travaille à développer Moscou, son image et son rayonnement international, ce qui sert aussi la fédération de Russie. Le fait de travailler dans cette entreprise, qui n’est pas tout à fait comparable à une entreprise de BTP française, ne crée-t-il pas un lien de proximité avec la sphère oligarchique autour du maître du Kremlin ?

M. Maurice Leroy. Bien que le capital d’origine de cette entreprise, qui existait déjà sous l’Union soviétique, provienne de la ville de Moscou, il s’agit bel et bien d’une entreprise de droit privé. Mon contrat de travail est de droit privé – j’ai consulté un avocat avant de le signer. Si j’avais un conflit avec cette entreprise, la situation relèverait de la sphère privée et de l’équivalent de nos prud’hommes.

J’ai pris le soin de vérifier qu’aucun élu de la ville de Moscou ne siège ou n’est représenté au conseil d’administration et au comité exécutif de MIP, dont, je le répète, je ne suis pas membre. Je suis salarié chargé de mission auprès d’un des directeurs généraux chargé de la prospective. Dans l’organigramme, je suis rattaché à un directeur général adjoint chargé du développement international.

La société du Grand Paris, on le sait peu, est une société de droit privé alors qu’elle perçoit une taxe affectée décidée à l’époque par mon prédécesseur et ami Christian Blanc, secrétaire d’État chargé du développement de la région capitale – taxe qui avait bien ennuyé Bercy, mais qu’il avait eu raison d’instaurer. C’est vous, chers collègues, qui votez dans la loi de finances cette taxe annuelle sur les bureaux en Île-de-France, laquelle constitue la recette principale de la société du Grand Paris. Pourtant, la société du Grand Paris, qui réunit dans son conseil d’administration les présidents des conseils départementaux et le maire de Paris en personne, est une société de droit privé. Et, à la différence de la société du Grand Paris et même si son capital originel est public, MIP est une entreprise réellement privée. C’est la raison pour laquelle je fais l’analogie avec Bouygues, Eiffage ou Vinci. Aucun élu ne siège dans son conseil d’administration. MIP est autonome et indépendante. Elle détermine son développement avec ses administrateurs.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dont acte.

Vous avez évoqué nos services qui s’intéressent, parmi leurs très nombreuses missions, aux ingérences étrangères. Compte tenu des responsabilités qui furent les vôtres en France, y compris au gouvernement de la République, n’avez-vous pas tenté d’avoir un contact, ou éventuellement un simple avis auprès d’un membre de nos services, avant d’accepter d’intégrer comme salarié une entreprise russe dont les activités, comme la participation à des salons, continuent certainement à servir une certaine idée de la Fédération de Russie ? N’avez-vous pas pensé qu’il fallait s’interroger ou interroger qui de droit ?

M. Maurice Leroy. Je me suis évidemment renseigné quand on m’a fait cette proposition. Les informations que j’ai recueillies sont exactement celles que je viens d’exposer. MIP est une grande entreprise du bâtiment et de travaux publics.

S’agissant des salons, il y a plus d’un an, avant l’invasion de l’Ukraine, vous n’auriez pas posé ce type de question. On ne peut pas reprocher à une grande entreprise comme MIP de participer à des salons dédiés à la construction pour conquérir des marchés ; les entreprises françaises le font aussi. Les salons internationaux sont un moyen de se faire connaître

On surestime MIP, qui n’est pas du tout dans une stratégie de soft power. Elle compte 12 000 salariés qui construisent, bâtissent, et n’ont rien à voir avec la politique fédérale. Le PDG est un ingénieur comme il en existe de nombreux dans le comité exécutif. Ce sont des bâtisseurs et des constructeurs. Ils s’occupent de la construction du métro et rénovent des constructions. Quand j’échange avec mon ami Jean-Louis Borloo, je lui dis qu’ici, ils ont un « Borloo XXL » pour la rénovation des logements sociaux. Ils ne s’occupent pas de politique internationale.

Les renseignements que j’ai obtenus me permettaient d’intégrer cette entreprise sans aucune difficulté. Cela n’a jamais fait l’objet d’observations de la part de nos services de l’ambassade, que je rencontre fréquemment. Cela ne pose aucune difficulté.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Il peut y avoir des interrogations quant au bien-fondé de choix professionnels de ce type quand on a été ministre ou quand on a exercé de hautes fonctions dans l’État français. Je parle d’une époque qui précédait l’invasion guerrière de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

Vous avez parlé de l’importance de garder les liens et de bâtir des ponts avec la Russie pour l’avenir. Vous avez même évoqué la défense des intérêts économiques français, dont vous seriez partie prenante en exerçant vos fonctions au sein de MIP. Ai-je bien entendu ?

M. Maurice Leroy. Oui. Nous devrions nous en réjouir, en tant que Français – je m’adresse à la représentation nationale.

Nos entreprises françaises doivent-elles quitter la Chine, dont chacun connaît le régime ? Pourquoi le Président de la République rencontre-t-il le président Xi ? La défense des intérêts français est une question fondamentale. Si Auchan ou Leroy Merlin, qui sont des fleurons français, quittaient la Russie, savez-vous qui prendrait leur place ? Sans doute Alibaba et d’autres entreprises chinoises. Ferons-nous une nouvelle commission d’enquête pour comprendre comment nous avons perdu ces parts de marché ?

Notre collègue Anne Genetet, députée de la circonscription qu’elle connaît bien, rencontre régulièrement nos dirigeants d’entreprise. Ce n’est pas rien d’être le premier employeur étranger ici. Le jour où Auchan ou Leroy Merlin fermera, cela aura fatalement un impact sur l’emploi en France.

J’assume de dire que je défends les intérêts français.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Connaissez-vous Charles d’Anjou ? Quelle est la nature des relations que vous entretenez avec lui ?

M. Maurice Leroy. Je l’ai connu il y a un temps, puis j’ai perdu sa trace. Je l’ai connu à Moscou et croisé dans des cérémonies à l’ambassade de France ou dans la communauté d’affaires française quand il était responsable de la sécurité de Leroy Merlin. Je sais qu’il est ensuite reparti en France et vers d’autres horizons. Je n’ai plus de liens avec lui.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nos modestes moyens d’investigation nous ont permis de vous identifier à Moscou le 8 février 2019, sur une photographie, en sa compagnie ainsi que celle de M. Gérald Autier. Parliez-vous de cette époque ou de temps plus anciens ou plus récents ?

M. Maurice Leroy. Gérald Autier est un financier. Nous avons dîné ensemble à Moscou, tout à fait normalement, à cette période-là. Ce doit être depuis ce moment que je n’ai plus vraiment eu de nouvelles de Charles d’Anjou. À l’époque, il était responsable de la sécurité du groupe Leroy Merlin, ou adjoint au responsable – je ne sais plus quel était son titre exact.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Dans le contexte de guerre en Ukraine, comment justifiez-vous de travailler pour un projet dont l’objectif est de promouvoir la ville de Moscou et, ce faisant, de servir les intérêts de l’économie russe ? Le Premier ministre François Fillon, d’abord réticent à quitter son poste, a fini par démissionner devant l’avalanche de critiques.

Votre nationalité française et votre parcours politique respectable ne sont-ils pas un faire-valoir pour le pouvoir russe désireux de se rendre présentable sur la scène internationale ?

M. Maurice Leroy. Comme je l’ai expliqué, je ne suis en rien un faire-valoir. Les autorités françaises pourront en porter témoignage. On ne m’utilise pas. Je ne suis pas mis en avant – je comprendrais vos interrogations si je l’étais. Je ne siège pas au conseil d’administration d’une société nationale. Cela n’a rien à voir. J’ai déjà répondu à ces questions. Je ne suis pas Gerhard Schröder qui siégeait une fois par mois au conseil d’administration d’une entreprise russe. Je vis et je travaille à Moscou depuis janvier 2019. Je ne suis le faire-valoir de personne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous dites que vous n’êtes pas un faire-valoir. Pouvez-vous préciser ce que l’on pourrait entendre par là, pour éclairer la représentation nationale et nos concitoyens ? N’êtes-vous pas invité à des cérémonies du régime russe, de la mairie de Moscou ou du Grand Moscou ? À ces occasions, n’êtes-vous pas présenté en tant qu’ancien ministre ? N’êtes-vous pas utilisé d’une quelconque manière, sans être nécessairement manipulé ?

N’êtes-vous pas valorisé dans les médias russes, non pas pour la propagande russe à l’extérieur mais pour la communication ou la propagande dans le pays, afin de montrer qu’une personnalité qualifiée étrangère travaille pour une entreprise russe jouant un rôle important dans la prospérité russe ?

M. Maurice Leroy. Les seules cérémonies publiques ou privées auxquelles j’assiste sont celles du 8 mai, du 14 juillet et du 11 novembre, c’est-à-dire les cérémonies traditionnelles patriotiques et commémoratives qui se tiennent à l’ambassade de France. C’est facilement vérifiable par les services de l’ambassade de France.

Je ne suis jamais invité à des cérémonies russes. Je n’ai aucune raison de l’être, puisque je ne suis pas employé par la mairie de Moscou. De surcroît, je ne parle pas russe. J’ai ma vie de cadre supérieur. Certes, je suis ancien ministre. Mais je ne suis pas utilisé et l’on ne me voit jamais dans les médias russes.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Le 12 février 2022, vous avez partagé un tweet de l’ambassade de Russie à Paris qui accusait les médias occidentaux, quelques jours avant l’invasion russe, de désinformation quant aux intentions de la Russie en Ukraine : « Maurice Leroy retweeted Russie en France – Exemple de publication de la vaste campagne de désinformation des médias occidentaux propageant la thèse d’une prétendue invasion de l’Ukraine par la Russie en préparation. »

Pouvez-vous revenir sur ce tweet et les raisons qui vous ont poussé à le diffuser ? Êtes-vous toujours en accord avec ce retweet, ou regrettez-vous les agissements de ceux qui ont contribué à relayer la propagande du Kremlin ?

M. Maurice Leroy. Je regrette de l’avoir retweeté. Vous ne pouvez d’ailleurs pas citer d’autres tweets de cette teneur ensuite. Quant au fait que c’était quelques jours avant l’invasion russe, je pourrais citer une liste impressionnante de personnes qui, comme moi, pensaient que cette invasion était impossible et n’aurait jamais lieu, y compris au plus haut sommet de l’État français.

Je regrette d’avoir effectué ce retweet à l’époque. Je n’aurais pas dû, que les choses soient claires, mais il arrive que l’on fasse des bêtises.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). J’entends vos regrets, mais je puis vous affirmer que quelques jours avant, nous étions nombreux à avoir des certitudes sur l’imminente invasion russe puisque les troupes se massaient par milliers à la frontière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Qu’est-ce qui vous a poussé à retweeter ce message ? Vous avez indiqué qu’il s’agissait d’une bêtise, mais confirmez-vous que personne ne vous a demandé d’intervenir ? Vous ne vous êtes pas senti, d’une manière ou d’une autre, obligé de communiquer ? Il importe que les faits établis par cette commission soient clairs.

M. Maurice Leroy. J’ai fait cette bourde et cette bêtise tout seul, sans l’avis de personne. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas de ceux, même dans mon propre parti, qui ont le doigt sur la couture du pantalon. Il m’est arrivé de relayer d’autres tweets. Hélas, on agit parfois un peu mécaniquement. Je reconnais que c’était une faute de ma part, à tout le moins, une erreur, que j’ai commise seul. Personne ne me tient jamais la main pour accomplir telle ou telle action. Ce n’est pas du tout mon style.

À l’époque, j’avais voté contre le quinquennat malgré les injonctions du président Valéry Giscard d’Estaing, de François Bayrou et d’autres. Vous pourrez revoir le scrutin public : nous ne sommes pas nombreux sur les bancs de l’Assemblée nationale à l’avoir fait.

Je ne me laisse pas dicter ma conduite, pas plus en France qu’ailleurs.

Mme Anne Genetet (RE). Cher collègue, je suis ravie de vous retrouver après vous avoir rencontré à Moscou depuis que vous y avez pris vos fonctions. Je connais bien la présence française en Russie. La situation est plus complexe que beaucoup ne peuvent l’imaginer, et chaque entreprise trouve sa manière de la gérer alors que la France condamne l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Je n’ai pas de doute quant au fait que la plupart de nos entreprises, en tout cas leurs sièges sociaux en France, la condamnent aussi.

Vous avez répété que vous ne parlez pas russe. Vous avez décrit MIP comme une entreprise de bâtisseurs et d’ingénieurs et je ne crois pas que vous le soyez vous-même. Vous y êtes chargé du développement. Qu’est-ce qui a incité les Russes à choisir un Français qui ne parle pas russe et qui n’a pas d’expérience de bâtisseur ? Même si vous avez une expérience de ministre de la ville, c’est une expérience politique et non technique. MIP aurait pu vous demander conseil, vous faire travailler comme consultant pour un projet temporaire – cela se pratique souvent –, puis embaucher un Russe, qui parlait russe et pouvait interagir avec les différentes parties pour développer l’entreprise et ses relations internationales ? Il ne doit pas être simple de communiquer avec vos collègues et avec votre environnement. Comprenez que le choix de MIP puisse interroger notre commission.

M. Maurice Leroy. Je partage vos propos, qui reflètent exactement ce que j’ai exprimé ou voulu exprimer quand je parlais des intérêts français à Moscou.

Vous posez une bonne question sur les motivations de MIP pour me recruter. L’entreprise a changé de direction générale. Les nouveaux directeurs généraux parlent anglais – ce qui n’est pas le cas de tous les Russes. Ainsi, même si je ne parle pas russe, nous échangeons en anglais. C’est le cas avec le directeur général adjoint auquel je suis rattaché et qui est chargé de la prospective. La langue n’est pas un problème. Il suffit d’avoir un interprète lors des réunions très techniques. Pour le reste, dans la mesure où j’ai en charge le développement international, il n’y a pas de barrière de la langue du fait de ma pratique de l’anglais.

L’entreprise a parfaitement conscience qu’elle doit travailler en interne pour adopter les canons internationaux et pallier son manque d’expérience. C’est mon expérience du Grand Paris, de la politique de la ville et de la présidence d’un département – qui construit des collèges et joue un rôle de bâtisseur comme toutes les collectivités départementales – qui l’a intéressée, ainsi que le fait que je puisse l’aider à bâtir un projet de développement à l’international.

Le Grand Moscou, Anne Genetet le sait, avance très vite. Plus de cent gares intermodales et une boucle de soixante et onze kilomètres de métro ont été inaugurées. C’est la première ligne de cette taille, devant la Chine. Mais la recette tirée des travaux du métro prendra fin d’ici 2030. MIP cherche donc à se projeter à l’international, forte de ses savoir-faire. Elle a considéré – c’est ce que m’ont dit ses dirigeants quand ils m’ont recruté – que c’était un atout de recruter un Français ayant occupé des fonctions importantes et ayant l’expérience du projet du Grand Paris, très connu à l’international – les autres capitales et métropoles l’étudient. Je suis récemment allé à Manille, qui est la sixième métropole mondiale. J’ai pu montrer le savoir-faire de MIP au maire et aux autorités de la ville.

Mme Anne Genetet (RE). J’entends vos réponses, mais vous avez indiqué que vous défendiez les intérêts français. Je suis la première à dire à considérer que les Français résidant à l’étranger font rayonner et vibrer le mot « France » par le seul fait d’être français. Vous êtes certainement l’un des 2,5 millions de Français vivant à l’étranger, dont je fais partie, qui contribuent à faire exister la France.

Or quand vous partez à Manille, vous le faites pour défendre l’entreprise MIP. Vous y allez pour illustrer la façon dont cette entreprise a pu développer aussi rapidement le Grand Moscou. Il ne s’agit plus d’intérêts français, d’économie française ou d’entreprises françaises. Sommes-nous d’accord pour considérer que dans ce cas, vous travaillez pour l’économie russe ?

M. Maurice Leroy. Pas uniquement. L’objectif des projets à l’international est d’adosser MIP à des groupes français comme Vinci ou Eiffage, même s’il n’y a encore rien de concret. Quant à Manille, c’est un prospect à ce stade.

Le groupe Vinci vient d’achever la construction de l’autoroute qui relie Moscou à Saint-Pétersbourg. MIP est intéressée par des coopérations internationales, en constituant des joint ventures entre des groupes français. Certes, la période ne le permet pas. Mais nous souhaitons tous qu’il y ait un « après », d’abord parce que cela signifierait le retour de la paix. Le moment venu, il faudra retrouver les coopérations qui existaient auparavant.

J’ai par exemple organisé une coopération avec Suez pour l’élimination des déchets que MIP traitait à Moscou. Quand je dis que je défends les intérêts français, je le prouve. Même si les sanctions conduisent à leur mise entre parenthèses, rien n’indique que les coopérations ne pourront pas reprendre plus tard, dans ce que j’appelle « l’après ».

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Connaissez-vous l’ancien député Jean-Pierre Thomas, devenu président d’une grande entreprise russe qui produit de l’aluminium, Rusal ?

M. Maurice Leroy. Je le connais très bien. C’est le président Nicolas Sarkozy qui me l’a présenté. J’ai rencontré Jean-Pierre Thomas au salon économique de Saint-Pétersbourg lorsque j’avais organisé, avec le président Sarkozy, une rencontre avec les communautés d’affaires française et russe – en 2019 ou 2020, de mémoire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Cette vérification me permet de vous poser de manière différente ma question initiale concernant l’évolution des relations entre le personnel politique français et le monde russe des affaires. Dans votre témoignage, vous avez évoqué la demande de François Fillon d’accueillir des personnalités russes en France, puis la demande du Quai d’Orsay à Cannes. Lors des différentes auditions que notre commission a menées, nous avons eu le sentiment qu’étaient décrites des relations économiques fortes lors des mandats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, dans des domaines particuliers comme l’énergie ou le BTP et avec des sociétés russes liées, de près ou de loin, au régime.

Vous avez comparé votre entreprise russe aux grandes entreprises françaises de BTP. Ce n’est pas leur faire offense de dire qu’elles ont des liens de fait, souvent assez forts, avec les gouvernements. Bouygues est ainsi venu au secours d’Alstom en 2005 en montant à son capital à la demande de Nicolas Sarkozy. Il n’y avait rien de secret, la manœuvre ayant été soumise à l’approbation de la Commission européenne. Le BTP est rarement indépendant du monde de la politique, compte tenu de l’ampleur des marchés publics et des décisions prises.

Je ne juge pas le passé au prisme du présent, mais nous avons vu l’évolution du régime russe. N’y a-t-il pas eu une certaine naïveté, sans qu’il y ait nécessairement de corruption ou de volonté des acteurs français de mal faire ou de trahir leur pays, dans l’intensification de liens économiques avec des entreprises russes liées de près ou de loin au pouvoir, au risque de nous placer dans une situation de dépendance et de compromettre notre liberté dans les décisions et les sanctions que nous pouvons prononcer contre le régime russe ? La France n’est pas la seule concernée. Vous avez cité l’exemple de M. Schröder.

M. Maurice Leroy. Vous avez tout dit ! Vous avez raison de considérer qu’il existait des liens très forts. Mon expérience permet d’en témoigner.

Je me souviens d’une remarquable intervention de Mme Carrère d’Encausse devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale – il est intéressant de l’entendre tant elle a une parfaite connaissance du pays. Les liens d’amitié et de coopération avec la Russie sont multiséculaires. Ce qui se passe est terrible et dramatique pour la relation franco-russe.

Comme vous le dites vous-même, je ne vois pas de malice. Les liens économiques étroits ont à voir avec les liens d’amitié multiséculaires entre la France et la Russie. Dans une interview récente, Henry Kissinger raconte qu’il a toujours tenté de faire en sorte qu’on ne mette pas la Russie dans les mains de l’empire chinois. Ce propos est pleinement pertinent.

Je ne vois pas où serait l’ingérence. Vous avez évoqué les liens économiques sous les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, mais ils ont perduré sous celles de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Anne Genetet l’a très bien dit : il y va de la défense des intérêts économiques français.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Des groupes qui sont associés au régime russe commettent des actes d’hostilité contre notre pays tels que des attaques informatiques, des demandes de rançon ou des pillages. L’Assemblée nationale a été victime d’une attaque informatique, certes bénigne, la veille du vote de la proposition de résolution visant à reconnaître l’Holodomor comme génocide. Des hôpitaux français sont régulièrement attaqués, ce qui met en cause la sécurité sanitaire des patients ou entraîne des pertes de chance en matière de soins.

Mon rôle n’est pas de sonder les cœurs et les reins. Avoir des liens économiques avec des régimes contestables comme la Chine ou l’Arabie saoudite – la liste est malheureusement longue – est une chose. C’en est une autre d’aller travailler dans ces pays, de s’y maintenir et d’y vivre. En Russie, les contraintes démocratiques doivent être éloignées des libertés publiques dont vous avez eu l’habitude de jouir en France. Ne vous êtes-vous pas interrogé sur l’équilibre entre le maintien des relations économiques avec la Russie et le fait que votre présence dans ce pays pourrait s’apparenter à une forme de caution, même si ce n’est pas votre volonté ?

M. Maurice Leroy. J’ai démontré et expliqué que ce n’est absolument pas le cas.

Pour le reste, ce n’est pas moi mais le Président de la République qui affirme régulièrement que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie.

Je ne suis caution de personne dans le régime. On me prête plus d’importance que je n’en ai, je le dis sincèrement. Je fais mon travail, en télétravail comme c’était le cas durant la pandémie de covid-19 ou dans l’entreprise qui m’emploie. Je n’ai rien à voir avec ce qui se passe au plan national.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je vous remercie pour votre sincérité et votre franchise. Comme vous l’avez dit, vous n’avez pas la langue de bois


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39.   Audition, ouverte à la presse, de MM. Charles d’Anjou, président du média Omerta et Régis Le Sommier, directeur de la rédaction (13 avril 2023)

.M. le président Jean-Philippe Tanguy. Mes chers collègues, nous recevons M. Charles d’Anjou, président du média Omerta, en visioconférence, et M. Régis Le Sommier, rédacteur en chef.

Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation. Comme vous le savez, notre commission travaille depuis plusieurs mois déjà sur les ingérences de plusieurs puissances étrangères dans la vie politique, économique et auprès des relais d’opinion de notre pays. Elle s’est naturellement concentrée sur certaines zones géographiques hostiles ou soupçonnées d’entretenir des formes d’ingérence, en particulier l’espace anciennement soviétique.

À ce titre, elle s’est intéressée aux ingérences étrangères potentielles ou avérées dans la presse et dans les réseaux sociaux. Le média Omerta que vous dirigez est de création récente. Il est diffusé principalement en ligne, mais il existe également un magazine papier.

Du fait de son titre et de sa ligne éditoriale jugée par certains très proche des positions du régime russe, il suscite des interrogations sur lesquelles nous souhaiterions recueillir vos explications et votre témoignage.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Charles d’Anjou et Régis Le Sommier prêtent serment.)

M. Régis Le Sommier, directeur de la rédaction d’Omerta. Je suis directeur de la rédaction du média Omerta, lancé en novembre 2022. Depuis six mois, nous avons produit divers contenus, dont une majorité de documentaires puisqu’il s’agit du principal objectif de notre média. Vous avez également mentionné la création d’un magazine trimestriel au format papier.

Il est sans doute utile que je revienne sur l’historique de ma carrière. J’ai cinquante-quatre ans. Je suis journaliste grand reporter depuis une vingtaine d’années. J’ai travaillé pour Paris Match pendant vingt-sept ans, durant lesquels j’ai couvert de nombreux conflits, comme l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie ou encore le Sahel. J’ai également été correspondant de la rédaction de Paris Match aux États-Unis pendant six ans. Deux de mes enfants y vivent toujours, et c’est aux États-Unis que j’ai décidé de m’orienter vers le reportage de guerre puisque j’ai fait mes premières armes dans ce domaine lors de ma couverture du conflit en Irak dans les années 2000.

Ma collaboration avec Paris Match s’est interrompue en juin 2020, lorsque j’en ai été licencié pour des raisons que je ne souhaite pas détailler mais qui sont sans rapport avec mes compétences professionnelles. Par la suite, j’ai réalisé deux documentaires sur l’Afghanistan lors de la chute de Kaboul et du retour des talibans pour Canal Plus et j’ai travaillé pour la rédaction de RT France durant six mois, jusqu’à sa fermeture. Après trois mois de chômage, j’ai rejoint la rédaction du média Omerta que nous avions décidé de créer. Lors de ma carrière à Paris Match, j’avais déjà eu l’idée de décliner mes reportages sur des supports digitaux : c’est ce que me permet Omerta, dont la ligne éditoriale, qui donne la priorité au terrain, reflète mes convictions journalistiques. Depuis que je travaille pour Omerta, j’ai réalisé des reportages sur le front en Ukraine, sur le Kosovo et sur l’Afghanistan – ce dernier sera prochainement disponible en ligne.

M. Charles d’Anjou, président du média Omerta. J’ai quarante et un ans. J’ai deux enfants, et je suis entrepreneur. Mon premier séjour en Russie date de mon stage de fin d’études de master 2 en géopolitique à la Sorbonne. C’est un pays que je connais bien, dans lequel j’ai vécu plusieurs années jusqu’en 2014, date à laquelle je suis rentré en France pour trois ans. J’ai été politiquement engagé au sein de l’UMP et le suis désormais auprès des Républicains. J’étais candidat aux législatives en 2017.

En 2018, j’ai décidé de partir à Moscou pour reprendre une vie professionnelle active et de redévelopper mes affaires, que j’ai toujours menées à l’international, notamment dans les pays de l’Est – en particulier en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan et en Roumanie –, mais aussi en Afrique, notamment en Libye. Mes activités relèvent du domaine de la sûreté et de la sécurité. Je travaille essentiellement pour des groupes français, allemands et italiens présents en Russie, en Ukraine ou au Kazakhstan. Je n’ai jamais eu de clients russes, qu’ils soient publics ou privés.

En janvier 2022, j’ai échangé à Paris avec la reporter de guerre Liseron Boudoul, avec qui je suis ami. Elle cherchait des idées de sujets de reportage en Russie. Nous pensions notamment à couvrir la question des champs d’extraction du Grand Nord russe, à Yamal, jusqu’à la terminaison du pipeline Nord Stream 2 en Allemagne, ou encore le conflit gelé du Donbass. Avec l’accord de sa rédaction, elle a entrepris de réaliser une série de reportages d’une dizaine de jours. Je l’ai aidée à organiser son voyage en remplissant sur le site internet des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk les demandes d’accréditation nécessaires pour se rendre dans le Donbass. Lorsque nous avons reçu la confirmation de l’accréditation, je l’ai accompagnée dans ses déplacements en tant que chauffeur et traducteur. Nous sommes entrés dans le Donbass le 5 février. Accompagnés d’un cameraman, nous avons réalisé dix jours de reportage, jusqu’au 24 février, date à laquelle nous avons été réveillés par un coup de téléphone de la rédaction de Liseron Boudoul nous alertant du déclenchement de la guerre.

Étant donné qu’il était très difficile pour la rédaction d’organiser une relève dans un laps de temps réduit, j’ai accepté de rester avec la reporter et le cameraman pour les accompagner dans leur travail. Nous avons passé près de trois mois dans le Donbass pour suivre les opérations de l’armée russe, jusqu’à la bataille de Marioupol. Nous avons réalisé une trentaine de reportages, essentiellement pour le « 20 heures » de TF1. J’ai joué le rôle de chauffeur et d’interprète lorsque cela était nécessaire. Le montage des reportages était effectué par la journaliste et le cameraman. Aucun des reportages n’a été coupé à Paris ni n’a fait l’objet de critiques. Ils visaient à donner la parole aux seuls faits.

Je suis ensuite rentré à Moscou pour reprendre ma vie professionnelle et familiale. Dans le Donbass, nous avions filmé chaque jour entre quatre et cinq heures de rushes, pour des reportages qui duraient seulement trois à quatre minutes : j’avais donc le sentiment que beaucoup de ce que nous avions filmé pourrait être utilisé dans le cadre de formats longs à destination d’un public français que je savais intéressé par ces théâtres d’opérations.

J’ai commencé à travailler sur le projet au mois de juillet. J’ai contacté Régis Le Sommier, que j’avais rencontré en 2018. En effet, outre les questions de financements, il importait que le média soit incarné par un journaliste professionnel capable d’organiser une rédaction et doté d’une expérience du terrain. Son profil était particulièrement rare.

J’ai monté les sociétés au mois d’août – soit très rapidement. Nous avons commencé à travailler dès le 1er septembre et le média a été lancé le 16 novembre avec la mise en ligne de trois documentaires.

Omerta n’est pas un projet caritatif. Comme toutes les entreprises que j’ai montées, ce projet doit être pérenne sur le plan financier au bout d’un an. Nous ne recevons aucune subvention : tous les fonds injectés sont des fonds propres. Le modèle économique de ce média n’est pas celui d’une chaîne YouTube : il est financé par un abonnement payant – qui s’élève à 4,99 euros par mois – et ses contenus exclusifs sont réservés aux abonnés.

J’ai donc deux missions. Je dois d’abord réaliser les objectifs financiers en atteignant 20 000 abonnés payants en fin d’année pour que le média puisse se développer. Nous en comptons actuellement 10 000. Les ventes du magazine trimestriel au format papier ont très bien fonctionné, puisqu’elles atteignent 15 000 exemplaires. Par ailleurs, j’ai pour rôle d’accompagner les journalistes qui se rendent sur le terrain pour servir de chauffeur et d’interprète, comme je l’ai fait auprès de Régis Le Sommier sur la ligne de front au Donbass en janvier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’omerta désigne la loi du silence dans les sociétés gangrenées par la mafia. Votre média est francophone : je ne comprends pas en quoi ce terme s’applique à notre société.

M. Régis Le Sommier. Ce choix part d’un constat. Notre souhait est précisément de briser l’omerta en apportant un éclairage sur des zones difficiles d’accès ou des thématiques qui nous semblent insuffisamment traitées dans le paysage médiatique. Ainsi, nous venons de passer quinze jours en Afghanistan. C’est un pays dans lequel il est particulièrement difficile d’évoluer : il est nécessaire d’y avoir des contacts – ce qui était mon cas.

De même, nous avons publié un documentaire sur la transidentité réalisé par notre reporter Amélie Menu, qui travaille actuellement sur l’addiction aux films pornographiques. Il s’agit de sujets peu traités, alors même qu’ils agitent la société. Nous voulons tendre le micro à des acteurs de ces domaines pour apporter une meilleure compréhension de ces phénomènes.

Lors de notre rencontre avec les talibans, nous les avons entretenus du sort de l’un de nos confrères actuellement détenu par le régime. Nous jugeons que l’Afghanistan est un sujet délaissé – même s’il est naturel que la guerre en Ukraine ait largement occupé l’espace médiatique. L’Éthiopie ou la Syrie, de même, sont devenues de véritables trous noirs médiatiques : il est important pour nous de continuer à nous rendre dans ces zones pour y suivre ce qui s’y passe, sans nous soumettre à l’actualité telle qu’elle nous est dictée.

M. Charles d’Anjou. Nous souhaitons en effet traiter des sujets qui ne sont pas traités – ou qui ne peuvent pas l’être – par d’autres médias. Certaines thématiques sont nationales : c’est le cas du wokisme, de la pornographie ou de l’immigration ; d’autres sont internationales. Nous nous apprêtons par exemple à sortir des reportages sur l’Afghanistan et le Liban.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Le montage de ce média dans des délais très rapides a fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse. Il est difficile de pénétrer dans le marché médiatique, et la concurrence y est rude. Il faut généralement du temps pour s’installer. Vous comptabilisez d’ores et déjà 10 000 abonnements. Pourriez-vous revenir sur le montage financier et juridique de votre entreprise médiatique ?

M. Charles d’Anjou. J’ai créé une holding qui détient une filiale, Omerta. Le budget sur un an s’élève à 1 million d’euros, dont 500 000 ont déjà été versés. La totalité, à l’euro près, provient de fonds personnels. Contrairement à ce que certains journalistes ont sous-entendu, nos fonds ne comptent pas un seul centime d’argent étranger.

La pérennité du média à un an dépend de la réussite de plusieurs objectifs. D’abord, nous devons comptabiliser un certain nombre d’abonnements payants, qui donnent accès à l’application et au contenu exclusif en version longue de nos reportages. En outre, nous devons réaliser nos objectifs financiers pour le magazine papier. Les 15 000 exemplaires vendus nous ont rapporté 225 000 euros. Il s’agit donc d’un support commercial intéressant, qui renforce l’entreprise sur le plan financier. Enfin, nous avons besoin de l’agrément du ministère de la culture, car il donne droit aux cartes de presse mais aussi à une TVA réduite. Sur un an, l’agrément représente environ 200 000 euros. Son obtention est fondamentale à la pérennité du média. Or, la publication de plusieurs articles critiquant Omerta – dont ceux du Monde, de Libération et de Télérama sont diffamatoires, et contre lesquels j’ai déposé plainte – a conduit à l’ajournement par le ministère de la culture de l’obtention de cet agrément alors même que nous remplissions toutes les conditions pour l’obtenir. Il est expressément indiqué que cet ajournement a été décidé sur la base de l’article du Monde du mois de janvier.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Confirmez-vous que le budget de 1 million d’euros provient de vos fonds personnels ? Il s’agit d’une somme importante : comment avez-vous pu l’assembler aussi rapidement ? Provient-elle de vos activités professionnelles ? Est-ce un héritage ? Nous avons auditionné M. Maurice Leroy, qui nous a indiqué vous avoir rencontré alors que vous étiez responsable de la sécurité à Leroy Merlin à Moscou.

M. Charles d’Anjou. Elle est le fruit de quinze années de travail. J’ai été salarié de Leroy Merlin en Russie durant six mois – il s’agit de la seule activité salariée que j’aie occupée durant toute ma carrière. Par la suite, j’ai seulement exercé des activités d’entrepreneur. Depuis 2014, la Russie est sous sanctions ; depuis le début de la guerre, les banques russes le sont également. Il est donc absolument impossible d’envoyer un seul euro depuis la Russie vers un compte en France.

J’ai des activités et des sociétés en Russie et dans d’autres pays. Je suis fiscalisé à l’étranger. Ma situation est parfaitement légale. Il est évident qu’une société comme Omerta n’aurait pas pu exister si l’origine des fonds n’avait pas été totalement claire.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Les sanctions ont en effet rendu les mouvements bancaires compliqués, voire impossibles, entre la Russie et notre pays. Comment avez-vous donc pu financer des activités en France à partir de fonds générés par vos activités en Russie ?

M. Charles d’Anjou. Il est possible d’être fiscalisé à l’étranger et de détenir des comptes en France. L’argent qui a financé Omerta ne provient pas de comptes situés en Russie. Cet argent se trouvait sur des comptes en France ou dans l’Union européenne. Il n’y a pas de liens entre mes activités en Russie et les fonds qui ont financé Omerta.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ce sont donc des fonds que vous avez accumulés par vos activités professionnelles avant votre arrivée en Russie en 2006…

M. Charles d’Anjou. Oui, ou après cette date, mais qui n’ont rien à voir avec mes activités professionnelles en Russie.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous souhaitions également vous interroger sur vos liens avec le média Livre noir, qui a émergé de manière très rapide peu avant l’élection présidentielle de 2022 et dont l’activité a diminué depuis cette échéance. Vous auriez partagé un local et des employés avec ce média. Quels sont vos liens avec Livre noir, qui a joué un rôle non négligeable dans l’élection présidentielle en choisissant notamment de couvrir un nombre de candidats réduits ?

M. Charles d’Anjou. Ce qui a été dit par la presse est partiellement vrai : Livre noir a connu un développement fulgurant, en recevant des personnalités de tous bords – y compris des députés macronistes comme Mme Bergé.

Je n’ai pas d’implication dans ce média ; je n’en suis pas actionnaire. Contrairement à ce qu’ont prétendu certains journalistes, je n’ai jamais fait de proposition de rachat de Livre noir. Mon seul lien avec ce média est la relation que j’entretiens avec son président. Après avoir passé quinze jours en Ukraine à Jitomir et à Odessa avec ses équipes, il a souhaité réaliser un reportage du côté de la frontière russe. Je l’ai rencontré pour la première fois au mois de mars à Donetsk. Nous sommes devenus amis. La situation interne de Livre noir est en effet compliquée. Par amitié, j’ai voulu l’aider.

Nous n’avons pas partagé de local : quand j’ai créé la société au mois d’août, j’avais besoin d’une adresse en France pour le greffe. Erik Tegnér a gentiment accepté de me donner son adresse personnelle, qui a ensuite été modifiée lors de la création de la société, puisque nous avons désormais des bureaux qui accueillent notre activité et qui sont le siège des deux sociétés à Boulogne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La première édition de la version papier d’Omerta était consacrée à la guerre en Ukraine. Pourquoi avez-vous fait ce choix – d’autant que le sujet est déjà largement couvert par la presse ?

M. Régis Le Sommier. Le magazine Omerta propose un reportage, dont le sujet est assez rare : il est consacré à la ligne Svatove-Kreminna sur le front nord de Bakhmout. Peu de reportages ont été réalisés côté russe, à l’exception de ceux de Liseron Boudoul et de quelques correspondants de France 2 et du Figaro. Cette zone est en effet bien plus difficile d’accès que l’espace ukrainien. J’ai réalisé ce reportage, en prenant une certaine distance par rapport au terrain tout en adoptant un regard humain – pour tenter de comprendre ce qui motive les combattants, avec lesquels nous avons passé une dizaine de jours en première ligne.

L’idée du magazine est venue pour une raison simple. Le titre en est : « Ukraine : la vérité qui dérange ». L’objectif n’était en rien de rassembler des propos pro-russes. Dans le cadre de notre grand entretien hebdomadaire, nous avions reçu un grand nombre de personnalités telles que Pierre Conesa, Maurice Gourdault-Montagne, Henri Guaino ou Arno Klarsfeld : aussi, nous disposions d’une matière intéressante que nous souhaitions utiliser pour présenter un point de vue alternatif à la guerre en Ukraine. Ainsi, nous avons pu rassembler différentes voix, comme celles de Jacques Baud, de Bernard Squarcini ou de Michel Onfray. Je pense d’ailleurs que le succès du magazine est lié à cela, plus qu’au sujet même qui n’était sans doute pas très original : les Français voulaient lire quelque chose de différent que ce qui leur était proposé par d’autres médias.

M. Charles d’Anjou. Le magazine offre un point de vue complémentaire sur l’analyse de la situation en Ukraine. La qualité des intervenants qui ont contribué aux grands entretiens puis au magazine donne au lecteur une vision très globale d’une question d’actualité brûlante. J’étais sidéré par le traitement malhonnête de certaines données relatives à la guerre en Ukraine. J’ai publié un livre sur la bataille de Marioupol aux éditions de l’Observatoire avec Liseron Boudoul. Invité sur LCI, j’ai constaté que le niveau de l’argumentation des pro-ukrainiens comme des pro-russes était parfois d’une naïveté confondante. Nos reportages et notre magazine donnent la parole à des experts reconnus, et non à des émotions, des partis pris ou de la propagande. Le succès du magazine est révélateur des attentes des Français à cet égard.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous n’êtes pas sans connaître l’accueil qui a été réservé à Omerta, avant même son lancement lors d’une soirée qui a eu un certain retentissement ; si vous le jugez malhonnête et malintentionné, il doit néanmoins être pris en considération dans le cadre de notre commission d’enquête. Nous ne sommes pas chargés de travailler sur la liberté de la presse en France, mais bien sur les sujets d’ingérence étrangère.

Omerta est apparu rapidement dans le paysage médiatique français, peu de temps après la fermeture de Sputnik et RT France. Votre ligne éditoriale, qui se veut alternative à celle des médias mainstream, présente d’ailleurs des similitudes avec celle de RT France.

Vous évoquez un budget de 1 million d’euros. Toutefois, votre site mentionne que 500 000 euros de fonds propres issus de votre fortune personnelle ont été injectés dans ce média. La différence entre ces deux chiffres provient-elle d’une répartition entre les fonds de la société de production Nordman Medias et d’Omerta ?

Pourriez-vous revenir sur la budgétisation des frais de fonctionnement du média pour l’année ? Combien comptez-vous de salariés ? Quels sont les différents postes budgétaires ?

M. Charles d’Anjou. Le budget pour un an s’élève à 1 million d’euros. Au bout de six mois, 500 000 euros ont été dépensés. Il s’agissait d’une communication sur un point d’étape.

L’équipe d’Omerta compte vingt personnes, dont une moitié de salariés et une moitié d’alternants ou de CDI. Les charges mensuelles s’élèvent à environ 50 000 euros, auxquels s’ajoutent la location des bureaux et les frais liés aux reportages en France ou à l’étranger.

À l’origine, le modèle économique du média n’intégrait pas le magazine. L’idée nous est venue à la suite des grands entretiens que nous avons réalisés. À l’approche de l’anniversaire du déclenchement de la guerre en Ukraine, nous souhaitions consacrer un magazine au sujet, comme l’a fait L’Express avec Bernard-Henri Lévy. Cette réussite commerciale a conforté le média sur le plan financier.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vos documentaires sur l’invasion de l’Ukraine vous ont valu d’être invité par la chaîne de télévision Zvezda qui est proche, voire, intégrée au ministère de la défense russe. Vous y avez été complimenté sur le documentaire « Front russe ».

Vous avez cependant l’intention de vous pencher sur d’autres sujets, comme, pour reprendre vos termes, « les délires woke » ou « le scandale du laxisme migratoire ». Vous revendiquez votre statut de « média national, français, patriote, mais non soumis à l’État actuel ».

Dans un État de droit, nul ne saurait trouver à y redire. Cependant, sans pratiquer d’omerta, je tenais à ce que votre positionnement soit assumé. N’étant pas abonnée à votre média, je n’ai pas pu regarder vos documentaires dans leur intégralité ; cependant, ce que nous en avons vu nous a paru révélateur d’une teneur fortement pro-russe, y compris dans le cadre du conflit actuel mené par la Russie contre l’Ukraine.

M. Régis Le Sommier. Vous avez évoqué un retentissement dans la presse française au moment du lancement de notre média. En dehors du Monde, de Mediapart, de Libération et de Télérama – qui appartiennent à la même sphère idéologique –, je n’ai pas constaté d’émoi ou de levée de boucliers dans la presse française concernant Omerta.

Vous expliquez que les Russes se sont penchés sur notre documentaire « Front russe ». Je peux vous en décrire le contenu. Je pense être le seul journaliste présent dans la ville de Kherson, à l’époque, à qui les Russes ont présenté les nouveaux manuels scolaires à destination de la jeunesse ukrainienne des oblasts conquis par l’armée russe. J’y ai noté que la question de l’Holodomor était relativisée, voire intégrée à l’histoire russe. Dans le documentaire, on constate l’embarras de l’institutrice lorsque je lui demande des explications et qu’elle me montre la manière dont était présentée la grande famine perpétrée par Staline dans les anciens manuels.

Vous dites que ce documentaire a été jugé pro-russe : ce sont des approximations. J’ai tenté d’y intégrer du contradictoire. J’y pose des questions essentielles aux soldats russes. Or, cette description sommaire d’Omerta comme média pro-russe fait l’économie totale de nos autres activités. Lorsque notre documentaire sur l’Afghanistan paraîtra, personne ne nous accusera d’être complices des talibans ! Nombre de mes confrères qui travaillent pour des médias mainstream considèrent comme moi qu’il est important de couvrir l’autre côté lorsqu’on peut le faire : il faut comprendre la situation du côté russe, en appliquant les règles strictes du reportage, ce qui a toujours été mon leitmotiv au cours de ma carrière – quitte à ne pas être réinvité, voire à y aller contre ma conscience. En septembre 2020, j’ai couvert la guerre du Haut-Karabagh non pas du côté arménien, mais du côté azerbaïdjanais. Or mon cœur battait davantage du côté arménien ; mais puisque nombre de reportages de Paris Match avaient déjà présenté ce point de vue, il me paraissait légitime de voir ce qui se passait de l’autre côté.

Il y a un vrai problème aujourd’hui : on risque notre vie en allant couvrir ces conflits, qui sont à l’origine de sérieux traumatismes ; et quand on en revient, on entend des critiques telles que celles que vous évoquez, formulées par des gens qui ne bougent pas de leur siège !

J’ai écouté un certain nombre des auditions que vous avez conduites. J’ai entendu que M. Nicolas Tenzer m’accusait d’être « un agent russe ». J’ai regardé de qui il s’agissait. Sur Wikipédia, on apprend : « En 2022, il rejoint le CEPA (Center for European Policy Analysis), un institut de recherche à but non lucratif et non partisan créé en 2005 à Washington, dédié à l’étude de l’Europe centrale et orientale, une institution d’influence américaine qui se voue à “travailler à une alliance transatlantique forte et durable, enracinée dans les valeurs et principes démocratiques”. » Et il me traite « d’agent russe » ! Lui avez-vous demandé par qui il est payé ? J’ai trouvé cela scandaleux.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur Le Sommier, cette commission d’enquête ne cherche pas à mettre en cause des individus mais à informer la représentation nationale et les citoyens. Les personnes auditionnées portent un témoignage. La commission retient un certain nombre d’informations qui permettent de procéder à d’autres auditions. Il ne vous appartient pas de mettre en cause notre travail de parlementaires.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je souhaiterais revenir sur l’affaire de la livraison de drones, qui a également été rapportée par la presse. Vous auriez annoncé une « imminente livraison de matériel de construction de drones aux milices pro-russes dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk » lors de votre réception par l’organisation du Cigar Club de Moscou en mai 2022. Face au tollé provoqué par cette annonce – qui violait les sanctions frappant ces deux républiques autoproclamées – il semble que vous ayez modifié certaines publications en ligne.

M. Charles d’Anjou. J’ai donné une conférence à l’invitation du Cigar Club de Moscou sur la bataille de Marioupol. Après cette conférence, je ne suis pas retourné dans le Donbass. Les éléments rapportés dans la presse sont donc faux : ils font d’ailleurs partie de l’objet de ma plainte à l’encontre de Télérama. Quand j’ai demandé le renouvellement de mes accréditations dans le Donbass pour accompagner Liseron Boudoul, qui est retournée couvrir la fin de la bataille de Marioupol, je suis le seul à qui elles ont été refusées. J’ai la preuve, certifiée par un huissier, que j’ai été interdit de territoire pro-russe pendant trois mois ; et au mois de septembre, lorsque nous avons réalisé notre reportage durant trois semaines, Régis Le Sommier est entré seul au Donbass car je ne pouvais pas y rentrer.

Cette histoire de drones est fausse. Le Cigar Club de Moscou est un groupe de Russes. J’ai été invité pour ma couverture de la bataille de Marioupol car ils souhaitaient en entendre le récit. Je ne suis pas membre du club. Ses activités ne me regardent pas. J’ai simplement donné une conférence. Je n’ai jamais livré de drones.

Les Russes sont souvent dans l’approximation : ils ne sont pas très bien organisés. Me concernant, les choses sont très claires : le journaliste de Télérama n’a aucune preuve de ce qu’il avance. J’ai en revanche toutes les preuves pour le faire condamner.

Le premier article contre Omerta est sorti avant même le lancement du média. Le journaliste qui l’a écrit n’a pas même pu visionner nos trois premiers reportages. Pourquoi ? Les médias qui écrivent sur nous ne sont pas nombreux, mais ils adoptent toujours le même angle : nous serions des agents russes financés par la Russie. Or ils n’en ont pas la moindre preuve. Ce qui les dérange, en réalité, n’est pas tant notre traitement du conflit en Ukraine – nos reportages, que je pourrai vous transmettre, sont factuels – que le choix de se pencher sur des questions liées à la transidentité, choix tout à fait insupportable à ces médias, parce que nous offrons une analyse appuyée par des psychiatres ou des parents d’enfants ayant changé de genre, qui critiquent la manière dont est présenté ce sujet dans le paysage médiatique. Ces médias estiment que certains sujets de société devraient leur être réservés. D’ailleurs, ce n’est jamais le contenu de nos reportages qui est attaqué, mais le fait que Régis Le Sommier ait travaillé pour RT France pendant six mois ainsi que mes activités en Russie – alors que j’en ai également en Ukraine et dans nombre d’autres pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous nous avez précisé que vous êtes domicilié à l’étranger. Dans quel pays résidez-vous et êtes-vous fiscalisé ?

M. Charles d’Anjou. À Dubaï.

Mme Anne Genetet (RE). Vous avez vivement réagi au fait qu’Omerta ait été qualifié de média d’opinion. Or, dans un État de droit, cela ne constitue en rien un délit. Quel problème y aurait-il à être un média pro-russe ou à vouloir défendre un point de vue différent ? Auriez-vous envie de dissimuler vos idées ? En auriez-vous honte ? Répondriez-vous à une pression extérieure ?

M. Régis Le Sommier. Il existe des médias d’opinion, mais je ne partage pas cette vision du journalisme. Les médias d’opinion sont guidés par des militants plus que par des journalistes. Si le concept de journaliste militant a été popularisé, ces deux termes me paraissent pour ma part antinomiques : un militant a généralement tendance à embellir la cause qu’il défend. Le journaliste, au contraire, doit avoir suffisamment de recul sur les sujets qu’il traite. L’exemple que je vous ai cité sur l’Holodomor va dans ce sens.

La question n’est pas de savoir si nous avons une opinion pro-russe : nous n’avons pas à avoir d’opinion particulière. Lorsque je réalise un reportage, je ne défends pas un camp.

Il existe des médias d’opinion. Ma vision du journaliste se rapproche sans doute de celle du monde anglo-saxon. Je remarque que la presse américaine évoque des éléments sur le conflit en Ukraine que l’on ne retrouve pas dans les médias français. La récente publication de documents classés top secret du Pentagone révèle ainsi une vision du conflit différente de celle qui était proposée jusqu’ici. Certains médias ont d’ailleurs fait leur mea culpa, comme le New York Times, même si cette rédaction continue à suivre une ligne pro-ukrainienne.

Notre rôle est de décrire la réalité ; si elle devient dérangeante, c’est une autre question.

Mme Anne Genetet (RE). Le New York Times ne s’est pas livré à un mea culpa ; il a seulement fait témoigner une seule source, alors que deux sources doivent être confrontées pour confirmer une information.

Le 17 novembre dernier, vous avez organisé une soirée de lancement de votre média dans le 15e arrondissement de Paris, à laquelle plusieurs cadres, élus ou anciens candidats du Rassemblement national auraient assisté. Pourriez-vous nous indiquer le nom des personnes présentes à cet événement ?

M. Charles d’Anjou. Cette soirée de lancement a été organisée dans des conditions particulières : nous avions réservé et payé la location du Grand Rex et du théâtre du Gymnase, avant de subir deux annulations en raison de la pression de lobbies LGBT qui souhaitaient empêcher la projection du documentaire. Nous avons trouvé la salle dans le 15e arrondissement en quarante-huit heures. C’était notre seule option pour pouvoir lancer le média. Cette soirée était en accès payant, mais libre : il suffisait de s’y inscrire pour y assister.

Nous n’avons pas filtré les journalistes qui souhaitaient s’y rendre. C’est la raison pour laquelle Le Monde, La Lettre A ou Mediapart ont pu y être présents, de même que des membres de partis politiques – du Rassemblement national ou des Républicains. Nous craignions surtout une tentative de sabotage ou d’agit-prop devant la salle de la part des groupes qui avaient provoqué l’annulation de la location des deux premières salles.

Mme Anne Genetet (RE). J’aurais souhaité que vous puissiez nous fournir quelques noms.

Pouvez-vous me confirmer que vous avez fondé le cercle Talleyrand, une association dont le but est de promouvoir les échanges économiques, culturels et politiques franco-russes. cette association ? Quand cette association a-t-elle été créée ? Qui sont les membres de son bureau et combien de membres compte-t-elle ? Quel est le montant de l’adhésion ? Pouvez-vous nous fournir le document de déclaration de cette association et citer quelques-unes des activités qu’elle a organisées, et leur date ?

M. Charles d’Anjou. Cette association a existé entre 2010 et 2011, date à laquelle elle a cessé toute activité.

Lors de mes études à l’université de Paris 2, j’ai bénéficié d’un programme d’échange avec les États-Unis grâce à la bourse Tocqueville. J’ai passé un mois à Washington au cœur des think tanks américains, du parti conservateur, de la mouvance néoconservatrice, mais aussi dans des universités comme John Hopkins.

En 2010, j’ai souhaité développer les échanges entre Russes et Français. C’est la raison pour laquelle j’ai créé cette association qui permettait à une délégation de jeunes actifs russes de se rendre à Paris durant quinze jours pour rencontrer des personnalités politiques, de droite mais pas uniquement – ils ont ainsi rencontré Jean-Louis Bianco au café Le Bourbon, à proximité de l’Assemblée. Le but était de leur expliquer le fonctionnement de la vie politique et parlementaire française.

Cette association ne reposait pas sur des financements extérieurs. Contrairement à la bourse Tocqueville, les participants devaient financer eux-mêmes les frais de transport et de séjour.

Le bureau de l’association comprenait, il me semble, deux autres Français habitant à Paris à cette époque : M. Bertaïna et M. Ludovic Lassauce. Le voyage que nous avons organisé à destination de Moscou a rencontré moins de succès, car l’accès au milieu politique y était plus difficile – alors que la délégation russe avait par exemple pu être reçue à l’UMP par MM. Frédéric Lefebvre et Éric Cesari.

J’ai mis fin aux activités de l’association par manque de temps et en raison du changement de majorité : après l’élection de François Hollande, mes liens avec l’UMP ne me garantissaient plus les accès facilités dont j’avais pu bénéficier par le passé.

Mme Anne Genetet (RE). M. Mariani était-il associé à ce projet, étant donné qu’il est lui-même président du Dialogue franco-russe ? Comment vos deux projets coexistaient-ils ?

M. Charles d’Anjou. Il n’y avait aucun lien entre le cercle Talleyrand et le Dialogue franco-russe. Thierry Mariani a accepté de recevoir la délégation russe au ministère des transports pour un entretien d’une heure. Nous n’avons pas eu davantage de rapports que cela.

Par ailleurs, je tenais à rappeler qu’Omerta n’a rien à voir avec RT France ni Sputnik. Premièrement, nous ne recevons pas d’argent de l’étranger. Je n’ai pas moi-même de passeport russe. Deuxièmement, ces médias étaient subventionnés légalement par de l’argent étranger. Or, nous ne recevons pas de subventions. La pérennité de notre média dépend seulement des abonnements français : les Russes eux-mêmes ne peuvent pas s’y abonner étant donné que les cartes bancaires russes sont coupées du système SWIFT. Nos abonnés sont donc français et, dans de moindres proportions, belges et suisses.

Mme Anne Genetet (RE). Je note votre application à montrer combien vous vous distanciez de ces médias russes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je souhaitais revenir sur votre réponse à la question de Mme Genetet sur les invités à la soirée de lancement d’Omerta. S’il était nécessaire de s’inscrire, vous disposez bien d’une liste. Par ailleurs, si des groupements d’intérêts ont fait pression pour faire annuler la soirée, il y avait un risque de sécurité. N’avez-vous pas cherché à savoir quelles personnalités – y compris hostiles à votre média – étaient susceptibles de venir pour éviter tout trouble à l’ordre public ?

M. Charles d’Anjou. Il y avait bien une liste, que je pourrai retrouver. Nous avions invité certaines personnalités comme M. Squarcini ou M. Guaino ; mais 80 % des personnes qui ont assisté à la soirée se sont simplement inscrites sur le site internet. Nous avons en effet leur nom. Nous avons procédé à un filtrage un peu sommaire au vu des menaces de groupes LGBT ou antifascistes de déstabiliser la soirée publiées sur Twitter. Nous avons donc voulu vérifier sur Google une éventuelle appartenance des invités que nous ne connaissions pas à un mouvement d’extrême gauche. Pour être honnête, cela n’a pas vraiment donné de résultats.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il y a donc bien une liste. Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas été capable de répondre à la question de Mme Genetet.

Avez-vous invité des personnalités du Rassemblement national ? Le cas échéant, lesquelles ? Si des personnalités de ce parti, de l’UMP ou d’un autre se sont inscrites, elles figurent sur votre liste.

M. Charles d’Anjou. Un peu plus de six cents personnes ont assisté à la soirée ; je n’en connaissais pas plus de cinquante. Je pourrai éventuellement vous apporter une réponse plus précise ultérieurement. La grande majorité était des inconnus sans responsabilités nationales dans le débat public. Il n’y a pas de secret : les articles du Monde, de La Lettre A et de Mediapart

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur d’Anjou, vous êtes auditionné sous serment. Nous vous demandons si des personnalités politiques appartenant au Rassemblement national, aux Républicains, susceptibles d’intéresser la commission dans le cadre de ses travaux, ont assisté à cette soirée de lancement.

M. Charles d’Anjou. N’ayant pas la liste sous les yeux, je ne peux pas vous répondre précisément. Des personnalités du Rassemblement national, des Républicains et des journalistes – y compris de médias qui n’ont pas couvert la soirée de lancement – ont assisté à la soirée ; mais je ne crois pas que des personnalités de premier plan y aient assisté. J’ai personnellement invité très peu de personnes.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. La commission vous demande de consulter la liste et de nous envoyer une réponse précise.

M. Régis Le Sommier. À ma connaissance, il n’y avait pas de personnalités de premier plan du Rassemblement national dans cette soirée.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur d’Anjou, comment avez-vous pu nouer des contacts privilégiés en Russie à partir du simple échange universitaire que vous a permis de réaliser Paris 2 ? Vous avez fondé le cercle Talleyrand très rapidement et avez pu organiser des échanges intéressants en France. Par la suite, vous avez mené une carrière florissante. Comment avez-vous acquis une aussi bonne connaissance de la Russie ?

M. Charles d’Anjou. L’échange universitaire n’a rien à voir avec mes affaires en Russie ou ailleurs. À l’époque, j’étais intéressé par la politique ; ayant effectué moi-même un voyage d’un mois aux États-Unis et connaissant le monde russe, il m’est venu l’idée d’organiser des échanges. J’ai écrit à différents responsables politiques, notamment de l’UMP, pour savoir s’ils accepteraient de recevoir de jeunes actifs ou des étudiants russes en fin de parcours pour leur expliquer le fonctionnement du système politique français et leur permettre d’échanger à ce sujet. Il faut se rappeler qu’à l’époque, sous la présidence Sarkozy et le gouvernement Fillon, les relations entre la Russie et la France étaient florissantes. Sans l’écho favorable que j’ai reçu, je n’aurais pas persévéré. Avec peu de moyens – puisque les participants finançaient eux-mêmes leur voyage –, j’ai réussi à monter un agenda de rencontres et de visites sur une dizaine de jours. L’expérience de la délégation s’est bien passée ; cependant…

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Ma question portait sur votre connaissance personnelle de la Russie, de sa culture et d’un certain nombre de personnalités russes, qui vous a permis de réaliser ce projet puis de faire carrière en Russie. Comment peut-on s’expatrier dans un pays aussi différent que celui de la France, tant sur le plan de la langue que du régime politique ou de la manière de faire des affaires ?

M. Charles d’Anjou. C’est sans doute une question de caractère. Je n’ai jamais été fait pour le salariat. J’ai toujours aimé entreprendre et monter des projets : certains ont fonctionné, d’autres non. J’ai toujours pris des risques, comme le montre bien Omerta.

Ma connaissance de la Russie vient du fait que j’y ai vécu plusieurs années. Même en habitant en France, j’ai toujours continué à travailler en Russie, au rythme d’un ou deux allers-retours par mois, voire davantage. Je voyageais également dans d’autres pays, comme le Kazakhstan, l’Ukraine ou la Roumanie.

Cette implication n’est pas récente. Mon travail, pour des clients essentiellement français, sur des thématiques complexes, m’a amené à développer un réseau au sein de la communauté française et des élites économiques et politiques.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur Le Sommier, depuis que vous avez changé de cadre de travail et que vous disposez d’une liberté éditoriale plus importante, parvenez-vous à établir des méthodes de travail propres à l’éthique journalistique que vous avez mentionnée ?

Vous avez plusieurs fois mentionné des approximations concernant les articles vous concernant et les attaques que vous avez subies : estimez-vous être une cible ? La question des ingérences en France vous paraît-elle traitée de manière conforme à l’éthique journalistique que vous avez vous-même établie ?

M. Régis Le Sommier. J’ai passé plus de la moitié de ma carrière à Paris Match. J’ai exercé des fonctions de grand reporter, de chef du bureau de New York pendant six ans et de rédacteur adjoint de la rédaction pendant onze ans. Ces dix dernières années, j’ai donc participé à la gestion d’une rédaction rassemblant une centaine de reporters. Le cadre, la notoriété de Paris Match et son rapport avec la France en font, plus qu’un simple journal, une véritable institution. Je n’y avais pas la même liberté que celle dont je dispose aujourd’hui. Néanmoins, Paris Match s’intéresse à tous les sujets et m’a donc offert l’occasion de réaliser des reportages – ou d’envoyer des reporters – sur des sujets très variés.

Aujourd’hui, je suis heureux de travailler avec de jeunes journalistes, dont j’admire en particulier la maîtrise des outils technologiques dans la réalisation des reportages et la mise en scène de certains de nos contenus, notamment sur les réseaux sociaux. J’ai sans doute plus de liberté, et, surtout, celle de transmettre les valeurs du journalisme qui me paraissent essentielles.

S’agissant du traitement médiatique réservé à Omerta, vous conviendrez que nous avons subi une forme d’attaque lorsque nous avons été traités de média pro-russe et d’extrême droite avant même la sortie du magazine. Je ne connais pas les journalistes de Libération qui ont écrit cet article ; j’ai découvert qu’ils avaient enquêté sur moi. J’ai accepté d’en rencontrer un. La plupart de mes citations ont été tronquées afin de rédiger un article à charge contre moi et régler des comptes qui ne sont pas de mon ressort.

J’ai constaté une accumulation d’attaques par un petit nombre de journalistes. Le retentissement que vous avez évoqué est en réalité le fait de médias dont l’audience a diminué avec le temps et qui ne représentent plus qu’un petit milieu. Ils ont cherché à provoquer notre mort sociale, au vu de la teneur des attaques et des propos diffamatoires tenus par certains.

Je m’excuse d’avoir réagi violemment à des propos me concernant : je ne mettais pas en cause la commission d’enquête. J’estime seulement que ces propos – de la part d’une personne que je ne connais pas – sont diffamatoires et qu’ils visent à m’atteindre personnellement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Monsieur d’Anjou, comme je l’ai indiqué, vous avez été invité le 1er décembre 2022 à participer à une émission sur la chaîne de télévision du ministère de la défense russe Zvezda. Confirmez-vous cette information ? Il me semble assez inhabituel que des entrepreneurs français soient invités à s’exprimer sur une telle chaîne. Comment l’expliquez-vous ?

M. Charles d’Anjou. J’ai reçu cette invitation – ce n’est pas moi qui l’ai sollicitée – et je l’ai acceptée. Le documentaire venait de sortir. Il faudrait que vous le visionniez pour vous faire une opinion sur la question : le documentaire n’est pas pro-russe. Il montre le quotidien de la population dans les territoires occupés par les Russes, de manière factuelle, sans parti pris. Les Russes ont leur propre manière de faire de la propagande ; je suppose qu’ils ont apprécié la dimension factuelle de ce documentaire, qui montrait la réalité de la vie sur le front. D’ailleurs, on y voit Régis Le Sommier poser la question du traitement de l’Holodomor aux enseignants de Kherson.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Cette information a déjà été apportée à la commission. La question de la rapporteure ne concerne pas la qualité du reportage mais votre choix d’honorer l’invitation de la chaîne Zvezda, liée à l’armée russe.

Nous vous demandons pourquoi vous avez choisi de vous y rendre. Votre réponse, à ce stade, ne me paraît pas satisfaisante. Ce n’est pas parce qu’un documentaire vient de sortir que l’on peut accepter une invitation de l’armée russe, laquelle mène une guerre que l’État dont vous êtes ressortissant et patriote revendiqué condamne. L’armée russe est directement ou indirectement impliquée dans des attaques – en tout cas virtuelles – contre d’autres pays ; par ailleurs, elle est liée au groupe Wagner, dont les actions en Afrique n’honorent pas nos intérêts nationaux.

M. Charles d’Anjou. Par principe, je ne refuse pas les invitations lorsqu’elles ont un sens. J’étais invité pour commenter mon documentaire, dont ils ont choisi de diffuser un extrait, et non un positionnement sur la guerre en Ukraine. Je n’y ai pas été invité comme chroniqueur régulier, payé par la chaîne. Comme Christian Estrosi ou Liseron Boudoul, je figure sur une liste noire de personnalités interdites en Ukraine – et même plus que cela : mon adresse personnelle en Russie a été diffusée sur internet. C’est dommage : j’aurais bien aimé réaliser des reportages du côté ukrainien.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez donc trouvé normal, quelques mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de vous rendre sur une chaîne de télévision proche de l’armée russe. Vous connaissez pourtant suffisamment bien la Russie pour savoir qu’il aurait été difficile d’imaginer tenir un discours un tant soit peu objectif ou factuel sur l’invasion de l’Ukraine sur une chaîne de télévision proche du ministère de l’armée russe.

Je reviens sur l’affaire de la livraison de drones que vous avez annoncée lorsque vous avez été invité à vous exprimer devant le Cigar Club de Moscou. Ce lieu de convivialité entretient des liens assez étroits avec le pouvoir, et notamment la Douma. Des déclarations relayées à plusieurs reprises sur le site du Cigar Club vous ont été prêtées : elles tendaient à faire croire que vous alliez lever des fonds pour opérer une livraison de drones dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Les textes auraient récemment été modifiés par le Cigar Club, dans une forme de rétropédalage : ils ne mentionnent plus de livraison de drones. Niez-vous absolument avoir mentionné un projet de collecte de fonds pour organiser des livraisons de drones ? S’agit-il d’un « manque d’organisation » des Russes, comme vous l’avez dit vous-même ? Confirmez-vous que vous n’avez rien dit de tel, et que les modifications afférentes ne sont pas de votre fait ?

M. Charles d’Anjou. Je vous le confirme. Cela fait partie de la plainte contre le média qui a mentionné ces éléments.

S’agissant de ma participation à cette émission, elle est ponctuelle. Heureusement qu’on peut se rendre sur des chaînes avec lesquelles on n’est pas forcément d’accord ! C’est le cas en France : quand LCI et BFM reçoivent à plusieurs reprises Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, ou Dimitri Medvedev, ancien président et soutien inconditionnel à la guerre, ou encore que TF1 et France 2 réalisent des reportages en Tchétchénie dans les centres d’entraînement de l’armée de Kadyrov, la question ne se pose pas. Je ne soutiens pas cette chaîne : j’y ai seulement été invité pour parler de mon documentaire.

M. Régis Le Sommier. J’ai pu vérifier qu’il n’y avait aucun cadre du Rassemblement national ni des Républicains à la soirée de lancement de notre média.


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40.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre (2 mai 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons l’honneur d’accueillir M. Jean‑Pierre Chevènement, ancien ministre et président d’honneur de la fondation Res Publica.

Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête pour nous faire partager votre expérience et votre connaissance du fonctionnement de l’État et des relations internationales.

Votre longue et riche carrière politique a commencé, je le rappelle, au début des années 1970, à une époque de polarisation entre la sphère des États-Unis et celle de l’Union soviétique.

Votre parcours personnel, intellectuel et militant d’homme engagé est marqué par la défense de la souveraineté nationale et populaire, et, de manière générale, par une résistance aux différents intérêts et doctrines qui peuvent influencer les peuples et les nations. Votre parcours intéresse donc tout particulièrement notre commission d’enquête consacrée aux ingérences, ou tentatives d’ingérence, de puissances étrangères à l’égard de notre démocratie, de nos intérêts économiques, des relais d’opinion, du monde académique et scientifique, c’est-à-dire de toutes les sphères dans lesquelles il serait possible d’influer négativement sur nos concitoyens ou sur les décisions qui les concernent.

Vous avez exercé différentes responsabilités de très haut niveau au sein ministères régaliens des gouvernements de MM. Mauroy, Fabius, Rocard et Jospin. Vous avez également été, de 2012 à 2021 – et c’est aussi ce qui nous conduit à vous entendre aujourd’hui –, représentant spécial de la France pour la Russie. À la suite de certains témoignages, notre commission souhaiterait avoir des précisions sur cette fonction qui vous aurait conduit – mais vous nous direz s’il y a un lien – à recevoir la plus haute distinction russe, en 2017, des mains de Vladimir Poutine lui-même. Vous aurez naturellement l’occasion de revenir sur cet épisode.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.)

M. Jean-Pierre Chevènement. C’est bien volontiers que je me suis rendu à votre invitation pour éclairer les travaux de votre commission sur les deux points que vous m’avez soumis, à savoir mon appréciation de l’évolution de l’attitude de la Russie vis‑à‑vis de la France et de l’Union européenne et sur les ingérences, réelles ou potentielles, de ce pays dans notre vie politique, médiatique et économique, et un retour sur mon activité en tant que représentant spécial de la France pour la Russie de 2012 à 2021.

En réalité j’ai cessé mes déplacements en 2020, pour des raisons de santé mais également parce que l’épidémie de covid avait rendu très difficiles les relations entre la Russie et l’Europe.

S’agissant du premier point, je m’efforcerai d’être synthétique. La chute de l’URSS est, à coup sûr, un événement tout à fait considérable – aussi considérable, au XXe siècle, que l’avait été le surgissement de l’Union soviétique en 1922. Sa chute, en 1991, clôt ce qu’on pourrait appeler le siècle soviétique. J’ai connu d’assez près un certain nombre de dirigeants, comme M. Gorbatchev, dans la dernière partie de la vie de l’Union soviétique. Il était venu à Paris en 1985, et je me suis rendu moi-même en URSS à son invitation, comme ministre de la défense, en 1989. J’ai ainsi pu voir ce qu’était l’état de l’URSS dans ses dernières années.

La chute de l’Union soviétique a introduit une ère de relatif désordre, il faut bien le dire. Le PIB de la Russie a baissé de moitié dans la décennie 1990. Je rappelle aussi que la disparition de l’Union soviétique est consécutive à une décision commune de Boris Eltsine, président de la Russie, de Leonid Kravtchouk, alors président de l’Ukraine, et du président de la Biélorussie, M. Chouchkevitch. C’est cette triple décision qui a engagé le destin des quinze républiques soviétiques et été à l’origine de ce qu’on appelle la Communauté des États indépendants.

La décennie 1990 se traduit par un relatif chaos : le rouble est dévalué, et le président Eltsine nomme successivement plusieurs premiers ministres dont il n’est pas content, puisqu’il s’en sépare, avant de faire appel en 1999 à un inconnu, Vladimir Poutine, lequel est élu président l’année suivante après la démission de Boris Eltsine. C’est le cadeau que Boris Eltsine fait alors, si je puis dire, à la Russie. Les relations avec la France et l’Europe, à l’époque, sont plutôt cordiales. Il faut aussi avoir conscience qu’un certain nombre de responsables de l’économie russe se sont approprié des richesses considérables dans le domaine minéral et industriel. On a assisté alors à la naissance de ce qu’on a appelé par la suite les oligarques.

Au niveau des relations d’État à État, les choses se passaient sans grande difficulté. On peut dire que tous les présidents de la Ve République se sont efforcés d’avoir des rapports plutôt cordiaux avec les dirigeants russes. C’était le cas de François Mitterrand avec Mikhaïl Gorbatchev, de Jacques Chirac avec Boris Eltsine puis Vladimir Poutine, comme de M. Sarkozy, quoi qu’on ait pu en dire, avec M. Poutine encore, puisqu’ils ont réussi à s’entendre sur ce dossier difficile qu’était alors la Géorgie – j’y reviendrai tout à l’heure. Comme je vous le montrerai aussi, François Hollande est quand même à l’origine d’une initiative très constructive, à savoir la négociation en format Normandie, c’est-à-dire entre la Russie, l’Ukraine, la France et l’Allemagne, dès lors que les affaires se corsaient, si je puis dire, dans le dossier ukrainien.

J’ai accompagné François Hollande à Moscou en février 2013, puis Emmanuel Macron a reçu Vladimir Poutine dès le mois de mai 2017 à Versailles et il lui a rendu visite en 2018 ainsi qu’à plusieurs autres reprises par la suite. Il m’a chargé, comme son prédécesseur, d’entretenir la relation avec les dirigeants russes. À ce titre, j’ai été porteur de lettres du président de la République au président de la Russie pour essayer de circonscrire un conflit qui pouvait devenir grave, le conflit ukrainien, qui, si l’on peut dire qu’il a éclaté en 2013-2014, avait en fait des antécédents plus anciens.

Pour conclure cette sorte de fresque de la relation entre la France et la Russie, je dirai que celle-ci était excellente au début des années 2000. Poutine offre alors aux Américains – cela dépasse la France, puisque tout l’Occident est concerné, et même la communauté internationale – des bases en Asie centrale contre le régime des talibans.

Les choses ne s’obscurcissent que très progressivement. En 2003 se déroule l’affaire irakienne, mais cette question va au-delà de la relation avec la Russie – la France et l’Allemagne se sont également opposées à l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Pour moi, les choses commencent à se gâter avec ce qu’on a appelé la révolution orange en Ukraine, en 2003-2004, même si cette révolution n’était que passagère.

Vladimir Poutine exprime de profondes inquiétudes lors d’une intervention à la Conférence de Munich sur la sécurité, dite Wehrkunde, en 2007. Il met alors les Occidentaux en garde contre le fait que la frontière de l’OTAN se rapproche dangereusement de la Russie. Il est vrai que l’élargissement de l’OTAN, élément majeur de la relation entre l’Europe et la Russie, intervient dans ces années-là. La Pologne est admise dans l’OTAN et, plus encore, les pays baltes, puis la Roumanie, de sorte que neuf des anciens pays satellites, que l’on va alors appeler les PECO, les pays d’Europe centrale et orientale, adhèrent à l’OTAN, ce qui, naturellement, n’est pas vu d’un très bon œil par les Russes.

Les choses se corsent quand, au sommet de l’OTAN de Bucarest, il est promis aussi bien à l’Ukraine qu’à la Géorgie, à une date qui n’est pas précisée, une adhésion à l’OTAN. La réaction des Russes est assez vive mais la France et l’Allemagne interviennent comme modérateurs, si je puis dire. En somme, un processus est mis en marche mais on ne précise pas son échéance. Pour moi, le tournant est le discours de Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité.

En 2008, Dimitri Medvedev devient président de la Russie et il propose un pacte de sécurité collective, un accord de défense à l’échelle européenne qui, à ma connaissance, n’a été discuté nulle part au niveau occidental.

J’en viens à l’Europe. On ne peut pas dire qu’elle ait une relation suivie avec la Russie, sauf qu’avec son élargissement se trouve lancé, en 2008 ou 2009, ce qu’on appelle le partenariat oriental. Une troïka de PECO, dont le principal membre est la Pologne, est chargée de cornaquer cette politique afin de resserrer les liens avec six pays qui sont, si je me souviens bien, l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie et la Biélorussie – mais pas la Russie. Des négociations sont engagées, dans lesquelles l’Ukraine est le gros morceau. C’était en effet un pays de 45 millions d’habitants qui avait un système de libre-échange avec la Russie et il existait une assez forte intégration de l’économie russe et de l’économie ukrainienne.

Le partenariat oriental a encouragé un rapprochement commercial entre l’Union européenne et l’Ukraine. Un préaccord a été négocié et des crédits structurels européens ont été promis. Les Russes ont fait, en même temps, une contre-proposition : un accord avec l’Ukraine reconduisant l’existant mais comportant aussi une allocation de crédits sous forme de remises de prix sur le gaz livré par la Russie.

C’est à ce moment que je prends conscience de la tension qui va naître. J’accompagne M. Jean-Marc Ayrault à Moscou dans le cadre de ce qu’on appelait le séminaire intergouvernemental, c’est-à-dire une réunion autour des deux premiers ministres, M. Medvedev – qui, entre-temps, avait été remplacé à la présidence par M. Poutine – et M. Ayrault. Cette rencontre fait l’objet d’une interruption au cours de laquelle M. Medvedev dit à la délégation qui entoure le premier ministre français que le président Poutine veut voir ce dernier, compte tenu de la gravité de l’affaire des relations avec l’Ukraine. Je ne suis pas invité dans la salle du Kremlin où se trouve M. Poutine, mais on me fera ensuite des rapports détaillés de ce qui se dit : en gros, que l’on touche à quelque chose d’extrêmement sensible, qui est le statut de l’Ukraine et son intégration très étroite à la Russie, que cela ne peut pas se passer comme c’est envisagé et qu’il faut renoncer au projet.

Un Conseil européen a été organisé quelques semaines plus tard à Vilnius, où se sont déroulés un certain nombre d’échanges auxquels je n’ai pas participé. Très rapidement, l’opinion ukrainienne s’est manifestée dans la rue – je veux parler des événements de Maïdan –, demandant que la proposition européenne soit prise en compte par le gouvernement qui, alors dirigé par M. Ianoukovitch, un élu du parti des régions réputé pro-russe, y avait renoncé.

Ces manifestations ont fait l’objet d’une certaine répression. Les ministres des affaires étrangères de la France, de l’Allemagne et de la Pologne ont cherché une solution de compromis. Un accord a été trouvé tard dans la soirée et les trois ministres ont repris l’avion le lendemain matin. Mais la Rada, l’Assemblée nationale ukrainienne, a rejeté l’accord. Le président Ianoukovitch a dû prendre la fuite après que son cortège a été pris à partie à Donetsk, où il était en déplacement. Des incidents ont éclaté en Ukraine de l’Est et du Sud, en particulier à Odessa.

Le président Hollande m’a alors chargé, dans le cadre de ma mission, de transmettre une lettre au président Poutine pour lui demander de calmer le jeu autant que possible et de faire en sorte que l’élection présidentielle ukrainienne puisse se tenir à la nouvelle date prévue, le 25 mai 2014. J’ai donc vu longuement, pendant deux heures quarante, le président Poutine. L’échange de vues a été très nourri, mais je dois dire qu’à ce moment-là, le 5 avril, rien ne permettait encore de prédire une dégradation de la situation. C’est au cours de l’été qu’elle s’est produite.

Il y avait quand même eu l’annexion de la Crimée, que les Russes appellent le rattachement et qu’ils fondent sur le fait que la Crimée a été russe de la fin du XVIIIe siècle jusqu’en 1954, date à laquelle elle est rattachée par Khrouchtchev à l’Ukraine. Deuxième élément très important, un avion en provenance de Hollande est abattu au-dessus de l’Ukraine, vraisemblablement par un missile manipulé par les éléments rattachistes russes. S’ensuit un train de sanctions qui gâte considérablement l’atmosphère, mais le format Normandie, mis sur pied à l’occasion du 6 juin 2014, permet l’élaboration des accords de Minsk – il y en a deux.

À l’été 2014, en effet, les troupes ukrainiennes avaient reçu pour mandat du nouveau président, M. Porochenko, de ramener l’ordre légal en Ukraine du Sud, mais elles se sont heurtées aux éléments rattachistes, principalement dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk. L’offensive de l’armée ukrainienne n’a pas été couronnée de succès : les éléments rattachistes russes l’ont emporté et un premier accord de Minsk a été signé, avant d’être rapidement remis en cause par la partie ukrainienne. Une deuxième offensive a eu lieu, avec le même résultat. L’armée ukrainienne ayant été défaite, un deuxième accord de Minsk est intervenu en février 2015.

Ces accords prévoyaient, en gros, un régime de décentralisation poussée pour les oblasts de Donetsk et de Louhansk, un système de police locale, dirais-je, dans ces circonscriptions, ainsi que l’octroi de droits culturels et éducatifs, en particulier l’enseignement du russe, qui avait été suspendu par la Rada en février 2014.

Ces accords n’ont jamais pu être appliqués malgré les tentatives permanentes de la France et même, je dois le dire, de l’Allemagne pour que la partie ukrainienne renonce à en inverser les termes. Les Ukrainiens voulaient récupérer leurs frontières et seulement ensuite procéder à une réforme constitutionnelle, alors que les accords disaient explicitement, et les Russes restaient évidemment sur cette position, qu’il y aurait dans un premier temps une réforme constitutionnelle, des élections locales, et in fine la récupération par l’Ukraine de sa frontière avec la Russie.

Le président Macron, élu en 2017, a voulu relancer cette affaire. Il m’a chargé de plusieurs missions en Russie auprès du président Poutine. On a cru pouvoir avancer beaucoup plus en 2018-2019 – vous vous souvenez certainement de la visite du président Poutine à Brégançon – mais les choses se sont un peu perdues dans les sables avec l’épidémie de covid et, il faut bien le dire, la résistance de la partie ukrainienne, y compris de M. Zelensky, successeur du président Porochenko. Le président Zelensky a fait observer que les accords de Minsk ne mentionnaient pas le sort de la Crimée et il considérait qu’ils étaient faits pour n’être pas appliqués ; mais je ne veux pas entrer dans les intentions des différentes parties prenantes.

Ma mission s’achève en 2020, pour les raisons que j’ai déjà évoquées. J’ai repris contact avec la partie allemande en 2021, pour voir ce qu’il était possible de faire au niveau franco-allemand, mais tout cela se perdra également dans les sables, et vous connaissez l’issue finale, à savoir l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.

Voilà donc comment les relations de la France et de l’Europe avec la Russie se sont très fortement dégradées à partir de 2013-2014 et comment, malgré les nombreuses relances et les efforts répétés des présidents français François Hollande et Emmanuel Macron et ceux du président allemand Steinmeier, qui a proposé une simultanéité des élections locales et de la réforme constitutionnelle ukrainiennes, les choses n’ont pas avancé. Peut-être l’abcès était-il d’emblée purulent, mais le niveau de violence avait beaucoup baissé dans un premier temps et l’on pouvait s’estimer satisfait de constater que le nombre de prisonniers, de morts et de blessés avait diminué et que les choses paraissaient s’arranger au cours des années 2017‑2018 ; or tout a dégénéré avec la décision russe d’intervenir directement sur le sol ukrainien.

Quant à l’ingérence, il s’agit d’une notion complexe. Elle doit être caractérisée par un viol de la légalité, comme une écoute secrète ou un acte de corruption visant à acheter la partie adverse. Pour ma part, je n’ai connaissance d’aucun fait de ce genre.

Il faut, par ailleurs, distinguer l’ingérence de l’influence. Tout pays a en effet une politique d’influence – s’il n’en a pas, c’est qu’il n’a pas de politique étrangère. Outre la Russie, de nombreux autres pays, plus puissants, mieux organisés et plus riches, ne reculent pas devant l’utilisation de certains moyens – c’est là un point largement connu que je ne développerai pas.

Vous avez évoqué l’ordre de l’Amitié qui m’a été décerné par la partie russe. À l’été 2017, le Quai d’Orsay m’a informé que m’était attribuée cette distinction, la plus haute accordée à des étrangers par la Russie. Je n’en étais au demeurant pas le seul récipiendaire, car elle était également attribuée à des hommes politiques portugais, espagnols, bulgares ou kazakhs, et même, me semble-t-il, à des officiers britanniques qui s’étaient illustrés pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne l’ai pas acceptée spontanément et me suis enquis auprès des plus hautes autorités de l’État de savoir si je pouvais le faire. Y ayant été vivement encouragé – la lettre de mission que j’ai reçue du ministère des affaires étrangères évoque d’ailleurs cette décoration comme un élément positif –, je n’ai pas cru devoir la refuser, pensant qu’il était dans l’intérêt de la France d’avoir de bonnes relations avec les autorités russes afin de faire avancer nos affaires dans d’innombrables domaines, qu’il s’agisse des questions économiques et culturelles ou de la libération de certaines personnalités indûment emprisonnées, ou encore des marins ukrainiens arrêtés en mer d’Azov. Le nombre de mes interventions est considérable, notamment auprès de grandes sociétés russes avec lesquelles nous pouvions développer des coopérations, comme Rostekhnologii ou Roscosmos – coopérations parfois très anciennes, du reste, comme dans le cas de Roscosmos pour le domaine spatial, où elle remonte à 1966.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À partir de votre connaissance et de votre expérience des relations entre la France et la Russie et de leur évolution, de votre intérêt personnel pour ces questions et de ce qui a pu vous être rapporté, notamment, par les experts avec lesquels vous êtes en contact dans le cadre de votre fondation Res Publica, reconnue d’ailleurs pour la qualité de ses travaux, avez-vous noté, au-delà de faits d’ingérence tels que vous les avez définis, c’est-à-dire de faits délictueux ou contraires à la légalité, ou de faits de corruption, un changement dans l’attitude de la Russie, par exemple la multiplication d’actes hostiles par voie numérique ou le développement de circuits d’influence économique ? Pouvez-vous, en d’autres termes, élargir votre analyse de l’évolution du risque d’ingérence de la Russie en direction de la France ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je ne peux pas répondre à des questions qui ne correspondent pas à des faits concrets que je pourrais rapporter. J’ai été invité plusieurs fois en Union soviétique en qualité de ministre de la défense ou de la recherche, et les relations de coopération entre nos deux pays, comme pour l’utilisation de lanceurs Soyouz à la base de Kourou, n’ont rien à voir avec de l’ingérence. Quant au fait que certains partis politiques soient réputés avoir été proches de l’Union soviétique et de son parti communiste, il s’agit d’un passé lointain qu’il n’y aurait aucun sens à ranimer.

J’ai vu que vous aviez interrogé M. Thierry Mariani sur son association Dialogue franco-russe, certes nombreuse, mais dépourvue de toute audience réelle et qui tenait, une ou deux fois l’an, une réunion consacrée à des thématiques très générales. Je ne crois pas qu’il s’agisse pour autant d’ingérence. À ce compte, il faudrait interdire toutes les réunions organisées par l’institut Carnegie ou diverses fondations allemandes qui ne se privent nullement d’organiser des séances de travail, généralement très instructives et auxquelles il m’arrive de me rendre pour le compte de la fondation Res Publica. Cette dernière a d’ailleurs elle aussi une activité. En 2006, par exemple, elle a invité M. Sergueï Lavrov, qui nous a assuré que la Russie voulait évoluer dans le sens de l’État de droit. Les actes de cette réunion sont publics.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans le cadre de vos fonctions, les services de renseignement ou le Quai d’Orsay vous ont-ils indiqué certaines bonnes pratiques à observer afin de vous prémunir, lorsque vous vous rendiez en Russie, contre les risques d’espionnage visant par exemple vos téléphones ou votre matériel informatique ? Avez-vous été prévenu d’un changement d’attitude de la part de la Russie ou invité à une plus grande vigilance en raison d’une évolution des outils ou du mode d’intervention du régime russe ou de ses proxys ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Bien entendu. Les services du Quai d’Orsay se sont tenus en étroite liaison avec moi, comme j’en avais réciproquement reçu la consigne. Ma mission a été encadrée par deux lettres de mission, l’une de 2012 signée par Laurent Fabius et l’autre de 2017 signée par Jean-Yves Le Drian. J’en lis le deuxième paragraphe : « L’exercice des fonctions de représentant spécial pour la Russie depuis 2012 vous a permis de nouer des relations fructueuses avec des personnalités des sphères dirigeantes comme de la société civile russes et de soutenir le dialogue franco-russe sur plusieurs dossiers stratégiques. En témoigne la décision du président de la Fédération de Russie de vous décerner l’ordre de l’Amitié, la plus haute distinction pouvant être attribuée à un étranger en reconnaissance de son action en faveur du rapprochement des sociétés et des cultures. » Si donc le Quai d’Orsay est intervenu auprès de moi, ce n’était pas pour me décourager mais, au contraire, pour « densifier notre relation, en particulier la présence des entreprises françaises dans les régions russes, aider au développement des investissements français en Russie et russes en France ».

On peut évidemment interpréter, par exemple, le rachat de GEFCO, la filiale logistique de Peugeot, par les chemins de fer russes comme de l’ingérence, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Les investissements russes en France n’ont guère dépassé les 3 milliards d’euros tandis que, selon les dernières informations dont je dispose, les investissements français en Russie représentaient plus de 18 milliards – mais sans doute n’ont-ils pas été, en réalité, aussi élevés, du fait d’un phénomène de désinvestissement des entreprises françaises dans leurs implantations en Russie. Cet ordre de grandeur montre cependant que nous étions plutôt accueillants pour les investissements russes potentiels.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour quelles raisons estimez-vous avoir été choisi par différents gouvernements pour occuper cette fonction de représentant spécial de la France pour la Russie ? Vous aviez certes l’expérience des échanges institutionnels de coopération entre États souverains, mais d’autres ministres ont pu avoir des fonctions semblables aux vôtres, même si peu d’entre eux ont comme vous occupé plusieurs ministères.

Deuxième question, liée à la première : quelle était la nécessité de ce poste de représentant spécial – ainsi, du reste, que ceux qui ont été créés pour quelques autres pays, peu nombreux ? Notre diplomatie traditionnelle ne se suffit-elle pas à elle-même pour ce faire ?

M. Jean-Pierre Chevènement. La question est tout à fait judicieuse. Je n’étais pas le seul représentant spécial, et il y en a eu cinq ou six. Je citerai, de mémoire, Mme Martine Aubry, représentante spéciale pour la Chine, fonction dans laquelle elle a été remplacée par M. Jean-Pierre Raffarin, et l’ambassadeur Philippe Faure, représentant spécial pour le Mexique. Un autre représentant spécial était chargé des relations avec l’Inde. Ce dispositif procédait de la volonté du ministre de l’Europe et des affaires étrangères Laurent Fabius d’avoir une diplomatie économique, mettant l’accent sur les relations économiques et industrielles, et de recourir à cette fin à des personnes qui, après avoir occupé des fonctions généralement de rang ministériel, s’investiraient dans le suivi des affaires. J’avais la réputation de connaître un peu la Russie où, comme je vous l’ai dit, je m’étais rendu à plusieurs reprises, et il est apparu au président Hollande que c’était un bon choix que de me pressentir pour cette relation qui, en 2012, ne présentait aucun caractère sulfureux – comme je vous l’ai expliqué, c’est à partir de 2013 et 2014 que les choses se sont gâtées. Dans ces fonctions, j’ai été amené à intervenir pour la mise sur pied du format Normandie ou pour le suivi des accords de Minsk, ce qui n’était pas du tout prévu à l’origine.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Peu d’hommes politiques voient leur nom et leur vie associés à une doctrine. Sans esprit partisan ou polémique, peut-on considérer que la défense de la souveraineté nationale et populaire est un axe important, voire décisif, de votre engagement politique et de ce qu’on appelle le chevènementisme ?

Dans le cadre de vos fonctions, n’avez-vous pas été alerté par les risques de dépendance des pays européens envers la Russie dans des domaines importants que vous connaissez bien, comme celui de l’énergie ? De fait, en tant qu’ancien représentant du territoire de Belfort, ville dont vous avez été maire, député et sénateur, vous connaissez parfaitement les enjeux énergétiques, incarnés en particulier par Alstom et General Electric, ainsi que la conception des turbines à gaz et le marché gazier. Avez-vous été alerté ou avez-vous alerté les autorités à propos du risque de dépendance stratégique du continent envers le gaz russe, dans le contexte de la construction de deux grands gazoducs reliant l’Allemagne et la Russie et d’autres contrats énergétiques importants, ainsi que des investissements économiques de la France en Russie que vous avez évoqués, concernant en particulier des entreprises dans lesquelles l’État est représenté, comme Renault ? L’aggravation de cette dépendance peut en effet rendre plus difficile l’application des mesures de rétorsion souveraine que nous voudrions appliquer.

M. Jean-Pierre Chevènement. Vous posez là deux questions. La première concerne Alstom. Il est évident qu’en qualité de député du territoire de Belfort depuis 1973, j’ai un intérêt particulier pour cette entreprise qui a été longtemps été la plus importante à s’y être implantée. Son activité est assez diversifiée et une partie de celle-ci, portant sur les turbines à gaz, est d’ailleurs redevenue américaine. Cependant, les turbines Arabelle, destinées aux réacteurs nucléaires, étaient restées sous contrôle français jusqu’à la vente d’Alstom à General Electric, sur laquelle les autorités françaises sont du reste revenues puisque EDF est en train de racheter ce compartiment. Il était intéressant pour la France de vendre ces turbines, qui représentent chacune plusieurs centaines de millions d’euros, à la Russie ou à des pays clients de celle-ci comme la Hongrie ou la Turquie, car cela faisait travailler nos usines. Il est légitime que je me sois intéressé au développement de notre coopération et que j’aie veillé à ce qu’elle ne soit pas interrompue comme elle aurait pu l’être, en faisant valoir un intérêt commun dans ce domaine.

Vous avez également cité les deux gazoducs qui passent sous la Baltique : Nord Stream 1, lancé par Gerhard Schröder et inauguré en 2005, et Nord Stream 2, qui visait à un quasi-doublement de la capacité du précédent mais qui n’a pas pu entrer en fonction à cause des événements que vous savez.

Quant à la dépendance à l’égard du gaz russe, l’Europe est de toute façon dépendante pour ses approvisionnements énergétiques pétroliers ou gaziers. Si donc nous n’achetons plus le gaz à la Russie, nous l’achetons désormais aux États-Unis ou au Qatar : sommes-nous sûrs que ces dépendances ne sont pas plus graves, à certains égards ? En effet, rien ne pouvait laisser penser que la Russie remettrait en cause cette relation. Du reste, je ne sais plus très précisément qui a pris l’initiative de la rompre. Toujours est-il que je me suis rendu en Allemagne en 2021 pour prendre connaissance auprès du gouvernement allemand, en particulier auprès d’un secrétaire d’État aux affaires étrangères qui revenait de Moscou, M. Miguel Berger, des conditions dans lesquelles il pensait pouvoir remettre en route Nord Stream 2. Une raison climatique s’imposait déjà, car le gaz est naturellement moins polluant que la houille ou le lignite. En outre, puisque les Allemands nous critiquaient à cette époque à propos du nucléaire, j’ai proposé qu’ils nous laissent tranquilles sur cette question et sur celle du mix énergétique, et que nous les laissions faire ce qu’ils estimaient devoir faire au nom de leur intérêt national pour leur approvisionnement énergétique extérieur. En effet, depuis qu’elle est sortie du nucléaire, l’Allemagne vit avec des énergies renouvelables, mais ces énergies sont intermittentes et doivent être compensées, chaque fois que le soleil ne brille plus ou que le vent tombe, par des énergies fossiles ou par une énergie nucléaire dont elle ne veut pas. Il y a là un problème.

J’ai très vite été dépassé par l’emballement qui a eu lieu lorsque le gazoduc Nord Stream 2 a été saboté – je ne sais par qui et je ne veux d’ailleurs pas le savoir. Cette relation était pourtant intéressante. En 1982, alors que j’étais ministre de l’industrie, j’ai réquisitionné, avec l’accord de François Mitterrand et de Claude Cheysson, l’entreprise américaine Dresser-France, qui ne voulait pas fournir les compresseurs nécessaires au fonctionnement du gazoduc d’Ourengoï, lequel acheminait le gaz sibérien. Ce qui est vérité d’un jour est erreur du lendemain…

Mme Constance Le Grip, rapporteure. En vous remettant lui-même la décoration de l’ordre de l’Amitié le 4 novembre 2017, le président russe Vladimir Poutine aurait déclaré : « Votre attitude sincère et cordiale envers la Russie s’exprime par des actions concrètes. » De quelles actions s’agit-il ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Elles sont nombreuses et je les ai évoquées en passant. Il peut s’agir du soutien aux implantations d’une firme comme Auchan ou Schneider Electric, ou de démarches visant à la libération de personnes injustement détenues, comme Oleg Sentsov, ou à la facilitation de l’obtention de visas permettant aux étudiants russes de venir étudier en France – ils sont actuellement 5 000, ce qui n’est pas beaucoup, mais ce chiffre se compare avantageusement à ceux qu’affichent de nombreux autres pays.

Je peux vous donner d’autres précisions, mais plutôt sur des dossiers que vous m’indiqueriez. À vrai dire il est peu de dossiers sur lesquels je n’aie pas été actif pour mettre de l’huile dans les rouages, ce qui est très important. Ainsi, lorsque j’étais reçu par un ministre russe, l’ambassadeur m’accompagnait et c’était pour lui l’occasion d’avoir un contact avec les autorités du pays car, parfois, ce contact ne se faisait pas naturellement. Outre Rosatom, Roscosmos et Rostekhnologii, que j’ai déjà évoqués, nous avons travaillé et établi des joint-ventures avec d’autres gros groupes russes. Lorsque j’ai pris mes fonctions, les exportations de la France s’élevaient à 7 milliards, ce qui, comparé à notre déficit extérieur global de 165 milliards, est tout à fait estimable. J’aurais aimé pouvoir les développer davantage, mais les sanctions n’ont malheureusement pas favorisé l’essor des relations commerciales franco‑russes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je rappelle que les premières sanctions commerciales ont été prises après l’annexion, internationalement reconnue comme illégale, de la Crimée par la Russie en 2014.

J’en viens à ma deuxième question. Les agissements de la Russie de Poutine contre certains pays européens et contre nos systèmes démocratiques sont avérés et documentés par toutes sortes de travaux – recherche universitaire, journalisme d’investigation, rapports parlementaires, etc. Je songe par exemple à l’action menée contre les intérêts français en Afrique par certaines officines plus ou moins directement liées au régime du Kremlin. On est loin de l’esprit de coopération et de relations apaisées et constructives. La Russie se livre également depuis des années à des cyberattaques, à une guerre informationnelle par la manipulation de l’information, par exemple à travers la création de médias russes visant à déstabiliser nos processus démocratiques, ou encore à la captation d’élites politiques et économiques. Tout cela est bien connu.

Et que dire de l’évolution très autoritaire du régime de Vladimir Poutine ? L’assassinat d’Anna Politkovskaïa a eu lieu en 2006 et les tentatives d’assassinat ou d’empoisonnement d’opposants russes, parfois sur le territoire de pays européens, a commencé à cette période.

Tous ces éléments ayant été rappelés, n’y a-t-il pas eu de votre part, comme de la part d’autres acteurs, une forme de naïveté vis-à-vis du régime de Vladimir Poutine ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je récuse absolument, madame, cette version des faits. Je suis très fier d’être intervenu comme je l’ai fait pour éviter une guerre ravageuse en Europe. Ce que je regrette, c’est que des efforts parallèles n’aient pas été faits par certains – que je ne veux pas désigner – dans le but de circonscrire un conflit qui, au départ, était limité à deux circonscriptions du Donbass et qui aurait pu ne pas dégénérer en une grande guerre potentiellement mondiale.

Je pense qu’il fallait prendre ses responsabilités et, pour ma part, je me rattache plutôt à l’école réaliste. Je n’ai jamais pris le président Poutine pour un enfant de chœur : ce n’était pas mon problème. J’ai reçu deux lettres de mission très détaillées qui m’encourageaient à aller dans le sens où je suis allé. Et je regrette naturellement de n’avoir pas connu meilleur succès. Mas tout ne dépendait pas de moi.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Si je vous comprends bien, vous pourriez encore signer la tribune que vous avez publiée dans Le Figaro et dont Challenges s’est fait l’écho, après le Brexit, avec une vingtaine de journalistes et d’intellectuels français, dont Jacques Sapir, Michel Onfray et Natacha Polony ? Vous appeliez à refonder l’Europe et à lui donner la capacité stratégique, indiquant qu’il fallait « renouer un dialogue avec la Russie, pays européen indispensable pour l’établissement d’une sécurité dont toutes nos nations ont besoin et définir des politiques ambitieuses et cohérentes de codéveloppement vis-à-vis de l’Afrique et au Moyen-Orient ». Cet appel à renouer le dialogue avec la Russie, seriez-vous prêt à le renouveler aujourd’hui ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Le contexte est totalement différent. Nous sommes, sinon en état de guerre, du moins en état de conflit avec la Russie au sujet de l’Ukraine. Nos intérêts sont nettement divergents et je me place dans la ligne qui est celle du Gouvernement.

Toutefois, si l’on envisage les choses à plus long terme, tous nos présidents ont eu une attitude ouverte vis-à-vis de la Russie, et je crois qu’ils ont eu raison. Ç’aurait été une erreur de rejeter la Russie vers l’Asie, de la tenir à bout de gaffe et de ne pas chercher à l’associer au destin européen. Cette association a pu prendre des formes différentes : en 1966, de Gaulle parlait d’entente et Mitterrand a proposé, en 1989, la création d’une confédération européenne incluant la Russie. C’est le président Chirac qui a fait preuve de la plus grande ouverture mais, d’une manière générale, la politique de la France a toujours consisté à ne pas rejeter la Russie, à l’associer au destin européen et à aller dans le sens du courant occidentaliste, né à l’époque de Pierre le Grand, et qui s’oppose au courant que l’on pourrait qualifier de slavophile ou d’eurasiatique.

Notre intérêt a toujours été d’encourager le courant occidentaliste, celui des grands tsars, Catherine II, Alexandre Ier, des gouvernements qui ont suivi la révolution de 1905 et, plus près de nous, de Gorbatchev. On peut d’ailleurs regretter que l’Europe et les États-Unis n’aient pas davantage tendu la main à la Russie dans les années qui ont débouché sur la décennie tragique au cours de laquelle le pays a perdu la moitié de son PIB : je vous laisse imaginer ce que cela a pu signifier pour des dizaines de millions de salariés, de retraités et de gens pauvres. Le rétablissement de l’État russe, grâce – il faut le dire aussi – au prix du pétrole et du gaz, dans les années 2000, a fortement contrasté avec la période précédente.

Pour répondre précisément à votre question, je pense qu’il faudra à l’avenir, et sous une forme qui reste à déterminer, associer la Russie au destin démocratique de l’Europe.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le ministre, vous n’avez pas répondu à la première question de la rapporteure, que je me permets de reformuler. Elle a rappelé un certain nombre de faits graves et documentés, qui témoignent d’une évolution du régime russe dans un sens de plus en plus autoritaire.

Vous avez semblé mettre sur le même plan notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis des États-Unis. On peut certes critiquer la politique étrangère des États-Unis, mais ils n’en sont pas moins une grande démocratie. Or on ne peut pas en dire autant du régime de Vladimir Poutine.

Vous avez vous-même rappelé que M. Sergueï Lavrov, en 2006, vous a dit souhaiter que la Russie évolue vers l’État de droit : c’était bien une façon de reconnaître qu’elle n’en était pas un. Même si vous vous réclamez de la realpolitik, ne faites-vous aucune différence entre la dépendance vis-à-vis d’une puissance alliée et démocratique comme les États-Unis et la dépendance vis-à-vis d’un régime autoritaire – même si cet autoritarisme a évolué au cours du temps ? Mme la rapporteure a parlé de naïveté. N’y a-t-il pas lieu de souligner la différence de nature entre le régime russe et d’autres pays alliés, comme les États-Unis d’Amérique ?

M. Jean-Pierre Chevènement. C’est là une évidence, monsieur le président, que pour cette raison je ne me croyais pas obligé de souligner. Les États-Unis sont, avec la Grande-Bretagne et la France, l’un des trois grands pays qui ont ouvert la voie à une évolution démocratique, que d’autres pays ont ensuite empruntée. Cela n’a malheureusement pas été le cas de la Russie au cours des dernières années. C’est profondément regrettable, mais il faut le constater.

La Russie est un État autoritaire et l’a toujours été, pour des raisons qui tiennent à sa vastitude – onze fuseaux horaires et 17 millions de kilomètres carrés –, à son climat rigoureux et à la diversité des nationalités qui la peuplent – plus de cent. Il faut admettre que la Russie n’est pas un pays comme les autres et que, bien loin d’aller dans le sens qu’elle indiquait il y a encore une dizaine d’années, elle s’est engagée dans une voie funeste, avec l’agression gravissime commise contre l’Ukraine et contre les principes dont l’URSS était garante en tant que signataire de la Charte des Nations unies. La réalité est ce qu’elle est.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez occupé les fonctions de représentant spécial pour la Russie de 2012 à 2021. Au cours de ces dix années, avez-vous pu observer des formes d’ingérence ou de compromission entre des politiciens ou des chefs d’entreprise français et la Russie ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je ne peux pas considérer comme délictueux le fait, pour une entreprise française installée en Russie, de commercer avec la Russie ou d’essayer de nouer des relations d’affaires. Elle est dans son rôle et le mien est de l’y encourager et de lui faciliter les choses, dès lors qu’elle reste dans le cadre de la légalité. Si elle s’en affranchit, les Russes sont toujours là pour le lui rappeler. Je suis d’ailleurs intervenu pour obtenir la libération des dirigeants de la société de Philippe Delpal, qui avaient été injustement emprisonnés. Je n’ai pas été témoin de faits délictueux ; sinon je les aurais dénoncés comme la loi m’y oblige.

Quant aux hommes politiques, les groupes d’amitié et leurs fréquents déplacements constituent-ils une forme d’ingérence ? Je ne le pense pas. Ce sont des relations interparlementaires normales. Je me souviens même d’une coopération originale entre le Sénat français et le Conseil de la Fédération de Russie, il y a une dizaine d’années, où chacun exposait ses thèses et écoutait les questions de l’autre, de façon à ne pas entrer dans un débat. C’était une initiative de M. Konstantin Kosachev et de M. Christian Cambon. Non seulement je n’ai rien trouvé à y redire, mais il m’a semblé que c’était une forme originale de diplomatie parlementaire qui permettait de se dire beaucoup de choses.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). À aucun moment vous ne laissez entendre que la Russie a pu vouloir peser ou manipuler des personnes ou des informations en France…

M. Jean-Pierre Chevènement. Il est clair que les agissements d’un groupe comme Wagner en Afrique sont contraires aux intérêts de la France. Ils résultent d’accords passés avec des gouvernements putschistes, généralement illégitimes à nos yeux, avec lesquels nous ne coopérions qu’avec réticence et qui, en général, demandaient de cesser les opérations de coopération anti-djihadistes que nous menions à leurs côtés – je pense en particulier au Mali ou au Burkina Faso.

Les accords passés entre, d’une part, les gouvernements du Burkina et du Mali et, de l’autre, les autorités russes et un groupe comme Wagner – que j’aurais du mal à qualifier car il m’évoque moins une formation légale que les grandes compagnies du temps de Charles VII –, ont une dimension profondément inamicale, c’est tout à fait clair.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Je me permets d’insister. Vous consentez à parler de l’Afrique, mais le sujet qui nous intéresse surtout, ce sont les ingérences russes au niveau de l’État français.

M. Jean-Pierre Chevènement. On peut considérer que le contentieux entre la France et la Russie est maintenant suffisamment lourd pour que je n’aie pas à m’y appesantir.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le ministre, pourriez-vous tout de même développer votre réponse ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Le premier point de désaccord est évidemment le comportement de l’État russe vis-à-vis de l’Ukraine : c’est fondamental. Non seulement nous ne pouvons pas l’approuver, mais nous le condamnons et nous le combattons en fournissant à l’Ukraine les moyens de se défendre. C’est le premier grief qui me vient à l’esprit quand je songe au contentieux entre la France et la Russie, et celui sur lequel les choses se sont cristallisées.

Mme Mireille Clapot (RE). Tous les observateurs de la Russie ont perçu, au cours des dernières décennies, les signes avant-coureurs d’un autoritarisme croissant du régime. À quel moment votre vision de la Russie a-t-elle évolué ? Avant l’invasion de l’Ukraine, quels signes vous ont fait comprendre que le régime changeait et que les pas accomplis en direction de la Russie ne servaient peut-être pas autant les intérêts de la France qu’on aurait pu l’imaginer ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Je n’ai pas sensiblement changé d’avis sur la Russie. Pour moi, c’était le pays du goulag. Je n’ai donc pas été surpris par ce que j’ai appris ou vu, même si les choses s’étaient peu ou prou améliorées sur la longue durée. Après la période qui a suivi le discours de Khrouchtchev et les années Brejnev, il a tout de même fallu attendre Gorbatchev pour connaître une amélioration de l’État de droit puis l’apparition d’une fragile démocratie. Toutefois celle-ci était rejetée par une grande partie de la population, ce qui a amené Boris Eltsine à se retirer.

S’agissant de Vladimir Poutine, on pouvait avoir le sentiment, jusqu’en 2013 ou 2014, que les choses s’arrangeraient. Le discours de la Wehrkunde, en 2007, a constitué un tournant. La situation s’est vraiment dégradée lorsqu’une institution comme Memorial a été suspendue.

L’histoire de la Russie a donné lieu à des lectures très différentes. Les Russes sont un peuple très intelligent et très original. Nous devons comprendre ce qui fait la spécificité de leur pays pour favoriser les facteurs de démocratisation qui existent et continueront à exister, j’en suis sûr, à l’avenir. La Russie existera toujours – et sinon, que mettrait-on entre la Chine et l’Europe ? Il faut mener une politique qui permette à ce pays de prendre sa place dans l’équilibre européen et mondial et qui favorise le développement de la démocratie en son sein.

Mme Hélène Laporte (RN). La France, par la voix de François Hollande, a annulé la vente des deux navires Mistral à la Russie, ce qui nous a contraints à verser plus de 950 millions d’euros à ce pays. L’Égypte les a ensuite achetés. Quel regard avez-vous porté sur cette décision ? Il me semble qu’à l’origine vous souteniez la vente de ces navires.

M. Jean-Pierre Chevènement. La France a en effet réussi à s’en sortir grâce à l’Égypte. Ces Mistral peuvent servir de porte-hélicoptères, mais aussi de navire de transport de troupes et de navire-hôpital. Ils peuvent être employés aux fins d’évacuation des civils ; c’est d’ailleurs ainsi que nous envisagions leur rôle. À l’origine, ils devaient être envoyés à Vladivostok et rattachés à la flotte d’Extrême-Orient. Il est difficile de savoir à quel usage ils auraient été destinés. Je dois vous préciser que je ne suis pas intervenu sur ce dossier.

M. Thomas Ménagé (RN). Lors des élections présidentielles, vous avez créé un nouveau mouvement politique et apporté votre soutien à Emmanuel Macron ; aux élections législatives, un certain nombre de vos proches ont été soutenus par la majorité présidentielle dans le cadre d’un accord électoral. Avez-vous participé à la négociation de cet accord ? Le cas échéant, avec qui en avez-vous discuté les termes ? Votre position à l’égard de la Russie et de l’Ukraine, ainsi que celle des candidats, ont-elles été évoquées ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Cela n’a rien à voir : ne mélangeons pas les torchons et les serviettes. Dans les occasions que vous évoquez, les questions touchant à l’Ukraine et à la Russie n’ont évidemment pas été prises en compte et l’accord, qui portait sur quatre ou cinq circonscriptions, n’imposait nullement aux candidats de modifier substantiellement leur discours. Parmi eux, au demeurant, seule Mme Folest a été élue, dans le Val-d’Oise.

M. Thomas Ménagé (RN). Comment jugez-vous l’utilisation qui est faite par des opposants politiques, en période électorale, de la proximité qu’un candidat peut entretenir avec un régime donné, comme celui de la Russie, ou des positions plus ou moins favorables qu’il peut exprimer à son égard ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Il faut se déterminer en fonction de l’intérêt national dans tous les domaines – non seulement en politique étrangère, mais aussi sur des sujets tels que l’éducation ou l’organisation territoriale. C’est l’intérêt de la France qui compte, non celui de tel ou tel pays étranger, même si l’on peut entretenir des relations amicales avec un autre État. Si nous sommes un allié fiable des États-Unis, nous n’en sommes pas pour autant un satellite ou un vassal. Allié ne signifie pas aligné.

M. Thomas Ménagé (RN). Vous considérez donc que l’utilisation que certains peuvent faire, en période électorale, des relations d’amitié ou des positions favorables d’un candidat à l’égard d’un pays étranger n’a pas lieu d’être puisque l’on peut agir de la sorte sans être un vassal et sans être soumis à une éventuelle ingérence ou influence étrangère.

M. Jean-Pierre Chevènement. En effet. On peut entretenir des relations amicales, mais celles-ci ne doivent pas aller jusqu’à l’inféodation.


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41.   Audition, ouverte à la presse, de M. François Fillon, ancien Premier ministre (2 mai 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation et de vous être rendu disponible pour nos travaux.

Notre commission travaille depuis plusieurs mois sur d’éventuelles ingérences de puissances étrangères dans la vie politique et économique française ainsi qu’auprès des relais d’opinion de notre pays. À ce titre, elle s’est intéressée au recrutement d’anciens hauts responsables politiques ou hauts fonctionnaires par des entreprises liées de près ou de loin à des régimes étrangers, souvent autoritaires ou dictatoriaux. Le cas de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder est emblématique des questions relatives à la mise sous dépendance des pays européens s’agissant de l’approvisionnement en gaz russe.

Vous avez eu une longue carrière de responsable politique, à tous les échelons de notre démocratie et jusqu’aux plus éminents. En tant que Premier ministre, vous avez été amené à rencontrer à plusieurs reprises votre homologue de l’époque, Vladimir Poutine, Dmitri Medvedev étant président de la Fédération de Russie entre 2008 et 2012.

Vous avez, selon toute apparence et sans que nous vous en fassions le reproche – notre commission n’est pas une instance judiciaire – maintenu des relations avec la Russie après 2012. En 2021, vous avez été nommé au conseil d’administration de deux importantes sociétés de ce pays, le groupe pétrolier Zaroubejneft et le groupe de pétrochimie Sibur – postes dont vous avez démissionné au lendemain de l’agression militaire russe contre l’Ukraine.

Nous souhaitons connaître votre vision des relations entre la France et la Russie et votre appréciation sur d’éventuelles ingérences de puissances étrangères dans les affaires françaises, en particulier les tentatives du régime russe d’influencer notre démocratie. Nous souhaitons aussi recueillir votre témoignage sur votre expérience publique et professionnelle et comprendre comment et pourquoi vous avez accepté d’exercer de telles fonctions, puis y avez mis fin.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire sur les thèmes qui vous ont été communiqués, puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et réponses.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. François Fillon prête serment.)

M. François Fillon, ancien Premier ministre. Plutôt que de vous imposer un long propos liminaire, je pense plus utile de répondre directement à vos questions. Je ferai simplement trois remarques préalables.

D’abord, j’ai siégé dans cette assemblée pendant vingt-deux ans et au Sénat pendant trois ; j’ai été membre du Gouvernement de la République pendant douze ans. Jamais, durant quelque trente-six années de vie publique, on n’a trouvé une seule action de ma part qui ait été influencée par une puissance étrangère. J’ai toujours défendu l’intérêt national, tel que je le conçois, et cette attitude n’a pas changé.

Ensuite, j’ai des convictions. Elles n’ont pas varié, notamment sur la question des relations entre la France et la Russie. On pourrait les qualifier de « gaullistes » si cela ne risquait de faire ricaner. On me rétorquera en effet que le monde a changé – mais ce qui n’a pas changé, c’est la géographie, qui était la base de la vision du général de Gaulle en politique étrangère. Une immense partie de la Russie appartient au continent européen. On peut aimer ou non la Russie, être en accord ou en désaccord – et il y a bien des raisons de l’être – avec ses régimes successifs, il est incontestable que sa proximité nous oblige à trouver un mode de relations susceptible d’assurer la paix et la sécurité.

C’est cette conviction qui m’a conduit à m’intéresser assez tôt à la Russie, puisque j’y ai effectué mon premier déplacement en 1986 je crois, à la tête d’une délégation de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, dont j’étais alors le président. Cette visite était historique : c’était la première fois que la commission se rendait dans le pays qui était alors notre principal adversaire. J’y suis retourné en 1988, alors que j’étais dans l’opposition, en compagnie de Jean-Pierre Chevènement : il avait souhaité que je l’accompagne pour montrer aux Russes qu’en matière de défense, il n’y avait pas de divisions à l’intérieur du pays, que nous étions solidaires.

Ma troisième remarque concerne mon expérience des ingérences étrangères – car j’en ai rencontré durant ma vie politique, notamment quand j’étais au gouvernement. La plupart du temps, elles provenaient d’un pays ami et allié : les États-Unis. Par exemple, j’ai été écouté pendant cinq ans, ainsi que le président Sarkozy, par l’Agence nationale de sécurité des États-Unis, la NSA. Lorsque des documents des services secrets américains ont fuité, tout le monde s’est focalisé sur le fait que Mme Merkel avait été écoutée, mais cela avait été aussi le cas de l’ensemble des membres du gouvernement français et, sans doute, des autres pays européens. Cela étant, c’est une pratique assez généralisée parmi les grandes puissances.

Une certaine forme d’ingérence américaine me semble poser davantage de problèmes, car elle a de sérieuses conséquences sur la vie économique de notre pays : il s’agit du principe d’extraterritorialité du droit américain, qui permet à la justice et souvent à l’administration américaines d’intervenir, au mépris selon moi des principes du droit international, dans les affaires des entreprises européennes. C’est systématique. Initialement, le prétexte en était l’utilisation du dollar pour effectuer les transactions, ce qui m’avait conduit à proposer avant 2016 une profonde réforme de la monnaie européenne pour qu’elle devienne une monnaie internationale – mais c’est la monnaie chinoise qui deviendra sans doute la concurrente de la monnaie américaine. Depuis, les Américains ont voté des lois « contre la corruption » qui leur permet tant d’intervenir dans n’importe quelles conditions dans la vie des entreprises européennes. J’ai été particulièrement marqué par l’amende de 9 milliards de dollars infligée à BNP-Paribas dans des conditions à mon avis tout à fait anormales, puisqu’il s’agissait de sanctionner des financements d’opérations ou d’entreprises au Soudan et que ce pays ne faisait l’objet d’aucune sanction de la part des autorités françaises.

J’ai été confronté à d’autres cas d’ingérence, notamment de l’espionnage de la part de la Chine – peut-être vous souvenez-vous de cette affaire retentissante impliquant une délégation d’officiels chinois de haut niveau qui, à l’occasion d’une visite d’Airbus, avaient placé des clés USB sur des ordinateurs pour récupérer des informations.

Plus proche de votre sujet, j’ai aussi été confronté à des ingérences d’autres pays, comme la Turquie, le Maroc ou l’Algérie, qui donnent des consignes de vote au moment des élections par l’intermédiaire de responsables religieux.

Je n’ai pas été concerné directement par des ingérences russes – ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas : la Russie, comme toutes les grandes puissances, tente de faire prévaloir son point de vue ; elle le fait souvent d’une façon assez grossière et, de mon point de vue, peu efficace.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous développer ce point ? Qu’entendez-vous par « assez grossière » ?

M. François Fillon. Ces tentatives d’ingérence sont tellement visibles ! Comment penser que les populations de nos pays soient à ce point influençables, que des comptes fantômes sur les réseaux sociaux, effectivement massivement utilisés par les Russes comme par d’autres, aient une influence réelle sur les scrutins ? L’idée que la Russie aurait été à l’origine du Brexit, comme on l’entend assez souvent, me paraît totalement farfelue. Non que les Russes n’aient pas cherché à influencer les votes, mais il y avait en Grande Bretagne un mouvement de fond favorable au Brexit indépendamment de toute ingérence russe. De même, soutenir, comme le font des Américains y compris de très haut niveau, que les Russes ont fait élire le président Trump me semble relever du fantasme. Non, là encore, qu’ils n’aient pas essayé d’agir en ce sens. Mais de façon générale, l’effet des opérations de désinformation sur les réseaux sociaux me semble, sinon négligeable, du moins marginal.

D’une manière générale, la Russie est un pays qui fonctionne de manière assez brutale.

Lors du voyage de la délégation de la commission de la défense en 1986, nous étions déjà un certain nombre à être convaincus que l’URSS ne présentait plus de menace militaire vraiment existentielle pour les Européens – exception faite du nucléaire. Le système soviétique fonctionnait mal. Les Russes avaient beau accumuler les armes et les soldats, disposer d’une puissance immense, il y avait toujours quelque chose qui clochait – on avait oublié de mettre de l’essence dans le réservoir du char, il y avait des problèmes d’organisation, il manquait quelqu’un à son poste, untel n’avait pas fait son boulot. Au cours de mes visites en URSS puis en Russie, rien ne se passe jamais comme prévu. L’exemple le plus triste mais le plus significatif du mauvais fonctionnement du pays est l’accident qui a coûté la vie à M. de Margerie, le PDG de Total : on confie à un employé qui a sans doute un peu abusé de la vodka un matériel qu’il n’a jamais conduit et on l’envoie dans une partie de l’aéroport où il n’est jamais allé.

La Russie est un immense pays, mais d’une assez grande fragilité en raison de ses dysfonctionnements.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand vous étiez Premier ministre, les services ont-ils observé une modification du comportement de la Russie dans ses tentatives d’ingérence, notamment par suite de son invasion d’une partie du territoire géorgien ou d’autres tensions géopolitiques ? Y a-t-il eu une évolution, une intensification des relations économiques et des investissements français dans le secteur énergétique ou dans d’autres domaines stratégiques ou régaliens ?

M. François Fillon. Remontons un peu plus loin dans le temps, si vous le voulez bien.

J’ai parlé de ma visite en 1986 en URSS mais j’aurais pu évoquer ma présence au dernier congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, en tant que représentant de ma famille politique. J’y ai croisé des membres du Parti communiste français, malheureux de voir disparaître le parti frère avec lequel ils avaient collaboré dans une forme d’ingérence à l’époque assumée par tout le monde.

À partir de 1993, j’ai été ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons entrepris de coopérer avec la Russie dans les domaines de la recherche et de l’espace. Il faut se souvenir que la chute de l’Union soviétique avait entraîné un véritable chaos et que la recherche russe était à terre : les chercheurs n’étaient plus payés, les laboratoires étaient en déshérence. Nous avons incité les organismes publics de recherche français à coopérer avec eux afin d’aider les chercheurs russes à survivre et, en même temps, de profiter des capacités de la recherche fondamentale russe, notamment en matière de mathématiques. De même, les industriels de l’aéronautique ont utilisé les immenses facilités et les grandes souffleries désormais inutilisées de l’Union soviétique. Enfin, nous avons engagé une coopération en matière spatiale. J’ai ainsi été, avec d’autres, à l’origine de la création de la première société franco-russe de commercialisation de lancement de satellites par Soyouz, la société Starsem. L’objectif était de donner des garanties occidentales en matière de commercialisation, financement, assurance et autres.

J’ai ensuite occupé les fonctions de ministre des affaires sociales, ce qui ne m’a pas conduit à développer une coopération très intense avec la Russie.

Quand j’ai pris mes fonctions de Premier ministre, la période était très particulière. D’abord, vous l’avez rappelé, Vladimir Poutine était lui-même devenu Premier ministre dans le cadre d’un échange de postes avec Dmitri Medvedev, au prix d’une certaine torsion de l’esprit de la Constitution russe. Il était donc mon interlocuteur. Durant ces cinq années, j’ai eu avec lui une relation assez intense, qui s’est révélée très fructueuse pour l’économie française. Je pense qu’à cette époque Vladimir Poutine avait encore pour objectif la modernisation de la Russie – on n’était pas dans la phase actuelle. Il y eut d’ailleurs, à l’initiative du président Sarkozy, des discussions pour créer une sorte de zone de libre-échange entre la Russie et l’Union européenne, proposition qui n’a pas fait l’unanimité parmi les Européens.

Pour prendre quelques exemples de la fertilité de la relation franco-russe à l’époque, c’est à ce moment-là que Renault est devenu le premier constructeur automobile en Russie grâce au rachat d’AvtoVAZ, qu’Alstom a investi dans les chemins de fer russes, que la Société générale est devenue quasiment la première banque privée étrangère en Russie, que Vinci a construit l’autoroute entre Saint-Pétersbourg et Moscou, que Total s’est vu attribuer l’exploitation de l’un des plus grands champs gaziers, celui de la péninsule de Yamal, au nord de la Russie, et qu’un pas de tir a été construit pour Soyouz à Kourou afin de diversifier l’offre de lancement européenne. Vous noterez que tous ces exemples sont favorables à la France : il ne s’agissait en aucun cas d’une mise en situation de dépendance par rapport à la Russie.

À cette époque, il était assez facile de parler avec les Russes, et c’est d’ailleurs pourquoi le président Sarkozy avait pu stopper l’opération militaire en Géorgie. Au mois d’août 2008, la Russie était en effet entrée en conflit avec la Géorgie. Le président Sarkozy, qui était président de l’Union européenne en exercice, s’était rendu à Moscou. Après une discussion assez orageuse, il avait obtenu l’arrêt des combats et le retrait des forces russes.

Voilà mon expérience en matière de coopération économique. Je ne peux pas m’exprimer sur ce qui s’est passé après 2012, car je n’avais plus la charge des affaires de notre pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. À la suite de l’effondrement de l’URSS, la corruption en Russie a atteint un très haut niveau – il suffit de penser à ceux qu’on appelle les oligarques. Cela n’est pas allé en s’améliorant. L’intensification des relations économiques avec la Russie comportait des risques de corruption liés à la passation des contrats, et donc d’ingérence, la Russie pouvant profiter de l’occasion pour disposer de relais en France. S’est-elle accompagnée d’un renforcement par la France de la lutte contre la corruption ?

M. François Fillon. Les outils français de lutte contre la corruption ont été renforcés à plusieurs reprises. Cela étant, le niveau de corruption en Russie n’est pas différent de celui qui existe en Chine, en Arabie Saoudite ou dans la plupart des pays autoritaires – peut-être était-il même inférieur à l’époque. Il ne faut pas tomber dans la caricature.

Qu’est-ce qu’un oligarque ? Pourquoi désigne-t-on ainsi certains grands capitaines d’industrie français : parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont proches du pouvoir ? S’agissant de la Russie, les oligarques désignent ceux qui, au moment de la chute de l’Union soviétique, ont capté à leur profit les richesses publiques. Or tous les responsables d’entreprise russes ne se sont pas rendus coupables de ce crime.

Les contrats ont été signés dans le respect des règles françaises et russes. Nous avons eu parfois des discussions un peu difficiles avec le gouvernement russe et avec Vladimir Poutine, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir perdu une seule négociation – j’ai vérifié avant de me rendre à cette audition. Il y eut par exemple une négociation extrêmement difficile à propos d’un avion de transport, le Soukhoï SuperJet 100 – une sorte de petit Airbus – construit en coopération avec Thales, qui s’occupait de l’avionique, et Safran, qui fournissait les moteurs. Vladimir Poutine voulait que nous en achetions. Il menaçait, dans le cas contraire, de retirer aux Airbus A380 le droit de survoler la Sibérie. La discussion a duré trois heures. L’ensemble des gouvernements français et russes attendaient pour déjeuner : nous avons terminé à seize heures mais nous n’avons pas acheté le SuperJet 100 et l’A380 a continué à survoler la Sibérie ! Cela montre qu’à cette époque, la négociation avec la Russie était parfois difficile, mais elle était possible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous n’avez pas abordé le fait que vous avez occupé, jusqu’à l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, deux postes au sein des conseils d’administration de deux importantes sociétés russes. Cela intéresse pourtant la commission. Qu’est-ce qui a amené l’ancien Premier ministre que vous êtes à occuper des postes dans des domaines aussi stratégiques sans que cela ne semble soulever de conflit de loyauté ?

La semaine dernière, le magazine Challenges révélait aussi que vous avez été rémunéré par la société CIFAL à hauteur de 45 000 euros pour faciliter les contacts entre un responsable congolais et des responsables russes en vue de l’exploitation d’une concession pétrolière. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. François Fillon. Je n’ai pas évoqué ces sujets parce que j’imaginais bien que vous alliez m’interroger dessus.

Au préalable, je voudrais indiquer qu’en 2017, dans les circonstances que chacun ici connaît, j’ai quitté la vie publique de manière définitive et entamé une carrière professionnelle. Cette carrière ne regarde que moi : je n’ai de comptes à rendre à personne sur la manière dont je la conduis, dans le respect naturellement des lois de la République et des règlements européens. Depuis cette date, je suis une personne privée.

J’ai commencé pendant trois années par être l’associé d’une société d’investissement française. Durant cette période, je n’ai eu aucune occasion de travailler avec la Russie puisque, comme vous le savez, travailler avec ce pays revient pour un établissement financier européen à s’exposer immédiatement aux sanctions américaines, d’une manière ou d’une autre. J’ai également siégé au conseil d’administration d’une entreprise d’intelligence artificielle aux États-Unis.

Pour cette entreprise d’investissement française, j’ai notamment ouvert un bureau au Japon et j’ai été à l’origine de la création d’un fonds consacré à la transition énergétique, qui doit aujourd’hui gérer près de 2 milliards d’euros d’actifs. J’ai créé un conseil international, au sein duquel j’ai recruté un ancien Premier ministre social-démocrate italien ou encore celle qui coiffe désormais l’ensemble des services de renseignement américains. Cela donne une idée de mes activités au cours de ces trois ans.

J’ai ensuite décidé de conduire ma propre activité de conseil pour des entreprises françaises et européennes. Un certain nombre d’entre elles m’ont demandé de les aider à entrer ou à se développer en Russie, sachant que je connaissais ce pays et son fonctionnement. J’ai donc commencé à y effectuer des séjours relativement longs, de quelques semaines. L’une de ces entreprises, CIFAL, m’a demandé de l’aider à établir des contacts avec Rosneft pour l’un de ses clients.

Les articles qui sont parus sur ce sujet sont des exemples de manipulation « soft » de l’information. Je ne suis pas concerné par les enquêtes en cours. J’ai travaillé pour une entreprise qui, elle, fait l’objet d’une enquête, mais l’on titre « François Fillon est concerné par une enquête »… Non, je ne suis pas concerné par cette enquête.

Je n’en dirai pas plus sur CIFAL, puisqu’une information judiciaire est en cours, sauf pour exprimer mon très grand respect pour cette entreprise et pour Gilles Rémy, qui la dirige. CIFAL a été créée par les communistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour développer la relation économique entre la France et la Russie. Lors des vingt dernières années, Gilles Rémy a œuvré de manière remarquable pour le développement des entreprises françaises et des intérêts français en Russie. Je trouve très injuste de jeter l’opprobre sur CIFAL parce qu’il y a la guerre en Ukraine. Ce n’est pas Gilles Rémy qui l’a déclenchée, c’est le président Poutine, et Gilles Rémy n’est pas responsable de la situation que nous connaissons.

J’en viens aux conseils d’administration dans lesquels j’ai accepté de siéger.

Dans le cadre de mes missions en Russie pour le compte d’un nombre important d’entreprises françaises, j’ai été amené à plusieurs reprises à rencontrer le président de Zaroubejneft, une entreprise pétrolière qui n’intervient qu’en dehors de la Russie. Elle exploite pour l’essentiel des gisements de pétrole et de gaz en Asie, beaucoup au Vietnam, et quelques-uns en Amérique latine et en Asie centrale. Je lui ai proposé des coopérations avec des entreprises françaises, notamment avec CIFAL. Cela n’a jamais abouti mais, à la suite de ces discussions, il m’a proposé d’entrer au conseil d’administration de Zaroubejneft.

J’ai considéré que c’était utile au développement de mes activités professionnelles en Russie, puisque mon projet était de continuer à y développer des activités de conseil pour les entreprises françaises et européennes. J’ai accepté. Je l’ai fait d’autant plus facilement qu’il n’y a strictement aucune friction entre Zaroubejneft et la France : cette entreprise n’intervient pas en France et n’a pas de rapports avec notre pays ou avec les entreprises pétrolières françaises.

Dans la foulée de cette nomination au conseil d’administration de Zaroubejneft, j’ai été sollicité par le président de Novatek – la société pétrolière associée à Total notamment pour l’exploitation des gisements gaziers de Yamal – pour siéger au conseil d’administration de Sibur, une société privée de pétrochimie. J’ai accepté. J’étais chargé – cela fera sourire certains, mais c’est ainsi – d’une certaine occidentalisation de l’entreprise, c’est-à-dire d’introduire dans sa gestion des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

Je ne vais pas pouvoir vous en dire beaucoup plus, pour une raison très simple : tout cela a eu lieu à la fin de l’année 2021. J’ai assisté à un conseil d’administration de Zaroubejneft, à un de Sibur, en visioconférence en raison du covid, et dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, j’ai démissionné de ces conseils d’administration.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Dans le cadre des différents mandats et fonctions éminentes que vous avez exercés, notamment en tant que Premier ministre, avez-vous bénéficié d’une sensibilisation par les services de renseignement sur les risques d’influence et d’ingérence étrangères ?

M. François Fillon. Bien sûr, et concernant un très grand nombre de pays. Je n’emporte par exemple jamais mon téléphone mobile ni mon ordinateur lorsque je me rends en Chine. Ce sont des précautions indispensables et qui valent malheureusement pour un nombre de plus en plus important de pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez expliqué les circonstances dans lesquelles vous avez été amené, en 2021, à rejoindre les conseils d’administration de deux entreprises du secteur pétrochimique et pétrolier, à la suite de rencontres et de contacts divers. Ne pensez-vous pas que votre qualité d’ancien Premier ministre de la France a joué un rôle déterminant dans ce recrutement par ces sociétés, dont l’une est détenue à 100 % par l’État russe ?

M. François Fillon. J’imagine que vous aurez à cœur de poser cette question à beaucoup de très hauts responsables, donc certains que vous connaissez bien.

C’est évidemment mon expérience d’ancien Premier ministre et d’ancien ministre qui est souhaitée lorsque je siège dans un conseil d’administration, que ce soit en Russie ou dans une société d’investissement en France.

Il serait quand même utile qu’on reconnaisse qu’avoir été pendant cinq ans chef du gouvernement vous donne une certaine expérience – et pas seulement un carnet d’adresses, comme je le lis si souvent. Quand on a exercé des responsabilités politiques, dans la gestion de grandes collectivités locales puis au gouvernement, on a un savoir-faire, une capacité à gérer des situations difficiles qui sont naturellement recherchés par des entreprises.

Je rappelle que j’ai quitté la vie publique. Je suis une personne privée et je mène ma carrière professionnelle comme je l’entends. Si j’ai envie de vendre des rillettes sur la place Rouge, je vendrai des rillettes sur la place Rouge. L’idée que je n’aurais plus le droit d’avoir quelque activité professionnelle que ce soit parce que j’ai été Premier ministre n’est selon moi pas acceptable. Ce n’est pas du tout ce que vous avez dit, mais c’est ce qu’un certain nombre d’observateurs pensent.

Mais vous êtes fondée à me demander s’il s’agit d’un cas d’ingérence étrangère. Je réponds non, pour trois raisons.

La première est que c’est moi qui suis allé en Russie pour développer mes activités professionnelles, avant que n’éclate la guerre. Ce ne sont pas les Russes qui sont venus me chercher.

Deuxième raison, les entreprises dans lesquelles j’ai accepté de siéger n’ont pas de relations stratégiques avec la France. Sibur lui vend un peu de matériaux qui servent à fabriquer des pneus, et Zaroubejneft rien du tout.

La troisième raison, mais là il faudra me croire sur parole, est que tout mon parcours montre que je ne suis pas sensible aux ingérences étrangères. Mes convictions sur la nécessité d’une relation réaliste entre la France et la Russie ne datent pas de l’époque où j’ai siégé dans des conseils d’administration : elles remontent à 1986, à l’époque où la Russie s’appelait l’URSS. Personne ne peut donc espérer me faire changer d’avis, d’une manière ou d’une autre. Je considère qu’il n’y a là aucune ingérence étrangère.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez vous-même abordé le sujet, certes délicat et sur lequel les avis sont très divers, des pistes de reconversion et d’évolution professionnelle des anciens hauts responsables politiques une fois redevenus des personnes privées. Les règles et les législations sont d’ailleurs différentes d’un État européen à l’autre.

Dans le cas de notre pays, pensez-vous que le délai de trois ans durant lequel un ancien haut fonctionnaire ou responsable politique doit faire valider sa reconversion par une instance déontologique est adapté ?

M. François Fillon. Il me semble que c’est adapté. En ce qui me concerne, c’est beaucoup plus, puisque j’ai quitté mes fonctions exécutives en 2012.

Il serait tout à fait dommageable de cantonner les responsables politiques et administratifs dans le secteur public jusqu’à la fin de leurs jours. Ce n’est pas sain, cela empêche une bonne respiration de la vie politique – on entend trop souvent dire que ce sont « toujours les mêmes », qu’il n’y a pas de renouvellement. L’interaction entre le secteur privé et le secteur public, qui est d’ailleurs la caractéristique de la politique américaine, ne me choque pas.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Que pensez-vous de l’idée selon laquelle pourraient être définis des secteurs économiques, voire des zones géographiques ou des pays, dans lesquels les anciens hauts fonctionnaires ou responsables politiques ne pourraient pas entamer ou poursuivre un parcours professionnel ou de reconversion ?

M. François Fillon. J’y suis totalement hostile. Je ne sais pas si vous vous rendez compte du rétrécissement progressif des libertés individuelles qui se produit, à chaque fois au nom de bonnes raisons.

Soit on est en conflit avec un État, on n’a plus de relations diplomatiques et on le considère comme un pays dangereux. Dans ce cas on ne peut pas y travailler. Soit les relations diplomatiques existent, et je ne vois pas de quel droit un État pourrait interdire à ses ressortissants de travailler avec des pays avec lesquels il n’est pas en conflit.

La situation actuelle est différente, parce que nous sommes en conflit avec la Russie. Il y aurait d’ailleurs beaucoup de choses à dire sur ce conflit, et vous savez que j’ai une opinion qui n’est pas forcément tout à fait la même que ce qu’on entend à longueur d’émissions sur les chaînes d’information en continu. Mais je ne m’exprime pas sur ce sujet parce que, la France étant en conflit avec la Russie, à tort ou à raison, ce qui compte pour moi est l’intérêt de mon pays et je ne ferai donc rien qui puisse gêner son gouvernement dans la gestion de ce conflit. Voilà la règle que l’on doit s’appliquer, plutôt que de demander à une bureaucratie européenne ou française de se mettre à délimiter les régions où les uns ou les autres peuvent travailler.

D’autant qu’il existe une immense hypocrisie dans la manière dont on traite les différents pays.

Ainsi, la Chine étant loin, personne ne considérait qu’elle constituait un problème, alors que son régime est bien plus dur que celui de la Russie. Les choses ont un peu changé depuis deux ans parce que les Américains sont en train de se rendre compte qu’ils vont perdre le leadership mondial et qu’une vraie compétition s’installe – là est d’ailleurs à mon avis le seul véritable risque de conflit mondial. Mais il n’y avait jusque-là pas la même sensibilité en Europe, en particulier dans les médias, entre les deux. Or le régime chinois est bien plus dur : le dire n’est pas une attaque contre la Chine, mais seulement constater qu’elle représente une menace bien plus grande pour notre économie, pour l’économie mondiale et pour notre influence dans le monde que la menace russe.

Et qu’en est-il des pays du Golfe ? S’agit-il de régimes démocratiques ? L’Arabie saoudite et l’Algérie sont-elles des démocraties ? On peut continuer la liste.

Faisons donc attention à la manière dont nous cherchons à encadrer les activités privées, professionnelles, des uns et des autres. Selon moi, la règle doit reposer sur la nature des relations diplomatiques avec le pays visé.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Il est extrêmement intéressant d’avoir le point de vue de quelqu’un qui a été aux affaires pendant cinq ans sur le phénomène des ingérences. Pour vous, où se situe la frontière entre influence et ingérence ? Pouvez-vous la définir ? La France, notamment lors de votre passage à Matignon, a-t-elle parfois franchi cette frontière en s’immisçant dans la vie et les affaires de pays étrangers ?

Lorsque vous étiez Premier ministre, vous est-il arrivé de déconseiller à des membres de votre gouvernement de se rendre dans un pays en raison de risques d’ingérence identifiés par vos services ? Avez-vous conseillé à des parlementaires ou à des ministres de ne pas travailler ultérieurement avec certaines entreprises étrangères du fait des risques que cela pouvait comporter ? Quelles ont été les mesures prises par votre gouvernement et par vos services pour éviter les ingérences étrangères ?

M. François Fillon. Il y a toujours eu des ingérences étrangères et il y en aura toujours. Nous les avons nous-mêmes pratiquées. Au fond, la question est de les identifier et d’être capable de les combattre.

La frontière entre influence et ingérence est par exemple franchie lorsqu’un État appelle à voter pour un candidat à une élection présidentielle, ou finance la vie politique – ce qui n’est plus possible en France mais le reste dans d’autres pays.

Pour le reste, si des télévisions défendent le point de vue de la Russie, du Qatar ou de je ne sais qui, il faut simplement le savoir et faire confiance à la capacité de jugement de nos concitoyens et à pluralité de l’information dans un pays comme le nôtre. La ligne qui ne doit pas être franchie est celle qui consiste à s’ingérer directement par des consignes de vote, par le choix de candidats ou par le financement de la vie politique.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir été amené à dire des ministres de ne pas se rendre dans certains pays.

Avec le président Sarkozy, nous nous étions beaucoup interrogés après l’affaire de la Géorgie, en août 2008. Un séminaire franco-russe était programmé à Sotchi au début de septembre – une réunion des deux gouvernements presque au complet qui a lieu tous les ans, comme avec d’autres pays et depuis très longtemps. Compte tenu de ce qui venait de se passer en Géorgie, nous avons très longtemps hésité avant de finalement décider de maintenir cette réunion dans des conditions qui ménageaient une certaine distance.

Cela m’amène d’ailleurs à évoquer un autre sujet. J’entends souvent dire que j’ai des relations personnelles avec le président Poutine. J’ai eu des relations professionnelles intenses avec le président Poutine, mais pas de relations personnelles. Je n’ai jamais participé à quelque manifestation privée que ce soit. Pour moi c’est une ligne qui ne doit pas être franchie, en tout cas tant qu’on est un responsable politique.

Si j’avais des souvenirs de cas d’ingérence française, je ne vous en parlerais pas. Il nous est quand même arrivé de nous mêler un peu de ce qui ne nous regardait pas dans certains pays africains. Au Liban parfois aussi, un peu. J’ai envie de dire que cela continue, avec un succès qui n’est pas fantastique.

Les Anglais sont de grands spécialistes de l’ingérence. Ils disposent d’une diplomatie remarquable et ont – ou avaient – une capacité considérable à agir à travers le monde. Les Américains aussi. Mais je sais bien que ce n’est pas la même chose quand il s’agit d’alliés et non d’adversaires…

Ainsi, au sein du conseil international que j’avais créé pour la société d’investissement Tikehau Capital, où j’avais recruté Avril Haines qui est aujourd’hui la patronne des services de renseignement américains, nous nous étions demandé s’il fallait investir dans l’entreprise chinoise Huawei. Mme Haines et un certain nombre d’autres membres du conseil s’étaient mis à pousser des cris d’orfraie en disant qu’on ne pouvait pas investir chez des gens qui nous écoutent. Je m’étais alors permis de dire que la NSA m’avait écouté pendant cinq ans…

Vous allez me dire que les objectifs ne sont pas les mêmes. C’est vrai, mais enfin il me semble que la question mérite une analyse globale de votre commission, puisqu’elle travaille sur les ingérences étrangères.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Vous dites que vous n’avez pas été concerné directement par une ingérence russe et je comprends votre point de vue. Comprenez le mien.

Le fait qu’un ancien Premier ministre soit recruté dans des conseils d’administration d’entreprises russes proches du pouvoir, ou en tout cas décrites comme telles, ne fait-il pas finalement de vous le bras de l’ingérence ? Vous vous mettez au service des intérêts financiers russes, proches de l’État russe. Pourquoi vous ont-ils recruté, si ce n’est pour votre carnet d’adresses et pour votre expérience de Premier ministre ? N’est-il pas trop simple d’arguer que vous êtes désormais une personne privée ?

Je dirais la même chose si j’avais devant moi Dominique de Villepin, également ancien Premier Ministre et ancien avocat, et qui a ensuite transformé sa société en société de lobbying international.

Ne pensez-vous pas que votre cas est différent de celui des fonctionnaires de haut niveau, car votre responsabilité était supérieure et que vous aviez connaissance de secrets ? Vous pourriez en faire bénéficier des entreprises, sous couvert du secret professionnel – notamment celui d’avocat.

Le simple fait de travailler pour une puissance économique étrangère ne relève-t-il pas de l’ingérence ?

M. François Fillon. Ce n’est pas du tout mon avis. D’ailleurs, je ne suis pas avocat et donc pas protégé par le secret professionnel. Les entreprises dans lesquelles j’ai – ou plutôt aurais – exercé des fonctions ne recoupent aucun intérêt stratégique de la France et n’entrent pas en compétition avec elle.

J’ai dit tout à l’heure que les entreprises, qu’elles soient russes ou américaines – j’ai aussi siégé dans des conseils d’administration américains – s’intéressent bien évidemment à vous parce que vous avez une expérience globale, une vision du monde, une capacité à en comprendre le fonctionnement, une analyse des situations économiques. Tant que la relation entre la France et la Russie était normale, je ne voyais pas d’obstacle à siéger au conseil d’administration d’entreprises russes.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Vous avez créé la société 2F Conseil en juin 2012, dix jours avant de devenir député – mandat durant lequel vous ne pouviez pas créer une telle société. En 2016, lorsque vous étiez candidat à l’élection présidentielle, nous n’avions pas, ni en tant qu’opposants ni en tant que simples citoyens, la possibilité de savoir qui étaient vos clients, qui finançait directement ou indirectement votre campagne, ou à tout le moins votre train de vie, pour qui vous aviez travaillé et à qui vous deviez, sinon allégeance, du moins reconnaissance pour vous avoir permis d’exercer votre activité.

Pour ma part, j’y voyais un problème de transparence démocratique. Les autres candidats, nous savions qui ils étaient et d’où provenaient leurs moyens ; vous, non. Avec le recul, j’y vois aussi une question de souveraineté et d’indépendance de la France. Nous n’avons pas eu accès au détail de vos clients ni de vos activités. Nous avons simplement appris par la presse qu’il s’agissait du produit de conférences.

J’ai donc deux questions à vous poser : quelles étaient les activités de votre société, aujourd’hui dissoute, ce qui vous délie de contraintes inhérentes au secret des affaires ? Pouvez-vous nous donner le nom des clients qu’elle a eus pendant ses cinq années d’existence ?

M. François Fillon. D’abord, il ne faut pas tout mélanger. Aucune des activités que vous évoquez n’a financé ma campagne. Le financement d’une campagne présidentielle obéit à des règles extrêmement strictes. Mes comptes de campagne ont été validés. Pas un euro de mes dépenses de campagne n’a été financé par mes activités professionnelles.

Ensuite, je pensais que vous étiez un observateur plus attentif de la presse, qui a jeté la quasi-totalité de mes clients en pâture un très grand nombre de fois. Il y a même eu une instruction judiciaire, ce qui m’autorise à être bref sur ce point.

En 2017, le juge d’instruction a inclus dans l’instruction judiciaire me concernant toutes mes activités professionnelles. Tous mes contrats, tous mes clients et tous mes comptes ont fait l’objet d’une analyse de ce juge qui, comme chacun sait, est assez précis dans sa manière de conduire les instructions. Rien n’a été retenu à charge contre moi. Sur toutes les questions liées à mon activité professionnelle, j’ai obtenu un non-lieu. Il s’agit donc d’une chose jugée sur laquelle je n’ai pas de commentaire à faire.

Pour ne pas complètement vous décevoir, je citerai des clients comme Axa, la société de M. Marc de Lacharrière, Total, une banque d’affaires française importante dont le nom m’échappe… En somme, j’ai mené des missions pour plusieurs groupes français importants. J’ai aidé par exemple cette grande banque à racheter une banque allemande en intervenant auprès des autorités allemandes pour aplanir un certain nombre d’obstacles.

Tous ces sujets ont fait l’objet d’une instruction judiciaire et n’ont donné lieu à aucune poursuite.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Sur un autre sujet, nous avons auditionné M. Jean-Maurice Ripert, nommé ambassadeur de France en Russie par le gouvernement qui a succédé au vôtre. Il a indiqué que des membres d’un parti politique français se rendaient en Russie pour financer leurs campagnes électorales. Tout en s’exprimant avec prudence, il a précisé qu’il s’agissait « de représentants de l’ancien parti Front national ».

Avez-vous eu vent de ces pratiques lorsque vous étiez Premier ministre ou ultérieurement ? Considérez-vous que le financement d’un parti politique français par une puissance étrangère est une ingérence ?

M. François Fillon. À la dernière question, je réponds oui, je l’ai dit tout à l’heure. Je n’ai eu aucune connaissance d’une ingérence de ce type lorsque j’étais Premier ministre. Après, je ne sais pas.

Mais vous êtes vous-mêmes engagés dans la vie politique, vous avez vécu des campagnes présidentielles : les règles de financement sont désormais tellement strictes que je ne vois pas comment une puissance étrangère pourrait financer une campagne présidentielle. Autrefois, cela a beaucoup existé. De nos jours, les règles sont très rigoureuses et leur respect est examiné par les autorités compétentes avec une rigueur encore plus grande. Je serais donc très étonné que de l’argent provenant de l’étranger puisse aboutir dans les comptes de campagne d’un candidat.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Comment définiriez-vous les relations entre les entreprises russes pour lesquelles vous alliez travailler et le gouvernement russe ? Vous avez précisé que, Zaroubejneft n’opérant pas en France, vous n’auriez pas été en situation de conflit d’intérêts. De façon un peu triviale et sans faire injure à vos compétences ni à votre capacité à comprendre le monde, pouvez-vous préciser la plus-value que vous auriez apportée à Zaroubejneft, dont les activités sont concentrées en Asie ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser les étapes du processus de votre recrutement ? L’évocation que vous en avez faite est pour ainsi dire très affinitaire : vous avez rencontré le PDG et les choses se sont faites. Pouvez-vous entrer dans le détail ?

M. François Fillon. D’abord, il faut préciser que siéger au conseil d’administration n’est pas une fonction exécutive. Toutes les entreprises du monde ont un conseil d’administration, avec des administrateurs qui y siègent en général de trois à cinq fois dans l’année. Ils apportent leur regard, leur jugement. Ils sont membres du comité d’audit ou censeurs. Ils exercent des fonctions non pas exécutives, mais de contrôle, auxquelles chacun, dès lors qu’il a une certaine compétence et une certaine connaissance du fonctionnement des affaires, peut apporter une plus-value.

Ensuite, la société Zaroubejneft est incontestablement une société d’État. Le processus de mon recrutement a été le suivant : une sollicitation du directeur de l’entreprise ; une discussion sur la mission, par exemple sur ses contraintes et le rythme des réunions ; puis une nomination par décret, car c’est ainsi que cela fonctionne en Russie. Que pouvais-je apporter à Zaroubejneft ? Un regard sur la situation internationale. En Asie, j’ai développé des activités pour le fonds d’investissement français dont j’étais partenaire, notamment au Japon et à Singapour. Depuis que j’ai changé de vie, je vais souvent en Asie.

Quant à la société Sibur, elle est totalement privée. Elle m’a demandé d’être une sorte de référent sur les sujets d’environnement et de gouvernance, ainsi que sur les sujets sociaux. Je ne peux vous en dire beaucoup plus, n’ayant jamais réellement siégé dans ces conseils d’administration.

Je précise d’ailleurs que je n’ai jamais touché un centime d’argent venu de Russie, dans toute ma vie politique et privée. Certes, si j’étais resté membre de ces deux conseils d’administration, j’aurais été rémunéré, comme tout membre d’un conseil d’administration. Mais ayant démissionné dans les conditions que vous savez, je n’ai jamais touché un centime d’argent en provenance de Russie.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous avez évoqué votre travail pour une société d’intelligence artificielle états-unienne. Par ailleurs, vous avez dit à quel point les États-Unis vous semblent pratiquer l’ingérence plus que toute autre puissance.

Travailler pour cette société ne vous plaçait-il pas dans une forme de conflit d’intérêts plus important que pour d’autres, l’intelligence artificielle étant un enjeu stratégique ? Permettre aux États-Unis de maintenir leur situation hégémonique dans ce domaine peut être considéré comme une forme d’aide un peu curieuse.

M. François Fillon. D’abord, j’ai évoqué l’ingérence américaine sous le prisme du principe d’extraterritorialité. Je ne la place pas sur le même plan que l’ingérence de pays autoritaires. Je voulais juste dire qu’il s’agit d’un sujet majeur pour l’économie française et pour l’économie européenne. Au fond, si vous êtes le patron d’une grande entreprise européenne, vous avez deux souverainetés à respecter : la souveraineté nationale et européenne d’une part, et la souveraineté américaine, qui s’impose à vous en tout état de cause. Un livre magnifique a été écrit à ce sujet par un ancien cadre d’Alstom, qui a fait quelques mois de prison aux États-Unis dans des conditions qui, du point de vue juridique, sont parfaitement scandaleuses. Bien entendu, la différence avec la Russie est que les entreprises américaines ne sont pas liées à ce travail d’ingérence : ce sont des entreprises privées dont la plupart n’ont pas de liens avec le gouvernement américain.

Ensuite, l’entreprise au conseil d’administration de laquelle j’ai siégé pendant cinq ou six ans proposait une forme d’intelligence artificielle peu stratégique, même si elle est assez utile. Il s’agissait d’introduire de l’intelligence artificielle dans la relation téléphonique que vous avez avec vos fournisseurs de services – votre banque ou votre opérateur téléphonique par exemple : au lieu de vous proposer « tapez un, tapez deux, tapez trois », l’intelligence artificielle faire remonter toutes les informations vous concernant. Dans notre pays, cela n’est pas très stratégique car nos règles de protection de la vie privée sont très strictes. Aux États-Unis, c’est gigantesque : on peut par exemple connaître le niveau de revenus moyen de l’immeuble dans lequel vous habitez… Sur cette base, le système d’intelligence artificielle essaie de prédire les questions que vous allez poser et surtout d’imaginer les produits que vous pourriez acheter. Encore plus sophistiqué, l’intelligence artificielle choisit l’opérateur le plus pertinent pour vous répondre.

Mme Mireille Clapot (RE). J’ai sursauté lorsque vous avez évoqué les oligarques russes et j’aimerais que vous précisiez vos propos. Vous êtes un bon connaisseur de la vie économique et politique russe. Vous connaissez donc les liens étroits entre oligarques et pouvoir, qui vont de la connivence à la haine et qui ont pu aboutir à des décès surprenants ou à des accidents inexpliqués, et en tout état de cause à des emprisonnements. J’ai donc été un peu surprise de vous entendre minimiser la différence entre les oligarques russes et les chefs d’entreprise occidentaux.

M. François Fillon. Ce que j’ai voulu dire, c’est que vouloir placer le bien d’un côté et le mal de l’autre, la Russie épouvantable parée de tous les défauts face à l’Occident merveilleux et parfait, est une vision évidemment inexacte. Il y a certes en Russie un système économique totalement vertical et dépendant de l’État, mais c’est aussi le cas en Arabie Saoudite, au Qatar, dans les Émirats, ainsi qu’en Chine – de façon un peu plus complexe mais proche.

Traiter tous les chefs d’entreprises russes de la même façon et penser que tous, parce qu’ils sont chefs d’entreprise et ont réussi, sont des gens corrompus et totalement inféodés au pouvoir, est injuste et ne correspond pas à la réalité. Il y a en Russie des chefs d’entreprise de qualité et d’autres qui se sont enrichis dans des conditions discutables, au demeurant assez liées à la manière dont la Russie a été prise en main par les organismes de conseil anglo-saxons lors de la chute de l’Union soviétique. C’est là que tout s’est joué : l’Union soviétique s’est effondrée, beaucoup d’Américains sont venus expliquer aux Russes comme faire fonctionner l’économie libérale et c’est ainsi qu’ont commencé à s’installer les premiers oligarques, en accaparant des richesses qu’ils n’avaient pas contribué à créer par leur intelligence ou leur travail.

Aujourd’hui, il faut distinguer, parmi les responsables russes, ceux qui relèvent de ce schéma et ceux qui sont des gens de qualité. J’ai rencontré notamment dans l’entreprise Sibur tout une classe de dirigeants de moins de quarante ans souvent formés dans les pays occidentaux et tout à fait comparables à ceux qui gèrent les entreprises occidentales.

Telle était la nuance que je voulais apporter. Je ne nie pas du tout qu’il s’agisse d’un système vertical dirigé par le pouvoir. Dans d’autres pays, il l’est par des familles : en Arabie Saoudite ou au Qatar, les membres de la famille royale possèdent toutes les entreprises du pays. C’est une autre façon de concevoir les choses.

Mme Mireille Clapot (RE). Nous avons entamé les travaux de la commission d’enquête en entendant des experts et des universitaires appeler notre attention sur les ressorts humains pouvant amener un individu à céder aux sirènes de la corruption, aux approches et aux tentatives d’ingérence en général. Il s’agit notamment du besoin de reconnaissance et du besoin d’argent. Vous qui avez observé vos compatriotes lorsque vous étiez aux affaires, puis vos partenaires russes, avez-vous constaté des tentatives d’ingérence basées sur ces ressorts humains parmi les personnes que vous avez côtoyées ?

M. François Fillon. Je n’ai pas eu directement connaissance d’ingérences. On imagine bien que des gens puissent être tentés par des propositions financières alléchantes. Autrefois, l’URSS avait d’autres méthodes pour attirer les Occidentaux dans les filets du Parti communiste. Lors de la première mission que j’ai conduite en Union soviétique, nous avons été exposés à ce risque. L’ingérence est certes une réalité, mais je n’ai jamais rencontré d’exemple d’une dimension telle qu’il m’ait été signalé. Pour moi, il ne s’agit pas d’une généralité.

J’ai la conviction profonde que le risque de corruption en Russie est élevé, mais pas plus que dans les autres pays au régime équivalent. Je considère que la focalisation sur la Russie est nocive, car elle nous rend aveugles aux dangers qui sont ailleurs.

Mme Mireille Clapot (RE). L’invasion de l’Ukraine par la Russie a lieu le 24 février 2022 ; vous démissionnez de vos fonctions le 25. Avec quatorze mois de recul, voyez-vous des signes avant-coureurs de cette catastrophe absolue qui auraient pu vous amener à considérer plus tôt que la ligne rouge était franchie, donc à démissionner plus tôt ?

M. François Fillon. Je pourrais vous répondre que les signes avant-coureurs auraient pu nous conduire à prendre des mesures pour éviter cette catastrophe absolue. Toutefois, soucieux de ne pas gêner l’action du Gouvernement par des jugements sur la façon dont toute cette affaire a été gérée, je m’abstiendrai.

Je me suis trompé sur un point et le reconnais bien volontiers : j’étais convaincu que le président Poutine ne passerait pas à l’acte. La veille de l’invasion, j’ai eu une discussion avec le vice-Premier ministre russe en charge de l’énergie dans le cadre de l’organisation, notamment pour CIFAL, d’une sorte de forum ou de colloque réunissant des entreprises russes et toutes les grandes entreprises françaises intéressées par les questions de l’hydrogène et de la production d’hydrogène propre. Si vous vous souvenez du déroulé des événements, une partie des forces russes massées à la frontière avec l’Ukraine pour des exercices avait été retirée. Tout le monde y avait vu le signe d’une forme de détente. Tel était exactement le climat de l’entretien que j’ai eu la veille de l’invasion.

Si l’on y réfléchit, la décision d’envahir l’Ukraine est terrible. Elle est terrible pour tout le monde, mais d’abord pour la Russie, qui a commis une erreur et une faute qui aura des conséquences à très long terme pour elle, pour l’Ukraine et pour l’Europe. Cela ne ressemble pas au président Poutine que j’ai rencontré de manière intense de 2007 à 2012.

Je l’ai revu à deux reprises, dans des manifestations publiques, de 2012 à 2017. Par la suite, je l’ai vu une fois, en 2018. Je participais au Conseil mondial du sport automobile de la Fédération internationale de l’automobile, dont j’étais l’un des vice-présidents et qui se tenait à Saint-Pétersbourg. Le président Poutine, apprenant que j’y étais, a demandé à me voir.

En chemin vers Moscou, n’exerçant plus aucune responsabilité publique, je me suis demandé de quoi nous allions parler. Après avoir passé en revue les thèmes de l’entretien, j’ai choisi de lui dire d’emblée que la situation d’isolement diplomatique dans laquelle la Russie s’installait en raison du conflit au Donbas et de la question de la Crimée était une impasse, et qu’il devait ouvrir le dialogue diplomatique pour essayer d’en sortir.

Je me souviendrai toujours de sa réponse : il m’a regardé d’un air dubitatif et m’a dit : « Ah oui ? Et avec qui parler ? » N’ayant pas suffisamment réfléchi à cette question, j’ai pensé à la totalité des chefs d’État et de gouvernement européens et ai fini par lui dire de parler avec le président Macron. En rentrant de ce voyage, j’ai appelé le président Macron pour le tenir informé de cet échange et lui indiquer qu’il y avait, de mon point de vue, une voie de dialogue avec la Russie qu’il fallait ouvrir. C’est tout ce que je puis vous dire à ce niveau.

Je pense qu’il y avait des solutions pour éviter cette crise. Nous avons réussi à arrêter la Russie en Géorgie ; je pense qu’il était possible de le faire en Ukraine – peut-être pas au moment où nous nous y sommes pris, mais en 2014, lorsque la dégradation des relations a commencé. C’est en 2014 qu’il aurait sans doute fallu être plus actif sur le plan diplomatique. À présent, ce constat ne sert pas à grand-chose. La situation est dramatique, durera longtemps et ouvrira, de mon point de vue, une fracture très importante entre le monde occidental et une grande partie du reste du monde.

Mme Clara Chassaniol (RE). Vous avez dit ne pas avoir été le témoin direct d’ingérences. Toutefois, vous avez été au cœur des liens diplomatiques et politiques entre la France et la Russie du fait de vos activités politiques et professionnelles. Cette expérience vous a-t-elle permis de constater que des partis politiques ou des élus avaient des liens privilégiés avec la Russie, notamment avec ses dirigeants ou ses oligarques, éventuellement de nature à impliquer des ingérences ou une influence sur la politique nationale ou européenne ? Si vous en avez eu connaissance ou si vous avez pu le supposer, quel parti politique ou quelle personne aurait pu être soumis à cette influence ?

M. François Fillon. J’ai suivi l’audition de Jean-Pierre Chevènement, qui a précédé la mienne. Il a eu une remarque très juste : nous faisons comme si la Russie avait été à un moment donné un pays quasi démocratique et qu’elle était soudainement devenue une dictature. Mais la Russie a toujours vécu sous un régime autoritaire, parfois pire qu’aujourd’hui, si tant est que l’on puisse faire des classements en matière de droits de l’homme et de libertés publiques. Que la Russie soit un pays autoritaire n’est pas une soudaine découverte.

Dans l’histoire de la relation franco-russe, il y a eu des partis politiques plus proches de la Russie que d’autres. Ce n’est pas un scoop. Cela a-t-il eu une influence ? Il y a eu une époque où la Russie affichait ouvertement sa volonté de propager la révolution mondiale et où il y avait en France un parti, le Parti communiste, qui affichait sa volonté d’y participer. Ce lien était très fort.

Un ancien inspecteur des finances et diplomate, Alexandre Jevakhoff, vient de publier un livre fascinant sur les relations entre de Gaulle et la Russie. Il donne des exemples tirés d’archives russes récemment ouvertes. Certains échanges montrent que de Gaulle, lorsque la relation avec les Américains devenait compliquée pendant la Seconde Guerre mondiale, se servait de Staline et de la Russie pour contrebalancer les vilenies que lui faisaient les Américains. Il s’agit d’une réalité documentée par les historiens.

Il y a en France des partis politiques qui ont toujours considéré – le mien en faisait partie, je ne sais pas si c’est encore le cas – que nous avons le devoir d’entretenir une relation spéciale avec la Russie, en raison de la géographie et des considérations que j’ai développées tout à l’heure. Avec le président Sarkozy, nous avons conduit les affaires de la France dans cet état d’esprit.

M. Stéphane Vojetta (RE). Je pense comme vous qu’il ne faut pas empêcher les personnes de talent de passer du secteur public au secteur privé et réciproquement : cela est bénéfique pour tous, dès lors que les règles de transparence sont respectées et que les conflits d’intérêts sont évités.

Vous n’étiez plus au gouvernement à la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), en 2013. Avez-vous déjà eu l’occasion de lui soumettre une déclaration de situation patrimoniale ou d’intérêts ? Cette question n’est pas personnelle : j’aimerais simplement connaître votre avis éclairé, en tant qu’expert dans la gestion de fonds d’investissement. Les obligations déclaratives auxquelles sont soumises les personnalités publiques vous paraissent-elles suffisantes pour identifier des conflits d’intérêts ?

M. François Fillon. Je ne sais pas où l’on en est aujourd’hui. Contrairement à une idée reçue, dans le secteur privé, du moins dans le secteur financier, les contraintes sont très élevées. Les contrôles des services de compliance des entreprises sont d’une rigueur extrême. Ils peuvent même virer à l’absurde, par exemple quand ils conduisent à empêcher des établissements financiers d’exercer leurs activités de financement. J’ai le souvenir d’avoir vu un service de compliance refuser un investissement dans une entreprise qui fabriquait des pièces pour les sous-marins nucléaires au motif qu’il n’était pas bien d’investir dans la défense – cela a changé depuis la guerre en Ukraine… Je m’éloigne un peu du sujet des conflits d’intérêts mais c’est pour appeler votre attention sur cette question.

Peut-être est-ce une question de génération, mais j’ai la nostalgie d’une époque où il y avait des arbitres capables de peser le pour et le contre et de prendre leurs responsabilités, au lieu de systèmes automatisés et un peu stupides pesant sur les responsables publics. Par exemple, y a-t-il encore des préfets ? Dans les débuts de ma vie politique, les préfets prenaient des décisions : quand deux services administratifs n’étaient pas d’accord, le préfet était l’arbitre capable de trancher. C’est complètement terminé, car l’arbitre ne veut plus s’exposer à des risques personnels en prenant une décision qui serait un peu « limite » du point de vue juridique. C’est tout le problème soulevé par la HATVP : comment faire pour assurer une grande rigueur dans l’examen des conflits d’intérêts, tout en faisant en sorte que cela ne devienne pas stupide et bureaucratique ?

Par ailleurs, les hommes politiques sont devenus des cibles, pour des raisons tenant tant à la compétition politique qu’au climat social général. Leur patrimoine et leurs activités sont jetés en pâture de façon parfois malsaine.

M. Stéphane Vojetta (RE). Désormais, quand un député est actionnaire d’un fonds, il doit déclarer sa participation dans ce fonds mais pas les actifs dans lesquels celui-ci investit. Pensez-vous que c’est adapté et que cela permet de révéler des conflits d’intérêts potentiels ?

M. François Fillon. Si le député est obligé de déclarer la totalité des entreprises qui sont financées par le fonds, il y a assez peu de chances pour que celui-ci le garde dans ses effectifs…

Est-il possible pour un député d’avoir des activités financières exécutives ? Je ne sais pas. Autrefois, il y avait des tolérances : vous pouviez exercer une profession libérale, avocat ou médecin par exemple, tout en étant parlementaire, mais rien d’autre qu’une profession libérale. C’était une drôle de façon de concevoir les choses : soit on interdit tout, soit on n’interdit rien ! Il n’y a pas des professions nobles et d’autres qui ne le sont pas. Mais tout cela a changé et mes connaissances sur le sujet sont trop datées pour être intéressantes.

M. Stéphane Vojetta (RE). Vous vous êtes montré un fin connaisseur du sujet de l’intelligence artificielle. Je suis donc surpris de l’appréciation que vous portez sur l’influence potentielle de la technologie et des réseaux sociaux sur des élections importantes. Vous avez balayé un peu rapidement, me semble-t-il, les suspicions d’ingérence de la Russie dans le Brexit et dans l’élection de Donald Trump soulevées par l’affaire Cambridge Analytica, en affirmant que les effets ne pouvaient en être que marginaux. C’est sans doute vrai pour le Brexit, adopté avec 1 million de voix d’avance – il aurait fallu faire changer d’avis 500 000 personnes. L’élection de Trump, en revanche, s’est jouée dans deux petits États, à 10 000 ou 15 000 voix près. Dans ces conditions, une action de propagande ciblant très précisément les profils psychologiques et politiques de certains électeurs pourrait faire basculer le résultat.

Lors de l’élection présidentielle de 2017, à laquelle vous participiez, je rappelle que des bots, c’est-à-dire des robots, ont aidé à drainer le trafic des réseaux sociaux pour pousser certaines informations vers certaines personnes. Les réseaux sociaux, en particulier Twitter, Russia Today et Sputnik, ont notoirement pris position contre le candidat Macron en diffusant des « informations » négatives issues des Macron Leaks, tout en étant plutôt discrets dans leur couverture des autres candidats, notamment vous-même, Mme Le Pen et M. Mélenchon. Selon vous, auriez-vous pu être favorisé, à votre corps défendant, par l’interventionnisme de la Russie lors des élections 2017 ?

M. François Fillon. Compte tenu du volume de critiques qui s’est abattu sur moi, je ne vois pas bien où je pourrais voir l’intervention favorable de qui que ce soit. Celui qui a pris le plus gros tombereau sur la tête, c’est quand même moi, et non M. Macron ! Si j’avais été le candidat des Russes et que les Russes avaient été très influents, la quantité d’ordures aurait peut-être été un peu moins élevée.

S’agissant du Brexit et de l’élection de Donald Trump, vous soulevez une question qui est différente et qui dépasse les problèmes d’ingérence : celle de l’utilisation des techniques d’intelligence artificielle au service des campagnes électorales. Et en l’occurrence, à ma connaissance, ce n’est pas la Russie qui est derrière l’affaire Cambridge Analytica.

Quand on connaît la Grande-Bretagne comme je la connais, on sait que le sentiment anti-européen y est historiquement très important. Certes, il peut y avoir une ingérence étrangère, mais on ne peut pas dire qu’elle est précisément la cause du Brexit. Comme chacun sait, j’ai épousé une Anglaise et dès mes premières visites chez elle, j’ai eu droit à chaque repas à la leçon anti-européenne de son père, qui est mort sans jamais changer d’avis sur le sujet.

Concernant l’élection de Trump, si ce que vous dites est exact et que les Américains sont en train de se prémunir contre de tels risques, alors comment Trump peut-il être aussi haut dans les sondages ? Peut-être ai-je tort, parce que je suis trop marqué par les campagnes électorales que j’ai faites avec les instruments de l’époque, mais j’ai du mal devant tous ces observateurs qui considèrent qu’ils savent mieux que le peuple, à qui il faudrait tout expliquer de peur qu’il ne se trompe dans ses choix. L’idée que le peuple n’est pas capable d’analyser, de comprendre, de voir les trucages dans la vie politique est une erreur. Ma conviction, c’est que les Français voient les choses au laser : ils savent exactement qui sont les candidats, quels sont leurs qualités et leurs défauts, et ils s’expriment assez largement en connaissance de cause. Il est très difficile, au fond, de cacher la vérité de ce que l’on est aux électeurs dans une campagne électorale. Je suis peut-être trop confiant dans la nature humaine mais c’est ma conviction.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Un rapport remis au Président de la République en 2012 appelait dans ses conclusions à créer un espace économique commun entre la Russie et l’Union européenne. Vous avez rappelé que cette proposition n’avait pas été très bien reçue. M. Jean-Pierre Thomas, ancien député des Vosges reconverti dans le privé, qui s’était vu confier la rédaction de ce rapport, a été nommé en 2018 président du conseil d’administration du groupe russe Rusal, leader mondial de la production d’aluminium. Il n’est plus en poste depuis 2019, semble-t-il à la suite de pressions américaines. Ces activités peuvent-elles selon vous remettre en cause la sincérité du rapport qu’il avait remis en 2012, qui pourrait apparaître comme une lettre de motivation avant embauche ?

En tant qu’ancien Premier ministre, au fait des affaires de l’État et de la politique étrangère, ne pensez-vous pas que la reconversion de hauts cadres administratifs ou d’élus français dans des entreprises étrangères, notamment quand celles-ci sont fortement adossées à l’État, est préjudiciable à notre politique étrangère ? L’élément central, selon vous, est la nature de nos relations diplomatiques : n’existe-t-il pas d’autres éléments à prendre en considération, comme la nature des activités ou bien le respect d’un délai de carence important après la fin des activités publiques ?

M. François Fillon. L’idée d’un espace économique commun avec la Russie est bien antérieure à 2012, le président Sarkozy l’ayant mise sur la table en 2008, lorsqu’il présidait l’Union européenne. Honnêtement, je ne me souviens pas du rapport de M. Thomas mais, en 2012, il était déjà un peu tard pour réaliser cette opération.

Au fond, il y avait deux philosophies. Selon la première, plus on aiderait la Russie à se développer, plus il y aurait d’aspiration à une vie politique et sociale libre et apaisée. Selon la deuxième, rien ne serait jamais possible avec la Russie et l’on aurait la guerre froide jusqu’à la fin des temps. Nous, nous considérions qu’une voie était possible. Je pense sincèrement qu’il y a un Poutine d’avant et un Poutine d’après : le président Poutine a d’abord été obnubilé par le développement économique de son pays – cela correspond à la période que j’ai évoquée tout à l’heure. Puis, ses résultats économiques n’étant sans doute pas excellents et surtout le temps passant, son caractère et son comportement ont évolué.

Car le temps est une donnée très importante dans les régimes autoritaires. Ainsi, dans le système assez intelligent inventé par le parti communiste chinois, le président du pays savait que le nombre de ses mandats était limité à deux et qu’ensuite, il aurait une fin de vie confortable dans une jolie maison au bord de la mer. Le président Xi Jinping a mis fin à ce système : c’est une assez grave erreur parce que le problème du dirigeant autoritaire, c’est que plus le temps passe, plus sa sortie du pouvoir devient hypothétique et dangereuse.

Concernant votre deuxième question, je considère que dans un monde ouvert, tant qu’on respecte les règles, il n’y a aucune raison d’empêcher des responsables d’exercer des fonctions privées au motif qu’ils ont eu par le passé une activité publique, à condition naturellement que cela ne soit pas dans des entreprises qui, d’une manière ou d’une autre, constituent une menace pour l’indépendance nationale. Personne ne m’a posé de questions sur l’affaire des bateaux que nous avions décidé de vendre à la Russie. Pour ma part, j’ai toujours défendu, en tant que Premier ministre, une politique consistant à ne pas vendre des systèmes d’armes sophistiqués à des pays dangereux. Le Mistral n’était pas un système d’armes sophistiqué. En revanche, je me suis opposé à la vente de sous-marins à certains pays parce que je considère que moins il y a de sous-marins sous les océans, mieux la sécurité de mon pays est assurée.

Soit on est en paix, soit on ne l’est pas. On ne peut pas faire des découpages, en essayant de ménager nos intérêts, entre ce qui peut être imposé et ce qui ne peut pas l’être. Personne ne m’a interrogé sur les sanctions mais vous savez que j’y suis totalement hostile, pour trois raisons. La première raison, c’est que cela n’a jamais marché : il n’y a pas un seul exemple dans le monde d’un pays important qui a baissé la tête parce qu’on lui a imposé des sanctions économiques.

M. Julien Bayou. Et l’Afrique du Sud ?

M. François Fillon. En Afrique du Sud, ce ne sont pas les sanctions mais la situation intérieure du pays qui a entraîné le changement du régime. Et songez à Cuba : depuis combien de temps le pays est-il visé par des sanctions ?

La deuxième raison, c’est qu’elles ont des répercussions assez désastreuses sur notre économie mais pas forcément aussi graves qu’on le dit sur l’économie d’en face. En Russie, entre 2014 et 2020, tout un pan de l’économie s’est créé pour répondre aux sanctions : la Russie produit aujourd’hui du fromage et de la viande bovine, ce qui n’était pratiquement pas le cas autrefois, et c’est vrai aussi dans bien d’autres secteurs.

La troisième raison est encore plus grave. Il faut se rendre compte que les sanctions viennent toujours du même endroit : les États-Unis et l’Europe. Ce sont les Occidentaux qui imposent des sanctions au reste du monde. Si vous ne ressentez pas à quel point cette politique fait monter dans le monde un ressentiment contre les Occidentaux, alors vous ne voyez pas arriver l’orage qui va malheureusement s’abattre sur nous. Nous ne pouvons plus parler au reste du monde comme si nous étions les maîtres de la classe. Nous avons le devoir de faire preuve d’un tout petit peu plus de compréhension et de tact dans notre manière de traiter le reste du monde. Si une immense majorité de la population mondiale réside dans des pays qui ne s’associent pas aux sanctions contre la Russie, ce n’est pas parce qu’ils soutiennent la Russie mais parce qu’ils ne supportent plus ce qu’ils considèrent comme une forme d’arrogance de la part de pays riches face à des pays plus pauvres.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). S’agissant de la nature des activités, trouveriez-vous normal qu’un ancien ministre de la défense travaille dans une entreprise étrangère du secteur de l’industrie de la défense ?

M. François Fillon. Il y a certainement d’anciens responsables politiques européens qui travaillent dans des entreprises de défense américaines. Mais sans doute pas russes –  d’ailleurs, les Russes n’en voudraient pas. Mais, oui, certains secteurs sont stratégiques, j’en parlais tout à l’heure.

M. Thomas Ménagé (RN). Selon vous, il est aujourd’hui impossible qu’une puissance étrangère finance une campagne électorale en France, mais cela a été possible par le passé. Quand la bascule a-t-elle eu lieu ? À quels cas passés faisiez-vous référence ? Les contrôles de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) sont tels que l’on peut effectivement difficilement imaginer qu’une puissance étrangère parvienne à financer une campagne, mais à quel moment les méthodes et la moralisation ont-ils permis de faire évoluer ces pratiques ?

Par ailleurs, vous avez cité des articles orientés, parlant de manipulation « soft » de l’information. Considérez-vous que la question des ingérences est utilisée politiquement pour salir, pour nuire, souvent sans fondement, afin d’alimenter des cabales médiatiques contre des opposants politiques ?

M. François Fillon. Vous pouvez lire un article me concernant qui donne le sentiment qu’une enquête a été ouverte contre moi concernant des affaires en Russie. Heureusement, quelques journalistes ont poussé un peu plus loin l’investigation et ont conclu qu’il n’y avait pas d’enquête ouverte contre moi sur ce sujet. Mais une fois que le titre est sur les réseaux sociaux, le mal est fait, voilà tout. Je vis avec cela depuis un certain nombre d’années et je ne veux pas aggraver mon cas en faisant des commentaires qui se retourneront contre moi.

S’agissant des campagnes électorales, tout une série d’étapes ont conduit à encadrer et à moraliser leur financement. Cela commence en gros au milieu des années 1980. Avant, il n’y avait aucune règle : c’était l’époque de l’argent liquide. Puis il y a eu les premières décisions en matière de transparence et de limitation des dons. Nous en sommes arrivés à un système d’une telle rigueur qu’encore une fois, je ne vois pas comment un parti politique ou un candidat à une élection présidentielle pourrait intégrer des financements non autorisés dans ses comptes de campagne. Les contrôles de la CNCCFP atteignent un degré de précision tel qu’elle va jusqu’à analyser les factures d’imprimerie pour vérifier si les tarifs pratiqués sont normaux ! C’est un système très spécifique à la France, qui est un des pays les plus rigoureux en la matière. Aux États-Unis, cela ne se passe pas ainsi : on peut financer sans limites, mais tout doit être transparent.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Quand vous avez quitté Matignon en 2012, l’état de la législation permettait-il, selon vous, de protéger les partis politiques, les personnalités politiques et nos démocraties du financement des ingérences étrangères, ou bien n’est-ce que par la suite que la législation l’a permis ?

M. François Fillon. La législation a été durcie, c’est incontestable, mais elle était déjà très claire en 2012. Le montant des participations était limité. Chacun se souvient du sort qui a été réservé aux comptes de campagne du président Sarkozy en 2012… La CNCCFP va très loin dans son analyse. En 2012 déjà, il était quasiment impossible que de l’argent provenant d’un pays étranger serve de manière significative à financer une campagne.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’aimerais revenir sur les ingérences contre lesquelles vous avez eu à lutter lorsque vous étiez Premier ministre. L’affaire des écoutes opérées par les États-Unis à l’encontre de plusieurs responsables politiques de pays alliés, dont la France et l’Allemagne, a fait bien sûr grand bruit mais a eu finalement peu de suites, en tout cas publiques. Pour ce qui n’est pas couvert par le secret défense, pouvez-vous nous indiquer quelles mesures ont été prises par votre gouvernement quand ces écoutes ont été connues ? Étaient-elles d’ailleurs connues de votre gouvernement avant que nous en soyons informés ? Avez-vous envisagé des adaptations législatives ou technologiques visant à protéger notre pays de telles écoutes ?

M. François Fillon. Quand les écoutes ont été révélées, nous n’étions plus aux affaires. Mais en vérité, tout le monde trouve cela normal, comme vous l’avez laissé entendre, parce que cela vient de nos amis américains ; c’est dans la nature des choses, en quelque sorte. L’affaire n’a suscité que deux ou trois jours de commentaires et je pense que personne n’a pris de mesures pour sécuriser les communications téléphoniques des membres du gouvernement, par exemple.

Le président Sarkozy et moi-même n’avons jamais utilisé autre chose que nos téléphones portables. On nous avait donné des téléphones cryptés qui étaient tellement compliqués à utiliser que nous ne nous en sommes jamais servis. J’avais souhaité que l’on interdise les téléphones dans certaines enceintes, notamment celle du conseil des ministres, sans réussir à convaincre. Autrement dit, même au conseil des ministres, n’importe qui pouvait écouter n’importe quoi ! C’est un enjeu important, qui mériterait que l’on y soit beaucoup plus attentif.

J’ai entendu, sur une chaîne d’information, un commentaire sur le nombre croissant d’antennes sur les toits des ambassades russes. La belle affaire ! Croyez-vous qu’il n’y en ait pas sur ceux des ambassades américaines ? Allez vérifier sur celle qui est juste à côté ! Et il en va de même pour les ambassades françaises. Tout le monde écoute tout le monde, et chacun le sait. Cela dit, on ne s’en protège pas assez.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Votre réponse accroît mon inquiétude ! On connaît pourtant votre parcours et les convictions fondant votre engagement… En tant que Premier ministre, quand vous dirigiez l’action du Gouvernement, vous avez donc constaté que les téléphones cryptés n’étaient pas utilisés car c’était trop compliqué, alors même que l’ampleur des systèmes d’information et d’écoutes déployés par les États-Unis à la suite du 11 septembre était déjà connue – ils bénéficiaient d’ailleurs de la coopération d’alliés comme le Royaume-Uni et l’Australie. De l’autre côté, des puissances potentiellement ou directement hostiles utilisaient les mêmes procédés. Même si nous travaillons depuis cinq mois sur la question, je persiste à m’étonner du fait que plusieurs responsables, politiques ou administratifs, aient constaté de tels manquements sans que des dispositions, mêmes basiques, aient été prises pour y remédier.

M. François Fillon. C’est un problème culturel. Les choses sont peut-être en train de changer, mais j’ai l’impression que l’on n’arrive pas, dans le secteur public, à prendre la mesure de cette menace. J’ai constaté, notamment en tant qu’associé du fonds d’investissement dont je vous parlais, que la rigueur était beaucoup plus grande dans le secteur privé s’agissant, par exemple, des téléphones et de l’usage des mails.

La difficulté vient peut-être également du caractère bureaucratique du système de sécurité : quand vous êtes ministre et qu’un officier des services vient vous expliquer qu’il ne faut pas utiliser internet, pas envoyer de mails et pas aller sur les réseaux sociaux, vous avez tendance à écouter d’une oreille et à faire le contraire. Peut-être faudrait-il avoir des équipes plus modernes dans leur approche de la technologie et de l’usage qu’on en fait, car on ne peut pas imposer, dans une société comme la nôtre, une absence totale d’utilisation des réseaux.

Un jour, j’ai fait installer une borne wifi dans des locaux ministériels sans prévenir les services de sécurité : j’ai vu débouler dans mon bureau quatre ou cinq officiers persuadés que quelqu’un avait introduit un système pirate ! Ils avaient raison, il n’était pas raisonnable de ma part d’avoir agi ainsi, mais résoudre ce problème culturel passe par la mise en place de systèmes technologiques qui ne soient pas trop contraignants et permettent aux responsables politiques de rester « branchés ».

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez décrit le droit extraterritorial américain comme un moyen d’influence ou d’ingérence. Effectivement, entre 2012 et 2017, plusieurs entreprises ont eu à connaître de telles ingérences. D’ailleurs, de mémoire, vous en aviez fait un axe notable de votre programme pour l’élection présidentielle de 2017.

M. Montebourg a déclaré, lors de deux auditions, que l’intelligence économique française, censée alerter les décideurs politiques des tentatives d’ingérence en matière économique ou dans des investissements stratégiques, dysfonctionnait gravement en 2012, à son arrivée à Bercy. Partagez-vous ce constat ? Était-ce pour vous, en tant que Premier ministre, un sujet d’inquiétude ? Si oui, avez-vous tenté d’y remédier ?

M. François Fillon. C’est beaucoup plus grave que la question de l’intelligence économique : il est tout à fait inacceptable qu’un pays, fût-il notre meilleur allié, se permette de sanctionner, de mettre sous contrôle des entreprises qui ne dépendent pas de sa souveraineté. J’ai cherché tous les moyens permettant de lutter contre cette pratique.

Le premier consisterait à ce que les Européens se fâchent et engagent un bras de fer avec les États-Unis sur le sujet. Or une grande partie d’entre eux ne l’acceptera jamais.

Le second – c’est celui que j’avais retenu, même s’il était ambitieux, voire utopique – serait de faire de l’euro une monnaie internationale. Comme vous le savez, j’avais voté contre la monnaie unique, mais lors du débat autour de sa création, l’un des arguments mis en avant par ses défenseurs était justement que nous aurions ainsi une monnaie qui serait l’équivalent du dollar. Cela n’a jamais été le cas. En 2013 ou 2014, j’avais réuni un groupe de travail pour étudier les moyens de faire de l’euro une monnaie internationale, avec Michel Camdessus et d’autres personnes ayant exercé des responsabilités éminentes dans le domaine financier. Nous avions bâti un projet. J’avais fait ensuite le tour des ministres européens des finances. J’avais reçu un accueil relativement poli partout, sauf en Allemagne, où Wolfgang Schäuble m’avait répondu : « Tu as parfaitement raison, mais on ne le fera jamais parce que les Américains assurent notre sécurité. » Je n’avais pas intégré cette dimension, en effet.

L’extraterritorialité du droit américain est vraiment insupportable. J’ai parlé de la BNP tout à l’heure : quand j’ai demandé à ses dirigeants pourquoi ils avaient libellé en dollars des transactions avec le Soudan alors qu’ils auraient très bien pu les mener en euros, ils m’ont répondu qu’en procédant de la sorte, ils auraient immédiatement eu à faire face à des mesures de rétorsion aux États-Unis. Comme c’est une banque qui intervient dans le monde entier, elle ne peut pas se permettre de s’attirer l’hostilité de ce pays.

On peut toujours dire que l’administration américaine a à chaque fois une raison de s’en prendre à une entreprise, par exemple Airbus, mais enfin c’est toujours au moment où une grande entreprise européenne est en compétition avec l’une des leurs que les États-Unis prononcent des sanctions contre elle ou lancent des accusations de corruption. On ne peut pas ne pas penser que, dans la démarche des Américains, il n’y a pas seulement une volonté de rigueur et d’éthique, mais aussi celle de favoriser leurs entreprises et leur économie.

D’une façon générale, il est tout à fait insupportable que les pays européens soient pieds et poings liés. Malheureusement, je n’ai pas de solution car celle que j’avais proposée semble s’éloigner. Quant à l’idée que l’Europe puisse exercer une vraie pression sur les États-Unis, avec des mesures de rétorsion, elle est absolument illusoire car l’Allemagne ou la Pologne ne l’accepteront jamais – en tout cas à un horizon visible.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je me permets de revenir sur le point particulier de l’intelligence économique, même si j’ai bien compris que vous considérez que le sujet est plus large. Nos auditions nous ont montré que certaines mesures, notamment la loi Sapin 2 et des décisions prises durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, avaient grandement amélioré la situation par rapport à 2012. J’aimerais tout de même connaître votre opinion sur l’intelligence économique au cours de la période précédente.

M. François Fillon. Honnêtement, je n’ai pas le souvenir que nous ayons été très actifs en matière d’intelligence économique. J’accepte tout à fait l’idée que, depuis lors, des progrès aient été enregistrés.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. L’une des faiblesses ou des failles exploitées par le droit extraterritorial américain réside dans les pratiques de corruption de certaines entreprises françaises. Le phénomène a peut-être été exagéré – ce n’est pas à moi d’en juger – mais ces pratiques existaient bel et bien. Les auditions nous ont permis de comprendre qu’un bureau, à Bercy, était informé de certaines d’entre elles, même si, évidemment, il ne les organisait pas. Je ne sais pas si vous connaissiez l’existence de ce service, mais on est en droit de s’interroger sur le fait que l’État et les gouvernements successifs semblent avoir laissé prospérer ces pratiques, que l’on peut estimer condamnables du point de vue moral et éthique et qui sont en tout cas assimilables à de la corruption, alors que la législation américaine était claire depuis les années 1970.

M. François Fillon. Il y a là une immense hypocrisie de la part des États-Unis, car les entreprises américaines se livrent exactement aux mêmes pratiques. Je ne dis pas qu’il ne faut pas lutter contre la corruption, mais que ce n’est pas aux Américains d’imposer leurs règles en la matière aux entreprises européennes – pas plus que ce n’est aux Européens de leur imposer les leurs.

Oui, pour vendre des avions ou des systèmes d’armement, Boeing a certainement utilisé des méthodes condamnables, et des entreprises européennes ont fait la même chose. C’est aux gouvernements concernés de combattre ces pratiques. Ce qui n’est pas acceptable, c’est qu’un gouvernement étranger nous impose ses règles. En effet, on ne pourra jamais être sûr que ce gouvernement est sincère et qu’il agit uniquement pour combattre la corruption, plutôt que pour faire tomber une entreprise européenne qui le gêne. À cet égard, le fait que les sanctions américaines se soient concentrées sur de grandes entreprises françaises en situation de concurrence avec des entreprises américaines est tout de même troublant.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Dans votre introduction, vous avez aussi mentionné des ingérences provenant de la Turquie, du Maroc et de l’Algérie sous la forme de consignes de vote. Pourriez-vous développer ce point ? Sous votre gouvernement, des mesures ont-elles été prises pour contrer, limiter ou empêcher cette forme d’ingérence ?

M. François Fillon. C’est dans cet esprit que nous avions entrepris la création du Conseil français du culte musulman. Il s’agissait de faire en sorte que la religion musulmane échappe progressivement à l’influence de ses parrains, c’est-à-dire, en fonction des nuances de cette religion, la Turquie, le Maroc et l’Algérie. Oui, des consignes de vote ont clairement été données par ces pays à travers leurs responsables religieux. Je ne dis pas que notre réaction a donné un résultat remarquable, mais il est déjà important d’être conscient que le phénomène existe. Car il s’agit d’une ingérence directe : ce n’est pas un fantasme qu’on observe à travers je ne sais quel réseau social.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pour la bonne compréhension de tous, vous voulez dire que ces gouvernements étrangers, à travers leurs réseaux d’imams, donnent des consignes de vote pour toutes les élections françaises, par exemple les municipales, les législatives ou la présidentielle ? Cela favorise-t-il un parti plus que d’autres, ou bien cela varie-t-il ?

M. François Fillon. Des consignes de vote ont été données, au niveau local comme au niveau national, en faveur de partis plus favorables au culte musulman, ou qui semblaient l’être. Ces consignes s’annulaient d’ailleurs parfois en raison de l’existence d’obédiences différentes. Quoi qu’il en soit, il s’agissait là d’ingérences considérables compte tenu du nombre de personnes qui pouvaient être sensibles à de telles consignes, à savoir les ressortissants, les anciens ressortissants ou les personnes ayant des attaches avec ces pays.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Justement, cette information me préoccupe. Cette influence a-t-elle été quantifiée, par vous ou par les services ? Vous êtes-vous interrogé à ce propos avec votre gouvernement ? Certaines élections locales sont serrées. À votre connaissance, des scrutins ont-ils basculé en raison de consignes de vote données depuis l’étranger, dans des territoires où les populations qui pouvaient s’y montrer sensibles étaient en nombre important ?

M. François Fillon. Je ne suis pas en mesure de quantifier le phénomène et ses conséquences. Je ne m’aventurerai donc pas sur ce terrain, mais de nombreux élus locaux, y compris parmi ceux qui sont présents ici, ont constaté que la gestion de certaines mosquées qui dépendent des États en question posait un problème. C’est la raison pour laquelle nous avons essayé de diminuer les ingérences étrangères dans la gestion des lieux de culte en créant le Conseil français du culte musulman et en nous efforçant de bâtir ce que nous appelions l’islam de France.

Mais je ne vous apprends pas l’existence de ces ingérences : ce sont des faits parfaitement connus et documentés, à propos desquels il existe une littérature.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je reviens sur une de vos réponses qui ne m’a pas paru complète au regard de l’objet de cette commission. Vous avez évoqué les articles de presse. Certains procèdent à des assimilations, certains ont des titres qui circulent partout alors que leur contenu, beaucoup moins accessible, est beaucoup plus nuancé, si ce n’est contraire. La diffusion de tels articles peut avoir une influence sur les processus électoraux, ou tout simplement sur l’information de nos concitoyens ou de leurs relais.

Vous ne souhaitez pas faire de déclarations supplémentaires à ce propos ; c’est votre droit, évidemment. Toutefois, compte tenu de votre expérience, quel regard portez-vous sur l’évolution de la vie politique française au cours des vingt dernières années, notamment dans la manière de faire campagne ? On remarque certaines tensions pendant les périodes électorales. Tous les partis politiques ont été frappés, à des degrés divers. Certains sont accusés d’être favorables au Venezuela, d’autres à la Russie ou aux États-Unis. Des noms d’oiseau et des soupçons s’échangent concernant des personnalités engagées. Selon vous, cette pratique a-t-elle toujours existé ? Existe-t-elle d’ailleurs, ou cette observation est-elle dénuée de fondements sérieux ?

Bref, cette commission d’enquête cherche à établir la réalité des ingérences dans notre démocratie, mais aussi à savoir si l’accusation d’ingérence peut être utilisée pour manipuler l’opinion dans l’autre sens.

M. François Fillon. Ces pratiques ont toujours existé. Dans les campagnes électorales d’autrefois, on accusait les communistes d’être aux ordres de Moscou et les centristes d’être payés par Washington.

Je serai prudent dans ma réponse car je ne suis plus au cœur des choses comme vous l’êtes : mon appréciation n’est donc peut-être pas totalement pertinente. Cela dit, il me semble que, dans le passé, le débat dans la presse était plus contradictoire. Désormais, on a le sentiment que, s’agissant de certains sujets, un papier sorti à huit heures va se propager toute la journée sur tous les autres sites de journaux, chaînes d’information et réseaux sociaux avec une certaine forme d’unanimisme.

Je lis beaucoup la presse américaine. Si je prends l’exemple de la guerre en Ukraine et de la situation en Europe, je suis frappé par le fait que le débat y est beaucoup plus ouvert : on y lit des arguments pour et des arguments contre, alors même que les États-Unis sont le pays le plus engagé dans le combat contre la Russie. Chez nous, j’ai beau chercher, les médias sont unanimes, ce qui n’est jamais bon. En disant cela, je ne porte pas de jugement sur le conflit : je dis simplement qu’il n’est jamais bon que la quasi-totalité d’un système médiatique défende la même thèse.

Je vois là peut-être une détérioration par rapport à ce que j’ai connu dans le passé. Autrefois, il y avait un débat contradictoire violent, et chacun allait vers le média dans lequel il avait confiance et dont il pensait qu’il défendait ses idées. Aujourd’hui, sur certains sujets, notamment ces accusations que vous avez évoquées contre des partis qui seraient vendus à je ne sais qui, il y a une certaine forme d’unanimité.


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42.   Audition, ouverte à la presse, de M. José Bové, ancien député européen (4 mai 2023)

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Nous avons le plaisir d’accueillir, en visioconférence, M. José Bové, ancien député européen et ancien porte-parole de la Confédération paysanne.

Monsieur Bové, nous sommes heureux de pouvoir vous entendre.

Je ne vous cache pas que votre audition a été souhaitée par le bureau de notre commission en raison d’un fait très précis : le 16 décembre dernier, quelques jours après les révélations sur l’affaire du Qatargate, vous avez appelé en direct France Inter et affirmé avoir été victime d’une tentative de corruption de la part des autorités marocaines alors que vous étiez rapporteur, pour la commission du commerce international du Parlement européen, sur le projet d’accord de libre-échange en matière agricole entre l’Union européenne et le Maroc.

Nous avons estimé qu’il était très important de vous entendre à propos de cette mauvaise expérience et aussi, d’une manière générale, sur l’expérience que vous avez des institutions européennes et de la politique française et des ingérences ou tentatives d’ingérence qui peuvent les frapper.

Nous serions heureux que vous nous apportiez toutes les précisions possibles sur l’épisode précité, qui nous apparaît particulièrement grave et dont nous avons du mal à comprendre pourquoi il n’a pas été porté plus tôt sur la place publique. Cela aurait peut-être pu servir à mieux protéger les institutions européennes et, surtout, les institutions françaises et notre démocratie.

Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d’une quinzaine de minutes ; puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. José Bové prête serment.)

M. José Bové. Je vais commencer par ma prise de parole au matin du 16 décembre 2022 sur France Inter. J’ai décidé ce jour-là de revenir sur la tentative de M. Aziz Akhannouch, alors ministre de l’agriculture du Maroc, de m’« offrir un cadeau » en juillet 2012. Il m’avait d’abord proposé oralement à Bruxelles, puis par téléphone, que l’on se retrouve à Montpellier, dans un lieu plutôt discret – un restaurant, un café ou un hôtel – où nous pourrions discuter à la fois du fond et de sa proposition.

Je lui ai donné une adresse le lendemain ou le surlendemain. Il m’a répondu, certainement grâce à l’aide de ses services, qu’il ne connaissait pas de restaurant, d’hôtel ou de lieu discret dans cette rue de Montpellier. Je lui ai alors expliqué que ce rendez-vous aurait lieu chez mon avocate, Me Hélène Bras, et en sa présence. À la suite de quoi il a coupé court et nous en sommes restés là.

En 2014, j’ai rapporté ce fait et l’ensemble de la discussion sur l’accord de libre-échange dans un ouvrage dont le titre est Hold-up à Bruxelles et le sous-titre Les lobbies au cœur de l’Europe. Le ministre de l’agriculture marocain ou les autorités marocaines n’ont engagé aucune poursuite au moment de la parution de ce livre. Il a fallu attendre un an pour qu’une journaliste de L’Obs reprenne cette affaire et soit alors poursuivie par les autorités marocaines, puis condamnée par le tribunal correctionnel de Paris. Pour ma part, je ne suis même pas cité à comparaître, ni comme témoin ni comme prévenu.

Il faudra ensuite attendre le mois de décembre 2022 pour que cette affaire resurgisse et que je m’exprime, au moment des scandales du Qatargate et du Marocgate. Entre-temps, le ministre de l’agriculture était devenu Premier ministre du Maroc, fonction qu’il exerce encore. Il a annoncé avec le soutien de son avocat qu’il allait porter plainte contre moi pour diffamation. Nous sommes le 4 mai. Le tribunal pouvait être saisi dans un délai de trois mois, ce qui n’a pas été le cas. L’action que le Premier ministre avait promise dans les jours qui ont suivi mon intervention sur France Inter s’est bien évidemment éteinte, puisqu’il avait jusqu’à la mi-mars pour me poursuivre. Les annonces effectuées il y a près de cinq mois étaient en fait de pure forme.

L’avocat du Premier ministre du Maroc est cependant revenu sur cette affaire en imposant au journal Le Canard enchaîné de publier un démenti il y a environ un mois. Ce texte est ambigu puisque, sans me citer mais en me visant directement, il indique que tous ceux qui avaient parlé de cette affaire avaient été poursuivis et condamnés. C’est un point important que je tenais à signaler.

Voilà pour l’affaire qui m’amène devant vous. J’affirme de nouveau la véracité des éléments que j’ai mentionnés et je maintiens mes déclarations.

J’en viens au contexte de cette affaire, c’est-à-dire l’accord entre l’Union européenne et le Maroc relatif à des mesures de libéralisation en matière d’agriculture et de pêche. Je suis nommé rapporteur de ce texte le 27 septembre 2010 par la commission du commerce international (Inta) du Parlement européen. La Commission européenne avait proposé un accord qui allait être validé très rapidement par le Conseil. Mais il devait l’être aussi par le Parlement européen après examen par la commission Inta.

Très vite, je m’aperçois que ce dossier pose énormément de problèmes.

Tout d’abord, l’accord risque d’entraîner énormément de difficultés pour les paysans marocains. Ensuite, il va avoir des conséquences sur l’utilisation des nappes phréatiques – et l’on voit combien ce problème est désormais général. Enfin, l’accord va poser des problèmes sociaux pour les producteurs européens de fruits et légumes du fait des distorsions de concurrence – ce qui va entraîner leur mobilisation, toutes organisations syndicales confondues, aussi bien en Italie et en Espagne qu’en France. J’ai même reçu le soutien des producteurs de légumes de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), ce qui n’était pas évident a priori vu mon passé. En tout cas nous avons travaillé ensemble à ce moment-là.

Je me rends aussi compte d’un problème économique en étudiant le dossier : trois entreprises représentent à elles seules 70 % des exportations agricoles marocaines. Il s’agit d’une entreprise marocaine – le domaine royal – et de deux entreprises françaises, Azura et Ydil, ayant leur siège social respectivement à Perpignan et à Châteaurenard.

Un autre élément m’apparaît à la lecture de l’ensemble de l’accord : rien n’est dit au sujet du territoire du Sahara occidental, qui se retrouve ainsi rattaché et administré de facto par le Maroc alors qu’il figure sur la liste des territoires non autonomes selon les Nations unies.

J’ai demandé à la fois au Parlement et à la Commission de vérifier ce point. Il a fallu attendre un certain nombre de mois pour obtenir finalement une réponse ambiguë et qui suscitait des interrogations. Cela a nécessité ensuite des précisions de la part du service juridique de la Commission européenne et de celui du Conseil.

J’ai été amené à m’interroger sur ce sujet non pas pour une raison politique, mais pour des raisons liées au respect du droit commercial international.

En effet, en 2006 les États-Unis avaient conclu avec le Maroc un accord de libre-échange qui prévoyait une distinction très claire entre ce pays et le Sahara occidental. Ce territoire non autonome faisait l’objet de dispositions tarifaires particulières, ce qui n’était pas le cas dans l’accord proposé par la Commission européenne. Robert Zoellick, représentant spécial américain pour le commerce du président Bush, avait répondu très clairement à une question au Congrès en expliquant qu’on ne pouvait pas traiter de la même manière un État souverain et un territoire non autonome. Telle était bien la question que je posais aux autorités et aux juristes européens.

Entre-temps, le Conseil avait adopté l’accord tandis que le Parlement européen ne l’avait voté ni en commission ni en séance plénière. Face aux tergiversations de la Commission et des services juridiques du Parlement, j’ai proposé de saisir directement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour qu’elle tranche la question. Pour cela, il faut qu’une commission du Parlement européen saisisse la présidence de ce dernier et qu’un vote sur la saisine ait lieu. Mais j’ai essuyé un refus de l’ensemble de l’institution, et en premier lieu du président de la commission Inta. De ce fait, la CJUE n’a pu être saisie.

Les mois passant, nous sommes arrivés en 2012. Les pressions se sont alors accentuées. D’abord de la part de l’ambassadeur du Maroc auprès de l’Union européenne, M. Menouar Alem, qui a essayé de me convaincre. Puis ce sera le tour du ministre de l’agriculture marocain – avec la conclusion que je vous ai décrite précédemment. Puis M. Philippe Étienne, représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne, tentera également de me convaincre. Jusqu’au président de la FNSEA, Xavier Beulin – décédé depuis – qui me dira qu’il n’était pas sérieux de soutenir les producteurs de fruits et légumes et que du business pouvait être fait dans le cadre de cet accord s’agissant des céréales, des oléagineux et d’autres productions agricoles. La situation est invraisemblable ! Moi, je demande que le texte soit analysé pour voir s’il est juridiquement fondé.

Le 16 février 2012 le Parlement européen vote en plénière et l’accord est adopté, malgré mes recommandations, avec 369 voix pour, 225 contre et 31 abstentions.

Les choses auraient dû s’arrêter là, mais ce à quoi je m’attendais est arrivé : le Front Polisario, reconnu par les Nations unies, a décidé d’attaquer le texte devant la CJUE. La décision approuvant l’application de l’accord de libre-échange a été annulée à deux reprises. Le mercredi 29 septembre 2021, la CJUE a de nouveau annulé la décision approuvant cet accord sur l’agriculture et la pêche avec le Maroc, qui traite de manière uniforme ce pays et le Sahara occidental.

L’accord n’est donc pas appliqué dans la version rédigée par la Commission et votée par le Parlement et le Conseil de manière parfaitement scandaleuse. Je contestais cet accord de libre-échange sur le fond, mais la question centrale était pour moi le respect du droit international.

Voilà tous les éléments qui ont sans doute amené certaines autorités à me tordre le bras pour m’obliger à accepter ce texte.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Il était utile de vous laisser exposer le contexte politique à l’origine des faits que vous avez dénoncés sur France Inter, afin de bien comprendre la situation géopolitique et les tenants et les aboutissants de l’affaire.

Lorsque vous avez été victime de cette tentative d’approche ou de corruption de la part de ce ministre de l’agriculture, avez-vous porté plainte ? Avez-vous signalé les faits aux autorités françaises, qu’il s’agisse des services de renseignement, des diplomates ou du Gouvernement ? À défaut, en avez-vous parlé aux autorités du Parlement européen ?

M. José Bové. Lorsqu’un premier rendez-vous m’a été proposé le 15 juillet, la session du Parlement européen touchait à sa fin, les travaux s'interrompant quelques jours après. Lorsque j’ai reçu l’appel sur mon téléphone mobile, j’étais chez moi. J’en ai parlé ensuite, le 22 septembre, à M. Philippe Étienne, représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne, et je m’en suis évidemment entretenu avec différents députés à la rentrée parlementaire. Je m’en étais aussi ouvert à des journalistes à Bruxelles, mais aucun n’a repris l’information. Les choses en sont restées là. J’ai voulu rendre l’affaire publique et tout mettre noir sur blanc dans le livre paru en 2014, dans lequel je faisais le bilan de mon premier mandat entre 2009 et 2014.

Le fait que la France était favorable à l’accord de libre-échange avec le Maroc rend cette affaire d’ingérence plus complexe. Les autorités françaises voulaient que je le soutienne, de même que les autorités européennes et marocaines. Il s’agissait donc d’une situation tout à fait singulière où ce n’était pas simplement un État étranger qui voulait m’imposer de changer de position, mais bien l’ensemble des personnes ou des institutions concernées.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. J’essaie depuis cinq mois d’éviter tout malentendu ou sous-entendu lors des auditions parce qu’il s’agit de sujets très sensibles. Pour bien comprendre, et surtout pour ne pas mal comprendre : avez-vous subi une tentative de pression de la part des autorités françaises similaire à celle relatée sur France Inter provenant d’une autorité marocaine ?

M. José Bové. Non. Franchement à aucun moment.

Ni le représentant permanent de la France ni les personnes que j’ai pu rencontrer ne m’ont mis en garde contre une absence de changement de position. Il n’y a eu ni menace ni contrainte. Il faut être très clair sur ce point. Ils ne pouvaient de toute façon pas faire grand‑chose politiquement contre moi à ce moment-là et ils savaient que je suis franc. Quand j’ai quelque chose à dire, je le fais en argumentant.

Personne ne m’a menacé ni n’a tenté de me soudoyer du côté français, bien évidemment.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Merci pour ces précisions importantes.

Quelle a été la réaction de vos collègues lorsque vous en avez parlé avec eux à la rentrée parlementaire ? Vous ont-ils indiqué, peut-être de manière anecdotique, qu’ils avaient eux-mêmes eu ce genre d’expérience avec d’autres puissances étrangères ? Ou bien se sont-ils étonnés, en vous faisant comprendre qu’il s’agissait d’un cas isolé ?

Dans un autre entretien à la presse, vous avez évoqué l’existence de « députés véreux », au sein du Parlement européen ou ailleurs, ce qui sous-entend peut-être que vous avez connaissance d’autres affaires.

Lors de votre partage d’expérience avec vos collègues après l’été 2012, ou bien par la suite à l’occasion d’échanges avec des parlementaires ou des responsables syndicaux ou politiques, avez-vous eu connaissance de tentatives d’ingérence ou de corruption ?

M. José Bové. J’ai bien sûr parlé de cette affaire à des députés qui siégeaient avec moi au sein de la commission de l’agriculture et du développement rural du Parlement européen, dont j’étais le vice-président lors de mon premier mandat. Ils n’ont pas été forcément étonnés et ont compris ce que je disais. Cela s’est d’ailleurs traduit par un vote contre l’accord par une très large majorité de cette commission. Les choses étaient claires de ce côté-là.

J’avais observé le fonctionnement tout à fait curieux du « groupe d’amitié » entre l’Union européenne et le Maroc, désormais connu car la presse en a rendu compte. Cette association de fait – elle n’a rien d’institutionnel – recevait avec beaucoup de plaisir l’ambassadeur et les ministres les uns après les autres. Avant le vote sur l’accord de libre-échange en séance plénière à Strasbourg, énormément d’élus ou de groupes de pression marocains étaient présents pour faire en sorte qu’il soit voté, contre mon avis. Cela a depuis lors fait l’objet d’une enquête et a été reconnu.

Un certain nombre de personnalités ont joué un rôle actif, mais les choses avaient été faites de manière discrète par rapport à moi. Aucun des députés faisant partie de ce groupe d’amitié n’est venu me voir pour me dire de changer d’avis. Ils savaient tous que cela n’aurait servi à rien et qu’à partir du moment où j’avais engagé ce bras de fer, je ne lâcherais pas.

M. le président Jean-Philippe Tanguy (RN). Le qualificatif « véreux » que je vous ai entendu employer sur France Inter et que j’ai lu dans d’autres médias me donne le sentiment que vous n’avez pas été surpris par le Qatargate, comme si votre expérience et votre analyse vous avaient appris ou fait pressentir qu’il existait d’autres circuits d’ingérence et de corruption, et que le Qatargate avait éveillé chez vous une réminiscence. Est-ce bien le cas, ou me suis-je mépris ?

M. José Bové. Il n’y avait en effet pour moi aucune surprise, car plusieurs députés qui faisaient partie de l’association d’amitié avec le Maroc, et dont certains figurent du reste parmi ceux que la justice belge a poursuivis, se vantaient clairement d’aller souvent au Maroc, où ils étaient invités dans des hôtels et reçus comme des chefs d’État, ou du moins comme des personnalités importantes, ce qui est contraire à la déontologie que devraient respecter des députés. Ils en parlaient sans aucun filtre, comme d’une chose normale, ou en tout cas bonne à prendre. Je n’ai jamais eu connaissance, à cette époque, des valises évoquées depuis lors à propos du Qatargate et peut-être du Marocgate, mais je n’ai pas été surpris que ces personnes aient été mises en cause, compte tenu des propos qu’elles tenaient alors au sein du Parlement européen. Je regrette que, malgré les grandes déclarations de la présidente du Parlement européen, très peu de moyens aient été consacrés à cette question et que la suppression de ces associations de fait ne soit toujours pas effective. Le risque existe donc que ces pratiques perdurent. C’est la lenteur des progrès en la matière qui m’a incité à témoigner sur France Inter le 16 décembre.

Une autre affaire, pour laquelle j’ai accepté d’être entendu par la justice belge, concernait un commissaire européen, M. Dalli, chargé de la santé et de la protection des consommateurs, injustement chassés de la Commission. L’enquête entreprise – au même titre qu’aujourd’hui sur les ingérences étrangères – s’est interrompue, car la police belge n’a pas pu aller enquêter dans d’autres pays de l’Union européenne. J’ai toutefois été satisfait de l’action de la justice belge et j’attends aujourd’hui des institutions européennes qu’elles aillent beaucoup plus loin pour établir une séparation claire avec tous les lobbys, qu’ils soient d’État ou privés. En effet, le lobbying se poursuit au niveau européen. Cela n’a rien de surprenant puisque c’est le lieu de pouvoir où se prennent de grandes décisions dans les domaines environnementaux, industriels ou économiques : les lobbys y sont tous présents pour défendre leurs intérêts, mais ils le font d’une manière inacceptable.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Rétrospectivement, vous apparaît-il que d’autres réseaux d’influence étrangère que ceux du royaume du Maroc et du Qatar se seraient activés d’une manière plus ou moins visible au sein des institutions européennes, en particulier du Parlement ?

M. José Bové. Mon travail parlementaire se déroulant principalement dans le cadre des commissions de l’agriculture et du commerce international, je suis resté focalisé sur les très nombreuses affaires que je suivais au sein de ces commissions, comme l’Agence européenne de sécurité des aliments ou le lobby du tabac. Je n’ai pas eu d’autres occasions de me trouver face à des ingérences d’État et n’ai pas non plus constaté par moi-même de telles situations, même si j’ai pu en entendre parler. Je m’en tiens donc au cas précis qui me concerne directement, et je ne peux pas témoigner de ce que je n’ai pas vécu ou de bruits rapportés par des tiers.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Si j’ai bien compris, vous commencez à regretter que plusieurs des propositions de réforme formulées par Mme Roberta Metsola, présidente du Parlement européen, n’aient pas encore vu le jour et vous semblez déplorer une certaine lenteur dans la mise en œuvre de ces propositions et d’un cadre déontologique ou de transparence. Pouvez-vous être un peu plus précis à cet égard ? Outre la suppression des « groupes d’amitié », quelles autres préconisations émises par la présidente Metsola vous paraissent-elles indispensables et souhaiteriez-vous voir appliquer très rapidement ?

M. José Bové. La première est en effet la suspension de toutes ces associations d’autant plus inacceptables qu’il existe au sein du Parlement européen des groupes de travail associant différents pays de l’Union européenne et qui constituent le cadre dans lequel doivent se dérouler les relations entre parlementaires ou les visites, organisées par les institutions européennes et dont les frais sont pris en charge par l’institution européenne selon des procédures très précises. Il faut, dans ce domaine, être tout à fait intransigeants et beaucoup plus vigilants.

Force est de constater par ailleurs, comme je l’ai fait durant les dix années où j’ai siégé au Parlement européen, que la déontologie applicable aux comptes des députés ou à l’utilisation des fonds qui leur sont alloués fait l’objet d’un contrôle dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est aléatoire et très limité. Je n’ai, par exemple, jamais connu quiconque qui ait fait l’objet d’un de ces contrôles, ce qui pose un problème. Il en va de même pour le patrimoine des députés, qui n’est examiné que sur la base d’une déclaration des intéressés, sans vérification, contrairement aux pratiques qui ont cours à l’Assemblée nationale française ou, plus généralement, en France. De fait, en tant que députés européens et au même titre que les autres parlementaires français, nous sommes tenus de justifier tous les ans de notre patrimoine, ainsi que de l’origine et de l’emploi des sommes, ce qui est tout à fait légitime puisque nous devons rendre des comptes aux citoyens français et de l’Union européenne. Aucune avancée sérieuse n’a malheureusement été réalisée dans ce domaine.

Quant à la déontologie, il manque très clairement un groupe de travail institutionnel propre au Parlement européen qui suivrait véritablement les questions déontologiques et pourrait procéder à des rappels à l’ordre. Pendant des années, et même si les choses ont un peu changé, nous avons souffert de ce problème au niveau de la Commission européenne et nous sommes souvent trouvés dans d’invraisemblables situations de lobbying de la part de ceux mêmes qui étaient censés contrôler ces pratiques. Ainsi, Michel Petite, avocat qui travaillait pour des groupes de pression économiques comme le lobby du tabac, présidait également le comité d’éthique de la commission européenne, ce qui était plutôt paradoxal. Nous sommes néanmoins parvenus à le faire chasser de cette institution. Il faut être très précis et avancer avec une rigueur sans faille.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez souligné dans votre propos introductif qu’aucune plainte n’avait été déposée contre vous malgré la menace qui en avait été formulée. Vous est-il déjà arrivé de menacer de porter plainte sans le faire ?

M. José Bové. Non, cela ne m’arrive jamais. Si je suis attaqué dans la presse et qu’il s’agit d’un propos politique, je n’y répondrai pas par une plainte. S’il s’agissait de mensonges à propos de ma vie, je pourrais éventuellement envisager de le faire, mais cela ne s’est pas produit et je n’ai donc jamais été en situation de porter plainte ou d’avoir envie de le faire. Au demeurant, cette justice existe et j’assumerai, le cas échéant, d’y avoir recours si j’étais confronté à des propos inacceptables.

Je sais que certains hommes politiques avaient naguère l’habitude d’annoncer qu’ils porteraient plainte, mais s’en gardaient bien et attendaient le lendemain du délai fatidique de forclusion de trois mois pour le faire. C’était un grand classique de la part de gens qui ne voulaient surtout pas d’un débat au tribunal.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Notre commission d’enquête s’interroge également sur la limite entre l’ingérence et l’influence. Vous avez dit, à propos de la tentative de corruption dont vous avez fait l’objet de la part de M. Akhannouch, qu’il aurait « cherché à [vous] convaincre ». Est-il répréhensible de chercher à convaincre quelqu’un ? Possédez‑vous, au-delà de ce que vous imaginez qu’aurait pu être la rencontre chez votre avocat, une preuve que M. Akhannouch allait tenter de vous corrompre, ou est-ce une supputation que vous faites en observant qu’il n’avait pas voulu donner suite lorsque vous lui avez indiqué votre souhait que cette discussion se tienne au cabinet de votre avocat, en présence d’une tierce personne ?

M. José Bové. J’imagine que le cadeau annoncé n’était pas une glace, mais je ne saurais vous en dire la nature. Au vu de ce qui s’est passé notamment dans le cadre des associations d’amitié entre l’Union européenne et le Maroc, on sait très bien de quoi il est question. Le fait que je n’aie jamais été poursuivi lors de la parution du livre et que la dernière demande de poursuites, qui devait intervenir à la fin du mois de décembre, n’ait pas non plus été suivie d’effet confirme la véracité de mes propos, mais cela reste ma vérité.

Aurait-il fallu que j’accepte un cadeau pour pouvoir le dénoncer ensuite aux autorités françaises ? Aurais-je dû prévenir la justice ou le ministère de l’intérieur pour monter une souricière visant un ministre d’un pays étranger ? Il n’est pas sûr que j’aurais été écouté et suivi sur ce terrain. Ce sont là autant de questions que je me posais aussi à ce moment-là. Je crois qu’on ne peut pas avoir une vie publique dans laquelle on dénonce ce qui nous semble inacceptable tout en jouant un jeu ambigu. J’ai donc préféré ne pas me trouver en tête-à-tête avec cette personne, qui est en outre aujourd’hui Premier ministre, mais qui n’a pas fait valoir ces droits et porté plainte dans le temps imparti. J’en reste donc à ce que j’ai dit et écrit, que d’autres ont traduit et que j’ai répété sur France Inter.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous avez évoqué votre rôle de rapporteur d’un accord de libre-échange. Nombre de ces accords, lorsqu’ils sont mixtes, sont également soumis aux parlements nationaux, comme celui du CETA, l’accord économique et commercial global, que nous avons dû examiner durant la précédente législature. Selon vous, les députés européens ou nationaux chargés d’examiner ces accords, qu’ils soient commissaires, rapporteurs ou simples députés, doivent-ils s’abstenir de tout contact avec le ou les pays concernés par les accords de libre-échange ? Dans le cas, par exemple, d’un accord entre la France et les États-Unis, les députés pourraient-ils avoir des contacts avec l’ambassade des États-Unis pour mieux comprendre les enjeux, ou la frontière doit-elle être absolument hermétique entre les parlementaires nationaux ou européens et le pays concerné par l’accord ?

M. José Bové. Dans des débats démocratiques, des parlementaires ou des responsables politiques ne peuvent pas débattre d’un sujet sans connaître la position des autres personnes impliquées. Dans le cas d’un accord de libre-échange, il va de soi que la discussion doit comporter, des deux côtés, des rencontres entre les différentes parties. Cela vaut pour les élus, mais aussi pour les organisations syndicales, qu’elles soient agricoles, ouvrières ou industrielles. L’accord est jugé à partir de son fondement et on s’efforce d’en comprendre le mécanisme et de voir à quoi il va aboutir. Cette démarche m’a mené au Canada, où l’on m’a d’abord empêché d’entrer bien que je sois député européen, car je venais notamment de rencontrer les organisations agricoles. Cette situation n’a cependant duré que quelques heures car le Premier ministre de l’époque, M. Manuel Valls, arrivait le lendemain au Canada et il a donc bien fallu me remettre en liberté, moyennant une caution que j’ai dû verser pour rester une semaine dans le pays. Je ne pouvais en revanche pas entrer aux États-Unis, où je fais l’objet depuis 2006 d’une interdiction d’entrée sur le territoire, en vertu d’une décision qui n’a jamais été révoquée.

De telles discussions sont très difficiles dans certains pays. Comment, par exemple, discuter d’un accord avec la Chine sans rencontrer les organisations syndicales ni les victimes d’une répression ? On pourrait multiplier de tels exemples. La relation directe doit pouvoir être franche et sans ambiguïté. Il est donc inacceptable que des députés européens responsables du groupe de travail associant la Chine et l’Union européenne soient interdits de séjour en Chine. Il faut rester aussi transparents et ouverts que possible en la matière et rendre publics, à l’oral ou par écrit, sur son propre site ou sur celui du Parlement, l’ensemble des rencontres que l’on peut avoir avec des représentants des différents pays avec lesquels on est en discussion.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Le sous-titre de votre livre souligne le poids des lobbys. Y a-t-il, à l’instar du cholestérol, de bons et de mauvais lobbys ? Où situez-vous la limite ? Il n’y a certes pas de problème à rencontrer les syndicats, mais il s’agit aussi d’une sorte de lobby. Où passe donc la frontière entre les lobbys qu’il est sain de rencontrer et ceux avec lesquels il faut s’abstenir de toute discussion et de toute rencontre ?

M. José Bové. Il y a, d’un côté, les intérêts économiques privés défendus par des gens qui veulent vendre leurs produits ou pouvoir continuer à les vendre. Il y a, de l’autre côté, des intérêts généraux, qui correspondent à une dépense globale de la société destinée par exemple aux droits humains, à l’environnement ou au climat, et avec lesquels on peut discuter. Il peut aussi s’agir de regroupements industriels qui sont prêts à faire un pas pour faire bouger les lignes, comme on l’a vu, même si cela a été très difficile, pour l’industrie automobile, avec pour conséquence le « dieselgate ». Il faut donc faire attention. La bataille a été très difficile avec certains représentants des lobbys de producteurs de produits phytosanitaires, c’est-à-dire de pesticides, qui n’acceptaient même pas de se rendre aux auditions des commissions d’enquête, comme l’a fait par exemple Monsanto en refusant de déférer à une convocation du Parlement européen. De tels cas sont très nombreux.

Preuve que certains ne veulent pas se montrer, au lieu de se présenter en tant que tels, comme le prévoient sans ambiguïté les procédures du Parlement européen, un nombre croissant de lobbys de grands groupes s’abritent sous le couvert de cabinets d’avocats : les discussions relevant, dans ce cadre, du domaine privé, il est impossible d’en faire état. Certains lobbyistes demandent même que les réunions se tiennent au Parlement européen selon les règles de Chatham House, alors que ces règles s’appliquent au commerce et absolument pas à une enceinte parlementaire. J’ai vu l’industrie du tabac proposer l’application de cette règle par l’intermédiaire d’un député suédois qui avait amené ces lobbyistes au Parlement européen. La firme concernée, Swedish Match, vient d’ailleurs d’être rachetée par Philip Morris. Évoquer les règles de Chatham House dans une enceinte parlementaire est un scandale démocratique. J’espère qu’à l’Assemblée nationale, que je ne fréquente pas, de telles choses ne se produisent pas, car ce serait tout à fait contraire à la déontologie du Parlement.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Vous nous avez dit que vous aviez des doutes quant à la légalité du traité de libre-échange sur lequel vous avez fait un rapport, en particulier pour ce qui concerne le territoire non autonome du Sahara occidental tel que reconnu par l’ONU. Lors de vos mandats de député européen, avez-vous également saisi la Cour de justice de l’Union Européenne où la présidence du Parlement à propos de la possibilité de sortir d’autres territoires non autonomes des dispositifs de droit commun, en particulier la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française, qui sont sous le même statut que le Sahara occidental selon les critères et les règles de l’ONU, ou ne l’avez-vous fait que pour le Sahara occidental ?

M. José Bové. La situation est compliquée. La commission des Nations unies pour les territoires non autonomes prévoit que, dès lors que les Nations unies déclarent un territoire non autonome, c’est le pays colonisateur qui a la responsabilité d’instruire l’ensemble du dossier jusqu’à la décolonisation de ce territoire, procédure qui peut prendre la forme d’un référendum ou bien d’autres formes encore. Cette commission se réunit chaque année et le pays responsable doit répondre aux questions et remplir un document, publié par les Nations unies.

Pour ce qui est, par exemple, de la Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la position que l’on défende sur la question – et je pense qu’on connaît la mienne –, la France remplit vis-à-vis des Nations unies l’ensemble de ses obligations en termes de reddition de comptes, mais cela suffit-il ? Dans le cas du Maroc, la situation est très singulière. À quelques mois du décès du général Franco, l’Espagne a décidé de quitter le Sahara occidental en moins d’un an, laissant en plan ce territoire rapidement envahi par le Maroc dans le cadre de la Marche verte. Devant les Nations unies, jusqu’à aujourd’hui, l’Espagne n’a jamais assumé la responsabilité qui lui revient de conduire le processus de décision de la population de ce territoire, et l’administration de facto de ce dernier par le Maroc est tout à fait contraire au droit international. C’est le sens du jugement rendu en septembre 2021 par la Cour de justice de l’Union européenne – qui s’était déjà prononcée deux fois auparavant.

Paradoxalement, si le Maroc avait accepté à l’époque un traitement différencié, il se serait épargné non seulement cette condamnation – dont il fera naturellement appel, mais qui sera évidemment confirmée –, mais aussi ses deux conséquences : l’annulation de l’accord commercial et la reconnaissance du Front Polisario comme interlocuteur officiel de la Cour de justice de l’Union européenne au nom du peuple du Sahara occidental. C’était donc une double bêtise : si on avait suivi le processus que je recommandais, le texte aurait été présenté préalablement à la Cour de justice de l’Union européenne, qui aurait déclaré qu’il ne pouvait être voté en l’état et qu’il fallait, comme l’ont fait les États-Unis, modifier le traitement de cette question. L’accord – qui est, par ailleurs, mauvais en termes d’agriculture et de souveraineté alimentaire – aurait pu être appliqué, au lieu d’être annulé à cause de l’entêtement du Maroc et du manque de clairvoyance des institutions européennes, dont les instances juridiques, au niveau tant de la Commission que du Conseil, n’ont pas relevé qu’il ne fonctionnait pas.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). La question vous a déjà été partiellement posée : qui sont les députés véreux que vous visez dans votre intervention sur France Inter ?

M. José Bové. Mon intervention fait suite au Qatargate et au Marocgate. Plusieurs membres du groupe d’amitié parlementaire Union européenne-Maroc étaient alors dans le collimateur pour avoir bénéficié de cadeaux – des voyages mais aussi, d’après l’enquête, des sommes d’argent.

Je ne désigne pas nommément les députés véreux puisque je n’ai pris personne la main dans le sac. Je pointe le fait qu’ils ont profité du flou entourant les groupes d’amitié pour s’autoriser des comportements contraires à la déontologie et aux règles du Parlement européen, comportements inacceptables qui ont valu à certains d’entre eux d’être poursuivis. Il en irait de même au Parlement français si un député acceptait des voyages payés par un pays étranger ou d’autres récompenses pour services rendus.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Vous avez également évoqué des clubs privés regroupant des députés européens de toute tendance politique. Avez-vous connaissance de l’association Dialogue franco-russe ou d’autres structures qui pourraient en être membres ?

M. José Bové. J’étais suffisamment occupé par mes activités parlementaires pour ne pas avoir été au fait des liens entre le Parlement européen et la Russie. J’aurais pu extrapoler à partir de ma connaissance du fonctionnement du groupe d’amitié avec le Maroc. J’ai régulièrement fait savoir à des députés qui en étaient membres mon opposition à l’existence des groupes d’amitié alors que les délégations du Parlement européen entretiennent des relations officielles avec certains pays ou groupes de pays. Les groupes d’amitié, dépourvus de statut et de toute légitimité, sur lesquels les députés n’ont aucun compte à rendre, sont une pratique inacceptable, quel que soit le pays concerné.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mentionné la condamnation par le tribunal de Paris d’une journaliste du Nouvel Observateur qui s’était intéressée aux faits que vous aviez rapportés. En connaissez-vous les motifs ?

M. José Bové. Je n’ai jamais rencontré cette journaliste ni lu son article. Selon le communiqué publié par l’avocat du ministre de l’agriculture marocain, M. Aziz Akhannouch, qui était à l’origine de la plainte, celle-ci avait relaté les faits me concernant.

Je ne peux pas préjuger de la forme qu’aurait prise l’éventuel cadeau qui m’était destiné. Mais quelle qu’elle soit – un porte-clés ou 1 million d’euros –, cela reste un cadeau. Je doute toutefois que le ministre de l’agriculture marocain se serait déplacé à Montpellier pour m’offrir un porte-clés de Marrakech !

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Je salue la prudence dont vous faites preuve pour décrire les événements, qui est un gage de sérieux pour nos travaux.

Lorsque vous réitérez votre récit en décembre dernier, le ministre de l’agriculture de l’époque est devenu Premier ministre d’une nation amie de la France. Pouvez-vous confirmer qu’à la suite de vos propos, vous n’avez été contacté par aucune autorité française, ne serait-ce que pour établir la véracité des faits ? Je m’étonne de l’absence de suite donnée à vos révélations.

M. José Bové. Dès lors que j’avais rendu les choses publiques d’abord par écrit puis sur une radio très écoutée, j’aurais évidemment répondu aux sollicitations des autorités françaises mais je n’ai jamais eu à le faire.

Les autorités françaises ne sont pas davantage intervenues lorsque j’ai connu des relations difficiles avec un pays tiers. J’ai dû travailler avec mes avocats et surtout j’ai tout mis sur la place publique. La transparence en la matière est une exigence déontologique fondamentale.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis le début de nos travaux, c’est la deuxième fois que le Sahara occidental est évoqué.

La première fois, c’était dans le cadre des révélations du consortium Forbidden stores : le journaliste de BFM TV Rachid M’Barki aurait diffusé des reportages fournis par une officine dont un concernait le Sahara occidental. La vidéo de l’audition a enregistré de très nombreuses vues et suscité un nombre record de commentaires.

Avez-vous eu connaissance de tentatives de la part du gouvernement marocain d’influencer le personnel politique français ou d’autres relais d’opinion sur ce sujet ?

M. José Bové. Je n’ai jamais été partie prenante du combat sur le Sahara occidental. Au vu des faits historiques, je considère que l’attitude de l’Espagne et celle du Maroc sont inacceptables tant sur le fond qu’au regard du droit puisque les habitants du territoire sont privés de la possibilité de décider de leur avenir. Il s’agit, de la part des deux États, d’une lourde faute juridique et politique.

Sans m’immiscer dans la géopolitique, il me semble que l’Union européenne est aussi coupable. Toutefois, certains de ses États membres, comme la Suède, sont très sensibles aux droits fondamentaux des peuples. Je pense ainsi aux Ouïghours, aux Kanaks ou aux Tibétains dont le sort est entre les mains de pays étrangers. La notion de gestion administrative ou de facto d’un territoire, dont certains États usent pour justifier leur politique, pose problème.

S’agissant du Sahara occidental, l’Espagne n’a jamais assumé ses responsabilités et a gangrené la situation. Pour la monarchie marocaine, depuis Mohammed VI, le sujet est non discutable. Toute personne qui conteste l’état de fait qu’elle impose est un ennemi du Maroc. La position marocaine constitue une violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à laquelle il faut mettre fin par le droit. C’est ce que j’ai voulu faire et je vous ai raconté l’opposition que j’ai rencontrée au sein des institutions européennes. Je suis en droit de m’interroger sur la nature des relations qui ont amené ces dernières à refuser de dire le droit et à accepter l’ambiguïté. L’État français – par la voie de ce gouvernement mais aussi des précédents – ne prend pas davantage ses responsabilités. J’aimerais que le Parlement se saisisse du problème juridique. La politique n’est pas en cause. Peu importe que l’on prenne le parti du Maroc ou du Front Polisario, le droit international est bafoué.

Pour prendre un exemple plus récent, depuis son annexion, la Crimée est administrée de facto par la Russie. Est-ce acceptable ? Non, évidemment.

On ne peut pas conclure d’accords internationaux avec des pays qui ne respectent pas les droits des peuples. C’est la base du travail parlementaire que d’alerter sur ce point.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez mené des combats symboliques très forts, qu'on les partage ou non, sur les OGM ou sur le statut des biens agricoles, qui dépassent le territoire français et même européen. Vous avez aussi été candidat à l’élection présidentielle en 2007. Du fait de votre audience auprès de l’opinion publique, supérieure à la réalité électorale, avez-vous été approché par des puissances étrangères ou des officines pour porter des opinions contraires aux vôtres ?

M. José Bové. Cela m’est arrivé au tout début de mon mandat de député européen. J’ai été approché par des personnes prétendument chargées de transporter du matériel médical vers la Russie qui me proposaient d’y faire des conférences. J’ai accepté de les rencontrer à la terrasse d’un café en face de la gare de Lyon à Paris. La conversation a duré dix minutes : on ne me demandait pas de débattre de souveraineté alimentaire ou d’accords de libre-échange dans des universités russes mais de m’adresser aux jeunesses poutiniennes. J’ai répondu d’une part qu’il était inacceptable de faire une telle proposition, au demeurant scandaleuse, à un élu, et d’autre part que je refusais – ma réponse aurait été la même si j’avais été syndicaliste à l’époque. C’est une question d’honnêteté. Je n’ai jamais eu de nouvelles. C’est la seule fois où j’ai reçu une proposition aussi singulière.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Pouvez-vous préciser la date et les conditions de cette rencontre ? Une rémunération vous a-t-elle été proposée ? Leur activité était-elle réelle selon vous ou une pure couverture ? Vous ont-ils fait comprendre qu’ils agissaient au nom du gouvernement russe ou d’amis du régime ?

M. José Bové. La discussion a été brève. J’ai fait part d’entrée de jeu de mon refus catégorique de m’exprimer devant les jeunesses du parti de M. Poutine. Il n’y avait donc aucune ambiguïté. Je ne leur ai pas demandé leur curriculum vitae. J’imagine que leur proposition avait été approuvée par des personnes en Russie. Je n’ai pas un instant voulu aller plus loin. Aurait-il fallu que j’accepte et que je saisisse ensuite le quai d’Orsay pour qu’une enquête soit menée ? Dans ces cas-là, il faut rester fidèle à ses convictions politiques et refuser catégoriquement. J’imagine que je ne suis pas le seul à qui un pays totalitaire fait ce genre de proposition inacceptable, aussi me paraît-il important de le dire devant une commission de l’Assemblée nationale.

M. le président Jean-Philippe Tanguy. Loin de moi l’idée de vous dire ce que vous auriez dû faire, je vous remercie au contraire pour votre témoignage courageux. Rares ont été les élus ou les personnalités enclins à nous rapporter des faits de la même nature.


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43.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député européen (4 mai 2023)

(Présidence de M. Laurent Esquenet-Goxes, vice-président de la commission)

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Mes chers collègues, compte tenu des liens passés entre M. Schaffhauser et sa famille politique, le président de notre commission d’enquête, Jean-Philippe Tanguy, a souhaité se déporter. Il me revient donc l’honneur de présider cette réunion.

Monsieur Schaffhauser, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation. Comme vous le savez, notre commission travaille depuis plusieurs mois sur les ingérences de puissances étrangères dans la vie politique et économique et auprès des relais d’opinion de notre pays.

Nous souhaitons à ce titre recueillir votre témoignage concernant les relations que vous entretenez de longue date avec la Russie, non pour vous les reprocher, mais pour établir si vous avez pu être le vecteur d'opérations d'ingérence de la part de ce pays dans la vie politique nationale.

Nous vous interrogerons en particulier sur votre rôle dans l’obtention par le Front national de deux prêts auprès de banques russes en 2014 et 2017, et sur la rémunération que vous auriez perçue en échange.

À la suite d’une première vérification de votre déclaration d’intérêts en décembre 2014 par le Parlement européen, nous n’ignorons pas que le parquet national financier a ouvert une enquête relative à ces sujets. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le président Jean-Philippe Tanguy a accepté, après avoir consulté les membres du bureau de la commission, que votre avocat soit présent à vos côtés.

Il n’appartient pas à notre commission d’enquête de se prononcer sur la qualification pénale des faits ou sur la commission d’actes constituant un délit. Nous nous en tiendrons strictement à ce qui est l’objet de nos travaux, à savoir les ingérences et les menaces d’ingérence de puissances étrangères.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Luc Schaffhauser prête serment.)

M. Jean-Luc Schaffhauser, ancien député européen. Je vais présenter le contexte de mes engagements internationaux, afin que vous puissiez comprendre pourquoi il n’y a pas eu d'ingérence extérieure.

En 1988, je suis chef de la coopération internationale de la région Alsace. Le président de la région, Marcel Rudloff, a aussi fondé l’Assemblée des régions d’Europe. Je suis chargé de la coopération des régions d’Europe, en particulier des axes est-ouest et nord‑sud.

Je suis à l’origine professeur de philosophie. Mon ami Rocco Buttiglione, conseiller du Saint-Père Jean-Paul II pour les pays de l’Est, me propose, sous couvert de l’Assemblée des régions d’Europe, de me rendre dans ces pays pour y établir des relations avec l’opposition.

C’est ce que je fais. Un an après, le 8 septembre 1989, je réunis l’ensemble de ces opposants à Strasbourg. La région Alsace subventionne à hauteur de 1 million de francs le Forum démocratique européen qui vient d’être constitué ; la ville de Strasbourg et le département le font à hauteur de 500 000 francs.

Le président hongrois, Árpád Göncz, vient pour la première fois pour soutenir cette initiative en France.

L’Agence de coopération décentralisée internationale, dont je suis le délégué général, est également créée en France pour gérer la coopération des régions d’Europe.

Je crée aussi l’Académie européenne avec les directeurs des anciennes fondations Konrad-Adenauer, de Gasperi et Schuman. Cependant, je le fais en violant leur intention dans la mesure où ma perspective est d’emblée celle de l'élargissement à la Russie et d’une approche qui n’est pas atlantiste.

Je m’appuie pour cela sur mon ami Yvon Bourges, que j’ai rencontré lorsque j’étais au cabinet du président de l’Assemblée nationale Jacques Chaban-Delmas, entre 1986 et 1988. Nous relançons PanEurope France, avec l’idée d’une Europe allant de l’Atlantique à l’Oural.

Nous y repensons dès cette époque le pouvoir européen : suppression de la Commission européenne, secrétariat du Conseil implanté à Strasbourg, Parlement européen qui serait l’émanation des États et non du peuple européen.

Tout en étant fonctionnaire territorial depuis 1982, je suis également consultant, – la loi en Alsace le permettait. Je mène à ce titre différentes activités : attaché parlementaire de Pierre Schielé puis de Marcel Rudloff, qui étaient sénateurs, mais aussi représentant d’Eli Levin, l'homme de Saul Eisenberg, lequel a introduit les entreprises israéliennes en Chine – c’est pour cela que je connais bien ce pays.

Tout pouvoir cherche de l’influence sous des formes diverses, et nous la cherchions pour Strasbourg, à la région Alsace, à l’Assemblée des régions d’Europe, au département et à la mairie de la ville. Nous intervenions d’une certaine manière dans la politique étrangère des pays, d’abord en soutenant les liens contre le communisme, puis en promouvant une certaine conception des droits de l'homme et de la démocratie.

Tout État travaille pour ses intérêts propres. Ainsi trouvions-nous à l’époque tout à fait normal d’intervenir dans la politique intérieure d’autres États pour une juste cause – nous n'aurions probablement pas accepté la réciproque : c’est la politique du « deux poids, deux mesures »…

Quand je vais en Chine dans les années 1990 avec Eli Levin, nous utilisons notre influence auprès des politiques chinois pour ouvrir leur pays aux entreprises israéliennes. Et quand j’implante la Logan en Hongrie, je me sers d’une information entendue à la tablée d’à côté où j’apprends que les directeurs de l’entreprise nationale hongroise veulent la quitter au profit de Logan – ce mélange d'influences existe toujours.

Quand vous travaillez pour le « camp du bien », c’est-à-dire l’Occident libéral sous influence américaine qui prétend incarner la communauté internationale et définir le bien et le mal, vous êtes un grand patriote. Mais si vous souhaitez vous extraire de ce camp pour suivre une politique indépendante des intérêts américains, qui ne sont pas toujours ceux de la France et de son peuple, et si vous créez une alliance avec la Russie et la Chine pour devenir une puissance d’équilibre, comme de Gaulle l’a fait, alors vous êtes considéré comme dangereux et on ne vous apprécie plus.

On pense – Éric Branca a écrit un bon livre à ce sujet – à vous éliminer physiquement, bien que vous soyez le chef de l’État de la France et que 80 % des Français vous soutiennent. On fait tout pour vous affaiblir. On soutient la rébellion en Algérie et dans nos colonies à coups de dollars, on infiltre l’extrême droite, l’extrême gauche, le centre, les partis de droite ainsi que des syndicats, on achète la presse et les journalistes à coups de dollars.

C’est, à en croire nos historiens, l’histoire des relations que la France a entretenues avec les États-Unis, qui ont cherché dès le début à nous ôter notre indépendance, notamment avec le billet-drapeau qui était produit en Amérique.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Monsieur Schaffhauser, je pense que nous dérivons quelque peu. Pouvons-nous revenir au sujet qui nous préoccupe ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je vous raconte l’histoire de l’influence américaine dans notre pays.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous vous moquez de nous, oui !

M. Jean-Luc Schaffhauser. Dans les années 1990, ayant rassemblé l’opposition présente dans les pays de l’Est et observant la situation, je vois comment les États-Unis construisent leur influence. En Pologne plus particulièrement, ce sont des conseillers américains qui établissent la défense du pays, et qui veulent empêcher notamment tout appel d’offres concernant le choix des avions.

Grâce au président du parti majoritaire au parlement polonais à cette époque, qui était un ami, j’arrive à faire en sorte qu’il y ait un appel d’offres. Le président de la Diète demande ainsi au ministre de la défense, sous couvert d’enquête, les raisons à l’origine du leasing des avions F16 alors même qu’il n’y avait eu aucun appel d’offres – ce qui bloque les choses.

Je travaille alors pour Thales, Snecma et Dassault pour suivre l’offre de Dassault contre les F16. Je tiens à vous signaler cet élément dans la mesure où je me rends compte dès cette époque de l’importance de la mainmise étrangère sur la Pologne.

Nous avions fait la meilleure offre. J’avais, en vain, demandé plusieurs fois que le Président de la République vienne, ce qui n’a pas été possible alors que le président des États-Unis s’était déplacé deux fois. François Loos, que je connais bien puisque je lui ai succédé un peu avant 1980 comme chef du service régional de l'énergie, et qui est alors ministre du commerce extérieur, souhaite venir me soutenir, mais on le lui refuse.

Malgré le fait que nous ayons fait la meilleure offre, je ne sens pas le soutien des autorités françaises – je ne sais pas pour quelle raison, mais je vous avoue que cela m’a profondément troublé. Je dois également vous préciser que, si notre offre était loyale, celle de la partie américaine ne l’était pas.

Je vous explique tout ceci car vous devez comprendre que j’ai un engagement très tôt dans les affaires internationales de différents pays. J’interviens à l’époque, à la demande du Saint-Père et de Rocco Buttiglione, afin d’établir un lien avec l’opposition dans les pays de l’Est. Je me rends également en Russie à la suite de cette demande. Après la chute du mur de Berlin, ne voyant pas d’opportunité immédiate, je ne m’y rends qu’en 1992, avec Marcel Rudloff, alors membre du Conseil constitutionnel, puis en 1995, où nous signons un accord entre la région Alsace et celle de Moscou.

Je cherche en vain un partenaire sur lequel appuyer une Europe indépendante allant jusqu’à l’Oural, mais je n'en trouve alors aucun en Russie qui ne soit sous influence américaine.

Je ne retournerai en Russie qu’en 1998 et 1999 pour signer l’accord de coopération entre l’Académie européenne, que je préside, et l’Académie de sécurité nationale russe. Cet accord visait à renforcer les liens économiques, spirituels et politiques pour faire de l’Europe continentale une puissance d’équilibre par rapport au reste du monde, notamment l’Asie, en particulier la Chine, et les États-Unis. Je fais tout ceci dans la perspective de l’indépendance de la France.

Je me rends par la suite en Russie pour une mission officielle en 2004, puisque l’Académie européenne a travaillé pour Total afin de comprendre ce qu'impliquerait la décision de la Russie de répondre simultanément aux besoins en gaz de l’Asie et de l’Europe pour son propre approvisionnement.

Cette étude, que nous menons avec un certain nombre d'universitaires, dont Jacques Sapir, montre clairement que nous ferons face à des problèmes d’approvisionnement et qu’il nous faut transmettre un savoir-faire technologique pour sécuriser nos approvisionnements. Si nous devions acheter du gaz ou du pétrole du côté américain – nous sommes en 2004 – il nous faudrait une dizaine d’années pour construire les bateaux nécessaires, mais les coûts seraient si importants que nous ne serions plus compétitifs.

Nous organisons un séminaire avec le ministre Patrick Devedjian – il s’agit bien d’une mission officielle puisque je mène ces opérations en présence d’un membre du cabinet permanent du ministre de l’économie. Ce forum, présidé par M. Devedjian qui se rend pour l’occasion à Moscou, a traité de la coopération entre la France et la Russie en matière d’efficacité énergétique.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pardon de vous couper, mais vous avez déjà largement dépassé le temps qui vous était imparti. Nous souhaiterions que vous en veniez directement au sujet sur lequel nous avons demandé à vous entendre, celui du prêt russe de 2014.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vous ne pouvez pas comprendre ce prêt si vous ne l’insérez pas dans cet environnement-là.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Si !

M. Jean-Luc Schaffhauser. J’organise également en 2006, avec un ancien conseiller Europe de l’Élysée, un séminaire au Parlement européen sur le thème de la défense européenne avec la Russie. Tout ceci doit être rappelé.

Mais puisque vous m’empêchez de relater ce qui pour moi aurait été très utile…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Je vous demande de respecter la présidence et de revenir au sujet du prêt russe de 2014.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Nous avons besoin de ce prêt parce que Marine Le Pen et le Front national ne trouvent aucune source de financement. Aucune banque du système occidental ne veut leur prêter.

Je pense dans un premier temps à une banque d’État située à Abou Dhabi, que je connais parce que son premier vice-président est un ami. Tout est au point, nous allons signer mais, le jour même, la personne qui doit signer doit partir car sa mère est malade. Nous ne signerons jamais, en raison de pressions extérieures.

Je dis alors à Marine Le Pen que, dans la sphère occidentale, le système est bouclé. Nous devons sortir de l’orbite occidentale, qui est sous contrôle absolu des Américains. Nous ne pouvons trouver un financement que du côté iranien, chinois ou russe. Je connais bien la Chine car j’y ai représenté Dassault-Falcon en 2008 pour discuter de l’exclusivité de l’entreprise sur le marché des jets privés, mais aussi pour évoquer d’autres questions stratégiques.

Marine Le Pen et moi-même considérons que la Russie est la meilleure option, dans la mesure où elle est un pays européen et qu’il existe une tradition de liens avec cet État – nous sommes en 2013, les événements de Maïdan n’ont pas encore eu lieu.

Nous rencontrons alors plusieurs établissements, et nous choisissons une banque russo-tchèque parce qu’elle possède une licence européenne – c’est cet élément qui a guidé notre décision. Mais nous aurions pu choisir un prêt chinois, iranien – cela aurait été plus compliqué – ou émirati.

La question fondamentale n’est donc pas d’avoir un prêt russe mais de comprendre pourquoi, dans tout le monde occidental, le Front national ne trouve pas une seule banque qui lui prête !

Et cela ne s’arrête pas là : après avoir fragilisé le Front national, on essaie de déstabiliser sa présidente. Lors de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen s’est portée caution personnelle. Or, pendant la période de six mois à un an où vous devez à la fois payer et rembourser, aucune banque ne lui prête.

En passant par les Philippines – ayant été le collaborateur d’Eli Levin pour l’Europe dans les années 1990, je connais bien ce pays et Cory Aquino – nous obtenons un prêt. Nous nous déplaçons pour signer, mais au dernier moment l’administrateur extérieur, sous pression étrangère, met son veto.

Après ce refus, il ne nous restait plus qu’à retourner dans l’orbite de ce qui n’est pas occidental ou à trouver une personne physique qui arrive à réaliser un prêt pour le compte du parti.

Nous cherchons en urgence, puisqu’il était nécessaire de payer les entreprises – l'élection présidentielle était passée – et nous rencontrons grâce à des amis émiratis une personne pour réaliser ce prêt. C’est dans ce contexte que j’interviens à nouveau, ce qui est moins connu.

Il faut savoir que le soir du prêt russe sort un article m’accusant d’avoir perçu une rémunération de la part des Russes. Or le contexte du prêt de 2014 est différent. Marine Le Pen me demandait d’intervenir gratuitement, ce qui n’était pas possible dans la mesure où l’affaire entraînait d'importants frais, pour les avocats ou le montage des dossiers par exemple. En accord avec le Front national et après avoir recueilli la signature de la présidente, il a été convenu que je facturerais la banque pour le travail accompli, pour un montant de 140 000 euros.

Je ne vous cache pas que si j’avais facturé un acte similaire en tant qu’indépendant, le tarif aurait été nettement supérieur étant donné que plus de la moitié de la somme facturée correspondait à des frais de voyage et d’avocats et que l'affaire, ayant duré un an, exigeait des réseaux internationaux.

L’affaire sort tout d’abord aux États-Unis – vous me demanderez peut-être pourquoi. Un journal d’investigation connu m'appelle pour me dire qu’ils détiennent la copie du virement SWIFT prouvant que j’ai touché 140 000 euros – de la part en l’occurrence d’une société luxembourgeoise, même si elle est contrôlée en partie par des Russes.

Vous n’auriez d’ailleurs pas à me poser une question concernant cette affaire, pour laquelle je n’ai rien à me reprocher, car elle concerne directement l’enquête.

Ma connaissance de la Russie est reconnue. Je ne suis pas allé d’emblée chercher une solution russe, prétendument motivé par l’intention de conférer de l’influence aux Russes : ce sont des histoires. Je suis consultant depuis 1982, je ne tombe pas du ciel, je suis président de l’Académie européenne qui a traité les plus grands contrats pour Total, Dassault, Snecma, pour toutes les grandes sociétés françaises. Il n’y a jamais eu d’affaires me concernant, tout s’est toujours déroulé proprement.

Nous parlons aujourd’hui du prêt russe, mais pas des raisons pour lesquelles aucune banque en Occident ne voulait prêter, à cette époque-là, au Front national – c’est pourtant la question fondamentale, car nous avons été obligés de trouver une solution hors de l’Occident.

Cette affaire est entièrement montée par médias interposés, avec des dossiers donnés tout faits par une officine d’investigation, comme elle l’avait fait dans l’affaire du Rainbow Warrior contre Charles Hernu afin de déstabiliser la France. Et je constate qu’elle a été montée pour faire diversion sur le fond de l’affaire, qui est de savoir pourquoi aucune banque occidentale ne prête à un parti et pourquoi, après avoir fragilisé le Front national, on essaie de fragiliser également sa présidente.

Si l’on voulait être démocrate, la question serait aussi d’évaluer les frais induits pour le Front national. On parle souvent des dettes du Front national et du Rassemblement national, mais celui-ci a été obligé d’engager des frais qu’il serait tout à fait normal que la République rembourse, si on voulait jouer en démocratie et assurer l’équilibre.

Si vous avez d’autres questions personnelles à poser auxquelles je peux répondre, j’y répondrai.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Nous allons en effet à présent essayer de poser nos questions, puisque vous avez utilisé le temps de parole qui vous était imparti, et même un peu plus.

D’après M. Bernard Monot, économiste du Front national chargé de lever des fonds auprès des banques, l’obtention du premier prêt accordé au parti est largement due aux relations que vous avez tissées en Russie. M. Monot dit : « J’avais du mal à aboutir avec les Russes. Alors j’ai demandé à Schaffhauser de participer. Il a actionné ses réseaux et a pu trouver un financement. » Vous dites à ce sujet vous être tourné vers des amis. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces relations amicales et la façon dont vous les avez tissées ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je vous l’ai expliqué. Que voulez-vous que je vous dise de plus ? En 2004, j’ai traité pour l’État français des affaires stratégiques, ainsi que pour l’avion du futur de Dassault Aviation. Je n’ai pas à vous en parler, étant tenu au secret. Ces relations, je les ai.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Qui sont ces amis ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je ne peux pas vous répondre. Ces questions, la police judiciaire me les a posées et j’y ai répondu. Très clairement, je n’ai pas à vous répondre, à moins que vous ne soyez à la fois procureur et officier de police judiciaire – cette confusion a existé à une certaine époque, dont je préfère qu’elle ne revienne pas !

Je pourrais vous donner les noms de mes amis et les raisons pour lesquelles je les ai rencontrés, mais je le dis franchement : je n’ai pas à le faire, sauf à sortir de l’État de droit. La lettre du ministre de la justice à la présidente de l’Assemblée nationale est très claire : elle exclut du champ des commissions d’enquête parlementaire les affaires en cours de jugement. Du reste, vous donner le nom d’une personnalité russe ayant été présidente de l’association des banques régionales de Russie et que je connais depuis longtemps ne vous apprendra rien.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. C’est déjà une indication dont je vous remercie. Nous prenons acte du fait que vous ne voulez pas citer de noms.

Quel était votre rôle dans l’attribution au Front national du second prêt, d’un montant de 8 millions d’euros, accordé par M. Laurent Foucher en 2017 ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Monsieur le président, vous m’avez reproché de vous faire perdre du temps. Mais j’avais exprès fait cette présentation générale pour vous éviter d’avoir à me poser ces questions.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. J’en ai une sur un sujet que vous n’avez pas abordé : avez-vous joué un rôle dans l’attribution en 2014 d’un prêt de 2 millions d’euros au micro-parti de Jean-Marie Le Pen, Cotelec ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non. Ni de près ni de loin.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Monsieur Schaffhauser, je ne commenterai pas la très longue déclaration à laquelle vous vous êtes livré. Je souhaite simplement que la mémoire du président Chaban-Delmas, dans cet immeuble qui porte son nom, soit laissée en repos.

Quelle est la nature de vos relations avec M. Alexandre Babakov ainsi qu’avec MM. Mikhael Plisyuk et Alexander Vorobyev ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cette question fait également partie de celles que la police judiciaire m’a posées, je ne pense pas vous l’apprendre. Je peux vous répondre, mais cela implique que j’accepte que la séparation des pouvoirs soit levée.

M. Plisyuk était membre de l’Académie européenne, ce n’est pas un secret. Il y représentait une fondation russe. Notre relation est ancienne : il a été président de l’association des banques régionales de Russie, et j’ai abordé la Russie sous l’angle de la décentralisation.

Toutes ces questions m’ont déjà été posées.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. La représentation nationale a le droit de vous poser ces questions, et vous celui de ne pas y répondre.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez été membre du Parlement européen. Durant ce mandat, vous avez souvent été amené à vous exprimer sur les sujets de relations internationales, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Ukraine ou de la Syrie, tant en réunion de commission que dans l’hémicycle.

Vos prises de position ont assez régulièrement consisté, ce n’est pas vous faire injure de le dire, en un soutien à la politique de l’État russe, à ses actions et à ses positions, et particulièrement à celles du président Poutine. Vous avez été – il est facile de le constater sur le site du Parlement européen – très régulièrement, avec une opiniâtreté et une obstination qu’il faut souligner, le relais d’un certain narratif russe s’agissant par exemple de l’Ukraine ou de la vision de la géopolitique. S’agissant de la politique du président Bachar al-Assad, vous vous positionnez très clairement du côté de l’exécutif syrien plutôt que de l’opposition. Il s’agit d’un fait avéré sur lequel il importe d’insister. Vous n’étiez pas le seul, parmi les membres du Front national siégeant au Parlement européen, à vous inscrire dans un narratif et adopter des prises de position clairement pro-russes et pro-Poutine.

S’agissant de vos deux interlocuteurs MM. Plisyuk et Vorobyev, il est fait état d’échanges de courriels réguliers avec eux. Le 2 juillet 2014, M. Vorobyev vous en aurait adressé un contenant un exemple de déclaration relative à la situation en Ukraine susceptible d’être lue dans l’enceinte du Parlement européen, auquel vous auriez répondu que vous alliez la transférer à Mme Le Pen.

Avez-vous transmis ce texte clairement pro-russe à Mme Le Pen ? En ce qui vous concerne, avez-vous, lors de vos prises de parole ultérieures dans l’enceinte du Parlement européen, relayé les termes et la teneur de cette déclaration ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Ma relation à la Russie ne date pas de mon mandat parlementaire. J’y vais en 1992, en 1995, en 1998 et sans doute une centaine de fois par la suite. J’y ai mené des missions, officielles pour certaines. J’y ai mené la politique qui est celle de la France depuis le général de Gaulle : être une puissance d’équilibre qui s’allie à la Russie et la Chine, communistes à l’époque. Je constate que le président Macron, en août 2019, a pris devant les ambassadeurs une position très gaullienne.

Sur la Syrie, c’est très simple. J’exerçais la présidence, que j’ai abandonnée en devenant parlementaire, de l’Institut européen de coopération et de développement. Nous avions un hôpital en Syrie, et je recevais des informations des églises et de nos équipes restées là-bas. Tous étaient pour le maintien du président et contre les islamistes, dont on a pu entendre dire – j’oublierai de rappeler par qui, mais chacun le sait – qu’ils étaient de bons alliés de la démocratie.

J’en viens à mes prises de position. Je me suis en effet rendu dans le Donbass en 2014, mais j’ai appelé l’Élysée avant, pour avoir le feu vert. Si je ne pouvais pas y aller, on me l’aurait dit. Mais on m’a dit « OK, les accords de Minsk ». J’ai fait une intervention sur les accords de Minsk, et uniquement sur les accords de Minsk. Il existe des vidéos permettant de vérifier tout ce que je dis. Côté russe, où je suis retourné en 2016, on m’a dit : « Surtout, tu ne parles pas d’indépendance », ce qui n’était évidemment pas mon point de vue, d’autant que les accords de Minsk prévoient une autonomie – en tant que spécialiste de la décentralisation, je sais ce que signifie l’autonomie locale.

Je m’en suis donc tenu strictement aux accords de Minsk, mais j’ai montré en revanche pourquoi avait lieu cette guerre sous faux drapeau, sous drapeau ukrainien. J’ai dit à mes amis américains, dont certains font partie des services : « Vous, les Américains, voyant que l’Allemagne est le premier importateur-exportateur de la Russie et de la Chine, vous n’avez pas le choix : vous êtes obligés de casser cet axe continental qui vous marginalise totalement, c’est une question de vie ou de mort. Ce que seront les conséquences des conséquences, nous le verrons bien – pour moi, ce sera la fin de l’empire américain. Mais à court terme, face à cet axe constitué, vous n’avez pas le choix. » Zbigniew Brzezinski l’avait dit dès 1997, sans prendre en considération la Chine, dont l’émergence change tout.

Pour en revenir à votre question particulière, à laquelle j’ai déjà répondu devant les enquêteurs et devant les médias – sur la Deux – je me suis amusé, pour le dire ainsi, à recenser toutes les personnes du Parlement européen liées à la fondation Soros. J’en ai identifié près de deux cents. J’ai montré clairement, dans une étude présentée devant mes amis parlementaires, que les fondations Soros avaient donné tous les éléments de langage, avant même l’ouverture des frontières et de l’immigration, repris ensuite par les chefs d’État.

De mon côté, les membres russes de l’Académie européenne me disent : « Que dites‑vous ? Vous êtes toujours poli. Nous prendrons cela en considération. » Évidemment que les gens prennent cela en considération !

Écoutez mes interventions et dites-moi quand je suis allé contre la position française, hormis sur la Syrie. Du reste, le sujet de la position française sur la Syrie mériterait clairement une commission d’enquête parlementaire. Écoutez les évêques ! J’étais en première ligne là-bas, à l’hôpital d’Alep, j’avais des informations. Sur le reste, dites-moi quand j’ai pris des positions contraires à celle de mon pays.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’en viens à votre rôle d’entremetteur, ou d’intermédiaire, ou de négociateur, dans l’obtention des prêts dits russes pour le Front national.

Le premier est contracté en 2014 auprès de la First Czech Russian Bank (FCRB), petite banque créée en 1996 en Tchéquie et très rapidement transférée à Moscou en raison de sa reprise par l’entreprise russe Stroytransgaz, leader dans la construction de gazoducs. Cette banque, si l’on peut l’appeler ainsi, passe alors sous le contrôle de M. Popov, ancien cadre bancaire de la sphère étatique, qui a, après les déboires de la FCRB, totalement disparu de la circulation. Il se trouve d’ailleurs que tous les prêteurs russes auxquels le Front national a eu recours, et dont vous avez forcément eu à connaître puisque vous en avez été l’intermédiaire, ont disparu, fait faillite ou connu des déboires judiciaires.

S’agissant de la créance de la FCRB, elle a été transmise – dans des conditions extraordinairement bizarres, qui finiront par être considérées comme frauduleuses y compris par la justice russe – à Konti, obscure société de location de voitures installée dans la banlieue de Moscou, qui s’avérera être une coquille vide après avoir connu d’autres déboires – elle disparaîtra elle aussi de la circulation. La créance a alors été transférée à Aviazapchast, société d’aéronautique contrôlée par d’anciens militaires proches des services secrets russes, spécialisée dans la maintenance et la réparation d’avions et d’hélicoptères à double usage, civil et militaire, et travaillant notamment à la modernisation de la flotte aéronautique civile de Syrie.

Qu’avez-vous à dire sur les séquences très troublantes de déboires judiciaires, disparitions et transferts, dans des conditions souvent rocambolesques et mystérieuses, de la créance russe accordée au Front national ? Aviez-vous connaissance de l’origine des fonds, qui intrigue ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. J’ai changé d’avis sur la poursuite de mes activités de consultant en cours de législature. Je les ai arrêtées en 2014 et reprises en 2016, en publiant une déclaration à ce sujet. Je suis élu fin mai 2014 et je cesse alors de suivre les affaires de prêt. Je ne suis pas présent à la signature, qui a lieu un peu plus tard ; mon avocat m’y représente. Il suit le dossier jusqu’au transfert des fonds ; après, nous n’intervenons plus.

Je suis moi-même étonné. Je connais le monde des affaires russe mais je ne pouvais pas prévoir l’évolution de cette banque, qui avait une licence européenne. Connaissant l’histoire russe, je puis vous dire que plusieurs centaines de banques ont été liquidées et qu’il y a toujours des histoires dans les transferts d’actifs. Mais ce n’est pas la peine d’aller jusqu’en Russie : chez nous aussi, lorsqu’une entreprise est placée en liquidation judiciaire, les actifs se baladent, et enrichissent parfois quelques individus. Je crois même que des enquêtes sont en cours, en France, sur 15 milliards dont on ne sait pas très bien ce qu’ils sont devenus.

En 2014, un désaccord m’oppose à Marine Le Pen. J’aurais souhaité que le Front national provisionne la somme nécessaire pour être sûr de pouvoir rembourser le prêt dans les délais. Ses comptes étaient en déficit de 2 millions ; il fallait 2 millions d’excédent pour rembourser. Cela supposait de diviser par deux la masse salariale. Marine Le Pen a d’abord suivi mon avis, et j’ai commencé à examiner les comptes en détail pour voir ce qu’il fallait faire.

En fin de compte, elle a fait autrement. Elle a eu raison. Je raisonnais en termes comptables : il y a un prêt et il faut le rembourser, ce qui suppose de dégager 2 millions d’excédent. Elle raisonnait en termes de dynamique politique : si elle avait cassé son instrument, elle n’aurait pas autant de députés aujourd’hui. Je m’en suis tenu à mon rôle et nous nous sommes fâchés, j’ai dit publiquement que je n’étais pas d’accord. Mais c’est elle qui avait raison. Si elle m’avait écouté, elle aurait cassé son instrument et elle ne serait pas arrivée là où elle est. Par la suite, même si je ne suivais plus ces affaires, elle m’a demandé ce que je pensais qu’il fallait faire. J’ai répondu – je ne suis pas obligé de vous le dire – qu’il fallait mettre le remboursement sous séquestre en attendant de savoir clairement à qui devait aller l’argent. C’est ce que nous avons fait.

Qu’il y ait, dans la faillite de banques par centaines, des choses un peu bizarres, je vous l’accorde, mais cela n’arrive pas qu’en Russie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. « Des choses un peu bizarres », en effet.

Vous n’aviez pas tout à fait cessé de suivre les affaires. En 2017, vous avez de nouveau joué le rôle d’intermédiaire, avec un homme d’affaires français, Laurent Foucher, pour obtenir un prêt de 8 millions d’euros contracté auprès d’une structure appelée Noor Capital, basée aux Émirats arabes unis. Vous étiez en situation d’être un intermédiaire actif, aux côtés de M. Laurent Foucher, pour la contraction de ce nouveau prêt, afin de permettre au Front national de faire face à son endettement. Ne vous êtes-vous pas plus intéressé à l’origine des fonds alimentant Noor Capital ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vos informations viennent de journalistes.

En 2016, je m’interroge : vais-je rester parlementaire ? Vais-je finir mon mandat ? Certains partent ; moi non. Si j’étais parti, j’aurais donné mon siège, contrairement à d’autres restés pour profiter de la rémunération. J’ai repris mon activité pour retrouver mon indépendance financière et pour être libre. En précisant ce point, je ne cherche pas à abuser la commission d’enquête, mais à expliquer le contexte.

Pour les élections présidentielles, aucune banque ne veut prêter ni au Rassemblement national ni à Marine Le Pen, alors même qu’elle est assurée de faire plus de 5 % des voix me semble-t-il. J’ai dit – les documents sont là –, nous avions obtenu un prêt aux Philippines, lequel a été bloqué au dernier moment. On m’a alors présenté une personne ayant des actifs, prête à apporter son soutien. Noor Capital est une structure établie, qui continue à fonctionner, qui dispose d’une licence émiratie et qui traite des affaires pour le compte de l’État émirati. Dès lors que ces actifs étaient considérés par la banque comme une garantie suffisante en cas de problème, ce n’était plus mon problème. Pourquoi M. Foucher l’a-t-il fait ? Parce qu’il était rémunéré, avec un pourcentage intéressant. Il a fait partie du deal global dans cette affaire.

Si nous ne faisions rien, la présidente se serait trouvée en faillite personnelle du moins en très grande difficulté, à nouveau en raison de l’intervention d’une puissance étrangère. Car aucune banque ne veut nous prêter de l’argent, nous avons préparé le dossier et au dernier moment le seul représentant étranger de la banque, lié aux États-Unis, oppose un veto : il s’agit bien de l’intervention d’une puissance étrangère ! Cette affaire m’a profondément choqué. Je ne l’accepte pas, vous m’entendez ? Je ne l’accepte pas, ni pour Marine ni pour qui que ce soit d’autre.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous insistez sur l’idée que la véritable question est que les banques occidentales refusaient de prêter de l’argent à Mme Le Pen et au Front national. Peut-être cela a-t-il un peu à voir avec une certaine débâcle de gestion, dont les dysfonctionnements révélés dans le cadre de l’affaire Jeanne sont une autre illustration. Je m’en tiens là, dès lors que la cour d’appel de Paris s’est prononcée, de façon assez sévère, sur le micro-parti Jeanne de Mme Le Pen. Ces difficultés de gestion – pour ne pas dire plus – avérées expliquent peut-être des difficultés de financement que ne connaissent pas les autres formations politiques françaises.

Avez-vous envisagé que l’intérêt de certains hommes d’affaires et prêteurs russes pour l’entreprise politique de Mme Le Pen et du Front national puisse être motivé par l’envie d’avoir prise sur une ligne politique et d’obtenir un vecteur d’influence et même d’allégeance, ou à tout le moins une alliance politique et idéologique, tant au Parlement européen que dans d’autres sphères de la vie politique ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vous confondez le parti et Marine. En l’occurrence, il aurait pu s’agir d’un prêt personnel. Pour des raisons techniques, nous avons opté pour un prêt au parti, qui lui-même prêtait à Marine.

En 2014, je plaidais pour la constitution d’excédents et la réduction des dépenses, d’autant que le Front national avait la capacité de rembourser son prêt. Bernard Monot était de mon avis. En 2017, la situation est différente.

Prenons les choses dans l’autre sens. Supposons un prêt américain, dénoncé par une officine russe qui crie au scandale et s’indigne de la pression des Américains essayant de faire main basse sur la droite et l’extrême droite. Tout le monde se retournerait contre cette officine sans trouver à redire au fait qu’une banque américaine prête ! Tout est inversé. C’est grave, cette façon dont une puissance internationale tenant la finance occidentale utilise son pouvoir pour intervenir dans les affaires intérieures d’un pays et dire qui a le droit et qui n’a pas le droit d’obtenir des financements.

Cela étant, ne confondez pas 2017 et 2014. En 2017, aucune puissance étrangère n’intervient. Qu’on ne me parle des Émirats : je sais que mes amis de Noor, dont certains sont des amis de longue date, se sont un peu fait taper sur les doigts parce qu’ils nous ont prêté de l’argent. Et en 2014, je l’ai dit, nous aurions pu trouver d’autres solutions.

Il a fallu un peu plus d’un an pour préparer ce prêt, en comptant l’affaire d’Abou Dhabi. À cette époque, on n’était pas du tout dans le contexte des manifestations de Maïdan. Sincèrement, mettez-vous à notre place ! Pour tout autre parti, il n’en aurait pas été ainsi. J’ai été membre de PanEurope France. Yvon Bourges est un ami. Je suis officiellement resté administrateur territorial entre 1986 et 1988 pour des raisons liées à la fonction publique, mais j’étais proche de Chaban, qui était un ami et m’a écrit de sa propre main. Je ne suis pas un homme de partis. Je n’ai jamais adhéré au Rassemblement national. J’ai repris mon activité en 2016 pour rester un homme libre et pouvoir partir à tout moment, comme quand j’étais fonctionnaire. N’importe qui, à notre place, aurait pris la même décision, entre la Chine, l’Iran et la Russie, pour une banque ayant une licence européenne. Quant à savoir ce qu’elle allait devenir, nous ne sommes pas Mme Soleil. Mais je répète que plusieurs centaines, voire milliers de faillites bancaires ont eu lieu en Russie.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous avez dit que vous vous étiez temporairement fâché avec Mme Le Pen. Il semblerait que vous ayez refusé de chercher un troisième prêt pour son compte et que cela vous ait empêché d’être candidat aux élections européennes de 2019. Pouvez-vous approfondir ce point ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Si vous contractez un emprunt, c’est pour le rembourser. Or je savais pertinemment que c’était impossible. Évidemment, je ne pouvais pas deviner que le RN allait disposer d’un groupe de quatre-vingt-neuf députés – cela aurait pu être quatre-vingt-dix si j’avais été candidat dans les Vosges… Mais à l’époque, je ne pouvais pas le savoir, et quand vous savez qu’on ne peut pas rembourser, vous ne demandez pas de prêt. J’ai quarante ans de vie professionnelle derrière moi où la parole et la transparence sont des choses essentielles, sinon vous perdez vos amis. J’ai donc été honnête : j’ai dit que dans ces conditions, je ne pouvais pas le faire.

Quant à l’absence de mandat… Vous savez, en 2016, j’ai failli démissionner.

Néanmoins, je ne regrette pas le combat que j’ai mené. Si c’était à refaire, je referais tout. Et si c’était pour quelqu’un d’autre qui se trouve dans la même situation, je le referais également.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous n’avez pas répondu à ma question. Pensez-vous que votre refus de chercher un nouveau prêt, pour les raisons que vous avez dites, vous a empêché d’être candidat en 2019 ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Oui, je le crois.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je voudrais revenir sur votre rôle dans la négociation des emprunts, notamment le premier, de 9 millions d’euros. Nous avons entendu le président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques sur ce point. J’aimerais comprendre quels étaient vos objectifs financiers dans le cadre de cette négociation. Quelle somme avez-vous espéré obtenir, avec quel taux d’intérêt ? Estimez-vous que, par rapport au marché, le taux obtenu était favorable, correct ou défavorable ?

J’aimerais aussi mieux comprendre en quoi consistait la commission que vous avez perçue pour « défraiement ». Sur les 140 000 euros, vous avez dit que 70 000 correspondaient à des frais d’avocat et de déplacement. À quoi correspondent les 70 000 euros restants : à d’autres frais ou à un bénéfice professionnel ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Comme mon avocat me le signale, je n’ai pas à répondre à cette question. Je n’expliciterai que le point technique. Le taux d’intérêt était élevé – 6 % – mais il correspondait au taux de base bancaire. Par rapport à ce qu’on aurait pu trouver en France ou auprès d’une institution occidentale, c’était un mauvais taux, mais c’était le minimum qu’on pouvait obtenir sur le marché. Il ne s’agissait pas non plus d’un régime de faveur, sans quoi nous aurions été en dessous du marché.

Depuis 1982, je mène une activité de consultant. À compter de 2000, j’ai facturé entre 3 000 et 5 000 euros la journée. Ce que j’ai demandé était bien en dessous de ce que je facturais habituellement aux entreprises.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si je vous ai posé la question, c’est que vous avez vous-même lancé le sujet de ces 140 000 euros devant la commission et commencé à en expliquer la répartition. Dès lors, j’estime qu’il est anormal que vous refusiez d’expliquer à la commission à quoi correspondent les 70 000 euros restants.

Avez-vous effectué des démarches pour que cet emprunt soit déclaré aux autorités françaises de sorte que la somme soit versée dans des conditions pouvant être validées par les autorités compétentes, ou est-ce le Front national qui s’est occupé du recensement et du transfert des fonds dans le respect de la loi ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Pour ce qui me concerne, tout s’est fait de manière régulière. D’ailleurs, si cela n’avait pas été le cas, j’aurais été mis en examen. Or, si une enquête judiciaire a été engagée en 2016, à ce jour je ne suis pas mis en examen.

J’ai derrière moi quarante années de vie professionnelle durant lesquelles j’ai traité des dossiers extrêmement sensibles. Si, de quelque manière que ce soit, je m’étais amusé à planquer de l’argent ou à ne pas déclarer certaines sommes, je serais devenu une cible. Autrement dit, on m’aurait fait chanter. Les services américains, russes ou chinois m’auraient demandé de travailler pour eux, sans quoi ils auraient dévoilé l’affaire.

Quand je travaillais auprès de Bernard Stasi, entre 1986 et 1988, je l’accompagnais à l’Élysée. Jean Sérisé, qui m’aimait beaucoup, m’a dit un jour : « Jean-Luc, si vous voulez être un homme d’État, jamais d’histoires de cul, jamais d’histoires de fric. » Eh bien, pendant plus de quarante ans de vie professionnelle, je m’y suis tenu. La première fois que je suis allé en Russie, on m’a donné une assistante magnifique…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pouvez-vous répondre à la question ? Vos aventures ne nous intéressent pas.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Ce que je dis, c’est que le principe même de la liberté est de pouvoir servir ; sinon, vous n’êtes pas libre. Et c’est bien le problème de la politique française depuis le départ du général de Gaulle.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. C’est votre point de vue.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non, ce n’est pas mon point de vue. Cela a commencé avec Pompidou…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ce n’est pas le débat.

Monsieur Tanguy, a-t-on répondu à votre question ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Non.

Je ne comprends pas votre réponse, monsieur Schaffhauser. Mon propos n’était pas de vous reprocher des agissements délictueux. Ma question ne portait pas sur l’enquête en cours, dont j’ignore tout, mais justement sur ce qui a été fait dans le cadre légal, qui existe puisque les autorités françaises n’ont émis aucun grief concernant cet emprunt. Avez-vous été associé aux opérations de déclaration ? Pouvez-vous nous les décrire ? Il existe des zones d’ombre entre le moment où le prêt a été obtenu, celui où l’argent a été versé et celui où l’opération a été validée. Que s’est-il passé dans cet intervalle de temps ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je peux difficilement vous répondre car je ne me souviens plus de tout. Les 140 000 euros ont été versés une quinzaine de jours après la signature du prêt et ma mission s’est arrêtée là. Le Front national m’a envoyé une lettre indiquant que je pouvais m’adresser à la structure bancaire et facturer cette somme. C’est ce que j’ai fait, en indiquant l’objet de la facture et l’autorisation qui m’avait été donnée par le Front national.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Des accusations ont été portées par voie de presse et dans des débats politiques concernant d’éventuelles contreparties à ce prêt. On a fait part de plusieurs échanges de mails. Y a-t-il eu, oui ou non, soit avant la signature du prêt, soit après, des demandes de contreparties politiques, à savoir de prises de position de la part de responsables du Front national ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Bien sûr que non ! Nous nous en tenons à ce qu’est la politique de la France. Je vous renvoie au discours tenu par le président Macron devant la conférence des ambassadeurs en août 2019 : dites-moi en quoi notre position diffère de celle du Président de la République !

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Sur la Crimée, par exemple.

M. Jean-Luc Schaffhauser. En 2014, il n’y a pas encore eu d’opération en Crimée ! Excusez-moi mais je connais ma chronologie !

M. Charles Sitzenstuhl (RE). La prise de contrôle de la Crimée, c’est février 2014 !

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ne nous lançons pas dans ce genre de débat, je vous prie.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vous constaterez que j’ai refusé d’aller en Crimée, alors que j’y étais invité. Je suis allé dans le Donbass après en avoir demandé l’autorisation. Je ne peux pas le prouver, mais je le jure sur l’honneur ; et si on me l’avait interdit, je n’y serais pas allé. J’ai eu le feu orange : on m’a dit de défendre les accords de Minsk – dont j’ai appris par hasard qu’ils avaient été conclus pour faire semblant, mais c’est une autre histoire.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous gagneriez à être plus concis dans vos réponses. Vu la sensibilité du sujet, cela faciliterait la tâche des membres de la commission.

Encore une fois, des accusations ont été portées sur des liens entre l’obtention de ce prêt et les prises de position de responsables du Front national. Oui ou non, des personnalités russes vous ont-elles adressé un communiqué, écrit par elles pour être repris littéralement ? Ce communiqué a-t-il été transmis à des responsables du Front national ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai pas transmis un tel document à la présidente du Front national. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui ai traité cette affaire, l’assistant parlementaire pourra en témoigner : je la lui ai filée en lui disant de regarder, je n’ai donné aucune instruction. Il n’y a eu aucune influence.

Lorsque j’étais député, jamais Marine Le Pen n’est intervenue. Je n’ai jamais eu besoin de lui demander d’autorisation. J’ai joui d’une liberté totale – ce dont je lui sais gré.

Autrement dit, s’il y avait eu un coupable, c’eût été moi, mais je n’ai pas pris cette intervention lorsqu’il s’est agi de s’exprimer sur le sujet en séance plénière. C’est un de mes assistants qui l’a faite – pas sur ordre, je le précise.

On prend ce prétexte pour affirmer que j’étais sous influence, mais bien des personnes peuvent vous écrire pour solliciter quelque chose : vous leur répondez « très bien » puis vous n’en faites qu’à votre tête. Vous faites ce qui vous semble juste ! Je vous mets au défi, parmi toutes mes interventions, d’en trouver une seule qui ait été contraire à la position de la France – à l’exception de celle sur la Syrie, je le concède. Sur la Russie, cela n’a jamais été le cas.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Entendre d’anciens élus d’extrême droite faire sans cesse référence à la figure du général de Gaulle – qui, tout au long de sa vie, n’a cessé de combattre cette famille politique – pour se défendre de leurs turpitudes est extrêmement douloureux. J’aimerais que cela cesse.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Posez votre question, s’il vous plaît.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). M. Schaffhauser a pris la liberté de faire de nombreuses digressions. Je tenais à faire cette déclaration liminaire.

Qui, au sein du Front national, vous a missionné pour négocier cet emprunt russe ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. La présidente et le trésorier. Rien d’anormal à cela : les emprunts relèvent de leur responsabilité.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Avez-vous traité ou en avez-vous discuté avec d’autres personnes au sein du Front national ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non, pas même avec Bernard Monot. Je n’ai traité qu’avec la présidente et le trésorier.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Dans le reportage qui vous a été en partie consacré cet automne par une chaîne du service public, il me semble, sans en être sûr, que vous déclarez avoir rencontré M. Poutine. Le confirmez-vous ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je ne crois pas m’être jamais exprimé sur ce point. J’ai toujours évoqué « les plus hautes autorités de l’État ».

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Dans ce même reportage, vous expliquez que la Russie, ou du moins le régime de M. Poutine, avait d’une certaine façon intérêt à accorder ce prêt pour obtenir des alliés occidentaux. Qu’entendiez-vous par là ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. On me demandait si le pouvoir russe en exercice était au courant de ce prêt. J’ai répondu que s’il y avait été opposé, l’affaire ne se serait pas faite.

Constatons qu’en parallèle, le pouvoir américain décide qu’aucune banque occidentale ne pourra prêter de fonds au Front national…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ce sont vos allégations.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non. Après quarante ans de vie professionnelle, si j’affirme quelque chose, c’est que je sais de quoi je parle !

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Revenez à la question.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Le président Poutine a toujours mené une politique eurasienne. Il se méfie malgré tout de la Chine, qui, vu sa puissance, représente selon lui un danger. Quand je suis allé en Chine pour mieux comprendre le pays au service d’entreprises françaises, j’ai transité par Moscou – après avoir demandé l’autorisation, évidemment. Avoir des alliés occidentaux permet à la Russie de maintenir un équilibre et de défendre ses intérêts. Un peu comme la politique de la France, « de l’Atlantique à l’Oural », en essayant de trouver un équilibre entre les États-Unis et l’Asie.

Le président Poutine, que j’ai commencé à suivre à partir de 2000, a cherché l’alliance occidentale parce qu’elle permet une politique d’équilibre qui est dans l’intérêt de la Russie – et qui est aussi, je crois, pour d’autres raisons, dans l’intérêt de la France. La géopolitique dicte, d’une certaine manière, vos intérêts. C’est ce que je voulais dire dans mon propos liminaire. Vous m’avez coupé mais je vous en laisserai le texte si vous le souhaitez.

La Russie défend les intérêts de la Russie, cela n’a rien de choquant. Quand je travaillais avec mes amis israéliens, c’était dans l’intérêt d’Israël. Cela s’est passé tout au début de ma carrière, quand j’étais le représentant d’Eli Levin. Par la suite, j’ai toujours travaillé pour des sociétés françaises, jamais pour une société étrangère. Pourtant, j’ai eu des offres extrêmement intéressantes, croyez-moi. À la chute du mur, les Américains m’ont offert un pont d’or – cela a d’ailleurs été versé dans les archives de nos services. Si j’avais accepté, peut-être serais-je aujourd’hui une personne très fortunée. Mais j’ai fait un choix.

Il me semble par conséquent logique que la Russie, défendant ses intérêts, cherche des alliés occidentaux. Mais elle ne le fait pas de manière aussi directe. D’ailleurs, s’il y avait eu cette pression-là, dans l’intérêt de la présidente et de mon pays, nous aurions trouvé une autre solution.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Je répète la question de M. Sitzenstuhl : avez-vous rencontré M. Poutine ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela relève du cadre professionnel : je n’ai pas à vous répondre.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. J’insiste : oui ou non, l’avez-vous rencontré ? Cela me paraît important.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je ne l’ai pas rencontré en tant qu’élu. Je ne peux pas vous répondre sur ce point : on pourrait me reprocher le dévoilement de secrets professionnels et un certain nombre d’autres choses.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous nous opposez le secret professionnel alors que vous venez de dire que vous avez toujours défendu les intérêts de la France…

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je vous oppose les intérêts d’un certain nombre de sociétés qui travaillent pour la France.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Mais si vous ne l’avez pas rencontré « en tant qu’élu », on peut en déduire que vous l’avez rencontré.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela n’a rien à voir avec le sujet mais oui, c’est vrai.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Quand est finalisé le prêt de 2014 ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai plus en tête la date exacte.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. C’est en juin.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Peut-être. Techniquement, j’étais déjà parlementaire et c’est pour cela que je n’y suis pas allé : j’avais dit que j’arrêtais mes activités. À l’époque, c’est mon avocat qui a suivi le dossier – qu’il connaît parfaitement, et sans doute mieux que moi. Mais l’affaire était bien antérieure. Conclure ce genre de prêt prend du temps.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous dites avoir toujours suivi la politique de la France, mais ce n’est pas le cas. Je vous rappelle que l’invasion de la Crimée par la Fédération de Russie a lieu à la fin du mois de février 2014, que le référendum organisé illégalement par la Russie sur l’annexion de la Crimée se tient en mars 2014 et que la France, par la voix du Président de la République, condamne cette annexion. Or le Front national prend position en mars 2014 en faveur de celle-ci. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cette prise de position était fidèle à la politique de la France et en quoi votre travail a consisté à défendre les intérêts de notre pays ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je suis intervenu sur la Crimée en commission des affaires étrangères. J’ai dit que nous étions confrontés à une difficulté juridique : d’un côté, il y a le droit à l’autodétermination, qui est un droit international ; de l’autre, les frontières, qui sont intangibles. Cela étant, dans aucune chancellerie, en Allemagne, en Italie ou même aux États-Unis, on pense que la Crimée doit retourner à l’Ukraine. Je sais ce que je dis. On peut s’accrocher au formalisme du droit international et à des positions qui ont été prises sans que j’y prenne part – vous pouvez vérifier. Mais il est indéniable que, historiquement, la Crimée appartient à la Russie depuis Catherine II et que Khrouchtchev, pour de raisons internes au parti communiste de l’Union soviétique, a fait qu’elle devienne ukrainienne.

Il s’agit d’une question extrêmement délicate. J’ai été dans le Donbass : les populations y sont russophiles ; elles souhaitent être russes, il n’y a aucune incertitude. Cela est confirmé par les analyses des services américains eux-mêmes. L’Ukraine est un pays coupé en deux par une fracture entre deux civilisations, deux mondes que j’aurais voulu, moi, réunir – j’ai échoué. Je suis néanmoins certain que l’Europe unie verra le jour.

Mais mettez-vous à la place des Américains : l’Allemagne a pour principaux partenaires commerciaux la Russie et la Chine. De fait, un axe continental s’est constitué, et ce continent représente deux fois leur PIB. Ils doivent le casser.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Revenons à 2014, qui est une année extrêmement importante. Comment expliquez-vous la concomitance surprenante entre la prise de position de Marine Le Pen en faveur de l’annexion de la Crimée et la conclusion de l’emprunt ? Des millions de Français s’interrogent.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela prouve que Marine Le Pen connaît son histoire. Je le répète : dans les chancelleries occidentales, personne, en tout cas en privé, ne pense…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ce n’est pas la question.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Si : les équilibres géopolitiques sont une réalité.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. M. Sitzenstuhl vous demande quel est le lien entre le soutien de Mme Le Pen à l’annexion de la Crimée et l’emprunt.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je vous l’ai dit mais vous ne voulez pas en tenir compte : l’emprunt a été engagé en 2013, bien avant les événements de Maïdan et l’annexion de la Crimée.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Le souvenir que j’en ai, c’est que des remous en Ukraine ont déjà lieu tout au long de l’année 2013.

Prenons la question dans l’autre sens : pourquoi, au printemps 2014, la présidente du Front national, Marine Le Pen, ne met-elle pas un terme aux négociations en cours pour un emprunt russe alors que la Russie a envahi l’est de l’Ukraine, qu’elle a annexé la Crimée en violation du droit international et que la France, dont vous ne cessez de dire que vous défendez les intérêts, a condamné cette opération ? Si vraiment l’on soutient les intérêts de son pays, dans un tel cas de figure, on arrête tout !

M. Jean-Luc Schaffhauser. Reprenons la chronologie. Comme je n’ai pas le dossier devant moi, je ne peux pas vous dire quand exactement les négociations ont commencé, mais c’était une bonne année auparavant, vers janvier ou février 2013 – il faudrait que je retrouve quand l’emprunt auprès d’Abou Dhabi nous a été refusé.

En 1993, je rencontre Leonid Kravtchouk, le président ukrainien. Les conseillers américains étaient déjà sur place pour appliquer ce que Zbigniew Brzezinski avait préparé – lui-même avait d’ailleurs mis la main à la pâte, à travers Madeleine Albright et Victoria Nuland, qui étaient ses collaboratrices. À la chute du mur, deux choses étaient fondamentales pour les États-Unis. La première était que la France ne mette pas la main sur la défense polonaise ; sinon, ils auraient été dans l’incapacité de contrôler l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est. C’est pourquoi ils avaient lancé, sans consultation, l’opération de leasing, selon des méthodes assez spéciales – mais comme ce sont eux qui font les lois, tout leur est permis. J’obtiens néanmoins qu’un appel d’offres soit lancé, et je constate que les autorités françaises n’ont peut-être pas le droit de nous soutenir…

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Pouvez-vous revenir à la question et à 2014 ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Monsieur, vous m’interrogez sur l’Ukraine et moi je vous dis que dès la chute du mur, les Américains ont essayé de couper l’Ukraine en deux. Dès lors, tout le reste suit. Être patriote, c’est faire ce constat et mener une politique indépendante conforme aux intérêts de la France. D’ailleurs, à l’époque, les chefs d’État successifs souhaitaient maintenir le lien avec la Russie – c’était en tout cas leur discours. Or ce lien a été rompu. Croyez-moi, les Russes ne sont pas intervenus en Crimée par plaisir : ils voulaient simplement empêcher qu’on mette la main sur les bases militaires. C’est la réalité !

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pourrions-nous en revenir à la question de M. Sitzenstuhl, s’il vous plaît ?

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Ma question est en effet simple. Marine Le Pen, présidente du Front national, vous a missionné pour régler cette affaire délicate d’emprunt russe. Pourquoi, en 2014, après le début de la guerre en Crimée et à l’est de l’Ukraine, puis après l’annexion illégale de la Crimée, Marine Le Pen et vous ne mettez-vous pas un terme à vos négociations ? J’imagine qu’à un moment vous vous êtes posé la question. Pourquoi avoir décidé de continuer ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela prouve tout simplement que Marine Le Pen a une dimension de chef d’État. Emmanuel Macron a bien continué d’inviter le président Poutine, et il a tenu le discours que vous savez devant la conférence des ambassadeurs en 2019. Et cela, tout en invitant aussi les États-Unis !

Vous voulez en faire une affaire de droit mais, je le répète, c’est de manière délibérée que la cassure s’est faite. Ne convoquez pas le droit lorsqu’il n’a rien à y faire. La révolution de Maïdan est réellement un coup d’État – je sais de quoi je parle, j’ai suivi les événements. Les Américains, pour des raisons vitales que je comprends parfaitement, ont voulu éviter la formation d’un axe continental qui les aurait marginalisés et aurait rendu l’Europe occidentale indépendante. Il était fondamental pour eux, s’ils voulaient conserver leur suprématie, de casser cet axe. Et pour ce faire, tous les moyens ont été bons.

Cela n’a pas empêché le président Macron de continuer à chercher un équilibre entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Marine Le Pen, qui a une vision historique et politique des choses, aurait pu le faire.

Je vous ai répondu indirectement : j’ai dit que si j’avais senti une pression politique, nous aurions trouvé une autre solution. Lorsqu’on a essayé de mettre Marine Le Pen personnellement en faillite, nous avons trouvé une solution – cela s’est joué à dix ou quinze jours près. Si je l’ai fait, ce n’est pas pour Marine Le Pen. D’aucuns diront que c’est pour l’argent – mais l’argent, je sais comment en gagner ; et de toute façon je ne suis pas un homme d’argent. Je l’ai fait parce que je n’accepte pas qu’une puissance étrangère intervienne dans la politique intérieure de la France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. C’est un comble !

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous refusez qu’une puissance étrangère intervienne dans la politique intérieure de la France, mais en tout cas, une puissance étrangère est intervenue pour soutenir le parti sur les listes duquel vous avez été élu et pour lequel vous avez travaillé !

Êtes-vous intervenu dans l’organisation de la rencontre entre Vladimir Poutine et Marine Le Pen qui a eu lieu un mois avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non. Je n’y ai d’ailleurs pas assisté, et je n’en ai pas été informé : je l’ai apprise par des amis russes. Cela prouve que la présidente est libre !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La commission se réunit depuis cinq mois et je suis étonné de la difficulté que nous éprouvons à obtenir des réponses factuelles, des informations précises, que ce soit dans un sens ou dans l’autre.

Vous avez déclaré sur France 2 que M. Poutine était d’accord pour que le premier prêt soit accordé. Est-ce là une intime conviction ou disposez-vous d’éléments vous permettant d’affirmer qu’il a validé ce prêt ? Vous dites aussi qu’une puissance étrangère – les États-Unis – a bloqué un autre prêt. Ce sont des allégations, le président l’a dit à juste titre : il n’y a pas de faits. Si vous ne disposez pas de faits précis, dans les deux cas il s’agit d’allégations.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Il n’y a pas de preuve que le président Poutine a donné son assentiment. Je ne peux pas en avoir, mais il va de soi, dans le fonctionnement russe, qu’il est informé et qu’il ne s’oppose pas. Qu’il autorise ce prêt ne me paraît pas choquant, mais c’est une induction, une évaluation que je fais. Vous faites bien de le souligner.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À titre personnel, quand je ne sais pas, je ne dis pas. Je ne comprends pas ce fonctionnement.

Dans l’émission « Complément d’enquête » de France 2, il est aussi question de SMS qui ont fuité par l’intermédiaire de hackers russes du réseau Anonymous. Les oligarques russes y expriment leur satisfaction vis-à-vis de la position du Front national sur le référendum en Crimée. Le journaliste souligne que ce sont vos opinions. Vous poursuivez en disant que Marine Le Pen a le sens de l’histoire. Oui ou non, au cours de la négociation du prêt en 2013, la position des dirigeants du Front national sur l’annexion illégale au regard du droit international de la Crimée a-t-elle été un enjeu ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. J’ai été très clair : je n’ai pas suivi ce qui s’est passé en Crimée, je n’ai pas traité cette affaire. J’ai refusé d’y aller alors même que j’y ai été invité à plusieurs reprises. J’ai exprimé en commission des affaires étrangères ma position personnelle sur la Crimée.

Les SMS dont vous parlez – récupérés par des hackers – ont été envoyés par des personnes que je ne connais pas. J’ignore tout de ces échanges ! Il n’y a eu aucune pression des plus hautes autorités de l’État russe en raison de ce prêt. Si c’était arrivé, j’aurais moi-même tout arrêté.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Avez-vous effectué des voyages en Russie ou en Ukraine avec M. Thierry Mariani ? Le cas échéant, quels étaient les buts de ces voyages ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai pas effectué de voyages avec M. Mariani. J’allais souvent en Russie et nous nous sommes une fois trouvés dans un avion ensemble, par hasard. Il a ses relations en Russie, j’ai les miennes ; nous n’avons rien à voir l’un avec l’autre.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Pourtant, d’après certaines informations, en octobre 2015, vous avez dîné avec des membres du Parlement russe et certains politiques français, dont Thierry Mariani.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non. Il y avait une grande manifestation qui regroupait cinq cents ou six cents personnes. La gauche du Parlement européen était là aussi, de même que Marion Maréchal. Et je n’étais pas au repas ! Je préfère les repas personnels, et croyez-moi : ceux-là, M. Mariani n’y était pas.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Connaissez-vous MM. Charles d’Anjou et Régis Le Sommier ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Non. Je connais Régis Le Sommier parce que je le considère comme un journaliste important qui fait un bon travail. Et je connais Louis XX, mais pas Charles d’Anjou.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Quel est l’objet de l’association Rhin-Volga que vous avez fondée ? Qui en est membre et quelles sont ses activités ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela doit remonter à 2006 ou 2007. Il était normal que l’on propose à l’ancien responsable de la coopération internationale de la région Alsace, notamment, de présider cette association. Vous savez toutes les missions que j’ai effectuées en Russie. Il était normal que j’accepte cette présidence, j’étais honoré de cette proposition, mais je n’étais pas à l’initiative de cette association.

J’avais pas mal d’amis centristes, ayant été longtemps l’attaché parlementaire de Marcel Rudloff – certains diront que j’étais son fils, et même que je l’ai trahi ! Je sais, moi, tout ce que m’a dit Marcel Rudloff sur la politique française, y compris sur le centrisme alsacien qui n’est pas tout à fait le centrisme parisien – vous voyez peut-être ce que je veux dire.

Cette association a fait du très bon travail. Je ne sors pas beaucoup, mais les plus beaux spectacles auxquels j’ai assisté, c’était en tant que président de cette association.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Hormis les spectacles, quelles étaient les activités de cette association ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Il s’agissait de renforcer les liens entre l’Alsace et la Russie. Nous avions signé une convention. Il n’y a là rien de choquant. Je vous renvoie aux statuts. Je le redis, je n’en suis devenu président que lorsque l’association était déjà constituée.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous êtes manifestement un adepte du name dropping : vous citez abondamment des personnalités disparues dont nous souhaiterions plutôt que la mémoire soit laissée en paix. Je pense notamment à Bernard Stasi, dont vous disiez que vous l’aviez accompagné à l’Élysée entre 1986 et 1988.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je me suis trompé de dix ans ! C’était dans les années 1970.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. C’était donc plutôt du temps du président Giscard d’Estaing, je comprends mieux. Jean Sérisé, que vous avez aussi cité, n’est plus là pour vous contredire lui non plus.

Vous avez dit dans l’émission « Complément d’enquête » que l’intérêt des Russes pour Mme Le Pen venait du fait qu’ils la considéraient comme une alliée au sein du monde occidental, proche de la vision géopolitique de la Russie. Vous l’avez redit cet après-midi. Vous dites aussi que vous n’auriez pas toléré de pressions politiques à l’égard du Front national. La réalité, c’est qu’il n’y a pas eu besoin de pressions : dès son arrivée à la tête du Front national, en 2011, Mme Le Pen a poursuivi et même amplifié la tendance pro-russe de son père, et s’est rapprochée avec obstination des cercles du pouvoir poutinien. De très nombreux élus sont allés, comme elle-même, rencontrer de nombreux interlocuteurs en Russie.

Quelles sont vos relations avec M. Alexandre Douguine ? L’avez-vous rencontré ? Et quelles sont vos relations avec M. Aymeric Chauprade, qui a joué un rôle important comme conseiller international de Mme Le Pen ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Tout État mène une politique d’intérêts. Pendant que la Russie menait cette politique, Steve Bannon, qui est resté proche des services américains…

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. La question ne porte absolument pas sur Steve Bannon !

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je vous assure que je sais de quoi je parle. J’étais aussi avec lui quand il était à Londres, par exemple. Steve Bannon faisait le lien, de façon très efficace, entre tous les mouvements patriotiques, ou extrémistes, européens. Il a aussi été invité aux meetings du Rassemblement national. Il y a donc un équilibre entre les États-Unis et d’autres pays.

Après mon départ, la présidente a aussi, je crois, eu de bonnes relations avec les États-Unis. Entretenir de bonnes relations avec tout le monde, c’est son rôle.

Je ne connais pas M. Douguine. Il est venu une fois chez moi, avec une autre personnalité ; ce devait être aux alentours de 2009 ou 2010. Je l’ai reçu et écouté, je partageais avec lui un certain nombre d’opinions. Mais je n’ai pas entretenu de relations suivies avec lui. Je l’ai revu plus tard à l’occasion d’une petite fête à l’ambassade.

Aymeric Chauprade est un ami. J’avais pris contact avec lui car il avait écrit un très bon livre, Chroniques du choc des civilisations, alors qu’il enseignait encore à l’École de guerre. Je l’ai aidé à rencontrer des gens en Russie. Il a eu des relations avec des oligarques, ce que je n’ai jamais souhaité pour ma part. Si l’on inscrit son action à l’échelle étatique, on en reste à ce niveau. J’entretiens des relations en Russie uniquement parce que j’ai traité des dossiers pour le compte de sociétés françaises. Aymeric Chauprade et moi n’avions pas le même point de vue sur la Crimée ; pour ma part, je vous ai dit qu’il n’y avait pas de problème pour la Crimée.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Dans le cadre de votre entretien à France 2, dont la longueur et le format vous ont permis d’exposer vos idées, vous avez été interrogé sur un projet, AltIntern, déjà évoqué dans cette commission d’enquête lors de l’audition de M. Philippe Olivier ; son promoteur est M. Konstantin Malofeïev, genre de personne avec lequel, vous l’aurez compris depuis cinq mois, j’ai très peu de proximité. Il s’agit d’un projet d’internationale conservatrice – au-delà du conservatisme en fait. J’ai noté dans vos propos certains signaux : vous avez parlé du Saint-Père plutôt que du pape, de Louis XX alors que les Bourbons n’ont plus d’existence politique en France, et d’un ancien député italien pressenti pour devenir commissaire européen, Rocco Buttiglione, membre de l’Opus Dei. Plusieurs articles de presse ainsi que d’autres sources vous présentent également comme un membre de l’Opus Dei. Que pensez-vous de cette organisation, dont le projet politique est très éloigné de celui de ma famille politique ? En êtes-vous membre ?

Vous avez dit que vous bénéficiiez d’une grande liberté dans vos actions : avez-vous conduit dans ce cadre des projets très éloignés de la ligne politique, laïque et nationaliste, du Rassemblement national ? Vous en auriez d’ailleurs tout à fait le droit, d’autant que vous n’êtes pas membre de ce parti.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vous pourrez en parler à la présidente du parti, j’ai toujours été loyal. Loyal à mes convictions chrétiennes d’abord. J’ai suivi des études de philosophie et je suis devenu élève-professeur à l’âge de dix-neuf ans ; j’étais donc payé et j’ai cessé de faire de la théologie mon activité principale, même si je n’ai jamais abandonné ma formation thomiste. Rocco Buttiglione était un ami, philosophe comme moi. Mes convictions intimes et religieuses n’ont jamais interféré avec le service de mon pays. Si une mission entrait en contradiction avec mes convictions, je la refuserais. Je n’ai pas poursuivi de dessein propre. J’entrais dans le bureau de Marine Le Pen quand je le souhaitais et elle pouvait bien entendu m’appeler quand elle le voulait : si quelque chose l’avait choquée, elle m’aurait appelé. Elle n’a pas eu besoin de le faire pendant les cinq ans de mon mandat. Ne me faites pas ce procès-là !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne vous attaque pas personnellement, j’essaie d’établir des faits, comme je le fais depuis cinq mois. Je ne vous interroge pas sur votre loyauté, je ne juge pas les opinions, je m’interroge sur le projet AltIntern de reconquête chrétienne de l’Europe : connaissez-vous ce mouvement ? Y avez-vous participé ? Êtes-vous membre de l’Opus Dei ? Ce n’est pas un crime d’appartenir à cette organisation, c’est légal.

Je vous pose ces questions car personne ne vous a obligé à nommer le prétendant de la branche légitimiste Louis XX ou le pape Saint-Père, ni à évoquer certaines personnes dont vous avez volontairement parlé. Je ne profère aucune accusation, je réfléchis à vos propos. Je ne vous accuse nullement d’avoir commis un acte illégal, mais comme vous avez souligné que vous n’étiez pas membre du Rassemblement national et que vous jouissiez d’une grande liberté, j’aimerais savoir si vous avez utilisé cette liberté pour participer à des projets dont l’orientation diffère profondément de celle de Marine Le Pen, qui a triomphé en 2010 face à celle de Bruno Gollnisch. Chacun a le droit de défendre une ligne politique, même minoritaire : l’avez-vous fait ces dernières années ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai pas eu de relations avec M. Malofeïev. Les journalistes de l’émission de France 2 s’arrogent tous les droits : ils ont scandaleusement sorti de leur contexte des propos privés que je tenais à mon collègue Chauprade à la commission des affaires étrangères du Parlement européen, dans lesquels j’évoque Malofeïev ; ils les ont utilisés médiatiquement car tous les moyens sont bons quand on est le maître.

Quant à mes convictions, oui, je suis membre de l’Opus Dei depuis 1980 ; oui, je crois à une Europe chrétienne ; oui, il aurait été nécessaire de rapprocher l’Europe catholique de l’Europe orthodoxe. Nous sommes en effet en face d’une civilisation issue de l’individualisme et du protestantisme, qui conduit au subjectivisme, au relativisme et qui structure la société autour de l’argent ; d’autre part, il y a le système communiste, qui est lui aussi matérialiste. Je souhaite m’inscrire dans la grande tradition de la France fille aînée de l’Église, celle dont le général de Gaulle disait qu’elle commençait avec le baptême de Clovis.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Soyez gentil, ne citez pas le général de Gaulle !

M. Jean-Luc Schaffhauser. On m’interroge sur mes convictions, je réponds ! Depuis que je suis engagé, c’est-à-dire depuis 1980 et mes premiers pas dans la coopération, je poursuis le même dessein, qui épouse mes valeurs. Ne me les reprochez pas ! D’autres ont des valeurs franc-maçonnes, subjectivistes, relativistes, etc.

Mais, Monsieur le président, je crains que le Parlement ne doive me payer une chambre d’hôtel : je ne vais pas pouvoir rentrer chez moi, il est trop tard.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. J’ai moi-même loupé mon avion. Mais vous n’avez pas répondu à toutes les questions. Avez-vous appartenu au mouvement AltIntern ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Absolument pas. Je ne peux pas à la fois alerter Chauprade sur ce mouvement qui ressemble plutôt à une secte et en être membre !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne réclamais pas de profession de foi, je vous demandais si vous reconnaissiez que votre ligne politique, légitime car tout citoyen français peut penser ce qu’il veut dans le cadre du respect de la loi et de la Constitution, n’était pas celle que Marine Le Pen avait présentée au Front national et sur laquelle elle avait gagné en 2010. Reconnaissez-vous que votre combat n’est pas celui du Front national ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai jamais caché mes convictions à Marine Le Pen, qui n’est jamais intervenue pour censurer aucune de mes interventions ou m’empêcher de faire quoi que ce soit. Je tenais compte de ce qu’elle pense. Mes convictions sont une chose, l’action collective en est une autre. Par exemple, lorsque je suis devenu rapporteur à la commission des affaires étrangères après le départ de Louis Aliot, je n’ai jamais imposé mes idées et je laissais la liberté de vote aux responsables. Regardez les listes de vote de l’époque : chacun votait selon ses convictions. Quant aux miennes, je ne les ai jamais cachées à Marine Le Pen, qui les connaît parfaitement et qui m’a fait confiance.

Ce sujet a très peu à voir avec la Russie, mais bon. Il s’agit d’un problème interne.

Monsieur le président, je ne plaisante pas. Je veux bien passer la nuit ici, je n’ai plus de train pour rentrer et j’ai prévenu les fonctionnaires de la commission que je ne prendrais pas sur mes deniers pour venir.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Nous verrons cela avec les services de l’Assemblée. Mais vous remarquerez qu’il ne serait pas si tard si vous ne vous étiez pas si longuement exprimé tout à l’heure, quand nous avons été obligés de vous couper.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). À la fin d’un article publié par Rue89 Strasbourg le 2 novembre 2014, intitulé « Jean-Luc Schaffhauser, observateur des élections des séparatistes ukrainiens dimanche », on peut lire la chose suivante : « L’ancien candidat à la mairie de Strasbourg » – c’est vous, puisque, même si vous ne l’avez pas précisé, vous avez été candidat à l’élection municipale à Strasbourg en 2014 – « est l’un des personnages clés dans les connexions du Front national avec la Russie. Il s’était déjà rendu en Crimée lors du “référendum” de mars au cours duquel les habitants avaient le choix entre être rattachés à la Russie tout de suite ou dans cinq ans. » Ces phrases m’ont troublé car elles sont en contradiction avec ce que vous avez déclaré. Pourriez-vous préciser ce qu’il en est ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. C’est un nouvel exemple de toutes les conneries qu’on a racontées à mon propos. Je ne suis jamais allé en Crimée : c’est clair, net et précis.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Ma dernière question sera plus politique.

Tout au long de cette discussion importante sur l’histoire des liens entre le Front national, puis Rassemblement national, et la Russie de M. Poutine, vous vous en êtes pris aux États-Unis, à l’Occident et à l’OTAN.

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je suis gaulliste !

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Je ne vous permets pas de dire cela ! En tant que gaulliste, et même en tant qu’Alsacien gaulliste, je ne vous permets pas de vous définir ainsi et de convoquer la figure du général de Gaulle quand il est question de la Russie. Lors de la crise des missiles de Cuba, le général de Gaulle a été le premier à soutenir le président Kennedy. Quand il était Président de la République, l’alliance à laquelle nous appartenions était l’Alliance atlantique. Il entretenait des relations avec la Russie soviétique, mais il n’a jamais noué d’alliance avec elle.

En vous écoutant, on a le sentiment que vous établissez une équivalence entre les États-Unis d’Amérique et la Russie, que vous les mettez sur un pied d’égalité. Les États-Unis sont ce qu’ils sont, ils ont leurs défauts, mais on peut quand même reconnaître qu’il s’agit d’une démocratie, et que ce sont nos alliés dans le cadre de l’OTAN. Tous les gouvernements français ont poursuivi cette alliance. De l’autre côté, la Russie, dirigée par M. Poutine depuis 1999, est un État dont le système politique n’est pas démocratique et qui, par ailleurs, a mené des actions contre nos intérêts, notamment en Afrique. Pourriez-vous développer ce sujet ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. C’est une vaste question. Eisenhower soulignait déjà le grand danger de l’« État profond », c’est-à-dire d’une petite clique de fonctionnaires ou de personnes liées à des sectes qui essaient d’accaparer à leur profit le pouvoir d’État et le bien commun. Quand j’observe ce qui s’est passé en Irak, en Libye ou encore en Syrie, et les faux motifs qui sont invoqués à chaque fois, je crois sincèrement qu’il y a une dérive du côté des États-Unis. Cela dit, je connais aussi la Chine, et je serai très clair : si vous me donnez aujourd’hui à choisir entre la Chine communiste et les États-Unis, je courrai aux États-Unis. Mes amis américains le savent ; je le leur ai dit mille fois. J’ai donc choisi mon camp.

La guerre était selon moi inéluctable, vu le rapport de force. Cela dit, elle aurait pu être évitée si les Allemands n’avaient pas voulu rassurer les États-Unis, s’ils n’avaient pas tenu à tout prix à jouer l’alliance avec la Chine pour vendre du « made in Germany » et asseoir leur domination économique.

Vous me parlez des États-Unis et de la Russie, or cela n’a rien à voir avec l’objet de la commission d’enquête. La Russie est un pays autocratique mais ce n’est pas une dictature. Quand je suis allé en Chine, je n’ai pas eu du tout la même impression qu’en Russie ; ce n’est pas la même chose. Bref, je ne crois pas qu’il faille se fonder sur des valeurs. En revanche, il faut s’interroger sur les alliances.

J’en reviens à ce que vous avez dit à ce propos. C’est quand même le général de Gaulle qui a conclu le traité de l’Élysée, dont l’objectif était de créer une défense européenne indépendante de l’OTAN. Et ce sont les autorités allemandes, sous la pression de certains membres du Bundestag qui étaient tenus par les Américains en raison de leur passé, qui ont fait inscrire dans le texte une référence à l’OTAN, ce que de Gaulle a pris comme une trahison – il l’a écrit dans ses mémoires.

C’est aussi de Gaulle qui s’est rendu en Chine communiste et a fait alliance avec elle. La Russie, quant à elle, n’est plus communiste depuis la chute du mur de Berlin.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Je vais devoir vous interrompre : nous ne pouvons pas nous lancer dans une analyse géopolitique globale. Cela sort complètement de notre sujet, même si la question vous y portait.

À la suite de la révélation du rôle d’intermédiaire que vous aviez joué dans l’obtention de prêts par le Front national, le Parlement européen a lancé, en décembre 2014, une vérification de votre déclaration d’intérêts. Quelle en a été la conclusion ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Tout était clair. Je n’ai jamais eu de problème avec le Parlement européen. C’est également vrai pour les attachés parlementaires que j’ai employés : ils ont vraiment travaillé pour moi et seulement pour moi. J’avais même fait plus qu’être transparent : lorsque le Parlement européen m’avait demandé quels revenus j’étais susceptible de percevoir, j’avais donné l’estimation maximale. Tout le monde a dit que je gagnais énormément d’argent alors que je voulais simplement que l’on ne puisse pas me reprocher d’avoir sous-estimé mes revenus. Tout cela a été vérifié, il n’y avait rien à redire à mes déclarations. J’avais même fait quatre ou cinq rectificatifs au fur et à mesure que les choses évoluaient. En plus, j’entretenais de très bonnes relations depuis les années 1980 avec le secrétaire général du Parlement européen de l’époque. Je le tenais au courant de tout, y compris de mes missions.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Quel regard portez-vous sur les activités de l’association Dialogue franco-russe ? Avez-vous déjà rencontré ses membres et participé à leurs travaux ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Je n’ai jamais eu l’honneur de participer à leurs travaux et je ne fais pas partie de l’association.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Quel est votre avis sur ses activités ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Il existe de nombreuses associations franco-russes. Il y a même des associations France-Qatar ou France-Proche-Orient. Je n’ai rien à dire de cette association. Je ne la connais pas, je n’en suis pas membre et elle ne m’a jamais invité.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez tenté des analyses géopolitiques et comparé les régimes en faisant des distinctions entre démocratie, régime autoritaire et dictature. Nous vous en laissons l’entière paternité.

La Russie est quand même le pays où la journaliste politique Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006, où des événements particulièrement odieux se produisent, comme des assassinats d’opposants au président Poutine, y compris à quelques centaines de mètres du Kremlin, sans parler des empoisonnements commis jusque sur le territoire de l’Union européenne et attribués aux services russes. Cela mérite d’être rappelé : telle est la réalité du régime de Vladimir Poutine.

Je n’avais pas l’intention d’aborder le sujet, mais vous avez fait allusion à l’affaire des assistants parlementaires du Front national utilisés comme force de travail par le parti alors qu’ils étaient accrédités au Parlement européen et étaient censés travailler uniquement à Bruxelles. Vous avez dit que, de votre côté, tout était clair et transparent : ni vous ni vos assistants parlementaires n’avez été inquiétés par la justice française dans cette affaire de grande ampleur qui a plongé Mme Le Pen et d’autres députés européens de son parti dans une tourmente judiciaire. Du temps où vous étiez membre du Parlement européen, aviez-vous eu vent de ce système organisé ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Vous me posez cette question alors que les médias ont fait état de certains échanges liés à l’affaire… C’est quand même extraordinaire : une perquisition a eu lieu et des médias se sont trouvés en possession de pièces judiciaires, notamment un mail où je m’oppose… Tout cela est rendu public !

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Et donc, à quoi vous opposez-vous ?

M. Jean-Luc Schaffhauser. Cela n’a rien à voir avec l’objet de la commission d’enquête.

Enfin, nous sommes dans une démocratie ! Je vous pose la question : en tant que parlementaires, trouvez-vous normal que des médias soient en possession de pièces judiciaires ? Comment pouvez-vous accepter cela ? Dans l’émission, on m’a sorti le mail que j’avais adressé personnellement à Wallerand de Saint-Just – car les enquêteurs ont consulté tous les mails que j’ai envoyés et reçus pendant cinq ou six ans ; ils sont même remontés jusqu’en 1990.

Je trouve cela très grave. Je suis choqué. Je n’aurais pas à m’exprimer sur ce point si cela n’avait pas été rendu public. Cela regardait tout au plus la police judiciaire, mais pas la France tout entière. Je trouve très grave que des affaires confidentielles soient révélées pour fragiliser des responsables politiques, en l’occurrence Marine Le Pen – pour ma part, je ne le suis pas : le mail montre justement que je n’étais pas d’accord !

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire : ce n’est pas vous qui posez les questions ici. Vous aviez vous-même fait allusion à l’affaire des assistants parlementaires, en parlant de transparence. En ce qui me concerne, le sujet est clos.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. S’il n’y a pas d’autres questions, je propose d’en rester là.


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44.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national (24 mai 2023)

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Mes chers collègues, pour cette ultime audition de notre commission d’enquête, nous recevons Mme Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national et ancienne présidente du Front national, puis du Rassemblement national. Comme il l’a fait pour chaque audition de personnalités appartenant à sa famille politique, le président Jean-Philippe Tanguy s’est déporté ; l’honneur de présider cette réunion me revient.

Madame la présidente, chère collègue, je vous remercie de vous être rendue disponible, dans des délais assez brefs, pour répondre à nos questions. Le président Tanguy nous a indiqué dès le début que vous étiez à la disposition de la commission d’enquête. Il nous a semblé utile de vous entendre en conclusion de nos travaux, après avoir entendu plusieurs personnalités ayant ou ayant eu un rôle au sein de votre formation politique.

Personne ici n’ignore la polémique qui a précédé la création, à l’initiative du groupe Rassemblement national, de cette commission d’enquête. Nous espérons que cette audition permettra de clarifier certaines questions relatives aux prêts étrangers souscrits par votre formation politique ou par vous-même, ainsi qu’aux relations entre le Front national, puis le Rassemblement national, et le régime russe.

Compte tenu du caractère particulier de cette audition et afin de ne pas la faire dévier de son objet, le bureau de la commission d’enquête a décidé, à l’unanimité, que seuls les membres de la commission pourront intervenir au cours de la réunion. Une exception sera faite, le cas échéant, pour les membres des groupes GDR et LIOT, qui n’ont pas nommé de représentant lors de la création de la commission d’enquête, à raison d’un intervenant par groupe.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Marine Le Pen prête serment.)

Mme Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement national. Mes chers collègues, je remercie votre commission d’enquête de m’avoir invitée à m’expliquer précisément devant vous. Je voyais approcher la fin de vos travaux sans avoir eu la possibilité de m’exprimer, ce dont j’étais fort marrie.

Monsieur le président, vous avez rappelé à raison l’existence, depuis plusieurs années, d’une polémique, dont je considère qu’elle est parfaitement dépourvue de fondement, portant notamment sur un prêt contracté en 2014 par le mouvement que j’ai eu l’honneur de présider, et dont j’aimerais rappeler la situation à l’époque.

En 2014, le Front national est confronté à de graves difficultés de trésorerie, provoquées par la défaite électorale de 2007, où 350 candidats à la députation n’ont pas atteint la barre des 5 %. Le Front national s’est toujours fait un honneur de ne jamais mettre un candidat en difficulté financière et a toujours pris l’engagement de prendre à sa charge l’intégralité des dépenses effectuées par les candidats susceptibles de ne pas être remboursées par l’État, soit en raison d’une erreur d’aiguillage, soit en raison de résultats qui ne le permettent pas. En 2007, cela représente pour le mouvement une charge financière de 7 millions d’euros. En 2014, il n’a pas encore réussi à combler ce trou de trésorerie, en dépit de la vente de son siège, dans des conditions très mauvaises – évalué à environ 15 millions, il a été vendu pour 8 millions, en une période peu propice aux transactions immobilières.

Ce déficit, provoqué par un accident électoral, s’est alourdi de pertes financières électorales. Sachez que chaque élection entraînait une aggravation de la situation financière du mouvement pour une raison simple : les banques refusent de nous prêter. Nous n’avons jamais réussi, depuis des années, à obtenir le moindre prêt de la moindre banque française, ni même de la moindre banque européenne.

Or, si l’on emprunte à une banque pour une élection, les intérêts sont intégralement pris en charge par l’État ; si l’on emprunte auprès de particuliers, les intérêts ne le sont pas. Cela entraîne des conséquences financières très lourdes pour un mouvement tel que le nôtre. Par exemple, pour une élection présidentielle, environ 1 million d’euros reste à la charge du mouvement.

Nous avons donc cherché à obtenir un prêt bancaire pour faire face à cette situation financière difficile, ainsi qu’à la crise de croissance du mouvement à cette époque. Nous avons envoyé près de 200 lettres à autant d’établissements bancaires. Aucun n’a accepté de nous octroyer un prêt. Il est d’ailleurs incroyable que le gouvernement français soit incapable de permettre à une candidate d’un grand parti de trouver un financement et d’assurer à des candidats aux législatives la possibilité d’accéder à des prêts. Cela va à l’encontre de l’article 4 de la Constitution.

Ce problème, que j’ai évoqué mille fois dans les médias, n’a échappé à aucun d’entre vous. Au demeurant, M. Bayrou avait apporté son soutien à Emmanuel Macron à la condition qu’il instaure une banque de la démocratie, conscient qu’il était que l’incapacité de certains partis à obtenir des prêts est un problème démocratique fondamental. La création d’une banque de la démocratie a été votée en 2017, après quoi elle est partie à la poubelle. En revanche, les à-côtés votés en même temps, notamment l’interdiction de contracter un prêt hors de l’Union européenne, ont été maintenus.

Par ailleurs, notre situation a été constatée dans un rapport d’information rédigé par l’actuelle présidente de l’Assemblée, Mme Yaël Braun-Pivet, et M. Philippe Gosselin, attestant qu’en dépit des 200 lettres envoyées aucune banque ne voulait prêter, ni au parti ni à moi-même, pour une élection présidentielle. Cette situation a été confirmée par le médiateur national du crédit, qui a tenté sans succès d’intervenir auprès de plusieurs organismes bancaires.

Dans ces conditions, nous avons cherché, contraints et forcés, à obtenir un prêt hors des frontières de l’Union européenne. Il se trouve que j’ai fait alors la connaissance de M. Jean-Luc Schaffhauser, dont c’était en partie le métier. Il m’a indiqué qu’il entendait chercher pour nous le prêt que nous souhaitions. Il a exploré certaines pistes et m’a présenté plusieurs pays où se trouvaient des banques acceptant de nous octroyer un prêt. J’ai choisi la First Czech Russian Bank (FCRB). La négociation, entamée en janvier 2013, a abouti à la signature d’un prêt en septembre 2014.

Je rappelle à la commission d’enquête, car il est facile de juger a posteriori d’une situation géopolitique, qu’à l’époque la question des relations que la France devait ou ne devait pas avoir avec la Russie était bien moins tranchée qu’aujourd’hui. Je crois notamment pouvoir dire, preuves à l’appui, qu’à peu près l’intégralité de la classe politique, du parti socialiste à La France insoumise et des Républicains à Emmanuel Macron, cherchait, comme la France cherche d’ailleurs historiquement à le faire, à améliorer ses relations, notamment économiques, avec la Russie.

En ce qui me concerne, je n’ai jamais changé d’avis, et mon mouvement non plus. Nous avons toujours eu les mêmes positions. L’obtention ou le refus d’un prêt n’a jamais modifié d’un iota la position et les idées qui sont les nôtres en matière de géopolitique. Je vous le dis et vous l’affirme avec d’autant plus de fermeté que j’ai souffert d’une campagne de diffamation absolument inadmissible, menée depuis plusieurs années, fondée sur des soupçons n’ayant jamais reposé sur le moindre élément factuel, et visant à laisser penser que les idées que nous défendons auraient pu être influencées par l’obtention de ce prêt.

Ceux qui connaissent un peu l’histoire politique savent que Jean-Marie Le Pen avait peu de points d’accord avec le général de Gaulle, mais il en avait moins un : l’Europe de Brest à Vladivostok, comme il l’a répété à de nombreuses reprises. Cette conception est d’ailleurs partagée, je crois, par Emmanuel Macron, qui parlait de l’Europe de Lisbonne à Vladivostok.

Ce prêt a été vérifié et survérifié par absolument tout le monde. L’origine des fonds, la régularité du prêt et la régularité des remboursements que nous avons effectués au titre de cet emprunt ont été vérifiées par notre banque, qui en a l’obligation, ainsi que par les deux commissaires aux comptes de notre mouvement, par Tracfin – vous imaginez bien que 9 millions qui transitent n’échappent pas à sa vigilance, du moins je l’espère – et par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), qui a d’autant plus intérêt à vérifier de manière très précise non seulement les conditions du prêt mais aussi celles de son remboursement que, s’il n’est pas remboursé, il devient un don, lequel est interdit par la loi, avec toutes les conséquences qui en résultent, au premier rang desquelles la suppression des subventions.

Rien n’a été simple dans ce prêt de 9 millions, obtenu à un taux de 6 %, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a rien d’amical. Le capital devait être remboursé en une fois en septembre 2019, et les intérêts trimestriellement. Nous avons payé les intérêts sans manquer une seule échéance. La banque a fait faillite, ce qui est un peu une pierre dans le jardin de ceux qui affirment qu’elle était en quelque sorte, par un biais ou par un autre, détenue par l’État russe : quand une banque est détenue par l’État russe, elle fait rarement faillite.

Ne sachant plus à qui payer trimestriellement les intérêts, nous nous sommes tournés vers la Banque centrale de Russie. Nous avons pris un avocat français et un avocat russe. Il nous a été demandé de déposer les fonds en consignation chez un notaire, ce que nous avons fait, jusqu’à la liquidation de la banque et le rachat de ses créances par la société Aviazapchast en octobre 2018.

En 2017, les résultats électoraux du Rassemblement national ont été décevants. L’espoir que nous avions de rembourser notre prêt en une fois s’est envolé, 118 candidats du Rassemblement national ayant obtenu moins de 5 % des voix. En vertu de la jurisprudence que j’ai rappelée tout à l’heure, nous avons pris en charge leurs dépenses, pour que la candidature aux élections législatives ne soit pas réservée aux gens ayant les moyens de subir une éventuelle perte mais soit ouverte aussi aux Français modestes, conformément à une idée que nous défendons. Nous nous sommes donc rapprochés de cette société pour solliciter la renégociation du prêt.

Par ailleurs, comme nous faisions l’objet de critiques médiatiques à propos de ce prêt, j’ai déclaré mille fois, sur à peu près tous les plateaux de France et de Navarre, que, si quelqu’un pouvait nous suggérer une banque disposée à reprendre ce prêt à sa charge, j’accepterais l’intégralité des propositions qui me seraient faites, quelle que soit la banque et quel que soit le pays. Tel n’a pas été le cas. La renégociation du prêt a eu lieu en juin 2020. L’échéancier est scrupuleusement respecté par le Rassemblement national, qui rembourse trimestriellement une partie du capital et une partie des intérêts, le prêt ayant vocation à s’éteindre en 2028.

Si vous regardez les positions politiques qui ont été les miennes, vous vous apercevrez qu’elles n’ont absolument jamais varié, ni avant ni après le prêt, ni avant ni après l’annexion de la Crimée. J’ai fait l’objet d’une campagne de diffamation cruelle. Il n’y a rien de plus infamant, pour une patriote, pour quelqu’un qui est aussi attaché à l’indépendance de son pays que je le suis, d’être suspecté, de manière plus ou moins grossière, de subir l’influence de quelque nation étrangère que ce soit. D’ailleurs, j’ai toujours été très attentive à ne jamais entretenir de relations, directes ou indirectes, avec quelque société étrangère que ce soit.

À ce sujet, un débat a eu lieu, en 2017, sur le recours aux services de NationBuilder. À l’époque, toute la classe politique se passionne pour NationBuilder, qui fournit les moyens de récupérer des données très utiles sur le plan électoral. Tous les candidats à la primaire des Républicains l’utilisent, et même M. Mélenchon, dont je pensais qu’il était plus intéressé que cela par l’indépendance à l’égard des États-Unis. Emmanuel Macron utilise NationBuilder. Moi, je refuse d’utiliser NationBuilder, en dépit du bénéfice électoral induit, car cela signifiait transmettre les données des gens intéressés par ma candidature à un pays étranger, ce qui me pose un problème de conscience. Notre programme politique vise à faire en sorte que l’intégralité des données de nos compatriotes soit conservée sur le territoire national et ne soit pas transférée à une nation étrangère.

Ces accusations, qui sont peut-être les plus graves pour une patriote, ont de surcroît été proférées par quelqu’un qui, à mes yeux, n’avait pas la possibilité de le faire du point de vue éthique : le Président de la République. J’ai la faiblesse de penser, je vous le dis très clairement, qu’un candidat à l’élection présidentielle doit toujours éviter de tomber dans la diffamation et la calomnie de ses adversaires politiques, surtout s’il est déjà Président de la République. Or, s’il y a une personne qui était parfaitement au courant que je n’étais soumise à aucune influence, c’est bien le Président de la République, qui a en sa possession toutes les notes des services de renseignement français.

Ces accusations, qui n’ont été véritablement lancées, de manière forte, qu’en 2022, sont – c’est très clair aujourd’hui – opportunistes et électoralistes. Elles ne sont corroborées par aucun début de commencement d’élément factuel. Elles ont été portées par le Président de la République et ses troupes, ce que je trouve très grave.

Elles ont deux buts à mes yeux : discréditer son opposition, ses adversaires politiques – je n’ai pas été la seule à être victime de ces soupçons, M. Mélenchon en a eu sa part – et faire oublier que tous les mouvements politiques, des Républicains à La France insoumise en passant par celui d’Emmanuel Macron, développaient à l’égard de la Russie exactement la même vision politique que la mienne, à cette différence près que je n’ai, moi, aucune responsabilité dans l’aggravation de la dépendance économique et énergétique de nos pays à l’égard de la Russie. D’autres ont sûrement des choses à se reprocher dans ce domaine : Engie a participé à la construction de Nord Stream, dont le premier tronçon a été inauguré par M. Medvedev, Mme Merkel et M. Fillon les uns à côté des autres.

J’ai été amenée à me rendre en Russie, jamais secrètement ni confidentiellement, pour une raison très simple : rien de ce que je fais n’est secret ni confidentiel. Je prends l’avion, je présente mon passeport et, en règle générale, je rencontre des personnalités politiques où que j’aille dans le monde, ce qui fait toujours l’objet de multiples articles de presse rédigés par les journalistes qui suivent mes déplacements. De mémoire, j’ai fait deux voyages avant l’annexion de la Crimée, dont un en Crimée, lorsqu’elle était encore ukrainienne. J’en ai fait deux après son annexion. Aucun n’était en rapport avec le prêt précité.

Je rappelle un dernier élément de contexte : en plein milieu de ces événements a lieu l’attentat du Bataclan qui, me semble-t-il, a convaincu la classe politique dans son ensemble qu’il était absolument nécessaire de créer les conditions d’un rapprochement avec la Russie, dans le cadre de la lutte contre le fondamentalisme islamiste. J’en étais moi-même convaincue ; je pense que M. Fillon, M. Mélenchon, M. Sarkozy et de nombreux autres responsables politiques en étaient eux-mêmes tout à fait convaincus.

Ce sujet a été l’un des points essentiels de la conversation que j’ai eue avec Vladimir Poutine lorsque je l’ai rencontré en 2017, dans le cadre de la campagne présidentielle. De mémoire, je me suis d’abord rendue au Tchad, puis en Russie, pour rencontrer des chefs d’État et évoquer ce sujet, qui m’apparaissait comme absolument fondamental pour la sécurité de notre pays et de notre continent.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, l’histoire, un peu rapidement brossée, somme toute très simple et très transparente, de ce prêt contracté en 2014. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous avez affirmé que vous n’avez jamais changé de position concernant la Russie et M. Vladimir Poutine. Que pouvez-vous dire aujourd’hui de votre position sur l’annexion de la Crimée ? À l’époque, vous l’avez reconnue. Vous avez dit vous y être rendue avant et après l’annexion. On peut toujours se demander pourquoi. Considérez-vous aujourd’hui que reconnaître l’annexion de la Crimée, dénoncée par toutes les organisations internationales et contraire au droit international, était une erreur ?

Mme Marine Le Pen. Je me suis exprimée mille fois à ce sujet, dès l’annexion de la Crimée par la Russie. Vous imaginez bien que, dans la position de responsable d’un très grand parti politique devenu le premier de France et de candidate à la présidentielle qui est la mienne, j’ai été amenée, à de multiples reprises, à exprimer ma position sur le rattachement de la Crimée.

J’ai toujours dit la même chose : la Crimée a été russe pendant deux siècles ; elle a été ukrainienne soixante ans, donnée par un dictateur sur un coup de tête, par caprice somme toute ; défenseur absolu du référendum, je considère que les habitants de Crimée se sont exprimés librement, par le vote, en faveur du rattachement à la Russie.

Je l’ai dit au moment du référendum sur la Crimée, je le dis encore aujourd’hui. Je n’ai aucune difficulté à le dire. Je considère qu’il est parfaitement légitime que d’autres personnes aient une autre opinion sur ce sujet. Étant allée en Crimée, j’ai de surcroît une expérience personnelle. J’y ai vu beaucoup de gens ; je n’ai pu que constater qu’ils se sentaient plus profondément attachés à la Russie qu’à l’Ukraine.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Considérez-vous que les élections ont été libres et dépourvues de contraintes ?

Mme Marine Le Pen. Je n’étais pas présente pour m’en assurer. Je note qu’aucun réfugié n’est arrivé de Crimée et que les gens ne l’ont pas quittée après le référendum. Je note aussi qu’il était parfaitement loisible aux instances internationales d’organiser, notamment sous le contrôle de l’ONU, un nouveau référendum pour vérifier que les gens avaient librement voté. Selon les informations dont je disposais, ce référendum me semblait exprimer la volonté des habitants de la Crimée.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous avez indiqué que les banques vous ont refusé ce fameux prêt en 2014. M. Jean-Luc Schaffhauser explique cet état de fait par un complot américain à votre endroit, ce que l’on peut trouver risible.

Ne pensez-vous pas que les refus que vous avez essuyés auprès des banques occidentales sont dus à un défaut de visibilité sur votre patrimoine et sur celui de votre père, Jean-Marie Le Pen, qui faisait l’objet d’une enquête du parquet national financier (PNF), et au déficit de votre parti, dû à de lourdes dettes ? Comment expliquez-vous le fait que seule une banque russe ait accepté de vous financer, toutes les autres s’y refusant sans doute pour les raisons que je viens d’indiquer ?

Mme Marine Le Pen. C’est le contraire, monsieur le président. Vous intervertissez la cause et les conséquences. Nous étions en difficulté financière parce que nous n’obtenions jamais de prêt auprès des banques. Je l’ai rappelé au début de mon intervention, le fait qu’aucune banque ne nous prête d’argent, ni à l’élection présidentielle ni aux élections législatives, créait une charge financière indue pesant sur notre mouvement, alors même qu’elle ne pesait pas sur les mouvements ayant accès à des prêts.

Votre hypothèse ne tient pas pour les élections présidentielles. Que regardent les banques avant de prêter de l’argent à un candidat ? D’abord s’il obtiendra plus de 5 % des voix, ce qui est notre cas depuis de nombreuses années ; ensuite s’il obtiendra le parrainage de 500 maires. C’est pourquoi les prêts ne sont souvent accordés – il s’agit d’un problème institutionnel sur lequel la présidente Braun-Pivet mène des auditions – qu’une fois les parrainages obtenus, donc en fin de campagne, lorsque la plupart des dépenses sont d’ores et déjà effectuées.

Surtout, les prêteurs sont remboursés directement par l’État. Rien ne justifie donc la mise à l’écart du système bancaire que nous avons vécue.

Par ailleurs, aucune procédure judiciaire n’a été engagée au sujet de mes déclarations de patrimoine.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Votre conseiller aux affaires internationales, M. Aymeric Chauprade, s’est rendu sur le territoire russe en qualité d’observateur du scrutin référendaire. Vous avez affirmé que le résultat ne souffrait aucune contestation. Six mois plus tard, vous obtenez ce prêt de 9 millions. On peut légitimement s’interroger sur l’existence d’un lien entre ces deux événements.

Mme Marine Le Pen. Non, c’est une manœuvre politique engagée contre moi. Personne n’ignorait qu’il nous était impossible d’obtenir un prêt dans l’ensemble de l’Union européenne. Jean-Luc Schaffhauser me proposait de choisir, de mémoire, entre une banque chinoise, une banque iranienne et cette banque tchéco-russe. Il m’est apparu que, la République tchèque étant membre de l’Union européenne et la Russie appartenant au Conseil de l’Europe, il était plus cohérent d’accepter la proposition de cet établissement. Je ne vois pas ce qui peut m’être reproché, d’autant que notre position à l’égard de la Russie n’a en rien changé avant et après la signature du prêt. Rien ne permettait d’accuser de bonne foi une candidate à l’élection présidentielle, dirigeante du premier parti de France, de subir quelque influence que ce soit à raison de ce prêt. En outre, la seule obligation pesant sur l’emprunteur, tant à l’égard de la banque que de la CNCCFP, est le remboursement du prêt. À défaut de remboursement, en effet, le prêt est considéré comme un don, ce qui constitue une violation des règles de financement des partis politiques français. Aucune autre obligation ne pèse sur moi. La banque ne peut ni reprendre l’argent, ni annuler le prêt. Cet argument électoraliste malfaisant a été très bien utilisé par le camp du Président de la République mais n’en est pas moins absolument faux.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Comment expliquez-vous que, juste après l’obtention du prêt, en 2014, Jean-Luc Schaffhauser et Nicolas Lesage se soient rendus dans le Donbass pour soutenir les séparatistes pro-russes ? Aymeric Chauprade aurait affirmé à Mediapart que ce voyage était « une contrepartie au prêt, car aller dans le Donbass marquait un soutien fort à la Russie ». Avez-vous connaissance de ce voyage et de ces propos ?

Mme Marine Le Pen. Je prends avec des pincettes les déclarations tenues par Aymeric Chauprade à cette époque, puisque notre rupture politique avait été assez violente. Il a multiplié les déclarations désagréables, avant de revenir sur une partie d’entre elles.

M. Schaffhauser était député européen et, à ce titre, était tout à fait libre de ses mouvements : telle est, en tout cas, ma philosophie. En outre, je n’avais aucune autorité sur lui. Il ne m’a pas dit qu’il allait dans le Donbass et ne m’a demandé aucune autorisation. En tout état de cause, je n’avais pas à la lui donner.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. J’imagine que M. Chauprade se conformait encore, à ce moment-là, à vos décisions.

Mme Marine Le Pen. De mémoire, M. Chauprade n’était pas membre de notre mouvement. Les députés font ce qu’ils veulent. François Hollande et d’autres ont réfléchi aux moyens d’assurer au mieux la sécurité et la souveraineté de l’Ukraine. Je me suis prononcée, pour ma part, en faveur de la fédéralisation de l’Ukraine et ai défendu les accords de Minsk, qui prévoyaient l’autonomie du Donbass. On peut nourrir un désaccord politique mais on ne peut pas faire grief à des députés de s’être rendus sur place pour savoir ce qu’il s’y passait.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Les hackers d’Anonymous ont mis au jour des SMS révélant qu’un blogueur proche de Poutine aurait déclaré que vous seriez remerciée en échange de votre soutien au référendum. Que saviez-vous de cet échange ?

Mme Marine Le Pen. Qui sont les personnes en cause ?

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Timur Prokopenko et Konstantin Rykov.

Mme Marine Le Pen. Je n’ai aucune connaissance de ces SMS ni de ces personnes. Je conteste formellement avoir pris quelque décision que ce soit pour faire plaisir à quiconque. J’ai une belle rectitude politiquement et une grande cohérence dans les positions que j’ai prises au cours de ma carrière politique, ce qui n’empêche pas certaines évolutions, que j’ai expliquées.

Par ailleurs, l’ensemble de la classe politique française souhaitait un rapprochement entre la France et la Russie, avant comme après l’annexion de la Crimée. Nicolas Sarkozy a affirmé : « [Les habitants de Crimée] choisissent la Russie. On ne peut pas le leur reprocher. Si le Kosovo a eu le droit d’être indépendant de la Serbie, je ne vois pas comment on pourrait dire, avec le même raisonnement, que la Crimée n’a pas le droit de quitter l’Ukraine pour rejoindre la Russie. » Je ne crois pas que sa liberté de parole et d’analyse ait éveillé des soupçons.

Après l’annexion de la Crimée, beaucoup de choses se sont passées. Jean-Pierre Chevènement a reçu l’ordre de l’Amitié des mains de Vladimir Poutine, en 2017, avec l’accord et même l’encouragement du Quai d’Orsay, dit-il. En mars 2016, une proposition de résolution signée par l’ensemble des députés Les Républicains – dont MM. Abad, Gosselin, Marleix, Solère… – demandait une levée des sanctions contre la Russie, ce que je défendais également. Madame la rapporteure, vous étiez, à l’époque, députée européenne LR. Il ne me semble pas avoir lu que vous contestiez de manière virulente cette résolution. M. Mélenchon, au moment des attentats terroristes, a affirmé que ce que faisait la Russie était très bien et que si elle arrivait à éliminer Daech, ce serait tant mieux, parce que c’est notre ennemi commun. Je pourrais vous citer des dizaines de déclaration de ce type.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous étiez nécessairement au courant du voyage de M. Schaffhauser et de votre ancien conseiller puisque, dans un mail du 16 octobre 2014, M. Lesage explique en avoir parlé à M. Louis Aliot, qui était votre vice-président et conjoint. En outre, M. Schaffhauser nous dit qu’il vous en a touché un mot. Êtes-vous sûre que vous n’étiez pas au courant et que vous n’avez pas donné d’avis sur ce voyage ?

Mme Marine Le Pen. Je n’en ai aucun souvenir mais, en tout état de cause, je ne m’autorise pas à interdire à un député européen d’aller où il le souhaite. J’ai été assez scandalisée que le Parlement européen sanctionne certains de ses membres au motif qu’ils s’étaient rendus dans tel ou tel endroit, notamment pour vérifier la bonne tenue d’une élection ou d’un référendum.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ne pensez-vous pas que le déplacement de MM. Schaffhauser et Lesage, qui étaient liés au FN et au RN, constituait un gage donné à la Russie en contrepartie de quelque chose ?

Mme Marine Le Pen. Il faut avoir une idée préconçue pour interpréter ce voyage ainsi, autrement dit pour rechercher quelque chose qui n’existe pas. J’ai signé un prêt avec une banque – à moitié tchèque, d’ailleurs – et non pas avec Vladimir Poutine. Dans le cas contraire, cela signifierait que vous avez tous signé des prêts avec Macron. Cette signature ne m’engageait à rien d’autre qu’à rembourser ma dette. Si cela n’avait pas été le cas, je n’aurais pas signé. Jamais une personne étrangère ne m’a proposé de m’accorder un avantage ou de m’inviter quelque part en contrepartie d’une prise de position. Je n’ai jamais été victime ne serait-ce que d’une tentative d’ingérence – peut-être parce que l’on connaît mon caractère.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous avez tout de même conscience que cette banque était dirigée par un proche du pouvoir russe. M. Schaffhauser nous a dit lors de son audition que jamais cette banque n’aurait accordé le prêt sans l’accord de M. Poutine.

Mme Marine Le Pen. Premièrement, ce n’est pas exactement la même chose et, deuxièmement, je n’en savais absolument rien. Pourquoi voulez-vous que je le sache ? M. Schaffhauser m’a trouvé un prêt, que j’ai signé avec joie car c’était cela ou la mort de mon mouvement.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous ne vous êtes pas posé de question ?

Mme Marine Le Pen. Pourquoi l’aurais-je fait ? Voilà des fonds dont la provenance a été vérifiée par la Société générale et surveillée par nos commissaires aux comptes, Tracfin et la CNCCFP. Si un seul de ces acteurs était venu me signaler un problème quant à l’origine des fonds et m’indiquer le danger qu’il y avait à signer le prêt, je ne l’aurais pas souscrit. Tout s’est fait dans des conditions de transparence totale. Je ne me suis pas demandé si le président de la banque était un proche de Vladimir Poutine et, objectivement, je ne sais pas ce que j’aurais fait de cette information dont je me moquais éperdument, compte tenu de l’importance que revêtait ce prêt pour notre mouvement.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vous avez mis en cause les positions que j’avais prises lorsque j’étais députée européenne. J’ai siégé au Parlement européen au sein du groupe du Parti populaire européen (PPE), dont la position vis-à-vis du régime de Vladimir Poutine et de ses très nombreuses exactions est connue. Les votes de la quasi-totalité de ses membres – parmi lesquels les miens – attestent que nous n’avons fait preuve d’aucune complaisance, connivence ou allégeance sur les régimes de sanctions depuis 2014 ni sur aucun autre sujet.

Votre famille politique se caractérise par un fort tropisme pro-russe. Dès votre arrivée à la tête du Front national, en 2011, vous avez entendu accentuer le rapprochement de votre formation des cercles russes, en particulier de ceux du pouvoir. Vous vous êtes déplacée un certain nombre de fois en Russie, comme plusieurs membres du FN puis du RN. Dès octobre 2011, vous exprimez votre soutien et votre admiration à M. Poutine dans des interviews accordées à la presse russe. Ainsi, vous affirmez, dans un entretien à Kommersant, le 13 octobre 2011 : « Je ne cache pas que, dans une certaine mesure, j’admire Vladimir Poutine. » Vous affirmez également que la France a plus d’intérêts communs avec la Russie qu’avec les États-Unis sur les plans culturel et stratégique, et que rien ne permet d’affirmer, du point de vue constitutionnel, que la Russie n’est pas une démocratie. Vous ajoutez que le ton de la presse d’opposition est bien plus libre et plus virulent à l’égard de Poutine qu’elle ne l’est en France à l’égard de Sarkozy. Cela excède les positions que l’on peut légitimement prendre quant à la place de notre pays et les relations qu’il doit entretenir avec un grand État comme la Russie. On se situe quelques années après l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui critiquait de manière virulente Vladimir Poutine. Il est difficile d’imaginer, à cette époque, d’autres dirigeants de familles politiques, en Occident, professer de manière aussi évidente leur soutien à Vladimir Poutine.

En outre, vous vous êtes alignée sur certaines positions russes. Par exemple, en juillet 2014, peu après le crash de l’avion de la Malaysia Airlines – dont on sait à présent qu’il a été descendu par les séparatistes du Donbass –, vous avez publié un communiqué dans lequel vous refusiez d’accuser ces derniers et la Russie, ainsi que d’exonérer les forces ukrainiennes. De même, vous avez voté de manière répétée, comme de nombreux députés européens du FN puis du RN, en soutien aux positions russes, avant comme après l’annexion illégale de la Crimée. Vous avez affirmé à de nombreuses reprises que, si vous étiez présidente, vous reconnaîtriez immédiatement cette annexion. On ne peut qu’en être surpris, d’autant plus que ce sujet n’est pas au cœur des préoccupations de nos compatriotes.

La banque qui vous a accordé le prêt portait le nom de First Czech Russian Bank car elle a été créée en République tchèque en 1996, mais, en réalité, ses capitaux étaient entièrement russes, avant qu’une personne très proche de Vladimir Poutine n’en devienne le président au début des années 2000. La créance est passée aux mains d’une société de location de voitures, Konti, avant d’être cédée à la société aéronautique duale Aviazapchast, qui a conclu de beaux contrats, notamment avec l’armée syrienne. Elle est dirigée par d’anciens militaires russes, certainement restés proches des services secrets, et figure sur la liste américaine des entreprises sous sanctions. Ne pensez-vous pas qu’il y a là quelque chose d’embarrassant ?

Mme Marine Le Pen. Vous affirmez que mon mouvement politique aurait eu, de tout temps, un fort tropisme pro-russe. Je vous rappelle que le général de Gaulle croyait à une Europe allant de Brest à Vladivostok. Il ne me semble pas qu’on le lui ait reproché. Par ailleurs, un certain nombre d’acteurs politiques défendent cette position. Notre tropisme, dites-vous, serait démontré par la multiplicité de mes déclarations sur la Crimée. En tant que responsable politique de premier plan, je suis interviewée de manière très fréquente, chaque semaine, sur les sujets d’actualité, comme ce fut le cas pour le référendum en Crimée. J’ai répondu aux questions que me posaient les journalistes de la manière la plus simple et claire qui soit.

Je pourrais, à mon tour, évoquer le tropisme pro-russe de votre ancienne famille politique, madame la rapporteure. M. Sébastien Huygue, lors des questions au Gouvernement, en juin 2016, affirmait : « Pour faire face aux grands défis auxquels nous sommes confrontés, nous avons besoin de la Russie. Nous avons besoin d’elle pour régler le conflit en Russie et lutter contre le terroriste djihadiste, qui est notre ennemi commun. » Nicolas Sarkozy demandait, à la même époque, que Poutine soit réintégré dans la grande coalition qui combattait l’organisation État islamique. Je me suis opposée aux sanctions consécutives au référendum en Crimée, ce que j’assume totalement, car elles me semblaient d’une stupidité totale. Elles n’ont rien réglé, disais-je ; elles n’ont fait que poser des problèmes économiques à l’Union européenne.

Je n’étais pas la seule : vos amis politiques le pensaient aussi, comme en témoigne le compte rendu des questions au Gouvernement. Ainsi, le 25 novembre 2015, Axel Poniatowski affirmait : « Le moment est venu d’engager le processus de levée des sanctions économiques européennes à l’égard de la Russie. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe Les Républicains.) » Le 2 décembre 2015, Gérard Menuel rappelait que « cela fait des mois que nous vous demandions d’apaiser les relations avec la Russie ». Le 14 janvier 2016, selon Guillaume Chevrollier, « les éleveurs français paient très cher la désorganisation, l’excès de normes et de contraintes, la concurrence et les effets de l’embargo russe ». Le 27 janvier 2016, Marc Le Fur déclarait : « Il faut rétablir nos relations commerciales avec la Russie. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe Les Républicains et du groupe de l’Union des démocrates et indépendant.) Depuis un an nous perdons un grand client en raison d’une décision politique dont les éleveurs sont les victimes. » Le 17 mars 2016, Jean-Claude Mignon s’interrogeait : « A-t-il été aussi question de la levée des sanctions contre la Russie, réclamée depuis longtemps par le groupe Les Républicains ? »

Je n’aurai pas la cruauté de lire l’ensemble de telles déclarations mais si vous considérez que s’opposer aux sanctions après l’annexion de la Crimée relevait d’un tropisme pro-russe, alors celui des LR était bien plus marqué que celui du Front national à l’époque.

Non, madame, je n’ai pas de tropisme pro-russe. Ma seule obsession en géopolitique, c’est l’intérêt de la France, qui a un rôle particulier à jouer dans l’histoire et dans le monde. Elle doit pour cela entretenir des relations équilibrées avec l’ensemble des grandes nations, tant que nous ne sommes pas dans la situation de l’agression russe de l’Ukraine, que j’ai immédiatement et à de multiples reprises condamnée.

Vous avez rappelé que j’ai exprimé mon admiration pour Vladimir Poutine. Si je n’ai pas de fascination pour lui, je trouve tout de même admirable qu’un pays ayant passé soixante-dix ans sous le joug communiste et dix ans à être pillé par les apparatchiks de M. Eltsine ait réussi à revenir dans le concert des nations. C’est un jugement objectif, que chacun pourrait tenir.

Toutes les grandes nations ont un narratif, la Russie comme les États-Unis, et je n’en suis pas dupe. Mais dire ce que l’on pense ne signifie pas être soumis au narratif russe – ou alors il faudrait également adresser ce reproche à vos propres amis politiques, et même au dernier gouvernement socialiste. En 2015, M. Matthias Fekl, secrétaire d’État, a ainsi indiqué : « Nous savons par ailleurs parfaitement que ces sanctions ont un impact très fort sur certains secteurs industriels […]. C’est pourquoi je mène, avec Stéphane Le Foll, une diplomatie des terroirs pour ouvrir des nouveaux marchés […]. » De même, Manuel Valls, alors Premier ministre a déclaré : « En la matière, comment pouvez-vous dire que nous n’agissons pas au niveau de la PAC – politique agricole commune – et de l’Union européenne ? Comment pouvez-vous dire que nous n’agissons pas au niveau international alors que le ministre de l’agriculture s’efforce de lever tous les embargos, notamment avec la Russie ? » Si le fait d’avoir une opinion politique vous soumet immédiatement à l’accusation de soumission au narratif russe, alors nous étions assez nombreux, tous bords politiques confondus, à encourir ce reproche. Je conteste évidemment cette accusation.

Concernant le communiqué que j’ai publié après le crash de l’avion, je suis victime d’une forme de mauvaise foi. Vous ne l’avez certainement pas lu jusqu’au bout : j’y réclamais la tenue d’une enquête internationale car il me semblait prématuré d’accuser un camp plutôt qu’un autre, qu’il s’agisse des forces séparatistes du Donbass, des habitants de la Crimée ou des forces ukrainiennes. Je me montre toujours extrêmement prudente lorsque de tels événements se produisent.

Vous avez rappelé que nous avons voté différemment sur certains sujets : cela s’appelle la démocratie ! Cela n’a rien d’incroyable puisque nous n’appartenons pas aux mêmes mouvements. J’assume cette divergence, qui ne peut donner lieu à un quelconque soupçon d’ingérence – du moins, je l’espère ! Concernant la Crimée, je vous ai cité les propos de Nicolas Sarkozy, avec lesquels j’étais d’accord : ils ne pouvaient lui valoir la moindre accusation.

J’en viens à votre question sur le prêt. La commission en perçoit-elle l’injustice ? Je n’avais aucun pouvoir sur la structure qui a racheté les créances de la banque en faillite, aucune responsabilité. La décision de reprise des actifs de la banque a été prise par la justice russe, comme cela se ferait en France en cas de faillite d’une entreprise. Nous nous en sommes d’ailleurs inquiétés auprès de la CNCCFP car les partis politiques n’ont pas le droit de bénéficier d’un soutien financier de la part de sociétés. Nous lui avons expliqué que, de manière totalement indépendante de notre volonté, une société avait racheté la banque. La CNCCFP ne nous en a évidemment pas tenu rigueur et a eu l’honnêteté de reconnaître que nous ne pouvions absolument pas faire autrement.

J’étais dans l’obligation de rembourser ce prêt car l’argent appartenait au créancier, qui n’a fait que nous le prêter. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais condamné mon mouvement à mort pour avoir gravement enfreint les règles de financement des partis politiques. J’entends bien que vous cherchez à me prendre en défaut mais, en l’espèce, je ne pouvais pas faire autrement. Certes, il se trouve que la structure avait changé mais je n’ai pas eu mon mot à dire.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Avez-vous été mise au courant du transfert rocambolesque de votre créance de la FCRB à une société de location de voitures, puis à Aviazapchast, entreprise de maintenance aéronautique ? Avez-vous eu des échanges avec M. Poutine sur ce sujet lors de votre visite en 2017 ?

Mme Marine Le Pen. Nous étions totalement passifs dans cette procédure. Notre seule obligation était de rembourser les intérêts trimestriellement. La banque centrale russe, à qui nous avions signalé que nous ne pouvions rembourser notre prêteur en raison de sa liquidation, nous a indiqué qu’il fallait consigner les sommes correspondantes auprès d’un notaire qui nous a été désigné, ce que nous avons fait. Le notaire a ensuite versé l’intégralité de ces sommes au repreneur de la banque. Nous n’avions pas d’autre choix.

Je n’ai jamais évoqué l’existence de ce prêt dans la conversation que j’ai eue en 2017 avec Vladimir Poutine ni avec aucun des dirigeants politiques que j’ai pu rencontrer lors de mes déplacements – le président de la Douma, le vice-Premier ministre ou encore le président de la commission des affaires étrangères.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Comment s’est passé l’accord amiable devant la justice russe visant à repousser l’échéance du prêt à la fin de l’année 2028 ? Pourquoi avoir attendu ce conflit judiciaire pour commencer à rembourser le prêt ?

Mme Marine Le Pen. Nous n’avons pas commencé à rembourser car le premier prêt prévoyait le remboursement du capital en une fois, à la fin de la période de paiement des intérêts. Nous avons respecté scrupuleusement les conditions fixées, sinon la CNCCFP nous aurait immédiatement rappelés à l’ordre.

En revanche, je ne peux pas répondre à votre première question. Je n’ai fait que constater qu’il était nécessaire de renégocier le prêt pour ne pas en mettre en péril notre mouvement. C’est le trésorier qui s’est chargé de la négociation.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Le général de Gaulle, auquel vous avez fait référence, a été le premier à se montrer solidaire des Américains pendant la crise des missiles à Cuba et n’a jamais eu la volonté de changer d’alliance. C’est là toute la différence avec les propositions d’alliances géopolitiques figurant dans votre projet présidentiel.

J’en viens aux relations de certains membres du Rassemblement national avec des personnalités russes. Vous avez rencontré au moins une fois Konstantin Malofeïev, qui entretient des relations suivies avec différents partis politiques européens d’extrême droite ou de la droite identitaire. Selon nos informations, M. Philippe Olivier, membre des instances dirigeantes de votre parti, a évoqué avec lui un projet de rassemblement des familles de la droite identitaire européenne. Ce dernier vous a-t-il parlé de ce projet ? Ce genre de sujets remonte-t-il jusqu’à vous ?

Mme Marine Le Pen. Je n’ai aucune connaissance d’un projet de M. Malofeïev consistant à unir les mouvements que vous appelez d’extrême droite et que, pour ma part, j’appellerais patriotes.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. M. Olivier vous a-t-il fait part de ce projet visant sinon à unir, du moins à faire émerger des convergences sur ce sujet, tant au sein du Parlement européen que dans d’autres instances ?

Mme Marine Le Pen. Même dans l’hypothèse où M. Malofeïev aurait eu ce projet, dont je n’ai pas entendu parler, pourquoi parlerais-je de cela avec lui ? Je suis reçue par le président de la Douma : si j’avais voulu que le Rassemblement national entretienne des relations plus poussées avec des mouvements politiques, j’aurais passé un accord de coopération avec Russie unie. Je n’ai pas besoin de passer par M. Malofeïev, dont je ne sais d’ailleurs pas s’il a la moindre responsabilité politique. Un certain nombre de mouvements l’ont fait mais jamais le Rassemblement national n’a signé un accord de coopération avec Russie unie. Le fait que deux personnes se rencontrent pour évoquer la possibilité que les mouvements patriotes se parlent ne remonte pas jusqu’à moi.

Mme Clara Chassaniol (RE). Vous avez préféré endetter votre parti auprès d’une puissance étrangère plutôt que de mieux gérer votre budget, ce qui vous aurait permis d’emprunter en France. Dans le même temps, vous avez soutenu l’annexion de la Crimée par la Russie. Mais, selon vous, il n’y a aucun rapport entre ces deux informations et vous n’êtes pas redevable à la Russie.

Les chercheurs spécialistes des ingérences étrangères que nous avons auditionnés nous ont expliqué comment fonctionnait le sentiment de redevabilité : ce sentiment peut être fabriqué par les puissances qui accordent des faveurs dans le but d’obtenir une contrepartie. Le fait de lier la survie financière de votre parti à la Russie a-t-il exercé une influence sur vos choix politiques, notamment votre soutien à l’annexion de la Crimée ? Alors que la guerre fait rage entre la Russie et l’Ukraine, l’impact d’une telle ingérence dans le fonctionnement d’un parti politique français n’a pas l’air de vous choquer.

Mme Marine Le Pen. Je vous remercie, ma chère collègue, pour cette question posée avec une très grande neutralité. La négociation du prêt a été engagée en janvier 2013 car un prêt de ce montant, rédigé dans deux langues différentes, ne se fait pas en l’espace de trois mois. Ce sont des longues négociations, qui ont eu lieu bien avant l’annexion de la Crimée.

Par ailleurs, je n’ai pas fait le choix d’emprunter à une banque tchéco-russe plutôt qu’à une banque française : on ne m’a pas laissé le choix. Il est scandaleux qu’un grand mouvement politique ne puisse pas trouver dans son propre pays une structure financière pour lui accorder un crédit bancaire. C’est tellement scandaleux que M. Bayrou avait fait de la création d’une banque de la démocratie une des conditions de son soutien à Emmanuel Macron en 2017. Quand je serai élue, j’interdirai les prêts étrangers mais je créerai cette banque de la démocratie – j’en prends l’engagement devant la commission.

Personne ne souhaitant nous prêter, nous avons fait des démarches auprès de banques étrangères, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Asie. Nous n’avons eu que trois pistes : l’Iran, la Chine et cette banque tchéco-russe. Je vous ai expliqué les raisons pour lesquelles mon choix s’était porté sur cette dernière. Que vous répondre de plus ? Vous me demandez de faire la preuve d’un fait négatif : c’est impossible. Les accusations calomnieuses et gratuites qui ont été portées contre le Rassemblement national ne reposent pas sur le moindre fait.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Le président de votre parti, Jordan Bardella, a annoncé vouloir faire condamner tous ceux qui insinuent que le Rassemblement national a un lien avec la Russie. Or vous venez de nous expliquer par le menu les liens financiers du Rassemblement national avec la Russie, ces mêmes liens que l’ancien Premier ministre François Fillon a qualifiés, devant cette commission, d’ingérence étrangère.

Puisque vous souhaitez des arguments plus factuels, je vous rappelle que, selon votre propre trésorier, tout a été pris en main par la banque centrale de Russie lors de la faillite de la First Czech Russian Bank. Quant à Jean Luc Schaffhauser, il a déclaré que les nouveaux propriétaires de la créance s’étaient présentés au Front national comme agissant sur ordre du pouvoir politique. Aviazapchast, fondée par d’anciens militaires, est habilitée par le pouvoir russe à vendre des armes et à utiliser des informations relevant du secret d’État : cette entreprise n’est pas un simple créancier. Elle ne vous a pas réclamé d’argent jusqu’en 2019, alors que vous aviez de gros problèmes financiers. L’accord échelonnant la dette jusqu’en 2028 vous a évité la cessation de paiement. Il vous reste encore 7,3 millions à rembourser sur 9,4 millions, soit 75 %. Cet accord vous a permis d’éviter des sanctions, alors que tous les autres partis doivent rembourser leurs prêts dans des délais bien plus restreints.

Cela vous a également permis de mal gérer votre parti : depuis 2012, celui-ci est en déficit permanent, alors que les recettes ont très nettement augmenté. Le montant des dépenses a explosé, passant de près de 6 millions à 23 millions. L’article 4 de la Constitution n’autorise aucunement les partis politiques à mal gérer leurs comptes. En revanche, il dispose qu’ils doivent « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » : je ne crois pas que recourir à un financement étranger respecte cette disposition. Enfin, vous avez oublié de dire que les intérêts étaient pris en charge dans le cadre du remboursement des comptes de campagne.

Vous m’avez menacé d’une plainte en diffamation pour avoir signalé ces éléments, pourtant factuels et publics, au procureur de la République. Au risque de contredire le président de votre parti et votre propre déclaration liminaire, pouvez-vous nous dire s’il y a des liens financiers entre la Russie et le Rassemblement national ?

Mme Marine Le Pen. Je pense que vous connaissez très mal le fonctionnement d’un mouvement politique. Les intérêts ne sont pris en charge par l’État que dans le cadre de l’élection présidentielle. Or ce prêt était destiné à financer le parti et non la campagne présidentielle.

Puisque vous me donnez des leçons de gestion, j’ai envie de vous rappeler l’article 4 de la Constitution : « Les partis et groupements politiques […] exercent leur activité librement. » Il y a deux juges : la CNCCFP, qui n’a jamais trouvé quoi que ce soit à reprocher à ce prêt d’une transparence totale, et le peuple français.

Le peuple a jugé, en 2022, et il me semble qu’il vous a jugés plus durement que moi. Je crois avoir répondu à ce qui n’était pas une question, mais une accusation.

Un certain nombre d’élus ont proféré des accusations très graves contre moi, qui sont passibles d’une condamnation devant le tribunal correctionnel. Quelqu’un, présent ici, a dit que le Rassemblement national avait touché des valises de billets. Il a eu la prudence de le faire dans l’hémicycle, mais je lui conseille vivement de le faire devant les médias pour que je puisse le poursuivre et le faire condamner. Tout cela relève du fantasme. Nous n’avons rien à nous reprocher dans cette affaire. Ce prêt est parfaitement légal, il a été vérifié et n’a fait l’objet d’aucune contrepartie.

Monsieur Bayou, puisque vous faites partie de la NUPES, je pourrais ressortir les déclarations de Jean-Luc Mélenchon qui soutient la Russie dans sa lutte contre le fondamentalisme islamiste. Doit-on, sur cette base, soupçonner M. Mélenchon de n’être pas tout à fait libre vis-à-vis de la Russie ? J’ai bien des désaccords avec lui, mais je crois pouvoir dire que, lui comme moi, nous sommes totalement libres des opinions que nous défendons, et ce depuis toujours. C’est pour cela aussi que les miennes n’ont pas beaucoup changé.

Du reste, il est arrivé qu’elles rejoignent celles du Président de la République. Je pense à deux tweets en 2019 – bien après l’annexion de la Crimée –, lorsqu’il a reçu Vladimir Poutine. Il a écrit dans le premier : « Je suis convaincu que l’avenir de la Russie est pleinement européen. Nous croyons dans cette Europe qui va de Lisbonne à Vladivostok. » Et dans le second : « Nous avons également parlé de la Libye. Une trêve décidée avec l’ensemble des parties prenantes a été obtenue durant l’été. Il nous faut maintenant construire de manière durable la stabilité et rebâtir un ordre en Libye. Nous y sommes tous deux attachés. »

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Ce qui est écrit à l’article 4, c’est que les partis « se forment et exercent leur activité librement », et non qu’ils s’administrent librement. Quand on prétend à la magistrature suprême, on révise un peu sa Constitution.

Par ailleurs, si vous avez des éléments sur le financement des campagnes de Jean-Luc Mélenchon, sortez-les. Je ne suis pas là pour protéger qui que ce soit.

Mme Marine Le Pen. Vous n’avez pas compris ce que j’ai dit.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). En tout cas, vous n’avez pas répondu à ma question : y a-t-il, oui ou non, des liens financiers entre la Russie et le Rassemblement national ?

Mme Marine Le Pen. Monsieur Bayou, j’ai dit que je ne pensais pas que les prises de position de M. Mélenchon, sur le plan géopolitique, étaient liées à l’influence de quelque nation que ce soit.

Le seul lien financier qui existe est celui qui nous lie à une banque par l’intermédiaire d’un prêt, signé en 2014, cette banque ayant ensuite été rachetée par une société. C’est le seul lien que nous avons : il a été vérifié par les commissaires aux comptes, par la CNCCFP, sans doute aussi par Tracfin, et validé par la Société générale, qui était notre banque à l’époque. Tout ceci est parfaitement légal et transparent.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Puisque vous venez de reconnaître qu’il existe un lien financier entre le Rassemblement national et la Russie, je ne vois pas pourquoi votre président voulait poursuivre toute personne qui en parlerait.

J’en viens à ma deuxième question. Vous venez de déclarer que jamais l’arrivée d’un prêt n’a changé d’un iota vos positions en matière de géopolitique. En 2014, vous avez failli contracter un prêt auprès d’une banque des Émirats arabes unis. Deux ans plus tard, l’un de vos conseillers économiques, Bernard Monot, a dit qu’il y avait mis son veto. Il a déclaré : « On ne peut pas dénoncer Mme Merkel et le Qatar qui possède 10 % de la Deutsche Bank et qui pourrait encore la renflouer, et de l’autre faire la même chose. » Finalement, un prêt de 8 millions venu des Émirats arabes unis a bien sauvé le Front national en 2017. Ce prêt, négocié par Laurent Foucher, a été signé à Bangui, à un taux de 6 %. Vous allez encore nous dire « peu importe d’où vient l’argent », ce qui est assez particulier de la part de la dirigeante d’un grand parti.

Dans Le Figaro et dans Mediapart, on lit que, pour préparer cet accord, une rencontre a eu lieu entre un agent de liaison des services des Émirats arabes unis et vous-même à Montretout le 20 juillet 2014. L’enjeu était d’aider le Front national contre le Qatar et les Frères musulmans. De fait, les attaques du Front national contre le Qatar ont été nombreuses : vous l’avez notamment accusé de financer le terrorisme. À propos des Émirats arabes unis, en revanche, vous avez toujours eu un ton élogieux, alors que ce pays est lui aussi accusé de soutenir le terrorisme – que l’on pense au financement d’Al-Qaïda et de Lashkar-e-Toiba ou de la plainte, déposée devant le tribunal de Paris, visant le prince héritier des Émirats arabes unis pour crimes de guerre, torture et financement de terrorisme.

Sur le site du Rassemblement national, on ne trouve que dix articles mentionnant les Émirats, sans aucune critique à ce sujet. Dans un article saluant la nomination du député Sébastien Chenu à la présidence du groupe d’amitié France-Émirats arabes unis, on peut même lire que « les Émirats forment un allié de premier ordre dans la lutte contre le terrorisme ». En revanche, on compte quatre-vingts articles sur le Qatar, tous négatifs, qui visent généralement les achats qatariens. Auriez-vous la critique sélective ?

Si vous avez à nouveau des difficultés financières au moment de la prochaine élection présidentielle et si vous obtenez des financements chinois, direz-vous de la Chine qu’elle est un merveilleux allié ? Et plus tard, qui sait, de la Corée du Nord ?

Mme Marine Le Pen. Monsieur Bayou, soyons factuels. L’emprunt dont vous parlez n’est pas un emprunt émirati ; c’est un emprunt effectué auprès d’un Français, M. Laurent Foucher, qui a son compte aux Émirats arabes unis, où il travaille une partie du temps. Vous mélangez tout pour créer de la suspicion, mais c’est un Français qui a prêté de l’argent à un parti français, dont il a été parfaitement remboursé. Vous dites que, pour moi, peu importe d’où vient l’argent, mais ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai fait un choix entre des banques de trois pays différentes.

Je pense qu’Emmanuel Macron considère, comme moi, que les Émirats arabes unis sont un allié de poids dans la lutte contre le fondamentalisme islamiste. Et je ne suis pas sûr que vous puissiez lui en faire le reproche. Il y a un certain nombre de pays arabes sur lesquels on peut s’appuyer pour lutter contre le fondamentalisme islamiste : les Émirats arabes unis en font partie, comme l’Égypte.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). J’ai oublié de préciser que Laurent Foucher était apparemment insolvable au moment où ce prêt a été contracté. La justice s’est saisie de ce dossier.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Laurent Foucher a été mis en examen pour blanchiment d’argent à Genève. Les enquêtes qui ont été menées ont effectivement révélé qu’il était insolvable au moment où le prêt a été contracté. Dès lors, d’où proviennent les 8 millions qu’il a prêtés au Rassemblement national ? Aviez-vous connaissance de ces faits à l’époque ? Depuis, n’avez-vous pas souhaité en savoir davantage sur l’origine de cet argent ?

Mme Marine Le Pen. Je n’ai absolument aucune connaissance des faits dont vous me parlez, monsieur le président. Et je ne doute pas une seule seconde que s’il existait le moindre soupçon à l’égard du Rassemblement national, la justice s’en serait saisie et que Tracfin serait intervenu.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Il semble que Tracfin soit saisi.

Mme Marine Le Pen. Peut-être, mais il ne nous a adressé aucune demande de renseignement. Nous avons obtenu ce prêt et nous l’avons remboursé. Je ne sais rien de la situation personnelle de M. Foucher. Je fais confiance à ma banque française, qui a l’obligation légale de vérifier la provenance des fonds. Je fais confiance à la CNCCFP.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Elle n’a pas de moyens d’investigation aux Émirats arabes unis ou en Russie.

Mme Marine Le Pen. Si la banque ou si Tracfin avait eu le moindre doute, ils auraient alerté par la CNCCFP. Ce que Tracfin ne savait pas, j’étais censée le savoir ? Je ne sais pas si vous avez auditionné M. Foucher, mais c’est à lui qu’il faudrait poser ces questions. Moi, je n’ai fait que rembourser le prêt qui m’avait été accordé.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Comment avez-vous été mis en contact avec M. Foucher ? Le connaissiez-vous auparavant ?

Mme Marine Le Pen. Pas du tout, je l’ai connu par M. Schaffhauser.

M. Éric Bothorel (RE). À vous entendre, il y a eu, après le Bataclan, une sorte d’élan naturel qui a fait voir dans la Russie le partenaire idéal pour lutter contre le terrorisme islamiste. Or les Russes, depuis quelques semaines, commençaient à intervenir en Syrie et à prêter main-forte à celui que vous refusez de qualifier de barbare et qui est désormais à la tête d’un narco-État. La classe politique ne considérait pas unanimement, comme vous le prétendez, que la Russie était le seul allié sérieux pour lutter contre l’islamisme radical. Et si Daech n’existe plus en tant que proto-État, on le doit moins aux barils que Bachar al-Assad a jetés sur son peuple et à la main plus ou moins invisible de la Russie qu’à d’autres forces qui se sont battues pour lutter contre ce fameux terrorisme islamisme.

J’en viens à mes questions. Comment expliquez-vous que votre eurodéputé Jean-Luc Schaffhauser, qui a été votre intermédiaire pour obtenir le prêt russe de 9 millions d’euros en 2014, se soit vu dicter sa première intervention en séance plénière, au sujet de l’Ukraine, par ses contacts russes ? Par ailleurs, comment expliquez-vous les troublants SMS d’un responsable du Kremlin, révélés par les hackeurs russes d’Anonymous en 2015 – et jamais contestés par le Kremlin –, qui indiquaient que vous devriez être remerciée financièrement en échange d’une déclaration de soutien sur l’annexion de la Crimée ? De quoi, madame Le Pen, devriez-vous donc être remerciée ?

Mme Marine Le Pen. Vous avez le droit de penser ce que vous voulez. Je vous dis juste qu’après le Bataclan, l’ensemble de la classe politique pensait que la Russie était un allié important pour lutter contre le fondamentalisme islamiste. Je peux vous citer des déclarations de M. Mélenchon félicitant les Russes pour leur combat contre Daech. Et le Président de la République a aussi fait des déclarations dans ce sens.

Je ne suis absolument pas au courant de mails qui auraient été envoyés à M. Schaffhauser. Vous avez pu vous rendre compte que c’est un homme très libre : il fait exactement ce qu’il veut. Si vous le contraignez à faire quelque chose, il vous en fait le reproche assez vivement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’était pas membre du Rassemblement national.

S’agissant des SMS, il ne me semble pas qu’il y soit écrit que j’ai été remerciée – ou que je doive l’être – « financièrement ». Je vous répète donc pour la énième fois que le seul lien qui existe entre le Rassemblement national et la Russie est un prêt qui a été signé en 2014, que nous remboursons chaque mois et que nous rembourserons jusqu’en 2028. Je suis libre de toute influence et c’est bien mal me connaître que de penser l’inverse.

M. Éric Bothorel (RE). Madame Le Pen, trouvez-vous normal qu’une personne qui a participé à la négociation d’un prêt avec la Russie se voie dicter les termes d’une question qu’elle va adresser sur l’Ukraine au Parlement européen ?

Mme Marine Le Pen. Je trouve cela parfaitement anormal. Il existe des règles au sein de cette assemblée : lorsqu’un amendement vous est dicté par un lobby, il faut l’indiquer et cela me paraît tout à fait légitime. Cela garantit la transparence et la liberté du député, de déposer ou non cet amendement, ou de faire la déclaration dont vous parlez. Se faire rédiger une intervention ne me paraît pas digne d’un élu de la nation : je suis contre toute forme d’influence, particulièrement de ce type.

Mme Mireille Clapot (RE). Madame Le Pen, vous êtes une très bonne oratrice et une bonne avocate : vous plaidez votre cause avec beaucoup de talent. Mais il faut être rigoureux et j’aimerais rappeler quelques faits.

L’ingérence est un phénomène assez subtil : les experts que nous avons auditionnés au début de nos travaux nous ont bien expliqué qu’il n’y a pas de contrat dans lequel on formalise qu’en échange de tant de millions, on attend tel service. Il s’agit bien plutôt d’un renvoi d’ascenseur.

Je veux rappeler les étapes qui ont fait du président Poutine un autocrate, n’hésitant pas à violer les droits humains. Il y a eu d’abord la révision constitutionnelle de juillet 2020. Approuvée par référendum, elle a donné tous les pouvoirs, jusqu’en 2036, à Vladimir Poutine. L’année 2020 a aussi été marquée par la tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny. Rentré en Russie en janvier 2021, il a été emprisonné. Je voudrais rappeler aussi l’affaire Delpal : un citoyen français a été inculpé, à son corps défendant, mis en prison, puis assigné à résidence et condamné par une justice aux ordres. En septembre 2021, au moment des élections, la Russie a cherché des experts pour les légitimer. Elle a notamment fait appel à des personnalités d’extrême droite, parmi lesquelles on comptait plusieurs députés européens de votre parti : Thierry Mariani, Jean-Lin Lacapelle, Nicolas Bay, Hervé Juvin, Frédéric Boccaletti, ou encore Stéphane Ravier. Ces observateurs n’étaient pas envoyés par Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), mais accrédités par la Russie.

Quelques mois plus tard, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, l’Union européenne a fait preuve de courage et a fait voter plusieurs résolutions. Or on a pu constater que les députés du Rassemblement national n’étaient pas toujours en phase avec la position française. Ils ont quand même condamné l’agression et voté pour la collecte de preuves sur les crimes de guerre, mais ils se sont abstenus sur un certain nombre de résolutions – sur le soutien financier ou la condamnation de certaines pratiques. Je vous renvoie aux explications de vote de M. Mariani.

À partir de 2020, quand on sent que la Russie est en train de basculer, la plupart des politiques français prennent du recul vis-à-vis d’elle. Or ce n’est pas le cas de votre parti. On en vient donc à soupçonner un renvoi d’ascenseur, en contrepartie, par exemple, d’espèces sonnantes et trébuchantes. On soupçonne que votre parti se sent redevable vis-à-vis de la Russie et du régime de Poutine.

Mme Marine Le Pen. Vous me faites un procès en sorcellerie : vous n’avez aucun élément contre moi. Ce qui vous déplaît, c’est que nous ayons des positions différentes des vôtres ou de celles de l’Union européenne. Cela s’appelle la démocratie : nous sommes élus. Nous n’avons jamais caché nos divergences avec l’Union européenne sur la question des sanctions. Nous partageons ce désaccord avec Les Républicains et nous sommes tous allés devant les électeurs, qui nous ont élus. Ils ont pris connaissance de nos déclarations, de notre opposition aux sanctions, que nous jugeons inutiles, et ils nous ont élus. Vous considérez peut-être que les Français sont stupides, mais ce n’est pas mon cas.

J’ai l’impression de subir un procès pour désaccord politique. Il y a une sacrée hypocrisie à venir me reprocher mes positions géopolitiques, alors que l’ensemble de la classe politique avait les mêmes. Nous avons toujours appelé de nos vœux la levée des sanctions, et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’étions pas les seuls. M. Mathias Fekl, qui était secrétaire d’État, réclamait la même chose ; les LR réclamaient la même chose. Il y a une sacrée hypocrisie à me reprocher d’avoir considéré, en 2015, que la Russie pouvait être un allié dans la lutte contre le fondamentalisme islamiste, alors que le président Hollande, Jean-Luc Mélenchon et la plupart des responsables de haut niveau de notre pays disaient exactement la même chose. Il y a une sacrée hypocrisie à me reprocher la position que j’ai eu le courage de prendre sur la Crimée, alors qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de faire des reproches à Nicolas Sarkozy, qui avait la même position. De même, il ne viendrait à l’esprit de personne de reprocher à M. Hollande d’avoir fait la promotion de M. Schröder bien après l’annexion de la Crimée, alors que celui-ci était déjà salarié d’une entreprise russe.

Je trouve assez désagréable cette indignation à géométrie variable. Avez-vous le moindre élément qui laisse penser que nos positions ont pu être influencées de quelque manière que ce soit par l’obtention d’un prêt auprès d’une banque tchéco-russe ? La réponse est non.

Mme Mireille Clapot (RE). J’aimerais revenir précisément sur la question de la légitimation des élections en Russie, que l’OSCE et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) ont refusé d’aller cautionner. Pourquoi plusieurs députés du Rassemblement national sont-ils allés légitimer ces élections, qui n’ont pas été régulières ?

Mme Marine Le Pen. Parce que les députés du Rassemblement national sont libres de faire ce qu’ils veulent. Ils n’ont pas reçu de mandat impératif et ils n’ont personne au-dessus d’eux que le peuple français. Ils ont souhaité aller vérifier la manière dont se sont tenues les élections et ils l’ont fait. Ont-ils fait des déclarations dans les médias pour dire que ces élections s’étaient déroulées sans problème ? Je n’en ai pas le souvenir.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Si ! Mme Laporte par exemple.

Mme Hélène Laporte (RN). J’aimerais m’exprimer sur ce point.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Je vous donnerai la parole lorsque les orateurs qui ont déjà demandé à s’exprimer l’auront fait.

Mme Marine Le Pen. Vous êtes libres de penser que ces élections ont été truquées et Mme Laporte est libre de penser le contraire, mais je ne veux pas parler à sa place. Le procès d’opinion que me fait cette commission d’enquête est assez inquiétant et je ne crois pas que ce soit son objet.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Votre attitude véhémente ne suffit pas à dissimuler certaines incohérences dans vos propos. Par exemple, vous avez dit que vous étiez favorable aux accords de Minsk, mais le référendum de novembre 2014 était en contradiction avec eux. Vous avez fait une analogie entre MM. Macron et Poutine au moment de l’obtention du prêt, mais M. Macron n’était pas au pouvoir en 2014, à la différence de M. Poutine...

J’en viens à mes questions. Quel est l’usage, au sein du Front national, lorsque vous‑même ou l’un des responsables du parti se déplace à l’étranger, à l’égard des autorités ? Comment organisez-vous vos déplacements à l’étranger ?

Mme Marine Le Pen. Je ne peux répondre que pour moi-même, par pour les députés français ou européens qui organisent leurs déplacements comme ils le souhaitent. Il n’y a pas de bureau vérificateur des conditions de déplacement des députés. Quant à moi, je me déplace comme une citoyenne classique, de façon tout à fait normale. Je ne comprends pas bien votre question.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Alors je vais l’expliciter. Si je comprends bien, il n’y a pas de procédure, au sein du Rassemblement national, pour organiser le déplacement à l’étranger de vos cadres ? Et vous-même, vous n’avez pas une méthodologie pour vous assurer du bon déroulement de vos déplacements ?

Mme Marine Le Pen. Non, parce que depuis un certain nombre d’années, lorsque je me déplace à l’étranger, c’est souvent pour rencontrer soit des chefs d’État, soit des Premiers ministres. Par conséquent, la visite est généralement réglée par les services protocolaires du pays où je me rends : cela a été le cas en Égypte, en Hongrie, au Tchad.

Lorsque je ne suis pas invitée par une instance exécutive – par exemple lorsque j’ai été invitée par le président de la Douma –, ce sont mes équipes qui gèrent la logistique de mes déplacements. Il est arrivé assez souvent que soient mis à notre disposition les moyens de l’assemblée qui nous accueillait.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je note que vous avez une prédilection pour les démocrates patentés. Est-ce que vous entrez en relation avec le Quai d’Orsay ou avec l’ambassade de France du pays dans lequel vous vous rendez ?

Mme Marine Le Pen. Pendant très longtemps, je ne l’ai pas fait, parce qu’à chaque fois que je le faisais, j’avais de mauvaises surprises au cours de mon déplacement. À présent, je le fais. La dernière fois que je suis allée au Sénégal, j’ai souhaité voir l’ambassadeur, mais il a mis des conditions tellement restrictives à notre réception, alors même que j’étais accompagnée par la vice-présidente de l’Assemblée nationale, que j’ai fini par y renoncer.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Le fait que vous n’ayez pas informé l’ambassade de France en Russie de votre venue dans ce pays n’a donc rien d’exceptionnel ?

Mme Marine Le Pen. Honnêtement, quand je me déplace, cela ne passe pas inaperçu. Je ne peux pas, contrairement à ce que peuvent écrire certains journalistes, me déplacer confidentiellement, ou secrètement. Dès l’instant où j’achète un billet d’avion, tous ceux qui doivent en être informés le sont. Et je ne parle même pas du moment où je pose le pied à l’aéroport...

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vos propos contredisent ceux de M. Jean‑Maurice Ripert, que nous avons auditionné.

Vous nous avez dit que vous aviez signé un prêt avec une banque, pas avec Poutine. Dans quelle mesure, selon vous, le système bancaire russe est-il indépendant de l’État et de la machine du pouvoir poutinien ?

Mme Marine Le Pen. Pour répondre très clairement à votre question, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a très peu de pays au monde où le système bancaire n’a pas de relation directe avec le pouvoir politique et où ce dernier n’a pas le pouvoir de s’opposer à une opération bancaire.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Si je vous comprends bien, vous considérez qu’il y a probablement un lien fort entre l’État russe et la banque en question : j’en prends note.

Mme Marine Le Pen. Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce que je pense, ce n’est pas que le pouvoir donne son accord, mais qu’il peut éventuellement s’opposer à une décision ou une opération bancaire. Je pense que c’est vrai en France et dans beaucoup de grandes démocraties.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Mais là, on ne parle pas d’une démocratie. On parle de la Russie.

Mme Marine Le Pen. J’ai envie de dire : a fortiori.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Pouvez-vous nous indiquer le montant des commissions touchées par M. Schaffhauser ?

Mme Marine Le Pen. De mémoire, il a touché 70 000 euros de commission et l’équivalent en remboursement des frais engagés pour trouver ce prêt – il a parcouru de nombreux pays pour y arriver.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). N’auriez-vous pas des chiffres plus précis à nous communiquer ?

Mme Marine Le Pen. Non, d’autant que c’est la banque qui a réglé la commission de M. Schaffhauser – de même que, lors de la vente d’une maison, c’est l’acheteur qui paie la commission de l’agent immobilier.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Pensez-vous que la nature des relations entre M. Schaffhauser et la banque est de nature à garantir son indépendance en tant qu’élu ?

Mme Marine Le Pen. Je pense qu’il n’avait aucune relation avec cette banque avant qu’il n’arrive à trouver le prêt pour le Rassemblement national. Je ne sais pas pourquoi il en aurait eu après. Je crois qu’il a déclaré cette commission aux instances compétentes et que personne ne la lui a reprochée ; s’il ne l’a pas fait, c’est une erreur.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Le PNF a lancé une enquête sur cette gratification.

Mme Marine Le Pen. En tout cas, la CNCCFP en a évidemment été informée.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). En combien de temps l’emprunt contracté auprès de M. Foucher a-t-il été remboursé ?

Mme Marine Le Pen. Il a été remboursé le jour où l’État nous a remboursés. Une subrogation était même prévue pour que le remboursement de l’État soit directement versé à M. Foucher.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Ne vous a-t-il pas semblé utile, dans la préparation de votre audition, de vérifier la date prévue ?

Mme Marine Le Pen. Non. La date à laquelle l’État a remboursé les frais de campagne en 2017 doit être assez facile à trouver.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Je confirme que le remboursement du prêt « personnel » – entre de nombreux guillemets – octroyé par M. Foucher a été effectué assez rapidement, après que la République a versé au Rassemblement national ce qu’elle avait à lui verser. Une première somme d’un montant de 300 000 euros a été versée directement sur un compte détenu par M. Foucher, au Luxembourg de mémoire, et deux autres versements ont été effectués à la banque émiratie Noor Capital à laquelle était adossé ce prêt.

Je profite de l’occasion pour dire que, contrairement à ce que vous avez répété à satiété, madame Le Pen, légalement, humainement, juridiquement et techniquement, la CNCCFP n’a absolument pas les moyens d’investiguer sur l’origine des fonds, quels qu’ils soient. Nous traiterons ce sujet ultérieurement.

Mme Marine Le Pen. Madame la rapporteure, ce n’est pas ce que j’ai dit. La CNCCFP doit s’assurer du remboursement du prêt. La banque a l’obligation légale de s’assurer de l’origine des fonds.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). La Société générale a fermé le compte du Rassemblement national en 2017, mettant un terme à trente ans de coopération. Pouvez-vous nous en expliquer le motif ?

Mme Marine Le Pen. Il n’y en a pas. Les banques ont le droit de fermer votre compte sans vous donner aucune explication.

Officieusement, l’explication qui nous a été donnée est la suivante : la Société générale n’entendait plus financer les partis politiques ni héberger leurs comptes, et souhaitait rompre toute relation avec quelque parti politique que ce soit. M. Bayou nous reproche assez vivement d’être endettés ; nous l’avons toujours été moins que le parti Les Républicains, dont les dettes ont atteint 120 millions d’euros et qui a été soutenu avec beaucoup d’amitié, semble-t-il, par la Société générale.

Tous les élus sont dans cette situation, ce qui devrait scandaliser les députés que nous sommes. À l’heure actuelle, un quidam élu député de la nation subit la fermeture de son compte, car les banques considèrent que faire de la politique fait de vous un paria et ne souhaitent plus héberger les comptes de gens qui sont élus de la nation. Cela pourrait faire l’objet d’une discussion ou d’un prochain rapport d’information. Ces décisions assez faramineuses nous mettent probablement un poil sous les dealers de drogue.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Comment expliquez-vous que d’autres responsables politiques confrontés à des difficultés analogues pour ouvrir des comptes ne contractent pas des crédits auprès de banques étrangères, russes notamment ?

Mme Marine Le Pen. Très peu de mouvements politiques sont confrontés à l’impossibilité totale d’obtenir un prêt en France ou en Europe. Lors de la dernière campagne présidentielle, l’intégralité des candidats a trouvé des prêts en France. Nous sommes les seuls à ne pas en avoir trouvé.

Je doute que beaucoup de responsables politiques aient vu leur compte fermé quasiment du jour au lendemain, comme cela a été le cas de celui que j’avais à la banque HSBC. J’avais ce compte depuis vingt-cinq ans. Je n’ai jamais été en découvert. Je n’avais même pas de moyen de paiement, de sorte que les seuls mouvements étaient des recettes. Ce compte n’en a pas moins été fermé sans raison.

Les difficultés sont nombreuses en la matière. Vous lirez utilement le rapport d’information de Mme Braun-Pivet et de M. Gosselin publié en 2021, de mémoire. Il y est indiqué que de plus en plus de candidats, notamment aux élections législatives, n’arrivent pas à ouvrir des comptes de campagne, et que le problème se pose avec une acuité croissante.

En raison des critères auxquels les banques doivent se conformer, les personnes politiquement exposées (PPE) sont pour elles un ennui, dont elles préfèrent se passer, quitte à perdre une clientèle. Cela pose un vrai problème démocratique, par-delà la situation des élus ou des candidats du Rassemblement national.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Avez-vous toujours contrôlé l’origine des fonds qui vous ont été versés lorsque vous contractiez un prêt ?

Mme Marine Le Pen. Monsieur Saintoul, je ne suis pas Présidente de la République quand je suis candidate à la présidentielle. La vérification des fonds incombe à ma banque, qui y est légalement obligée. Je n’ai absolument aucun moyen d’investigation pour connaître l’origine des fonds, contrairement à Tracfin, qui en fait sûrement état à nos services de renseignement, et aux banques, chargées par la loi de vérifier l’origine des fonds.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Lorsqu’un particulier vous octroie un prêt de 8 millions d’euros sur votre bonne mine, vous ne vous interrogez donc pas sur les sources de sa fortune ?

Mme Marine Le Pen. Non, car j’ai toute confiance en ma banque, qui a l’obligation légale de vérifier la provenance des fonds.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Que les fonds proviennent d’Abou Dhabi et du Luxembourg et que le contrat soit signé en Centrafrique ne vous semble pas original ?

Mme Marine Le Pen. Il s’agit d’un Français ayant un compte bancaire aux Émirats arabes unis. Il aurait pu en avoir un aux États-Unis, ce qui vous aurait peut-être moins perturbé.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je suis étonné de vous avoir entendu dire que vous n’êtes pas naïve si vous pensez sincèrement ce que vous dites.

J’aimerais en savoir plus sur vos relations avec M. Steve Bannon. Vous avez indiqué avoir renoncé à utiliser l’outil NationBuilder. M. Bannon a travaillé pour Cambridge Analytica. Lorsque vous le recevez en 2019 lors d’un événement du Front national organisé dans le cadre de la campagne des élections européennes, il est déjà très sérieusement impliqué dans le scandale du même nom. Quel regard portez-vous sur la probité de M. Bannon et sur la nature des conseils qu’il vous a prodigués ?

Mme Marine Le Pen. M. Bannon n’a commis aucun conseil à notre destination. Je vous le dis très clairement : nous n’avons pas besoin de conseils. Si j’avais voulu recourir aux méthodes utilisées aux États-Unis, j’aurais utilisé NationBuilder. Les États-Unis sont un pays très différent du nôtre en matière de fonctionnement électoral, notamment en ce qui concerne le recueil et l’utilisation des données personnelles.

Quand j’ai rencontré M. Bannon, l’affaire Cambridge Analytica n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est devenue par la suite. Je n’ai pas vu M. Bannon depuis plusieurs années et j’ignore les suites judiciaires données à cette affaire, qui au demeurant ne me regardent pas. Ce n’est pas parce que je rencontre quelqu’un que je peux être suspectée de participer à tout ce qu’il entreprend. Dans notre État de droit, chacun est responsable de son fait personnel. Le simple fait de rencontrer quelqu’un ne rend pas coupable ni même complice de toute action qu’il a entreprise, qu’elle soit illégale ou non.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous n’avez malheureusement pas répondu à ma question. Je vous ai interrogée sur l’appréciation que vous portez sur la probité de M. Bannon. Le scandale Cambridge Analytica a éclaté en 2018. Vous avez reçu M. Bannon en 2019. Je ne me suis pas prononcé sur l’existence d’une relation de conseil ; je vous demande simplement si vous estimez qu’il est intègre.

Mme Marine Le Pen. Je ne suis juge dans aucune instance américaine. Je n’ai pas eu à connaître de cette affaire. Respectons la présomption d’innocence, que nous partageons avec les États-Unis.

M. Thomas Rudigoz (RE). Les députés européens du RN qui se sont rendus en Crimée en 2014 ont-ils sollicité votre accord ? On a peine à croire que six députés européens effectuant un déplacement aussi sensible ne demandent pas votre approbation, alors que vous dirigiez le parti et que vous étiez la cheffe de file des parlementaires du RN au Parlement européen. Quand bien même vous leur auriez laissé une parfaite liberté, l’un d’entre eux – M. Chauprade – avait un rôle un peu particulier, puisqu’il était votre conseiller spécial chargé des relations internationales et, à ce titre, salarié du parti. Confirmez-vous que vous n’avez donné aucun feu vert, pas même à M. Chauprade ?

Mme Marine Le Pen. Je ne peux pas vous le confirmer car je n’en ai pas le souvenir. Cela ne m’a pas marquée. M. Chauprade n’était pas salarié mais député européen et conseiller politique. Par ailleurs, je ne suis pas la présidente autoritaire que certains se plaisent à imaginer. Il n’est pas choquant, à mes yeux, que des députés européens puissent aller où ils le veulent et en tirent les conclusions qu’ils souhaitent. M. Chauprade ne m’a pas davantage informée quand il a participé à la libération de pilotes dans l’affaire « Air Cocaïne ».

M. Thomas Rudigoz (RE). En mars 2017, à un mois du premier tour de l’élection présidentielle, vous effectuez votre quatrième voyage en cinq ans en Russie. On prend conscience, à ce moment-là, des ingérences russes dans les élections de plusieurs grands pays démocratiques comme les États-Unis ou la France. Lors de votre rencontre avec M. Poutine, aviez-vous connaissance des procédés des services spéciaux russes pour mener ces attaques numériques ?

Mme Marine Le Pen. Absolument pas. N’étant pas Présidente de la République, je n’ai accès à aucun des éléments relevés par nos services de renseignement. Cela étant, je ne suis pas naïve : je sais pertinemment qu’un certain nombre de pays mènent ce type d’attaques. La Russie n’est pas la seule à le faire, mais ce n’est pas pour cela que ses actions ne sont pas condamnables. Nous devons mobiliser nos services de renseignement et, éventuellement, de riposte pour préserver nos élections.

Mme Hélène Laporte (RN). Monsieur Sitzenstuhl, vous vous êtes cru autorisé à dire que je m’étais rendue en Crimée, ce qui est complètement faux. J’ai quarante-cinq ans et, au cours de ma vie, je n’ai passé que quatre jours en Russie, ce qui ne permet pas, me semble‑t‑il, d’affirmer que j’ai une proximité particulière avec ce pays. Pendant les trois années de mon mandat européen, j’ai effectué deux missions d’observation électorale : l’une en Russie, pendant quatre jours, et l’autre au Liban, durant cinq jours. Ces deux missions ont été déclarées au Parlement européen. Comme je l’ai indiqué sur les réseaux sociaux, j’ai librement circulé en Russie. Vous êtes très mal renseigné parce que des députés appartenant à d’autres groupes que le Rassemblement national s’y sont rendus. Il serait souhaitable que vous cessiez ces mises en cause répétées.

Mme Marine Le Pen. Comme la presse s’en est fait l’écho, Alexandre Orlov, alors ambassadeur de Russie en France, n’a guère fait mystère, avant l’élection présidentielle de 2017, de sa préférence pour François Fillon, de son indulgence pour moi et de son admiration pour Emmanuel Macron. Je n’apparaissais donc qu’en bas de sa liste.

M. Stéphane Vojetta (RE). Comme on le sait, la créance de la First Czech Russian Bank a été rachetée par le groupe Aviazapchast grâce à l’intermédiation de la Banque centrale russe. Cette société aéronautique a été sanctionnée en 2020 par les États-Unis pour avoir exporté des armes, notamment vers la Syrie. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi une société de construction aéronautique, qui produit notamment des pièces détachées d’avions et des armes et entend se diversifier dans la production d’hélicoptères, rachète des prêts souscrits par des partis politiques français.

J’ai appris au cours de ma carrière de conseil aux gouvernements pour le sauvetage de banques que ce n’est pas l’aspect financier qui motive le rachat d’un prêt par une société. Les fonds spéculatifs classiques rachètent des prêts d’emprunteurs qu’ils savent être en difficulté pour profiter de leur faiblesse et mettre la main sur les garanties, par exemple une participation dans une filiale ou un actif immobilier. Or cette société russe ne cherchait pas à récupérer des garanties immobilières ou une quelconque filiale du Rassemblement national. Quelles contreparties poursuivait-elle en reprenant ce prêt avec l’intermédiation de la banque centrale russe ? Quelles garanties vous a-t-elle demandées en échange de son accord de restructuration du prêt ?

Mme Marine Le Pen. Je trouve votre question absolument lunaire. C’est auprès de la justice que la renégociation s’est faite. Je n’ai pas eu le moindre pouvoir de décider qui reprenait le prêt : j’étais passive. Je n’ai donné aucune garantie : le prêt a été renégocié et le Rassemblement national se contente de le rembourser selon l’échéancier qui a été édicté. Je n’ai absolument aucune autre relation avec cette société.

Si j’avais été Présidente de la République et qu’un des grands partis politiques s’était retrouvé contraint par le droit à rembourser à une société privée à visée militaire, j’aurais fait en sorte qu’une banque française sur laquelle l’État a un pouvoir reprenne ce prêt, libérant ainsi le parti politique de cette obligation que vous semblez me reprocher. Je n’ai pas légalement d’autre possibilité que de rembourser mon nouveau créancier.

M. Stéphane Vojetta (RE). Je ne pense pas qu’il relève des prérogatives d’un Président de la République de gérer le prêt d’une entité privée. Certes, vous n’avez pas eu le choix de l’identité de celui qui détient ce prêt et qui, par conséquent, tient dans sa main l’avenir de votre mouvement. Connaissez-vous les raisons pour lesquelles cette société, qui n’a rien à voir avec les partis politiques ni avec la France, a décidé de vous financer ?

Mme Marine Le Pen. Je ne le sais absolument pas. Je n’ai fait que signer un prêt avec une banque tchéco-russe : je ne suis pas responsable de son rachat par une autre société. Ma seule obligation est de rembourser mon prêt : s’il avait été racheté par La Redoute ou Tartempion, l’obligation aurait été exactement la même. Cette structure a racheté ce prêt sans mon accord car, rappelons-le, elle n’avait pas l’obligation de nous demander notre avis.

M. Stéphane Vojetta (RE). Sans faire de conjecture, on ne peut que constater qu’une entité apparemment proche du pouvoir a choisi de racheter un prêt pour des raisons qui nous échappent.

Mme Marine Le Pen. Je ne peux pas vous laisser dire cela. Cette société n’a pas acheté le prêt du Rassemblement national mais l’intégralité du passif et de l’actif de la banque en faillite.

M. Stéphane Vojetta (RE). Concernant M. Bannon, vous faites comme si vous l’aviez croisé dans un hall de gare. Or vous-même et des dirigeants du Front national l’avez rencontré à plusieurs reprises en 2018. M. Bannon a en effet été l’invité vedette du congrès du Front national à Lille ; il s’est ensuite entretenu avec le député Louis Alliot et Jérôme Rivière, chargé des questions internationales au sein de votre état-major, à Londres, où il s’était installé pour tenter de peser sur les élections européennes de 2019 ; vous l’avez vous-même rencontré à Paris, lui renouvelant votre intérêt pour ce projet ; Louis Alliot et Jérôme Rivière se sont rendus à Washington afin d’assister aux élections de mi-mandat avec Steve Bannon ; enfin, ce dernier s’est à nouveau montré à vos côtés lors d’une conférence d’extrémistes européens contre l’immigration le 8 décembre 2018 à Bruxelles.

Ce personnage polémique, ancien conseiller de Donald Trump à la Maison-Blanche et proche des suprémacistes américains, a multiplié les sorties anti-européennes, affirmant vouloir « planter un pieu dans le cœur de l’Europe ». Dans un documentaire, on voit Jérôme Rivière proposer à M. Bannon de participer à des réunions secrètes se tenant tous les mardis entre le Rassemblement national et de hauts fonctionnaires français. Le Rassemblement national semble donc avoir tenté, avec le soutien et les conseils de M. Bannon, de participer à une multinationale des nationalismes avec des adversaires autoproclamés de l’Europe et de la France. Cela vous paraît-il acceptable ?

Mme Marine Le Pen. Un peu sur le modèle de l’internationale socialiste, en quelque sorte… Que certains mouvements ayant des positions communes sur des points essentiels – lutte contre l’immigration, souveraineté nationale, refus d’une structure supranationale, identité et démocratie – se réunissent, cela s’appelle un groupe au Parlement européen et cela n’a évidemment rien de contestable.

Quant au projet de M. Bannon, lorsque j’ai été interrogée à son sujet dans la presse, j’ai dit ce que j’en pensais, à savoir qu’il n’avait aucune chance de prospérer, parce que la vision américaine de M. Bannon se heurtait à la culture européenne et à celle des différents pays européens. J’ai dit qu’une structure comme celle-là ne pourrait pas fonctionner, même s’il arrivait à la créer, et elle n’a pas connu le début d’une forme de concrétisation.

En politique, quand vous arrivez à un certain niveau, les gens ont des tas d’idées pour vous aider. Je ne vais pas vous faire le catalogue de toutes les idées mort-nées que j’ai pu entendre en vingt ans de carrière politique, mais il y en a eu énormément.

Vous avez présenté M. Bannon sous un jour très désagréable. Je tiens à vous dire qu’il conteste les adjectifs que vous avez employés. C’est un homme intelligent et il est intéressant de parler avec lui. Nous avons dû nous voir trois fois et cela fait plusieurs années que je ne l’ai pas revu. À l’époque où je l’ai rencontré, je crois d’ailleurs qu’il ne travaillait déjà plus avec M. Trump. Je ne sais pas ce que vous cherchez à me faire dire ou regretter, mais je ne regrette pas d’avoir rencontré M. Bannon. Et je ne regrette pas de ne pas m’être laissée convaincre par son projet, qui n’avait aucune chance de prospérer.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). J’aimerais revenir sur les élections russes de 2021. Mme Laporte est partie, mais je me fonde sur des sources publiques, qui sont parues dans la presse. Dans un article du journal Le Monde du 6 mai 2021, intitulé « L’étonnant charter des observateurs français d’extrême droite pour le référendum de Poutine », on lit cette citation : « Une leçon de démocratie ! », suivie de ce commentaire : « Lors de la conférence de presse qu’elle donne à Moscou, le 2 juillet 2020, Hélène Laporte ne cache pas son enthousiasme. La députée européenne du Rassemblement national vient d’assister en qualité d’observatrice au scrutin référendaire qui permet au président russe, Vladimir Poutine, de rester au pouvoir pour deux mandats supplémentaires, au-delà de 2024. » Je prends acte du fait qu’en 2021, le Rassemblement national considérait la Russie comme une grande démocratie.

Voilà près de trois heures que nous vous interrogeons, madame Le Pen ; vous avez cité une fois, au détour d’une phrase, le nom de François Hollande, mais à aucun moment vous n’avez rappelé la position officielle de la diplomatie française au sujet de la Crimée. Vous réécrivez l’histoire, vous mélangez les dates, vous mentionnez des chefs d’État ou de gouvernement qui ne sont plus en exercice, vous citez les propos de personnes qui ne sont même pas là pour expliquer le contexte dans lequel elles les ont prononcés… Ma première question est simple : vous qui vous prétendez patriote, pourquoi avez-vous oublié la position officielle de la diplomatie française au moment de l’annexion de la Crimée, en 2014 ? Je rappelle que la position de François Hollande a été maintenue par son successeur, Emmanuel Macron.

Mme Marine Le Pen. En matière démocratique, d’abord, je vous rappelle que la France a hélas atteint le statut de démocratie défaillante. Les difficultés de financement des opposants au pouvoir n’y sont d’ailleurs pas pour rien. L’hypocrisie est de mise et l’indignation, comme l’exigence démocratique, à géométrie variable. Nos excellentes relations avec l’Arabie saoudite, par exemple, s’embarrassent assez bien des assassinats et des démembrements de journalistes dans les ambassades de pays étrangers...

La France a une diplomatie, mais la candidate à la présidentielle que je suis, la cheffe de parti politique que je suis, peut avoir une vision différente de celle exprimée par la diplomatie française. Vous et moi, nous ne sommes pas exactement dans la même situation, cher collègue. Vous êtes le député d’une majorité, avec un président qui fait des choix, et vous êtes obligé de vous y tenir. Moi, je suis une opposante politique. Je peux donc avoir sur l’intégralité des sujets une vision radicalement différente de celle d’Emmanuel Macron.

Je n’ai jamais manqué, lorsque notre sécurité intérieure était en jeu, d’apporter mon soutien, non pas à Emmanuel Macron, mais au Président de la République, en sa qualité de représentant de la France. Mais rien ne m’interdit – car la France n’est pas une dictature –, et même tout doit me pousser à défendre, devant mes électeurs et pour l’avenir de mon pays, ma vision des choses, ma vision de candidate à la présidentielle. En rappelant les propos des uns et des autres, je n’ai fait que pointer du doigt l’hypocrisie. Vous me reprochez mes prises de position, parce que c’est moi, mais quand Emmanuel Macron a la même position, cela vous va.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Il n’a pas la même position sur la Crimée.

Mme Marine Le Pen. Je suis désolée, mais lorsqu’il reçoit le président Poutine à Brégançon en 2019 et qu’il dit « Je suis convaincu que l’avenir de la Russie est pleinement européen » et qu’il ajoute « Nous croyons dans cette Europe qui va de Lisbonne à Vladivostok », cela veut quand même dire quelque chose ! Du reste, il se trouve que je suis d’accord avec lui sur ce sujet.

Encore une fois, ce que je pointe du doigt, c’est l’hypocrisie. Lorsque je dis qu’il faut supprimer les sanctions prises à la suite du référendum d’annexion de la Crimée, tout le monde me le reproche, mais lorsque ce sont des députés LR qui le disent, tout va bien. Au début de la guerre en Ukraine – que j’ai d’ailleurs condamnée de la manière la plus claire qui soit –, lorsque je dis qu’il faut prendre des sanctions, mais que celles relatives à l’énergie sont totalement stupides et vont se retourner contre nous, je suis critiquée. Mais quand quelqu’un d’autre le dit, il n’y a aucun problème. Cela relève de la liberté d’opinion !

Vous avez votre liberté d’opinion et nous avons la nôtre. Je ne vois pas en quoi mes prises de position, dont je viens de rappeler qu’elles sont partagées par d’autres responsables politiques, et dont on me reproche assez, du reste, la cohérence et la régularité, pourraient faire naître ne serait-ce que le plus petit soupçon d’ingérence. J’ai des positions qui vous déplaisent, et il arrive qu’il me plaise qu’elles vous déplaisent. Cela s’appelle la démocratie et nous devons nous y soumettre, vous comme moi. Mais de notre désaccord, vous ne pouvez pas faire naître un soupçon, celui que vous avez nourri, avec votre mouvement, pendant toute la campagne présidentielle, et qui relève de la diffamation.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Sans citer la Crimée, vous venez de confirmer que vous avez eu, sur cette question, une position différente de celle de la diplomatie française. Cela invalide donc la fable que vous avez développée dans votre propos liminaire, selon laquelle il y aurait eu un consensus, en France, sur la position à tenir vis-à-vis, non pas de la Russie, mais du régime russe. En réalité, cette question a suscité un désaccord majeur, depuis au moins une dizaine d’années, dans le débat public français. Nous prenons acte du fait que vous maintenez la position que vous soutenez depuis dix ans, et je rappelle que ce n’est pas la position officielle de la France.

Les propos du Président de la République sur l’Europe qui va de Lisbonne à Vladivostok sont des propos généraux, qui visent à entretenir de bonnes relations avec la Russie. Tous les chefs d’État ont pour mission d’entretenir les meilleures relations avec les différents pays du monde, mais je tiens à rappeler qu’Emmanuel Macron, comme son prédécesseur, François Hollande, ont eu, au sujet de la Crimée, une position opposée à celle du pouvoir russe. C’était aussi la position de l’Union européenne, elle n’a pas varié, et ce n’était pas la vôtre.

Le 1er décembre 2014, au lendemain du congrès qui vous réélit à la présidence du Front national, vous êtes interviewé par EuroNews. Vous dites, au sujet de l’Ukraine et de la Russie, qu’il y a eu un putsch en Ukraine. C’est la rhétorique classique des cercles poutiniens, que nous a resservie M. Schaffhauser lors de son audition.

Si tel est le cas, pouvez-vous nous dire qui a organisé ce coup d’État ? Sur quelle documentation vous êtes-vous basée pour dire qu’il y a eu un putsch en Ukraine en 2014 ? Si tel est le cas, pourquoi le président Ianoukovitch s’est-il réfugié en Russie et pas aux États-Unis ou dans l’Union européenne, qui sont des espaces bien plus démocratique et libres ?

Mme Marine Le Pen. Cher collègue, vous avez dû mal écouter ou ne pas être assez attentif à ce que j’ai dit. Je n’ai jamais dit que tout le monde était d’accord. J’ai dit qu’il est arrivé que, sur certains sujets concernant la Russie, quasiment toute la classe politique fût d’accord.

C’était le vrai pour le cas très précis que j’ai cité. J’ai lu les déclarations du président Sarkozy sur la Crimée : il a dit la même chose que ce que j’ai dit.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Il n’était plus président !

Mme Marine Le Pen. Sur le sujet des sanctions, j’étais absolument sur la même ligne que Les Républicains. Nous sommes en présence de l’hypocrisie que j’ai dénoncée tout à l’heure, qui consiste à aller voir un soupçon de je ne sais quoi si c’est moi qui parle, et à ne voir aucune difficulté si d’autres parlent.

Quant à la seconde partie de votre question, quel est son rapport avec l’objet de la commission d’enquête ?

M. Charles Sitzenstuhl (RE). La commission d’enquête a pour objet les ingérences étrangères. Depuis le mois de janvier, nous interrogeons des personnes qui ont à traiter de tous types d’ingérences potentielles à l’échelle internationale.

Je vous pose une question sur l’Ukraine et la Russie à la lumière de propos que vous avez tenus le 1er décembre 2014, année de l’annexion de la Crimée. Nous sommes au cœur du sujet. Je vous la pose donc à nouveau : qu’est-ce qui vous a permis de dire, le 1er décembre 2014, qu’il y a eu un coup d’État en Ukraine ? Sur la base de quelle documentation avez-vous affirmé cela ?

Mme Marine Le Pen. Je n’ai pas eu besoin de documentation, mon cher collègue. Il y a eu une élection, il y avait un président ; il a été renversé – pour le bien ou pour le mal, ce n’est pas le sujet ni le sens de mon propos. Cela s’appelle un renversement de régime. Il a été effectué par une révolution. C’est arrivé dans d’autres pays. Après, il y a eu des élections, mais en l’occurrence, il s’agit d’un renversement de régime, appelé putsch en langage commun. C’est un fait juridique, plus que politique d’ailleurs. Si quelqu’un d’autre que moi avait énoncé ce fait si simple et si évident, nul ne le lui aurait reproché sur un ton un peu suspicieux.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Je prends note de vos propos. Ils relèvent de la rhétorique russe qui nous est habituellement servie sur l’année 2014 en Ukraine. Dont acte.

Monsieur Schaffhauser nous a expliqué que, pour des raisons techniques, le prêt russe a été accordé au parti avant de l’être à Marine Le Pen. Pouvez-vous nous détailler les raisons techniques justifiant ce montage ?

Mme Marine Le Pen. Vous faites erreur. M. Schaffhauser ne parlait pas du prêt tchéco-russe mais de celui de M. Foucher.

La façon dont il a été octroyé tient à une raison très simple ; sans doute étais-je absente lors de la signature, probablement en déplacement. Le prêt m’a été octroyé immédiatement après l’avoir été au parti, car c’est le candidat à l’élection présidentielle qui signe les documents et reçoit les fonds, dont il se porte personnellement caution.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). M. Schaffhauser nous a expliqué qu’un désaccord a surgi entre vous, quelques mois après l’octroi du prêt, sur la stratégie à adopter pour son remboursement. Il pensait qu’il fallait se débarrasser très rapidement de cette dette pour vous et votre parti. Vous avez fait le choix contraire, en remboursant de façon très lente, comme l’a très bien rappelé Julien Bayou. À ce jour, 75 % de l’encours resterait à rembourser. Vous avez donc choisi de rester plus longtemps débiteur de ce système russe. Pourquoi ?

Mme Marine Le Pen. Parce que rembourser aurait empêché le Rassemblement national de faire de la politique pendant plusieurs années. Or je considère que le rôle qui est le nôtre est un rôle absolument éminent, au bénéfice des Français et de la France. Par conséquent, il était essentiel que le Rassemblement national puisse continuer à faire de la politique et à se présenter à l’intégralité des élections, avec les succès que nous avons connus.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Le 24 juin 2017, vous faites ce fameux déplacement au Kremlin. Vous êtes reçue par M. Poutine, ce que Jean-Maurice Ripert, alors ambassadeur de France en Russie, a qualifié d’inhabituel de sa part. Il s’agissait d’un acte politique fort et d’un soutien officiel. M. Schaffhauser nous ayant indiqué qu’il n’a pas contribué à l’organisation de cette rencontre, j’aimerais savoir qui en ont été les organisateurs, côté français et côté russe.

Mme Marine Le Pen. Je vous ai répondu : lorsque je suis invitée par un chef d’État, le service du protocole du pays qui me reçoit s’occupe de l’organisation de mon déplacement, et accessoirement de sa sécurité. Comme vous l’ignorez sans doute, les services de police protégeant quotidiennement une personnalité ne la suivent pas dans ses déplacements à l’étranger.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous avez répondu à la moitié de ma question. M. Schaffhauser ayant de nombreuses entrées en Russie, nous pensions initialement qu’il était l’organisateur de votre visite côté français. Qui était l’organisateur côté français ?

Mme Marine Le Pen. Mon directeur de campagne présidentielle, dans laquelle s’inscrivait ce déplacement.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Votre directeur de campagne avait-il des entrées auprès du régime russe ? Y a-t-il eu d’autres intermédiaires français ?

Mme Marine Le Pen. Dès lors que le cabinet du président de la Russie appelle votre campagne pour dire qu’il est prêt à vous recevoir, les choses se font assez facilement. Il s’agit simplement de prendre un billet d’avion.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Je comprends de votre réponse que M. Poutine vous a invitée et que vous n’avez pas sollicité cette rencontre.

Mme Marine Le Pen. Je l’ai sollicitée, mais il a mis quelques années à répondre ! J’ai d’ailleurs sollicité une rencontre avec de nombreux chefs d’État, comme le savent les journalistes qui me suivent. J’ai eu plus ou moins de succès, et obtenu des réponses plus ou moins rapidement.

Rencontrer le président des États-Unis, le président indien, le président russe ou le président chinois fait partie, à mes yeux, de ce qui peut, sinon doit être fait par un candidat à la présidentielle. Cela me paraît légitime. C’est pourquoi j’ai rencontré Idriss Deby et, dans la foulée, puisque le feu vert avait été donné, Vladimir Poutine.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Vous vous êtes contredite : vous avez d’abord dit que c’était M. Poutine qui vous avait invitée, puis que c’est vous qui l’aviez sollicité. Pouvez-vous clarifier ce point ?

Mme Marine Le Pen. J’ai sollicité un certain nombre de rencontres, lors de mes trois candidatures à l’élection présidentielle, pour échanger avec les grands dirigeants de ce monde. Certaines de ces sollicitations ont abouti, parfois moins rapidement que je l’escomptais, et d’autres n’ont pas eu de suite.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Dans un entretien diffusé par l’AFP, vous avez affirmé, lors de ce déplacement de 2017, que les sanctions contre la Russie étaient profondément injustes et tout à fait contre-productives. Le débat sur l’efficacité des sanctions est légitime, mais on peut s’interroger sur le terme « injustes ». Les sanctions ont été prises pour punir le régime russe en 2014 à la suite de l’invasion illégale de la Crimée, que vous avez soutenue. Si ces sanctions sont injustes, c’est donc qu’à vos yeux, l’agression russe en Ukraine est juste ?

Mme Marine Le Pen. Je considère que les habitants de la Crimée ont manifesté, par leur vote référendaire, la volonté de rejoindre la Russie.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Ce référendum a été jugé illégal.

Mme Marine Le Pen. Vous le jugez ainsi mais, pour ma part, j’estime que les habitants ont librement exprimé une volonté qui n’a d’ailleurs pas été démentie par la suite. Si elles souhaitent en avoir la confirmation, il est loisible aux organisations internationales de proposer l’organisation d’un référendum sous surveillance internationale. Je pense que le résultat serait le même.

J’ai employé les mêmes termes pour qualifier les sanctions énergétiques infligées à la Russie à la suite de la guerre qu’elle a déclenchée en Ukraine l’année dernière. Ces sanctions sont injustes pour nous, au sens où elles ne tapent pas juste. Elles ont des conséquences beaucoup plus lourdes pour les Français que pour la Russie. C’était déjà le cas des premières sanctions. Avec l’ensemble des députés LR, nous pensions la même chose.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Le référendum de 2014 est légal dans l’ordre juridique russe mais a été jugé illégal dans notre ordre juridique. Chacun a ses préférences. En 2017, vous avez affirmé sur CNN : « Il n’y a pas eu d’invasion de la Crimée. » Comment expliquez-vous alors que des troupes armées russes se trouvaient en Crimée et encerclaient le Parlement régional ?

Mme Marine Le Pen. Vous voyez bien la différence entre l’invasion de l’Ukraine qui a eu lieu il y a un an et la présence des Russes en Crimée à l’époque. La vraie question est de savoir si le référendum a été organisé dans des conditions satisfaisantes, ce qui a été le cas. Mais chacun peut avoir son opinion sur le sujet.

M. Charles Sitzenstuhl (RE). Ce n’était pas exactement ma question. Vous avez affirmé qu’il n’y avait pas eu d’invasion de la Crimée. Or, début 2014, des troupes armées russes se trouvent en Crimée, qui est une région ukrainienne, et encerclent le Parlement. Expliquez-nous pourquoi il n’y a pas eu d’invasion.

Mme Marine Le Pen. Il s’agit là d’un débat politique, qui a peu à voir avec le fond du sujet. J’ai dit très clairement que le référendum s’était déroulé de manière satisfaisante. Les habitants de la Crimée ont choisi librement d’être rattachés à la Russie, qui a exercé sa souveraineté sur ce territoire deux siècles durant, avant que la région ne soit donnée à l’Ukraine sur un coup de tête, par le caprice d’un dictateur soviétique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Madame Le Pen, je vais vous poser des questions que j’ai posées lors d’autres auditions. On a évoqué à plusieurs reprises le fait que des informations avaient été divulguées à partir du crackage de boîtes mail et de SMS par le groupe Anonymous. On a également cité l’affaire des Macron Leaks de 2017, qui résultait d’un crackage visiblement opéré par les services russes. Comment expliquer que les tentatives de crackage de boîtes mail de membres du Rassemblement national ou d’autres personnalités ne soient, elles, jamais considérées comme des tentatives d’ingérence ?

Mme Marine Le Pen. Je sais qu’une série de hackers s’attaquent à un certain nombre de pays pendant les élections. Je n’ai aucun pouvoir en la matière car je ne peux pas solliciter les services de renseignement. Je leur fais confiance pour protéger l’intégralité des acteurs politiques de notre pays.

Un certain nombre de nos collègues pensent que j’étais la candidate préférée de la Russie, mais les propos de l’ambassadeur Orlov montrent bien que son pays soutenait un autre candidat. Cela ne me choque pas. De nombreux dirigeants ont déclaré qu’il fallait voter pour Emmanuel Macron, ce que je considère comme une ingérence. Je n’en tiens toutefois pas rigueur à M. Macron, car il n’en est pas responsable.

Je vous rappelle les propos de l’ancien ambassadeur russe, M. Orlov : leur préférence allait à François Fillon, pour qui ils avaient beaucoup d’admiration. Ils avaient par ailleurs une tolérance pour Emmanuel Macron et une indulgence pour ma candidature : je me considère donc en bas de l’échelle. Je ne pense pas qu’il s’agissait là de son avis personnel car il est assez rare qu’un ambassadeur parle en son nom propre – à l’exception peut-être de M. Ripert…

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Lors de son audition, M. Fillon a déclaré : « […] les règles de financement sont désormais tellement strictes que je ne vois pas comment une puissance étrangère pourrait financer une campagne présidentielle. Autrefois, cela a beaucoup existé ; de nos jours, les règles sont très rigoureuses et leur respect examiné par les autorités compétentes avec une rigueur encore plus grande. Je serais donc très étonné que de l’argent provenant de l’étranger puisse aboutir dans les comptes de campagne d’un candidat. » Je lui ai demandé s’il estimait qu’à son départ de Matignon, en 2012, la législation sur les comptes de campagne permettait de prévenir des ingérences, et il avait répondu par l’affirmative. Ayant vous-même été trois fois candidate à l’élection présidentielle, pensez-vous qu’un tel financement soit encore possible, ou bien confirmez-vous les propos de l’ancien Premier ministre ?

Mme Marine Le Pen. Je les confirme. Les règles ont même été durcies en 2017. Toutefois, on nous fait encore le reproche d’avoir trouvé un prêt auprès d’une banque européenne, alors que cela est autorisé par la loi de 2017. Autrement dit, quand on est un opposant politique, on n’a jamais raison, même quand on fait le maximum pour rester dans les clous. Ce dernier point a été confirmé par la CNCCFP, par nos commissaires aux comptes et par toutes les structures chargées de surveiller le financement des partis politiques. Je partage donc l’avis de M. Fillon : compte tenu de la multiplication et de la précision des contrôles, je ne vois pas comment un financement étranger pourrait intervenir dans une campagne présidentielle.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Jamais, au cours de nos auditions, une force politique n’a été tenue de se justifier concernant ses opinions politiques. Je dois cependant vous demander, madame la présidente, si les liens entre des élus du Rassemblement national et les autorités russes ont donné lieu à des contreparties, politiques d’un côté et financières de l’autre. Pouvez-vous confirmer que jamais, au cours de votre carrière politique, vous n’avez bénéficié d’une contrepartie provenant d’une puissance étrangère, qu’elle soit étatique, para-étatique, privée ou même individuelle ?

Mme Marine Le Pen. Je n’ai jamais été confrontée ne serait-ce qu’à une tentative d’influence. J’en ai conclu que ma réputation me précédait, ce qui me convient parfaitement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Depuis cinq ans, la vie politique française est agitée par une erreur d’appréciation sur l’entretien que vous avez eu avec M. Vladimir Poutine. Cette rencontre a-t-elle donné lieu à une tentative de vous influencer pour vous faire passer des messages politiques ou pour vous inciter à modifier une prise de position politique de votre parti ?

Mme Marine Le Pen. Absolument pas. Cette discussion a porté sur un sujet fondamental : la nécessité de travailler avec la Russie pour lutter contre le fondamentalisme islamiste. C’est un sujet sur lequel à peu près toute la classe politique était d’accord, ce qui est suffisamment rare pour être signalé – Emmanuel Macron avait rappelé cette nécessité en 2019, deux ans après l’élection présidentielle ; Jean-Luc Mélenchon avait salué dans des tweets le très bon travail accompli par les Russes contre Daech. J’ai donc évoqué avec M. Poutine les sujets de la sécurité en Europe, de la lutte contre le fondamentalisme islamiste, des pays connaissant d’importants flux migratoires avec le risque d’incursion de terroristes islamistes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que vous soupçonniez que les accusations d’ingérence dont vous faites l’objet pouvaient s’expliquer par le fait que tous les gouvernements français depuis celui de Jacques Chirac entretenaient des relations économiques étroites et croissantes avec la Russie.

Le lien de dépendance économique de la France à la Russie s’est en effet amplifié, les investissements français en Russie représentant, selon M. Chevènement, un stock de 18 milliards d’euros. Vous avez indiqué en introduction qu’Engie avait été autorisée à deux reprises à investir dans un gazoduc qui a contourné non seulement l’Ukraine mais également l’ensemble de nos alliés européens à l’est de l’Allemagne ; or je ne crois pas que vous ayez été associée à ce choix. La France est devenue le premier ou le deuxième constructeur de voitures en Russie ; la Société générale a pris des positions très importantes dans ce pays ; Total a fait les plus gros investissements de son existence en Russie.

Bref, tous ces choix ont été faits par les gouvernements successifs. Par ailleurs, parmi les personnalités politiques qui ont des liens établis avec le régime russe, on compte Maurice Leroy, soutien d’Emmanuel Macron à deux reprises, mais aussi François Fillon, qui a appelé par deux fois à voter pour Emmanuel Macron à la présidentielle. Je rappelle enfin, car on le dit rarement, que M. Pouyanné, le président de Total, qui a fait des choix d’investissement en Russie, a soutenu M. Fillon en 2017 sans que cela semble déranger qui que ce soit.

Plus votre carrière politique avance, plus les soupçons d’ingérence vous concernant sont importants. Mais les personnes que je viens d’évoquer n’en ont jamais fait l’objet. Cela appelle-t-il un commentaire de votre part ?

Mme Marine Le Pen. Oui, un commentaire que j’ai déjà été amenée à faire devant cette commission : c’est une hypocrisie totale. Tous ceux qui sont au pouvoir ou qui ont espéré y être un jour ont eu mille fois plus de rapports avec la Russie, avec ses pouvoirs économiques et ses pouvoirs politiques, que je n’en aurai probablement jamais dans mon existence. Encore une fois, tout cela se fait plutôt discrètement.

Tout à l’heure, j’ai déjà pris l’exemple de Nord Stream : on a construit ce gazoduc en réaction à la première crise ukrainienne, parce que l’Ukraine faisait une forme de chantage et réclamait l’augmentation des péages. On a donc contribué au contournement de l’Ukraine et placé l’Allemagne dans la dépendance directe de la Russie. En ce qui me concerne, je n’ai jamais contribué à ce type de décision. Aujourd’hui encore, on est en pleine hypocrisie : on n’achète plus le pétrole russe, mais on achète le pétrole indien, qui est lui-même du pétrole russe. Je ne suis pas dupe de tout cela.

Ce que je trouve absolument immonde – je le dis parce que j’en ai souffert à titre personnel –, c’est la campagne de diffamation qui m’a visée, et à laquelle a pris part un homme qui n’aurait pas dû le faire, parce qu’il est Président de la République et que cela donne des obligations particulières. Comme Président de la République, il avait accès à tous les éléments du renseignement français, et je suis absolument convaincue que pas un seul ne faisait état d’une tentative d’ingérence de quelque nature que ce soit à mon égard.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais vous poser une dernière question, que j’ai posée à plusieurs des personnes que nous avons auditionnées ; elle concerne l’internationale religieuse que M. Konstantin Malofeïev se proposait de créer. D’après M. Schaffhauser, il s’agissait de fonder une alliance orthodoxe et catholique contre les protestants – je laisse à chacun le soin de juger de la pertinence de ce projet. Ce qui me surprend, c’est que l’on vous ait soupçonnée de le soutenir, compte tenu de la ligne politique que vous avez adoptée pour le Front national, puis le Rassemblement national. En effet, vous êtes l’une des personnalités qui ont remis le concept de laïcité au cœur du débat public.

Vous avez déjà dit ne pas avoir eu connaissance du projet de M. Malofeïev. Sa dimension culturelle et religieuse correspond-elle à la ligne politique que vous incarnez ?

Mme Marine Le Pen. Évidemment non. J’ai effectivement contribué à remettre la laïcité au cœur du débat politique, au moment où elle n’y était plus. Les considérations religieuses n’ont aucune place dans le combat politique que je mène, pour une raison simple : je veux être la présidente de tous les Français, quelle que soit leur origine ou leur religion. Le simple fait que ce projet ait une connotation religieuse – vous me l’apprenez car je n’en connaissais pas les détails – exclut que la France, qui est laïque, puisse y participer.

Lorsque je suis à l’étranger, je constate souvent, dans les pays qui sont très imprégnés de religion, une vraie incompréhension face à la laïcité. Nos interlocuteurs, notamment dans les pays anglo-saxons, nous regardent parfois avec un air interloqué lorsque nous leur en parlons, mais c’est une chose à laquelle je suis profondément attachée, comme l’ensemble des Français. Voilà pourquoi je m’interdirais, si on me le proposait, de participer à un projet qui serait fondé sur des considérations religieuses – quelle que soit d’ailleurs la religion.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). J’aimerais revenir sur la question du prêt russe. Lorsque j’ai demandé à François Fillon si ce genre de prêt relevait de l’ingérence étrangère, il a répondu que oui.

Mon collègue Stéphane Vojetta a rappelé précisément le scénario qui a conduit de la faillite de la banque à son rachat par Aviazapchast. Dans vos propos, j’ai noté beaucoup d’approximations, d’erreurs, peut-être de mensonges, et j’aimerais clarifier les choses.

L’entreprise russe Konti n’a pas racheté toutes les créances de la First Czech Russian Bank, mais seulement votre dette, juste avant sa mise sous tutelle. La banque a fermé en juillet 2016 et l’Agence russe d’assurance des dépôts indique que ce prêt a à nouveau été cédé – ce prêt, et pas toutes les créances – à la société Aviazapchast.

Au moment de la faillite de la banque, toutes ses créances n’ont pas été mécaniquement rachetées par une société, comme vous le prétendez. M. Vojetta a bien montré que la société en question a fait le choix de racheter ce prêt, très spécifiquement. De plus, elle ne l’a pas racheté à la banque, mais à Konti. C’est en tout cas ce qu’indique l’Agence russe d’assurance des dépôts.

Mme Marine Le Pen. Honnêtement, c’est la première fois que j’entends que seul notre prêt a été racheté. Dans mon esprit, et dans celui de notre trésorier de l’époque, la banque, ayant fait faillite, avait été rachetée par une autre société, aussi bien l’actif que le passif. Je n’étais même pas au courant qu’une autre société était intervenue.

Il faut dire que c’est mon trésorier qui a géré cette affaire. À ma connaissance, c’est par une adjudication judiciaire, une décision du tribunal, que le rachat a eu lieu. En tout cas, c’est la première fois que j’entends que seul le prêt aurait été racheté. Permettez-moi d’émettre un doute sur cette information.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Peut-être n’avez-vous pas été suffisamment attentive à l’une de mes premières questions et au propos liminaire qui la précédait. Je suis revenue sur le parcours un peu rocambolesque et scabreux du transfert de la créance, qualifiant de coquille vide la société Konti, qui était vraiment trois fois rien et a servi de boîte aux lettres, de coffre, très fugitivement, en reprenant la créance du prêt que vous aviez contracté auprès de la FCRB. Tout cela figure dans les documents dont a eu connaissance la CNCCFP, qui a eu à se prononcer sur la validité des transferts et cessions successifs et à dire s’il s’agissait toujours du même prêt, jusqu’à l’étape ultime de la société russe Aviazapchast.

Mme Marine Le Pen. Madame la rapporteure, entendez-moi bien : ce que ce que je dis, c’est que j’entends dire pour la première fois que seul le prêt aurait été concerné.

L’aurais-je entendu auparavant que cela n’aurait rien changé : comme je vous l’ai rappelé à de multiples reprises, je ne pouvais en aucune manière m’opposer à ces procédures ni intervenir dans leur mise en œuvre. Nous étions totalement passifs. Nous devons de l’argent ; si la justice nous dit « C’est à Untel que vous devez cet argent » ou « Maintenant ce n’est plus à Untel mais à un autre », nous le versons à la personne désignée, non sans nous en être ouverts à la CNCCFP.

Qu’une société rachète le prêt sans que nous ayons notre mot à dire nous a immédiatement alertés. Nous connaissons les règles du financement des partis politiques. Nous nous sommes donc assurés, en lien avec la CNCCFP, de la validité de la reprise des remboursements par une société plutôt que par un compte de séquestre, un notaire ou la Banque centrale de Russie. À aucun moment nous ne sommes intervenus dans la succession des faillites et des rachats, ne serait-ce que parce que nous n’en avions pas la possibilité.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. In fine, c’est bien une renégociation, sur la base de la liberté contractuelle des parties, qui a été opérée par vous-même, en lien avec cette société. Un rééchelonnement très intéressant vous a été consenti. La CNCCFP a bien voulu le prendre en considération, non sans avoir formulé des observations écrites et demandé des explications.

Mme Marine Le Pen. En général, quand on détient une créance, on a tout intérêt à ce que le débiteur ne meure pas. Si on veut revoir son argent, mieux vaut qu’il ne soit pas en cessation de paiements.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Une entreprise militaire proche du Kremlin a bel et bien décidé de racheter cette créance à une entreprise de location de voitures, dont on ne sait pas très bien ce qu’elle vient faire dans l’affaire, avant la mise sous tutelle de la FCRB. Cela invalide, me semble-t-il, l’argument souvent répété selon lequel la faillite de la banque démontrerait qu’elle n’était pas proche de Poutine. Il demeure qu’une entreprise militaire étiquetée « Renseignement » a choisi de racheter le prêt d’un parti français, et que l’arrangement à l’amiable évoqué par Mme la rapporteure vous a permis de faire campagne, dès lors qu’en 2021 vous n’avez pas remboursé 75 % de la dette.

Mme Marine Le Pen. C’est faux. Pendant des mois, nous avons versé de l’argent à un notaire, à la demande de la justice, précisément parce que la banque avait fait défaut. Les cessions successives ont eu lieu après. Monsieur Bayou, je suis certaine qu’en sortant de cette salle vous me ferez profiter des coordonnées de votre banque.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Il s’agit du Crédit coopératif. J’ai la même banque que celle de mon parti. Il se trouve qu’elle fait partie des banques qui n’ont pas de filiale dans les paradis fiscaux.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Vous avez indiqué que tous vos déplacements sont publics et que votre réputation vous précède. Savez-vous qui est Alexandre Babakov ?

Mme Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national. Un ami de Jean-Luc Schaffhauser, de mémoire.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Niez-vous l’avoir rencontré, comme l’affirme Mediapart, lors d’un voyage resté confidentiel en Russie en février 2014, lors des discussions sur le premier prêt russe, dans lesquelles on sait que cet Alexandre Babakov a joué un rôle ?

Mme Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national. Permettez-moi de vous dire que cette information m’a beaucoup étonnée. Je pense que Mediapart s’est trompé d’année. J’ai bien effectué un déplacement, qui n’avait rien de secret, ce dont vous pouvez au moins me donner crédit, en février 2014. J’y suis retournée en avril 2015. Il s’agit, ce qui peut arriver, d’une mauvaise information de Mediapart. Je ne suis jamais allée nulle part secrètement, et je ne le peux pas, même avec une perruque et une moustache.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. J’ai conscience de la durée de cette audition, mais la création de la commission d’enquête a été demandée par le groupe Rassemblement national, que vous présidez, avec un objectif très précis rappelé à deux reprises par vous-même et par le président Tanguy : apporter des preuves, le cas échéant en nous reprenant dans nos questions ou en nous demandant de bien vouloir revenir à ce que vous avez présenté comme l’objectif de la commission d’enquête, de faits avérés d’ingérence ou de tentatives de pression ou d’exigence de contrepartie opérées sur vous ou sur le Rassemblement national en échange d’un prêt. Manifestement, vous avez cette idée précise à l’esprit dans l’orchestration de la stratégie ayant consisté à demander la création de la présente commission d’enquête.

Je tiens à dire, notamment pour celles et ceux qui nous écoutent encore ou qui regarderont la vidéo un peu plus tard, que la commission d’enquête, sur cette matière très sensible, s’est heurtée à plusieurs secrets, ce qui est normal et était attendu, notamment le secret de l’instruction, le secret de l’enquête et le secret défense. Tout cela, qui est normal s’agissant du fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires, a contraint de fait la nôtre à se déployer dans un cadre somme toute assez limité. Certaines choses ne sont pas en situation d’être portées sur la place publique, compte tenu des secrets qui nous ont été opposés. Il est normal par exemple que nos services de renseignement ou d’autres instances ne disent pas les choses au moment précis où elles se déroulent ou sont sur le point de se dérouler.

J’aimerais revenir sur ce que je me permets de qualifier de stratégie de victimisation, que vous avez déployée devant nous, s’agissant du fait que le Rassemblement national est contraint et forcé de recourir à un emprunt auprès de banques étrangères. Vous nous avez dit avoir adressé, quasiment sur tous les continents, des demandes – quelque deux cents lettres, avez-vous dit – pour essayer de trouver des banques.

Peut-être le trésorier du Rassemblement national a-t-il envoyé deux cents lettres, je vous crois sur parole. Cela contredit légèrement un propos que vous avez tenu à plusieurs reprises, selon lequel une obstruction ou une tentative d’entrave est opposée à l’action démocratique de la cheffe de l’opposition que vous êtes. Il est scandaleux qu’en France, avez-vous dit, le Gouvernement n’assure pas à un grand parti d’opposition comme le Rassemblement national et à vous-même, cheffe de l’opposition, l’accès à un financement par une banque française. Manifestement, le phénomène est d’ampleur internationale. Sur tous les continents, vos demandes de prêt n’ont pas reçu un accueil positif.

Ne vous est-il pas venu à l’esprit que les refus de prêt exprimés par de nombreuses banques tiennent à la situation financière et à la gestion du Rassemblent national lui-même ? Les banques regardent toujours la situation financière et la gestion, qu’il s’agisse d’envisager de prêter à un particulier ou à une entreprise.

Force est de constater que le RN a longtemps été très endetté. Par ailleurs, la chronique judiciaire a émaillé l’histoire de votre mouvement. Ces deux facteurs peuvent expliquer la circonspection des organismes prêteurs, ce qui n’a toutefois pas empêché une banque hongroise de vous prêter 10,6 millions pour financer la campagne présidentielle de 2022.

Vous avez affirmé catégoriquement à plusieurs reprises n’avoir jamais fait l’objet de pressions, de demandes de contrepartie, de tentatives d’ingérence ou d’influence. Toutefois, compte tenu de votre convergence de vues fréquente avec la Russie sur les sujets géopolitiques, peut-être les autorités russes n’éprouvent-elles pas le besoin d’exiger quoi que ce soit de vous ? La Russie a peut-être simplement la volonté de vous accompagner, comme c’est le cas pour un certain nombre de partis politiques européens qui souscrivent à un certain récit et concourent à ses desseins et à ses intérêts géopolitiques.

Mme Marine Le Pen. Je vous remercie, madame la rapporteure, d’évoquer ne serait-ce que l’hypothèse selon laquelle j’aurais pu être victime d’une épouvantable campagne de calomnie et de diffamation dont l’objectif était de tromper les Français et d’influer sur leur vote par la diffusion de fausses informations, ce qui est réprimé par la loi.

Vous évoquez le secret de l’enquête, mais il n’y a pas d’enquête en cours sur le prêt de la banque tchéco-russe. S’agissant du prêt Foucher, je ne vois pas quelle ingérence il pourrait y avoir.

Dans n’importe quel pays du monde disposant de règles normales, les candidats aux élections obtiennent des prêts des banques nationales. Lorsque vous expliquez, à l’étranger, que personne ne veut vous prêter d’argent, cela donne de la France l’image d’une démocratie défaillante. D’autres mouvements politiques ont obtenu des soutiens bancaires alors qu’ils étaient beaucoup plus endettés que nous. Les Républicains, par exemple, dont la dette a atteint 120 millions d’euros, ont toujours conservé le soutien de leur banque malgré l’existence d’affaires beaucoup plus inquiétantes que celles qui ont été montées contre nous – je pense notamment au rejet du compte de campagne de Nicolas Sarkozy.

Puisque vous semblez mettre ma parole en doute, je rappelle que ces faits ont été vérifiés par le médiateur du crédit, qui n’est pas parvenu à trouver de prêt pour notre mouvement, ainsi que par Mme Braun-Pivet et M. Gosselin, dans leur rapport d’information du 15 décembre 2021. C’est tombé sur moi, ce qui arrange mes adversaires politiques, mais c’est un véritable problème pour notre démocratie. La banque de la démocratie a été identifiée par M. Bayrou comme une condition essentielle du fonctionnement de notre vie politique. Un texte avait été voté puis a été abandonné. Je continuerai à dire, demain, qu’il y a là un problème démocratique, quand bien même cela ne toucherait plus que mes adversaires politiques.

M. Laurent Esquenet-Goxes, président. Je vous remercie, madame Le Pen, d’avoir répondu aux questions, et je félicite chacun de vous pour la qualité de nos débats. Nous nous retrouverons pour l’examen du rapport.