N° 1519 |
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N° 868 |
ASSEMBLÉE NATIONALE |
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SÉNAT |
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 SEIZIÈME LÉGISLATURE |
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SESSION EXTRAORDINAIRE 2022 - 2023 |
Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale |
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Enregistré à la présidence du Sénat |
le 11 juillet 2023 |
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le 11 juillet 2023 |
RAPPORT
au nom de
L’OFFICE PARLEMENTAIRE D’ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
Les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN
sur les plans scientifiques et technologiques
ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection
par
M. Jean-Luc Fugit, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur
Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale par M. Pierre HENRIET, Président de l’Office |
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Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Gérard LONGUET Premier vice-président de l’Office |
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Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Pierre HENRIET, député
Premier vice-président
M. Gérard LONGUET, sénateur
Vice-présidents
M. Jean-Luc FUGIT, député Mme Sonia de LA PROVÔTÉ, sénatrice M. Victor HABERT-DASSAULT, député Mme Angèle PRÉVILLE, sénatrice
M. Gérard LESEUL député Mme Catherine PROCACCIA, sénateur
Députés
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Sénateurs |
Mme Christine ARRIGHI M. Philippe BERTA M. Philippe BOLO Mme Maud BREGEON M. Hadrien CLOUET M. Hendrik DAVI Mme Olga GIVERNET M. Aurélien LOPEZ-LIGUORI M. Yannick NEUDER M. Jean-François PORTARRIEU Mme Mereana REID ARBELOT M. Alexandre SABATOU M. Jean-Philippe TANGUY Mme Huguette TIEGNA
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Mme Laure DARCOS Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS M. André GUIOL M. Ludovic HAYE M. Olivier HENNO Mme Annick JACQUEMET M. Bernard JOMIER Mme Florence LASSARADE M. Ronan Le GLEUT M. Pierre MÉDEVIELLE Mme Michelle MEUNIER M. Pierre OUZOULIAS M. Stéphane PIEDNOIR M. Bruno SIDO
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SOMMAIRE
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Pages
Première partie : état des lieux du système de contrôle
I. Un système résultant d’une longue évolution
1. L’émergence du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection
2. Le passage à l’échelle industrielle
3. L’impact de Three Mile Island et de Tchernobyl
4. La mise en place du système de contrôle actuel
II. Paradoxes de la décision et de l’expertise en matière de sûreté nucléaire
1. La « fabrication quotidienne » de la sûreté nucléaire
2. L’indispensable fluidité des relations entre les parties prenantes
3. Un effort de pédagogie à fournir en direction du grand public
4. Les caractéristiques de la prise de décision qui clôt le processus
III. Articulation entre expertise et décision : le fonctionnement actuel de la coopération ASN-IRSN
1. Une présentation parfois fallacieuse de l’architecture institutionnelle
2. Les modalités de la coopération passée entre ASN et IRSN
3. La concertation permanente entre l’autorité et l’expert
4. Le rôle central des groupes permanents d’experts
Deuxième PARTIE : Quelle optimisation du système existant ?
I. Faire face à de nouveaux défis
3. Les projets de petits réacteurs innovants
4. L’adaptation au changement climatique
5. La montée des menaces cyber
6. La poursuite de l’exploitation du parc au-delà de 40, 50 ou 60 ans
7. Le stockage géologique profond
8. Le projet de piscine d’entreposage centralisé d’EDF
9. La multiplication des opérations de démantèlement
10. L’éventuelle augmentation de la puissance des réacteurs actuels
II. Atouts et risques potentiels d’une réorganisation
1. La question centrale des ressources humaines
2. Les limites d’une structuration plus respectueuse du continuum entre expertise et décision
3. Le dialogue technique, garant de la fluidité et de la qualité des contrôles
4. Le maintien d’un niveau élevé de transparence
III. Les points restant à éclairer
Troisième partie : Propositions
III. Préserver l’indépendance de l’expertise
IV. Maintenir la sûreté nucléaire à son haut niveau actuel
V. UNIFIER la gestion de crise
VII. Améliorer la transparence
VIII. Renforcer le rôle du parlement
EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE
liste des personnes entendues par les rapporteurs
I. Contribution de M. Mathias Roger
Près de vingt ans après la refondation du contrôle et du pilotage de la sûreté nucléaire en France, il convient de dire d’emblée que la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite loi TSN, a porté ses fruits. Au cours de leurs auditions, les rapporteurs ont pu apprécier la réputation élevée dont jouissent les instances françaises de contrôle dans les arènes internationales, à commencer par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Cette réputation recouvre sans conteste une réalité. Des trois grands accidents nucléaires des cinquante dernières années, aucun ne s’est produit sur notre sol : celui de Three Mile Island, en 1979, a eu lieu aux États-Unis ; celui de Tchernobyl, en 1986, s’est déroulé dans ce qui était alors la République socialiste soviétique d’Ukraine ; celui de Fukushima, en 2011, s’est produit au Japon. Alors que, depuis les années 1970, la France compte massivement sur la production nucléaire d’électricité, assurée aujourd’hui par non moins de 56 réacteurs en service, l’exploitant historique, EDF, n’a pas hésité à suspendre l’hiver dernier le fonctionnement de 25 d’entre eux au motif que certains étaient confrontés au phénomène de la corrosion sous contrainte. L’épisode a certainement fourni à tous la démonstration grandeur nature que chez l’exploitant comme au sein des organes de contrôle, et a fortiori dans l’approche gouvernementale, la considération de la sûreté des installations nucléaires passe avant toute chose.
Serait-il possible de maintenir ce haut niveau de sûreté dans un cadre institutionnel différent ? Une optimisation de l’organe du contrôle est-elle envisageable dans le contexte actuel de relance du nucléaire ? Ne recèlerait-elle pas quelque danger ? Le 16 février 2023, après qu’un projet de rapprochement entre l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a été annoncé par le Gouvernement, l’Office a organisé à bref délai une audition publique où toutes les parties prenantes ont pu s’exprimer.
Comme l’a souligné à cette occasion Michaël Mangeon, historien du nucléaire : « On a […] souvent tendance à se focaliser sur les aspects techniques pour analyser les accidents nucléaires. Or l’histoire nous montre que le système et son fonctionnement sont une cause profonde d’accident nucléaire. Les catastrophes de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont ainsi des liens forts avec le fonctionnement du système en place au moment de ces accidents dans les pays concernés. En ce sens, toute décision de réforme du système a un impact, direct ou indirect, sur la sûreté nucléaire et doit être analysée en profondeur. » [1]
À la suite de cette audition, et dans le sillage de l’adoption de la loi du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires[2] – laquelle n’inclut finalement aucune disposition relative au rapprochement de l’IRSN et de l’ASN –, la commission des affaires économiques du Sénat a saisi l’Office le 25 avril 2023 pour lui demander d’étudier « les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN sur les plans scientifiques et technologiques ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection ».
Pour faire une analyse aussi précise que possible, les rapporteurs se sont efforcés d’entendre le cercle le plus large de personnalités, des représentants des entités concernées jusqu’aux universitaires spécialistes de la question du nucléaire en France, en passant par les exploitants, actuels ou à venir, des experts institutionnels ou non institutionnels, de personnels de l’AIEA, de l’IRSN et de l’ASN ainsi que les associations, nationales ou internationales, ayant pour objet la promotion de la transparence dans le domaine du nucléaire ou l’encouragement au développement de cette industrie. Ils se sont également rendus, le 26 juin, à la centrale de Chinon, de façon à observer sur le terrain la manière dont les équipes des différentes institutions travaillent quotidiennement ensemble. Le 28 juin, ils ont passé une matinée au siège de l’IRSN à Fontenay-aux-Roses, à l’invitation de celui-ci. Les rapporteurs ont par ailleurs adressé un questionnaire détaillé au ministère de la transition énergétique. Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique, a enfin été elle-même auditionnée par les rapporteurs le 27 juin 2023.
Les rapporteurs tiennent à remercier chacune des personnes entendues pour la contribution apportée à leur réflexion. Dans un secteur où l’on se plaît pourtant parfois à déplorer, sur certains segments très spécialisés, des pertes de compétences, ils ont eu le plaisir de constater, au contraire, que les connaissances approfondies du domaine ne manquaient pas. À l’heure où l’industrie nucléaire connaît un regain d’intérêt dans notre pays, les rapporteurs entendent fonder leur diagnostic sur ce premier constat encourageant.
Première partie :
état des lieux du système de contrôle
I. Un système résultant d’une longue évolution
Le système français de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection est la résultante de réorganisations successives intervenues depuis plus d’un demi-siècle, afin de prendre en compte les évolutions de la politique industrielle française, les normes internationales de sûreté et le retour d’expérience d’accidents survenus à l’étranger.
1. L’émergence du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection
En 1945, sur le conseil du physicien Frédéric Joliot-Curie, le général de Gaulle décide de créer un organisme de recherche dédié aux applications civiles et militaires des sciences de l’atome : le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Fort de la maîtrise scientifique acquise par la France depuis la fin du XIXe siècle, avec des personnalités telles que Henri Becquerel, Paul Villard, Marie et Pierre Curie, ou Irène et Frédéric Joliot-Curie, le CEA enchaine, sitôt installé, les réalisations et les succès, avec de 1948 à 1960 la divergence d’un premier réacteur, la pile Zoé, bientôt suivie de la construction d’un accélérateur de particules, d’usines d’extraction du plutonium, de raffinage et d’enrichissement de l’uranium, etc.
Dans les premières années, les chercheurs et ingénieurs responsables de la conception de ces nouvelles installations au caractère expérimental sont également chargés de prendre en compte leur sûreté, sans formalisme particulier. À cette époque, les préoccupations portent principalement sur la protection des personnels plutôt que sur les risques de pollution de l’environnement. Aussi, une structure dédiée à la radioprotection est créée dès 1951 au sein du CEA : le service de protection contre les radiations (SPR).
En parallèle, dans les pays anglo-saxons, des doctrines de contrôle de la sûreté des installations nucléaires sont progressivement développées. La United States Atomic Energy Commission (AEC), créée en 1946, présente en 1958 le concept de « l’accident maximal prévisible » (en anglais, « Maximum Credible Accident ») qui consiste à vérifier que les conséquences du pire accident envisageable ne dépassent pas les seuils autorisés.
Au Royaume-Uni, la United Kingdom Atomic Energy Authority (UKAEA) propose la même année une méthode pour évaluer les risques basée sur l’utilisation des probabilités, visant à définir un niveau de risque socialement acceptable.
Ces deux approches sont respectivement qualifiées de déterministe et de probabiliste.
Les deux doctrines de sûreté à la fin des années 1960 (source : Michaël Mangeon)
Au seuil des années 1960, le fonctionnement du système français de contrôle de la sûreté nucléaire est remis en cause par deux facteurs majeurs : d’une part l’internationalisation des questions de sûreté nucléaire, notamment avec la création d’instances telles que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ou l’organisation européenne Euratom ; d’autre part les premiers accidents nucléaires, notamment l’incendie de Windscale (appelé aujourd’hui Sellafield) survenu en octobre 1957 au Royaume-Uni ou la fusion, à l’automne 1956, de plusieurs kilogrammes d’uranium dans la pile française G1.
En 1960 est créée au sein du CEA, sur le modèle des organismes mis en place dans les pays anglo-saxons, une Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA), responsable de la sûreté des installations nucléaires. Cette commission est chargée de prendre toutes les décisions relatives à la sûreté de ces installations, y compris sur le plan réglementaire. Ainsi, elle délivre des autorisations de construction ou de fonctionnement.
À cette fin, la CSIA s’appuie sur quatre sous-commissions assumant des fonctions d’expertise : sûreté des piles ; transports ; laboratoires et usines ; criticité. Cette nouvelle organisation introduit, au sein du CEA, une première distinction entre un organe de décision, la CSIA, et des organes d’expertise, les sous-commissions. Toutefois, le CEA demeure l’exploitant des installations nucléaires, ce qui représente une différence majeure avec les autorités de sûreté américaine et britannique.
Michaël Mangeon note que, tout en s’appuyant sur les méthodes américaine et britannique, mais sans développer une démarche d’évaluation des risques, « le CEA formalise petit à petit, par l’expérience, un mode de régulation où l’objectif est le développement de la technologie nucléaire tout en intégrant les enjeux de sûreté, si possible au plus proche du terrain. Ce mode de fonctionnement est favorisé par le fait que le CEA est à la fois le seul exploitant d’installation mais aussi le seul expert et contrôleur de la sûreté nucléaire. »[3]
2. Le passage à l’échelle industrielle
Au début des années 1960, un nouvel acteur apparaît dans le paysage français du nucléaire : Électricité de France (EDF), établissement public créé en 1946 par la loi sur la nationalisation de l’électricité et du gaz[4] qui dispose d’un monopole sur l’étude, la réalisation et l’exploitation des moyens de production d’électricité.
La collaboration entre le CEA et EDF va se concrétiser par la création de la centrale nucléaire de Chinon. En 1957 commence sur ce site la construction du premier réacteur nucléaire français destiné à la génération d’électricité : EDF1, suivie par le lancement en 1959 et 1961 de celle des réacteurs EDF2 et EDF3. Il s’agit de trois réacteurs de la filière uranium naturel graphite gaz (UNGG), une filière initialement conçue par le CEA pour générer du plutonium à usage militaire.
En l’absence de législation ou de réglementation spécifique, aucune disposition ne définit précisément les modalités de contrôle des installations nucléaires. De ce fait, EDF se tourne naturellement vers la Commission de sûreté des installations atomiques du CEA, seul organisme français capable de mener une analyse de sûreté. Tout au long du processus d’autorisation des réacteurs, les représentants d’EDF participent aux réunions de la CSIA mais doivent se retirer pour que celle-ci puisse délibérer.
À la fin des années 1960, les tensions entre le CEA et EDF concernant l’industrialisation du programme nucléaire français conduisent à une remise à plat du système de contrôle de la sûreté. Tout au long de l’histoire du nucléaire français, les considérations technico-économiques et l’approche scientifique stricto sensu ont, à intervalles réguliers, fait naître des tensions.
En 1967, la CSIA est remplacée par un groupe ad hoc dont les membres sont désignés conjointement par le ministre de l’Industrie et le ministre délégué chargé de la Recherche scientifique, des questions atomiques et spatiales. Le CEA, EDF et des représentants du ministère de l’Industrie participent à ce groupe, qui reste toutefois présidé par un représentant du CEA.
Malgré la construction réussie des réacteurs nucléaires électrogènes de la filière uranium naturel graphite gaz (UNGG) sur le site de Chinon, EDF préfère se tourner, pour des raisons économiques, vers la filière des réacteurs à eau pressurisée (REP) proposée par l’américain Westinghouse. Un contrat de licence avantageux est donc signé avec l’entreprise de Pennsylvanie, leader mondial du nouveau marché des réacteurs destinés à la production d’électricité.
Après le premier choc pétrolier qui conduit à un quadruplement du prix du pétrole entre octobre 1973 et mars 1974, le Premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, fait le choix du « tout nucléaire » pour la production électrique en France. Ce plan se concrétisera par la construction, pour l’essentiel sur quinze ans, de 1971 à 1986, d’un parc de 58 réacteurs nucléaires. La construction de ce parc représente un exploit industriel qui étonne encore aujourd’hui à l’étranger et fait l’objet d’études destinées à percer les ressorts cachés d’un tel succès.
Calendrier de construction des centrales nucléaires françaises par paliers (CC BY-SA 3.0)
L’une des explications majeures de cette réussite porte sur la souplesse du système de contrôle de la sûreté nucléaire et le caractère pragmatique de la démarche française dans ce domaine.
Pour suivre l’accélération du plan nucléaire civil français, un nouvel organisme de contrôle, rattaché au ministère de l’Industrie, est créé en 1973 : le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN). Sa création permet un rééquilibrage du système de contrôle de la sûreté qui correspond aux attentes d’EDF et des industriels. Ce nouveau service, comprenant initialement trois ingénieurs des Mines, chargés du contrôle de la sûreté nucléaire, est notamment chargé d’élaborer une réglementation technique. Malgré un effectif initialement réduit (une dizaine d’années plus tard, en 1985, l’effectif du SCSIN atteint 170 personnes), les ingénieurs des Mines du SCSIN vont transposer au domaine nucléaire des pratiques issues des établissements classés. Il s’agit, d’une part, de la démarche de régulation souple en vigueur pour le contrôle des appareils sous pression, d’autre part, de la pratique des visites décennales.
En parallèle, le groupe ad hoc devient un « groupe permanent » dont la mission consiste à formuler des avis sur les prescriptions techniques destinées à éviter les inconvénients pouvant résulter de la création ou du fonctionnement des installations nucléaires. Le CEA, chargé de mener les études, les présente devant le groupe permanent. Du fait des moyens réduits du SCSIN au début des années 1970, le groupe permanent joue un rôle essentiel car ses avis sont suivis par le Service.
Si l’autorité de décision en matière de sûreté est désormais le SCSIN, le rôle d’expertise technique du CEA est conforté, car le SCSIN n’est pas doté de moyens d’expertise propres et doit donc faire appel aux ressources du CEA, au sein duquel un département de sûreté nucléaire (DSN), regroupant l’ensemble des compétences en matière de sûreté, a été créé en 1970.
Cette organisation reste néanmoins imparfaite, puisque le CEA assume un rôle d’expert pour la sûreté tout en étant lui-même exploitant d’installations nucléaires. Aussi, l’exécutif envisage-t-il la création d’un organisme d’expertise totalement indépendant du CEA. Toutefois, les oppositions à ce projet sont vives : en particulier les organisations syndicales y voient un début de démantèlement du CEA. Un compromis est trouvé avec la création l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) qui reste rattaché au CEA.
3. L’impact de Three Mile Island et de Tchernobyl
Si aux États-Unis l’accident de Three Mile Island a entériné l’arrêt, déjà effectif, de la construction de nouveaux réacteurs nucléaire, en France il a plutôt conforté le système de régulation national, basé sur le dialogue technique plutôt que sur une réglementation trop rigide ou pléthorique.
En effet, l’un des membres de la commission américaine chargée d’enquêter sur l’accident souligne que « l’élaboration des réglementations et l’examen des réacteurs au regard de ces règlements ont été la seule préoccupation de la NRC. Par le développement massif des réponses écrites exigées pour chaque installation vis-à-vis des règlements on a occupé l’essentiel des meilleurs talents dans l’industrie … considérant qu’il suffisait de se soumettre à ces réglementations pour que la sûreté soit assurée »[5].
La catastrophe de Tchernobyl, en 1986, aux impacts environnementaux considérables, rend l’opinion publique plus réticente à l’énergie nucléaire et plusieurs pays européens : l’Italie, le Danemark, la Grèce, l’Irlande et la Norvège, décident de renoncer à cette forme d’énergie.
En France, l’idée de la nécessité d’un contrôle plus indépendant fait son chemin. Elle conduit dans un premier temps, en 1991, à transformer le SCSIN, placé sous l’autorité du seul ministre chargé de l’énergie, en une direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) placée sous l’autorité conjointe des ministres chargés de l’énergie et de l’environnement.
4. La mise en place du système de contrôle actuel
En 1998, Jean-Yves Le Déaut, à l’époque président de l’OPECST, rédige à la demande du Premier ministre Michel Rocard, un rapport sur le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire.
Ce rapport préconise la création d’une autorité administrative indépendante chargée du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, ainsi que d’une agence indépendante du CEA, regroupant l’IPSN et l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI). Le rapport souligne que la « condition de réussite de cette réforme est l’alignement du statut des personnels sur les statuts du CEA et la constitution de passerelles larges et solides entre cette Agence et les organismes de recherche. »
Les circonstances politiques ne permettent pas la mise en œuvre immédiate des recommandations de ce rapport. Mais trois années plus tard, l’article 5 de la loi du 9 mai 2001 créant une agence française de sécurité sanitaire environnementale[6] prévoit la création de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) à partir de l’IPSN et de l’OPRI. Il est finalement institué en 2002 sous la forme d’un établissement public industriel et commercial (EPIC) relevant de plusieurs tutelles ministérielles.
Au début de l’année 2006, à l’occasion des vœux de la nouvelle année, le président de la République Jacques Chirac annonce une relance de l’industrie nucléaire et déclare : « pour faire progresser encore la confiance, j’ai demandé au gouvernement de créer par la loi sur la transparence nucléaire, dès cette année, une autorité indépendante chargée du contrôle de la sécurité nucléaire, de la radioprotection et de l’information »[7].
Quelques mois plus tard, la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité transforme la DSIN en une Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ayant le statut d’autorité administrative indépendante.
II. Paradoxes de la décision et de l’expertise en matière de sûreté nucléaire
Comme cela a été rappelé en introduction, Michaël Mangeon, historien du nucléaire, a souligné au cours de l’audition publique organisée par l’Office le 16 février 2023 que la sûreté nucléaire ne relève pas seulement d’une approche technique, mais aussi d’une approche managériale et organisationnelle. Produite par des hommes et des femmes, la sûreté nucléaire est aussi fonction de la qualité de leurs interactions. Celles-ci peuvent varier d’un pays à l’autre et il existe peut-être une spécificité française en ce domaine.
C’est pourquoi les rapporteurs ont prié deux chercheurs, Benoît Journé et Mathias Roger, de leur exposer la manière dont les experts et les décideurs de la filière collaborent pour fabriquer ce bien commun immatériel qu’est la sûreté nucléaire. M. Journé a soutenu en 1999 une thèse sur « Les organisations complexes à risques : gérer la sûreté par les ressources, étude de situations de conduite de centrales nucléaires ». Pour ce faire, il a notamment analysé le fonctionnement des salles de commande des centrales nucléaires, à une époque où IRSN et ASN n’existaient pas encore sous leur forme actuelle. Le champ de sa pratique de recherche s’étend aujourd’hui aux exploitants, à l’ASN et à l’IRSN ; il s’intéresse en particulier à la gestion de la sûreté dans un contexte de compétitivité. M. Roger a soutenu en 2020 une thèse qui s’intitule « Le séisme, la centrale et la règle : instaurer et maintenir la robustesse des installations nucléaires en France ». Il s’est intéressé au traitement du risque sismique dans les centrales nucléaires.
1. La « fabrication quotidienne » de la sûreté nucléaire
Ces deux auditions ont apporté un éclairage particulièrement utile sur la manière dont les équipes des différents organismes travaillent ensemble, le plus souvent en mode projet, « au pied du réacteur ». Loin de distinguer de manière rigide l’expertise et la décision, comme l’approche institutionnelle pourrait en induire l’idée, ils ont tous deux souligné l’existence d’un continuum entre les deux activités.
Chacun est parti du constat, parfois perdu de vue dans les discussions, que la sûreté nucléaire repose sur l’exploitant et sur nul autre[8], dans le strict respect des décisions de l’autorité de sûreté. C’est à lui que revient en effet l’initiative technique. C’est lui qui fait des propositions à l’ASN, laquelle les fait expertiser par l’IRSN. L’analyse des dangers qui menacent potentiellement une centrale nucléaire ne saurait en effet se figer à l’instant t de sa mise en service. S’il en était besoin, l’apparition de la menace nouvelle liée à la cybersécurité se charge de le rappeler.
Le niveau de la sûreté nucléaire est donc fonction de la qualité des échanges entre la sphère de contrôle et l’exploitant, garant de la sûreté de ses installations. Cela suppose transparence et esprit de dialogue. Grâce à la confiance existant de part et d’autre, l’exploitant doit être incité à dévoiler ses pratiques et à faire part de ses propres doutes.
Dans la même optique, les arguments développés par l’IRSN au sujet de nouveaux risques ne s’enferment pas non plus dans un référentiel prédéterminé ; la dimension hypothétique des points soulevés exige d’être assumée ; en un mot, ses experts doivent eux aussi accepter de partager des doutes. À cet égard, l’expertise de l’IRSN est nourrie par ses activités de recherche, menées le plus souvent dans un cadre international, qui lui assurent les moyens d’investigation les plus performants.
« Démontrer la sûreté, c’est confronter des doutes » : la formule a particulièrement frappé les rapporteurs. Alors que l’exigence de transparence dans le domaine de l’énergie atomique est plus élevée que jamais, il leur semble qu’il serait vain de refuser d’assumer cette complexité du tableau général en matière d’appréciation de la sûreté nucléaire, pour céder à la facilité qui consisterait à affirmer des dogmes a priori.
2. L’indispensable fluidité des relations entre les parties prenantes
Mais quelles sont les conditions optimales du dialogue entre la sphère du contrôle et les exploitants ? Tous horizons confondus, les personnes entendues ont été nombreuses à mettre en garde contre une logique d’audit, parfois identifiée à la démarche de la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis (United States Nuclear Regulatory Commission ou NRC). Les rapporteurs n’ont pu se rendre aux États-Unis dans le temps relativement court qu’ils avaient fixé à leurs investigations. Malgré les raccourcis dont elle n’est sans doute pas exempte, la description du modèle américain qui leur a été faite n’en demeure pas moins un pôle dans leur réflexion.
De manière schématique, le modèle américain de contrôle reposerait sur la mise en conformité avec une liste fermée de critères réglementaires prédéfinis, dont l’effectivité serait garantie par la conduite d’audits réguliers. Cet exercice, qui ferait jouer à la sphère de contrôle avant tout un rôle de gendarme, porte en lui le risque de paraître transférer l’obligation de sûreté, qui incombe à l’exploitant, au régulateur normalement chargé de contrôler seulement la bonne exécution de celle-ci. Les interlocuteurs des rapporteurs ont mis en garde contre cette dérive, qui rendrait l’exploitant passif, et pourrait même l’induire, par comportement stratégique, à produire des règles pour les proposer à la sphère de contrôle. En faisant d’emblée justice de tout le travail de conceptualisation de la sûreté, cette approche menacerait de déresponsabiliser l’exploitant – voire, dans une certaine mesure, la sphère de contrôle elle-même. Ce contrôle formaliste tendrait alors à se réduire à un « contrôle papier », une liste de critères figés dans un référentiel dont il suffirait de cocher machinalement la liste, si longue soit-elle.
Par-delà les questions d’organisation institutionnelle, c’est donc bien le type du contrôle qui semble primordial. Sur ce chapitre, notre pays aurait tort de céder à la tentation de l’autodénigrement de ses propres méthodes de travail. Si, malgré le nombre relativement important de ses installations, aucune faille ou brèche majeure n’y a jamais été repérée, cela est incontestablement dû non seulement à une indéniable robustesse dans la construction, mais aussi à une certaine singularité française dans la démonstration de sûreté. Or celle-ci repose sur un effort continu pour produire des connaissances et faire évoluer les référentiels, en retenant comme notion essentielle l’échange de doutes entre l’exploitant et la sphère de contrôle.
3. Un effort de pédagogie à fournir en direction du grand public
Ceci n’est pas sans conséquence sur la communication relative au fonctionnement des installations nucléaires, soumises à une obligation de transparence de l’information, non seulement en vertu d’engagements pris au niveau national, mais aussi en application des stipulations de la convention d’Aarhus. Benoît Journé n’a donc pas hésité à souligner que le mode opératoire actuel constitue un enjeu d’éducation populaire. Le grand public serait en effet loin de détenir toujours le bagage culturel scientifique nécessaire pour juger de la gravité d’un risque allégué. Dans cette perspective, l’inertie propre au débat public favorise l’image d’un contrôle analogue à un audit, celui qui confronte, de manière simple, une règle et un gendarme chargé de vérifier son application effective.
Les traits distinctifs du système de contrôle français actuel sont au contraire plus difficiles à figurer qu’un système « à l’américaine ». C’est pourtant le système français qui a prévalu et s’est largement diffusé en Europe continentale, après la chute du Mur, lorsqu’il a fallu partager avec les pays d’Europe centrale et orientale, parfois fortement nucléarisés, les acquis du contrôle tel qu’il était conduit depuis des décennies en Europe occidentale. La filiale indépendante de sûreté d’EDF gère ainsi une base de données qui recense environ 10 000 incidents par an, dont 500 sont signalés à l’ASN parce qu’ils correspondent aux critères de déclaration des incidents significatifs définis par cette dernière[9]. Pour amener les autres opérateurs européens à nourrir aussi activement leur propre base, il a fallu des années. Cas extrême, l’accident de Tchernobyl de 1986 a été longuement analysé par la littérature scientifique comme étant dû, sur le plan humain et organisationnel, avant tout à un défaut de transmission, à l’échelon supérieur, des problèmes constatés. Le contrôle de la sûreté nucléaire repose ainsi sur quelques vérités de prime abord contre-intuitives : le nombre d’incidents signalés consolide le rôle de la sûreté.
4. Les caractéristiques de la prise de décision qui clôt le processus
S’il existe un continuum de l’expertise à la décision, celle-ci représente néanmoins un moment distinct dans le processus de « fabrication » de la sûreté nucléaire, qui s’appuie sur la synthèse de toutes les données disponibles.
L’expertise est le premier maillon de ce processus. Chaque type de risque est en effet analysé pour lui-même, avant que ne soit proposée une analyse globale des différents risques. Mathias Roger en a fait la démonstration aux rapporteurs à propos du traitement du risque sismique. Contrairement au Japon, le territoire hexagonal ne connaît que peu de séismes, ce qui y rend peu prévisible l’occurrence de ce risque. Selon le chercheur, EDF a pu ainsi soutenir de façon convaincante que certaines prescriptions opérationnelles proposées, à l’occasion des examens décennaux, pour compléter la prise en compte de ce facteur menaçaient au contraire de complexifier les tâches d’exploitation au point où la fiabilité de leur exécution s’en trouverait amoindrie. Paradoxalement, des contraintes supplémentaires de sûreté peuvent ainsi entraver le fonctionnement bien huilé des installations, lequel est en soi un gage de sûreté. Dès le stade de l’expertise, les différents types de risque doivent donc être mutuellement pondérés. Le jugement de l’ingénieur se forme à partir de la prise en compte simultanée des divers facteurs.
Comme indiqué ci-après, l’ASN dispose d’ailleurs déjà aujourd’hui de moyens d’expertise propres et des compétences internes dédiées, de sorte qu’elle ne fait pas systématiquement appel aujourd’hui à des services extérieurs, qu’il s’agisse de ceux de l’IRSN ou d’autres établissements.
En effet, au sein même de l’ASN, il existe déjà une expertise dans le domaine des équipements sous pression nucléaires, qui inclut un élément clé d’une centrale nucléaire : la chaudière. Cette expertise a conduit dans le passé à des décisions de l’autorité ressenties comme sévères par les industriels. L’existence d’une mission d’expertise au sein de l’ASN pour des équipements parmi les plus critiques n’a pas appelé jusqu’à présent de commentaire des parties prenantes.
Par ailleurs, l’ASN internalise l’expertise d’un nombre important de dossiers, dans le domaine des installations de recherche ou de gestion des déchets, des usines du cycle du combustible, ou du démantèlement. Ainsi, l’instruction de 74 % des 40 réexamens de sûreté en cours est réalisée entièrement au sein de l’ASN. Là encore, la pratique et l’expérience ne conduisent pas à remettre en cause cet état de fait, au contraire.
À l’étape suivante, la décision elle-même s’analyse à son tour comme une appréciation d’ensemble des divers paramètres. Mais cette appréciation est plus large encore. Comme le soulignent les rapporteurs, la décision ne repose donc pas uniquement sur une expertise en lien avec les connaissances scientifiques, mais aussi sur des aspects réglementaires, et même sur des considérations de sécurité intérieure du pays.
Il apparaît ainsi que l’existence d’un écart entre les expertises et la décision n’est pas par elle-même problématique, tant que les premières ne forcent pas la seconde. Sur ce point encore, les rapporteurs ne peuvent que relever la pressante nécessité d’une pédagogie volontaire.
Au surplus, les rapporteurs soulignent que, si les recommandations de l’ASN au Gouvernement ont été jusqu’à ce jour systématiquement suivies par lui, ce dernier dispose lui-même d’une marge d’appréciation pour s’en démarquer y compris en prenant en compte des critères tels que le risque encouru en cas de rupture d’approvisionnement en électricité, voire, plus largement, les dommages environnementaux éventuellement induits par le recours à d’autres types d’énergie. Le cas échéant, il lui faudrait justifier de manière solide tout écart avec les recommandations de la sphère de sûreté. Si cette hypothèse était d’emblée exclue, il ne pourrait toutefois être regardé à bon droit comme le garant en dernier ressort de la sûreté.
III. Articulation entre expertise et décision : le fonctionnement actuel de la coopération ASN-IRSN
À la lumière des analyses retracées ci-dessus, il convient de rappeler comment fonctionne l’organisation bipartite actuelle ASN – IRSN, marquée par une séparation fonctionnelle claire.
1. Une présentation parfois fallacieuse de l’architecture institutionnelle
C’est une évidence, mais il ne faut pas craindre de la rappeler : contrairement à l’image parfois véhiculée, les relations qu’entretiennent l’ASN et l’IRSN ne sont pas celles d’un « pouvoir » et d’un « contre-pouvoir ». Les deux organisations ont d’ailleurs trop pâti de cette présentation polémique qui ne doit rien à la réalité.
Sur le plan juridique, l’ASN est la seule autorité indépendante. Au contraire, l’IRSN est un établissement public, soumis, du fait de son champ de compétences diversifié, à la tutelle de non moins de cinq ministères. Son insertion dans une chaîne de dépendance vis-à-vis du pouvoir ministériel est donc non seulement bien établie, mais multiple.
L’indépendance requiert également de disposer des moyens matériels qui permettent de l’assurer. Sur ce point, l’IRSN paraît être à première vue l’entité la mieux dotée puisqu’elle dispose de près de 1760 équivalents temps plein travaillé (ETPT), alors que l’ASN n’en avait que 516 au 31 décembre 2022. Il convient toutefois de signaler qu’un tiers, voire seulement un quart, des activités de l’IRSN concerne la sûreté des réacteurs et la prévention des accidents majeurs dans les installations nucléaires ; l’Institut est en effet aussi compétent dans le domaine de la surveillance radiologique de l’environnement et de l’intervention en situation d’urgence radiologique, de la radioprotection de l’homme ou encore de la sûreté des usines, des laboratoires, des transports et des déchets. Le tableau est donc plus complexe qu’il y paraît.
2. Les modalités de la coopération passée entre ASN et IRSN
Au printemps 2023, la ministre de la Transition énergétique, Mme Agnès-Pannier-Runacher a rappelé à plusieurs reprises devant les parlementaires les termes d’un rapport de la Cour des comptes de juin 2014 portant sur les exercices 2007 à 2012 de l’IRSN. En page 81, ce document cite lui-même un relevé d’observations définitives de décembre 2012 portant sur l’action, le fonctionnement et la gestion de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN). Pour être quelque peu ancien, le constat n’en est pas moins sévère :
« Les relations entre ASN et IRSN sont difficiles et nourrissent une tension permanente. Tous les rapports de la Cour de ces dernières années ont mis en exergue cette tension jusqu’à considérer qu’il serait utile de rechercher des voies pour améliorer la collaboration entre les deux organismes. Les relations entre l’ASN et l’IRSN sont fondées sur une complémentarité qui n’exclut pas tensions et dysfonctionnements. »
Dans le cadre du « printemps de l’évaluation » de la commission des finances de l’Assemblée nationale, la ministre de la transition énergétique a de nouveau donné lecture de ce passage aux membres de cette commission, le 31 mai 2023, à l’occasion de l’examen du rapport d’information de nos collègues députés Alma Dufour et Sébastien Rome sur « l’évaluation du système dual en matière de sûreté nucléaire, garanti par l’indépendance entre la fonction de régulateur assurée par l’ASN et celle d’expertise assurée par l’IRSN ».
Depuis 2014, la Cour des comptes a adopté à deux reprises des observations définitives relatives à l’ASN et à l’IRSN, en octobre 2018 et en avril 2021, qui pointent des améliorations dans les relations entre les deux organismes.
À la différence de celles de 2012 et de 2014, les dernières observations adoptées par la Cour des comptes ne sont pas publiques. Pour obtenir ces documents plus récents, les rapporteurs ont donc fait usage du paragraphe IV de l’article 6 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Il autorise en effet les rapporteurs de l’Office à demander communication de ces documents auprès de la Cour des comptes.
Dans l’attente de la transmission de ces observations, les rapporteurs ont cependant déjà pu forger leur opinion à partir des témoignages recueillis lors des nombreuses auditions. Devant eux, Mathias Roger a notamment replacé les difficultés invoquées, désormais vieilles de plus de dix ans, dans le temps long des relations entre les acteurs de la filière nucléaire, marquées depuis la fin des années 1960 par l’apparition régulière – et naturelle – de tensions. Il a attiré l’attention des rapporteurs sur le fait que ces tensions étaient, à son sens, désormais totalement résorbées.
3. La concertation permanente entre l’autorité et l’expert
Loin de ce que peut parfois laisser imaginer l’évocation d’un système dual, la concertation entre l’ASN et l’IRSN est permanente. Elle est désormais inscrite dans les textes réglementaires puisque le décret n° 2016-283 du 10 mars 2016 dispose non seulement que le président de l’ASN siège au conseil d’administration de l’IRSN, mais aussi que l’ASN rend un avis sur les programmes de recherche de l’IRSN. Il faut assurément saluer cette initiative prise par les tutelles. Elle assure qu’il n’y a pas aujourd’hui de séparation hermétique entre ASN et IRSN.
Une convention quinquennale entre les deux organismes précise les conditions dans lesquelles l’IRSN apporte son appui technique à l’ASN. La dernière convention, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, prévoit également le mode d’interaction entre l’ASN et l’IRSN pour le suivi des activités de recherche menées au plan national et international ainsi que les modalités de publication, notamment en termes de délais, des avis de l’IRSN réalisés à la demande de l’ASN.
Les personnels de l’ASN ont souligné au cours de leur audition qu’une logique collaborative de travail par projet anime les relations entre les deux organismes, au niveau des équipes opérationnelles. Les ingénieurs de l’ASN peuvent déjà coordonner de manière informelle les contributions des divers services de l’IRSN sur certains dossiers d’installations dont ils sont chargés.
Là encore, l’arbre de la séparation institutionnelle ne doit pas cacher la forêt de la coopération au quotidien.
4. Le rôle central des groupes permanents d’experts
À cet égard, il convient de souligner l’importance de l’intervention des groupes permanents d’experts dans le processus d’instruction technique, en particulier pour les sujets les plus sensibles.
Ces groupes pluralistes, placés auprès du directeur général de l’ASN et désignés par lui, sont constitués d’experts nommés en raison de leurs compétences et de leur expérience professionnelle. Ils sont issus de la société civile, des laboratoires de recherche universitaires, des bureaux de contrôle, des organismes d’expertise, des exploitants concernés par les sujets traités ainsi que des autorités de sûreté étrangères.
Les sept groupes permanents existants se consacrent aux thématiques suivantes : réacteurs nucléaires (GPR), laboratoires et usines (GPU), déchets (GPD), démantèlement (GPDEM), transports (GPT), équipements sous pression nucléaires (GPESPN) et radioprotection (GPRP). Conformément au règlement intérieur de l’ASN, ils sont consultés sur la sûreté et la radioprotection des installations et activités relevant de leur domaine de compétence. Ils disposent de rapports présentant les résultats des analyses effectuées par l’IRSN ou par l’une des directions de l’ASN et émettent un avis assorti éventuellement de recommandations.
À côté des experts de l’ASN et de l’IRSN qui apportent respectivement une perspective réglementaire ou scientifique et technique approfondie, les groupes permanents, composés d’experts externes, contribuent au processus d’expertise en apportant un regard critique et des compétences spécialisées. Ce croisement d’expertises garantit une évaluation impartiale ainsi qu’une prise de décision fondée sur les meilleures pratiques et les connaissances les plus récentes.
Le rôle de ces groupes permanents d’experts pourrait à l’avenir être renforcé et étendu à des sujets plus diversifiés. L’encouragement de la confrontation et de la diversité des expertises, ainsi que la publication ouverte de leurs résultats, pourrait significativement renforcer la confiance du public en favorisant une plus grande transparence dans le processus décisionnel.
Le cas de la corrosion sous contrainte
En octobre 2021, lors de la deuxième visite décennale du réacteur de Civaux 1, des fissures inattendues sont détectées par les experts de l’exploitant sur les circuits d’injection de sécurité (RIS) ; l’analyse révèle qu’elles sont dues à un phénomène de corrosion sous contrainte. Cet exemple montre le rôle essentiel de l’exploitant dans l’expertise. EDF a été ainsi conduit à arrêter 12 réacteurs au cours de l’année 2022 pour des examens et des réparations préventives.
La corrosion sous contrainte est due à l’influence simultanée d’une contrainte mécanique et d’un milieu chimiquement agressif sur un matériau propice. Les fissures par CSC, en plus d’être inattendues sur de l’acier inoxydable, sont, de par leur structure, très difficilement détectables par les examens non destructifs (END) d’EDF, et leur cinétique de propagation n’est pas encore clairement caractérisée.
Pendant toute la durée de gestion du phénomène, un dialogue technique se tient entre les trois entités : EDF, appuyée par son expertise des matériaux irradiés au LIDEC de Chinon ; l’ASN, notamment le département des équipements sous pression (DEP) et le groupe permanent d’experts ; enfin, par saisine de l’ASN, l’IRSN, qui mène depuis plusieurs années des recherches sur le sujet.
Dès février 2022, EDF présente à la demande de l’ASN un état des lieux du phénomène de CSC, des hypothèses sur les causes des fissures et sur leur évolution, une stratégie de contrôle à court-terme, ainsi qu’une nouvelle méthode de détection par ultrasons améliorée (Uta). L’ASN saisit immédiatement l’IRSN sur plusieurs éléments du dossier, ainsi que son groupe permanent d’experts.
En avril 2022, l’IRSN se positionne avec prudence sur les contrôles Uta, ces méthodes étant en cours d’instruction par l’ASN, ce que préconisera également le groupe d’experts en octobre 2022. En juillet 2022, grâce à ses propres outils de calcul, l’IRSN valide les conclusions d’EDF affirmant que la marge au critère de sûreté serait maintenue en cas de rupture totale de deux circuits RIS. Ceci conduit l’ASN à valider la stratégie d’EDF fin juillet 2022.
Le 14 septembre 2022, l’IRSN publie un avis concernant le volet chimique des causes de la CSC, en particulier le rôle de l’oxygène sur l’amorçage et la propagation des fissures. Il préconise un contrôle renforcé de la teneur en oxygène dans les tuyauteries, comme le fera plus tard le groupe permanent. Ce dernier, réuni à nouveau le 13 octobre à la demande de l’ASN, préconise la prudence sur la détermination par EDF de la vitesse de propagation des fissures et pointe l’éventualité de la poursuite de fissuration de CSC par fatigue thermique.
Un plan de stratégie de contrôle d’EDF pour les années 2023-2025, présenté en décembre 2022, est mis à jour sur demande de l’ASN et finalement validé par celle-ci en mars 2023.
Même si certains arrêts de réacteurs ont pu inquiéter à l’approche de l’hiver, les experts internationaux consultés par EDF ont indiqué qu’ils auraient adopté une stratégie similaire.
Deuxième PARTIE :
Quelle optimisation du système existant ?
I. Faire face à de nouveaux défis
La décennie écoulée a été marquée par les suites de l’accident de Fukushima, l’absence de nouveaux projets et la perspective de mise à l’arrêt progressive d’une partie des réacteurs d’EDF. L’annonce par le Président de la République, en février 2022, d’un plan de relance du nucléaire, la prolongation des réacteurs au-delà de 50 ou 60 ans, les évolutions technologiques, les impacts du changement climatique, etc. sont autant de défis auxquels peuvent s’ajouter des difficultés inattendues, comme les problèmes de corrosion sous contrainte récemment rencontrés sur le parc. Ces évolutions conduiront à un accroissement des travaux auxquels l’ASN et l’IRSN devront faire face dans les prochaines années.
Les points développés dans la suite de ce chapitre, tout en n’étant pas exhaustifs, donnent une première idée du défi que représente cette nouvelle étape du développement de la filière nucléaire française pour les organismes chargés du contrôle de la sûreté et de la radioprotection. Bien que l’organisation actuelle ait permis de gérer de façon satisfaisante les enjeux de sûreté nucléaire et de radioprotection depuis 2006, dans un contexte de calme relatif dans le domaine de l’industrie nucléaire, elle pourrait être moins adaptée à ce nouveau contexte.
L’EPR2 est un projet de réacteur à eau sous pression de troisième génération d’une puissance élevée (environ 1 670 MWe), développé par EDF et Framatome depuis 2015. Il intègre le retour d’expérience des réacteurs EPR construits en France et à l’étranger, qui a notamment permis de simplifier sa conception et de réduire son coût de construction.
Le 16 juillet 2019, l’Autorité de sûreté nucléaire a rendu un avis favorable sur le dossier d’options de sûreté de ce nouveau réacteur, demandant des justifications complémentaires préalables à toute demande d’autorisation de création, en particulier sur « la démarche d’exclusion de rupture des tuyauteries primaires et secondaires principales, la démarche de prise en compte des agressions, notamment l’incendie et l’explosion, et les choix de conception de certains systèmes de sûreté ». EDF a annoncé le 29 juin 2023 avoir déposé une demande d’autorisation de création pour la construction de deux réacteurs EPR2 sur le site de la centrale de Penly.
La loi du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes devrait permettre le dépôt d’une demande d’autorisation de création pour une deuxième paire de réacteurs EPR2, voire une troisième, dans les deux à trois ans.
NUWARD est un projet français de réacteur à eau sous pression de type « petit réacteur modulaire », en anglais « Small Modular Reactor » ou SMR. Initialement développé en partenariat entre EDF, TechnicAtome, Naval Group et le CEA, NUWARD sera constitué de deux réacteurs à eau pressurisée modulaires de 170 MWe intégrés dans un îlot nucléaire de 340 MWe, disposant d’une salle de commande unique. EDF a créé le 30 novembre 2022 une filiale du même nom chargéE de développer et de commercialiser ce réacteur.
Comme l’ASN l’indique sur son site : « Le 10 juin 2022, les autorités de sûreté française (ASN), finlandaise (STUK) et tchèque (SUJB) ont engagé, avec leurs appuis techniques respectifs [NDLR : respectivement, IRSN, VTT et SÚRO], l’examen préliminaire des principales options de sûreté de ce projet de petit réacteur (…) L’expérience et les conclusions de cet examen multilatéral d’un projet de petit réacteur modulaire de conception avancée permettront des avancées concrètes dans l’harmonisation et la convergence des processus d’autorisation applicables à de tels réacteurs. »
Cette initiative conjointe est de la plus haute importance pour la réussite du projet NUWARD, directement liée à la possibilité de trouver un marché suffisamment large pour assurer sa fabrication en un nombre suffisant d’exemplaires et générer des économies d’échelle.
Le projet NUWARD n’étant pas aussi avancé que les principaux projets étrangers concurrents, les équipes de l’ASN et de l’IRSN seront probablement soumises à une très forte pression pour assurer l’instruction des dossiers dans des délais aussi courts que possibles.
3. Les projets de petits réacteurs innovants
Le lancement en 2021 du plan « France 2030 » qui comporte un volet « réacteurs innovants » a suscité l’émergence de nombreuses startups proposant de petits réacteurs basés sur des technologies de fission sauf exception de quatrième génération : réacteurs rapides à caloporteur sodium ou plomb, à sels fondus, etc., voire de fusion.
Comme les rapporteurs ont pu le constater à l’occasion d’une de leurs auditions, les attentes de ces entreprises vis-à-vis de l’autorité de sûreté et de son appui technique sont diversifiées et diffèrent notablement de celles d’interlocuteurs industriels tels qu’EDF ou ORANO : lisibilité des processus dans la phase amont, prévisibilité et raccourcissement des temps d’instruction, co-construction des projets, adaptabilité de la réglementation, prise en compte en parallèle des aspects de sûreté et de sécurité, dématérialisation des échanges, harmonisation européenne, mise à jour des compétences, etc.
Dans le cadre du rapport sur « l’énergie nucléaire du futur et les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération “Astrid” » publié en 2021[10], l’Office avait déjà souligné l’importance du rôle de l’ASN et de l’IRSN pour le développement de ces nouveaux réacteurs :
« L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et son appui technique l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) joueront un rôle important dans les applications industrielles de la recherche et développement sur les technologies nucléaires avancées.
« Ces organismes doivent disposer de moyens suffisants pour préparer l’intégration de ces futures évolutions technologiques du point de vue réglementaire, en France mais aussi en lien avec les autres pays, notamment en Europe. En amont, les objectifs de sûreté fixés par l’ASN devront guider les équipes de recherche et développement afin d’écarter le risque que des travaux soient engagés sans perspective de débouchés, faute de pouvoir recueillir une autorisation. »
Ces constats restent d’actualité. Les équipes de l’ASN et de l’IRSN devront donc trouver des réponses adaptées permettant de faire face à ces demandes spécifiques d’entreprises qui mènent des projets diversifiés avec de fortes contraintes, liées notamment aux conditions de financement.
4. L’adaptation au changement climatique
Face aux inquiétudes croissantes suscitées par le réchauffement climatique[11], une attention particulière est accordée en Europe à son impact potentiel sur les infrastructures critiques, en particulier les centrales nucléaires. En effet, l’énergie nucléaire est la première source d’électricité décarbonée de l’Union européenne[12].
Les rapporteurs ont pu constater à l’occasion de la visite de la centrale nucléaire de Chinon, la plus ancienne de France, que cette préoccupation était désormais considérée comme importante, même si l’impact du réchauffement climatique sur la production d’électricité d’origine nucléaire reste à ce jour modéré (pour la période 2000-2019, la perte de production des centrales nucléaires françaises en raison de la canicule a été évaluée à 12 TWh, ce qui correspond à 0,14 % de la production totale[13]). De fait, comme l’a rappelé le président de l’ASN lors de son audition devant l’Office le 25 mai 2023, les évolutions des conditions climatiques sont systématiquement intégrées dans les réexamens de sûreté décennaux des installations nucléaires françaises, en prenant en compte les impacts à trente ans des scénarios pessimistes les plus récents du GIEC.
De fait, certaines centrales nucléaires peuvent résister, de par leur conception, à des environnements extrêmes, comme celle de Palo Verde, la plus importante des États‑Unis, implantée dans le désert de l’Arizona, ou celle de Beloïarsk, en Sibérie. Aussi, compte tenu de la longue durée d’exploitation des réacteurs nucléaires, l’impact du changement climatique doit être pris en compte dès la conception d’une nouvelle installation, afin de limiter par la suite les adaptations coûteuses.
Les périodes de canicule et de sécheresse qui réduisent le niveau des rivières et élèvent la température de l’eau ont un impact direct sur le refroidissement des réacteurs. Ceci affecte l’efficacité de leur cycle de conversion (en général le cycle de Rankine), dont dépend leur capacité de production d’électricité (par exemple, une différence de la température moyenne de l’eau de 6,5 à 7,0 °C entre la mer Noire et la Méditerranée sur les côtes de la Turquie entraine une différence de production d’environ 3 %[14]). L’impact résulte également du rôle crucial de l’eau pour évacuer la chaleur résiduelle, en cas d’arrêt planifié ou inopiné. Les conséquences en matière d’environnement et de sûreté sont prises en compte par la réglementation.
Les phénomènes météorologiques extrêmes : inondations, frasil, incendies de forêt, etc. sont un autre risque lié au réchauffement climatique. Ces événements peuvent entraîner des dommages aux infrastructures, par exemple par le transport de débris, ou des perturbations opérationnelles. Ainsi, une défaillance du réseau électrique, telle que celle intervenue en 2021 au Texas, peut conduire à l’arrêt de grandes centrales électriques. À cet égard, il ne faut pas sous-estimer la résilience intrinsèque des centrales nucléaires qui intègrent de multiples mesures de sauvegarde et de redondance. Par exemple, en cas de panne de courant, des générateurs de secours garantissent la continuité des fonctions essentielles, telles que le refroidissement du réacteur.
La résilience des centrales nucléaires face aux défis climatiques nécessitera un effort permanent d’amélioration et de planification. Les innovations dans la conception des réacteurs, l’approfondissement des recherches, l’adaptation de la réglementation et la modélisation précise du climat joueront un rôle crucial dans le renforcement de cette résilience.
Ce sujet va donc nécessiter une mobilisation importante et continue de l’ASN et de l’IRSN pour assurer le suivi de l’évolution des risques dans ce domaine et vérifier quelles modifications d’ordre technique ou réglementaire permettront d’y faire face dans des conditions de sûreté suffisantes.
5. La montée des menaces cyber
Traditionnellement, les installations nucléaires sont pilotées au moyen de systèmes d’instrumentation et de contrôle-commande rustiques, souvent encore analogiques, peu vulnérables aux cyber-attaques.
Mais l’industrie nucléaire n’échappe au mouvement généralisé de numérisation. Par exemple, les nouvelles générations de réacteurs nucléaires disposent de systèmes de contrôle-commande basés sur des automates industriels. Il s’agit de systèmes informatisés complexes, distribués et dotés d’un logiciel temps réel.
Ces systèmes sont évidemment très sécurisés. De plus, le système de contrôle-commande est en général séparé en deux parties distinctes : le contrôle-commande opérationnel, qui veille au bon fonctionnement de l’installation, et les automates de sûreté, destinés à prendre le contrôle de l’installation en cas d’anomalie.
Toutefois, la possibilité d’une cyber-attaque ne peut pas être totalement écartée. Ainsi, en 2010, le virus Stuxnet, probablement développé par des services gouvernementaux, est parvenu à s’infiltrer dans les automates Siemens de plusieurs installations nucléaires iraniennes, dont il pourrait avoir dégradé le fonctionnement.
Ce domaine n’est pas nouveau pour l’ASN et l’IRSN. En 2009, l’autorité de sûreté française a publié avec ses équivalents britannique et finlandais une déclaration soulignant le risque lié à l’absence de séparation claire entre le contrôle-commande opérationnel et les automates de sûreté des réacteurs EPR[15].
La numérisation croissante dans le secteur nucléaire, qui apporte des avantages en termes d’efficacité et de fonctionnalités, impliquera une vigilance accrue des exploitants. Ils devront investir dans des mesures de protection appropriées et s’adapter en permanence pour faire face à l’évolution des menaces dans le domaine. Ceci affectera également les équipes de l’ASN et de l’IRSN, qui devront établir un cadre de référence de la cybersécurité nucléaire et veiller à ce que les précautions prises par les exploitants garantissent la sûreté de leurs installations.
6. La poursuite de l’exploitation du parc au-delà de 40, 50 ou 60 ans
En France, la durée de fonctionnement des installations nucléaires n’est pas définie a priori, mais son exploitant doit réaliser tous les dix ans un réexamen de la sûreté de son installation, à l’issue duquel l’Autorité de sûreté nucléaire prend position sur la poursuite de son fonctionnement.
Le réexamen périodique comprend un examen de conformité, consistant à vérifier qu’une installation respecte bien l’ensemble des règles qui lui sont applicables, et une réévaluation de sûreté, visant à améliorer son niveau de sûreté au regard des exigences applicables à des installations plus récentes, en prenant en compte l’évolution des connaissances ainsi que le retour d’expérience national et international. Ce réexamen périodique permet également de vérifier que les différents phénomènes de vieillissement des installations sont maîtrisés pendant une durée minimale de dix années supplémentaires.
Les 56 réacteurs nucléaires exploités par EDF sont répartis en grandes familles appelées « paliers » : 900 MWe, 1300 MWe, 1450 MWe. Compte tenu de la similitude des caractéristiques des réacteurs d’un même palier, le processus de réexamen débute par une phase préparatoire générique propre à tous les réacteurs d’un même palier. À la fin de cette phase, EDF remet à l’ASN un dossier d’orientation du réexamen (DOR) dit générique pour le palier concerné, qui décrit le programme de travail et les documents d’étude qui seront soumis par la suite.
Le quatrième réexamen périodique s’inscrit dans un cadre particulier à trois titres :
- quarante années de fonctionnement correspondent à l’hypothèse initiale de durée minimale de fonctionnement au moment de la conception de certains matériels et équipements des réacteurs, aussi la prolongation de leur fonctionnement au-delà de cette période nécessite une actualisation de ces études de conception prenant en compte le retour d’expérience d’exploitation ;
- le quatrième réexamen périodique est l’occasion de terminer l’intégration des modifications qui découlent des prescriptions de l’ASN émises à l’issue des études complémentaires de sûreté (ECS) réalisées à la suite de l’accident de la centrale japonaise de Fukushima-Daiichi ;
- le souhait d’EDF de prolonger significativement la durée de fonctionnement des réacteurs au-delà de 40 ans implique de réévaluer leur sûreté au regard des exigences appliquées aux nouvelles installations, de l’état de l’art en matière de technologies nucléaires et de la durée de fonctionnement visée par EDF.
Pour le quatrième réexamen décennal du palier 900 MWe qui a débuté par le réacteur n° 1 de la centrale nucléaire de Tricastin en 2019, EDF a transmis fin 2013 le dossier d’orientation du réexamen périodique, amendé et complété jusqu’à mi-2014, présentant les contrôles et les études génériques à l’ensemble des réacteurs de 900 MWe que l’entreprise compte réaliser.
75 % des réacteurs du parc nucléaire en exploitation d’EDF ayant été construits entre 1980 et 1990, l’âge moyen d’exploitation du parc dépasse 30 ans : il se situe aux alentours de 43 ans pour les réacteurs du palier 900 MWe, 37 ans pour les réacteurs du palier 1300 MWe et 27 ans pour les réacteurs du palier N4 (1450 MWe).
De ce fait, la charge associée aux réexamens périodiques dans les prochaines années sera particulièrement élevée pour l’ASN et l’IRSN. En effet, il leur faudra instruire les quatrièmes visites décennales des réacteurs du palier de 900 MWe et entamer celles des réacteurs de 1 300 MWe.
De plus, comme le Gouvernement veut prolonger le plus possible les centrales qui peuvent l’être, le 16 juin 2006 l’ASN a demandé à EDF de justifier de manière anticipée, d’ici fin 2024, l’hypothèse d’une poursuite du fonctionnement des réacteurs actuels jusqu’à 60 ans et au-delà afin de pouvoir prendre position fin 2026.
Enfin, le réexamen de sûreté d’un certain nombre d’usines du cycle du combustible, notamment le deuxième réexamen de l’usine de La Hague et de l’usine d’enrichissement du combustible sur le site du Tricastin constitue un autre enjeu pour l’ASN et pour l’IRSN.
7. Le stockage géologique profond
La loi du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs prévoit que « les déchets radioactifs ultimes ne pouvant pour des raisons de sûreté nucléaire ou de radioprotection être stockés en surface ou en faible profondeur font l’objet d’un stockage en couche géologique profonde ».
Cigéo est le projet de centre de stockage de déchets radioactifs en couche géologique profonde porté par l’ANDRA. Conformément aux termes de la loi de 2006, Cigéo est conçu et dimensionné pour stocker les déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue (HA-MAVL).
Le 16 janvier 2023, l’ANDRA a déposé la demande d’autorisation de création (DAC) de Cigéo, qui devra donc être examinée par l’ASN et l’IRSN.
8. Le projet de piscine d’entreposage centralisé d’EDF
Le projet de piscine d’entreposage centralisé d’EDF s’inscrit dans la stratégie de gestion des combustibles usés. Cette stratégie conduit à un accroissement dans le temps du nombre d’assemblages combustibles entreposés, et induit à terme une saturation des capacités d’entreposage existantes.
Conformément à ses obligations, EDF a transmis à l’ASN le dossier d’options de sûreté (DOS) en 2017 et prévoit de transmettre le dossier de demande d’autorisation de création fin 2023.
Ce dossier devra être instruit dans des délais très brefs, le risque d’une saturation de l’entreposage actuel, anticipée à l’horizon 2030, ayant été accentué par les difficultés de fabrication de combustible MOX survenus ces dernières années.
9. La multiplication des opérations de démantèlement
De nombreuses installations nucléaires civiles françaises ont été construites dans les années 1960. Nombre d’entre elles arrivent ou vont arriver à la fin de leur durée de vie utile. Elles devront donc être démantelées et les sites assainis dans les prochaines années, ce qui conduira à une augmentation conséquente du nombre d’installations en démantèlement en France.
Dans son rapport annuel pour 2022, l’ASN présente pour la première fois un observatoire des projets de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets pour les projets prioritaires. Comme l’a précisé Pierre Bois, directeur général adjoint de l’ASN, lors de l’audition de l’autorité de sûreté par l’OPECST le 25 mai 2023 :
« La genèse de l’outil procède du constat que les projets de démantèlement et de récupération de reprise et de conditionnement des déchets sont nombreux – beaucoup d’installations liées au nucléaire historique doivent être démantelées et assainies – et complexes, en raison d’enjeux radiologiques importants ou parce que les substances ne sont pas toujours complètement caractérisées ou se présentent sous des formes physiques difficiles à approcher. Parfois, les technologies nécessaires à la récupération de ces objets doivent être définies. Certaines filières de gestion des déchets ne sont pas encore en place. »
Par conséquent, les opérations de démantèlement à venir représentent un enjeu majeur pour les exploitants et les industriels ainsi que pour l’ASN et l’IRSN.
10. L’éventuelle augmentation de la puissance des réacteurs actuels
En attendant que soient construits les futurs réacteurs, le Gouvernement a demandé à EDF d’étudier la possibilité d’augmenter la production des centrales actuelles, comme cela a déjà été réalisé aux États-Unis ou en Belgique.
Cette augmentation de puissance, de l’ordre de 4 à 5 %, pourrait nécessiter des modifications du circuit secondaire des installations, celui des turbines et des alternateurs, mais aussi des évolutions du circuit primaire.
Si cette orientation est confirmée par EDF, l’ASN devra évaluer, le cas échéant avec l’appui de l’IRSN, l’adéquation de ces modifications et les conditions de leur réalisation.
II. Atouts et risques potentiels d’une réorganisation
1. La question centrale des ressources humaines
Tant Benoît Journé que Daniel Gremillet, rapporteur du Sénat sur le projet de loi relatif relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, ont attiré l’attention sur les tensions, frictions et inquiétudes inéluctables que fait naître toute perspective de changement institutionnel. Or cette question présente ici une acuité particulière, en raison de la nature même du contrôle de la sûreté nucléaire. Loin de n’être qu’un problème ancillaire, elle apparaît comme une question centrale dans l’hypothèse d’une réforme du dispositif.
Les interlocuteurs entendus par les rapporteurs se sont tous rejoints pour dire que l’expert en sûreté nucléaire est une denrée rare. La relance de l’activité nucléaire, dans notre pays mais aussi à l’étranger, ne va pas dans le sens d’une amélioration de la situation. Un rapprochement ou une réorganisation ne peut, en tout état de cause, être couronné de succès que dans un contexte de croissance des moyens.
Il s’agit d’un point majeur : alors que pour 56 réacteurs électrogènes, l’autorité de sûreté française compte environ 550 personnes, pour 19 réacteurs, l’autorité de sûreté canadienne (Commission canadienne de sûreté nucléaire ou Canadian Nuclear Safety Commission) en compte environ 950, dont 280 affectées à l’appui technique et scientifique. Par ailleurs, pour six réacteurs électro-générateurs, l’autorité de sûreté suédoise (Strålsäkerhetsmyndigheten) en compte environ 300 et pour 5 réacteurs l’autorité de sûreté finlandaise (Stuk) environ 360, auxquelles s’ajoutent 200 experts de son organisme d’appui technique et scientifique (VTT). Enfin, pour 28 réacteurs dont 3 en construction, l’autorité de sûreté sud-coréenne (NSSC) compte environ 990 personnes auxquelles s’ajoutent plus de 600 experts de son organisme d’appui scientifique et technique (KINS).
Une éventuelle réforme du dispositif de contrôle de la sûreté sera donc jugée sur sa capacité à renforcer la mobilisation humaine dans le secteur, tant en termes quantitatifs (effectifs statutaires, ETPT, recrutements sous contrat de droit privé, etc.) qu’en termes qualitatifs (conditions offertes, gestion prévisionnelle des carrières, motivation des personnels).
Puisqu’est projetée une évolution structurelle, il faut s’attendre à ce que son appropriation par les acteurs fasse l’objet d’une courbe d’apprentissage : le risque n’est pas exclu que l’organisation ait d’abord tendance à piétiner, voire à légèrement régresser, avant de s’engager sur la voie d’un progrès global. Cette période transitoire, par nature délicate, ne saurait donc être concomitante avec la phase opérationnelle des nouveaux programmes attendus, ce qui ouvre, pour une éventuelle réorganisation, une fenêtre d’opportunité relativement étroite, sans doute d’ici fin 2024.
Pour les mêmes raisons, les rapporteurs jugent qu’un éventuel rapprochement entre l’ASN et l’IRSN ne saurait avoir lieu à effectifs constants. Soumises à de fortes tensions du fait des nombreux chantiers en cours et à venir, les ressources actuelles des deux organisations laissent toutefois espérer des gains, notamment dans les fonctions supports (informatique, gestion des ressources humaines, direction internationale) qui peuvent sembler aujourd’hui faire doublon. À cette aune, la question du poids respectif des moyens mis à disposition de l’ASN et de l’IRSN, beaucoup débattue depuis quelques mois, paraît passer au second plan.
Un éventuel rapprochement permettrait au contraire d’ouvrir davantage de perspectives de carrière, et d’abord la possibilité d’une mobilité géographique accrue, tant pour le personnel de l’ASN que pour celui de l’IRSN, aujourd’hui implanté sur sept sites différents. Ces éléments peuvent peser favorablement dans la balance pour attirer de nouveaux talents, souvent moins sédentaires.
Au surplus, comme l’a rappelé Bertrand de l’Épinois, la concentration de toutes les équipes à Fontenay-aux-Roses jusqu’à la fin des années 1990 avait pour avantage de fluidifier la circulation de l’information entre les différentes instances de l’époque. Une intégration plus poussée devrait pouvoir apporter des résultats également en ce domaine.
2. Les limites d’une structuration plus respectueuse du continuum entre expertise et décision
Les détracteurs d’une évolution des structures actuelles de contrôle de sûreté nucléaire laissent entendre que celle-ci ne permettrait plus d’assurer une séparation claire entre l’expertise et la décision. C’est d’abord méconnaître le continuum qui existe entre ces deux activités, tel qu’il a été décrit plus haut. L’ASN dispose d’ailleurs déjà aujourd’hui d’une expertise propre pour les équipements sous pression nucléaires, au sein de la DEP basée à Dijon, ainsi que d’un budget d’expertise.
En tout état de cause, un rapprochement de l’IRSN et de l’ASN aurait pour conséquence nécessaire de renforcer le cloisonnement existant aujourd’hui au sein de l’ASN entre l’instance décisionnelle et les services d’instruction. Au sein de l’autorité de sûreté américaine, le directoire (board) fonctionne de manière tout à fait autonome. Il en va déjà de même pour le collège de l’ASN, composé de cinq membres, lequel se prononce au demeurant toujours à l’unanimité jusqu’à aujourd’hui. Or l’indépendance du collège de décision est le gage de la sûreté nucléaire, ce processus décisionnel devant en tout état de cause être préservé.
Avant même une évolution éventuelle des structures, un fonctionnement plus intégré de l’ASN et de l’IRSN pourrait déjà apporter des résultats non négligeables, qu’il prépare ou non une réorganisation. Car, à l’heure actuelle, la séparation la plus importante est peut-être déjà celle qui prévaut entre le collège de l’ASN et ses services d’instruction, plutôt que celle qui existe entre ceux-ci et les experts de l’IRSN spécialisés dans la sûreté nucléaire.
3. Le dialogue technique, garant de la fluidité et de la qualité des contrôles
Sur le plan opérationnel, le succès d’un possible rapprochement aurait sans conteste pour pierre de touche le maintien, et même l’amélioration, d’un dialogue technique approfondi entre ingénieurs de l’exploitant et experts. Dans ce cadre, les efforts déjà engagés pourraient être approfondis et accélérés.
Le principal écueil consisterait à dériver vers une expertise purement juridique, de papier, en perdant le lien avec le terrain. Comme l’a souligné Benoît Journé, il s’agit « d’une question d’équilibre à trouver entre le technique et le juridique ». Conserver un dialogue technique intense évitera de basculer dans un système à l’américaine, au demeurant très différent.
Ainsi, le mouvement d’allègement de certains questionnaires préalables envoyés par l’IRSN, souvent fastidieux à renseigner, mérite d’être poursuivi pour laisser place à des séminaires techniques qui, sur l’espace d’une ou deux demi-journées, permettent de garantir un échange d’information aussi, voire davantage approfondi, puisqu’ils reposent sur des échanges en face-à-face, plus efficaces et moins coûteux en temps et en énergie. Quelle que soit la forme d’organisation retenue, cet effort est à encourager.
Dans la droite ligne des analyses recueillies par les rapporteurs, ces allègements procéduraux ciblés ne doivent pas être entendus comme un allègement des contraintes pesant sur les exploitants, mais au contraire comme le moyen de concentrer les ressources sur des points d’attention matériels nés, non d’une exigence bureaucratique, mais de l’observation concrète des installations.
Disposant de ressources plus réduites que celles de l’opérateur historique, les jeunes entrepreneurs entendus par les rapporteurs ont été les premiers à exprimer des vœux en ce sens. Ils ont, au surplus, insisté sur la nécessité de dématérialiser au maximum les échanges écrits. Là encore, il semble aux rapporteurs qu’il n’est pas nécessaire que la question d’un éventuel rapprochement soit déjà tranchée pour s’engager dès maintenant de manière plus active dans la voie de la numérisation.
4. Le maintien d’un niveau élevé de transparence
Il importe de souligner que le niveau de transparence atteint aujourd’hui apparaît à tous les interlocuteurs entendus comme un acquis intangible de sorte qu’en cas de réorganisation, les expertises devront continuer d’être publiées à destination du grand public : au lieu d’être des expertises de l’IRSN, ces études seront simplement celles des services instructeurs d’une nouvelle autorité.
Au surplus, la décision réglementaire et les analyses préparatoires ne devraient pas plus être identiques que les expertises de l’IRSN et les décisions de l’ASN ne coïncident parfaitement aujourd’hui. L’autorité des cours de justice administrative ne souffre pas du fait que les rapporteurs publics y présentent aux magistrats de la formation de jugement des analyses auxquelles ces derniers ne se rallient pas toujours dans leurs arrêts. L’ensemble de la procédure, qui repose sur un pluralisme assumé, est quant à lui transparent pour le grand public.
Actuellement, les expertises de l’IRSN doivent être publiées en concertation avec l’ASN. Plutôt que de s’interroger sur la manière dont les écarts éventuels peuvent être interprétés, il convient de rappeler que des divergences sont par essence vouées à demeurer entre expertise et décision, comme cela a été rappelé. Il semble en effet évident que la démonstration de sûreté ne serait pas une « confrontation de doutes » si la voie de la décision finalement prise se trouvait toujours indiquée sans équivoque dès les premiers constats préliminaires.
À l’avenir, même si les rapporteurs ne sauraient se prononcer sur un calendrier idéal de publication, il leur semble, dans un souci d’apaisement, que les expertises et recommandations doivent être diffusées de manière concomitante, au moment où l’autorité indépendante rend sa décision.
III. Les points restant à éclairer
Le calendrier d’un éventuel rapprochement mérite d’être étudié de près. Inquiet du gonflement attendu de son activité, le personnel de l’ASN a souligné que la transition vers une nouvelle organisation pourrait être source de difficultés, compte tenu du nombre de dossiers à traiter prochainement. Dès lors, le calendrier qui sera adopté devra être compatible avec les perspectives de gestion d’un nombre très accru de dossiers. Pour les rapporteurs, compte tenu des délais inhérents à toute réorganisation, il y aurait péril à atermoyer, alors qu’une éventuelle réforme peut être engagée dès la rentrée 2023.
Le traitement de la question de la sûreté nucléaire dans le secteur de la défense doit faire l’objet d’une attention particulière. À l’issue de l’audition de l’amiral Guillaume dans les locaux mêmes de l’IRSN, le 28 juin, il apparaît que le pôle « Défense, sécurité et non-prolifération » de l’IRSN ne saurait faire partie d’une autorité administrative indépendante. Selon l’amiral Guillaume, il convient d’envisager un rattachement de ces services au ministère de la Défense, à charge pour la nouvelle autorité indépendante de conclure une convention avec cette administration pour garantir que la transparence et le suivi des questions de sûreté nucléaire militaire soient maintenus au niveau d’aujourd’hui.
Les perspectives dessinées en vue d’un rapprochement doivent prendre en compte l’évolution forcément exogène des activités commerciales de l’IRSN, qui varient selon les besoins du marché. Pour certaines activités, telles que la fourniture de dosimètres et diverses prestations de mesure pour le suivi des travailleurs exposés, déjà regroupées dans une structure propre d’environ 60 personnes, le transfert au sein d’une autorité administrative indépendante apparaît en effet délicat. Néanmoins, ces activités doivent être pérennisées, en raison de leur caractère stratégique. Une réforme devrait en tout état de cause prendre en compte le fait que l’évolution technologique imprime son propre rythme au développement des activités industrielles et commerciales assurées à l’heure actuelle. Par exemple, les recherches de haut niveau menées par l’IRSN pour exploiter en dosimétrie les capacités de captation des smartphones dont la population est largement équipée, ont déjà donné des résultats très probants.
Les rapporteurs se sont également interrogés sur le devenir de l’appui technique et scientifique aux fonctions réglementaires (TSO) fourni aujourd’hui par l’IRSN à d’autres pays. Dans sa réponse, le ministère de la Transition énergétique a indiqué que « La continuité de ces activités ne pose aucune difficulté dans la mesure où elles sont au bénéfice de pairs de l’ASN et, en tout état de cause, d’entités qu’elle n’est pas amenée à contrôler. L’ASN elle-même participe à des appels d’offre de la Commission européenne pour des missions d’appui de cette nature, souvent en consortium avec d’autres autorités ou TSO européens. »
De manière générale, toute tentative de réorganisation devrait apporter la visibilité nécessaire aux personnels alloués aux activités de l’IRSN, non liées à la sûreté nucléaire et à la radioprotection, qui ne feraient pas l’objet d’un rapprochement.
Troisième partie :
Propositions
Un regroupement des moyens humains et financiers actuellement alloués à la sûreté nucléaire et à la radioprotection doit permettre de mettre fin à une certaine ambivalence en la matière et de faire face aux nombreux défis qui s’annoncent.
Sous réserve de définir exactement son périmètre d’activité – en première approche, le contrôle, l’expertise et la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection –, l’entité nouvelle pourrait être constituée sous la dénomination d’Autorité indépendante en sûreté nucléaire et radioprotection, ou AISNR. La dénomination de l’autorité nouvelle tirerait la conclusion de cette réorganisation matérielle qui renforcerait de fait ses capacités d’expertise. Le rappel de sa qualité d’autorité indépendante devrait être en tout état de cause inclus dans sa dénomination.
L’état des lieux effectué par les rapporteurs a mis en évidence le besoin d’augmenter les effectifs alloués aux activités de la sûreté nucléaire civile, tant en matière de sûreté et de radioprotection que de recherche. Cette augmentation des effectifs doit être réalisée en grande partie dès 2024, concomitamment à l’évolution de la gouvernance envisagée, pour tenir compte des délais nécessaires à la montée en compétence des personnels. Une acculturation sera nécessaire et prendra donc du temps.
L’augmentation des effectifs doit aller de pair avec un renforcement de l’attractivité des métiers concernés, y compris sur le plan des rémunérations. Leur fixation doit tenir compte non seulement des conditions offertes dans d’autres établissements publics, tel le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), mais aussi de celles qui sont proposées dans les entreprises du secteur privé recrutant dans le même secteur.
III. Préserver l’indépendance de l’expertise
L’indépendance de l’expertise en matière de sûreté nucléaire doit être préservée quelle que soit l’organisation envisagée. À cet égard, il convient de maintenir une publication des rapports d’expertise, en particulier ceux sur lesquels s’appuient actuellement les décisions de l’ASN. De surcroît, il apparait nécessaire de rendre cette publication concomitante avec celle des décisions de l’Autorité indépendante de sûreté nucléaire.
Par ailleurs, un renforcement du rôle des groupes permanents d’experts, à la fois en termes de composition et de fréquence de leurs réunions, pourrait consolider à la fois l’indépendance de l’expertise, en explicitant la confrontation de la diversité des avis, et la confiance du public, en favorisant une plus grande transparence dans le processus en amont de la décision.
IV. Maintenir la sûreté nucléaire à son haut niveau actuel
La prévention des accidents nucléaires en France doit demeurer au niveau qui est le sien depuis quatre décennies. Toute réorganisation structurelle doit être préparée de façon à garantir le suivi ininterrompu des procédures ouvertes ainsi que la continuité des flux de traitement de l’information régulièrement recueillie auprès des opérateurs.
Sur un plan managérial, une telle réorganisation doit impérativement s’appuyer sur une gestion anticipée des défis liés aux rapprochements à opérer au sein des équipes concernées, en dégageant des moyens spécifiquement dédiés à cette conduite du changement.
V. UNIFIER la gestion de crise
Les rapporteurs préconisent de reprendre la recommandation n° 4 du rapport présenté par Alma Dufour et Sébastien Rome le 31 mai 2023 au nom de la commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’évaluation du système dual en matière de sûreté nucléaire, garanti par l’indépendance entre la fonction de régulateur assurée par l’Autorité de sûreté nucléaire et celle d’expertise assurée par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire :
« Clarifier la répartition des compétences en matière de gestion de crise entre l’ASN et l’IRSN, et étudier la mise en place d’un centre de crise commun entre les deux organismes. Les modalités d’organisation de ce centre devront faire l’objet d’échanges entre le Gouvernement, l’ASN et l’IRSN afin de disposer de la structure la plus efficace pour clarifier la chaîne de réponse en cas de situation d’urgence. »
Plusieurs des interlocuteurs entendus par les rapporteurs ont souligné la qualité des travaux de recherche menés par l’IRSN, qui bénéficie d’une réelle reconnaissance au niveau européen et international dans son domaine.
C’est ce que confirme le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) dans son dernier rapport d’évaluation de l’IRSN, en date du 17 mars 2023 :
« L’IRSN assume au meilleur niveau ses missions en liaison avec l’État dans un secteur stratégique pour la France et dans un contexte géopolitique en mutation. Son modèle couple expertise et recherche, ce qui lui a permis d’acquérir des compétences reconnues aux niveaux français, européen et international. »
La nouvelle entité devra inclure un département dédié à la recherche, capable de renforcer cette position de pôle d’excellence internationale dans le domaine de la recherche en sûreté nucléaire et radioprotection.
À cette fin, il conviendra de prendre en compte les recommandations formulées par le Hcéres dans son récent rapport, en particulier sur le renforcement des partenariats académiques en France et en Europe et la nécessité d’établir un modèle économique assurant le maintien du parc de plateformes expérimentales et logicielles de l’IRSN.
Bien entendu, les relations nouées par l’actuelle autorité de sûreté avec des instituts ou laboratoires de recherche devront être maintenues.
Le Hcéres pourrait continuer à expertiser tous les quatre ans les structures de recherche adossées à la nouvelle entité.
À ce titre, la nouvelle autorité devra être incluse dans la liste des établissements publics et organismes de recherche et se conformer aux dispositions correspondantes du code de la recherche. En tant que de besoin, ces dispositions pourront être modifiées pour lever toute difficulté liée au statut d’autorité administrative indépendante.
VII. Améliorer la transparence
Il faudra, dans la future structure, garantir des modes d’information et d’association du public pour lui permettre de suivre les questions techniques les plus importantes tout au long de leur traitement.
Une information « à froid » sur les grands dossiers de sûreté nucléaire et de radioprotection doit notamment être proposée, comme c’est le cas aujourd’hui au travers des concertations numériques systématiquement mises en place par l’ASN en amont d’une décision du collège de l’ASN ayant une incidence sur l’environnement.
En tout état de cause, un rapprochement devra maintenir le même niveau élevé d’information et de transparence. Pour ce faire, l’éventuelle nouvelle entité devra reprendre les moyens cumulés de l’ASN et de l’IRSN pour mieux diffuser l’information relative au nucléaire, en exploitant tous les canaux les plus efficaces, notamment numériques, pour toucher les couches les plus larges possibles du grand public.
VIII. Renforcer le rôle du parlement
Le rapprochement de l’ASN et de l’IRSN au sein d’une nouvelle autorité administrative indépendante représenterait une nouvelle étape essentielle pour assurer la sûreté nucléaire du XXIe siècle, dix-sept ans après le vote de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, ainsi que de la loi du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs, deux lois qui avaient fait à l’époque l’objet d’un large consensus politique.
Les contours exacts de cette réorganisation restent encore à préciser, notamment pour définir le calendrier de la réforme, traiter la question de la sûreté nucléaire dans la défense, de l’évolution des activités commerciales de l’IRSN, etc. Il apparaît donc indispensable d’inscrire une telle réforme dans un cadre législatif fort, en donnant le temps nécessaire à un vaste débat parlementaire afin de faire émerger un consensus aussi large que possible.
De plus, les questions relatives à la sûreté nucléaire devront faire l’objet d’un suivi plus resserré.
Depuis sa création en 1983, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques a joué un rôle central dans le développement de l’énergie nucléaire en France. Les rapports de l’Office ont souvent influé sur la politique nationale, dans des domaines tels que la sûreté nucléaire, la gestion des déchets, la recherche ou encore l’acceptation sociale de l’énergie nucléaire.
En effet, la diversité de ses membres et de ses compétences dans les domaines scientifiques et technologiques lui permettent de traiter de façon transverse les questions relatives à la filière nucléaire. De plus, il assure un suivi continu des questions nucléaires au travers des auditions annuelles de l’ASN, de l’IRSN et de la CNE2.
De ce fait, l’Office apparaît aujourd’hui comme l’instance la mieux à même de traiter les nouveaux enjeux du nucléaire dans leur globalité et d’assurer un suivi de ces questions pour le Parlement.
Aussi, les rapporteurs recommandent-ils que l’Office reçoive explicitement la mission de suivre de manière rapprochée les questions nucléaires, en particulier celles de la sûreté, de la radioprotection et de la réorganisation envisagée dans ce domaine.
Par ailleurs, le Conseil scientifique qui appuie les activités de l’Office devrait recevoir le renfort de scientifiques de haut niveau dont l’expertise en matière nucléaire est reconnue.
EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE
L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques s’est réuni le 11 juillet 2023 pour examiner le rapport sur « les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN sur les plans scientifiques et technologiques ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection » présenté par M. Jean-Luc Fugit, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteurs.
(compte-rendu à venir).
L’Office adopte le rapport sur « les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN sur les plans scientifiques et technologiques ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection » et autorise sa publication.
liste des personnes entendues par les rapporteurs
Mardi 30 mai 2023
15 heures : ANCCLI
16 heures : AIEA
16 heures 45 :
17 heures :
18 heures :
Mardi 6 juin 2023
14 heures 30 : Cérémé et PNC-France
15 heures 30 : Représentants syndicaux de l’IRSN
16 heures 30 : Représentants du personnel de l’ASN
17 heures 30 : Nuclear Transparency Watch
Jeudi 8 juin 2023
8 heures 30 : IMT-Atlantique - Institut Mines-Télécom
9 heures 30 : IAE Nantes – Économie et Management
10 heures 30 : Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN)
Mercredi 14 juin 2023
14 heures 30 : Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)
15 heures 30 : Institut négaWatt
16 heures 30 : Autorité de sûreté nucléaire (ASN)
17 heures 30 : Groupe EDF
Jeudi 15 juin 2023
17 heures :
Lundi 19 juin 2023
18 heures : ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
Mercredi 21 juin 2023
14 heures 15 : AREVA S.A.
Lundi 26 juin 2023
14 heures : visite du CNPE de Chinon
Mardi 27 juin 2023
8 heures 30 : Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France
9 heures :
9 heures 30 : Société française d’énergie nucléaire (SFEN)
10 heures 30 :
Mercredi 28 juin 2023
9 heures : Visite du site IRSN de Fontenay-aux-Roses
14 heures : Autorité de sûreté nucléaire
[1] Pierre Henriet, député, et Gérard Longuet, sénateur, Rapport sur la réforme du contrôle et de la recherche en sûreté nucléaire et radioprotection, Compte rendu de l’audition publique du 16 février 2023 et de la présentation des conclusions du 28 février 2023, Assemblée nationale n° 904 (16e législature) – Sénat n° 374 (2022-2023).
[2] Loi n° 2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.
[3] M. Mangeon, Conception et évolution du régime français de régulation de la sûreté nucléaire (1945-2017) à la lumière de ses instruments : une approche par le travail de régulation. Gestion et management. Université Paris sciences et lettres, 2018.
[4] Loi n° 46-628 du 8 avril 1946 sur la nationalisation de l’électricité et du gaz.
[5] F. Cogné, (1984). « Évolution de la sûreté nucléaire », Revue Générale Nucléaire, n° 1, 1984.
[6] Loi n° 2001-398 du 9 mai 2001 créant une Agence française de sécurité sanitaire environnementale
[7] « Jacques Chirac plaide pour un développement du nucléaire dans l’ère de "l’après-pétrole" », 5 janvier 2006, Le Monde.
[8] Le principe de responsabilité de l’exploitant, « défini à l’article 9 de la Convention sur la sûreté nucléaire, est le premier des principes fondamentaux de sûreté de l’AIEA. Il prévoit que la responsabilité en matière de sûreté des activités nucléaires à risques incombe à ceux qui les entreprennent ou les exercent » (cité dans Les principes et les acteurs du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, ASN, 2015).
[9] Ces critères sont définis dans le Guide relatif aux modalités de déclaration des événements significatifs dans les domaines des installations nucléaires consultable sur le site de l’ASN.
[10] Thomas Gassilloud, député, et Stéphane Piednoir, sénateur, Rapport sur l’énergie nucléaire du futur et les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération « Astrid », Assemblée nationale n° 4331 (15e législature) – Sénat n° 758 (2020-2021).
[11] Dans son sixième rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine sont d’ores et déjà la cause d’une hausse de la fréquence ou de l’intensité de certains évènements climatiques extrêmes, une évolution qui devrait se poursuivre et s’amplifier. En particulier, les vagues de chaleur devraient devenir plus fréquentes, plus longues ou plus sévères.
[12] L’énergie nucléaire a fourni 25 % de la production totale d’électricité dans l’Union européenne en 2021, devant l’éolien (13,7 %), l’hydraulique (13,3 %) et le solaire (5,8 %), d’après Electricity production, consumption and market overview, février 2023, EUROSTAT.
[13] Climate Change:Assessment of the Vulnerability of Nuclear Power Plants and Approaches for their Adaptation, 2021, Agence de l’énergie nucléaire (AEN), OCDE, p. 108.
[14] K. Linnerud et G.S Eskeland., « The Impact of Climate Change on Nuclear Power Supply », Energy Journal, décembre 2021.
[15] Déclaration commune des trois autorités de sûreté britannique, finlandaise et française sur la conception du système de contrôle-commande du réacteur EPR, 2 novembre 2009