N° 2687

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 mai 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES FINANCES, dE L’Économie gÉnÉrale
et du contrÔLE BUDGÉTAIRE

sur la privatisation de La Française des jeux

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Philippe BRUN,
rapporteur spécial

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SOMMAIRE

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Pages

Introduction

I. Un transfert de propriété prévu par la loi pacte

A. L’opérateur historique du marché des jeux

1. Les jeux, activité réglementée

2. La Française des jeux, exploitant public d’un monopole

B. Une opération visant à accompagner le développement et la modernisation de l’entreprise

1. L’autorisation donnée par le législateur

2. L’opération de privatisation

C. une opération qui se heurtait à des objections de principe

II. une prise en compte insuffisante de l’intérêt patrimonial de l’état

A. Un succès populaire

B. le succès d’une grande entreprise

C. une prise en compte insuffisante de l’intérêt patrimonial de l’état

1. Une recette à court terme au prix d’une perte de dividendes

a. Une recette immédiate

b. Une substantielle perte de dividendes

c. Une valorisation très supérieure en 2024 à son niveau initial

2. L’insuccès du Fonds pour l’innovation et l’industrie

3. La question pendante de la soulte

III. les limites du contrôle de l’état

A. un contrôle théoriquement fort de l’état

1. L’État, actionnaire de référence

2. Le contrôle étroit instauré par la loi Pacte

B. des évolutions critiquées par le régulateur

1. L’Autorité nationale des jeux, nouveau régulateur

2. Une stratégie commerciale contestée par le régulateur

TRAVAUX DE LA COMMISSION

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LE RAPPORTEUR SPÉCIAL

 


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   Introduction

Créée en 1979 sous le nom de Société de la loterie nationale et du Loto national (SLNLN), La Française des jeux, ainsi qu’elle s’appelle depuis 1991, était détenue à 72 % par l’État lorsque le législateur a autorisé le transfert de la majorité de son capital au secteur privé. Au terme du processus ouvert par l’article 137 de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises ([1]), dite Pacte, l’État ne détient plus qu’un peu plus de 20 % de son capital.

Les cinq années écoulées depuis lors offrent le recul nécessaire pour dresser un premier bilan de cette opération. Dans le cadre du printemps de l’évaluation de 2024, il paraissait pertinent d’en évaluer la portée tant du point de vue des intérêts patrimoniaux de l’État que de l’évolution d’une entreprise dont celui-ci reste l’actionnaire de référence.

*

*     *

Si le transfert de la propriété de la majorité du capital de La Française des jeux était prévu par la loi Pacte (I), le rapporteur spécial n’en constate pas moins que l’intérêt patrimonial de l’État a insuffisamment été pris en compte dans le cadre de cette opération (II) ; se pose en outre la question des limites et de l’effectivité du contrôle assuré par l’État sur l’entreprise (III).

 


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I.   Un transfert de propriété prévu par la loi pacte

La Française des jeux jouit d’une position singulière sur un marché atypique (A). Le législateur a entendu en permettre la privatisation (B), nonobstant les objections de principe auxquelles une telle opération pouvait se heurter (C).

A.   L’opérateur historique du marché des jeux

Dans le contexte d’une activité et d’un marché réglementés, la Française des jeux était l’exploitant d’un monopole.

1.   Les jeux, activité réglementée

À la date du dépôt du projet de loi Pacte, les jeux d’argent et de hasard, en application de l’article L. 322-1 du code de la sécurité intérieure, issu de l’article 1er de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries codifié par une ordonnance du 12 mars 2012 ([2]), étaient soumis à un principe de prohibition :

« Sont réputés jeux d’argent et de hasard et interdits comme tels toutes opérations offertes au public, sous quelque dénomination que ce soit, pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait dû, même partiellement, au hasard et pour lesquelles un sacrifice financier est exigé de la part des participants.

« Cette interdiction recouvre les jeux dont le fonctionnement repose sur le savoir-faire des joueurs. »

L’interdiction était toutefois assortie de trois types de dérogation :

– l’autorisation d’activités exercées en monopole – par La Française des jeux –, catégorie incluant les jeux de loterie, le pari sportif dans le réseau de distribution physique et le pari hippique ;

– l’autorisation d’exploiter des casinos, régie par les articles L. 321-1 à L. 321-7 du code de la sécurité intérieure ;

– l’autorisation, pour des opérateurs agréés, d’exploiter des jeux d’argent et de hasard en ligne, en application d’une loi du 12 mai 2010 ([3]).

L’article 3 de la loi du 12 mai 2010 précitée ([4]) disposait en outre que la politique de l’État en matière de jeux avait pour objectif d’en limiter et d’en encadrer l’offre et la consommation et d’en contrôler l’exploitation afin de :

– prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs ;

– assurer l’intégrité, la fiabilité et la transparence des opérations de jeu ;

– prévenir les activités frauduleuses ou criminelles ainsi que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ;

– veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu afin d’éviter toute déstabilisation économique des filières concernées.

La régulation du secteur présentait un caractère éclaté :

– les activités monopolistiques de La Française des jeux étaient sous le contrôle du ministre chargé du budget, sur le fondement d’un décret du 9 novembre 1978 ([5]) et de l’article 48 de la loi de finances rectificative pour 1994 ([6]) ;

– les activités monopolistiques du Pari mutuel urbain (PMU) étaient contrôlées conjointement par les ministres chargés du budget et de l’agriculture ;

– les activités des casinos relevaient de la compétence du ministère de l’intérieur ;

– les activités des opérateurs de jeux en ligne étaient soumises au contrôle de l’Autorité de régulation des jeux en ligne, créée par la loi du 12 mai 2010 précitée.

2.   La Française des jeux, exploitant public d’un monopole

À la suite du lancement, en 1927, d’une tombola crée par l’association des « Gueules cassées » qui venait en aide aux soldats défigurés au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’État crée en 1933 la « loterie nationale ». Par la suite, est créée en 1979, la Société de la Loterie nationale et du Loto national (SLNLN), dont l’État est l’actionnaire majoritaire. La SLNLN devient en 1989 France Loto, puis en 1991 La Française des jeux (FDJ), société anonyme titulaire de droits exclusifs en matière d’organisation et d’exploitation de jeux d’argent et de hasard – sur l’exploitation des jeux de loterie en points de vente et en ligne ainsi que des paris sportifs en points de vente.

La Française des jeux exerce ainsi deux activités principales. Son activité historique est le jeu de loterie, qui comprend des jeux de tirage, tels que le Loto et l’Euromillions, ainsi que des jeux instantanés, tels que des jeux de grattage et des jeux à aléa immédiat. Depuis 1985, les paris sportifs en point de vente sont la deuxième activité principale de La Française des jeux. Enfin, son portefeuille comporte également des jeux en ligne tels que des jeux de poker et des jeux de paris hippiques et sportifs.

Les principaux actionnaires en étaient, à la date du 6 novembre 2019, l’État et des associations d’anciens combattants.

l’actionnariat de la Française des jeux à la veille de sa privatisation

 

 

Nombre d’actions*

Nombre de droits de vote*

Part du capital et des droits de vote*

État français

137 520 000

275 040 000

72,00 %

FCP Française des jeux Actionnariat

9 550 000

19 100 000

5,00 %

Union des blessés de la face et de la tête (UBFT)

17 626 435

35 252 870

9,23 %

Fédération nationale André Maginot (FNAM)

8 079 300

16 158 600

4,23 %

(sous-concert UBFT-FNAM)

25 705 735

51 411 470

13,45 %

IDSud

5 015 660

10 031 320

2,63 %

Confédération nationale des buralistes de France

3 732 140

7 464 280

1,95 %

MASFIP (anciennement Mutuelle du Trésor)

1 910 000

3 820 000

1,00 %

Comalo

1 121 170

2 242 340

0,59 %

Émissions Berger

714 340

1 428 680

0,37 %

Mme Stéphane Pallez**

955**

1 910**

-

FDJ/Soficoma***

5 730 000

11 460 000

3,00 %

Total

191 000 000

382 000 000***

100 %

* : Après prise d’effet de l’octroi de droit de vote double aux actions détenues au nominatif depuis plus de 2 ans puis de la division de la valeur nominale des actions de la Société.

** : Ces actions sont des actions prêtées par l’UBFT au titre du mandat d’administrateur.

*** : la détention de ces actions par la société Soficoma était l’objet d’un contentieux.

Source : commission des finances d’après la note d’opération approuvée le 6 novembre 2019 par l’Autorité des marchés financiers sous le numéro 19-514.

Compte tenu des règles alors en vigueur (cf. supra), La Française des jeux se trouvait placée jusqu’à l’automne 2019 sous le contrôle :

– d’une part, du ministre chargé du budget, qui s’appuyait dans ses missions sur les avis de la Commission consultative des jeux et paris sous droits exclusifs (COJEX) ([7]), pour les activités sous droits exclusifs, chacun des jeux exploités par l’entreprise devant être autorisé par lui, de même que le programme de jeux annuel de La Française des jeux et son plan d’action en matière de jeu responsable et de lutte contre la fraude et le blanchiment d’argent ;

– d’autre part, de l’Autorité de régulation des jeux en ligne, pour ses activités d’opérateur de ce type de jeux.

En 2018, le chiffre d’affaires de La Française des jeux s’élevait à 1,803 milliard d’euros contre 1,762 milliard d’euros en 2017 ([8]). Elle disposait d’un large réseau de proximité de plus de 30 000 points de vente et d’un bassin d’environ 25 millions de joueurs ([9]). Au 31 décembre 2018, le montant total des mises s’élevait à 15,817 milliards d’euros ([10]), en hausse de 4,4 % par rapport à 2017. Son EBITDA ([11]) s’élevait à 315 millions d’euros en 2018 ([12]). De plus, La Française des jeux représentait 51 % du produit brut des jeux (PBJ) français en 2018, lequel s’élevait à 5,12 milliards d’euros de PBJ au 31 décembre 2018 ([13]). Ainsi, elle était déjà la deuxième loterie européenne et la quatrième loterie mondiale en termes de PBJ.

Avant même sa privatisation, l’activité de La Française des jeux était croissante et dynamique, notamment grâce à sa transformation numérique et au plan stratégique FDJ 2020 lancé le 1er juillet 2015. Celui-ci visait à « reconquérir des clients et conquérir de nouveaux clients dans une optique de jeu responsable avec quatre axes prioritaires : accélérer la numérisation de l’offre et de la distribution, développer l’innovation de rupture, moderniser et compléter le réseau de distribution, et soutenir la croissance des paris sportifs » ([14]). Ainsi, en 2017 La Française des jeux avait enrichi son offre de jeux digitalisés avec notamment « Amigo Live, Illiko Live, Super Jackpot, et paris eSportifs gratuits » ([15]).

B.   Une opération visant à accompagner le développement et la modernisation de l’entreprise

Justifiée par une volonté d’accompagner la transformation de La Française des jeux en même temps que par une réflexion sur la gestion du portefeuille de participations de l’État, l’autorisation du transfert au secteur privé de la majorité du capital de La Française des jeux a été mise en œuvre à la fin de l’année 2019.

1.   L’autorisation donnée par le législateur

L’article 51 du projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 19 juin 2018 visait, aux termes de l’exposé des motifs du texte, à « autoriser le transfert au secteur privé de la majorité du capital de La Française des Jeux tout en la maintenant sous le contrôle strict de l’État permettant à ce dernier de continuer à prévenir le jeu excessif, protéger les populations vulnérables (notamment les mineurs) et lutter contre la fraude et le blanchiment d’argent ». Ledit transfert devait permettre « d’accompagner le développement et la modernisation de l’entreprise ». Le rapporteur spécial relève toutefois que cette justification était formulée par l’étude d’impact en des termes d’une grande généralité qui ne permettaient pas d’envisager l’effet concret de la privatisation sur le développement de l’entreprise : « L’ouverture du capital permettrait ainsi à La Française des jeux d’accélérer sur un certain nombre de points essentiels. Cela permettra à l’entreprise d’adapter son niveau d’investissement en facilitant l’accès aux financements nécessaires pour son développement dans le cadre d’acquisitions externes. Cela renforcera par ailleurs sa capacité d’innovation et sa capacité à s’ouvrir au monde extérieur pour accélérer sa montée en compétences. » Il était en outre admis que « l’entreprise dispose d’ores et déjà des atouts nécessaires pour accélérer sa transformation », l’ouverture du capital permettant simplement de « faciliter son activation ».

Le Gouvernement précisait, dans la même étude d’impact, que l’autorisation de transfert du capital intervenait dans le cadre des réflexions de l’État autour de la gestion de son portefeuille : « l’État analyse, pour chacune des entreprises dont il détient des titres, la pertinence de cette détention et le niveau optimal de sa présence au capital afin de s’assurer de la pertinence de tout euro public investi ». S’il indiquait que, « comme le montrent les exemples internationaux, européens ou français d’opérateurs bénéficiant de droits exclusifs, de concessions ou d’agréments dans le domaine des jeux d’argents et de hasard, la régulation de ce secteur doit faire l’objet d’un contrôle étroit et effectif par la puissance publique, afin d’assurer le respect par les opérateurs des impératifs de santé publique », il estimait toutefois que « le contrôle actionnarial d’une entreprise, limité par essence dans ses moyens de contrôle quotidien de l’activité, ne s’avère pas être le vecteur pertinent pour assurer le respect de ces impératifs de contrôle de l’offre de jeux  ». Dès lors, il en concluait que « le maintien de l’État comme actionnaire majoritaire de l’entreprise ne revêt ni un caractère stratégique pour l’État actionnaire, ni une nécessité pour assurer le respect par l’entreprise de ces impératifs de contrôle de l’offre ».

Enfin, il convient de noter que le produit de la cession avait vocation à abonder le Fonds pour l’innovation et l’industrie (FII) dans l’objectif d’atteindre le montant de 10 milliards d’euros, conformément à un engagement pris par le Président de la République ([16]).

Le dispositif adopté désignait ainsi La Française des jeux comme l’opérateur auquel était confiée l’exploitation des jeux de loterie commercialisés en réseau physique de distribution et en ligne ainsi que des jeux de pronostics sportifs commercialisés en réseau physique de distribution, cet opérateur faisant l’objet d’un contrôle étroit de la part de l’État et de droits exclusifs octroyés pour une durée limitée. Il autorisait le transfert au secteur privé de la majorité du capital de La Française des Jeux.

En outre, il habilitait le Gouvernement à prendre par ordonnance diverses mesures visant à préciser les conditions d’exercice par La Française des Jeux de ses activités et à renforcer les pouvoirs de contrôle de l’État sur l’ensemble du secteur des jeux d’argent et de hasard, non seulement La Française des jeux mais aussi le PMU, les opérateurs de jeu en ligne et les casinos.

Supprimé par le Sénat en première lecture mais rétabli et complété, notamment pour permettre une meilleure protection des mineurs, par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, le dispositif est devenu l’article 137 de la loi Pacte.

2.   L’opération de privatisation

Par un décret du 30 octobre 2019 ([17]), est décidé le transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société anonyme La Française des jeux.

Un arrêté du 6 novembre 2019 ([18]) a fixé les modalités de l’opération. Il prévoyait notamment :

– une offre publique à prix ouvert (OPO) en France, portant sur 20 % à 40 % du nombre total d’actions cédées, les particuliers y souscrivant bénéficiant d’une réduction de 2 % sur le prix des actions et se voyant, sous certaines conditions, remettre une action complémentaire gratuite pour dix actions acquises à condition qu’elles aient été conservées pendant dix-huit mois et les intermédiaires du réseau commercial de la société La Française des jeux bénéficiant d’une priorité d’allocation ;

– un placement institutionnel, en France et sur le marché international, garanti par un syndicat bancaire, comprenant une option de surallocation au syndicat bancaire ;

– une offre réservée aux salariés, un volume maximal de 9 276 438 actions détenues par l’État étant cédé à La Française des jeux au prix de l’OPO, à charge pour elle de les rétrocéder aux ayants droit, offre prévoyant un blocage pendant cinq ans des titres acquis.

L’État était assisté par une banque conseil sélectionnée par une procédure adaptée avec mise en concurrence sans publication d’un avis de marché au bulletin officiel des annonces des marchés publics en raison du montant estimatif du marché. Plusieurs banques conseil ont été mises en concurrence compte tenu de leur expertise sur les opérations d’introduction en bourse et de fusion-acquisition ainsi que de leur connaissance des enjeux du secteur des jeux. À l’issue de la mise en concurrence, la banque Lazard a été retenue au regard des critères de valeur technique et de prix détaillés dans le document transmis aux candidats au début de la procédure.

Pour le placement des actions vendues, comme c’est classiquement le cas dans une introduction en bourse, l’État a fait appel à un syndicat d’établissements bancaires mandatés aux fins de procéder à l’opération financière de cession de capital de La Française des Jeux par voie d’introduction en bourse.

Un arrêté du 20 novembre 2019 ([19]) a fixé le prix de l’offre d’actions à 19,50 euros pour les actions cédées par l’État dans le cadre de la procédure d’offre à prix ouvert et à 19,90 euros pour les actions ayant fait l’objet du placement auprès d’investisseurs institutionnels. Le nombre total d’actions cédées par l’État dans le cadre de la procédure d’offre à prix ouvert a été fixé à 36 520 134. Le nombre total d’actions cédées par l’État, ayant fait l’objet d’un placement auprès d’investisseurs institutionnels en France et hors de France garanti par un syndicat d’établissements bancaires, a été fixé à 44 621 497.

Le prix fixé était conforme à l’avis rendu le 18 novembre précédent ([20]) par la commission des participations et transferts ([21]), aux termes duquel « au vu des informations qui lui ont été communiquées ainsi que des données les plus récentes du marché, [ladite commission] estim[ait] que la valeur de La Française des jeux ne saurait être inférieure à 18,80 euros par action soit globalement à environ 3,6 milliards d’euros pour 191 000 000 d’actions composant le capital social ».

Le rôle de la commission des participations et transferts*

Créée par la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations sous le nom de commission de la privatisation, la commission des participations et des transferts (CPT) est actuellement régie par les articles 25 à 28 de l’ordonnance n° 2014-948 du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique. Composée de sept membres, nommés par décret pour six ans, non renouvelables et choisis en fonction de leur compétence et de leur expérience en matière économique, financière ou juridique, elle est saisie par le ministre chargé de l’économie, notamment lorsque sont envisagées « des opérations qui emportent le transfert par l’État de la majorité du capital de la société au secteur privé ».

Son rôle est de déterminer la valeur de la société ou, s’il y a lieu, des éléments faisant l’objet de l’opération.

Ces évaluations sont conduites selon les méthodes objectives couramment pratiquées en matière de cession totale ou partielle d’actifs de sociétés en tenant compte des conditions de marché à la date de l’opération et, selon une pondération appropriée à chaque cas, de la valeur des actifs, des bénéfices réalisés, de l’existence des filiales et des perspectives d’avenir et, le cas échéant, de la valeur boursière des titres et des éléments optionnels qui y sont attachés.

La commission peut demander aux commissaires aux comptes des entreprises faisant l’objet des opérations pour lesquelles elle est saisie tout renseignement sur l’activité et la situation financière desdites entreprises. Les commissaires aux comptes sont alors déliés à son égard du secret professionnel.

Par une lettre datée du 12 septembre 2019, le ministre chargé de l’économie a saisi la commission en vue de la mise sur le marché d’une partie significative du capital de la société La Française des jeux. Pour l’évaluation de celle-ci, la commission a disposé du rapport établi pour l’État par les banques BNP Paribas, Citi, Goldman Sachs et Société générale et du rapport établi pour la société La Française des jeux par la banque Rothschild. Toutes ont eu recours à trois approches d’évaluation :

– l’application des multiples boursiers : les banques ont retenu pour les droits exclusifs la société grecque OPAP qu’elles jugent comme étant le cas comparable le plus pertinent et un ensemble d’opérateurs de paris en ligne, majoritairement britanniques, pour les paris sportifs ;

– l’actualisation des dividendes futurs (DDM) : les dividendes futurs sont évalués sur la base des plans d’affaires relatifs aux activités sous droits exclusifs et hors droits exclusifs, une valeur terminale des activités hors droits exclusifs étant calculée avec l’hypothèse d’une croissance à l’infini de 1 % ;

– l’actualisation des flux (DCF) : pour la détermination des flux, les banques ont utilisé comme référence le plan d’affaires établi par La Française des jeux, qui comprenait pour la période 2020-2025 le plan stratégique de l’entreprise puis une extrapolation sur la période 2026-2044 sur la base d’hypothèses d’évolution du marché des jeux d’argent.

Sur la base de l’ensemble de ces méthodes, les banques conseils de l’État ont présenté une fourchette d’évaluation de La Française des jeux entre 2,8 et 3,7 milliards d’euros et la banque conseil de l’entreprise une fourchette d’évaluation entre 2,6 et 3,4 milliards d’euros.

Le nombre total d’actions cédées par l’État s’est élevé à environ 98 millions d’actions pour un montant brut d’environ 1,888 milliard d’euros, soit environ 52 % du capital de la Française des Jeux.

C.   une opération qui se heurtait à des objections de principe

Dès l’examen en commission au Sénat du projet de loi, le groupe Socialiste et républicain soulignait que le transfert des droits de propriété de La Française des jeux au secteur privé « revient à confier à un monopole privé l’exploitation des jeux, ce qui n’est pas sans soulever des questions sur le plan éthique et quant au contrôle des addictions » ([22]). Le groupe estimait que le renforcement de la régulation par la création d’une autorité indépendante ne suffirait pas à réduire le risque.

Dans le même sens, le Conseil d’État et l’inspection générale des finances estimaient en 2018 que l’ouverture du capital de La Française des jeux présentait des risques, car « les nouveaux actionnaires soucieux d’accroître la rentabilité de l’entreprise, pourraient se révéler moins sensibles aux impératifs de lutte contre l’addiction au jeu » ([23]). Or « le développement d’une offre attractive et innovante de La Française des jeux, bien qu’indispensable à l’assèchement de l’offre illégale, n’est pas sans emporter des conséquences sur la santé publique, qu’il faut prévenir » ([24]).

En effet, « la recherche de la croissance du chiffre d’affaires et la protection de l’addiction au jeu sont antagonistes », prévenait M. Jean-Michel Costes ([25]) , secrétaire général de l’Observatoire des jeux ([26]) ; « augmenter le chiffre d’affaires, c’est augmenter les dépenses des joueurs », tandis qu’il existe une « corrélation nette » entre la hausse de ces dépenses et celle du nombre de joueurs pathologiques.

La privatisation risquait, nonobstant la création d’un régulateur, d’accroître l’addiction des plus fragiles. En effet, selon M. Quentin Duroy, professeur d’économie à l’université Denison aux États-Unis, « les ménages pauvres jouent une part plus importante de leur budget, ils subissent à ce titre une plus grosse ponction fiscale », mécanisme qu’il qualifie d’« impôt régressif » ([27]).

Enfin, selon l’Institut de recherches économiques et fiscales, « une bonne privatisation implique une ouverture à la concurrence. Or La Française des jeux détient un monopole sur la loterie et les jeux de grattage ainsi que sur les paris sportifs en distribution physique » ([28]). De ce fait, « le maintien de barrières réglementaires contre les nouveaux entrants risque d’entretenir une rente légale pour tous ceux qui tirent profit des activités de La Française des jeux, au détriment des consommateurs de jeux d’argent » ([29]).

II.   une prise en compte insuffisante de l’intérêt patrimonial de l’état

Alors que le Gouvernement se félicite du succès populaire de l’opération (A) et que l’entreprise engrange des résultats satisfaisants (B), la privatisation témoigne des limites d’une doctrine de l’État actionnaire qui peine à prendre en compte les intérêts à long terme de celui-ci (C).

A.   Un succès populaire

Pour cette opération de cession, le Gouvernement avait souhaité donner la priorité aux acquéreurs individuels en leur conférant certains avantages, notamment en prévoyant pour les particuliers le bénéfice d’une action complémentaire pour dix actions acquises, à condition qu’elles aient été conservées pendant dix-huit mois, et une décote de 2 % par rapport au prix de l’action pour les investisseurs institutionnels ([30]).

La demande totale de souscription a dépassé 11 milliards d’euros – 10 milliards d’euros pour les investisseurs institutionnels et 1,6 milliard d’euros pour les particuliers, détaillants du réseau FDJ et salariés de l’entreprise. Au total, ce sont un demi-million de particuliers qui ont participé à cette opération. En ce sens, le Gouvernement estime que la privatisation de La Française des jeux a été un « immense succès populaire » ([31]).

En raison de cette demande très élevée, le ministre chargé de l’économie décide en novembre 2019 :

– de porter de 33 % à 40 % la part des titres réservée aux investisseurs particuliers ;

– de servir les petits porteurs en priorité, en servant intégralement tous les ordres inférieurs à 2 000 euros ;

– de servir intégralement les détaillants – buralistes, maisons de la presse – dans la limite de 7 500 euros.

En définitive, sur les 98 millions d’actions cédées, un peu plus de 39 millions ont été allouées aux personnes physiques et aux détaillants du réseau de la Française des Jeux dans le cadre de l’offre à prix ouvert. Cela a représenté près de 40 % de la taille totale de l’offre, pour un montant d’environ 710 millions d’euros ([32]).

La Cour des comptes constate que la souscription a été un « indéniable succès » par rapport au volume de titres offerts ; cependant, elle estime que le succès de cette opération auprès du grand public est à relativiser ([33]). D’une part, l’opération de cession de La Française des jeux, avec 500 000 personnes physiques demandant à devenir actionnaire, se situe dans « la fourchette basse des opérations de privatisation conduites auparavant, jusque dans les années 2000 ». Par exemple, lors de la privatisation de la société EDF, le nombre de particuliers actionnaires s’élevait à 5 millions, soit dix fois plus que pour la cession de La Française des jeux ; cette demande modérée des personnes physiques pourrait notamment être due à la nette diminution du nombre d’actionnaires individuels depuis les crises financières de 2007 à 2012. D’autre part, le chiffre de 500 000 personnes physiques est indistinct et inclut, outre les petits porteurs sans lien avec cette société, les revendeurs détaillants du réseau FDJ – 30 000 points de vente au total sur le territoire – et les salariés du groupe, au nombre de 2 247 au 30 juin 2019, qui avaient également la possibilité de souscrire à cette opération à travers une offre réservée.

B.   le succès d’une grande entreprise

Selon le comité de suivi et d’évaluation de la loi Pacte, l’introduction en bourse de La Française des jeux a été « une opération réussie » ([34]). Le comité relève notamment que « le cours en bourse de l’action FDJ n’est jamais retombé sous sa cotation d’introduction (introduit à 22,70 euros en novembre 2019, il est à 33 euros au 1er septembre 2023). Par ailleurs, l’activité du groupe est orientée à la hausse (augmentation du produit brut des jeux de 20 % entre 2019 et 2022) » ([35]).

En 2019, à la suite des opérations de cession, La Française des jeux enregistrait un chiffre d’affaires de 1,956 milliard d’euros, soit une hausse de 8,5 % par rapport à 2018, tandis que le PBJ progressait de 8,2 %, les mises de 9 % et l’EBITDA de 10 % ([36]).

De plus, la Cour des comptes indique que « La Française des jeux considère que son image publique est sortie renforcée de cette opération, que le cadre de son activité a été clarifié et que le statut de société cotée a permis de moderniser sa gestion » ([37]).

La croissance de La Française des jeux s’est inscrite dans la durée. En effet, le chiffre d’affaires de La Française des jeux s’élève en 2023 à 2,621 milliards d’euros, soit une hausse de 6,5 % par rapport à 2022 ([38]) et de 45,3 % par rapport à 2018 ([39]). De plus en 2023, La Française des jeux totalise 21,2 milliards d’euros de mises contre 15,8 milliards d’euros en 2018 ([40]), soit une progression de 34 %.

Les activités en concurrence de l’entreprise ont gagné des parts de marché, en particulier pour les jeux de paris en ligne. Cela est notamment dû à l’acquisition de l’opérateur ZEturf en 2023, opérateur français de paris hippiques et sportifs en ligne, permettant à La Française des jeux de devenir le quatrième acteur des paris et jeux en ligne en concurrence en France ([41]).

Cette stratégie conduit La Française des jeux à compter en 2023 environ 27 millions de joueurs contre 25 millions en 2018 ([42]).

À la veille de la privatisation, La Française des jeux avait rendu public son plan stratégique pour les années 2020 à 2025, qui reposait sur l’ambition de digitaliser, diversifier et internationaliser son activité, tout en poursuivant une « dynamique de croissance durable et rentable » ([43]). Du point de vue financier, ce plan comportait notamment les objectifs suivants :

– un taux de croissance annuel moyen des mises compris entre 3 % et 4 %, avec pour ambition de se situer dans le haut de la fourchette ;

– un taux de croissance annuel moyen du chiffre d’affaires compris entre 3 % et 4 %, avec pour ambition de se situer dans le haut de la fourchette, les paris sportifs progressant plus vite que la loterie et les activités adjacentes contribuant à soutenir la croissance ;

– à l’horizon 2025, une marge d’EBITDA hors croissance externe supérieure à 20 %, portée notamment par l’accélération de la numérisation des usages, l’amélioration du levier opérationnel et le pilotage de la base de coûts ainsi que la poursuite de sa rationalisation ;

– un montant d’investissements cumulé d’environ 600 millions d’euros pour financer la maintenance des actifs du groupe et le développement des activités, hors croissance externe.

Interrogée par le rapporteur spécial, La Française des jeux estime, au vu des résultats de l’année 2023, pouvoir atteindre l’ensemble de ces objectifs.

C.   une prise en compte insuffisante de l’intérêt patrimonial de l’état

D’un point de vue patrimonial et financier, la privatisation de La Française des jeux est une opération à courte vue (A). Elle n’aura pas même permis un succès du Fonds pour l’innovation et l’industrie (B). Reste en outre pendante la question du montant de la soulte versée par l’entreprise à l’État au titre de la sécurisation, garantie par la loi Pacte, des droits exclusifs accordés à La Française des jeux pour vingt-cinq ans (C).

1.   Une recette à court terme au prix d’une perte de dividendes

Si l’opération a permis d’engranger une recette immédiate sous la forme d’un produit de cession d’un montant proche de 1,9 milliard d’euros, celle-ci doit être mise en regard de l’évolution du dividende.

a.   Une recette immédiate

Le processus de privatisation a débuté par une période de souscription auprès des particuliers et des investisseurs institutionnels du 7 au 20 novembre 2019. La Française des jeux devient officiellement cotée en bourse le 21 novembre 2019 et la cession effective des titres a eu lieu entre le 22 novembre et le 19 décembre 2019. Ainsi, en 2019, trois opérations de cession de participations cotées sont réalisées :

– la cession le 22 novembre 2019 de 44 621 497 actions à des investisseurs institutionnels dans le cadre d’un contrat global de garantie et de placement pour un montant de 0,88 milliard d’euros ;

– la cession le 22 novembre 2019 de 36 520 134 actions à des personnes physiques dans le cadre d’une offre à prix ouvert pour un montant de 0,71 milliard d’euros ;

– la cession le 4 décembre 2019 de 11 350 028 actions dans le cadre de l’exercice de surallocation pour un montant de 0,22 milliard d’euros ([44]).

De plus, une opération de cession de 3 176 327 actions est intervenue le 19 décembre 2019 en vue de leur rétrocession aux salariés de l’entreprise pour un montant de 62 millions d’euros ([45]).

Ainsi en 2019, ces opérations ont permis la cession de 95 667 986 actions pour un montant global brut de 1,888 milliard d’euros ([46]).

Déduction faite de la rémunération des commissions au bénéfice des intermédiaires financiers ayant concouru à la conduite des opérations, qui s’est élevée à 13,8 millions d’euros, enregistrés en dépenses du compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État, la banque Lazard recevant pour sa part une rémunération forfaitaire de 60 000 euros, le produit net de la cession s’élève à 1,873 milliard d’euros.

Il convient de noter, à la suite de la Cour des comptes, que ce produit ne prend pas en compte la totalité des coûts nécessaires à la conduite opérationnelle de cette cession pour l’État et pour l’entreprise. L’imputation depuis 2018 des divers frais, hors commissions financières, liés aux opérations patrimoniales – conseils, communication auprès du grand public… – au titre des marchés de prestations intellectuelles de l’Agence des participations de l’État sur l’action 1 du programme 305 Stratégie économique et fiscale de la mission Économie du budget général de l’État ne permet pas de retracer l’ensemble des coûts de l’opération FDJ.

Le coût de l’opération pour l’entreprise, figurant dans les comptes de celle-ci pour 2019, s’élève à 31 millions d’euros :

– 8 millions d’euros au titre de l’offre aux salariés ;

– plus de 8 millions d’euros au titre des frais de communication ;

– environ 14 millions d’euros au titre des conseils et des frais liés à l’opération.

La Française des jeux a indiqué au rapporteur spécial que, sur cet ensemble, la part relative aux conseils financiers est « minime », le montant total versé s’élevant à 2,4 millions d’euros et l’essentiel de la charge associée au syndicat bancaire étant supporté par l’État qui l’a recruté et piloté.

b.   Une substantielle perte de dividendes

L’État s’est délesté de plus de 50 % du capital de La Française des jeux, réduisant d’autant son droit aux dividendes et se privant de la possibilité de récolter les fruits de la gestion de l’entreprise.

Le dividende perçu par l’État est passé de 87,8 millions d’euros en 2018 à 17,8 millions d’euros en 2019. En 2023, il était de 69,6 millions d’euros. Certes, ce dividende perçu par l’État a connu une progression sensible au cours des années postérieures à la privatisation. Cependant, si l’État avait conservé sa participation à son niveau de 2018, le dividende qu’il aurait perçu en 2023 se serait élevé à 245 millions d’euros et le montant des dividendes cumulés procurerait en huit ans autant de recettes qu’en a procurées la cession de la moitié du capital. Le rapporteur spécial ne peut que déplorer une telle perte de recettes, a fortiori dans le contexte de finances publiques dégradées.

L’évolution des dividendes versés par la Française des jeux

(en millions d’euros)

Source : commission des finances, d’après l’Agence des participations de l’État

c.   Une valorisation très supérieure en 2024 à son niveau initial

Depuis l’introduction de la société en bourse, le plus haut niveau historique de l’action s’est élevé à 51,58 euros le 24 juin 2021, le plus bas niveau historique enregistré a été de 18,50 euros le 19 mars 2020, au début de la crise sanitaire. Selon La Française des jeux, celle-ci « a été un accélérateur par définition imprévisible de sa performance, notamment grâce à l’accélération de son activité digitale et à la résilience de notre activité en points de vente ». La surperformance enregistrée depuis l’introduction en bourse contre l’indice de référence – le SBF 120 – serait intégralement attribuable à 2020, année du covid.

Depuis la fin de l’année 2021, au gré des différentes annonces et évolutions de l’environnement, le titre évolue dans un « tunnel » de plus ou moins 5 euros, autour de 35 euros. Le rapporteur spécial relève que s’établissant à 33,86 euros à la clôture le vendredi 24 mai 2024, le cours de l’action était supérieur de 70 % à son niveau lors de l’introduction en bourse de la société. Du point de vue de l’intérêt patrimonial de l’État, l’inopportunité d’une opération de privatisation qui l’a conduit à se délester de la moitié du capital d’une société dont la valeur allait connaître une telle progression paraît avérée.

l’évolution du cours de l’action depuis 2019

Source : Euronext

2.   L’insuccès du Fonds pour l’innovation et l’industrie

Le rapporteur spécial constate que la privatisation de La Française des jeux, avec l’affectation du produit de la cession au Fonds pour l’innovation et l’industrie, n’était pas une modalité appropriée du financement de l’innovation.

Dès l’origine, la Cour des comptes n’a pas manqué de critiquer le Fonds pour l’innovation et l’industrie, le qualifiant de « débudgétisation complexe et injustifiée » ([47]), conduisant à exécuter les dépenses financées par les revenus de cette dotation « selon un procédé qui rend plus lourde et moins lisible la gestion du budget de l’État » ([48]). Non seulement « ce montage a[vait] conduit à des opérations inutilement complexes » mais « la multiplication des opérations nécessaires à la constitution de ce fonds n’ayant pas permis de le rendre opérationnel en 2018 [le fonds] n’a participé au financement d’aucune entreprise sur cet exercice » ([49]).

S’il a bien été procédé, comme prévu, au versement au FII du produit de la cession des actions de La Française des jeux, ce qui a permis de porter la dotation en numéraire de ce fonds à un montant de 3,5 milliards d’euros en 2020, l’interruption de la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) conduisait à ce qu’il demeure constitué aux deux tiers de titres n’offrant aucune garantie de revenus réguliers. Cela a conduit la Cour des comptes à réitérer sa recommandation de le supprimer : « Au regard de la complexité administrative et budgétaire engendrée depuis trois ans par ce fonds et de l’impossibilité de l’appuyer sur un modèle de financement pérenne et abouti, la Cour ne peut que réitérer sa recommandation de le supprimer et de lui substituer un financement budgétaire classique. » ([50])

Par ailleurs, « la volonté qui a majoritairement prévalu pour les entreprises ayant une participation de l’État de ne pas verser de dividendes a privé le FII d’une source importante de revenus en 2020 » ([51]).

Le FII a été mis en extinction en 2023.

3.   La question pendante de la soulte

En application de l’article 17 de l’ordonnance du 2 octobre 2019 réformant la régulation des jeux d’argent et de hasard ([52]), prise sur le fondement de l’article 137 de la loi Pacte, La Française des jeux devait s’acquitter, avant le 30 juin 2020, d’un versement à l’État en contrepartie de l’octroi, pour vingt-cinq ans, des droits exclusifs d’exploitation, d’une part, des jeux de loterie commercialisés en réseau physique de distribution et en ligne, directement ou avec le concours de tiers autorisés ou agréés et, d’autre part, des jeux de paris sportifs commercialisés en réseau physique de distribution.

Le montant de ce versement a été fixé, sur avis conforme de la commission des participations et des transferts rendu le 7 octobre 2019 ([53]), à 380 millions d’euros.

La détermination du montant de la soulte

En vue d’évaluer la contrepartie financière prévue, la commission des participations et des transferts a suivi une approche multicritères faisant appel aux méthodes objectives couramment pratiquées en matière d’évaluation et disposé d’un rapport établi par les banques conseils de l’État visant à établir l’impact sur la valorisation de La Française des jeux de l’octroi des droits exclusifs dans le nouveau cadre résultant de la loi Pacte et d’une analyse juridique du cabinet Weil. Les banques conseils ont observé que la valeur théorique de la contrepartie financière était la résultante nette d’impacts positifs et négatifs sur la valeur de La Française des jeux du régime mis en place en application de la loi Pacte. Deux méthodes différentes d’évaluation de l’impact positif résultant de la sécurisation des droits exclusifs et du cadre fiscal ont été suivies par les banques, qui les ont conduites à présenter deux fourchettes de valorisation de cette contrepartie : de 212 à 660 millions d’euros selon l’une ; de 121 à 748 millions d’euros selon l’autre.

À la demande de la commission des participations et des transferts, les banques ont également étudié une approche alternative fondée sur un scénario théorique, qui n’est pas celui retenu par la loi Pacte, selon lequel il aurait été mis fin à l’attribution sans durée limitée de droits exclusifs à La Française des jeux et une licence nouvelle lui aurait été attribuée ; c’est en vue de déterminer l’indemnité qu’aurait été susceptible de recevoir La Française des jeux au titre de la révocation de son attribution de droits sans durée limitée qu’une étude juridique a été réalisée par le cabinet Weil. Cette approche alternative a conduit les banques à présenter une fourchette de valorisation de 222 à 554 millions d’euros.

C’est au terme de ces travaux et au vu des documents qui lui ont été communiqués que la commission des participations et des transferts a évalué à 380 millions d’euros la valeur de la contrepartie financière, dont le versement est prévu à l’article 17 de l’ordonnance du 2 octobre 2019 précitée.

À la suite de plaintes de plusieurs concurrents – qui avaient préalablement formé de nombreux recours contentieux sur l’ensemble de l’opération, dont aucun n’a prospéré –, la Commission européenne a décidé d’ouvrir la procédure formelle d’examen le 26 juillet 2021, reprochant aux autorités françaises une sous-évaluation du montant de la soulte versé par La Française des jeux au moment de sa privatisation.

Interrogée par le rapporteur spécial, l’Agence de participations de l’État indique :

« Les autorités françaises considèrent que la rémunération de 380 millions d’euros versée par La Française des jeux à l’État est conforme aux conditions de marché. Elle n’est pas sous-évaluée et ne constitue donc pas un avantage pour La Française des jeux au sens de la réglementation des aides d’État.

« Les échanges se poursuivent actuellement avec la Commission et les autorités françaises restent convaincues qu’une issue favorable sera trouvée prochainement. »

Quoiqu’il n’entende pas s’immiscer dans la procédure en cours, le rapporteur spécial relève que la seule loterie aura rapporté en 2023 un chiffre d’affaires de 1,938 milliard d’euros, soit 73,9 %, du chiffre d’affaires global de La Française des jeux, lequel s’élevait cette même année 2023 à 2,621 milliards d’euros ([54]).

III.   les limites du contrôle de l’état

Si l’État conserve un contrôle fort sur La Française des jeux, les critiques du régulateur ne sont pas sans suggérer que celui-ci pourrait être mieux assuré.

A.   un contrôle théoriquement fort de l’état

L’État conserve un contrôle fort sur La Française des jeux, non seulement parce qu’il demeure l’actionnaire de référence, à défaut d’être l’actionnaire majoritaire, mais également en raison du contrôle étroit prévu par la loi Pacte et l’ordonnance.

1.   L’État, actionnaire de référence

Interrogée par le rapporteur spécial sur la manière dont l’État, détenteur d’une participation qui n’est plus majoritaire, envisage et exerce désormais son rôle d’actionnaire, l’Agence des participations de l’État a indiqué que celui-ci, qui reste l’actionnaire de référence de l’entreprise et dispose donc d’un poids particulier au sein de la gouvernance, continue d’opérer un suivi rapproché de l’entreprise. Le suivi de la participation est effectué par la direction de participations « services et finance », en lien avec les pôles d’expertise de l’Agence des participations de l’État ainsi que les autres directions concernées, notamment celle du budget. L’Agence des participations de l’État est en contact régulier avec la direction et les équipes de La Française des jeux avec lesquelles elle entretient des relations de qualité et de confiance. Elle siège entre autres aux principaux comités de la gouvernance – comité d’audit et des risques, comité de gouvernance, des nominations et des rémunérations – et au conseil d’administration ([55]).

Dès lors, le rapporteur spécial estime que la privatisation fut celle des profits plutôt que de la gouvernance. L’illustre particulièrement le fait que la présidente-directrice générale de l’entreprise en fonction à la date de la publication du présent rapport avait elle-même été nommée plusieurs années même avant la privatisation et a pu poursuivre son action indépendamment de celle-ci.

Si La Française des jeux a indiqué au rapporteur spécial être parvenue, depuis sa privatisation, à accélérer sa digitalisation, notamment du fait de la crise sanitaire, et à se développer à l’étranger avec le rachat de la loterie irlandaise PLI et l’annonce d’une offre publique d’achat sur Kindred qui devrait faire d’elle un acteur européen majeur dans les jeux d’argent et de hasard, évolutions menées tout en continuant à développer ses activités de diversification – paiement et services – afin de renforcer son ancrage territorial et développer les sources de revenus des points de vente, il n’apparaît pas que la présence d’un actionnariat privé ait joué un rôle déterminant dans ces évolutions. Si le développement du groupe depuis la privatisation est réel, il ne suffit pas à justifier celle-ci.

2.   Le contrôle étroit instauré par la loi Pacte

Aux termes du I de l’article 137 de la loi Pacte, en tant que personne morale unique à laquelle sont confiés des droits exclusifs en matière de jeux d’argent et de hasard, La Française des jeux fait l’objet d’un contrôle étroit de l’État, au-delà de la présence de ce dernier en tant qu’actionnaire dans la gouvernance.

Ce contrôle, défini par l’ordonnance n° 2019-1015 du 2 octobre 2019 précitée et un décret du 17 octobre 2019 ([56]), inclut :

– une barrière à l’évolution du capital, puisque la possession directe ou indirecte par une personne physique ou morale agissant seule ou de concert de plus de 10 % du capital ou des droits de vote est soumise à l’approbation préalable des ministres de l’économie et du budget ;

– l’approbation des statuts de l’entreprise et de leur modification par décret en Conseil d’État ;

– le maintien auprès de la société d’un commissaire du Gouvernement désigné par le ministre du budget, qui siège avec voix consultative dans les différentes instances ;

– l’agrément par les ministres des nominations des dirigeants : président, directeur général, directeurs généraux délégués, qui peuvent être démis de leurs fonctions ;

– la soumission de La Française des jeux au contrôle économique et financier de l’État et à celui de la Cour des comptes sur le fondement du code des juridictions financières.

En outre, les modalités d’exploitation des droits exclusifs sont fixées dans un cahier des charges approuvé par un décret en Conseil d’État, et font l’objet d’un rapport annuel adressé aux ministres chargés de l’économie et du budget.

B.   des évolutions critiquées par le régulateur

L’ordonnance du 2 octobre 2019 précitée a mis en place un nouveau cadre de régulation (A). Il a permis de souligner les difficultés que pose une stratégie de croissance forte soutenue par l’État actionnaire (B).

1.   L’Autorité nationale des jeux, nouveau régulateur

L’ordonnance du 2 octobre 2019 précitée réforme la régulation des jeux d’argent et de hasard, avec la création de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), une autorité administrative indépendante de surveillance et de régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard – hormis les jeux dans les casinos et les clubs de jeux – dotée de pouvoirs renforcés et d’un périmètre de compétences plus large que celui de l’ancienne Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), à laquelle elle succède.

En effet, alors que cette dernière régulait uniquement les jeux en ligne, l’ANJ est compétente sur toutes les composantes du marché des jeux d’argent, sous droits exclusifs ou en concurrence, exception faite des casinos et des clubs de jeux parisiens. Ainsi, alors que l’ARJEL exerçait ses compétences sur seulement 7 % du PBJ de 2011, le champ de compétence de l’ANJ couvrait en 2023 90 % du PBJ ([57]).

Par ailleurs, l’ANJ dispose de pouvoirs renforcés, qui comprennent notamment la capacité d’exiger le retrait d’une communication commerciale comportant une incitation excessive au jeu et celle de mener des contrôles sur place.

L’ANJ dispose de diverses prérogatives, notamment celles de délivrer des agréments et de surveiller et contrôler les opérations de jeux.

Chaque année, l’ANJ est chargée d’examiner et d’approuver divers documents communiqués par les opérateurs de jeux, dont :

– la stratégie promotionnelle, pour laquelle l’ANJ peut décider de prescrire la modification ou le retrait de communications commerciales lorsqu’elle constate par exemple une incitation excessive au jeu ;

– le plan d’action pour la prévention du jeu excessif et pathologique et du jeu des mineurs ;

– le plan d’action en matière de lutte contre la fraude et le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Comme le relève la Cour des comptes, « l’ANJ exerce par ailleurs plusieurs compétences relevant classiquement de la régulation sectorielle :

«  elle arrête les caractéristiques techniques des plateformes et logiciels de jeux et paris en ligne, y compris en matière d’intégrité des jeux et de sécurité des systèmes ;

«  elle homologue les règlements et les logiciels des jeux ;

«  elle définit pour chaque discipline sportive les compétitions, les types de résultats et les phases de jeux pouvant faire l’objet de paris ;

«  elle contrôle le respect par les opérateurs des plafonnements de taux de retour au joueur, fixés par décret. » ([58])

Enfin, l’ordonnance du 2 octobre 2019 précitée prévoit une obligation pour les opérateurs de droits exclusifs de soumettre à l’approbation de l’ANJ leur programme annuel de jeux et paris ainsi qu’une obligation de produire un compte rendu de l’exécution du programme de l’année précédente.

L’Autorité nationale des jeux : des moyens à renforcer

Les moyens budgétaires de l’Autorité nationale des jeux sont passés de 2,3 millions d’euros en 2020 à 4,5 millions d’euros en 2023, soit un quasi-doublement. Hors crédits consacrés à l’immobilier, ils se concentrent, depuis sa création, sur la transformation des systèmes d’information, le renforcement permanent des moyens de lutte contre l’offre illégale, et la réalisation d’études et d’outils contribuant à la prévention du jeu excessif et la protection des mineurs. Par ailleurs, l’Autorité a mené des opérations de communication à des fins de prévention lors d’épreuves sportives à forte visibilité, telles que les coupes du monde de football et de rugby, et a emménagé dans de nouveaux locaux à Issy-les-Moulineaux mieux adaptés à sa nouvelle dimension.

Depuis sa création en juin 2020, grâce à 25 créations de postes, son effectif est passé de 54 à 79 emplois, 96 % des postes créés étant affectés sur des missions nouvelles de l’Autorité, principalement la fonction prévention du jeu (7 postes), la fonction contrôle (5 postes) et la fonction technologique (6 postes). Il convient de noter que l’ANJ peut rencontrer certaines difficultés de recrutement compte tenu de certaines compétences spécifiques nécessaires à la régulation des jeux d’argent et de hasard.

Le bilan que l’ANJ tire de ces quatre ans de régulation prouve toutefois que le niveau d’activité qui est le sien pour mettre en œuvre le cadre juridique de l’ordonnance de 2019 est très supérieur à celui estimé lors de l’installation de l’autorité.

Le régulateur appelle l’attention sur le fait qu’il ne dispose ni des compétences spécifiques ni du nombre de postes suffisant pour faire face à la nouvelle charge induite par l’élargissement de ses missions à la régulation des jeux à objets numériques monétisables ([59]) (JONUM) introduite par les articles 40 et 41 de la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Il s’agit d’une nouvelle catégorie de jeux dont le législateur a souhaité rendre possible l’expérimentation pour une durée de trois ans.

L’ANJ considère que son besoin est d’au moins 10 postes permanents supplémentaires. Avec un peu moins de 90 postes, l’ANJ tendrait à rejoindre le niveau de ses homologues européens, notamment les autorités portugaises ou italiennes qui comptent une centaine d’agents. L’autorité homologue danoise compte 79 agents, tandis que l’autorité espagnole, au champ de régulation plus réduit, compte plus de 50 agents permanents et sous-traite pour le moment le système d’information, qui représente un besoin de 20 personnes.

Source : réponses de l’Autorité nationale des jeux au questionnaire du rapporteur spécial.

2.   Une stratégie commerciale contestée par le régulateur

Face à une régulation renforcée et une autorité rénovée, La Française des jeux opte depuis plusieurs années pour une forte stratégie de croissance.

Comme elle le rappelle dans ses différentes décisions, l’ANJ « doit s’assurer que la stratégie promotionnelle présentée chaque année par un opérateur sous droits exclusifs s’inscrit dans une politique d’expansion contrôlée dans le secteur des jeux d’argent et de hasard, visant effectivement à canaliser l’appétence pour le jeu dans des circuits contrôlés, ce qui implique que cette stratégie promotionnelle n’excède pas ce qu’impose la satisfaction des objectifs légaux dont l’opérateur sous droits exclusifs a la charge, plus particulièrement celui relatif à la limitation de la consommation des jeux en vue de prévenir le jeu excessif ou pathologique et de protéger les mineurs ». Ainsi l’ANJ a-t-elle pu être conduite à rejeter, par une décision du 16 février 2023 ([60]), la demande d’approbation de la stratégie promotionnelle pour l’année 2023 de La Française des jeux pour ses activités sous monopole, car elle n’aurait su « être regardée, en l’état et eu égard à sa qualité de monopole qui la soumet à un cadre juridique exigeant spécifique à ce sujet, comme suffisamment mesurée et limitée à ce qui est nécessaire pour satisfaire, d’une part, les objectifs légaux de prévention du jeu excessif et de protection des mineurs et, d’autre part, ceux de canalisation des consommateurs vers les réseaux de jeu contrôlés ». L’ANJ relevait notamment que « le recours au marketing numérique fondé sur la « performance » demeure extrêmement prégnant dans le dispositif promotionnel de l’opérateur […], alors qu’il présente un risque élevé d’incitation au jeu en ce qu’il implique une sollicitation active des publics, ce qui pose question de la part d’un opérateur en situation de monopole ».

Plus généralement, la stratégie de croissance de l’entreprise pourrait entraîner une augmentation du risque de jeu excessif. Les jeux de grattage et de loterie représentent l’essentiel du chiffre d’affaires de La Française des jeux et son bassin de joueurs s’élève à 27 millions de joueurs en 2023. Or, selon une étude de Santé publique France « les jeux de loterie sont ceux pour lesquels la part des pratiques problématiques est la plus faible au plan individuel mais, compte tenu de leur diffusion auprès d’une large population, ils génèrent une grande part des dommages induits » ([61]). Quant aux produits de grattage, s’ils peuvent être moins nocifs que les produits de poker en ligne, le niveau élevé du bassin de joueurs accroît de même le risque de jeu excessif.

Il ressort ainsi de l’audition de l’ANJ par le rapporteur spécial et des décisions qu’elle a pu rendre que, alors qu’un opérateur en situation de monopole doit avoir le souci de protéger davantage et proposer une offre de jeux statique, la politique d’offre de La Française des jeux a pu être trop allante. La privatisation a ainsi pu introduire une forme de conflit d’objectifs entre une stratégie de croissance forte et un impératif de protection qui devrait primer.

La stratégie du groupe et ses relais de croissance, inhérents à toute entreprise cotée en bourse, peuvent paraître, à bien des égards, paradoxaux au regard des obligations de croissance modérée incombant à un opérateur titulaire de droits exclusifs. La privatisation de La Française des jeux pousse l’opérateur à afficher des objectifs de croissance ambitieux, fondés sur l’acquisition de nouveaux joueurs, la fidélisation de la clientèle existante, la conquête de parts de marché à l’échelle nationale et internationale, le tout reposant sur des investissements marketing figurant parmi les plus élevés du marché. Ce sont pourtant les objectifs visés aux articles L. 320-3 ([62]) et L. 320-4 ([63]) du code de sécurité intérieure qui ont légalement justifié l’institution du monopole, notamment celui de « limiter et d’encadrer l’offre et la consommation des jeux et d’en contrôler l’exploitation afin de prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs ».

La tension entre ces deux catégories d’objectifs, qui pourrait conduire l’opérateur à vouloir maximiser ses recettes et à développer le marché des jeux de hasard au détriment de l’objectif visant à réduire les occasions de jeu ou à limiter les pratiques les plus addictives, justifie le contrôle étroit qu’exerce le régulateur sur l’activité de La Française des jeux, eu égard notamment au principe de modération qui doit caractériser la politique d’expansion du monopole.

Le jeu Amigo en offre un exemple. L’ANJ avait tout d’abord décidé en 2022 ([64])  de censurer le jeu, dans la première version qu’en proposait La Française des jeux, car il « cumulait plusieurs facteurs de risques d’assuétude […], en raison notamment de sa vitesse d’exécution (un tirage toutes les cinq minutes quasiment toute la journée), de la fréquence élevée de ses gains (1 chance sur 3,05), de la part conséquente de quasi-gains (33,8 %), du montant de sa mise unitaire (qui peut aller jusqu’à 20 euros) et de sa formule d’abonnement permettant de participer à 2, 3 ou 4 tirages par prise de jeu (ce qui aboutit à une mise unitaire potentielle de 80 euros par prise de jeu) ». L’ANJ constatait plus généralement que les éléments de risque, pris dans leur ensemble, « étaient de nature à faire naître une interrogation sur le respect par ce jeu de l’objectif de prévention du jeu excessif ou pathologique ».

Au terme de ses travaux, le rapporteur spécial estime que l’évolution de la politique commerciale de La Française des jeux vérifie les craintes formulées en 2018 par le Conseil d’État et l’inspection générale des finances, ainsi que par le secrétaire général de l’Observatoire des jeux.

Quelques pistes d’améliorations de la régulation des jeux d’argent et de hasard

Pour le bon fonctionnement de la régulation, l’ANJ recommande entre autres :

– que lui soit reconnue par la loi une capacité autonome d’émettre des lignes directrices, des recommandations, des référentiels ou des labels destinés à favoriser la mise en conformité des opérateurs de jeux ;

– que soient très régulièrement conduites des enquêtes nationales sur le jeu excessif, de type « baromètre santé », couplées à des études plus spécifiques liées à des problèmes de régulation identifiés ;

– que soit évaluée la pertinence des différents dispositifs existants d’accompagnement des joueurs excessifs et que soit proposée une offre de solutions adaptées à chaque situation (délivrance d’une information, point contact téléphonique, prise en charge thérapeutique, etc.). ;

– que les pouvoirs publics se saisissent de l’essor du marché des jeux d’argent et de hasard, notamment auprès des jeunes publics, pour promouvoir une politique publique de prévention des risques ambitieuse (campagne de communication) et réellement structurée entre les différents acteurs de l’écosystème ;

– que soit complété l’arsenal répressif de l’ANJ :

         en permettant aux enquêteurs de l’ANJ de réaliser des enquêtes dans les casinos et les postes d’enregistrements FDJ et PMU, en lien avec les équipes du Service central des courses et jeux ;

         en accordant à la présidente de l’ANJ le pouvoir d’adresser une mise en demeure publique à un opérateur, qui pourrait rendre inutile l’engagement d’une procédure de sanction dont la durée prévisible est d’environ six mois ;

– que le pouvoir de prescrire le retrait de toute communication commerciale soit, à l’avenir, utilement complété du pouvoir d’assortir cette injonction (de ne pas faire) d’une astreinte prononcée elle aussi par le collège ou par la commission des sanctions ou son président.

Le rapporteur spécial s’associe à ces recommandations.

Source : réponses de l’Autorité nationale des jeux au questionnaire du rapporteur spécial.

 

 

 


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TRAVAUX DE LA COMMISSION

Lors de sa réunion de 21 heures 30, le mardi 28 mai 2024, la commission, réunie en commission d’évaluation des politiques publiques, a entendu M. Philippe Brun, rapporteur spécial des crédits du compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État et du compte de concours financier Prêts et avances à divers services de l’État ou organismes gérant des services publics, sur son rapport d’information sur la privatisation de La Française des jeux, présenté en application de l’article 146, alinéa 3, du Règlement de l’Assemblée nationale.

 

M. Philippe Brun, rapporteur spécial. Je veux d’abord remercier les personnes que j’ai auditionnées pour leur disponibilité et le grand nombre de documents qui m’ont été communiqués. Si je comprends qu’une entreprise cotée ait ses contraintes, je regrette qu’une exigence démocratique de transparence ne puisse s’appliquer plus souvent à la vie économique.

La privatisation de La Française des jeux (FDJ) a été prévue par la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite loi Pacte. Le transfert au secteur privé de la majorité de son capital visait à accompagner le développement et la modernisation de l’entreprise tout en la maintenant sous le contrôle strict de l’État, afin que celui-ci continue à prévenir le jeu excessif, à protéger les populations vulnérables, notamment les mineurs, et à lutter contre la fraude et le blanchiment d’argent.

Selon l’étude d’impact, « le contrôle actionnarial d’une entreprise, limité par essence dans ses moyens de contrôle quotidien de l’activité, ne s’avère pas être le vecteur pertinent pour assurer le respect de ces impératifs de contrôle de l’offre de jeux. Il apparaît que le maintien de l’État comme actionnaire majoritaire de l’entreprise ne revêt ni un caractère stratégique pour l’État actionnaire, ni une nécessité pour assurer le respect par l’entreprise de ces impératifs de contrôle de l’offre. »

La doctrine de l’État actionnaire, qui a ses qualités, présente toutefois le défaut de n’envisager la propriété publique d’une entreprise que sous l’angle de la stricte nécessité du moment. Or l’existence d’un secteur public est le fruit d’une histoire, d’un héritage : ce sont des biens en partage.

Vous vous interrogez sur la nécessité de conserver une entreprise dans le portefeuille de l’État : savoir pourquoi la céder est plus pertinent. La Française des jeux offre l’exemple d’une opération qu’une doctrine plus soucieuse de l’intérêt de la collectivité aurait conduit à écarter.

Prévue à l’article 137 de la loi Pacte, la privatisation de La Française des jeux a été décidée par un décret du 30 octobre 2019. Des arrêtés du mois de novembre en ont fixé les modalités, notamment une offre publique à prix ouvert (OPO) en France, qui portait sur 20 % à 40 % du nombre total d’actions cédées, les particuliers bénéficiant d’une réduction de 2 % sur le prix des actions et se voyant, sous certaines conditions, remettre une action complémentaire gratuite pour dix actions acquises. Étaient également prévus un placement institutionnel en France et sur le marché international ainsi qu’une offre réservée aux salariés, un volume maximal de 9 276 438 actions détenues par l’État étant cédé à La Française des jeux au prix de l’OPO, à charge pour elle de les rétrocéder aux ayants droit.

Le nombre total d’actions cédées par l’État s’est finalement élevé à près de 98 millions, pour un montant brut de plus de 1,8 milliard d’euros, soit environ 52 % du capital de La Française des jeux.

Le prix de cession avait été fixé à 19,90 euros. Je n’entends pas ouvrir de polémique sur ce sujet mais force est de constater qu’il a bien évolué : le titre a atteint son plus haut niveau historique le 24 juin 2021, à 51,58 euros. Depuis la fin de l’année 2021, il évolue dans un « tunnel » de plus ou moins 5 euros, autour de 35 euros, soit un cours supérieur de 76 % au prix de la cession des actions par l’État. Hier, lundi, à la clôture, il était de 33,96 euros, soit + 71 % par rapport au prix de cession.

Les résultats sont au rendez-vous. Dès 2019, ils étaient légèrement supérieurs aux prévisions. En 2023, le chiffre d’affaires atteignait 2,6 milliards d’euros et les niveaux de profitabilité étaient tout à fait satisfaisants, avec un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement de 657 millions d’euros.

Quant aux dividendes, ils ont augmenté de 180 % entre 2018 et 2023. Si l’État avait conservé sa part dans l’entreprise à son niveau de 2018, il percevrait un dividende de 245 millions d’euros. Maintenu à ce niveau pendant huit ans, le dividende rapporterait la totalité de ce que l’État a pu encaisser en cédant la moitié du capital de l’entreprise.

La profitabilité et le développement de l’entreprise sont telles que l’État espère percevoir dans quelques années, avec 20 % du capital, un dividende égal à celui qu’il percevait lorsqu’il en détenait 72 %. En ces temps de disette budgétaire largement causés par un refus idéologique et clientéliste de la majorité d’augmenter les impôts, il est bien triste de se priver d’une telle ressource. Vous comprendrez que je qualifie de l’opération menée de choix court-termiste et à courte vue.

Eu égard aux objectifs que le Gouvernement avait lui-même fixés, qu’est-ce qui empêchait le développement de l’entreprise publique La Française des jeux ? Dans quelle mesure la propriété publique de la FDJ l’aurait-elle empêché d’évoluer ainsi ? Qu’a apporté l’actionnariat privé ? Lors de son audition, la présidente de la FDJ, Stéphane Pallez, a assuré qu’un maintien de l’État à 72 % du capital n’aurait rien changé, si ce n’est la forte capacité de Bercy à vouloir prélever un dividende. Aujourd’hui, l’investissement est privilégié.

Par ailleurs, à la suite de plaintes de concurrents, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle d’examen le 26 juillet 2021, reprochant aux autorités françaises d’avoir sous-évalué le montant de la soulte de 380 millions d’euros versée par La Française des jeux au moment de sa privatisation en contrepartie de la sécurisation des droits exclusifs de l’entreprise sur les jeux de loterie pendant vingt-cinq ans.

Pouvez-vous revenir sur cette procédure, sur son calendrier ainsi que sur vos arguments et sur ceux que font valoir les plaignants ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. L’introduction en bourse dont traite le rapport spécial est une conséquence directe de l’évolution de la doctrine de l’État actionnaire opérée à partir de 2017. Elle est une réussite pour l’épargne populaire, pour l’État et pour La Française des jeux, permise par le Parlement au travers de la loi Pacte, promulguée le 22 mai 2019.

Cette opération, qui a consisté en la cession par l’État de la moitié des titres de La Française des jeux pour une valeur totale de presque 1,9 milliard d’euros est d’abord un succès populaire.

Elle a suscité un réel engouement, malgré le prix de l’action définie dans la fourchette haute des recommandations de la Commission des participations et des transferts, à 19,90 euros par action. Sur les presque 100 millions d’actions vendues par l’État, plus de 40 % l’ont été aux particuliers, salariés ou détaillants buralistes de La Française des jeux, dont les ordres ont été servis en priorité, conformément aux souhaits du Gouvernement. Il s’agissait alors de nombreux petits porteurs, qui ont été servis dans la limite de 2 000 euros. Au total, un demi-million de particuliers ont participé à cette opération. Ce résultat spectaculaire témoigne de la réussite populaire de l’opération.

Plus de quatre ans après, l’histoire a montré que les particuliers ont eu raison de souscrire aussi largement à cette opération, puisque le cours de l’action n’est presque jamais retombé en dessous du cours d’introduction. Cet ancrage populaire fait toujours partie de l’ADN de la société puisque la FDJ compte près de 400 000 actionnaires individuels – elle fait partie des sociétés françaises cotées ayant le plus de particuliers à son capital.

L’opération est également un succès pour l’État. L’introduction en bourse a été réalisée parallèlement à une modification du cadre juridique et fiscal applicable aux jeux d’argent et de hasard en France, permettant notamment de mieux protéger les Français et les intérêts financiers de l’État dans la durée.

La loi Pacte a instauré une nouvelle autorité indépendante, l’Autorité nationale des jeux (ANJ), en étendant le périmètre des prérogatives de l’ancienne Autorité de régulation des jeux en ligne avec la régulation des opérateurs titulaires de droits exclusifs en matière de jeux d’argent et de hasard, FDJ et PMU.

Par ailleurs, l’État – qui détient 20 % du capital de la FDJ et reste son actionnaire de référence – a renforcé son contrôle sur l’entreprise grâce à des barrières à l’évolution du capital, au maintien auprès de la société d’un commissaire du Gouvernement, à l’obligation d’un agrément par les ministres des nominations des dirigeants mandataires sociaux ou encore à la possibilité pour le ministre chargé du budget de prononcer à tout moment une suspension – voire l’interdiction – de l’exploitation d’un jeu sous droits exclusifs pour des motifs de sauvegarde de l’ordre public.

En avril 2023, le Conseil d’État a validé cette nouvelle organisation et les modalités de privatisation, en jugeant que le monopole accordé à la FDJ sur certains segments de jeux était conforme au droit de l’Union européenne. Il a considéré que la protection de la santé et de l’ordre public en raison des risques avérés de jeu excessif, de fraude et d’exploitation des jeux de loterie à des fins criminelles, constitue des raisons impérieuses d’intérêt général de nature à justifier une limitation à la libre prestation de services et à la liberté d’établissement. Il a ainsi rejeté les recours en annulation de plusieurs acteurs du secteur contre les différents textes pris dans le cadre de la privatisation de la FDJ.

Sur le plan financier, si l’État perçoit moins de dividendes chaque année, il faut mettre en perspective ces montants de l’ordre d’au plus quelques centaines de millions avec, d’une part, ce que l’opération a rapporté – près de 2 milliards – et, d’autre part et surtout, avec les prélèvements publics auxquels la FDJ est soumise – soit 4,2 milliards d’euros en 2023.

Enfin, il faut noter que le niveau des dividendes perçus par l’État se rapproche dès à présent des montants qu’ils atteignaient avant l’introduction en Bourse, avec presque 70 millions d’euros en 2023 contre 87 millions d’euros en 2018. Cette augmentation est rendue possible par la croissance d’une entreprise ayant ouvert son capital. Autrement dit, comparaison n’est pas raison : rien ne dit que la FDJ serait en mesure de distribuer un montant de dividendes équivalent sans la privatisation.

Cette augmentation tant des dividendes distribués que des prélèvements publics démontre que cette opération est également un succès pour l’entreprise. La FDJ a connu une croissance de son résultat net de 34 % par an en moyenne et le montant des dividendes distribués a été multiplié par quatre depuis la privatisation en 2019. Grâce à une plus grande agilité permise par l’évolution de la gouvernance de l’entreprise, cette dernière a pu se montrer particulièrement résiliente face aux différentes crises.

Par ailleurs, la FDJ a pu se développer à l’international grâce à plusieurs acquisitions comme ZETurf et Premier Lotteries Ireland. Elle a lancé une offre publique d’achat en début d’année sur Kindred – qui possède la marque Unibet, opérant en France. La FDJ est fondamentalement attachée à développer un jeu responsable et elle maintient une relation équilibrée avec les distributeurs en points de vente, dont les buralistes – ce à quoi je prête une attention toute particulière.

En conclusion, je souligne que cette introduction en bourse a permis d’offrir un placement avantageux à des centaines de milliers de particuliers, en dirigeant leur épargne vers l’économie française. La privatisation a également permis de monétiser à un prix pertinent une participation de l’État dans une entreprise qui reste sous son contrôle étroit. Le produit de cette vente a servi à mener d’autres opérations. Enfin, cette politique a favorisé le développement d’un groupe français capable de se déployer à l’international.

À la suite de plusieurs plaintes d’opérateurs concurrents, la Commission européenne a décidé d’ouvrir une procédure formelle contre les autorités françaises le 26 juillet 2021, en leur reprochant d’avoir sous-évalué la soulte de 380 millions d’euros versée par la FDJ au moment de sa privatisation en contrepartie de la sécurisation des droits exclusifs de l’entreprise. Ces mêmes concurrents ont déposé quinze recours devant le Conseil d’État sur l’ensemble de l’opération dont un seul, qui porte sur cette soulte, est encore pendant dans l’attente de la décision de la Commission européenne.

Nous considérons que la rémunération de 380 millions d’euros versée par la FDJ à l’État est conforme aux conditions de marché. Elle n’est pas sous-évaluée et ne constitue pas un avantage pour l’entreprise au sens de la réglementation des aides d’État. Nous avons eu recours à une méthode différentielle pour évaluer le montant de cette rémunération et nous l’avons fixé après avis de la Commission des participations et des transferts.

Les échanges se poursuivent actuellement avec la Commission européenne et nous sommes convaincus qu’une issue favorable sera trouvée très prochainement.

S’agissant de la rentabilité de la privatisation, encore une fois les dividendes versés se rapprochent de leur niveau antérieur alors même que nous avons cédé l’essentiel du capital. Cela montre que l’entreprise s’est formidablement bien développée. En outre, nous continuons à disposer du levier fiscal, qui nous a permis d’encaisser 4 milliards d’euros. Il n’a absolument pas été affecté par l’ouverture à la concurrence. C’est un puissant outil de régulation, qui s’ajoute au fait que les mandataires sociaux de l’entreprise doivent recevoir l’agrément de l’État.

Mme Véronique Louwagie, présidente. Cinq ans après cette opération, vous en dressez un bilan positif.

L’État détient actuellement 20 % du capital de la FDJ. Envisagez-vous de faire évoluer cette part ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. Il n’est pas prévu de modifier la participation de l’État. Nous considérons que la situation actuelle est convenable et conforme à ses intérêts.

M. Luc Geismar (Dem). Cinq ans après le vote de la loi Pacte et alors que nous allons bientôt examiner le projet de loi de simplification de la vie économique – qui s’annonce comme une loi Pacte 2 –, le rapporteur spécial nous propose de discuter du bilan de l’opération de cession au secteur privé de la majorité du capital de la FDJ, l’État en étant resté actionnaire à hauteur de 20 %.

Ce bilan est très positif. Alors que le contrôle de l’État reste effectif et que la gouvernance de l’entreprise est toujours de très bonne qualité, cette opération a permis de soutenir l’actionnariat populaire avec le succès que l’on sait – et c’était bien l’objectif. Environ 500 000 Français ont acheté des titres durant la première année et ils sont encore 380 000 à en détenir. Même si l’État s’est privé d’une partie des dividendes de la FDJ, il l’a fait pour permettre à des milliers de Français de profiter des résultats de cette entreprise, mais aussi de s’acculturer au fonctionnement des marchés boursiers.

Il faut quand même rappeler que seulement 10 % des Français sont directement actionnaires. Il est tout à fait crucial de soutenir l’actionnariat populaire et cela passe notamment par ce type d’opération. Tout le monde doit pouvoir s’impliquer sur les marchés afin d’en maîtriser les rudiments et d’en bénéficier.

Monsieur le ministre, quelles mesures ont été prises en 2023 et qu’envisagez-vous en 2024 pour continuer à soutenir cet actionnariat populaire, que j’appelle de mes vœux ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. Vous avez raison, c’est une opération exemplaire, notamment en raison de son caractère très populaire. On compte encore quasiment 400 000 actionnaires individuels, pour lesquels cela a été une bonne opération – y compris pour ceux qui y ont participé au départ. Ils ont bénéficié de l’amélioration de la valeur boursière et des dividendes. Comme vous l’avez dit, cela doit inciter les Français à investir dans les entreprises.

Toute la politique que nous avons menée depuis 2017 y contribue. D’une part, nous continuons à soutenir les supports d’investissement en actions, tels que l’assurance vie, le plan d’épargne en actions (PEA) et le plan d’épargne retraite (PER). C’est aussi une manière de favoriser l’actionnariat pour le plus grand nombre. La création du prélèvement forfaitaire unique (PFU) et, osons le dire, sa stabilité participent également au développement de cet actionnariat populaire. Enfin, la loi sur le partage de la valeur au sein des entreprises favorise l’actionnariat des salariés. Tout cela constitue une première étape vers l’investissement direct dans les entreprises.

Monsieur Geismar, je sais que nous pouvons compter sur votre soutien pour maintenir cette stabilité fiscale, qui est absolument indispensable pour encourager les Françaises et les Français à investir dans les entreprises.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souscris à l’analyse que fait M. Brun de l’opération et de ses conséquences. Les réponses que j’ai entendues ne me rassurent pas sur cette opération, car les raisons que vous avancez sont évidemment fallacieuses. Il n’existe malheureusement pas beaucoup d’incitations à ce que les Français investissent dans les actions et la hausse récente du marché des actions est conjoncturelle et n’est pas spécialement liée à la politique de l’État. Du reste, l’État ne mène pas sa politique pour inciter les Français à investir en actions et ce n’est pas une opération unique qui le fera – ce serait même très dangereux.

Sans me prononcer sur le fond – j’étais favorable à ce que La Française des jeux reste à 100 % publique –, une incitation à investir dans une entreprise ou dans une poignée d’entreprises est la pire des manières d’inciter à aller vers le marché des actions. Sans les compétences, le temps et la liberté de suivre au quotidien le marché des actions, il faut faire un panier quasiment indexé et diversifier les actions – ce qui est du reste contradictoire avec ce que vous avez dit à propos de la dette.

Vous n’avez visiblement tiré aucune leçon des traumatismes d’Eurotunnel, d’EDF et de France Télécom. Faire croire aux Français qu’ils doivent investir leurs économies dans une action, c’est le faux ami par excellence. C’est un peu moins grave pour La Française des jeux, qui n’est actuellement pas soumise à la concurrence – touchons du bois ! – et bénéficie donc d’un marché captif, de telle sorte qu’il n’y a pas de risque pour les actionnaires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il fallait qu’elle reste un monopole public, mais il y a de la mauvaise foi à dire que vous avez fait cette opération pour inciter les Français à investir sur le marché des actions. Vous avez vendu un bijou de famille parce que vous deviez trouver de l’argent en urgence. Vous n’êtes pas les premiers mais si, par chance, nous sommes élus en 2027, vous serez les derniers.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. Il va falloir réviser vos connaissances en matière d’incitations à l’investissement en actions. Ici même, notamment lors de l’examen du projet de loi de finances, on ne cesse d’évoquer les dispositifs fiscaux qui incitent à la détention d’actions : le PER, le PEA, le PFU, qui a été un élément très fort d’attractivité de notre pays et d’incitation à l’investissement, la réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune, transformé en impôt sur la fortune immobilière (IFI).

Monsieur Tanguy, je vous ai écouté dire des énormités, permettez-moi de vous répondre. Vous dites qu’il n’y a rien pour inciter les Français à investir dans les actions mais je viens de citer de nombreux dispositifs fiscaux, dont le coût est d’ailleurs significatif et dont nous avons l’occasion de débattre ici. Je pense, au demeurant, que vous ne souhaitez pas être convaincu.

M. Philippe Brun, rapporteur spécial. Monsieur le ministre, je ne suis pas tout à fait convaincu par vos réponses. En 2018, on a privatisé un monopole, qui en est d’ailleurs toujours un car, sur les 2,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires de La Française des jeux, 2 milliards d’euros correspondent à des activités de loterie, relevant du monopole. En privatisant un monopole dont les rendements sont croissants, nous nous sommes privés de 245 millions d’euros et des bénéfices futurs d’une entreprise que nous contrôlons et que nous avons vocation à réguler. C’est inacceptable.

On peut d’ailleurs penser que, sans cette privatisation, l’évolution de l’entreprise aurait été possible avec un cadre juridique modernisé, comme le permet la loi Pacte, et un cadre financier également modernisé. Je rappelle que l’équipe dirigeante de La Française des jeux est aujourd’hui le même qu’avant la privatisation – Mme Stéphane Pallez était déjà en place en 2015 – et que, pour une grande partie, l’augmentation du chiffre d’affaires est liée aux activités sous monopole.

Je tiens donc à vous dire mon scepticisme sur cette opération. J’ai le sentiment que, comme lors de la privatisation des autoroutes en 2018, que les Français n’ont pas oubliée, nous avons sacrifié une entreprise d’intérêt national qui n’aurait jamais dû être privatisée.

La commission autorise, en application de l’article 146, alinéa 3, du Règlement de l’Assemblée nationale, la publication du rapport d’information de M. Philippe Brun.

 

 

 


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LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
PAR LE RAPPORTEUR SPÉCIAL

 

Agence des participations de l’État

 M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l’État ;

 M. Victor Richon, directeur adjoint par intérim de la direction de participations Services et finance ;

 M. Jérémie Gué, responsable du pôle juridique ;

 M. Florian Chauvel, chargé de participations.

 

La Française des jeux *

 Mme Stéphane Pallez, présidente-directrice générale ;

 M. Jonathan Gindt, directeur de cabinet de la présidente-directrice générale ;

 M. Yann Paternoster, responsable des affaires institutionnelles.

 

Autorité nationale des jeux

 M. Rémi Lataste, directeur général ;

 M. Guillaume Laborderie, directeur des marchés et de l’innovation.

 

 

 

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

 


([1]) Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

([2]) Ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 relative à la partie législative du code de la sécurité intérieure.

([3]) Loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne.

([4]) Ces dispositions ont ensuite été codifiées à l’article L. 320-3 du code de la sécurité intérieure par l’ordonnance n° 2019-1015 du 2 octobre 2019 réformant la régulation des jeux d’argent et de hasard (cf. infra).

([5]) Décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 relatif à l’organisation et à l’exploitation des jeux de loterie autorisés par l’article 136 de la loi du 31 mai 1933.

([6]) Loi n° 94-1163 du 29 décembre 1994 de finances rectificative pour 1994.

([7]) Cette instance réunissait des représentants de l’État, de la société civile et experts en addictions, en régulation des jeux ou en nouvelles technologies.

([8]) Rapport intégré 2018 de La Française des jeux.

([9]) Idem.

([10]) Note d’opération de la FDJ, approuvée le 6 novembre 2019 par l’AMF sous le numéro 19-514.

([11]) L’EBITDA (Earnings before interest, taxes, depreciation and amortization) représente le résultat opérationnel courant ajouté aux dotations nettes aux amortissements des actifs corporels et incorporels.

([12]) Rapport intégré 2018 de la FDJ.

([13]) Note d’opération de la FDJ, approuvée le 6 novembre 2019 par l’AMF sous le numéro 19-514.

([14]) Rapport relatif à l’État actionnaire, annexe au projet de loi de finances pour 2017.

([15]) Agence des participations de l’État, Rapport d’activité 2018.

([16]) Le FII avait été doté au mois de septembre 2018 de 1,6 milliard d’euros à la suite de cessions d’actifs effectuées au second semestre de l’année 2017 (participations au capital des sociétés Engie et Renault), et d’environ 8,4 milliards d’euros en titres (actions des sociétés EDF et Thales représentant respectivement 13,30 % et 25,76 % du capital de ces sociétés). Ces actifs avaient vocation à procurer un rendement annuel permettant de financer les projets dans des secteurs à forts enjeux technologiques et sociétaux (intelligence artificielle, mobilité, santé, cyber-sécurité) et soutenir la croissance et l’émergence des start-ups technologiques.

([17]) Décret n° 2019-1105 du 30 octobre 2019 décidant le transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société anonyme La Française des jeux.

([18]) Arrêté du 6 novembre 2019 fixant les modalités de transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société La Française des jeux.

([19]) Arrêté du 20 novembre 2019 fixant le prix et les modalités d’attribution d’actions de la société La Française des jeux.

([20]) Avis n° 2019-A.-6 du 18 novembre 2019 de la Commission des participations et des transferts relatif à l’évaluation de La Française des jeux.

([21]) Cf. encadré infra.

([22]) Exposé sommaire de l’amendement n° 124 de M. Bourquin et des membres du groupe Socialiste et républicain.

([23]) Conseil d’État et inspection générale des finances, Rapport sur l’évolution de la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en lien avec le projet d’ouverture du capital de la Française des jeux à des investisseurs privés, septembre 2018.

([24]) Idem.

([25]) « Privatisation de la FDJ : faut-il craindre plus d’addiction ? », La Dépêche, 8 novembre 2019.

([26])  Créé par le décret n° 2011-252 du 9 mars 2011 relatif au comité consultatif des jeux, l’Observatoire des jeux, composé de huit personnalités désignées pour cinq ans, était l’un des éléments du Collège consultatif des jeux mis en place par la loi du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne. Par ses études et ses observations, il devait éclairer les décideurs publics, leur permettre de prendre des décisions informées, fondées sur une approche empirique et sur des faits scientifiquement mesurés. Son action portait sur l’ensemble du champ des jeux, y compris les jeux en ligne.

En application de l’ordonnance du 2 octobre 2019 précitée et du décret n° 2020-494 du 28 avril 2020 relatif aux modalités de mise à disposition de l’offre de jeux et des données de jeux, les missions de l’Observatoire des jeux ont été transférées à l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives le 1er juillet 2020.

([27]) « “Taxes sur le rêve” et “impôts régressif”, les jeux d’argent et de hasard, une manne pour l’État », Le Monde, 27 décembre 2023.

([28]) Institut de recherches économiques et fiscales, Privatisation de la Française des jeux : rien ne va plus !, 18 novembre 2019.

([29]) Institut de recherches économiques et fiscales, Privatisation de la Française des jeux : rien ne va plus !, 18 novembre 2019.

([30]) Cf. supra les développements relatifs à l’arrêté du 20 novembre 2019.

([31]) Déclaration du ministre, M. Bruno Le Maire, sur BFM TV.

([32]) Réponses écrites de l’Agence des participations de l’État au questionnaire du rapporteur spécial.

([33]) Cour des comptes, Note d’analyse de l’exécution budgétaire (NEB) du compte d’affectation spéciale (CAS) Participations financières de l’État (PFE) pour 2019.

([34]) Troisième rapport du comité de suivi et d’évaluation de la loi Pacte, 28 septembre 2022.

([35]) Quatrième rapport du comité de suivi et d’évaluation de la loi Pacte, octobre 2023.

Le rapporteur spécial relève toutefois que le cours de l’action a pu être inférieur à sa cotation d’introduction ; son plus bas historique – atteint le 19 mars 2020 – s’établit ainsi à 18,50 euros.

([36]) Rapport financier et extra-financier 2019 de la FDJ.

([37]) Cour des comptes, Les jeux d’argent et de hasard : un secteur en mutation, des enjeux de régulation, Rapport public thématique, septembre 2023.

([38]) Communiqué de presse, FDJ, 15 février 2024.

([39]) Le rapport d’activité intégré 2019 de la FDJ indique que le chiffre d’affaires s’élevait à 1,803 milliard d’euros en 2018.

([40]) Rapport d’activité intégré 2019 de la FDJ.

([41]) Rapport d’activité intégré 2023 de la FDJ.

([42]) Idem.

([43]) Idem.

([44]) Cette option permet le déblocage de titres supplémentaires pour satisfaire la forte demande lors de l’entrée en bourse de la FDJ. L’option, permettant de mettre sur le marché 11,35 millions d’actions supplémentaires, a été exercée dans son intégralité.

([45]) Rapport annuel de performances (RAP) du compte d’affectation spéciale (CAS) Participations financières de l’État (PFE) de l’année 2019.

([46]) Le total des actions cédées par l’État représente in fine 99,3 millions de titres, 3,6 millions de titres ayant été cédés au printemps 2021, soit 18 mois après la première cotation, au profit des particuliers bénéficiant de l’avantage d’une action gratuite pour dix actions souscrites.

([47]) Cour des comptes, Note d’analyse de l’exécution budgétaire (NEB) du compte d’affectation spéciale (CAS) Participations financières de l’État (PFE) pour 2018.

([48])  Idem.

([49]) Idem.

([50]) Cour des comptes, Note d’analyse de l’exécution budgétaire (NEB) du compte d’affectation spéciale (CAS) Participations financières de l’État (PFE) pour 2020.

([51]) Idem.

([52]) Ordonnance n° 2019-1015 du 2 octobre 2019 réformant la régulation des jeux d’argent et de hasard.

([53]) Avis n° 2019-A.C.-1 du 7 octobre 2019 de la Commission des participations et des transferts relatif à la contrepartie financière due par La Française des jeux en application de l’article 17 de l’ordonnance du 2 octobre 2019.

([54]) Communiqué de presse du 15 février 2024.

([55]) Outre la présence au conseil d’administration d’un administrateur de l’État, il convient de noter celle de deux administrateurs nommés par l’assemblée générale des actionnaires sur proposition de l’État.

([56]) Décret n° 2019-1060 du 17 octobre 2019 relatif aux modalités d’application du contrôle étroit de l’État sur la société La Française des jeux.

([57]) Cour des comptes, Les jeux d’argent et de hasard : un secteur en mutation, des enjeux de régulation, Rapport public thématique, septembre 2023.

([58]) Idem.

([59]) L’étude d’impact du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique précise : « Il s’agit principalement de jeux dans lesquels est proposé l’achat d’objets numériques de jeu […], nécessaires pour participer au jeu ou pour avancer plus rapidement dans le jeu. Si le joueur gagne, il peut se voir offrir comme gain ou récompense de nouveaux objets de jeu qu’il est possible de revendre à des tiers soit sur la plateforme de l’éditeur du jeu soit sur une place de marché secondaire. »

([60]) Décision n° 2023-022 du 16 février 2023 relative à la stratégie promotionnelle de la société La Française des jeux pour son activité sous droits exclusifs pour l’année 2023.

([61]) Communiqué de presse, Jeux d’argent et de hasard dans le baromètre de Santé publique France 2019, Santé Publique France, 30 juin 2020.  

([62])  « 1° Prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs ;

« 2° Assurer l’intégrité, la fiabilité et la transparence des opérations de jeu ;

« 3° Prévenir les activités frauduleuses ou criminelles ainsi que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ;

« 4° Veiller à l’exploitation équilibrée des différents types de jeu afin d’éviter toute déstabilisation économique des filières concernées. »

([63]) « Les opérateurs de jeux d’argent et de hasard […] concourent aux objectifs mentionnés aux 1°, 2° et 3° de l’article L. 320-3. Leur offre de jeu contribue à canaliser la demande de jeux dans un circuit contrôlé par l’autorité publique et à prévenir le développement d’une offre illégale de jeux d’argent. »

([64]) Décision n° 2022-023 du 20 janvier 2022 relative à l’exploitation en réseau physique de distribution du jeu de loterie sous droits exclusifs dénommé « Amigo ».