N° 2716

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 3 juin 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES FINANCES, dE L’Économie gÉnÉrale
et du contrÔLE BUDGÉTAIRE

sur le pilotage des projets informatiques par la Chancellerie

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Patrick HETZEL,
rapporteur spécial

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SOMMAIRE

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Pages

introduction

recommandations Du RAPPORTEUR SPÉCIAl

I. Face à des besoins colossaux, les moyens du ministère de la justice destinés à la transition numérique ont fortement augmenté ces dernières années

A. Les moyens alloués aux projets informatiques du ministère de la justice ont connu une très forte hausse ces dernières années

1. Une augmentation inédite des crédits du budget de la mission Justice

2. … qui a notamment concerné, et ce de façon massive, les moyens alloués aux projets informatiques

a. Des moyens en forte hausse pour accompagner une fonction informatique qui appuie aujourd’hui l’ensemble des métiers du ministère

b. Si ce fléchage des crédits s’inscrit dans une démarche globale de modernisation de l’État, une attention particulière a été portée à la Chancellerie avec la mise en place de deux plans directement dédiés au numérique

B. Cette hausse des moyens s’avérait absolument nécessaire pour faire face à une justice « en état de délabrement », notamment en matière informatique

1. L’informatique au ministère de la justice : un « sujet dont on rit jaune » ()

2. L’état de la numérisation de la justice en France la distingue tristement de ses voisins européens

II. Pourtant, force est de constater QUE les moyens dégagés n’ont pas donné lieu à des résultats à la hauteur des attentes en raison d’un pilotage défaillant des projets informatiques par la Chancellerie

A. La nécessité de mettre en place un second plan DE transition numérique illustre l’insuffisance du premier

B. Le pilotage défaillant de la transition numérique du ministère et l’absence d’une stratégie numérique claire expliquent en grande partie ces résultats en deçà des attentes

1. Malgré des améliorations, le pilotage des projets informatiques par la Chancellerie reste insuffisamment rigoureux pour produire des résultats forts

a. La gouvernance numérique du ministère s’est récemment structurée

b. Toutefois, le pilotage des projets informatiques souffre encore de nombreux défauts

2. Ce pilotage défaillant a des conséquences dommageables multiples pour les projets informatiques portés par le ministère

C. À l’instar du PTN I, des doutes réels quant à la capacité du PTN II à atteindre les objectifs qui lui sont fixés

D. Des professionnels de la justice désemparés

III. Dans ce contexte, il est indispensable de mieux structurer le pilotage des projets informatiques au sein du ministère afin de donner aux citoyens et aux professionnels de la justice la justice qu’ils méritent

A. Se doter enfin d’une vision claire de la stratégie numérique du ministère

B. Résorber la dette technique

C. Renforcer les compétences numériques du ministère notamment via une politique d’internalisation des effectifs dédiés à cette mission

D. Mieux associer les utilisateurs du ministère et externes dans l’élaboration des projets

TRAVAUX DE LA COMMISSION

 


 

   introduction

La justice joue un rôle fondamental dans notre société. C’est grâce à elle que l’on préserve la vie en société et que nul n’est au-dessus de la loi, c’est sur elle que repose l’état de droit consubstantiel à notre démocratie, c’est elle qui permet de résoudre les conflits et de sanctionner les comportements interdits.

Parce qu’elle joue ce rôle crucial, elle doit être rendue de la façon la plus efficace possible. Cela suppose, pour les professionnels de la justice, d’évoluer dans les meilleures conditions d’exercice possibles, et notamment de disposer des outils les plus adaptés à leurs besoins. Pour les justiciables, cela suppose que la justice soit, entre autres, accessible et rendue dans les plus brefs délais. Dans les deux cas, l’informatique a une place centrale à jouer pour contribuer à améliorer le fonctionnement du service public de la justice.

Les exemples étrangers montrent combien l’informatique, et plus globalement le numérique, permet un meilleur lien entre le justiciable et l’institution judiciaire. L’informatique peut, en effet, permettre d’accélérer les procédures, de les simplifier, d’améliorer le partage de l’information – entre services mais aussi entre l’administration et le citoyen – ou encore d’accroître l’efficacité de la réponse judiciaire.

Pourtant, les constats d’une transition numérique défaillante de la Chancellerie se sont multipliés ces dernières années, certaines institutions ne ménageant pas leurs critiques. La Cour des comptes a par exemple souligné dans un rapport récent ([1])  le « retard considérable » accumulé par le ministère en matière de systèmes d’information. Les conclusions des États généraux de la justice sont elles aussi sans appel : « les conditions dans lesquelles la justice est rendue ne sont plus acceptables : les outils et les infrastructures informatiques sont insuffisants ou obsolètes. » ([2])  Les comparaisons européennes placent également la France parmi les États où la numérisation de la justice est la moins avancée, qu’il s’agisse du recours aux outils numériques par les tribunaux et les procureurs généraux, d’accès aux décisions judiciaires ou encore de numérisation des procédures.

Face à ces constats, il serait faux de dire que rien n’a été fait. On assiste depuis plusieurs années à une hausse inédite des moyens du ministère de la justice, dont bénéficient les divers projets informatiques. L’épidémie de Covid-19 a conduit à accélérer l’équipement des agents en matériel informatique, leur permettant de poursuivre leur activité en dehors de leur lieu de travail. Des plans spécifiquement dédiés à cette question ont également été mis en œuvre. Plusieurs lois adoptées récemment ont aussi vocation à améliorer le fonctionnement global du service public de la justice.

Force est toutefois de constater que le compte n’y est pas. Les citoyens restent confrontés à des difficultés pour initier ou suivre une procédure en ligne. Les professionnels de la justice se plaignent du manque d’interopérabilité des réseaux, d’applications défaillantes ou encore d’outils obsolètes. Les projets demeurent à l’état de projets, dont la réalisation concrète semble sans cesse s’éloigner. Logiquement, les coûts desdits projets explosent. Cette situation est parfaitement inacceptable, surtout si on la met au regard des sommes considérables qui ont été dépensées ces dernières années par le ministère français de la Justice en matière informatique.

Aussi le rapporteur spécial a-t-il cherché à comprendre, au cours de ce Printemps de l’évaluation, pourquoi, malgré les sommes engagées, la situation demeurait insatisfaisante.

La réponse à laquelle il est parvenu est la suivante : faute d’un pilotage efficace des projets informatiques par la Chancellerie. C’est ce que ce rapport s’efforce de démontrer.

 


   recommandations Du RAPPORTEUR SPÉCIAl

 

Recommandation n° 1

Élaborer dans les plus brefs délais une stratégie numérique qui corresponde à la seconde moitié de la période couverte par le PTN II (cabinet, direction du numérique, directions métiers).

Recommandation n° 2

Dans la seconde phase de sa mise en œuvre, orienter prioritairement le PTN II sur la résorption de la dette technique et applicative du ministère (direction du numérique).

Recommandation n° 3

Poursuivre la montée en puissance des moyens dédiés à la transition numérique au sein du ministère, notamment en améliorant la rapidité de la procédure de recrutement des agents (direction du numérique, direction des ressources humaines).

Recommandation n° 4

Afin de porter la part d’effectifs dédiés au numérique du ministère au niveau de la moyenne interministérielle, prioriser davantage le numérique dans les arbitrages de répartition d’emplois au sein de la Chancellerie (direction du numérique, direction des ressources humaines).

Recommandation n° 5

Renforcer l’association des utilisateurs professionnels, du ministère et externes comme les avocats, à l’élaboration des projets informatiques de la Chancellerie (direction du numérique, directions métiers).

    

 


I.   Face à des besoins colossaux, les moyens du ministère de la justice destinés à la transition numérique ont fortement augmenté ces dernières années

A.   Les moyens alloués aux projets informatiques du ministère de la justice ont connu une très forte hausse ces dernières années

1.   Une augmentation inédite des crédits du budget de la mission Justice

La mission Justice fait, depuis 2012, partie des missions budgétaires prioritaires. Elle connaît, à ce titre, une augmentation régulière de ses crédits. Rien que pour l’année 2023, les crédits de paiement inscrits en loi de finances initiale étaient en augmentation de 7,7 % par rapport à l’année précédente. Depuis 2018, les crédits de paiement, hors CAS pensions, sont ainsi passés de 6,9 milliards d’euros à 10,1 milliards d’euros prévus en LFI 2024, soit une augmentation de 44 % en 6 ans. Cette augmentation est conforme aux prévisions de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[PS1] ([3]). Le seuil symbolique des 10 milliards d’euros a été dépassé pour la première fois en 2024 et témoigne de l’attention portée à cette politique qui concentre désormais un peu plus de 2 % des crédits du budget général de l’État.

ÉVOLUTION DES CRÉDITS DE PAIEMENT DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE
(HORS CAS PENSIONS)

(en milliards d’euros)

 

2018

2019

2020

2021

2022

2023

2024 (LFI)

Budget du ministère de la justice

6,9

7,3

7,6

8,2

8,9

9,4

10,1

Source : commission des finances.

Si l’on en croit les montants inscrits dans la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ) 2023-2027, cette augmentation devrait se poursuivre. Cette loi prévoit en effet que 10,7 milliards d’euros, toujours hors CAS pensions, soient alloués au ministère de la justice en 2027, à la fin de la période couverte par le texte. En dix ans, les crédits de la mission augmenteraient donc de 53 %.

ÉVOLUTION PRévisionnelle DES CRÉDITS DE PAIEMENT
DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE (HORS CAS PENSIONS)

(en millions d’euros)

 

2025

2026

2027

Budget du ministère de la justice

10 681

10 691

10 748

Source : commission des finances.

Cette hausse était absolument nécessaire pour soutenir le service public de la justice, et notamment combler une partie des besoins en ressources humaines. À cet égard, les recrutements massifs de magistrats et de greffiers doivent être salués. Ce sont en effet plus de 1 000 magistrats et plus de 1 000 greffiers qui ont été recrutés depuis 2017, sans qu’ils ne soient toutefois suffisants. Il est désormais impératif de renforcer également les effectifs de l’administration pénitentiaire, faute d’alimenter une souffrance au travail déjà réelle des personnels ([4]). Outre les dépenses de personnel, les importants moyens mobilisés ces dernières années ont également bénéficié à d’autres titres (cf. infra).

2.   … qui a notamment concerné, et ce de façon massive, les moyens alloués aux projets informatiques

a.   Des moyens en forte hausse pour accompagner une fonction informatique qui appuie aujourd’hui l’ensemble des métiers du ministère

L’informatique irrigue aujourd’hui l’ensemble des métiers du ministère. Ceci est également vrai dans des domaines pour lesquels la gestion des dossiers papiers occupait par le passé une place prépondérante – le domaine juridictionnel par exemple – où dans des lieux – les prisons – où la distance vis-à-vis des outils numériques a longtemps été la règle. Les juridictions judiciaires, l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse reposent ainsi chacune sur un ou plusieurs systèmes d’information essentiels à leur fonctionnement.

Dans le domaine juridictionnel, Cassiopée (pour chaîne applicative supportant le système d’information opérationnel pour le pénal et les enfants) est le logiciel utilisé pour le traitement des affaires pénales tandis que l’application Portalis a vocation à remplacer les systèmes d’information de la justice civile, constitués de plusieurs applications métiers. De même, dans le domaine pénitentiaire, le système d’information Genesis assure la gestion des détenus tandis que celui baptisé APPI permet la gestion de l’application des peines. Dans le domaine de la protection judiciaire de la jeunesse enfin, l’application Parcours a remplacé Game et Images, et permet de gérer les mesures relatives aux mineurs placés sous main de justice. Les fonctions supports reposent elles aussi sur des systèmes d’information dédiés, comme Harmonie pour les ressources humaines.

Indispensables à l’exercice des missions des différentes directions, les projets informatiques ont ainsi fortement bénéficié de la hausse des crédits de la mission.

ÉVOLUTION du budget informatique total de la mission « Justice » depuis 2018

(en millions d’euros et en CP)

Source : commission des finances, à partir des documents budgétaires.

b.   Si ce fléchage des crédits s’inscrit dans une démarche globale de modernisation de l’État, une attention particulière a été portée à la Chancellerie avec la mise en place de deux plans directement dédiés au numérique

Depuis 2017, la transformation numérique de l’administration apparaît comme une priorité de l’action gouvernementale. Aussi, les plans de transformation numérique de la justice s’inscrivent-ils dans une démarche plus globale des plans de transformation ministériels ([5]). Ils se distinguent toutefois par l’ampleur des sommes engagées, même si les résultats ne sont pas forcément ceux escomptés.

  1.   Le premier plan de transition numérique (2018-2022)

Le PTN I a été annoncé par la garde des Sceaux Nicole Belloubet en octobre 2017 à l’occasion du lancement des « Chantiers de la Justice ». Preuve de l’importance accordée au sujet, la transformation numérique était présentée comme le premier des cinq « chantiers » arrêtés. Ce premier plan de transformation numérique était organisé autour de trois objectifs :

Derrière ces objectifs, l’idée était de simplifier les processus de linstitution judiciaire au bénéfice des usagers comme des professionnels de la justice et du droit, en recourant notamment à la dématérialisation des procédures. Pour mettre en œuvre ce plan, 530 millions d’euros devaient être engagés, destinés notamment à financer 260 emplois supplémentaires dans les métiers numériques. Le ministère de la Justice a indiqué que le montant total engagé en matière d’investissements informatiques sur la période 2018-2022 s’était finalement élevé à 602,6 millions d’euros en autorisations d’engagements.

  1.   Le second plan de transition numérique (2023-2027)

Le second plan de transition numérique a été dévoilé par le garde des Sceaux le 14 février 2023 au tribunal judiciaire de Chartes. Ce plan s’articule autour de trois axes :

Si le PTN 1 a en réalité consisté davantage en un plan de rattrapage qu’en un plan de transformation (voir infra), ce second plan se veut un véritable plan de modernisation. Même si l’un des axes repose sur un soutien sur le terrain aux juridictions, l’enjeu est bien de transformer la manière dont fonctionne le service public de la justice par la dématérialisation intégrale des procédures et par l’amélioration tant attendue des logiciels.

Le projet « zéro papier »

Le projet « zéro papier 2027 » repose sur trois axes.

Le premier d’entre eux consiste en la volonté de signer à l’avenir électroniquement les décisions, au civil comme au pénal.

Un deuxième objectif est de permettre un recours renforcé au télétravail, en renforçant la dématérialisation des dossiers ; aujourd’hui, les dossiers papiers parfois volumineux empêchent en effet, dans les faits, les magistrats ou les professionnels du droit de travailler depuis leur domicile.

Enfin, une troisième ambition est d’atteindre la transmission instantanée des pièces et décisions en version dématérialisée.

Les crédits consommés en 2023 pour la mise en œuvre de ce plan ont été de 264,5 millions d’euros. Interrogé sur les montants alloués à ce plan à partir de 2024, le ministère n’a répondu que pour l’année 2024. Les montants programmés pour l’année 2024 s’élèvent à 254,5 millions d’euros en crédits de paiement s’agissant du programme 310. En complément des crédits du programme 310, la direction du numérique dispose également de crédits complémentaires mis à disposition par d’autres programmes de budgétaires à hauteur de 15 millions d’euros environ. Les crédits dédiés au plan en 2024 devraient ainsi s’inscrire dans un ordre de grandeur similaire à celui de 2023.

B.   Cette hausse des moyens s’avérait absolument nécessaire pour faire face à une justice « en état de délabrement », notamment en matière informatique

1.   L’informatique au ministère de la justice : un « sujet dont on rit jaune » ([6])

Dans son discours de présentation du second plan de transition numérique du ministère de la justice, le garde des Sceaux constatait que « le numérique au ministère de la Justice c’est un peu le sujet dont on n’espère plus rien. » Et d’enchaîner : « C’est le sujet dont on rit jaune. C’est le sujet avec lequel « on fait avec » ». Quel triste constat pour un ministre qui était alors en exercice depuis deux ans et demi. Surtout, quel triste aveu d’échec alors même qu’un plan de plus d’un demi-milliard d’euros venait d’être mis en œuvre sur la période 2018-2022. Avouer début 2023 que le numérique est « le sujet dont on n’espère plus rien » revenait en effet à reconnaître que le PTN I n’avait pas atteint ses objectifs.

La situation décrite par les États généraux de la justice, qui avaient pour objectif de dresser un état des lieux de la justice en France et de rassembler sur cette base des propositions pour améliorer l’organisation et le fonctionnement du service public de la justice, est de fait préoccupante. Au-delà du constat global d’une justice décrite « au bord de la rupture » ([7]) ou encore « en état de délabrement avancé », l’informatique, « vécue comme un irritant majeur dans les juridictions », fait l’objet de nombreuses critiques. Les outils et les infrastructures informatiques sont présentés dans ce rapport comme « insuffisants ou obsolètes ». Le rapport dédié au numérique dépeint lui une situation qui « peut laisser un goût amer aux agents », et ce, « qu’ils travaillent pour la protection judiciaire de la jeunesse, à l’administration pénitentiaire, ou dans les services judiciaires. » ([8])

Dernier exemple s’il en fallait, dans une communication ([9]) à la commission des finances du Sénat, la Cour des comptes fait état d’un ministère qui « a accumulé un retard considérable en matière de systèmes d’information » et accuse une véritable dette technique ([10]) . Ce retard s’observe à la fois au niveau national, vis-à-vis des autres ministères et administrations publiques, et au niveau européen.

2.   L’état de la numérisation de la justice en France la distingue tristement de ses voisins européens

Comme le relève la Cour des comptes dans le rapport précité, « le retard important du ministère en matière numérique distingue la France en Europe ». Il s’agit là d’un constat bien documenté, notamment depuis la publication annuelle depuis 2013 d’un « tableau de bord » de la justice dans l’Union européenne par les services de la Commission européenne qui fournit des données comparatives entre les différents États membres sur l'efficience, la qualité et l'indépendance des systèmes de justice des États membres de l'Union. Dans la dernière édition ([11]) de ce tableau de bord, publiée en 2023, la France est ainsi classée 24e sur 27 États membres en matière de solutions numériques pour entamer et suivre des procédures dans des affaires commerciales et administratives (voir graphique). De même, la France se classe 25e État en matière de règles de procédure permettant le recours aux technologies numériques dans les affaires civiles ou commerciales, administratives et pénales.

Le travail mené par la commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) du Conseil de l’Europe est lui aussi éloquent. Depuis 2004, cette commission a notamment entrepris un processus régulier d’évaluation des systèmes judiciaires des États membres du Conseil de l’Europe. Son dernier rapport d’évaluation ([12]) , dont une partie est consacrée aux technologies de l’information et de la communication (TIC), a été publié en 2022. L’analyse repose sur un indice de déploiement des TIC qui s’intéresse au recours aux TIC dans l’aide à la décision, les systèmes de gestion des tribunaux et des affaires et la communication entre les tribunaux, les professionnels et/ou les utilisateurs des tribunaux. Or, pour la CEPEJ, force est de constater à nouveau le retard de la France sur la question. Ainsi, en France cet indice en matière civile n’est que de 4,8 contre 6,2 en moyenne ; en matière pénale, de 4,5 contre 5,8 en moyenne. Une attention toute particulière devra être portée au rapport du cycle 2024 à paraître dans les tous prochains mois, pour observer si des progrès ont été réalisés et notamment quels ont été les effets du PTN I alors que ce rapport s’appuiera sur les données de l’année 2022.

 

II.   Pourtant, force est de constater QUE les moyens dégagés n’ont pas donné lieu à des résultats à la hauteur des attentes en raison d’un pilotage défaillant des projets informatiques par la Chancellerie

A.   La nécessité de mettre en place un second plan DE transition numérique illustre l’insuffisance du premier

Lors de la présentation du second plan de transformation numérique du ministère de la Justice, le 14 février 2023, le garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti s’exprimait en ces termes : « Si je suis là aujourd’hui devant vous c’est pour vous présenter le plan ambitieux de transformation numérique du ministère de la Justice ». Parler du PTN II comme « [du] » plan de transformation numérique revient à faire l’impasse sur le premier, comme si celui-ci n’avait servi à rien. Ce premier plan de transformation numérique n’en était-il pas un ? Ou alors n’était-il pas suffisant « ambitieux » ? Pourtant, ce sont plus d’un demi-milliard d’euros qui auront été mobilisés en faveur de ce plan. Par ailleurs, la prédécesseuse ([13])  de l’actuel garde des Sceaux ne souhaitait-elle pas que soit « arrêté un véritable plan de transformation du numérique » ? Quel terrible aveu d’échec pour le Gouvernement donc, qui a été mis en évidence par les travaux de la Cour des comptes. La commission des finances du Sénat a en effet confié à l’institution, en application de l'article 58, paragraphe 2° de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), une enquête portant sur le plan de transformation numérique du ministère de la justice ([14]).

Dans cette enquête, la Cour formule des critiques particulièrement sévères tant sur le pilotage du plan (voir infra) que sur son efficacité. Ainsi, pour la Cour, « alors qu’une véritable transformation numérique aurait dû avoir pour objectif de simplifier les procédures civiles et pénales grâce aux possibilités offertes par les nouveaux outils, le PTN a uniquement répondu à la nécessité de rattraper le retard numérique du ministère. » Et la Cour de conclure : « En définitive, le plan de transformation numérique n’est ni un schéma directeur, ni un véritable plan de transformation de l’administration, ni le support d’une réforme structurelle du ministère. Il s’apparente davantage à un catalogue d’actions et de projets permettant au ministère de rattraper le retard pris en matière de systèmes d’information. »

Si le rapporteur spécial salue évidemment le fait que ce plan a permis de combler une partie du retard du ministère, notamment en matière d’équipement informatique des agents, il regrette qu’il ait été détourné de son objectif initial, conduisant les professionnels de la justice à devoir encore patienter avant la transformation tant attendue de leur environnement de travail.

B.   Le pilotage défaillant de la transition numérique du ministère et l’absence d’une stratégie numérique claire expliquent en grande partie ces résultats en deçà des attentes

1.   Malgré des améliorations, le pilotage des projets informatiques par la Chancellerie reste insuffisamment rigoureux pour produire des résultats forts

a.   La gouvernance numérique du ministère s’est récemment structurée

  1.   Le service puis la direction du numérique : porter la montée en puissance du numérique au ministère

La structure en charge du numérique au sein du ministère a beaucoup évolué ces dernières années. Si ces changements peuvent être porteurs de déstabilisation dans la conduite des projets, ils soulignent aussi la considération croissante portée au numérique au sein de la Chancellerie. Ainsi, le service en charge du numérique, qui a pris l’appellation de service du numérique (Snum) au 1er janvier 2020 existait en tant que tel depuis 2017. Directement rattaché au secrétaire général du ministère, sa création s’est inscrite dans le cadre d’une réforme plus globale du secrétariat général visant à renforcer ses prérogatives dans le domaine des fonctions de soutien. Auparavant, les fonctions informatiques relevaient d’une sous-direction, la sous-direction de l’informatique et des télécommunications (SDIT).

Selon les chiffres communiqués par le ministère, au 31 décembre 2023, le Snum comptait 443 équivalents temps plein, soit 10 % de plus qu’en 2021, et, surtout, 69 % de plus qu’en 2017. De même que les modifications successives d’organisation, la forte croissance des effectifs dédiés au numérique au ministère de la Justice traduit une volonté réelle de s’emparer de cette question.

Au début de l’année 2024, le Snum est devenu une direction, la direction du numérique (DNUM), qui reste rattachée au secrétariat général. Comme cela avait déjà été le cas lors de la transformation de la structure en charge de l’informatique en service, la transformation du service en direction a renforcé son positionnement. Ceci est d’autant plus vrai qu’à sa tête a été nommé Xavier Albouy, qui avait exercé le poste de directeur de la Direction interministérielle du numérique (Dinum) par intérim et qui en était jusqu’alors le directeur adjoint.

À côté de ce « bras armé » de la transition numérique au sein du ministère, un comité stratégique a été créé afin de donner une orientation à cette transition.

  1.   Le comité stratégique de la transformation du numérique : élaborer une véritable feuille de route

Ce comité stratégique de la transformation du numérique (CSTN) était prévu à l’annexe de la loi du 23 mars 2019 de programmation de la justice qui mentionnait un « pilotage de la transformation numérique renforcé, placé sous l’égide d’un comité stratégique présidé par la ministre » ([15]) . Ce comité est, comme son nom l’indique, responsable de la planification stratégique, mais aussi du suivi et du pilotage financier de la stratégie numérique. Il actualise également la trajectoire définie sur un horizon pluriannuel. Le CSTN constitue une instance de haut niveau puisqu’il se réunit sous la présidence du garde des Sceaux, en présence des directeurs d’administrations centrales.

À côté de ce comité, d’autres de moindre importance coexistent. Il s’agit des comités thématiques, au niveau ministère ; au niveau projets, les deux principales instances sont les comités stratégiques et les comités de pilotage.

b.   Toutefois, le pilotage des projets informatiques souffre encore de nombreux défauts

Dans son enquête de 2022, la Cour avait identifié de nombreux défauts dans le pilotage des projets informatiques par la Chancellerie, obérant la capacité du ministère à opérer une véritable transition numérique. D’après un rapport d’inspections précisément dédié à cette question et postérieur d’un an et demi aux travaux de la Cour qu’a pu consulter le rapporteur spécial, ces défauts n’ont été que marginalement corrigés, ce qu’il critique vivement et le conduit à s’interroger sur la réelle volonté politique – ou capacité – du Gouvernement à opérer une telle transition.

  1.   Une absence de vision préjudiciable

Une première critique réside dans l’absence de vision d’ensemble, qui porte nécessairement atteinte à la conduite des projets. La Cour des comptes relève ainsi dans le rapport précité que le PTN I « conçu davantage comme un portefeuille de projets, manque d’une stratégie globale. » Du fait de cette absence de vision stratégique, la Cour déplore des projets « sans aucune hiérarchisation », « conduisant à une dispersion des moyens et de la capacité à faire ». Ce qui est constaté à l’échelle du ministère l’est également à l’échelle des projets. Ainsi, dans le cadre du projet Portalis, la Cour des comptes décrit une stratégie « en fluctuation permanente », entraînant de fait des difficultés dans la conduite du projet. Le rapport d’inspections remis un an et demi plus tard au ministre de la Justice pointe lui aussi, et ce en premier lieu, l’absence d’une stratégie numérique suffisamment élaborée, pourtant seule à même à permettre une véritable transformation, allant jusqu’à considérer que le ministère manque d’une vision sur le sujet de la transition numérique.

  1.   Un pilotage tant global que par projet lacunaire

Une seconde critique réside dans le pilotage défaillant, tant de la transition numérique globale de la Chancellerie que des projets, un comble pour une transition dont les crédits sont réunis dans un programme intitulé Conduite et pilotage de la politique de la justice… L’une des raisons à cela tient à la direction de projet, souvent éparpillée. La Cour des comptes estimait ainsi dans son enquête de 2022 que le ministère gagnerait à généraliser une organisation plus efficace et plus réactive de ses plus importants projets en confiant leur responsabilité opérationnelle à un directeur de projet unique. Une telle préconisation avait déjà été formulée par l’institution à l’occasion de son enquête sur les grands projets numériques de l’État ([16]) ([17]). Interrogé à ce sujet, le secrétariat général du ministère a indiqué au rapporteur spécial que « le ministère de la Justice crée de plus en plus de rôles de directeurs de projet portant les projets informatiques avec un pilotage des équipes aussi bien de maîtrise d’ouvrage que de maîtrise d’œuvre », citant notamment les cas de Portalis et PPN, en plus des programmes ASTREA et DPaM. Si le rapporteur spécial se félicite de cette tendance, il tient à faire remarquer que cela était déjà le cas pour Portalis au moment de l’enquête de la Cour des comptes et que cela ne concerne donc toujours pas l’ensemble des programmes. Plus grave, le rapport d’inspection qu’a pu consulter le rapporteur spécial estime également que le pilotage problématique des projets s’explique par une mauvaise connaissance de certains éléments clés de la fonction informatique par la gouvernance stratégique qui n’est donc n’est pas en mesure de connaître les besoins opérationnels et de rendre les arbitrages nécessaires sur une base technique étayée.

  1.   Des ressources humaines inadaptées au regard de la tâche

Le ministère souffre d’abord de ressources humaines trop peu nombreuses pour mener à bien une ambitieuse transition numérique. Ainsi, si la mise en œuvre du PTN 1 s’est accompagnée d’un renforcement des effectifs au SNUM (cf. supra), les effectifs dédiés au numérique au sein du ministère de la Justice demeurent plus faibles que la moyenne des ministères civils : un rapport de l’Inspection générale des finances et du Conseil général de l’économie montrait ainsi qu’en 2022 le ministère de la justice consacrait au numérique une part de ses effectifs (0,8 %) très inférieur à la moyenne des ministères civils (3,1 %) ([18]). La faible part de ses effectifs s’explique notamment par le fait que le secrétariat général a dans un premier temps été confronté à des difficultés de recrutement dans un domaine pour lequel les compétences sont hautement recherchées et pour lequel l’État se retrouve en concurrence avec le secteur privé ; on peut toutefois supposer qu’il s’agit là d’une difficulté propre à toutes les administrations et qu’il existait donc des difficultés inhérentes au ministère de la justice.

Si ces difficultés de recrutement ont pu s’amenuir, notamment par la mise en place au sein du SNUM d’un bureau des ressources humaines autonomes, distinct du service des ressources humaines du secrétariat général du ministère, une politique salariale plus attractive, la délivrance accrue de promesses d’embauche pour compenser la longue durée de traitement des dossiers de recrutement ou encore des actions de communications ciblées, elles n’ont pas totalement disparu et le ministère reste confronté à un enjeu de fidélisation des personnels recrutés et donc à un fort turnover de ses effectifs, dommageable à la conduite des projets dans le temps.

Cette problématique conduit le ministère à recourir à un niveau massif d’externalisation – qui concerne également les fonctions les plus à risque et les projets les plus stratégiques – qui contraint nécessairement la capacité de pilotage des projets par la Chancellerie. La Cour des comptes dans son rapport dédié au PTN I critiquait ainsi une externalisation des fonctions informatiques « très excessive » et « critiquable ». De fait, le ministère a indiqué dans ses réponses au questionnaire adressé par le rapporteur spécial que sur le périmètre des grands projets applicatifs, il était estimé en 2022 que les prestataires représentaient en moyenne 53 % des moyens humains mobilisés en maîtrise d’ouvrage et 82 % en maîtrise d’œuvre, ce qui est alarmant pour le rapporteur spécial.

2.   Ce pilotage défaillant a des conséquences dommageables multiples pour les projets informatiques portés par le ministère

  1.   Des retards conséquents

Dans leur écrasante majorité, les projets informatiques du ministère de la Justice ne sont pas réalisés dans les temps impartis. L’écart entre la date initiale prévue de fin de projet et la date effective de rendu correspond parfois au double de la durée du projet estimée au moment de son lancement. Ainsi le projet Harmonie, lancé en 2014 et qui était censé durer 51 mois, soit un tout petit peu plus de quatre ans, s’est finalement terminé en 2021 ([19]) . Mais le cas le plus éloquent reste celui du projet Cassiopée : sa V2, lancée en 2014 et censée être rendue au bout de 26 mois, n’est terminée que depuis juin 2022. La Cour des comptes dénonce ainsi des « durées de réalisation anormalement longues » dans le cas des projets Portalis et Cassiopée.

 

 

 

 

Durée estimée de certains des principaux projets
et écart avec les prévisions initiales

(en mois)

Projet

Année de lancement

Durée estimée au lancement

Date de fin ou date de fin revue

Durée totale

Écart entre la prévision initiale et la date réelle de fin (en mois)

Cassiopée

2014

26

Juin 2022

114

+ 88

Harmonie

2014

51

2021

72

+ 21

Astréa (3e pallier)

2021

60

2027

78

+ 18

Note : pour de nombreux projets, le ministère de la Justice indique des années de lancement qui correspondent en réalité au lancement d’une nouvelle version du projet, sans qu’il soit possible de savoir si le projet couvre effectivement un périmètre plus large que celui initialement annoncé ou s’il s’agit de masquer artificiellement les retards des premières versions. Ainsi, pour le projet Procédure pénale numérique le ministère a par exemple indiqué : « le coût initial était de 67,40 M€ et la date de fin était prévue en 2024. Mais ces délais et montant vont être augmentés, car de nouveaux objectifs et périmètre ont été ajoutés, avec le concours d’un cofinancement du fonds pour la transformation de l’action publique »

Source : documents budgétaires et réponses au questionnaire.

Or, la Cour des comptes affirme que la durée de mise en œuvre des projets par la Chancellerie, « souvent excessive, explique l’échec de très nombreux projets informatiques ou numériques ». Plusieurs raisons à cela. D’abord, l’existence d’un effet tunnel c’est-à-dire d’une situation de flou pour le commanditaire quant à l’avancée des travaux, sans version intermédiaire du projet possible et dont seule la livraison du projet permettra de sortir. De cette situation résulte une incapacité à piloter ledit projet. S’ouvre ainsi un cercle vicieux : l’absence de pilotage conduit à une incapacité à piloter. Le problème de ces durées de réalisation excessives est qu’elles font ensuite courir aux projets concernés un risque important d’évolution de l’environnement – technologique, politique, juridique… – et, par conséquent, d’obsolescence technique ou fonctionnelle pour les projets informatiques.

Le rapporteur spécial regrette que cette situation n’ait toujours pas été résolue. Ainsi, le troisième palier du projet Astréa, lancé en janvier pour une durée initialement prévue de 5 ans, affiche aujourd’hui une date de fin envisagée en 2027, soit, a minima, un an de retard.

  1.   Une explosion des coûts

Logiquement, les retards accumulés entraînent un risque important de dérapage des coûts. De fait, les budgets initiaux des projets sont rarement, si ce n’est jamais, respectés. Interrogé par le rapporteur spécial quant au fait de savoir si sept projets majeurs avaient respecté le budget qui leur était initialement alloué, le ministère n’a fait état que de coûts finaux supérieurs à la budgétisation initiale.

Le rapporteur spécial reconnaît que ces projets ont pu faire l’objet de changements de périmètre qui expliquent que les budgets aient augmenté au fil du temps. Toutefois, ces changements de périmètre – qui sont parfois directement dus au fait que les projets ont mis trop de temps à être réalisés et qu’il a fallu, dans ces conditions logiquement adapté les besoins à des réalités nouvelles – n’expliquent pas seuls les dérapages budgétaires, le pilotage des projets y contribue également fortement, ce que dénonce fermement le rapporteur spécial.

C.   À l’instar du PTN I, des doutes réels quant à la capacité du PTN II à atteindre les objectifs qui lui sont fixés

Pour toutes les raisons précédemment évoquées, le rapporteur spécial entretient de sérieux doutes quant à la capacité du ministère à mener à bien la transition pourtant tant attendue. Trop de prérequis semblent en effet indispensables pour être en mesure d’atteindre le niveau d’ambition affiché dans un temps contraint. Par exemple, s’il est possible de se doter assez rapidement d’une vision numérique claire, il est beaucoup plus difficile d’internaliser les compétences. Le garde des Sceaux a certes beau jeu de rappeler ([20])  la satisfaction croissante des équipes du ministère, mais la transition numérique ne pourra se faire qu’avec une montée en puissance des ressources consacrées à cette tâche qui prendra nécessairement du temps.

D.   Des professionnels de la justice désemparés

Cette trop lente transition numérique de la Chancellerie laisse, logiquement, les professionnels de la justice, qu’il s’agisse des agents publics du ministère ou des acteurs externes comme les avocats, dans une situation de désarroi.

Sollicitée dans le cadre de la rédaction de ce rapport, la Conférence des bâtonniers déplore ainsi, au sujet de Portalis, « un projet (…) dont certaines phases ont été manifestement très difficultueuses ».

Les fonctionnaires du ministère formulent eux aussi de nombreuses critiques à l’encontre de la transition numérique de la Chancellerie. Même si le rapporteur spécial reconnaît que la situation a pu s’améliorer en un an, l’Union syndicale des magistrats décrit ainsi dans un article de juillet 2023 « l’enfer du numérique judiciaire » ([21]). Le syndicat y évoque notamment l’instabilité du réseau qui prive « régulièrement tout personnel de Justice de ses mails et/ou ligne téléphonique », des outils informatiques « qui demeurent obsolètes malgré des années de promesses » ou encore des services informatiques locaux et régionaux qui deviennent qui « deviennent presque uniquement des relais des dysfonctionnements » plutôt que « des interlocuteurs efficaces ». L’auteure conclut, amère : « la « transformation numérique de la justice » reste aujourd’hui un mirage ». Avant d’ajouter : « La révolution technologique n’a toujours pas eu lieu au ministère de la Justice, l’outil informatique constitue encore trop souvent un « irritant » ou même une embûche pour les personnels judiciaires, qui se sentent bien loin de la communication parfois auto-satisfaite, parfois incantatoire, du ministère ». Contactée dans le cadre de ce rapport, l’auteure de l’article reconnaît que des progrès ont été réalisés s'agissant du matériel mis à disposition des personnels et de la connectivité mais déplore toutefois que les applicatifs métiers restent encore très critiquables car défaillants. L’auteure évoque ainsi les interruptions de service, les trames incorrectes ou inexistantes ou encore l’absence d'interconnexion régionale ou nationale.

III.   Dans ce contexte, il est indispensable de mieux structurer le pilotage des projets informatiques au sein du ministère afin de donner aux citoyens et aux professionnels de la justice la justice qu’ils méritent

A.   Se doter enfin d’une vision claire de la stratégie numérique du ministère

Seule une stratégie claire permettra à la Chancellerie de mettre en place une véritable transition numérique et d’éviter l’empilement des projets et la multiplication des plans. À cette fin, la Cour recommandait en 2022 au ministère de se doter d’un schéma directeur des systèmes d’information. Interrogé à ce sujet, le ministère a indiqué au rapporteur spécial que les axes stratégiques du PTN II ont été déclinés fin 2022 en un schéma directeur des systèmes d’information. Pourtant, le rapport d’inspections remis au ministre au printemps 2023 regrette toujours que le ministère n’ait pas développé une stratégie numérique suffisamment élaborée. Force est donc de constater qu’il semble toujours nécessaire que la Chancellerie se dote enfin d’une stratégie clairement identifiée de la transition numérique qu’elle compte mener.

Cette stratégie devra non seulement être claire mais stable dans le temps. En effet, ce sont les multiples changements de périmètres des différents applicatifs métiers qui ont conduit à ce que les projets phares du ministère mettent tant d’années à être livrés.

 

Recommandation n° 1

Élaborer dans les plus brefs délais une stratégie numérique qui corresponde à la seconde moitié de la période couverte par le PTN II (cabinet, direction du numérique, direction métiers).

B.   Résorber la dette technique

Globalement, le PTN I a ignoré la problématique de l’obsolescence des composantes logicielles et a privilégié, s’agissant de la modernisation des infrastructures, les actions les plus visibles (équipements, réseau, outils métier) : des progrès ont ainsi été réalisés s'agissant du matériel mis à disposition des personnels (ordinateurs portables, pour certains tablettes et smartphones) et de la connectivité – le VPN a ainsi été renforcé pour permettre une connexion à distance au réseau privé sécurisé du ministère, ce qui était impossible en début de confinement en mars 2020, et le wifi a été bien développé dans les juridictions.

Ce déficit d’intention, outre le fait qu’il illustre le manque d’information et de maturité informatique de la gouvernance, s’est traduit par une insuffisante résorption de la dette technique et applicative qui expose le ministère à des risques en matière d’équipement comme de logiciels. De fait, le service du numérique estimait que le sous-investissement en matière de maintien à l’état de l’art conduit à ce que plus de 80 % des applications comportent au moins un composant (système d’exploitation, base de données) non supporté par les éditeurs. Surtout, cette trop faible considération a placé la mission d’inspections dédiée à la transition numérique du ministère de la justice dans l’impossibilité d’évaluer l’ampleur de la dette technique du ministère.

Le préalable à toute transition est donc d’obtenir une vision consolidée de la dette technique du ministère. Cette vision doit ensuite permettre de réduire – et idéalement de résorber – cette dette ce qui permettra en retour de faciliter les évolutions futures des différentes applications métiers, de réduire les surcoûts engendrés en maintenance et, in fine, de rendre un meilleur service aux utilisateurs.

Recommandation n° 2

Dans la seconde phase de sa mise en œuvre, orienter prioritairement le PTN II sur la résorption de la dette technique et applicative du ministère (Direction du numérique).

C.   Renforcer les compétences numériques du ministère notamment via une politique d’internalisation des effectifs dédiés à cette mission

La transition numérique du ministère de la justice ne pourra avoir lieu que si la Chancellerie dispose des moyens, au premier rang desquels humains, pour la mener à bien. Or, face aux difficultés de recrutement et de fidélisation des effectifs du ministère, que reconnaissent eux-mêmes les services du ministère ([22]), il est impératif de mettre en œuvre une politique RH plus offensive, qui plus est dans un domaine hautement concurrentiel. Plusieurs marges d’amélioration existent en la matière. Alors que les candidats qui disposent des compétences recherchées sont fortement demandés par les recruteurs, le ministère admet que la durée de traitement des dossiers de recrutement passe « rarement sous un délai de trois mois. » Les candidats dont la candidature a été retenue ont ainsi tout le loisir de trouver un autre emploi avant d’être effectivement recrutés, surtout que la recherche d’emplois est dans la plupart du temps une étape subie du parcours professionnel et que les personnes qui y sont confrontées sont soucieuses de trouver un emploi dans les plus brefs délais.

Pour ce qui est de l’aval, à savoir la fidélisation des personnes recrutées, le ministère indique, entre autres actions, qu’« en 2024, des expérimentations seront lancées afin d’améliorer la connaissance de l’environnement professionnel [par la DNUM] qui permettront à terme d’accroître le sentiment d’appartenance. » Outre le flou de la formulation et le fait qu’il paraît inconcevable que la direction du numérique n’ait pas connaissance de l’environnement professionnel dans lequel évoluent ses agents, le rapporteur spécial ne comprend pas bien quel lien il existe entre sentiment d’appartenance et connaissance de l’environnement.

Le recrutement et la fidélisation des personnels sont des impératifs pour réduire l’externalisation de la fonction informatique du ministère et les risques auxquels elle expose. Si une politique de recrutement plus affirmée devrait permettre de réduire la part d’externalisation, la question des moyens se pose également. Sécuriser le renforcement des effectifs nécessaires à la mise en œuvre du PTN II suppose ainsi aussi de prioriser davantage le numérique dans les arbitrages de répartition d’emplois effectués au sein de la mission Justice, même si le rapporteur spécial a tout à fait conscience des besoins qui se posent en matière d’effectifs pour les autres programmes.

Recommandation n° 3

Poursuivre la montée en puissance des moyens dédiés à la transition numérique au sein du ministère, notamment en améliorant la rapidité de la procédure de recrutement des agents (direction du numérique, direction des ressources humaines).

 

Recommandation n° 4

Afin de porter la part d’effectifs dédiés au numérique du ministère au niveau de la moyenne interministérielle, prioriser davantage le numérique dans les arbitrages de répartition d’emplois au sein de la Chancellerie (direction du numérique, direction des ressources humaines).

D.   Mieux associer les utilisateurs du ministère et externes dans l’élaboration des projets

Les projets informatiques donneront, enfin, d’autant plus satisfaction qu’ils auront été élaborés en concertation avec les acteurs qui les utilisent quotidiennement. Or, l’association des usagers à la définition des projets a été jusqu’à présent peu satisfaisante. Sollicitée dans le cadre de la rédaction de ce rapport, la Conférence des bâtonniers a par exemple indiqué en tout premier lieu, et ce sans avoir été interrogée spécifiquement sur ce point, que la profession d’avocat avait été insuffisamment associée à la conduite des deux plans de transformation numérique. Les représentants de la Conférence des bâtonniers ont ainsi regretté que « les barreaux et les avocats avaient trop longtemps au cours de ces PTN été, sinon totalement exclus, du moins insuffisamment consultés lors des différents projets de digitalisation des services judiciaires. »

De manière générale, comme le relevait la Cour des comptes dans son enquête de 2022, la focale a trop souvent été mise sur les attentes du justiciable et non sur celles des utilisateurs professionnels. Or, les besoins des utilisateurs professionnels doivent être une priorité précisément pour leur permettre de rendre un meilleur service aux justiciables. Privilégier l’expérience du justiciable alors même que les professionnels ne disposent pas d’outils numériques performants peut conduire, in fine, à produire un service de façade qui ne contribue en rien à réduire l’efficacité du service public de la justice. La Cour relevait ainsi que, pour le projet Portalis, « la priorité avait été donnée au développement de fonctionnalités offertes au justiciable pour effectuer des saisines directes en ligne ou pour améliorer son information, alors que le préalable indispensable était de terminer la refonte d’applications civiles vieilles de trente ans ». Il convient donc d’associer systématiquement les utilisateurs du ministère, par exemple en assurant leur représentation au sein des instances de gouvernance, et de mieux associer les avocats et les commissaires de justice dans l’élaboration de la stratégie numérique des différents projets.

Recommandation n° 5

Renforcer l’association des utilisateurs professionnels, du ministère et externes comme les avocats, à l’élaboration des projets informatiques de la Chancellerie.

 


   TRAVAUX DE LA COMMISSION

Lors de sa réunion de 10 heures, le jeudi 30 mai 2024, la commission des finances a entendu M. Patrick Hetzel, rapporteur spécial des crédits de la mission Justice, sur son rapport d’information sur le pilotage des projets informatiques par la Chancellerie.

 

M. Patrick Hetzel, rapporteur spécial. Si j’ai choisi de consacrer le rapport de printemps de l’évaluation de la mission budgétaire Justice au pilotage des projets informatiques par la Chancellerie, c’est parce que le numérique au ministère de la justice, et donc l’informatique, est perçu comme « le sujet dont on n’espère plus rien, […] le sujet dont on rit jaune […] le sujet avec lequel « on fait avec » ». Ces mots, monsieur le garde des Sceaux, sont les vôtres et vous les avez prononcés il y a un an lors du lancement du second plan de transformation numérique du ministère de la justice. Si je partage votre constat, il faut reconnaître que vos propos sonnent comme un terrible aveu d’échec de la Chancellerie. En effet, affirmer en 2023, après trois ans de mandat et plus de six ans de majorité au pouvoir, que l’informatique est un sujet dont on n’espère plus rien revient à admettre que vous n’avez pas été capables de résoudre un problème pourtant bien identifié. Pire, vos mots ont été prononcés alors qu’un premier plan de transformation numérique du ministère avait été mis en place sur la période 2018-2022, initialement doté de 530 millions d’euros. Votre administration nous a même indiqué que le montant global engagé en matière d’investissement informatique sur cette période s’est finalement élevé à plus de 600 millions d’euros en autorisations d’engagement. Ce demi-milliard d’euros n’aurait-il donc servi à rien ? C’est la question à laquelle j’ai cherché à répondre au cours de ce Printemps de l’évaluation. Pourquoi, malgré les sommes engagées, la situation demeure-t-elle insatisfaisante et, à certains égards, kafkaïenne pour les agents du ministère ? La réponse à laquelle je suis parvenu est la suivante : c’est sans doute faute d’un pilotage efficace des projets informatiques par la Chancellerie. Je ne nie pas les difficultés dont vous avez hérité. Vous y avez été confronté dans la pratique, en tant qu’avocat, et la situation est désormais bien documentée. Les « chantiers de la justice » en 2018, puis les États généraux de la justice en 2022 ont donné lieu à des rapports très clairs sur ce sujet, soulignant l’insuffisance technique du ministère, les outils obsolètes et les procédures trop lourdes. De même, le retard de la France en matière de numérisation de la justice par rapport à ses voisins européens est régulièrement souligné, tant par l’Union européenne et son Tableau de bord de la justice que par la CEPEJ, l’outil du Conseil de l’Europe. Ce que je conteste, c’est la façon dont vous et votre ministère avez répondu à ces difficultés. Mon opinion n’est pas seulement politique. Elle est étayée par les travaux de plusieurs institutions, pour certaines indépendantes, ainsi que par mes échanges avec les professionnels de la justice.

Par exemple, à la demande de la commission des finances du Sénat, la Cour des comptes a mené une enquête sur le premier plan de transformation numérique du ministère de la justice, dont les conclusions ont été rendues voici deux ans. Que disent-elles ? « Malgré le rapport précurseur sur les « chantiers de la justice », (…) le PTN s’est révélé n’être ni un plan stratégique de transformation du ministère, ni un schéma directeur des systèmes d’information, ni le support d’une réforme organisationnelle pour la restructuration du ministère (…). Il constitue plutôt un catalogue de projets visant à remettre à niveau un ensemble de systèmes d’information vieillissant et incomplet, c’est-à-dire essentiellement un plan de rattrapage. » Si je me satisfais du rattrapage qu’a permis d’opérer ce plan, l’objectif de transformation n’est pas atteint. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous avez été amené à mettre en place un second plan de transformation numérique, ce qui est assez inédit.

Il est intéressant de comprendre pourquoi l’objectif initial a été à ce point manqué. La Cour des comptes est très claire à ce sujet. Ce qui fait défaut à la transformation numérique du ministère tient essentiellement en trois points : une absence de vision, un pilotage défaillant et des ressources humaines inadaptées à la tâche requise. Le pilotage défaillant, en particulier, a des conséquences négatives pour les projets, au premier rang desquelles les retards conséquents qu’ils accusent. Les cas de Cassiopée et de Portalis sont à cet égard particulièrement éloquents. Or ce retard des projets, outre l’explosion des coûts qu’il engendre, entraîne en retour des difficultés de pilotage : d’une certaine manière, c’est le serpent qui se mord la queue.

Ces défauts de pilotage ont perduré, même après le rapport très sévère de la Cour des comptes. Un autre rapport d’inspection, remis il y a un an et demi au sujet de la transformation numérique du ministère, pointe précisément les mêmes problèmes. Vous avez mentionné que la Chancellerie m’était ouverte. Cependant, il a été particulièrement difficile pour moi d’obtenir ce rapport. Avant d’aborder les points soulevés par ce rapport, je souhaite déplorer fortement qu’il ait fallu vous solliciter plus de quatre fois, vous et vos équipes, et mentionner en dernier recours les pouvoirs spéciaux dont nous disposons en tant que rapporteurs spéciaux de la commission des finances pour obtenir ce document. La relation entre l’équipe gouvernementale à laquelle vous appartenez et le Parlement gagnerait à être plus collaborative avec les députés que nous sommes.

À la lecture de ce rapport, j’ai constaté que les problèmes de pilotage des projets informatiques par la Chancellerie persistent. Premièrement, le ministère n’a pas développé une stratégie numérique suffisamment élaborée, seule capable de permettre une véritable transformation. Deuxièmement, les ressources humaines ne sont toujours pas à la hauteur des enjeux, tant en termes de moyens que de compétences, ce qui entraîne une externalisation massive créant des difficultés supplémentaires. Troisièmement, le pilotage budgétaire reste perfectible. Dans ces conditions, quelles réformes avez-vous entamées avec vos directions pour assurer un pilotage efficient des projets informatiques de votre ministère et pour offrir aux citoyens et aux professionnels du service public de la justice la justice qu’ils méritent.

M. Éric Dupont-Moretti, ministre. Dans votre carquois, peu de flèches concernent l’exécution, car les chiffres ne vous permettaient pas de formuler de nombreuses critiques. Vous les avez donc concentrées sur le numérique. Vous avez rappelé mes propos, qui sont forts et témoignent de ma franchise et de ma lucidité. Cependant, être lucide ne conduit pas nécessairement au fatalisme. Je vais vous démontrer en quelques minutes que vous êtes pessimiste. Vous verrez, car je sais que vous êtes un homme de bonne foi, que beaucoup de choses ont été accomplies et que certaines actions menées sous mon autorité répondent à vos interrogations et à vos inquiétudes. Je vais entrer dans le détail, notamment en ce qui concerne le pilotage des projets informatiques conduits par la Chancellerie.

Ce sujet m’intéresse particulièrement, car il est décisif pour la transformation de la justice. De plus, des améliorations réelles et mesurables ont été apportées. Les budgets accordés par la représentation nationale en 2023 ont été bien utilisés. Votre soutien sur les questions budgétaires est d’ailleurs absolument essentiel. Toutefois, je n’hésite pas à affirmer que le numérique au ministère de la justice est probablement l’un des domaines où l’abandon budgétaire de plusieurs décennies a eu les conséquences les plus graves. Vous l’avez d’ailleurs reconnu en évoquant des rattrapages dans votre intervention précédente. Je parle de rattrapages, bien sûr, mais surtout d’améliorations. J’avais déclaré en 2023 que c’était un sujet dont on n’espérait plus rien et dont on riait jaune. Ces mots ne vous ont pas échappé et plusieurs rapports ont été rendus, le dernier en date étant celui des inspections de la justice et des finances, il y a exactement un an. Mon intention n’est pas de contester point par point les constats de ce rapport, dont je partage un certain nombre de conclusions, voire la majorité. Ce qui est nécessaire en la matière, c’est tout ce que j’aurais aimé voir durant mes trente-six ans d’exercice professionnel d’avocat : des logiciels adaptés, conçus en associant étroitement les utilisateurs que sont les magistrats et les fonctionnaires, un matériel solide, mis à jour et fonctionnant correctement, un réseau stable, rapide et sans coupure, pour accompagner les professionnels en cas de difficulté. L’enjeu est que ces outils permettent un meilleur accès à la justice, garantissent un meilleur équilibre des armes entre les parties et améliorent la lisibilité des décisions. Je suis, comme vous, conscient que cela n’a pas toujours été le cas au quotidien, y compris en 2024.

Depuis 2017, les investissements importants dédiés à la transformation numérique n’ont pas été vains. Depuis la réélection du président de la République, et notamment depuis 2023, les retards accumulés depuis trop longtemps sont réellement en cours de résorption. Le premier plan de transformation numérique, doté de 530 millions d’euros, a essentiellement servi de plan de rattrapage. Au début du premier quinquennat du président de la République, les tribunaux ne disposaient pas de wifi. Aujourd’hui, cette technologie est omniprésente. À cette époque, seuls quelques magistrats possédaient des ordinateurs portables. Or, désormais, 65 000 magistrats et fonctionnaires du ministère de la justice en sont équipés. Auparavant, les matériels de visioconférence étaient rares et disputés dans les tribunaux. Aujourd’hui, plus de 4 000 dispositifs de visioconférence sont disponibles, permettant en 2023 d’éviter plus de 30 000 extractions, sujet d’une importance capitale.

Le nombre de configurations différentes des postes de travail au ministère est passé de 600 en 2018 à 60 en 2023, simplifiant ainsi considérablement leur maintenance. Ce changement a permis la mise en œuvre du premier plan quinquennal, posant le socle matériel indispensable. Sans cela, l’amélioration des logiciels aurait été vaine, car personne n’aurait pu en profiter. Il était nécessaire de mettre, si j’ose dire, la charrue avant les bœufs. Les résultats de ce premier plan sont visibles. Nos personnels nous le confirment, et j’ai demandé au secrétariat général de mener une enquête de satisfaction interne sur la perception de ces évolutions. Vous n’étiez peut-être pas au courant de cette enquête et n’avez pas pu nous la demander lors de votre visite à la Chancellerie. Je tiendrai les données chiffrées à votre disposition si vous le souhaitez. Je souhaite vous citer un chiffre : fin 2021, 42 % des magistrats et fonctionnaires estimaient que leur environnement numérique s’améliorait. Ce chiffre est passé à 72 % fin 2023. Cela m’importe, car cela montre que les efforts déployés n’ont pas été inutiles. On observe une progression similaire de la satisfaction concernant les matériels, la connectivité, la visioconférence et l’assistance aux utilisateurs.

Le véritable plan de transformation numérique est le second, qui a été mis en œuvre depuis 2022. Vous noterez qu’il nécessite également des budgets importants. Vous avez raison à ce sujet. Cependant, ces budgets sont à la hauteur de notre ambition pour la justice et de notre organisation interne, qui permet désormais une utilisation optimale de chaque euro. C’est dans ce but que j’ai créé, en début d’année, la Direction du numérique. Vous évoquiez le pilotage ; il était essentiel de rehausser la place accordée à ce sujet et de marquer durablement la priorité que tous au ministère doivent y accorder, ces évolutions facilitant la vie des magistrats, des fonctionnaires et, in fine, des justiciables.

Une justice qui fonctionne mieux matériellement est évidemment plus efficace et plus rapide. Bien que cela puisse sembler une tautologie, il est parfois utile de le rappeler. Cette amélioration était également rendue nécessaire par l’augmentation significative des effectifs numériques du ministère. En 2017, ils étaient 262 ; aujourd’hui, ce chiffre atteint 450, soit une augmentation de 71 % depuis l’élection du président de la République. Cet effort n’est pas terminé. L’internalisation doit se poursuivre avec le recrutement de 40 personnes supplémentaires en 2024. Cela permet de réduire notre dépendance aux prestataires externes. Dans cette optique, nous avons désormais un responsable identifié pour chaque grand projet informatique.

Depuis mon arrivée, j’ai acté cette évolution pour des projets tels que Portalis, la procédure pénale numérique (PPN) ou le projet phare « zéro papier ». J’ai désigné un directeur de programme dématérialisation, en fonction depuis un mois, pour coordonner les efforts collectifs sur ce sujet, y compris sur le terrain. Nous soutenons ainsi notre progression vers le zéro papier, tant dans les juridictions administratives que dans celles de l’ordre judiciaire. La PPN s’étend désormais de manière inéluctable : en 2023, 1,6 million de procédures contraventionnelles et correctionnelles ont été transmises de manière dématérialisée et, depuis 2024, le rythme est de 200 000 procédures par mois. Cette évolution majeure a été rendue possible grâce à la création, en juin, d’une direction de programme commune avec le ministère de l’intérieur. Nous innovons au service de l’efficacité, ce qui nous permet des gains importants. En 2023, la PPN a permis de redéployer 266 personnes travaillant dans les greffes vers des tâches plus valorisantes.

Portalis progresse également. J’ai souhaité que soient priorisés les deux contentieux les plus importants pour les Français. Ainsi, Portalis est actuellement déployé dans cinquante-neuf conseils des prud’hommes et la version CPH sera généralisée au premier semestre 2025. L’expérimentation pour les affaires familiales a débuté ce mois-ci dans quatre tribunaux judiciaires et la version générique qui servira pour les autres fonctions civiles sera testée à partir d’octobre. Le terrain est évidemment associé à toutes nos démarches, condition essentielle pour que la transformation numérique se concrétise. À titre d’exemple, tous les grands projets (PPN, Portalis…) sont désormais en lien permanent avec les utilisateurs directs, qui contribuent à améliorer l’existant et à concevoir les évolutions. L’École nationale de la magistrature a mis en place une formation complète de treize jours, intitulée « Cycle approfondi du numérique ». Elle permet aux utilisateurs de terrain qui le souhaitent d’approfondir leur connaissance des enjeux numériques globaux et de mieux profiter de la transformation, tant localement qu’au ministère. Pour ceux qui sont moins à l’aise avec l’outil numérique et afin de résoudre les problèmes quotidiens, j’ai souhaité aussi déployer des techniciens informatiques de proximité pour une assistance quotidienne dans les tribunaux judiciaires. Concernant l’exécution du budget, nous avons recruté 130 techniciens en 2023, alors que nous avions initialement prévu d’en recruter 100. Vous conviendrez que le budget dédié au numérique est bien utilisé.

M. Jean-René Cazeneuve, président. Il faut conclure.

M. Éric Dupont-Moretti, ministre. Je souhaitais aborder d’autres logiciels et applications, mais nous pourrons traiter ces sujets à travers les questions que vous voudrez bien me poser.

M. Patrick Hetzel, rapporteur. Ma première question concerne le dérapage des délais et des coûts liés aux aspects informatiques, point sur lequel vous n’avez pas encore répondu. J’ai bien entendu vos propos sur l’amélioration de la satisfaction des utilisateurs entre 2021 et 2023, avec une augmentation notable du degré de satisfaction. Cependant, je souhaite souligner une publication parue dans Actu juridique en juillet dernier. Cet article met en lumière la durée de réalisation des projets informatiques, qui laisse les professionnels de la justice désemparés. Certains magistrats évoquent même une situation critique, comme le titre de l’article l’indique : « Justice malade : plongée dans l’enfer du numérique judiciaire ». De cet article, plusieurs points ressortent. D’une part, l’instabilité des réseaux est mentionnée, malgré l’existence du wifi. Cette instabilité persiste et complique les opérations quotidiennes. D’autre part, l’obsolescence des outils informatiques représente un problème récurrent, rendant les relations avec les auxiliaires de justice, notamment les avocats, parfois difficiles.

M. Jean-René Cazeneuve, président. Vous avez mentionné précédemment que 30 000 extractions avaient été évitées grâce à l’utilisation de la visioconférence. Avez-vous un objectif précis à ce sujet ? Bien entendu, cela a un impact en termes de sécurité, mais cela n’aura pas les conséquences dramatiques que nous avons connues. En termes de coûts, pensez-vous que cette pratique va réellement se développer ?

M. Éric Dupont-Moretti, ministre. Oui, j’ai un objectif clair. Cela fait partie des protocoles qui seront signés dans les discussions que j’ai eues avec l’intersyndicale. Cependant, ce n’est pas un objectif chiffré. Nous allons voir ce que nous pouvons faire. Il existe des situations où, légalement, nous ne pouvons pas nous passer de la visioconférence. Dans d’autres cas, nous pouvons encore améliorer la visioconférence, ce qui entraînera directement moins de transfèrements. C’est ce que le personnel pénitentiaire appelle ardemment de ses vœux. Nous sommes en cours d’examen de ces questions. J’ai exprimé très clairement ma volonté d’avancer sur ce sujet afin de mieux protéger nos agents pénitentiaires.

Vous mentionnez un article au titre alarmant. Je vais vous fournir des retours de terrain. Il y a les sondages et il y a les votes. Je vais vous donner les votes, tandis que vous m’avez donné les sondages. Concernant le taux de satisfaction des équipements, cela touche tout le ministère de la justice et tous les utilisateurs. Les chiffres sont les suivants : 56 % en 2021, 66 % en 2022, et 74 % en 2023. Si vous me dites que nous n’avons pas amélioré les choses, c’est à désespérer de tout. Pour le taux de satisfaction de la connectivité, nous obtenons 21,42 % en 2021, 60,2 % en 2022 et 72 % en 2023. Le sentiment d’amélioration de l’environnement numérique de travail est également important pour nos agents, magistrats, greffiers et contractuels. En 2021, il était de 42 %, en 2022 de 62,6 % et en 2023 de 71 %. Le taux de satisfaction de la visioconférence est passé de 67 % en 2022 à 70 % en 2023. Enfin, le taux de satisfaction global du service assistant, c’est-à-dire les techniciens envoyés dans les juridictions, est passé de 45 % en 2021 à 70 % en 2022, pour atteindre 75 % en 2023. Je trouve que cela vaut mieux qu’un article au titre accrocheur.

M. Jean-René Cazeneuve, président. Merci infiniment, monsieur le garde des Sceaux. Nous terminons sur une note extrêmement positive.

La commission autorise, en application de l’article 146, alinéa 3, du Règlement de l’Assemblée nationale, la publication du rapport d’information de M. Patrick Hetzel.

 

 

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([1]) Cour des comptes, Améliorer le fonctionnement de la justice – Point d’étape du plan de transformation numérique du ministère de la justice, Communication à la commission des finances du Sénat, janvier 2022

([2]) Comité des États généraux de la justice, Rendre justice aux citoyens, avril 2022

([3]) L’article 1er de la loi prévoyait en effet des crédits de paiement, hors CAS pensions, à hauteur de 7,0, 7,3, 7,7, 8,0 et 8,3 en 2018-2022

([4]) Alerté à ce sujet par le secrétaire général de Force Ouvrière Justice, le rapporteur spécial tient à attirer l’attention, outre la souffrance au travail, sur « l’épuisement professionnel » des personnels que génère la double problématique de la surpopulation carcérale et de la sous-exécution quasi-systématique du schéma d’emplois du programme 107

([5]) Circulaire du premier ministre du 3 octobre 2019, n° 6117/SG

([6]) La formule est du garde des Sceaux

([7]) Rendre justice aux citoyens, Rapport du comité des États généraux de la justice, avril 2022

([8]) Le numérique pour la Justice, Rapport remis au comité des États généraux de la justice, mars 2022

([9]) Cour des comptes, Améliorer le fonctionnement de la justice – Point d’étape du plan de transformation numérique du ministère de la justice, janvier 2022

([10]) Pour le CIGREF, la dette technique peut se définir comme « l’écart entre l’existant et la cible, c’est-à-dire l’état de l’art des composantes du système d’information visé par l’entreprise (codes, logiciels, infrastructures, matériel informatique, compétences, etc.) »

([11]) COM (2023) 309, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, à la Banque centrale européenne, au Comité économique et social européen et au Comité des régions – Tableau de bord de 2023 de la justice dans l’UE, juin 2023

([12]) Conseil de l’Europe, Systèmes judiciaires européens – Rapport d’évaluation de la CEPEJ, 2022

([13]) Nicole Belloubet, Discours de présentation des Chantiers de la Justice, 6 octobre 2017

([14]) Courrier du Président de la commission des finances au Premier président de la Cour des comptes du 17 décembre 2020

([15]) Point 1.2.5 du rapport annexé à la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice : « Une transformation numérique de la justice ».

([16]) Cour des comptes, La conduite des grands projets numériques de l’État, 2020

([17]) Comme l’enquête de la Cour des comptes sur le PTN I, cette enquête a été réalisée à la demande du Sénat. Dans les deux cas, le rapporteur spécial souligne la grande qualité des travaux rendus. Il estime ainsi que la commission des finances de l’Assemblée nationale devrait recourir plus régulièrement à la faculté qui lui est permise au titre de l’article 58-2 de la loi organique relative aux lois de finances de demander à la Cour des comptes de telles enquêtes. Il relève en effet que depuis 2022 la commission des finances du Sénat a en effet demandé près de deux fois plus d’enquêtes à la Cour des comptes en application de cet article que celle de l’Assemblée nationale.

([18]) IGF-CGE, Les ressources humaines de l’État dans le numérique, 2023

([19]) Ce projet a toutefois fait l’objet de livraisons continues qui auraient pu être considérées comme des projets indépendants les uns des autres.

([20]) Au cours de son audition par la commission des finances le 30 mai 2024 à l’occasion de la commission d’évaluation des politiques publiques consacrée à la mission budgétaire Justice, le garde des Sceaux s’est appuyé sur une enquête interne à la Chancellerie qui fait état, sur la période 2021-2023, pour des items liés au numérique, d’une satisfaction en hausse des agents du ministère de la Justice (voir le compte rendu de la CEPP en fin de rapport)

([21]) Stéphanie Caprin, « Justice malade : plongée dans l’enfer du numérique judiciaire, acte II », publié sur le site Actu-juridique.fr le 10 juillet 2023

([22]) Dans ses réponses au questionnaire qui lui a été adressé, le secrétariat général du ministère admet ainsi qu’« il peut être observé certaines difficultés de recrutement » et fait état de « la complexité de recrutement ».


[PS1]ce n'est pas le bon format pour les notes de bas de page